6. L’art d’attendre

Koshmar et sa tribu s’installèrent avec émerveillement et avec une joie profonde dans la grande cité des yeux de saphir.

Malgré son état de délabrement, Vengiboneeza était encore un lieu dont la splendeur défiait l’imagination. La ville était merveilleusement située, dans une cuvette bien protégée, bordée au nord et en partie à l’orient par le versant brun doré d’une montagne, au sud par la jungle touffue que la tribu venait de traverser et à l’occident par un lac aux eaux sombres, peut-être une mer, car il était impossible d’apercevoir le rivage opposé. Un chaud vent d’ouest soufflait régulièrement, apportant de l’humidité de la vaste étendue d’eau. Les pluies fréquentes entretenaient une végétation luxuriante. C’était l’hiver, la saison des jours les plus courts et, semblait-il, une saison extrêmement pluvieuse. Mais l’air était doux dans la journée et les rares nuits où il gelait, c’était uniquement dans les heures précédant l’aube. Dès que les jours commencèrent à rallonger, la croissance de la végétation s’accéléra et la température s’éleva. Comme elles étaient loin les premières semaines passées dans la froidure à la sortie du cocon, quand ils erraient interminablement à travers les vastes plaines désolées du cœur du continent ! A l’évidence, le Long Hiver était bel et bien terminé.

La ville était immense, tentaculaire, d’une étendue inconcevable, un véritable univers écrasé par une chape de silence. Du bord de la mer aux premiers arbres de la jungle et aux contreforts boisés de la montagne, la cité morte s’étendait dans toutes les directions, sans plan apparent, sans ordre visible. Certains quartiers étaient quadrillés par de larges boulevards offrant une vue magnifique sur la montagne ou sur la mer ; d’autres n’étaient qu’un lacis de ruelles sinueuses craintivement refermées sur d’obscurs secrets ; ailleurs encore s’élevaient de hauts murs bizarrement inclinés qui interdisaient l’accès à de vastes places. Il y avait un grand nombre de tours, réunies en général en groupes serrés de dix ou vingt, mais quelques-unes — et c’étaient les plus hautes — s’élevaient dans un superbe isolement, écrasant de leur masse les petits bâtiments environnants surmontés d’un dôme de tuiles vertes.

Une grande partie de la ville était en ruine, en particulier les quartiers situés en bordure de la mer. Mais le reste était encore en bon état.

Le Long Hiver avait laissé beaucoup moins de cicatrices que dans les plaines orientales beaucoup plus exposées. La mer avait dû envahir à maintes reprises la basse ville et des traces de ses ravages étaient encore visibles. Des taches grisâtres provoquées par la montée des eaux apparaissaient sur les murs, des dépôts sablonneux recouvraient des balcons jusqu’au troisième étage des maisons, et des débris d’os d’animaux marins s’amoncelaient sur certains toits. Il paraissait également évident que des masses de glace avaient dû lentement descendre sur le versant escarpé de la montagne et écraser toutes les constructions sur leur passage. Il semblait aussi que l’écorce terrestre se fût soulevée en plusieurs endroits de la ville, là où le pavage avait subi une poussée verticale et où des bâtiments menaçaient de tomber ou bien s’étaient effondrés, découvrant de grands pans de mur et des fragments de métal iridescent.

— Le plus étonnant, dit pensivement Torlyri, est qu’après sept cent mille ans la ville n’ait pas été totalement détruite.

— Elle a été entretenue, dit Koshmar. Ce n’est pas possible autrement.

Il semblait effectivement en avoir été ainsi. Il y avait en de nombreux endroits des signes de réparation et même de reconstruction sur une grande échelle, comme si les gardiens de la cité attendaient le retour des yeux de saphir et s’efforçaient de maintenir les lieux en bon état. Mais qui étaient ces gardiens de la cité ? Il n’y avait aucune trace de mécaniques ni de créatures artificielles ; la ville semblait totalement déserte, à l’exception des trois massives sentinelles qui montaient la garde devant le portail et ne quittaient jamais leur poste.

— Cherche dans les chroniques, ordonna Koshmar à Hresh. Et dis-moi comment cette ville a été préservée.

Il s’exécuta avec célérité et découvrit de nombreux détails sur la fondation et l’apogée de la grandeur de Vengiboneeza, mais absolument rien sur la manière dont la ville avait résisté au temps. Comme si les fantômes des yeux de saphir parcouraient les rues en profitant de leur invisibilité pour effectuer les travaux indispensables.

Dans les premiers temps de leur installation, personne ne s’aventura dans les quartiers les plus éloignés. Koshmar et les siens s’étaient juste assez enfoncés dans la ville pour se mettre à l’abri des animaux de la forêt, mais pas suffisamment pour se perdre dans le labyrinthe des ruines. Ils avaient tout le temps pour cela et il importait au début de s’armer de patience. Ils avaient bien vécu sept cent mille ans dans leur cocon creusé sous une montagne ! La patience n’était pourtant pas le fort de Koshmar, mais elle s’appliquait avec constance à cultiver cette qualité indispensable au chef, l’art d’attendre.

Elle choisit pour son peuple un quartier proche de l’entrée méridionale et encore en assez bon état, où une magnifique tour hexagonale de pierre pourpre, percée de nombreuses fenêtres, dominait d’innombrables petites constructions surmontées d’un dôme vert. Il lui restait à assigner aussi astucieusement que possible une résidence à chacun des membres de la tribu. Elle attribua une habitation à chacun des couples de géniteurs, tandis que les guerriers étaient regroupés dans une autre afin de pouvoir lutter entre eux et brûler ainsi une partie de cette inépuisable énergie qui risquait toujours d’être une source de problèmes. Les plus âgés furent autorisés à constituer des cellules de trois ou quatre personnes afin de s’entraider plus facilement, et tous les enfants furent réunis dans une grande maison jouxtant celle des travailleuses sans compagnon. Koshmar et Torlyri établirent leur résidence dans le bâtiment le plus proche de la grande tour hexagonale. Cette tour était destinée à devenir le temple de la tribu et, plus tard, à leur servir de point de repère pour trouver leur chemin au retour des expéditions puisqu’elle était visible de n’importe quel endroit de la ville.

Jamais Koshmar n’avait été aussi heureuse. Chaque jour apportait son lot de problèmes à résoudre, de décisions à prendre, de jugements à rendre.

Dans le cocon elle se sentait souvent anxieuse et indécise et son ardent désir de commander demeurait le plus souvent insatisfait. Depuis l’enfance, elle s’était destinée à prendre la direction de la tribu. Mais elle avait été un chef sans rien à diriger. La vie était trop facile dans le cocon. Elle jouait parfaitement son rôle de chef qui consistait essentiellement à présider les cérémonies, à régler les différends et les querelles, à dispenser des conseils aux faibles et à prodiguer des paroles d’apaisement aux forts et aux fortes têtes.

Mais le temps s’écoulait sans qu’elle eût un véritable but à atteindre et elle avait vu s’approcher la fin de sa vie avec une anxiété et une insatisfaction croissantes. Bien qu’ayant conservé à trente ans toute la vigueur de ses jeunes années, elle avait conscience de l’approche inéluctable de la limite d’âge. La loi ne souffrait aucune exception. Seul le chroniqueur était autorisé à dépasser l’âge fatidique de trente-cinq ans, mais cette exemption ne s’appliquait pas au chef. Koshmar avait souvent imaginé le jour où, quelle que fût sa vigueur, elle serait à son tour contrainte de franchir le sas pour aller attendre la mort dans le monde de l’extérieur.

Mais plus rien n’était comme avant. Il importait maintenant que tout un chacun vive aussi longtemps que possible et que ceux qui étaient en âge de procréer s’y emploient avec zèle.

Dans les premiers temps, certains membres de la tribu eurent énormément de peine à comprendre que les choses avaient changé. Quelques jours après leur arrivée à Vengiboneeza, Anijang, qui était leur aîné à tous, vint trouver Koshmar.

— C’est aujourd’hui mon jour de mort, annonça-t-il. Que dois-je faire, Koshmar ? Partir tout seul dans la jungle ?

— Il n’y a plus de jour de mort, Anijang ! dit Koshmar en riant.

— Plus de jour de mort ? Mais j’ai trente-cinq ans aujourd’hui. J’ai tenu le compte très soigneusement.

Il montra à Koshmar un vieux lambeau de cuir couvert d’encoches.

— C’est aujourd’hui, répéta-t-il.

— Ne te sens-tu pas encore vigoureux et en bonne santé ?

— Euh !… fit-il avec un haussement d’épaules.

Anijang était voûté et il commençait à grisonner, mais il paraissait encore assez bien portant.

— Il n’y a aucune raison que tu meures avant d’arriver au terme naturel de tes jours, dit Koshmar. Nous ne vivons plus dans le cocon. Ici il y a de la place pour tout le monde. Et puis nous avons besoin de toi. Il y a du travail pour tout le monde et il y en aura encore plus dans l’avenir. Comment pourrions-nous nous passer de toi, Anijang ?

Koshmar regarda l’aîné de la tribu qui avait pris un air profondément déconcerté et malheureux, et elle comprit qu’il s’était préparé depuis longtemps à affronter la mort et qu’il était incapable de comprendre et même d’accepter ce sursis. Pour cet homme simple et travailleur, à l’esprit un peu lent, trente-cinq années de vie étaient largement suffisantes. Il ne voyait aucune raison d’aller au-delà et la mort ne lui apparaissait que comme la perspective agréable d’un repos éternel.

— Alors, je ne pars pas ?

— Tu ne dois pas partir. Dawinno l’interdit.

— Dawinno ? Le Destructeur ?

— Dawinno est aussi le Régulateur, dit Koshmar. Il prend et il donne. Il t’a donné la vie, Anijang ; à toi de la conserver pendant encore de nombreuses années.

Elle l’attira vers elle et le saisit par les bras.

— Réjouis-toi, Anijang ! Réjouis-toi ! Tu auras une longue vie ! Va retrouver ta compagne et fête dignement ce jour !

Anijang se retira d’un pas traînant. Il semblait toujours ne pas comprendre, mais il s’inclinerait.

Koshmar savait qu’il ne serait pas le seul à réagir ainsi. Ce problème ne pouvait être résolu que par un décret. Elle s’entretint longuement avec Torlyri pour en définir les termes, mais la tâche était si ardue qu’elles recoururent au couplage pour acquérir la profondeur de pensée indispensable. Après quoi Koshmar réunit la tribu pour lui faire part de ces nouvelles dispositions.

Elle expliqua qu’il était faux de croire que les dieux eussent jamais exigé des hommes une mort prématurée et elle leur rappela les enseignements qu’ils avaient reçus. Les dieux avaient seulement demandé que le Peuple mène une vie réglée dans le cocon jusqu’à ce que vienne le Temps du Départ. Les dieux aimaient la vie et il était important que des vies nouvelles entrent dans le cocon. Mais comme on ne pouvait guère l’agrandir et que les réserves de nourriture étaient limitées, les dieux avaient ordonné de maintenir l’équilibre de la population. Ils accordaient trente-cinq années de vie, après quoi chacun devait quitter le cocon pour faire face à son destin, afin qu’une nouvelle vie puisse éclore. Pour chaque enfant, une disparition. Nul n’avait jamais remis en question la nécessité ni la sagesse de cet état de choses.

Mais les dieux, dans leur miséricorde, leur avaient ouvert le monde et les anciennes restrictions n’avaient plus cours. La planète était immense et la tribu si petite. La nourriture était facile à trouver. La volonté des dieux était maintenant de les voir croître et se multiplier. La mort surviendrait quand les dieux l’auraient décidé, mais pas avant. Ils étaient entrés dans la saison de la vie, de la joie et de l’accroissement.

— Et combien de temps allons-nous vivre ? demanda Minbain. Pour toujours ?

— Non, répondit Koshmar, pas pour toujours. Seulement jusqu’au terme naturel de notre vie.

— Bien sûr, dit Galihine, mais combien de temps cela fait-il ?

— Aussi longtemps que vivaient les chroniqueurs, répondit Koshmar. Car eux seuls ont vécu jusqu’au terme naturel de leur vie.

Mais tous les visages alignés devant elle exprimaient encore l’incertitude.

— Combien de temps ? insista Galihine.

— Dis-moi, Hresh, demanda Koshmar en se tournant vers le chroniqueur, comment s’appelait le prédécesseur de Thaggoran ?

— Thrask.

— Oui, Thrask. J’avais oublié son nom, car j’étais très jeune quand il est mort. Rares sont ceux d’entre vous qui étaient là du vivant de Thrask, mais je peux vous dire qu’il a vécu très vieux, qu’il était tout voûté et que sa fourrure était entièrement blanche. Voilà ce qu’est le terme naturel de la vie.

— Être vieux et voûté, dit Konya en frissonnant. Je ne suis pas sûr d’avoir envie de cela.

— Pour les guerriers, déclara le jeune Haniman avec impudence, le terme viendra beaucoup plus tôt, Konya.

La réunion s’acheva dans un éclat de rire général, mais Koshmar se rendit compte que la gêne était plus profonde qu’elle ne l’aurait imaginé. Pour certains, la mort était synonyme de liberté et non d’interruption brutale de la vie comme elle le pensait. Mais ils s’y feraient. Ils finiraient par comprendre le bien-fondé des nouvelles coutumes. Et même s’ils résistaient à ces changements, leurs enfants les assimileraient et les enfants de leurs enfants auraient beaucoup de mal à croire que des concepts tels que la limite d’âge et le jour de mort eussent autrefois régi la vie de la tribu.

Sachant qu’elle ne pouvait abolir la mort, Koshmar décida d’encourager la vie. Une nouvelle loi mit fin à la restriction des naissances. La procréation ne serait dorénavant plus limitée à quelques couples pour l’ensemble de la tribu et uniquement dans le but de remplacer ceux qui partaient. Tous ceux qui avaient atteint l’âge du couplage pourraient avoir autant d’enfants qu’ils le désiraient. Non seulement pourraient, mais devraient. La tribu était trop petite et il fallait y remédier.

De nouveaux couples commencèrent très bientôt à venir la voir pour lui demander d’être unis selon les rites. Konya et Galihine furent les premiers, bientôt imités par Staip et Boldirinthe. Puis, à son profond étonnement, Koshmar vit arriver Harruel en compagnie de Minbain. Samnibolon, le père de Hresh, avait été emporté par une mauvaise fièvre depuis déjà de longues années. Minbain avait-elle véritablement l’intention de concevoir une seconde fois ? Koshmar se demanda si une femme de la tribu avait déjà mis au monde deux enfants de deux pères différents. Ce n’était assurément pas la coutume, mais autres temps, autres mœurs… N’avait-elle pas décrété qu’il était du devoir de tous ceux qui le pouvaient d’apporter à la tribu de nombreux enfants ? Pourquoi pas Minbain, puisqu’elle était encore en âge de procréer ?

Et pourquoi pas toi, Koshmar ? murmura en elle une petite voix.

L’idée était si saugrenue qu’elle pouffa de rire. Parce que je suis le chef, répondit-elle. Et elle essaya de s’imaginer étendue sous un berceau de verdure, le ventre distendu, entourée de femmes qui la réconfortaient cependant qu’elle s’efforçait d’expulser un bébé de son corps. Mais elle n’arrivait même pas à se représenter dans les bras d’un homme, à imaginer les mains d’un homme courant sur ses seins, les mains d’un homme essayant d’écarter ses cuisses… Ou bien… comment faisaient-ils donc ? Oui, la femme plaquée au sol, sur le ventre, et l’homme pesant sur elle de tout son poids… Non, ce n’était pas pour elle ; elle avait déjà bien assez à faire avec les charges incombant au chef de la tribu.

Et pourquoi pas Torlyri ? susurra la petite voix malveillante.

Koshmar retint son souffle et porta la main à son ventre comme si elle venait de recevoir un coup de poing dans l’estomac. La bonne et douce Torlyri, sa Torlyri ? Mais Torlyri était la mère de toute la tribu ; elle n’avait nullement besoin de mettre au monde des enfants à elle. Et comment la femme-offrande trouverait-elle le temps de s’occuper de sa maternité ? Elle avait déjà tellement à faire.

Mais elle ne parvenait pas à chasser de son esprit l’image de Torlyri dans les bras d’un guerrier dont elle ne voyait pas le visage, des soupirs et des halètements de Torlyri, de l’organe sensoriel de Torlyri battant furieusement l’air, des cuisses de Torlyri s’ouvrant…

Non ! Non ! Pas Torlyri !

Pourquoi pas Torlyri ? répéta la petite voix intérieure.

Koshmar serra violemment les poings.

Nous vivons une époque nouvelle, songea-t-elle. Mais Torlyri est à moi !

— Pourquoi les machines des yeux de saphir ont-elles dit que nous étions des singes et non des humains ? demanda Taniane.

— Je n’en sais rien, répondit Hresh. C’était un mensonge stupide. Ils cherchaient seulement à nous rabaisser.

— Mais pourquoi auraient-ils voulu nous rabaisser ?

— Parce que nous sommes vivants, répondit Hresh. Et que ce ne sont que des machines construites par une race éteinte.

— Ils nous ont traités de singes, intervint Harruel. Je sais ce que sont les singes. J’ai tué deux de ceux qui t’avaient attaqué et j’en ai tué beaucoup d’autres avant d’entrer dans la ville. Et je regrette de ne pas tous les avoir tués, ces petites horreurs qui nous couvraient de leurs excréments. Alors, l’ancien, qui sont ces singes qui sont censés être nos parents ?

— Des animaux, répondit Hresh. Rien que des animaux.

— Sommes-nous donc des animaux, nous aussi ?

— Nous sommes des êtres humains, affirma Hresh.

Il avait dit cela comme une vérité qu’on ne pouvait mettre en doute, mais au fond de lui-même il pataugeait dans l’incertitude.

Être humain, se disait Hresh, était quelque chose de tout à fait glorieux. C’était pouvoir se considérer comme un maillon d’une très longue chaîne dont les débuts remontaient aux temps les plus reculés de la création. Être un singe, ou le cousin d’un singe, reviendrait donc à ne guère valoir mieux que ce stupide peuple jacassant, à l’odeur nauséabonde, qui se suspendait par son organe sensoriel — non, rectifïa-t-il, par la queue — aux branches des arbres de la jungle.

Sommes-nous des êtres humains ou ne sommes-nous que des singes ?

Dans les chroniques, principalement dans le Livre de la Voie, il était écrit qu’à la fin de l’hiver les humains sortiraient de leurs refuges et se dirigeraient vers Vengiboneeza pour chercher dans les ruines de la grande cité les objets dont ils auraient besoin pour devenir les maîtres de la planète. C’est du moins ainsi que Hresh avait interprété le texte et lorsque le Livre de la Voie parlait des « humains », il avait compris qu’il s’agissait du Peuple.

Mais en allait-il vraiment ainsi ? Les chroniques n’étaient pas rédigées avec les mots simples de la langue de tous les jours ; elles étaient composées de concepts condensés auxquels le lecteur avait accès par le pouvoir de l’esprit, ce qui laissait le champ libre à différentes interprétations. Quand il étudiait le Livre de la Voie, ce qui passait du papier vélin à ses doigts et de ses doigts à son cerveau était un concept qui semblait signifier le Peuple, à savoir ceux-pour-qui-ce-livre-a-été-écrit. Mais cela pouvait tout aussi bien signifier des-humains-distincts-du-Peuple. En examinant plus attentivement le texte, Hresh se rendit compte que la seule lecture inattaquable était celle qui disait que ceux-qui-se-considèrent-comme-des-humains entreraient dans Vengiboneeza à la fin de l’hiver pour mettre la main sur les trésors de la cité.

On pouvait donc se considérer comme un humain sans l’être véritablement.

Les machines des yeux de saphir prétendent que nous sommes des singes, se dit Hresh, ou tout au moins que nous descendons des singes. Koshmar affirme avec virulence que nous sommes des humains. Qui a raison ? Est-ce de nous que parle le Livre de la Voie ou de quelque mystérieuse autre race ?

Le Livre de la Voie semblait pourtant exister tout entier à l’intention du Peuple. C’était leur livre, écrit par eux et pour eux. Quand il parlait des humains, à qui d’autre pouvait-il faire allusion ? Mais le jeune chroniqueur se demandait si le Livre de la Voie parlait réellement des humains ou si c’était seulement l’interprétation donnée au texte par le Peuple qui, au fil des siècles, en était venu à se considérer comme les humains…

Plus il réfléchissait, plus la confusion gagnait son esprit.

Est-il vraiment important de savoir si nous sommes des humains ou autre chose ? se demandait encore Hresh. Nous sommes ce que nous sommes et il n’y a là rien dont nous puissions avoir honte.

Mieux que quiconque, il savait ce qu’étaient les singes de la jungle. Il les avait regardés au fond des yeux et y avait découvert l’animalité. Il avait senti une queue puissante s’enrouler autour de sa gorge et avait failli périr étouffé. Il avait entendu leurs infâmes jacassements. Il les détestait de toute son âme et de toute son âme il priait pour que les yeux de saphir artificiels aient menti, pour qu’il n’y eût pas le plus lointain lien de parenté entre sa race et le peuple de la jungle.

Il se répétait avec véhémence que lui et les siens étaient des êtres humains, mais il eût aimé en être aussi sûr que pouvait l’être Koshmar. Tant qu’il n’en aurait pas la preuve formelle, il vivrait dans le doute et dans l’angoisse.

Le Peuple partageait Vengiboneeza avec d’autres créatures, plus petites, mais dont certaines étaient pour le moins gênantes. Les singes de la jungle faisaient des incursions dans la cité et, du haut des saillies et des corniches où ils se hissaient, bombardaient ceux qui se trouvaient au-dessous de pierres, de crottes et de baies écarlates hérissées de piquants qui brûlaient comme un fer rouge. Des serpents verts au capuchon dilaté paressaient entre les pierres et, de loin en loin, se dressaient en sifflant, prêts à attaquer. Bonlai, une jeune fille, ainsi que Bruikkos, un jeune guerrier, subirent leur morsure et furent très malades pendant plusieurs jours malgré les remèdes et les incantations de Torlyri.

Salaman, rôdant un jour entre deux constructions d’albâtre triangulaires au toit incliné qui s’élevaient à une centaine de pas de la tour, tomba sur un bloc de pierre auquel était attaché un anneau métallique sur lequel il tira imprudemment. Le bloc de pierre se souleva aisément et une horde de créatures luisantes, au corps bleu et doré, pas plus grosses que le pouce, surgit aussitôt des entrailles de la terre. Elles avaient de grands yeux de rubis étincelants et des mâchoires tranchantes comme des rasoirs. Salaman subit une douzaine de morsures d’où le sang commença à couler. Il se mit à hurler de douleur et Sachkor et Moarn accoururent à son secours. A eux trois, ils réussirent à le débarrasser des sales bestioles qui couvraient sa fourrure, mais elles se répandaient partout. Par bonheur, leur corps était assez mou pour qu’un coup de balai de paille bien appliqué suffise à l’écraser, mais il fallut une heure à une demi-douzaine de membres de la tribu pour en venir à bout. La nuit venue, d’invisibles balayeurs dégagèrent la place des centaines de petits cadavres et à l’aube il ne restait plus rien.

Chaque jour apportait quelque nouveau désagrément. De petits insectes piqueurs de différentes espèces les attaquaient sans relâche, des lézards venimeux émettaient des sifflements menaçants à leur approche et de grands oiseaux aux ailes fuselées et diaphanes et au bec bleu effilé, juchés sur les plus hautes branches des arbres, les aspergeaient d’une sorte de bave luisante provoquant des brûlures douloureuses.

Mais, au bout du compte, la vie à Vengiboneeza était plutôt agréable. Certains affirmaient qu’elle l’était presque autant que dans le cocon et d’autres allaient jusqu’à prétendre que, malgré tous ces petits désagréments et l’étrangeté de l’existence en plein air, elle était préférable aux jours paisibles qu’ils coulaient dans leur refuge douillet creusé au cœur de la montagne.

Un jour, dans le courant de leur cinquième semaine à Vengiboneeza, Koshmar fit venir Hresh auprès d’elle.

— A partir de demain, dit-elle, tu commenceras à explorer la ville avec Konya.

— Avec Konya ? Pourquoi Konya ?

— Il n’est pas question que tu y ailles seul ! Nous ne pouvons pas risquer de te perdre.

C’était exaspérant ! Hresh s’était imaginé que, lorsque Koshmar l’enverrait en expédition dans la ville, il aurait les coudées franches et qu’il pourrait fourrer son nez où il le voulait sans avoir à s’embarrasser d’un guerrier lourdaud et impatient, chargé de sa protection. Il essaya de discuter, mais ce fut en pure perte. Koshmar objecta que les yeux de saphir avaient peut-être truffé la cité de pièges mortels et que les faubourgs pouvaient être occupés par les singes braillards ou bien par des insectes ou des reptiles venimeux. La personne du chroniqueur était trop précieuse pour la tribu et elle refusait de courir le moindre risque. Un des guerriers l’accompagnerait. Elle le mit en demeure de choisir entre cette proposition et rester avec le gros de la tribu pendant que les hommes mûrs partaient explorer la cité sans lui.

Hresh avait maintenant assez de bon sens pour savoir quand il était inutile de s’opposer aux décisions de Koshmar et il préféra ne pas insister.

Le lendemain matin, il faisait très doux, et dans le ciel lumineux flottaient seulement quelques traînées de brume qui ne tarderaient pas à se dissiper.

— Dans quelle direction veux-tu aller ? demanda Konya à Hresh qui se tenait à ses côtés sur l’esplanade de la tour.

Mais Hresh n’en avait aucune idée. De son air le plus sérieux, il regarda à gauche et à droite, comme s’il réfléchissait intensément. Puis il tendit l’index droit devant lui, en montrant un large et imposant boulevard qui semblait mener à l’un des plus beaux quartiers de la cité.

— Par là, dit-il.

Au début, Konya marcha devant lui, tapant du pied sur la chaussée pour s’assurer qu’elle ne risquait pas de s’effondrer, fouillant les portes et les ruelles du regard en quête d’ennemis invisibles, appuyant la hampe de sa lance sur les murs des bâtiments qu’ils longeaient afín de vérifier leur solidité. Mais au bout d’un certain temps, quand il fut manifeste qu’aucun animal féroce ne les guettait pour bondir sur eux et que chaussée et murs ne risquaient pas de les ensevelir, Hresh passa devant lui et s’abandonna à sa curiosité sans que Konya élève la moindre objection.

Hresh avait l’impression de vivre un véritable conte de fées. Il était en proie à une agitation fébrile et il y avait partout tant de choses à regarder qu’il avait des élancements dans la tête. Il aurait voulu tout embrasser d’un seul coup d’oeil vorace.

De tous côtés Hresh découvrait des bâtiments d’une beauté à couper le souffle. La Grande Planète semblait presque encore grouiller de vie. Il s’attendait à chaque instant à voir apparaître des yeux de saphir, des végétaux ou des seigneurs des mers, sortant de telle élégante construction dont les arches fragiles s’élevaient en filigrane comme autant de notes de musique en suspens ou de tel bâtiment composé de tours jaunes flanquées d’ailes en saillie.

— Celui-ci ! cria-t-il à Konya. Non, l’autre là-bas ! Oh ! celui-ci a l’air encore mieux ! Qu’en penses-tu, Konya ?

— Choisis celui que tu veux, répondit le guerrier avec flegme. Pour moi, ils se valent tous.

— Nous allons découvrir toutes sortes de merveilles, poursuivit Hresh avec un sourire épanoui. C’est ce que disent les chroniques. Toutes les machines miraculeuses de la Grande Planète ont été préservées. Nous allons les trouver à l’endroit où les yeux de saphir les ont laissées quand les premières étoiles de mort sont tombées.

Mais il ne fallut pas longtemps à Hresh pour se rendre compte que ce ne serait pas aussi facile.

La majorité de ces bâtiments qui, vus de l’extérieur, semblaient en parfait état n’étaient que ruines à l’intérieur. Il ne subsistait de certains qu’une carcasse vide renfermant en tout et pour tout la poussière d’un passé lointain. D’autres s’étaient effondrés de l’intérieur et tous les étages s’étaient empilés les uns sur les autres, de sorte qu’il eût fallu une armée de terrassiers pour dégager le phénoménal amas de décombres. Les façades et les murs d’autres bâtiments, intacts en apparence, se désagrégeaient au moindre contact et tombaient en poussière dès que Hresh y posait la main.

— Je pense qu’il est temps de rentrer maintenant, dit Konya quand les ombres pourpres du soir commencèrent à s’allonger.

— Mais nous n’avons rien trouvé !

— Nous avons tout le temps, répliqua Konya.

Il était profondément embarrassant de revenir de l’expédition les mains vides et Hresh osa à peine regarder Koshmar dans les yeux pendant qu’il faisait son rapport.

— Alors, rien ? dit-elle.

— Rien, marmonna-t-il, l’air penaud.

— Nous avons tout le temps, dit Koshmar.

Hresh partait tous les jours, sauf quand il pleuvait. C’était en général Konya qui l’accompagnait, parfois Staip, mais jamais Harruel. Harruel était trop grand, trop fort, trop autoritaire et Hresh avait dit à Koshmar sans mâcher ses mots qu’il ne pourrait jamais rien accomplir d’utile s’il avait Harruel sur le dos. Le chroniqueur se fût également volontiers passé de la présence des autres guerriers, mais Koshmar était demeurée intransigeante et Hresh avait dû reconnaître à contrecœur qu’elle avait raison de ne pas le laisser partir seul dans l’immense cité. Aucun autre membre de la tribu ne savait lire ni n’était capable d’interpréter les chroniques et, s’il lui arrivait malheur, le Peuple se retrouverait coupé de son passé et impuissant à comprendre ce que lui réservait l’avenir.

Mais au bout d’un certain temps, quand les craintes de Koshmar se furent apaisées, Hresh commença de partir en expédition dans la seule compagnie d’Orbin. Bien qu’il ne fût pas plus âgé que Hresh, Orbin lui avait toujours été supérieur par la taille et le poids, et sa croissance était si rapide qu’on pouvait imaginer qu’en quelques années il deviendrait aussi grand et aussi fort qu’Harruel. Encore un peu plus tard, Hresh prit Haniman comme compagnon et garde du corps. A la surprise générale, Haniman était lui aussi en train de se transformer en un grand et robuste jeune homme. Il ne ressemblait plus du tout à celui que Hresh avait connu dans le cocon, au gros garçon pataud d’une lourdeur irritante. La traversée du continent semblait avoir fait d’Haniman un individu totalement différent. Mais peut-être Hresh n’avait-il voulu depuis le début voir en Haniman que ce qui lui convenait.

Qu’il soit accompagné par Konya ou par Staip, par Orbin ou par Haniman, qu’il choisisse n’importe quelle direction, cela ne changeait absolument rien : à sa grande honte, Hresh revenait bredouille. Il ne mettait jamais la main sur un quelconque objet de valeur. Il devait se contenter de loin en loin d’un fragment de métal tordu ou d’un morceau de verre terni.

— Tu as l’air triste, lui dit un jour Taniane. Ce doit être très décevant, non ?

— Il y a partout des trésors à découvrir. Je ne vais certainement pas tarder à rapporter quelque chose.

— Je te fais confiance.

Taniane semblait très intéressée par ses explorations et il se demandait bien pourquoi. Peut-être l’avait-il un peu sous-estimée, elle aussi. Taniane était maintenant plus grande que lui et elle continuait de grandir. Mais son esprit aussi se développait ; il gagnait en ampleur et en profondeur. Il y avait maintenant dans ses yeux une expression insolite, une lueur pénétrante qui semblait révéler la complexité cachée de sa personnalité. Comme si sa jeunesse n’était qu’un masque destiné à cacher de troubles mystères. Et un beau jour, elle demanda à Hresh de lui apprendre à lire. Il commença à lui donner quelques leçons et il éprouvait un grand plaisir à se réfugier avec elle dans un endroit tranquille et à lui dévoiler les mystères de son art sacré. Mais peu après, Haniman manifesta à son tour le désir d’apprendre à lire et tout fut gâché. Hresh n’ayant pas osé refuser, cela marqua la fin de ses moments d’intimité avec Taniane, car le temps lui manquait pour donner des leçons particulières. Hresh finit par se demander si ce n’était pas précisément pour cette raison qu’Haniman avait manifesté le désir d’apprendre à lire.

Et la ronde des saisons se poursuivait. A l’hiver doux et pluvieux succéda une longue période plus sèche et plus chaude, puis l’arrivée des vents d’est qui rafraîchissaient les journées annonça le retour de l’hiver. Hresh continuait de fouiller la cité en ruine avec la même obstination. Il passait au peigne fin toutes les carcasses vides et poussiéreuses des bâtiments délabrés, mais sans jamais rien trouver. L’impatience bouillonnait en lui, mais il commençait à se demander s’il pourrait jamais mettre la main sur quelque chose d’utile.

La prophétie du Livre de la Voie n’était-elle donc qu’un mensonge, une tromperie ? Et, s’il devait ne jamais rien découvrir dans les ruines — ce qui commençait à devenir vraisemblable —, faudrait-il en conclure que les trésors de la grande cité étaient réservés aux véritables humains, quels qu’ils soient et où qu’ils se trouvent, et que le Peuple n’était rien d’autre qu’une race évoluée de singes n’ayant absolument rien à faire à Vengiboneeza ?

Hresh luttait de toutes ses forces pour chasser ces idées noires, mais il ne pouvait les empêcher de resurgir et de le tourmenter.

Il intensifia ses recherches, s’éloignant de plus en plus de l’endroit où la tribu s’était installée. Il lui arrivait assez fréquemment de s’aventurer trop loin pour revenir avant la tombée du jour et il obtint de Koshmar la permission de passer la nuit sur le lieu de ses explorations. Lorsqu’il entreprenait une expédition lointaine, il se faisait accompagner de deux gardes du corps, en général Orbin et Haniman, qui se relayaient pour monter la garde pendant la nuit. Mais jamais ils ne furent exposés au moindre danger. Ils apercevaient de temps en temps quelque animal de la jungle et, à deux ou trois reprises, ils furent surpris dans un bâtiment par les jacassements d’une bande de singes qui se balançaient aux fenêtres des étages supérieurs en se tenant par la main et sautaient d’une tour à l’autre en exécutant un bond prodigieux.

Hresh était toujours aussi impressionné par la taille gigantesque de la ville tentaculaire, mais, après une année passée à la parcourir dans tous les sens, il la connaissait beaucoup mieux que tous les autres. Il était le seul pour qui Vengiboneeza fût autre chose qu’un labyrinthe géant et totalement impénétrable. Il avait partagé la cité en cinq grandes zones auxquelles il avait donné le nom des Cinq Déités, elles-mêmes subdivisées en dix secteurs portant le nom de dix membres de la tribu. Puis il avait dessiné un plan très simple, un croquis grossier tracé sur un vieux morceau de parchemin dont il ne se séparait jamais.

Taniane vit le plan un jour où il l’avait sorti par mégarde.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle. Tu apprends à dessiner maintenant ?

— Rien d’important, répondit précipitamment Hresh.

— Je peux regarder ?

— Je préférerais que tu ne regardes pas.

— Je te promets que je ne me moquerai pas de toi…

— C’est… c’est un objet sacré, dit-il d’un ton gêné. Seul le chroniqueur a le droit de le regarder.

Il se demanda pourquoi il lui avait dit cela. Le plan n’avait rien de sacré. Non seulement il n’avait aucune raison de refuser de le montrer à Taniane, mais il savait qu’il aurait dû en faire des copies afin que les autres puissent commencer à s’orienter dans l’immensité de la ville. Mais il éprouvait une étrange réticence. Le plan qu’il détenait lui conférait un certain pouvoir sur la cité et, pourquoi le nier, un certain pouvoir sur le reste de la tribu. Hresh avait conscience que le plaisir que lui procurait la possession exclusive de ces connaissances n’avait rien de particulièrement louable, mais ce n’en était pas moins un plaisir véritable auquel il attachait beaucoup de prix.

Un jour du début de l’hiver où il était accablé par un sentiment de frustration né de l’inutilité de ses recherches, Hresh se rendit à l’entrée méridionale de la cité, là où les trois sentinelles géantes laissées par les yeux de saphir montaient la garde. Elles étaient encore à leur poste, au même endroit, près des grands piliers de pierre verte, immobiles, silencieuses, majestueuses.

Hresh s’approcha des trois machines. Il s’arrêta à quelques mètres d’elles et les regarda sans crainte.

— Si vous étiez autre chose que des machines, commença-t-il, vous sauriez que vous avez perdu votre temps à monter la garde ici pendant tous ces milliers d’années.

La sentinelle de gauche tourna vers lui ses grands yeux bleus où Hresh crut percevoir une lueur ironique.

— Le crois-tu vraiment, petit singe ?

— Ne m’appelez pas comme cela ! Je suis un humain Un humain !

Il se tourna vers le gardien du milieu, celui qui avait finalement accordé à Koshmar et à son peuple l’autorisation de pénétrer dans la cité.

— Vous l’avez reconnu vous-même ! s’écria Hresh. Vous nous avez dit : « Vous êtes les humains d’aujourd’hui. »

— C’est vrai, répondit le gardien. Vous êtes les humains d’aujourd’hui.

— Vous avez entendu ? demanda Hresh à celui de gauche.

— J’ai entendu. Et j’en conviens : vous êtes les humains d’aujourd’hui. Quoi que cela puisse représenter pour vous. Mais pourquoi dis-tu que nous avons perdu notre temps, petit singe ?

— Parce que vous gardez une cité vide, répondit Hresh d’un ton froid en dissimulant son agacement. Nos livres sacrés nous enseignent que nous devons y trouver des objets utiles. Mais il n’y a que des bâtiments en ruine, de la poussière et des décombres !

— Vos livres disent la vérité, déclara le gardien du centre.

— J’ai fouillé partout et il n’y a rien. Les bâtiments sont vides. Il suffit d’éternuer pour que tout s’effondre !

— Il faut fouiller plus profondément, déclara le gardien de gauche.

— Et te servir de ce qui peut t’aider à trouver ce que tu cherches, ajouta celui de droite, prenant la parole pour la première fois.

— Je ne comprends pas. Expliquez-moi ce que vous voulez dire.

Pour toute réponse, Hresh entendit leur rire chuintant.

— Petit singe ! lança le gardien de gauche d’un ton presque affectueux. Pauvre petit singe impatient !

— Expliquez-moi !

Mais il n’obtint rien de plus que ce rire chuintant et leur sourire de crocodile, condescendant et indulgent.

Un ou deux mois après cette visite aux gardiens de la cité, Hresh se trouvait avec Haniman dans le secteur qu’il avait baptisé Emakkis Boldirinthe, quand il fit enfin sa première découverte d’un objet fabriqué en état de marche, remontant à l’époque de la Grande Planète.

Emakkis Boldirinthe était un quartier septentrional d’une élégance et d’une beauté extraordinaires, situé à mi-chemin entre la mer et les premiers contreforts de la montagne, où trois douzaines de tours élancées de marbre bleu foncé étaient disposées en cercle autour d’une vaste esplanade revêtue de dalles d’un noir luisant. Les fenêtres triangulaires des tours étaient intactes et le soleil de la fin de l’après-midi se réfléchissait sur les vitres avec des reflets d’un rose éblouissant. Des portes métalliques artistement sculptées, hautes de deux fois la taille d’un homme et reposant encore sur leurs gonds massifs, semblaient prêtes à s’ouvrir au premier contact. Tous les bâtiments étaient si bien conservés qu’ils semblaient avoir été abandonnés la veille. En les contemplant avec émerveillement, Hresh sentit peser sur lui tout le poids des éternités du passé et il eut le sentiment que le temps tout entier était condensé dans l’instant présent. Il éprouva une vive démangeaison dans la nuque, comme si une multitude d’yeux étaient braqués sur lui.

— Qu’en penses-tu ? demanda Haniman. Veux-tu que nous essayions d’entrer ?

— Ils avaient passé la journée à chercher. Un vent chargé d’humidité venait de se lever et Hresh se sentait las et démoralisé.

— J’y suis déjà allé, dit-il.

Mais ce n’était pas vrai. Il avait déjà contemplé ces tours de loin à plusieurs reprises et s’en était déjà approché une fois d’aussi près, mais, paradoxalement, c’était leur parfait état de conservation qui l’avait dissuadé d’en explorer l’intérieur. Il avait eu le sentiment que c’eût été inutile, que les tours étaient aussi vides que tous les autres bâtiments et que sa déception eût été d’autant plus vive qu’elles semblaient en si bon état.

— C’est vrai ? Toutes ? Absolument toutes ?

— Tu ne me crois pas ? demanda Hresh d’un ton acerbe.

— Si, mais il y en a tellement… Peut-être y a-t-il quelque chose à découvrir dans une d’entre elles, une seule…

— D’accord, dit Hresh. Allons-y.

Il n’avait pas le courage de mentir plus longtemps. C’était sans doute à cause de la fatigue qu’il n’avait pas envie de pénétrer dans ces tours, lui qui avait exploré tant de bâtiments à l’apparence moins prometteuse. Comment Hresh-le-questionneur et Hresh-qui-a-les-réponses pouvait-il se laisser exhorter à poursuivre ses explorations par quelqu’un comme Haniman ?

— Nous allons jeter un coup d’œil, dit-il. Et cela suffira pour aujourd’hui.

— Je passe devant, dit Haniman en haussant les épaules.

Sans attendre la permission de Hresh, il se dirigea d’un pas décidé vers la tour la plus proche et s’arrêta quelques instants devant la porte monumentale. Puis il écarta les bras autant qu’il le pouvait, comme s’il avait voulu étreindre le bâtiment tout entier, s’arc-bouta et poussa de toutes ses forces. La porte se releva si rapidement qu’Haniman perdit l’équilibre en poussant un cri de surprise et disparut dans l’obscurité.

Hresh se précipita à son secours. Un rai de lumière lui permit de découvrir aussitôt Haniman, étalé de tout son long dans l’entrée.

— Pas trop de mal ? demanda Hresh.

Il regarda Haniman se remettre lentement debout, puis épousseter sa fourrure et lever la tête. Hresh suivit son regard et étouffa un cri. L’intérieur du bâtiment était vide et, dans cet immense espace, il n’y avait en tout et pour tout qu’une gigantesque armature métallique en spirale, composée de tubes et de poutrelles, qui commençait à un mètre du sol et s’élevait d’un mur à l’autre en formant des lignes brisées. Hresh essaya de reconstituer la structure de la charpente métallique, mais elle était si complexe qu’il dut renoncer à la hauteur du deuxième ou troisième niveau. Ses yeux s’accoutumant à la pénombre, il constata que l’entrecroisement de pièces métalliques se poursuivait beaucoup plus haut, peut-être jusqu’au sommet de la tour. Il avait l’impression de contempler une gigantesque toile d’araignée et il se demanda si quelque monstrueux animal les observait, tapi tout en haut de la tour. Mais ce réseau arachnéen de fils argentés et brillants n’était qu’une armature de métal, frais et lisse au toucher.

— Allons-nous grimper ? demanda Haniman.

— Essayons d’abord de comprendre à quoi tout cela peut servir, répondit Hresh en secouant la tête.

Il leva la main et frappa sur la poutrelle la plus proche. Elle se mit à vibrer avec des sonorités graves et d’une profonde beauté qui se communiquèrent lentement, solennellement à la poutrelle suivante et se répercutèrent à chacun des niveaux successifs. Des sons merveilleusement harmonieux envahirent tout l’espace, gagnant en intensité à mesure qu’ils atteignaient les niveaux les plus élevés du fantastique réseau métallique, jusqu’à en devenir assourdissants.

Hresh écoutait avec ravissement, mais aussi avec la crainte diffuse que toute l’armature métallique s’effondre quand les vibrations musicales arriveraient à leur point culminant, tout en haut de la tour.

Mais lorsque ce seuil d’une intensité à couper le souffle fut atteint, les vibrations commencèrent rapidement à décroître et cessèrent en quelques instants, laissant Hresh et Haniman dans un silence stupéfiant.

— Allume ta torche, dit Hresh. Je veux voir ce qu’il y a au fond.

Ils avancèrent précautionneusement en prenant soin de longer les murs. Mais l’énorme construction ne semblait rien contenir d’autre que l’armature métallique géante. Au niveau du sol de terre battue ocre, sèche et dure, il n’y avait rigoureusement rien à voir. Il revinrent vers l’entrée et Hresh fit signe à Haniman de le suivre dehors. Ils coupèrent la vaste esplanade et pénétrèrent dans la tour voisine. L’intérieur était identique à celui de la première : un assemblage complexe de tubes et de poutrelles dans une carcasse vide. Il en allait de même des trois suivantes. Ce n’est qu’en pénétrant dans le dixième bâtiment qu’ils découvrirent quelque chose de différent.

Une dalle rectangulaire de pierre noire et luisante, semblable à celles qui avaient été utilisées pour le pavage de l’esplanade, occupait à ras de terre le centre du sol nu. Il s’agissait peut-être d’une sorte d’autel, ou bien de l’accès à une salle souterraine.

Il faut fouiller plus profondément, lui avait dit l’un des yeux de saphir artificiels.

Le front plissé, Hresh secoua la tête. Le gardien n’avait certainement pas voulu lui indiquer d’une manière si bêtement littérale qu’il convenait de chercher au-dessous du niveau du sol !

Il s’agenouilla et frotta la main sur le rectangle de pierre noire. Elle était froide et très lisse, un peu comme du verre, mais ne portait aucune inscription apparente, pas même la trace en partie effacée d’une inscription ancienne. Hresh s’avança jusqu’au milieu de la dalle noire et leva les yeux vers l’extravagante armature métallique qui la surplombait. Les poutrelles les plus basses étaient juste hors de sa portée.

— Viens ici et accroupis-toi, dit-il à Haniman. Je veux essayer quelque chose.

Haniman se mit docilement à genoux. Hresh monta sur ses épaules et lui demanda de se relever. Quand il fut debout, Hresh tapa avec deux doigts sur la poutrelle la plus proche qui résonna dans tout l’espace vide de la tour.

Simultanément, un grondement s’éleva du rectangle de pierre noire, accompagné d’une sorte de soupir mécanique. Puis la dalle commença de s’abaisser lentement.

— Hresh !

— Du calme ! Laisse-moi descendre !

Hresh sauta des épaules de son compagnon et resta debout à côté de lui, s’efforçant nerveusement de conserver son équilibre tandis que le bloc de pierre poursuivait lentement sa descente et s’enfonçait dans le ventre obscur de la terre où il semblait flotter.

Il s’arrêta enfin et une lumière ambrée se répandit brusquement. Hresh regarda autour de lui. Ils étaient au fond d’une gigantesque cave voûtée qui semblait s’étendre à l’infini dans les profondeurs du sol et dont le plafond était noyé dans les ténèbres. La vaste salle souterraine sentait le renfermé et, bien qu’il n’y fît pas froid, l’air rappelait à Hresh celui qu’ils avaient respiré pendant les premiers jours ayant suivi leur sortie du cocon.

A sa droite et à sa gauche, s’élevant aussi haut que l’éclairage lui permettait de voir, il découvrit sur les murs de la salle souterraine une quantité d’énormes sculptures enveloppées dans la pénombre et disposées en rangées superposées. Au début, Hresh eut de la peine à distinguer les formes des sculptures, puis, petit à petit, il vit qu’elles représentaient pour la plupart des yeux de saphir, sculptés en haut-relief dans une pierre verte. Les personnages grotesques étaient de véritables caricatures, avec de lourdes mâchoires saillantes et un ventre exagérément gonflé qui leur donnaient un aspect à la fois comique et effrayant. Certains étaient effroyablement gros, d’autres avaient des membres ridiculement allongés ou des yeux immensément dilatés. Un grand nombre avaient cinq ou six répliques en miniature d’eux-mêmes qui sortaient de leur ventre ou s’accrochaient à leurs épaules. Leurs dents effilées comme des poignards étaient dénudées et un rire silencieux semblait sortir de leur bouche béante.

Mais les innombrables statues ne représentaient pas toutes des yeux de saphir. Dans cette inimaginable profusion de sculptures, dans ce prodigieux entassement d’êtres de toutes sortes et de toutes origines, il y avait toute une planète et même tout un univers.

Au milieu de toutes les statues des yeux de saphir, Hresh reconnaissait de-ci de-là un hjjk ou bien un de ces mécaniques à la tête en forme de dôme, dont la tribu avait vu au pied des montagnes écarlates toute une armée mangée par la rouille. Mais il y avait également d’autres créatures ressemblant à des arbustes, dont le visage était constitué de pétales et les membres de branches feuillues.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Haniman.

— Je pense que ce sont des végétaux, répondit Hresh. Une ancienne race de la Grande Planète qui a péri durant le Long Hiver.

— Et ceux-là ? poursuivit Haniman en montrant un groupe d’êtres pâles et allongés qui rappelaient énormément à Hresh le Faiseur de Rêves, cette étrange créature dépourvue de poils qui, à ce que l’on racontait, avait passé des centaines de milliers d’années à dormir dans le cocon. Ceux qu’il avait devant les yeux se tenaient debout sur deux longues et minces jambes et ils ressemblaient un peu au Peuple, avec cette différence qu’ils étaient dépourvus de fourrure et d’organe sensoriel. Bien qu’ils fussent taillés dans la pierre, il se dégageait de leurs corps une impression de fragilité et de mollesse.

— Je ne sais pas, dit Hresh après les avoir longuement contemplés.

— Tu ne trouves pas qu’ils ressemblent au Faiseur de Rêves ?

— C’est aussi ce que j’ai pensé.

— Toute une race de Faiseurs de Rêves ?

— Pourquoi pas ? dit Hresh après quelques instants de réflexion. Toutes sortes d’êtres vivaient peut-être sur la Terre avant le Long Hiver.

— Les Faiseurs de Rêves étaient donc l’un des Six Peuples de la Grande Planète dont parlent les chroniques ? demanda Haniman en commençant à compter sur ses doigts. Il y avait les yeux de saphir, les seigneurs des mers, les hjjk, les végétaux, les humains… j’en suis à cinq…

— Tu as oublié les mécaniques, dit Hresh.

— C’est vrai. Eh bien, nous en avons six. Alors, qui étaient les Faiseurs de Rêves ?

— Ils venaient peut-être d’une autre planète. A cette époque, il y avait toutes sortes de gens venus d’autres planètes.

— Et qu’est-ce qu’un être venu d’une autre planète aurait fait pendant si longtemps dans notre cocon ?

— Je n’en sais rien non plus.

— Il semble y avoir des tas de choses que tu ne sais pas.

— Tu poses trop de questions ! lança Hresh avec agacement.

— Tu ne t’appelles donc pas Hresh-qui-a-les-réponses ?

— Nous reparlerons de tout cela un autre jour, si tu veux bien !

Hresh lui tourna le dos et entreprit de descendre prudemment de la dalle de pierre. Puis il fit quelques pas hésitants sur le sol de la grande salle souterraine. A mesure qu’il avançait, la lumière ambrée le précédait et éclairait devant lui. Elle semblait provenir de sources invisibles, échelonnées tous les quinze ou vingt pas, et qui se déclenchaient automatiquement à son passage.

A l’exception de l’invraisemblable entassement de statues sur les murs, la vaste salle souterraine semblait totalement vide. Mais Hresh, qui continuait d’avancer, commença à distinguer dans la pénombre la forme massive d’un objet aussi haut que large. En se rapprochant, il vit qu’il s’agissait d’un objet fabriqué complexe, sans doute une machine, munie de boutons et de leviers façonnés dans une substance fauve et brillante qui ressemblait à de l’os.

— Qu’est-ce que cela peut bien être ? demanda Haniman.

— On devrait t’appeler Haniman-le-questionneur ! répondit Hresh en riant.

— Tu crois que c’est dangereux ?

— Peut-être. Je ne sais pas. Je n’ai jamais vu ce genre d’objet mentionné dans tout ce que j’ai lu.

Hresh leva les deux mains et les avança vers la rangée de boutons la plus proche, mais sans oser les toucher. Il eut la brusque intuition que cette machine était le poste de commande principal auquel étaient reliées toutes les armatures métalliques occupant les trois douzaines de tours. Les tubulures et les poutrelles devaient servir à recueillir et à canaliser l’énergie nécessaire à son fonctionnement.

Et si je touchais les boutons ? se demanda Hresh. Toute cette énergie s’engouffrerait-elle dans mon corps pour me consumer ?

— Recule, ordonna-t-il à Haniman.

— Qu’as-tu l’intention de faire ?

— Juste une expérience. Mais elle peut être dangereuse.

— Tu ne crois pas qu’il vaudrait mieux prendre le temps de savoir comment fonctionne cette machine ?

— Ce que je vais faire est le meilleur moyen de le savoir.

— Hresh !

— Recule ! Plus loin ! Encore plus loin !

— C’est de la folie, Hresh ! Tu dis des bêtises et tu as des yeux de fou ! Éloigne-toi de cette machine !

— Il faut que j’essaie, dit Hresh.

Il posa les mains sur deux boutons et appuya de toutes ses forces.

Il était prêt à tout ; à voir un éclair traverser la caverne comme une épée de feu, à un coup de tonnerre terrifiant, à des rugissements de vents déchaînés, à des hurlements d’âmes mortes, à être transformé en cendres en un instant. Mais tout ce qu’il éprouva fut une légère sensation de chaleur et de vagues picotements. Une image stupéfiante, étourdissante, traversa son esprit l’espace d’une seconde. Il eut l’impression que les myriades de statues recouvrant les murs s’étaient animées, qu’elles se déplaçaient, qu’elles parlaient, qu’elles riaient. Comme s’il s’était trouvé brutalement plongé dans un fleuve tumultueux et qu’il était entraîné par un tourbillon frénétique de vie.

Cela ne dura qu’un instant, mais pendant cet instant si bref Hresh eut le sentiment d’être devenu un habitant de la Grande Planète, à l’apogée de sa grandeur et de sa puissance. Il se vit déambulant dans les artères animées de Vengiboneeza, traversant la foule grouillante du grand marché où des représentants des Six Peuples se bousculaient par milliers, seigneurs des mers, végétaux, hjjk et yeux de saphir coude à coude. Il sentait sur ses joues la caresse de l’air chaud et humide. Des arbres frêles étaient courbés sous le poids de leurs lourdes feuilles turquoise vernissées. D’étranges musiques tintaient dans ses oreilles et ses narines étaient assaillies par les centaines de fragrances d’épices inconnues. Le ciel était une explosion de couleurs vives, azur, turquoise et pourpre. Tout était réel, totalement réel…

Et Hresh en fut ébloui, mais aussi humilié, mortifié.

Il comprit en cet instant ce qu’était véritablement une civilisation dans son inimaginable et grouillante complexité, l’infinie variété des contacts, les échanges d’idées, les marchandages sur la grande place du marché, les projets et les combines, les conflits et les ambitions, la multitude d’individus réunis mais suivant chacun sa propre direction. Tout cela était si profondément différent de l’existence que Hresh connaissait, de la vie du Peuple dans le cocon, qu’il se sentait éperdu d’admiration.

Nous ne sommes rien, songea-t-il. Rien du tout. Nous sommes des créatures très simples qui se sont terrées pendant des millénaires, se contentant d’accomplir quotidiennement leurs petites tâches répétitives et monotones, sans rien bâtir, sans rien changer, sans rien créer.

Les larmes lui brûlaient les yeux. Il se sentait tout petit, très humble, un zéro issu d’une tribu de zéros qui se berçaient d’illusions. Puis sa déception s’estompa pour faire place à une réaction d’orgueil. Nous étions très peu nombreux, se dit-il. Nous avons vécu comme nous devions le faire. Nous avons su perpétuer la vie et les traditions dans notre cocon. Nous avons fait de notre mieux. Oui, nous avons fait de notre mieux et quand est venu le Temps du Départ, nous sommes sortis pour prendre possession de la planète qui nous a été léguée. Qu’on nous laisse un peu de temps et nous saurons lui rendre sa grandeur passée.

Puis la vision s’évanouit et il ne resta plus rien de cet instant ahurissant. Hresh demeura pétrifié, battant des paupières, hébété, mais encore en vie.

— Que s’est-il passé ? demanda Haniman. Qu’est-ce que cela t’a fait ?

— Laisse-moi tranquille ! répondit Hresh avec un geste de colère.

— Tu te sens bien ?

— Oui ! Oui ! Mais laisse-moi tranquille !

Il se sentait tout étourdi. La caverne obscure avec son odeur de renfermé semblait une détestable création de son imagination alors que l’autre monde, si vivant, si lumineux, était le monde de la vie. C’est du moins ce qu’il avait cru, l’espace d’un instant, avant que la caverne ne ressurgisse devant lui et que l’autre monde lui soit brutalement arraché. Et il eût été prêt, à ce moment-là, à donner tout ce qu’il avait pour le retrouver.

Hresh se doutait bien qu’il avait à peine goûté de ce que la machine pouvait lui apporter. La Grande Planète revivait en elle ! Elle renfermait un antique pouvoir magique, une force alimentée par les trois douzaines de tours et le prodigieux entassement de statues, une force qui s’était engouffrée dans son esprit et qui lui avait fait remonter les siècles pour le projeter fugitivement dans un monde de merveilles et de prodiges. Et il pouvait refaire ce bond en arrière dans le temps. Il lui suffisait pour cela d’appuyer sur un bouton.

Hresh leva les mains et les approcha derechef des boutons.

— Non ! hurla Haniman. Tu vas y laisser ta vie !

Hresh lui fit signe de s’écarter et il appuya.

Mais, cette fois, rien ne se passa.

Il toucha frénétiquement tous les boutons, l’un après l’autre. Mais toujours rien. Rien.

Peut-être la machine avait-elle consumé toute son énergie afin de lui permettre de vivre cet instant miraculeux.

Ou peut-être était-ce lui qui avait brûlé toute son énergie. Peut-être son esprit encore engourdi par cette force qui l’avait submergé était-il incapable d’en absorber plus.

Il recula et étudia pensivement la machine en se disant qu’il lui fallait peut-être un peu de temps pour se recharger. Il décida donc d’attendre et d’essayer de nouveau un peu plus tard.

Les yeux de saphir artificiels ne lui avaient donc pas menti en lui conseillant de fouiller plus profondément. Et leurs paroles devaient bien être prises au sens littéral. Toutes les merveilles de Vengiboneeza étaient peut-être cachées dans le sous-sol des tours, dans des salles souterraines semblables à celle où il se trouvait.

Puis il lui revint brusquement en mémoire ce qu’une autre des sentinelles avait ajouté.

Sers-toi de ce qui peut t’aider à trouver ce que tu cherches.

Sur le moment, il n’avait pas compris, mais la lumière venait brusquement de se faire dans son esprit. Il retint son souffle et sentit un mélange d’excitation et de peur monter en lui.

Le Barak Dayir ! La Pierre des Miracles !

Le talisman que des générations de chroniqueurs avaient conservé dans le coffret renfermant les chroniques. L’objet que Thaggoran lui-même ne touchait qu’avec une crainte révérentielle.

Oui, cela valait la peine d’essayer.

Et même si cette entreprise devait lui coûter la vie, il fallait le faire. Des questions importantes attendaient une réponse et il était résolu à l’obtenir à ses risques et périls.

— Viens, dit-il à Haniman. Sortons d’ici… si c’est possible.

— Tu n’as plus envie de tripoter cette machine ?

— Plus tard, répondit Hresh. Il faut d’abord que je fasse quelques recherches. Je crois être en mesure de la faire fonctionner, mais je dois d’abord consulter les chroniques.

— Tu ne m’as pas dit ce que tu avais vu.

— La Grande Planète, répondit Hresh.

— C’est vrai ?

— Juste un instant. Juste l’espace d’un instant.

— Comment était-ce ? demanda Haniman, béant de surprise.

— Plus beau que tout ce que tu peux imaginer, répondit Hresh d’une voix basse et lasse avec un petit haussement d’épaules.

— Raconte-moi ! Raconte-moi !

— Un autre jour.

Haniman s’enferma dans un silence boudeur.

— Et maintenant, ne put-il s’empêcher de demander avec curiosité au bout de quelques instants, que vas-tu faire ? Qu’as-tu besoin de savoir pour faire fonctionner cette machine ?

— Ne t’occupe pas de cela, dit Hresh. Ce que nous avons besoin de savoir maintenant, c’est comment faire remonter cette dalle de pierre pour sortir d’ici.

Dans le feu de l’action, il n’avait pas pris le temps de réfléchir à ce problème. Il ne leur avait pas été difficile de descendre dans la caverne, mais comment étaient-ils censés remonter ? Il fit signe à Haniman de le suivre et ils se hissèrent tous les deux sur la dalle de pierre noire. Mais elle ne bougea pas.

Hresh tapota la pierre, mais sans résultat. Il se mit à tâtonner le long de la dalle dans l’espoir de découvrir un levier ayant la même fonction que la roue qui permettait d’ouvrir le sas du cocon tribal. Toujours rien.

— Il y a peut-être un autre moyen de remonter, suggéra Haniman. Un escalier ou autre chose…

— Et si nous battons l’air de nos bras suffisamment vite, peut-être allons-nous décoller ! déclara Hresh d’un ton caustique.

Il fouilla la pénombre du regard. Peut-être y avait-il un levier dépassant du mur… Il faudrait alors l’actionner et revenir à la dalle aussi vite que possible…

Mais il n’y avait pas de levier. Que faire ? Adresser une prière à Yissou ? Mais Yissou lui-même ne savait peut-être pas comment sortir de là. Et peut-être se fichait-il de savoir que deux gamins trop curieux y étaient coincés…

— On ne va pas rester pendant des heures sur cette dalle, dit Haniman. Redescendons et voyons si nous pouvons trouver quelque chose qui contrôle ce mécanisme. Comment peux-tu savoir s’il n’y a pas un escalier ou autre chose ?

Hresh haussa les épaules. Cela ne coûtait rien de chercher. Ils prirent la direction opposée à celle où ils avaient découvert la machine, scrutant les murs et le sol à la base des groupes de statues pour essayer de découvrir un dispositif de commande, une porte dérobée, un escalier ou n’importe quoi d’autre.

Ils perçurent soudain une sorte de grondement accompagné de vibrations du sol sous leurs pieds. Ils s’immobilisèrent et échangèrent un regard étonné et inquiet. Une bouffée d’air sec pénétra dans la caverne.

— Des mangeurs de glace ? dit Haniman. Qui montent à travers la pierre, comme dans notre cocon…

— Il n’y a pas de mangeurs de glace ici, dit Hresh. Non, c’est impossible. Ils ne vivent que dans les montagnes. Mais il est vrai que le sol tremble et…

Il fut interrompu par un soupir mécanique semblable à celui qu’il avait déjà entendu et par un nouveau grondement. En un éclair, il comprit ce qui se passait. Ce n’étaient pas des mangeurs de glace qu’ils entendaient, mais les bruits du mécanisme invisible qui les avait transportés dans les profondeurs de la terre.

— La dalle ! hurla-t-il. Elle va remonter toute seule !

De fait, la pierre noire avait commencé à s’élever. Hresh repartit ventre à terre dans sa direction. Elle était déjà arrivée à la hauteur de ses genoux quand il réussit à s’agripper au rebord et à se hisser dessus. Il chercha Haniman du regard et vit son compagnon qui avançait vers lui d’un pas pesant et étrangement lent, comme quelqu’un qui essaie de courir dans l’eau. Il retrouvait le Haniman d’autrefois. Le gros garçon balourd qui avait laissé la place au nouveau Haniman avait peut-être disparu, mais dans son nouvel avatar Haniman était encore un coureur très médiocre. Hresh se pencha par-dessus le bord de la dalle en gesticulant furieusement.

— Dépêche-toi ! Elle remonte !

— Je fais… ce que je peux… dit Haniman d’une voix haletante, la tête baissée, les bras battant désespérément l’air.

Mais quand il atteignit la dalle noire après ce qui sembla être une éternité à Hresh, elle était déjà à la hauteur de ses épaules. Hresh tendit les deux mains pour lui prendre les poignets. Il éprouva une horrible douleur et eut la sensation de s’être déboîté les deux épaules. L’idée lui traversa l’esprit que le poids d’Haniman allait l’entraîner et le faire basculer de la dalle, mais il parvint à prendre appui sur la surface lisse de la pierre et il exerça une violente traction. Dans un effort désespéré, Hresh réussit à hisser le menton d’Haniman au-dessus du rebord de la dalle. Le plus dur était fait ! Tremblants, pantelants, épuisés, ils demeurèrent tous deux allongés sur la dalle de pierre noire qui poursuivait sa lente ascension. Jamais Hresh n’avait éprouvé une douleur aussi aiguë que celle qui lui martyrisait les bras, une douleur lancinante dont les élancements ne faisaient qu’empirer au fil des minutes.

La dalle s’élevait toujours. De temps en temps, quand il l’osait, Hresh regardait par-dessus le bord, mais il ne voyait en contrebas qu’un gouffre ténébreux. La lumière ambrée avait dû s’éteindre quand la dalle avait atteint une certaine hauteur. Au-dessus d’eux aussi tout était noir. Mais ils se retrouvèrent bientôt dans la tour contenant l’armature métallique et la dalle reprit sa place sur le sol de terre battue.

Hresh et Haniman se relevèrent en silence et partirent rejoindre la tribu sans échanger un seul mot en route. La nuit était tombée, sans étoiles, écrasante, mystérieuse. Hresh n’avait pas le souvenir d’avoir jamais été aussi fatigué, même au soir des plus dures journées de marche. Mais dans son esprit se bousculaient encore les images éclatantes du trop court instant où il avait été témoin de la vie sur la Grande Planète. Il savait qu’il retournerait bientôt dans la salle souterraine de la tour. Pas tout de suite, car, aussi ardent que fût son désir de renouveler l’expérience, il y avait auparavant un certain nombre de préparatifs à faire. Non, pas tout de suite, mais bientôt.

Et, la prochaine fois, il emporterait le Barak Dayir.

Les jours suivants, Taniane observa attentivement Hresh et Haniman, car elle avait senti qu’il leur était arrivé quelque chose d’extraordinaire lors de leur dernière exploration au cœur de la cité morte. Ils étaient revenus les yeux brillants et le visage encore bouleversé par ce qu’ils avaient vécu. Hresh était directement allé trouver Koshmar en écartant tous ceux qui lui adressaient la parole, comme si le rapport qu’il avait à faire au chef de la tribu ne pouvait souffrir aucun délai. Et quand, plus tard dans la soirée, Taniane lui avait demandé ce qu’il avait vu, il avait tourné vers elle un regard aussi noir que si un hjjk s’était adressé à lui. « Rien, avait-il répondu. Absolument rien. »

Taniane avait l’impression d’avoir essayé toute sa vie d’obtenir des réponses de Hresh sans jamais parvenir à entamer sa réserve. Elle savait bien que ce n’était pas tout à fait vrai. Du temps du cocon, ils jouaient souvent ensemble et Hresh lui racontait des tas de choses, la vision qu’il avait du monde de l’extérieur, les rêves qu’il faisait sur le monde d’avant, sa version personnelle des histoires que lui racontait le vieux Thaggoran. Mais trop souvent elle ne comprenait pas ce que Hresh lui racontait, ou bien, tout simplement, cela ne l’intéressait pas. Pourquoi cela l’aurait-il intéressée ? Elle n’était encore qu’une enfant. Comme eux tous, Orbin, Haniman, Hresh. Mais lui, Hresh-le-questionneur, avait toujours été différent, plus précoce.

Il doit me prendre pour une gourde, songeait tristement Taniane. Il doit croire que je suis niaise et frivole.

Mais elle n’était plus une enfant. Elle était en train de devenir une femme. Quand elle laissait ses mains courir sur son corps, elle sentait les boutons de ses seins qui commençaient d’éclore. Sa fourrure changeait de couleur ; elle devenait d’un brun plus sombre avec des reflets cuivrés. Et elle était maintenant presque aussi grande que de vraies femmes comme Sinistine ou Boldirinthe et elle était assurément déjà plus grande que Hresh dont la croissance semblait assez lente.

Et Taniane commençait à songer à trouver un compagnon.

C’est Hresh qu’elle voulait. Hresh qu’elle avait toujours voulu. Déjà, dans leur petite enfance, quand ils bondissaient de mur en mur et s’adonnaient avec turbulence aux jeux du cocon, la lutte au pied ou saute-caverne, déjà elle rêvait d’être grande, de devenir une génitrice, d’être étendue aux côtés de Hresh dans la pénombre d’une salle de reproduction. Malgré sa petite taille, malgré sa nature singulière, il émanait de Hresh une force, une énergie et un magnétisme qui poussaient Taniane à le désirer, même si la fillette ne savait rien du désir.

Elle avait grandi et le désir était toujours là. Mais Hresh semblait toujours la traiter de façon désinvolte, sans guère lui manifester d’intérêt. Il était entièrement absorbé par sa tâche de chroniqueur. Il vivait dans un monde à part.

De toute façon, un chroniqueur ne prenait jamais de compagne. Même si Hresh l’aimait autant qu’elle pouvait l’aimer, il n’y avait aucune chance qu’ils forment un jour un couple. Non, quand le moment viendrait, il lui faudrait sans doute choisir un autre compagnon.

Orbin ? Certes, il était grand et fort, et doux malgré sa force, mais il était trop lent, trop flegmatique. Elle se lasserait très vite de lui. De plus, il n’échappait à personne qu’Orbin était fort attiré par la petite Bonlai qui avait pourtant deux ou trois ans de moins qu’eux. Bonlai était le genre de fille facile à vivre qui devait plaire à un garçon comme Orbin. Et Taniane était prête à parier que le paisible Orbin aurait la patience d’attendre que Bonlai soit en âge de s’unir à lui.

Il ne restait donc qu’Haniman, le seul autre garçon de leur petit groupe. Mais l’idée de prendre Haniman pour compagnon lui faisait un drôle d’effet. Ce pauvre Haniman qu’elle avait toujours connu si lent, si lourd, toujours à la remorque des autres. Jamais elle n’aurait imaginé à l’époque du cocon que quelqu’un pût avoir envie de s’unir à Haniman. Mais Haniman avait un côté sympathique, ou tout au moins rassurant, qui lui avait progressivement fait rechercher sa compagnie. Et il avait beaucoup changé. Il ne s’était pas encore débarrassé de toute sa maladresse et sa lenteur, mais il était devenu un robuste jeune homme et son corps avait perdu la mollesse de l’enfance. Contrairement à Hresh, il n’y avait rien de fascinant chez lui, mais Taniane supposait qu’il pourrait faire un compagnon acceptable. Elle n’avait d’ailleurs peut-être pas le choix.

Je vais m’unir à Haniman, se disait-elle pour voir quelle réaction cette idée provoquait en elle. Taniane et Haniman. Haniman et Taniane. Les deux noms avaient des consonances voisines ! Ils allaient plutôt bien ensemble ! Taniane et Haniman. Haniman et Taniane.

Et pourtant… et pourtant…

Elle ne pouvait s’y résoudre. Prendre Haniman pour compagnon pour l’unique raison qu’elle n’avait pas le choix… Le gros Haniman, le laissé-pour-compte, toujours le dernier à être choisi dans les jeux… Il avait beau avoir changé, il serait toujours le même pour elle. Un ami, peut-être, mais un compagnon, jamais ! Jamais de la vie !

Peut-être un jour rencontreraient-ils une autre tribu d’humains, comme Hresh semblait le croire. Et comme elle ne pouvait prendre Hresh comme compagnon, elle choisirait quelqu’un de cette autre tribu.

Ou bien elle resterait seule. Il y avait toujours cette possibilité. Torlyri n’avait jamais pris de compagnon ; Koshmar non plus. Ce n’était pas une obligation. Taniane trouvait que Koshmar était un grand chef, même s’il semblait parfois y avoir en elle une certaine étroitesse d’esprit et une certaine dureté. Il n’y avait pas de place pour un compagnon dans la vie de Koshmar. Torlyri était sa compagne de couplage, pas un compagnon. Mais Koshmar était le chef de la tribu et la coutume, ou la loi, voulait que le chef ne s’unisse pas à un homme. Ce qui était tout à fait au goût de Koshmar.

A l’idée de vivre sans compagnon, Taniane éprouvait une pointe de tristesse. Mais si tel était le prix à payer pour être le chef, était-il trop élevé ?

— Le chef ne prend-il vraiment jamais un compagnon ? demanda-t-elle un jour à Torlyri.

— Cela se faisait peut-être il y a très longtemps, répondit la femme-offrande. Tu pourrais poser la question à Hresh, mais je n’ai personnellement jamais entendu parler d’un chef vivant avec un compagnon.

— Est-ce la loi qui l’exige, ou bien n’est-ce qu’une coutume ?

— La différence est minime, répondit Torlyri en souriant. Mais pourquoi me poses-tu ces questions ? Tu penses que Koshmar devrait trouver un compagnon ?

— Bien sûr que non ! répondit Taniane en éclatant de rire tellement l’idée de Koshmar unie à un homme lui paraissait grotesque.

— Alors, pourquoi ?

— Je parlais en général. Comme une grande partie de coutumes ont changé, je me demandais si cela changerait aussi. Tout le monde ou presque forme un couple maintenant ; il n’y a plus seulement les géniteurs. Peut-être qu’un jour le chef aussi pourra prendre un compagnon.

— Cela viendra probablement, dit Torlyri. Mais certainement pas pour Koshmar.

— Tu aurais de la peine si elle le faisait ?

— Nous sommes compagnes de couplage, tu sais, et si elle devait prendre un compagnon, cela ne changerait rien entre nous. Les liens du couplage demeurent très forts, quoi qu’il advienne. Mais ce n’est pas le genre de Koshmar de se donner à un homme.

— C’est vrai, dit Taniane. Et toi, Torlyri ? reprit-elle après un instant de réflexion.

— Je dois avouer que je m’interroge depuis quelque temps, dit Torlyri avec un sourire.

— La coutume interdit aussi à la femme-offrande de vivre en couple, non ? poursuivit Taniane. Comme le chef et le chroniqueur. Mais tout change si vite. La femme-offrande est peut-être maintenant libre de prendre un compagnon. Et même le chroniqueur une compagne.

Une lueur amusée pétilla dans les yeux de Torlyri.

— Oui, même le chroniqueur, dit-elle. Cela te plairait bien, n’est-ce pas ?

— Je parlais d’une manière générale, dit Taniane en détournant les yeux.

— Excuse-moi. Je pensais que tu avais peut-être une raison personnelle de dire cela.

— Non. Non ! Crois-tu que j’accepterais Hresh, même s’il me le demandait ? Un garçon aussi bizarre, qui passe son temps à fouiner dans des bâtiments pleins de poussière et qui n’adresse jamais la parole à personne…

— C’est vrai que Hresh est un être assez étrange, mais tu l’es aussi, Taniane.

— Moi ? s’écria Taniane. Comment cela ?

— Tu l’es, c’est tout. Il y a beaucoup de choses en toi que la plupart des gens ne soupçonnent pas.

— C’est vrai ? Tu le crois vraiment ?

Taniane tourna cette idée dans sa tête pendant quelques instants et elle sentit monter en elle une bouffée d’orgueil. Elle savait bien que sa réaction était stupide et infantile, mais jamais personne ne lui avait fait un tel compliment. Et, venant de Torlyri, de Torlyri…

Dans un mouvement spontané, elle se jeta dans les bras de la femme-offrande et elles restèrent ainsi pendant quelques secondes. Puis Taniane se dégagea.

— J’espère de tout cœur que tu trouveras le compagnon que tu désires, si c’est ce que tu as décidé de faire !

— Attends un peu ! s’écria Torlyri en riant. Je n’ai pas dit que j’avais décidé quoi que ce soit ! J’ai simplement dit que je commençais à m’interroger.

— Tu devrais prendre un compagnon, dit Taniane. Tout le monde devrait le faire. Même le chef… je veux dire le prochain chef, celui qui succédera à Koshmar. Et même le chroniqueur. C’est le Printemps Nouveau et plus personne ne devrait vivre seul. Tu ne crois pas, Torlyri ? Tout change ! Tout doit changer !

— Oui, dit Torlyri, tout change…

Quand Torlyri fut partie, Taniane se demanda si elle n’avait pas été trop ingénue et trop franche. Tout ce qu’elle avait dit à Torlyri pouvait fort bien être rapporté à Koshmar et elle se sentait un peu gênée.

Elle eut un petit haussement d’épaules et posa les mains sur son corps. Puis elle les fit glisser sur son ventre plat et musclé et remonta jusqu’aux petits seins fermes nichés dans sa douce fourrure lustrée. Les transformations de son corps étaient douloureuses. Une multitude de questions sans réponses bouillonnaient dans son cerveau. Elle se dit que le temps lui apporterait les réponses qu’elle cherchait. Ce qu’il lui fallait, maintenant, c’était cultiver l’art d’attendre.

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