14. Les temps derniers

Ce fut pour Hresh une période de grand bonheur qui lui apporta la réalisation de nombreux rêves et lui permit de dépasser certaines de ses plus hautes aspirations.

Taniane était devenue sa compagne de couplage et sa partenaire d’accouplement. Maintenant qu’entre eux toutes les barrières étaient tombées, il comprenait enfin que tout au long de leur enfance et de leur jeunesse elle n’avait jamais cessé de l’aimer. Tandis que lui, aveugle à toute cette passion, plongé dans l’étude des chroniques, puis dans l’exploration de Vengiboneeza, n’avait jamais perçu la nature des sentiments de Taniane ni d’ailleurs celle de ses propres sentiments pour la jeune fille.

Haniman n’avait été qu’une distraction pour elle. Un amant de passage, qui lui servait peut-être aussi à éveiller la jalousie de Hresh. Hresh s’était lourdement trompé sur la nature de leurs rapports et tout le monde en avait souffert.

Mais le mal était réparé. Hresh et Taniane passaient maintenant toutes leurs nuits ensemble, jamais rassasiés, poitrine contre poitrine, organes sensoriels étroitement enroulés l’un autour de l’autre, dans une intense communion de l’esprit et de la chair dont Hresh ne cessait de s’émerveiller. Il comptait, dès qu’il en aurait trouvé le courage, demander à Koshmar l’autorisation de prendre Taniane pour compagne. Il avait en vain cherché un précédent dans les chroniques : jamais un ancien de la tribu n’avait pris une compagne. Mais rien non plus ne l’interdisait et Torlyri avait bien pris Lakkamai pour compagnon. Ce qui était permis à la femme- offrande ne l’était-il pas au chroniqueur ?

Hresh n’ignorait rien de l’ambition qui animait Taniane. Il savait qu’à ses yeux Koshmar était trop vieille, déjà usée, détruite et qu’elle aspirait à prendre la place du chef.

Taniane ne faisait rien pour lui cacher sa vision de l’avenir de la tribu.

— Nous serons à la tête du Peuple, toi et moi ! Tu seras l’ancien, je serai le chef et quand nos enfants viendront au monde, nous les préparerons à nous succéder. Qui pourrait surpasser la chair de notre chair ? Un enfant qui aurait ta sagesse et ton obstination, mon énergie et ma force de caractère ? Oh ! Hresh ! Hresh ! comme tout s’est merveilleusement arrangé pour nous !

— Koshmar n’a pas encore renoncé à sa charge, lui rappela-t-il posément. Nous ne formons même pas encore un couple. Et nous avons encore beaucoup à faire à Vengiboneeza.

Malgré le refus violent opposé par Koshmar à sa proposition de quitter la cité et bien qu’ils n’en eussent jamais reparlé, Hresh savait que leur départ était inévitable. Koshmar comprendrait tôt ou tard que le Peuple s’encroûtait à Vengiboneeza et que, dans tous les cas, la présence des Beng rendait leur situation intenable. Il connaissait assez Koshmar pour savoir qu’un beau jour, de but en blanc, elle donnerait l’ordre de faire les préparatifs du départ. Il était donc essentiel de profiter du temps qu’il lui restait pour écumer les ruines.

Dans la crainte de rencontrer des patrouilles Beng, il avait décidé de ne plus faire que des explorations nocturnes. Quand la nuit et le silence tombaient sur le campement, Hresh et Taniane, la main dans la main, s’enfonçaient seuls dans la ville, avançant sur la pointe des pieds. Ils ne prenaient presque plus jamais le temps de dormir et ils avaient les yeux brillants de fatigue. Mais la passion qu’ils apportaient à leur tâche leur donnait l’énergie nécessaire pour continuer.

Hresh essaya à trois reprises de pénétrer dans l’entrepôt souterrain où il avait vu les machines chargées d’effectuer les réparations, mais chaque fois il découvrit des sentinelles Beng à proximité et ne put s’en approcher. Il pesta contre la malchance en imaginant les Beng pillant les trésors, mettant la main sur les antiques machines et s’appropriant des objets d’une valeur inestimable. Et une douleur fulgurante lui déchirait l’âme. Mais il avait encore d’innombrables sites à explorer. Guidés par la carte représentant les cercles imbriqués et les points lumineux, Hresh et Taniane se lancèrent frénétiquement à la découverte d’une infinité de passages, de voûtes et de galeries, de tunnels et de salles souterraines. Ils ne s’arrêtaient pas de la nuit et il leur arrivait au petit matin de s’écrouler dans les bras l’un de l’autre pour prendre une ou deux heures de repos avant de regagner le campement.

Ils firent de nombreuses découvertes. Mais rien ou presque ne semblait avoir une utilité immédiate ou même plus lointaine.

Dans le quartier de Mueri Torlyri, ils découvrirent dans une vaste salle souterraine aux parois calcaires une énorme machine dix fois haute comme eux et en parfait état de marche, bombée et nacrée, incrustée de bandes de pierre de couleur, ornée de lumières vertes et rouges disposées en ovale et munie de bras arrondis qui semblaient prêts à se déplacer dans toutes les directions. On eût presque dit une sorte d’idole. Mais à quoi pouvait-elle bien servir ?

Dans une autre grotte, aux parois couvertes d’inscriptions irrégulières et tremblées que le regard avait du mal à suivre, ils découvrirent de grandes boîtes de verre contenant des cubes de métal sombre émettant des ondes de lumière chatoyante déclenchées par le son de la voix. Les cubes étaient de petite taille, leur largeur ne dépassant pas celle de deux mains, mais quand Hresh ouvrit une des boîtes de verre et essaya d’en sortir un, il se rendit compte que le métal dont le cube était constitué avait une telle densité qu’il était incapable de le soulever.

Une longue et majestueuse galerie, en partie détruite par l’invasion d’un cours d’eau souterrain, contenait une sorte d’immense miroir de métal posé sur un trépied et couvert de dépôts minéraux. Taniane s’en approcha et ne put retenir un cri de surprise et d’effroi.

— Qu’est-ce que tu as trouvé ? demanda Hresh.

— Tu vois mon reflet, dit-elle en tendant la main. Là, au centre. Mais sur le côté… Regarde ! C’est moi quand j’étais petite ! Et là, sur la droite, cette vieille femme ratatinée et toute courbée… Oh ! Hresh ! Est-ce que c’est l’image de celle que je serai dans ma vieillesse ?

Tandis qu’elle parlait, un tumulte de voix s’éleva du miroir. Au bout d’un moment, elle reconnut, ou crut reconnaître, sa propre voix déformée et amplifiée. Mais elle parlait une langue inconnue, peut-être celle des yeux de saphir. Quelques instants plus tard, le miroir se ternit, les voix se turent et une odeur de brûlé monta à leurs narines. Résignés, ils s’éloignèrent.

Plus tard, dans le courant de la même nuit, Hresh trouva un globe d’argent d’assez petite taille pour tenir aisément dans le creux de sa main. Il appuya sur un cabochon et le globe s’anima, émettant un sifflement perçant et une froide lumière verte aux impulsions régulières. Hresh colla hardiment un œil sur le trou minuscule par où sortait la lumière et une scène de l’époque de la Grande Planète lui apparut avec une incroyable netteté.

Il vit une demi-douzaine d’yeux de saphir sur une plate-forme de pierre blanche, dans un quartier de la cité qu’il ne reconnaissait pas. Le ciel plombé, étrangement sombre, était parcouru de nuages impétueux, comme si un orage terrible se préparait. Mais les yeux de saphir se tournaient calmement les uns vers les autres et s’inclinaient cérémonieusement dans une sorte de rituel solennel.

Le petit appareil semblait donc reproduire à une échelle beaucoup plus réduite les images de la Grande Planète que la grosse machine du sous-sol de l’esplanade aux trente-six tours lui avait permis de contempler. Hresh glissa le petit appareil dans sa ceinture afin de pouvoir l’étudier plus attentivement par la suite.

Le lendemain, tandis qu’ils exploraient le sous-sol d’un bâtiment rempli de décombres et situé tout à fait à l’opposé de la ville, là où le niveau du sol commençait à s’élever vers les contreforts, ce fut au tour de Taniane de faire une découverte extraordinaire dans une salle humide, au cinquième niveau du sous-sol, sur laquelle elle tomba tout à fait par hasard. Après avoir trébuché sur un obstacle et perdu l’équilibre, elle alla heurter un bloc de pierre qui pivota, dégageant l’entrée d’une salle secrète.

— Hresh ! cria-t-elle. Viens par ici ! Vite !

Des flots de lumière ambrée s’étaient répandus dans la salle dès l’instant où la porte s’était ouverte. Au centre, sur une plate-forme de jade, se dressait un tube de métal surmonté d’une sphère partiellement ouverte, d’où sortaient d’éblouissants éclairs de couleur. Taniane commença de se diriger vers le tube, mais Hresh la saisit brusquement par le poignet et la tira en arrière.

— Attends, dit-il. Cet appareil est dangereux.

— Tu sais ce que c’est ?

— J’en ai déjà vu… dans mes visions. J’ai vu les yeux de saphir les utiliser.

— Pour quoi faire ?

— Pour mettre fin à leur vie.

Taniane demeura béante de surprise.

— Pour mettre fin à leur vie ? répéta-t-elle. Mais pourquoi faisaient-ils cela ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Mais je les ai vus le faire. Tu vois l’ouverture brillante au sommet du tube… eh bien, elle peut absorber tout ce qui s’approche d’elle, quelle qu’en soit la taille. Il y a à l’intérieur une zone d’un noir intense qui est un lieu de passage vers un autre monde, ou vers le néant. J’ai vu les yeux de saphir s’avancer jusqu’à ce tube, pencher la tête vers la sphère et se faire aspirer en un clin d’œil d’une manière que je ne m’explique absolument pas. C’est à la fois terrifiant et fascinant. Dans ma vision, je me suis moi-même penché sur le tube et si ce n’avait pas été une vision, j’aurais disparu moi aussi. Mais celui-ci est bien réel.

Il lâcha le poignet de Taniane et s’avança lentement vers le mystérieux appareil.

— Non ! Hresh ! Ne fais pas cela !

— Je veux juste me livrer à une petite expérience, dit-il.

Il ramassa un petit fragment d’une statue brisée qu’il soupesa avant de le lancer vers l’ouverture de la sphère lumineuse. Le fragment de pierre flotta un instant dans l’air, juste en bordure de la zone de lumière intermittente, puis il disparut. Hresh demeura immobile, attendant de percevoir le bruit que ferait le fragment de pierre en touchant le sol, mais il n’entendit rien.

— Il fonctionne ! s’écria-t-il. Il fonctionne encore !

— Fais un autre essai.

— Tu as raison.

Il ramassa un second éclat de pierre, plus effilé que le précédent et long comme son bras, et l’approcha précautionneusement de l’ouverture du tube. Il sentit des picotements dans sa main et son avant-bras et, brusquement, il se rendit compte que sa main était vide. Il regarda ses doigts d’un air incrédule.

Hresh fit un pas de plus vers l’appareil.

Et si je glissais ma main à l’intérieur ? se demanda-t-il.

Il se dressa sur la pointe des pieds et se pencha en avant, le front plissé par l’indécision. La tentation était étonnamment forte. Il se souvint des énormes bouches alignées au pied d’une rangée de collines qui, bien des années plus tôt, l’avaient invinciblement attiré à elles avec le grondement prolongé, semblable à un bruit de tambour, qu’elles émettaient à une cadence régulière. C’était la même chose. Il se sentait irrésistiblement attiré par l’appareil. Il avait à moitié envie de s’abandonner à cet appel. Plus qu’à moitié peut-être. Le mystérieux appareil pouvait lui apporter… des réponses. Il pouvait lui apporter… la paix. Il pouvait…

Taniane dut deviner ce qui lui passait par la tête, car elle vint rapidement à sa hauteur, le prit par l’épaule et le tira en arrière.

— A quoi pensais-tu ? demanda-t-elle.

— J’étais curieux, c’est tout, répondit Hresh en frissonnant. Trop curieux, peut-être.

— Allons-nous-en, Hresh. Un de ces jours, ta curiosité te perdra.

— Attends ! Laisse-moi encore vérifier quelque chose.

— Cet appareil est dangereux, Hresh !

— Je le sais. Mais attends ! Attends un peu !

— Hresh…

— Je serai prudent cette fois.

Les jambes très fléchies, il repartit vers l’appareil en détournant les yeux de la zone lumineuse au sommet du tube. Puis il se pencha, passa le bras autour du tube et, comme il l’avait espéré, il le souleva aisément de sa plate-forme de pierre verte. Le tube était chaud et creux ; il aurait sans doute pu le déformer en accentuant la pression de son bras. Il le transporta sans difficulté à l’autre bout de la salle et l’appuya contre la paroi. La sphère lumineuse qui avait cessé d’émettre ses rayons de couleur dès qu’il avait soulevé l’appareil se remit à fonctionner.

— Qu’est-ce que tu fais, Hresh ?

— Tu vois, nous pouvons l’emporter avec nous !

— Non ! Laisse-le ici ! Hresh, cet appareil me fait peur !

— Moi aussi, il me fait peur. Mais je veux pouvoir l’examiner de plus près.

— Tu veux toujours tout examiner de plus près ! Laisse-le ici, Hresh ! Tu risques de te faire tuer !

— Je ne peux pas. C’est peut-être le dernier appareil de ce type qui reste sur toute la planète. Veux-tu que les Beng mettent la main dessus ?

— S’il les absorbe comme il a absorbé la pierre, ce ne serait peut- être pas une mauvaise idée.

— Et s’ils réussissaient à le faire fonctionner ? Et s’ils lui trouvaient une utilité ?

— Il n’a pas d’autre utilité que de détruire, Hresh. Si tu as peur que les Beng se l’approprient, tu n’as qu’à laisser tomber une grosse pierre dessus et il se brisera peut-être. Mais je veux qu’on parte d’ici.

— Je te promets de faire attention, Taniane, dit Hresh en lui lançant un long regard pénétrant. Mais je tiens à emporter cet appareil.

— Hresh ! soupira-t-elle en secouant la tête d’un air résigné. Oh ! Hresh !

Harruel faisait un rêve merveilleux. La terre était tapissée de fleurs aux couleurs exquises dont l’arôme emplissait l’air comme une douce musique. Il était allongé dans un bassin de pierre polie, un bras passé autour du cou de Weiawala, l’autre de Thaloin. Leurs trois corps étaient immergés dans un vin doux et doré qui lui arrivait jusqu’au menton. Tout autour de lui se tenaient ses fils, une douzaine de beaux guerriers, sa réplique par le physique et le courage, qui tous chantaient ses louanges à pleine voix.

— Harruel ! criaient-ils. Harruel ! Harruel ! Harruel !

Mais une note discordante se mêla soudain à ce chœur harmonieux, une voix de crécelle, aigre et criarde.

— Harruel ! Harruel !

— Non, pas toi ! grommela-t-il d’une voix pâteuse. Tu gâches tout. Qui es-tu, d’ailleurs ? Avec une voix pareille, tu n’es certainement pas un de mes fils ! Va-t’en ! Va-t’en !

— Harruel, réveille-toi !

— Cesse de m’importuner ! Je suis le roi !

— Harruel !

Il sentit une main se poser sur sa gorge et des doigts s’enfoncer profondément dans sa chair. Il se dressa aussitôt sur son séant avec un rugissement de rage tandis que son rêve volait en éclats et s’évanouissait. Disparue Weiawala, disparue Thaloin, envolé le chœur viril de ses fils… Il avait l’impression que son cerveau était une éponge saturée de vin. Tout son corps était affreusement endolori et il avait un goût d’excréments dans la bouche. Minbain se tenait devant lui. Ce n’était pas à la gorge qu’elle l’avait saisi, mais par le côté du cou ; il sentait encore la marque de ses doigts. Elle avait une mine hagarde et semblait avoir quelque chose d’extrêmement urgent à lui dire.

— Comment oses-tu me déranger, grommela Harruel d’un ton furieux, quand je…

— Harruel, la ville est attaquée !

— J’essaie de me reposer après… Qu’est-ce que tu as dit ? On nous attaque ? Qui ? Koshmar ? Je vais la tuer de mes propres mains ! Je la ferai rôtir et je la mangerai !

Harruel se releva péniblement.

— Où est-elle ? rugit-il. Apporte-moi ma lance ! Appelle Konya ! Et Salaman !

— Ils sont déjà dehors, répondit Minbain en se tordant nerveusement les mains. Mais ce n’est pas Koshmar, Harruel. Tiens, voilà ta lance et ton bouclier. Ce sont les hjjk qui nous attaquent ! Les hjjk, Harruel !

Il se dirigea en titubant vers la porte. De l’extérieur lui parvenaient des clameurs transperçant le brouillard qui voilait ses perceptions.

Des hjjk ? Dans la Cité de Yissou ?

Salaman lui avait bien raconté quelques jours plus tôt qu’il redoutait l’attaque d’une armée de hjjk. Une vision qu’il avait eue, un rêve insensé. Harruel n’y avait pas compris grand-chose, mais il lui semblait que Salaman avait affirmé que l’invasion ne risquait pas de se produire avant un certain temps, plusieurs mois sans doute. Cela lui apprendra à croire aux visions, songea Harruel.

Il avait mal à la tête et la situation exigeait qu’il eût toute sa présence d’esprit. Il s’arrêta devant la porte et saisit la coupe de vin qui s’y trouvait toujours. Elle était encore aux trois quarts pleine, mais il la vida en quatre grandes lampées.

Il se sentait mieux. Beaucoup mieux.

Il poussa la porte et sortit.

La confusion la plus totale régnait dans le camp. Il lui fallut un certain temps pour accommoder, puis le vin fit son effet et il constata que la Cité de Yissou était en grand péril. L’une des huttes était en feu. Les animaux étaient sortis de leur enclos et ils couraient en tous sens en poussant des cris terrifiés et plaintifs. Harruel entendit des hurlements et des pleurs d’enfants. Il distingua à la lisière du camp un groupe de hjjk, au nombre d’une quinzaine, d’une vingtaine, peut-être de deux douzaines, portant des armes trop courtes pour être des épées et trop longues pour des poignards. Chacun des hjjk à la haute silhouette anguleuse avait au moins deux armes, parfois trois ou quatre, avec lesquelles il faisait de terrifiants moulinets. Ils dansaient en rond en poussant de petits cris chuintants. Harruel vit le corps d’un enfant mort formant par terre un petit tas pitoyable, des animaux couverts de plaies et les possessions de la tribu disséminées un peu partout.

— Harruel ! hurla-t-il en se jetant au cœur de la mêlée. Harruel ! Harruel ! Harruel !

Salaman, Konya et Lakkamai se battaient comme des diables, repoussant les hjjk à grands coups de lance. Bruikkos avait réussi à s’emparer de deux armes des ennemis et, une dans chaque main, bondissant et tournoyant comme un possédé au milieu des assaillants, il tranchait les tubes respiratoires orange dont les segments annelés descendaient de chaque côté de la tête des hjjk. Nittin se battait de son côté et les femmes brandissaient des bâtons, des balais, des haches et tout ce qui leur tombait sous la main.

La vue d’Harruel leur insuffla une énergie nouvelle et le roi perçut chez les défenseurs une frénésie guerrière.

C’est alors qu’il aperçut son fils en première ligne. Samnibolon n’était encore qu’un petit enfant, mais, armé d’un émondoir, il frappait courageusement les hjjk aux articulations des jambes. Harruel poussa un cri de ravissement devant cette preuve des qualités guerrières de son rejeton et un autre en voyant un hjjk reculer en titubant. Galihine asséna au hjjk blessé un grand coup sur le dos à l’aide d’une longue canne à pommeau et Bruikkos, d’un geste presque désinvolte, l’acheva d’un rapide coup de poignard.

Stimulé par la fierté et par le vin, Harruel donna libre cours à son ardeur guerrière. Il frappait tout autour de lui avec une joie sauvage. Il commença de se frayer un chemin vers Salaman, mettant à profit sa taille et son poids pour bousculer et renverser les hjjk qu’il n’avait plus qu’à transpercer de sa lance pendant qu’ils prenaient appui sur leurs nombreux genoux pour essayer de se relever. Il découvrit que le meilleur endroit pour porter le coup de lance fatal se situait au niveau de l’articulation entre les jambes et la carapace qui protégeait leur corps. La lance s’y enfonçait aisément et il frappait sans relâche, avec précision et efficacité.

Harruel arriva à la hauteur de Salaman et ils commencèrent d’avancer vers un groupe de trois hjjk qui, dos à dos, agitaient leurs petits poignards comme autant d’aiguillons.

— D’où viennent-ils ? demanda Harruel. Est-ce la vision que tu as eue ?

— Non, répondit Salaman. Ce que j’ai vu, c’était un immense troupeau de vermilions… et une armée gigantesque d’hommes-insectes…

— Et combien y en a-t-il ici ?

— Peut-être une vingtaine. Pas plus. Sans doute un détachement d’éclaireurs qui précède le gros de la troupe. Lakkami et Bruikkos les ont découverts par hasard dans la forêt et ils se sont aussitôt lancés à l’assaut du village.

— Nous allons les exterminer, dit Harruel.

Il voyait déjà autour de lui les cadavres de huit ou dix insectes.

Harruel bondit en avant, la lance pointée vers le groupe de trois assaillants, les forçant à s’écarter les uns des autres. Salaman s’attaqua à celui de gauche qu’il poussa à terre à grands coups de lance. Harruel se retourna et plongea son arme dans la carapace noir et jaune jusqu’à ce qu’il perçoive un craquement satisfaisant.

Mais, sans lui laisser le temps de retirer la lance du cadavre de son congénère, un des deux autres hjjk s’élança vers lui et lui laboura le bras, non pas avec son arme, mais avec son bec acéré. Harruel grimaça et poussa un grognement de douleur, puis il lança violemment sa jambe en l’air et fracassa la mâchoire de l’insecte. Nittin arriva par-derrière et trancha les tubes respiratoires du hjjk qui tomba raide mort.

— Nous y arrivons, dit Salaman en se retournant entre deux coups de lance. Il ne doit pas en rester plus de six ou sept. Ils sont méchants, mais ils ne savent pas vraiment se battre.

— Ils se battent en groupe, dit Nittin. Hresh m’a dit que ce qu’ils aimaient, c’était être à dix contre un. Mais aujourd’hui, ils ne sont pas assez nombreux. Attention, Harruel ! Derrière toi !

Harruel se retourna et vit deux hjjk fondre sur lui. Il les renversa tous les deux d’un grand mouvement circulaire de sa lance dont il plongea l’extrémité de la hampe dans une gorge fragile et découverte tandis que Salaman se débarrassait de l’autre assaillant.

Harruel esquissa un sourire. L’issue de la bataille ne faisait plus guère de doute et il commença à songer au vin qu’il allait boire pour célébrer leur victoire.

Lakkamai poursuivait un hjjk qui courait frénétiquement sur la piste menant au bord du cratère. Konya et Galihine en avaient acculé un autre près de la hutte de Nittin. Un troisième était tombé dans la tranchée infernale de Salaman et deux femmes tapaient sur ses griffes pour l’empêcher d’en sortir.

Harruel s’appuya sur sa lance en songeant avec jubilation que tout était fini.

Mais sa joie fut de courte durée. Il sentit brusquement la fatigue et la douleur l’envahir. Son cœur battait avec violence et la blessure de son bras saignait beaucoup et lui causait d’affreux élancements. L’effet du vin qui l’avait soutenu au plus fort de la bataille s’était dissipé et il ne lui restait plus qu’un sentiment de tristesse et de lassitude.

Harruel se retourna vers sa capitale et il vit que c’était le palais qui brûlait. Tous les animaux s’étaient enfuis. Il ne savait pas lequel des enfants avait perdu la vie et il découvrit qu’une femme aussi était morte, ou au moins grièvement blessée. La victoire n’était pas aussi complète qu’il l’avait cru.

Il sentit une vague de profonde tristesse le submerger.

C’est le châtiment que les dieux ont choisi de m’infliger, songea-t-il.

Pour tous mes péchés. Pour le viol de Kreun, pour mes autres actes de cruauté et de violence, pour toutes mes pensées indignes et pour mon arrogance. Pour avoir porté la main sur Minbain. Pour tout le vin que j’ai bu et qui m’a fait tourner la tête. Les hjjk sont venus détruire cette cité que j’avais fondée et qui aurait dû être l’œuvre de ma vie. Nous en avons tué quelques-uns, mais que faire contre l’immense armée qui est apparue à Salaman ? Comment pourrons-nous les repousser ? Comment pourrons-nous résister à ces monstrueux vermilions lorsqu’ils se répandront dans nos rues ? Comment pourrons-nous survivre, si nous devons affronter une armée entière ?

La nuit était encore chaude, l’air encore lourd, presque étouffant. La chaleur était devenue constante et la période froide et rigoureuse qu’ils avaient traversée à la sortie du Long Hiver n’était plus qu’un lointain souvenir. Mais malgré cette chaleur tenace, Koshmar avait une sensation de froid provenant de la moelle de ses os et qui se propageait par tout son corps, s’insinuait entre sa fourrure et sa peau. Et ce froid ne la quittait plus jamais.

Comme elle n’arrivait presque plus à dormir, elle parcourait nerveusement le campement une grande partie de la nuit, passant avec hébétude de bâtiment en bâtiment. Elle s’imaginait parfois être son propre fantôme flottant dans les rues, invisible, silencieux. Mais la douleur ne la quittait jamais, comme si elle avait été là pour lui rappeler les servitudes de la chair.

Elle n’avait plus parlé de son projet de quitter Vengiboneeza. Ce n’avait été qu’un coup de bluff destiné à arracher la vérité à Torlyri et à savoir si elle avait ou non l’intention de les suivre. Connaissant maintenant cette vérité — elle avait la conviction que Torlyri n’abandonnerait jamais son Beng —, Koshmar ne pouvait se résoudre à donner l’ordre du départ. Ni Hresh ni la femme- offrande ne lui en avaient reparlé et ce projet était tombé dans l’oubli. Koshmar se demandait si c’était sa maladie qui l’avait trop affaiblie pour qu’elle fût en mesure d’organiser le départ ou bien si c’était seulement le fait que ce départ signifierait la fin de ses relations avec Torlyri et qu’elle était incapable de l’accepter.

Elle l’ignorait. Tout ce qu’elle savait, c’est que ses chagrins personnels et les responsabilités de sa charge étaient intimement liés. Et qu’elle était lasse, lasse de tout, profondément troublée et perturbée. Il ne lui restait plus qu’à attendre et à espérer que les choses s’arrangeraient avec le temps. A espérer que sa maladie s’arrêterait et que ses forces reviendraient. Ou bien que Torlyri se lasserait de son Beng. Oui, songea Koshmar, le temps guérit tout. Le temps est mon unique allié.

Son attention fut soudain attirée par une lumière. Une lumière qui filtrait de l’un des bâtiments inutilisés de l’autre côté de l’esplanade, à la lisière du campement. Puis tout retomba dans l’obscurité, comme si un volet avait été précipitamment fermé. Koshmar plissa le front. Personne n’avait rien à faire là-bas, surtout à une heure aussi tardive. Toute la tribu dormait, à l’exception de Barnak qui était de faction. Et elle l’avait vu quelques instants plus tôt, patrouillant à la limite opposée du campement.

Elle décida d’aller voir de plus près de quoi il s’agissait. Un détachement de Beng s’était peut-être glissé dans le campement et se cachait au cœur même du territoire de la tribu ! Ces Beng étaient décidément des voisins bien incommodes. Jamais elle ne leur avait fait confiance, malgré leurs sourires et leurs festins ! Ils lui avaient pris Torlyri. Et bientôt ils lui arracheraient aussi Vengiboneeza. Que Dawinno les emporte !

Le bâtiment où Koshmar avait vu briller fugitivement une lumière était un pentagone d’un seul étage, fait d’une pierre rose aussi luisante que du métal, à moins que ce fût d’un métal ayant la texture d’une pierre très fine. Chacun des cinq côtés du bâtiment était percé par une unique fenêtre triangulaire protégée par des stores ayant la légèreté de la gaze et la solidité du bois. Koshmar en poussa doucement un, mais il ne céda pas. Elle essaya de la même manière à la fenêtre suivante, en poussant un peu plus fort. Dans l’interstice qui se créa, un rai de lumière jaune filtra. Koshmar agrandit légèrement la fente en retenant son souffle et elle y colla son œil.

Elle vit une vaste pièce dont le plancher était sensiblement au- dessous du niveau du sol de l’esplanade. Au centre de cette pièce s’élevait une statue représentant un être maigre et anguleux, aux membres allongés, au crâne en pain de sucre, dépourvu d’organe sensoriel. Une statue qui lui rappelait Ryyg, le Faiseur de Rêves. Autour de la statue étaient disposés des branches d’arbres, des tas de fruits et quelques cages d’osier contenant de petits animaux. Cinq membres de la tribu étaient agenouillés devant ces offrandes, la tête courbée, murmurant des paroles inaudibles. Koshmar reconnut Haniman, Kreun, Cheysz, Delim. Le cinquième lui tournait le dos. Était-ce Preyne ? Non, Jalmud. Oui, c’était Jalmud.

Koshmar observa la cérémonie avec une stupéfaction qui se mua lentement en consternation et en horreur. Ils parlaient si bas qu’elle ne pouvait entendre ce qu’ils disaient, mais ils semblaient marmonner des prières. De temps en temps, l’un d’eux poussait des branchages ou quelques fruits vers la statue du Faiseur de Rêves. Cheysz avait le front dans la poussière et Kreun se prosternait devant la statue. Haniman se balançait d’avant en arrière dans un mouvement régulier au pouvoir hypnotique. Il semblait être le meneur, car les autres répétaient les paroles qu’il prononçait d’une voix monocorde.

Dès qu’elle réussit à s’arracher à la fascination de ce spectacle, Koshmar partit en courant vers le temple. Le cœur battant, elle se précipita vers la salle des chroniques et tambourina sur la porte.

— Hresh ! Hresh ! Réveille-toi ! C’est Koshmar !

— Je suis en train d’étudier les chroniques, dit-il en entrouvrant la porte.

— Cela peut attendre ! Viens avec moi ! J’ai quelque chose à te montrer !

Ils traversèrent l’esplanade en toute hâte. Barnak, intrigué par les allées et venues de Koshmar, sortit de l’obscurité et fit un signe interrogateur de la tête, mais elle l’écarta avec véhémence. Moins ils seraient à voir cela, mieux cela vaudrait. Elle conduisit Hresh devant le bâtiment pentagonal, lui fit signe de rester silencieux et le souleva pour lui permettre de regarder par la fenêtre demeurée entrouverte. Il regarda à l’intérieur et Koshmar vit ses mains se crisper avec force sur l’appui de la fenêtre. Il se hissa un peu plus haut et engagea la tête à l’intérieur du chambranle. Quand il redescendit quelques instants plus tard, il avait les yeux écarquillés de surprise et le souffle court.

— Alors ? demanda-t-elle. Que font-ils, à ton avis ?

— On dirait une cérémonie religieuse.

— Exactement ! dit Koshmar en hochant vigoureusement la tête. Exactement ! Mais à quel dieu rendent-ils un culte ?

— A aucun dieu, répondit Hresh. C’est la statue d’un humain… d’un Faiseur de Rêves…

— Oui, d’un Faiseur de Rêves. Ils vénèrent un Faiseur de Rêves ! Qu’est-ce que cela signifie, Hresh ? Quel est ce nouveau culte et d’où vient-il ?

— Ils pensent que les humains sont des dieux, répondit Hresh, l’air hébété. Ils adorent les humains…

— Les Faiseurs de Rêves, tu veux dire. Nous sommes les humains, Hresh.

— Comme tu veux. Mais je pense que ces cinq-là ne partagent pas ton avis.

— Oui, dit Koshmar. Ils se résignent à n’être que des singes, comme tu sembles le faire aussi. Ils se prosternent devant cette statue de pierre et ils la vénèrent…

Koshmar se détourna brusquement et s’assit en se prenant la tête entre les mains.

— Ah ! Hresh ! Comme j’ai eu tort de ne pas t’écouter ! Nous sommes en train de perdre notre humanité à Vengiboneeza. De perdre notre identité. Nous devenons des animaux. Je sais maintenant que tu étais dans le vrai. Il nous faut quitter cette ville tout de suite !

— Koshmar !

— Tout de suite ! Dès demain matin, j’en ferai la proclamation. Les préparatifs du départ commenceront aussitôt et, dans deux semaines au plus, nous ne serons plus là. Il ne faut pas laisser au poison le temps de se répandre parmi nous.

Elle se releva avec peine et ajouta de son ton le plus autoritaire :

— Et pas un mot à quiconque de ce que tu as vu !

Hresh avait enfin obtenu ce qu’il désirait et son âme aurait dû déborder de joie en apprenant la décision de Koshmar. Le monde nouveau et toutes ses merveilles allaient s’offrir à lui et il brûlait d’impatience de le découvrir et de pénétrer ses mystères infinis.

Mais, en même temps, il éprouvait une profonde tristesse et le douloureux sentiment d’une perte. Il n’avait pas achevé tout ce qu’il avait à faire à Vengiboneeza et la décision de Koshmar était comme un coup de poignard dans son âme, qui l’obligeait à faire une croix sur tout ce qu’il avait encore à découvrir et à récupérer dans la cité des yeux de saphir. Et il savait que tout ce qu’ils seraient obligés de laisser derrière eux tomberait entre les mains des Beng.

Une activité frénétique s’empara du campement. Il fallait rassembler le bétail avant le départ, achever les récoltes, rassembler toutes les possessions de la tribu. Le départ ayant été fixé quelques jours plus tard, il n’y avait pas de temps à perdre. Quand des Beng venaient dans le campement, ils suivaient tous ces préparatifs avec perplexité. Koshmar était à la fois au four et au moulin, mais elle avait l’air si épuisée et ravagée que sa santé inquiétait tout le monde. Torlyri se faisait de plus en plus rare et ceux qui avaient besoin d’apaisement et de réconfort se tournaient vers Boldirinthe qui remplaçait la femme-offrande. Et quand Torlyri se montrait, elle paraissait fermée et tendue.

Hresh surprit certains membres de la tribu parier que le départ ne pourrait s’effectuer à la date prévue, qu’il serait retardé d’une semaine, d’un mois, d’une saison. Mais les préparatifs se poursuivaient avec la même fièvre et aucun ajournement n’était annoncé.

— C’est notre dernière chance, dit-il à Taniane. Il nous faut rassembler les Chercheurs afin de découvrir le maximum de choses pour les emporter avec nous.

— Mais Koshmar nous demande de tout laisser tomber pour nous préparer au départ.

— Koshmar ne comprend rien à rien, répliqua Hresh d’un air buté. J’ai l’impression que la moitié du temps elle s’imagine encore être dans le cocon.

Bien qu’un peu inquiète de braver l’autorité de Koshmar, Taniane finit par céder aux instances de Hresh. Mais il fut plus difficile que prévu de reconstituer l’ancienne équipe des Chercheurs. Konya était parti avec Harruel ; Shatalgit et Praheurt, ayant déjà la charge d’un enfant et bientôt d’un deuxième, n’avaient plus de temps à consacrer aux fouilles ; Sinistine se retrancha prudemment derrière l’ordre donné par Koshmar de renoncer séance tenante à toute autre occupation que les préparatifs du départ et il fut impossible de la faire changer d’avis.

Il ne restait donc plus qu’Orbin et Haniman. Haniman leur déclara sans ambages qu’il n’avait pas envie de se joindre à eux et refusa toute discussion. Orbin, tout comme Sinistine, affirma qu’il allait obéir aux ordres de Koshmar.

— Mais nous avons besoin de toi, dit Hresh. Dans certains endroits, les murs se sont effondrés et d’énormes dalles obstruent le passage. Les objets les plus précieux se trouvent peut-être dans ces lieux d’accès difficile. Ta force nous sera très utile, Orbin.

— Il y a beaucoup à faire dans le campement, répondit Orbin en haussant les épaules, et là aussi ma force sera très utile. Et Koshmar a dit…

— Oui, je sais. Mais ce que je te demande est plus important.

— Pour toi.

— Je t’en supplie, Orbin. Nous étions amis autrefois.

— Crois-tu ? demanda Orbin, le visage impassible.

Le coup fut rude pour Hresh. Oui, ils avaient été amis d’enfance, mais il y avait déjà de longues années de cela. Mais, depuis, qu’étaient-ils l’un pour l’autre ? Des étrangers, sans doute. Qu’y avait-il de commun entre le chroniqueur, le sage de la tribu et un simple guerrier qui ne valait que par ses muscles ? Hresh n’insista pas. Il accomplirait les dernières explorations avec la seule aide de Taniane.

Ils recommencèrent à se glisser hors du campement à la faveur de la nuit. Hresh s’était de nouveau fixé comme but l’endroit où il avait découvert les ouvriers artificiels chargés des réparations de la ville. Mais cette fois il emporta le Barak Dayir.

— Regarde sur ce mur ! s’écria Taniane. Une marque faite par les Beng !

— Oui. Je vois.

— Nous entrons dans une zone interdite !

— Une zone interdite ! répéta Hresh en s’emportant. Et qui était à Vengiboneeza le premier ? Le Peuple ou les Beng ?

— Mais les autres fois où nous avons vu ces signes des Beng, nous avons fait demi-tour !

— Eh bien, pas cette fois-ci ! dit Hresh.

Ils continuèrent à avancer et aperçurent la pyramide de colonnes brisées. Des rubans fixés par les Beng pendaient sur la façade du temple effondré. Deux ouvriers artificiels passèrent devant eux sans leur prêter la moindre attention et entreprirent de fouiller dans les décombres et d’étayer un mur branlant.

— Là-bas, Hresh, murmura Taniane.

Il tourna la tête vers la gauche et vit à la clarté de la lune l’ombre de deux casques Beng découper deux taches monstrueuses sur le mur d’un bâtiment de pierre blanche. Les deux solides guerriers, venus sur le dos d’un seul vermilion, discutaient calmement aux pieds de leur monture.

— Ils ne nous ont pas vus, souffla Taniane.

— Je sais.

— Est-il possible de les contourner ?

— Nous allons nous montrer, dit Hresh en secouant la tête.

— Comment ?

— Il le faut.

Il sortit la Pierre des Miracles et la garda quelques instants dans le creux de sa main. Taniane l’observait avec un mélange de crainte et de fascination. Et Hresh sentit lui aussi la peur le gagner. Non pas la peur du Barak Dayir, mais une certaine anxiété devant les risques et la complexité de ce qu’il s’apprêtait à faire.

Il enroula son organe sensoriel autour du talisman et la musique de la Pierre des Miracles envahit aussitôt son âme. Elle le calma et l’apaisa quelque peu. Faisant signe à Taniane de le suivre, il s’avança à découvert et se dirigea vers les Beng qui le considérèrent avec étonnement et mécontentement.

Prendre le contrôle, tout de suite, sans leur faire de mal, sans mettre leur vie en danger…

Hresh effleura leur âme. Il sentit les deux Beng se recroqueviller et s’efforcer furieusement d’échapper à cette intrusion. Hresh empêcha en tremblant le contact de se rompre. Il ne pouvait chasser de sa mémoire le souvenir du premier Homme au Casque qui avait préféré mourir plutôt que de le laisser pénétrer en lui. Peut-être avait-il été trop brutal. Mais il ne devait pas tuer ces deux-là. Surtout ne pas les tuer. Et il se laissa guider par le Barak Dayir.

Les Beng continuèrent de résister en se tortillant, puis ils abandonnèrent la lutte et se détendirent. Ils le regardaient, béants de stupeur, comme des animaux de la jungle. Hresh put enfin reprendre son souffle. Cela marchait. Ils étaient en son pouvoir !

— Je suis venu explorer ce lieu, leur dit-il.

La tension se lisait dans les yeux brillants des Beng. Mais ils étaient impuissants à échapper à l’emprise de Hresh. L’un après l’autre, ils acquiescèrent d’un signe de la tête.

— Vous m’apporterez toute l’aide dont j’aurai besoin, poursuivit Hresh. C’est bien compris ?

— Oui.

Il reçut leur assentiment donné du bout des lèvres et d’une voix rauque.

Hresh sentit un vif soulagement l’envahir. Ils étaient à sa merci, mais il ne leur ferait aucun mal.

Taniane le regardait avec émerveillement. Il lui sourit et porta un doigt à ses lèvres.

Puis il se tourna vers le plus proche des petits ouvriers artificiels et lui donna un ordre. Son petit esprit mécanique obéit sans hésiter. Il pivota et se dirigea rapidement vers l’ouverture de pierre rouge pratiquée dans le sol. L’un de ses bras métalliques se déroula et toucha la dalle de pierre mobile qui glissa aussitôt sur ses coulisses.

Hresh et Taniane descendirent dans la salle souterraine brillamment éclairée et ils découvrirent une profusion de machines compliquées, luisantes, parfaitement entretenues. Une douzaine de petits ouvriers mécaniques se déplaçaient entre les rangées de machines, effectuant des travaux d’entretien. A l’autre bout de la salle, Hresh vit l’un des petits ouvriers au travail sur un de ses semblables, parfaitement immobile. Voilà pourquoi ces machines fonctionnaient encore après des centaines de milliers d’années ! Elles s’entretenaient et se réparaient mutuellement ! Dans ces conditions, elles pouvaient durer éternellement !

— Explique-moi la fonction de ces appareils, ordonna Hresh à l’ouvrier artificiel qui l’avait conduit dans la salle souterraine.

En guise de réponse, la machine ouvrit une niche pratiquée dans un mur et en sortit un globe bronze doré qui tenait dans le creux de la main de Hresh. La surface métallique en était translucide et Hresh vit rouler à l’intérieur une boule de vif-argent. Il n’y avait pas de bouton ni aucun autre dispositif de commande visible, mais quand Hresh projeta la force de son esprit amplifiée par le Barak Dayir, le petit globe s’ouvrit à lui comme s’il tournait sur des gonds et Hresh plongea dans un univers de connaissances à donner le vertige.

— Hresh ? dit Taniane. Tout va bien, Hresh ?

Il hocha lentement la tête. Il était stupéfait, abasourdi, étourdi de surprise. Le globe lui fournissait un flot continu et précipité de renseignements sur la fonction de tous les appareils entreposés dans la salle. Celui-ci servait à élever des murs, celui-là à paver les rues, un troisième mesurait la profondeur et la stabilité des fondations. Tel appareil permettait d’ériger des colonnes ; tel autre servait à creuser la pierre ; tel autre encore à transporter des débris…

Il avait déjà découvert des appareils de ce genre au cours de ses premières explorations des ruines et il se souvenait qu’ils s’étaient mis à fonctionner d’une manière capricieuse et anarchique, bâtissant frénétiquement des murs et des ponts, creusant d’immenses trous et faisant disparaître des bâtiments entiers. Il lui avait fallu les cacher, car ils étaient pire qu’inutiles : ils étaient dangereux, destructeurs et impossibles à contrôler.

Mais Hresh comprit que le petit globe doré contenant la boule de vif-argent devait être la commande principale, celle à laquelle toutes les autres obéissaient. Grâce à ce globe, il était en mesure de bâtir une nouvelle Vengiboneeza ! Un esprit résolu et doté d’une vision d’ensemble pouvait, par l’intermédiaire du globe, ordonner à l’armée de machines de faire tout ce qu’il y avait à faire. Plus de ponts suspendus dans le vide, plus de murs s’élevant anarchiquement au beau milieu des boulevards, mais une construction ordonnée suivant méthodiquement le plan élaboré dont il serait l’architecte, le globe le contremaître et toutes les machines les ouvriers…

— Qu’est-ce que tu as, Hresh ? Explique-moi ce qui se passe.

— Miracles et prodiges ! dit-il d’une voix étouffée. Miracles et prodiges !

Il se tourna vers les deux Beng qui étaient restés dans la rue et contemplaient la scène d’un air hébété. Ils s’efforçaient encore, mais vainement, de se libérer de l’emprise de Hresh.

— Vous deux ! cria-t-il. Venez ici ! Transportez ces appareils dehors et commencez à les charger sur votre vermilion !

Il fallut une douzaine d’allers et retours pour que tout ce que Hresh jugeait important fût transporté au campement du Peuple. Juste avant les premières lueurs de l’aube, il renvoya les Beng en les remerciant chaleureusement après avoir effacé de leur esprit tout ce qui s’était passé pendant la nuit.

Seule dans le temple, Torlyri s’affairait avec ardeur à la lueur dansante d’une bougie à empaqueter tous les objets sacrés que la tribu devait emporter. De temps en temps, elle se redressait et s’adossait au mur de pierre froide en respirant profondément. Elle était parfois saisie de tremblements irrépressibles. Il ne restait plus que quelques jours avant le départ de Vengiboneeza.

Hresh s’occupait des chroniques et de tout ce qui avait trait à l’histoire du Peuple, mais elle était responsable du reste, de tout ce que la tribu avait amassé au long des millénaires de son existence recluse. Petites amulettes sculptées, coupes et statuettes dédiées aux différents dieux, bâtons magiques aux propriétés bénéfiques, cailloux polis et luisants, précieux talismans dont l’origine et l’utilité étaient oubliées depuis longtemps, mais qui se transmettaient de femme-offrande en femme-offrande depuis de nombreuses générations.

Boldirinthe l’avait aidée les deux soirs précédents, mais la veille, tandis qu’elles travaillaient côte à côte, elle lui avait brusquement demandé :

— Tu es en train de pleurer, Torlyri ?

— Pourquoi dis-tu cela ?

— J’ai vu les larmes couler sur tes joues.

— C’est la fatigue, Boldirinthe. Rien d’autre que la fatigue.

— C’est la perspective de partir qui te rend triste, n’est-ce pas ? Tout compte fait, nous étions heureux ici.

— Les dieux décident. Les dieux pourvoiront à nos besoins.

— Si je puis t’aider en quoi que ce soit…

— Tu veux consoler la consolatrice ? demanda Torlyri avec un petit rire. Non, Boldirinthe, je te remercie. Tu te trompes si tu crois que je suis triste. Je suis simplement très fatiguée.

Ce soir-là, Torlyri travaillait seule. Elle avait les larmes aux yeux et elle savait qu’il suffirait d’un rien pour qu’elles coulent sans retenue. Elle ne pouvait supporter l’idée d’être un objet de pitié, aussi bien pour Boldirinthe que pour qui que ce fût. Si elle devait s’effondrer, elle le ferait seule.

Les doigts tremblants, elle enveloppait les objets sacrés dans des morceaux de fourrure ou des réceptacles tressés, puis elle les disposait dans les paniers que la tribu allait emporter. De temps à autre, elle se penchait pour embrasser tel ou tel objet. Tout au long de sa vie, ils avaient été les outils de son métier, grâce auxquels elle s’était assuré la bienveillance continue des dieux. Ce n’étaient que de petits objets de pierre ou d’os, de bois ou de métal, mais ils étaient investis d’un caractère et d’un pouvoir divin. Elle leur avait prodigué son affection et ils lui étaient aussi familiers que ses propres mains. Et maintenant ils disparaissaient l’un après l’autre dans les paniers.

A mesure que la salle se vidait, elle sentait approcher l’heure où son destin allait se jouer. L’échéance était proche.

Tout à coup elle entendit des pas s’approcher du sanctuaire. Elle leva la tête, les sourcils froncés.

— Torlyri ?

C’était la voix de Boldirinthe. Torlyri songea avec agacement qu’elle était quand même venue. Elle se dirigea vers la porte et passa la tête dans l’embrasure.

— Je t’avais demandé de ne pas venir ce soir, Boldirinthe. Il y a certains talismans que je suis la seule à pouvoir toucher.

— Je sais, dit doucement Boldirinthe. Je n’ai nulle envie de te déranger dans ton travail, Torlyri, mais j’ai un message pour toi et j’ai pensé qu’il fallait t’en avertir.

— Un message de qui ?

— De ton Homme au Casque. Il est là et il désire te voir.

— Il est là ?

— Devant le temple. Caché dans l’ombre.

— Aucun Beng n’a le droit de pénétrer dans ce bâtiment, déclara Torlyri en s’agitant. Dis-lui d’attendre. Je vais aller le trouver… Non, non, je ne veux pas qu’on nous voie ensemble ce soir.

Elle commença à se tordre nerveusement les mains et à s’humecter les lèvres.

— Tu sais où se trouve l’entrepôt où Hresh conserve tout ce qu’il a découvert dans les ruines ? Regarde s’il y a quelqu’un à l’intérieur. S’il n’y a personne, emmène-le là-bas. Et reviens me le dire.

Boldirinthe inclina silencieusement la tête et disparut.

Torlyri essaya de se remettre au travail, mais c’était impossible. Elle maniait maladroitement les objets sacrés, manquait de les faire tomber, était incapable de se souvenir des paroles sacrées qu’elle était censée prononcer en les manipulant. Elle renonça au bout de quelques minutes et s’agenouilla devant le petit autel, les coudes sur le rebord, la tête baissée, priant pour retrouver son calme.

— Il t’attend, dit Boldirinthe qui était arrivée sans bruit derrière elle.

Torlyri referma le meuble contenant les objets sacrés et souffla les bougies. Elle s’arrêta dans l’obscurité devant Boldirinthe et la serra tendrement dans ses bras. Puis elle l’embrassa rapidement et murmura un mot de remerciement. En débouchant sur l’esplanade, elle prit aussitôt la direction de l’entrepôt de Hresh.

Boldirinthe inclina silencieusement la tête et disparut.

La nuit était douce, sans le moindre souffle de vent, et, dans le ciel, la lune jouait à cache-cache avec des nuages frangés d’argent. Mais Torlyri frissonnait. Elle se sentait oppressée.

Trei Husathirn, une branche de phosphobaies à la main, tournait en rond comme un animal en cage quand Torlyri pénétra dans la vaste salle. Coiffé de son casque, il paraissait plus grand que le souvenir qu’elle avait de lui. Ils ne s’étaient pas vus depuis plusieurs jours, car elle avait beaucoup trop à faire au campement. Il marchait dans la salle, posant de temps en temps la main sur l’un des appareils rassemblés par Hresh et le groupe des Chercheurs. En entendant Torlyri, il pivota sur lui-même et leva les bras dans un geste de défense.

— Ce n’est que moi, dit-elle en souriant.

Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre. Il l’étreignit et la serra si fort qu’elle en eut le souffle coupé. Elle sentait son corps frémir contre le sien. Au bout d’un moment, ils s’écartèrent l’un de l’autre et elle vit qu’il avait les traits tirés et l’air tendu.

— A quoi servent ces machines ? demanda-t-il.

— Il faudrait le demander à Hresh. Il les a découvertes un peu partout dans la ville. Ce sont des machines de la Grande Planète.

— Elles fonctionnent encore ?

— Comment pourrais-je le savoir ?

— Et il les emportera quand vous partirez ?

— Tel que je le connais, il en emportera le maximum.

Elle se demanda si elle n’avait pas eu tort de choisir ce lieu pour retrouver Trei Husathirn. Il aurait peut-être mieux valu qu’il ne voie pas toutes ces machines. Certes, il était son compagnon, ou l’équivalent de son compagnon, mais il était aussi un Beng et tout ce que la salle contenait faisait partie des secrets de la tribu.

La voix de Trei Husathirn, dure et inquiète à la fois, la troublait également. Il donnait presque l’impression d’avoir peur.

— Tu ne peux pas savoir combien tu m’as manqué, dit-elle en lui prenant la main.

— Tu aurais pu venir me voir.

— Non. C’était impossible. Tout doit être préparé d’une certaine manière… Il y a des prières à dire… Cela représentait plusieurs semaines de travail et je me demande si je pourrai finir à temps. Tu n’aurais pas dû venir ce soir, Trei Husathirn.

— Il fallait que je te parle.

Cela sonnait faux. Il aurait dû dire : Il fallait que je te voie, ou j’avais envie de te voir, ou encore je ne pouvais plus rester loin de toi. Mais pourquoi fallait-il qu’il lui parle ? Et de quoi ?

Elle lâcha sa main et recula, inquiète, mal à l’aise.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.

— La date fixée pour le départ n’a pas changé ? demanda-t-il après un long silence.

— Non.

— Il ne reste donc plus que quelques jours ?

— Oui, dit Torlyri.

— Qu’allons-nous faire ?

Elle avait envie de baisser les yeux, mais elle parvint à soutenir son regard.

— Que veux-tu faire, Trei Husathirn ?

— Tu le sais bien. Je veux partir avec vous.

— Comment serait-ce possible ?

— Oui, dit-il, comment serait-ce possible ? Je ne connais ni vos coutumes ni vos dieux ni votre langue. Tout ce que je connais de votre peuple, c’est toi. Jamais je ne pourrai m’intégrer.

— Tu y arriverais peut-être à la longue, dit-elle.

— Tu crois ?

— Non, répondit-elle dans un souffle, en détournant les yeux.

— J’en conclus donc, après m’être posé la question plusieurs centaines de fois, que je ne pourrai jamais trouver ma place dans la tribu de Koshmar. J’y serais toujours un étranger. Peut-être même un ennemi.

— Certainement pas un ennemi.

— Si, un ennemi, aux yeux de Koshmar et de certains autres.

Il écrasa brusquement la branche de phosphobaies qu’il tenait à la main et la jeta violemment par terre. La salle fut aussitôt plongée dans le noir et Koshmar sentit avec étonnement la peur la gagner. Que comptait-il faire ? Les tuer tous les deux, puisque leur amour était impossible ? Mais il lui prit la main, l’attira contre lui et referma tendrement les bras autour d’elle.

— Il me faudrait aussi abandonner mes frères, mon chef et mes dieux, reprit-il d’une voix lointaine, caverneuse, le corps parcouru de tremblements. Il me faudrait renoncer à Nakhaba ! Tout abandonner. Je ne serais plus moi-même ! Je serais perdu !

Torlyri laissa courir sa main sur l’oreille de Trei Husathirn, sur sa joue, sur la longue marque rosâtre de son épaule. Elle distinguait son visage dans la pénombre et elle y vit la double traînée luisante de ses larmes. Elle eut l’impression qu’elle allait elle-même fondre en pleurs, mais non, non, il n’y avait plus de larmes en elle.

— Qu’allons-nous faire ? demanda-t-il de nouveau.

Torlyri prit sa main et la pressa contre sa poitrine.

— Viens. Allonge-toi avec moi. Par terre, devant toutes ces machines grotesques. Voilà ce que nous allons faire, Trei Husathirn. Viens. Avec moi. Avec moi.

Le jour se levait à peine quand Hresh tourna la tête et regarda tendrement Taniane, encore profondément endormie après leur expédition nocturne. Puis il sortit sans faire de bruit. Tout était calme dans le campement et l’air avait une merveilleuse douceur, comme si une fleur singulièrement odorante s’épanouissait aux premiers rayons du soleil.

La nuit avait été miraculeuse. Les dernières barrières avant le départ de Vengiboneeza venaient de tomber. La petite sphère de métal d’un bronze doré lui en avait apporté l’assurance.

Ce n’était pas elle qu’il tenait à la main, mais la sphère argentée qu’ils avaient découverte quelques jours plus tôt. Il n’avait pas encore trouvé le temps de l’examiner à fond, mais, par cette aube brumeuse, après une nuit sans sommeil, une nuit où le sommeil eût été inconcevable, une nuit d’efforts héroïques, la petite sphère pesait de tout son poids sur son âme. Elle semblait l’appeler. Il regarda autour de lui, mais il n’y avait personne en vue. Tout le monde dormait encore. Hresh se glissa entre deux statues d’albâtre monumentales représentant des yeux de saphir amputés de leur tête et il actionna la commande de la sphère.

Pendant quelques instants, rien ne se passa. Avait-il épuisé toute l’énergie de l’appareil en le mettant en marche la première fois ? Ou peut-être n’avait-il pas appuyé assez fort sur le cabochon. Il soupesa le globe en s’interrogeant. Puis il commença à émettre son sifflement perçant et sa froide lumière verte.

Hresh colla précipitamment son œil à la petite ouverture et la Grande Planète lui apparut de nouveau.

Mais, cette fois, une musique accompagnait les images. Une mélodie lente et rythmée ; trois motifs entremêlés, l’un à la tonalité triste et grise, le deuxième d’un bleu profond, à fouailler l’âme, et le dernier d’un orange agressif. La musique s’apparentait à un chant funèbre et Hresh comprit qu’elle évoquait les derniers jours de la Grande Planète.

Malgré la petitesse de l’ouverture du globe, Hresh avait devant lui un panorama de toute la cité des yeux de saphir. Il découvrait toute la ville de Vengiboneeza aux dernières heures de son existence.

Le spectacle était terrifiant.

Le ciel est noir au-dessus de la cité. Il est parcouru de vents violents, créant des turbulences qui apparaissent en noir sur le fond noir de la voûte céleste. Une lourde chape de poussière écrase la ville. De timides rayons de soleil parviennent à la percer, mais ils sont si faibles qu’ils semblent tomber mollement par terre. Une mince couche de givre commence à se former sur la pointe des feuilles, sur le bord des mares, sur les appuis des fenêtres et dans l’air même.

Hresh comprend qu’une étoile de mort vient de tomber. L’une des premières, peut-être même la toute première.

Avec une violence à faire trembler toute la planète, l’étoile de mort s’est fracassée au sol tout près de Vengiboneeza — mais ce n’est peut-être pas là, c’est peut-être aux antipodes de Vengiboneeza ! — et un énorme nuage noir chargé de poussières s’est élevé dans le ciel, plus haut que le sommet le plus élevé. L’air est dense de ces poussières qui occultent toute la chaleur du soleil. Seule une pâle lueur froide parvient à les traverser. La planète commence à geler.

Ce n’est que le commencement. L’une après l’autre les étoiles de mort s’écraseront sur la Terre, à raison d’une tous les cinquante ans — ou tous les cinq siècles, comment le savoir ? — et chacune sera une nouvelle calamité à l’orée du Long Hiver.

Mais, pour la Grande Planète, la chute de la première étoile de mort sera fatale. Les yeux de saphir, les végétaux, les seigneurs des mers et les autres Peuples vivent sur une planète où l’air est éternellement doux et où l’hiver est inconnu. L’hiver n’est plus qu’un très lointain souvenir remontant aux âges préhistoriques, une sorte de rêve immémorial. Et voilà que l’hiver revient. Des Six Peuples, seuls les hjjk et les mécaniques pourront y survivre sans prendre de dispositions particulières pour se protéger, mais ces derniers, et Hresh ne comprend pas bien pourquoi, choisiront de se laisser mourir.

Pour la Grande Planète, la fin des temps est proche.

Un vent aigre souffle en rafales. Quelques flocons de neige dansent dans le ciel. Le froid a déjà poussé des troupeaux de bêtes apeurées à venir chercher refuge à Vengiboneeza. Hresh voit partout des cornes et des sabots, des crocs et des crinières, de grands yeux terrifiés et des mufles écumants.

Le souffle des vents forme comme un roulement sourd, au rythme solennel, qui ordonne aux animaux de chercher refuge dans la cité. Poussés par les folles bourrasques, ils courent dans la tourmente, plus loin, toujours plus loin. Ils se rassemblent en troupeaux innombrables dans les rues de la cité qu’ils parcourent avec frénésie, comme si le mouvement seul pouvait leur permettre de conserver la chaleur nécessaire à leur survie. Les merveilleuses villas blanches de Vengiboneeza sont assiégées. Partout où se porte le regard de Hresh, des animaux de toutes les espèces escaladent les murs, franchissent le seuil des habitations, se terrent dans les chambres. D’énormes troupeaux de quadrupèdes affolés envahissent les avenues, piétinant tout sur leur passage. Les cris rauques des envahisseurs à quatre pattes ponctuent la musique sereine qui s’échappe du globe argenté.

Et pourtant, et pourtant, et pourtant…

Les yeux de saphir…

Hresh les voit continuer à vaquer à leurs affaires au milieu de ces scènes de folie. Les crocodiliens massifs sont calmes, affreusement calmes. Comme si tout ce qui se passe devant leurs yeux n’avait pas plus de gravité qu’un petit orage en été.

Tout autour d’eux sautent, bondissent et se tordent des animaux sauvages fous de peur. Et calmement, très calmement, sans jamais trahir la moindre inquiétude, la moindre angoisse, les yeux de saphir rangent leurs trésors, donnent des instructions pour leur protection et rendent hommage, comme si de rien n’était, aux dieux qui sont en train de causer leur ruine.

Hresh les voit se rassembler par petits groupes pour écouter placidement de la musique, pour contempler les jeux de lumière sur des cristaux géants incrustés dans les murs des bâtiments, pour se livrer à de paisibles discussions sur des sujets abscons. Leur existence se poursuit tout à fait normalement. Quelques-uns, mais ils sont rares, s’avancent vers les tubes surmontés de la sphère lumineuse dans laquelle ils sont aspirés. Mais peut-être cela aussi est-il normal et n’a-t-il rien à voir avec la catastrophe imminente.

Ils savent pourtant que leur destin est scellé. Ils doivent le savoir ! Comment pourrait-il en aller autrement ? Mais ils ne s’en soucient aucunement.

Le froid augmente. Le vent se fait de plus en plus violent. Il n’y a plus ni lune ni étoiles dans le ciel, plus rien que les ténèbres absolues. Une pluie glacée commence à tomber. Elle se transforme en neige, puis en grêle avant de toucher le sol. Tous les arbres, tous les bâtiments sont tapissés d’une couche étincelante de glace transparente. La planète commence à revêtir son manteau de mort.

Chacun à sa manière, les autres peuples réagissent à la dévastation.

Les hjjk abandonnent la ville. Disposés en une double file où se répètent interminablement le jaune et le noir de leur carapace, ils sortent en rangs serrés par la porte méridionale. Sans précipitation, avec une discipline parfaite, leur exode a quelque chose de monstrueusement méthodique.

Les seigneurs des mers évacuent eux aussi la cité. Ils ne manifestent aucune panique en descendant vers le front de mer et en s’éloignant lentement du rivage. Mais l’eau commence à geler et ils se dirigent vers une mort certaine. Comment ne le sauraient-ils pas ?

Les mécaniques quittent la ville en suivant la grande avenue qui serpente dans les contreforts de la montagne et prennent ensuite la direction de l’orient. Les machines luisantes à la tête en forme de dôme avancent à pas rapides et saccadés. Peut-être se dirigent-ils vers le lieu de leur rendez-vous, dans les plaines distantes où Hresh et sa tribu les découvriront dans un avenir très lointain, recouverts d’une rouille millénaire.

Il n’y aura pas d’exode pour les végétaux. Ils sont déjà en train de mourir. Ils s’étiolent sur place, leurs tiges et leurs membres noircissent, leurs pétales flétris se recroquevillent. Dès qu’ils tombent, quelques mécaniques qui n’ont pas encore quitté la ville apparaissent et balaient les restes des pauvres fleurs. L’entretien de la cité sera assuré jusqu’au dernier moment.

Des Six Peuples, seuls les humains ne se montrent pas. Hresh cherche par toute la ville les longues et pâles créatures aux yeux sombres et à la tête en pain de sucre, mais il n’en découvre pas une seule. Ils semblent déjà être partis. Sont-ils assez clairvoyants pour avoir anticipé la catastrophe et pour s’être réfugiés ailleurs, en lieu sûr ? Pour être allés attendre ailleurs une mort paisible, comme les seigneurs des mers et les mécaniques. Hresh ne saurait le dire. Il est hébété et transi par le spectacle de la fin de Vengiboneeza. Il est fasciné par les vents porteurs de mort qui courent dans le ciel noir, par la musique funèbre, par les migrations des habitants de la Grande Planète et par l’invasion de la cité par les animaux sauvages. Mais aussi, et peut-être surtout, par le consentement unanime des yeux de saphir à la veille de leur destruction..

Il regarde encore, jusqu’à ne plus pouvoir le supporter. Et jusqu’à la fin, les yeux de saphir font montre de la même indifférence devant leur tragique destin.

Quand Hresh pose enfin un doigt tremblant sur le cabochon, la vision cesse et la musique se tait. Il se laisse tomber à genoux, abasourdi, écrasé.

Il savait qu’il n’avait rien compris de tout ce qu’il avait vu.

Son âme bouillonnait de questions comme jamais encore elle ne l’avait fait. Et il n’avait aucune réponse. Pas une seule.

Quand Koshmar se réveilla, elle essaya de se mettre sur son séant, mais une main invisible se posa entre ses seins et la repoussa avec violence sur sa couche. Elle était seule. Torlyri était partie la veille au soir dans le temple pour empaqueter les objets sacrés et elle n’était pas revenue. Elle avait dû partir retrouver son Beng. Koshmar demeura tranquillement allongée pendant quelques instants, sans faire d’effort pour se relever. Elle respirait péniblement et se massait le sternum en grimaçant. L’intérieur de sa poitrine la brûlait. J’ai le cœur en feu, songea-t-elle. Ou peut-être les poumons. Je me consume de l’intérieur.

Elle essaya de se redresser tout doucement. Elle n’eut pas cette fois l’impression qu’une main la repoussait, mais il lui fallut longtemps pour y parvenir, avec maints frissons et tremblements. A plusieurs reprises, elle interrompit son mouvement et demeura en appui sur le bout des doigts en luttant pour ne pas retomber en arrière. Elle avait très froid. Heureusement que Torlyri n’était pas là pour voir sa faiblesse, sa maladie, sa souffrance. Personne ne devait la voir dans cet état, et surtout pas Torlyri.

Elle projeta en tâtonnant sa seconde vue à l’extérieur et perçut la présence de Threyne, accompagnée de son fils Thaggoran, qui passaient devant la maison. Koshmar l’appela et s’avança en tremblant jusqu’à la porte, s’agrippant au chambranle et redressant les épaules pour donner l’impression que tout allait bien.

— Tu m’as appelée ? demanda Threyne.

— Oui, j’ai quelque chose à dire à Hresh, fit Koshmar d’une voix rauque et chevrotante. Veux-tu aller le chercher et lui demander de venir.

— Bien sûr, Koshmar.

Mais Threyne hésitait. Elle ne partit pas comme Koshmar le lui avait demandé et le trouble se lisait dans son regard. Elle voit que je suis malade, songea Koshmar, mais elle n’ose pas me demander ce qui ne va pas.

Koshmar regarda le petit Thaggoran. C’était un garçon robuste et timide, aux membres longs et aux yeux brillants. Bien que déjà âgé de plus de sept ans, il restait caché derrière sa mère et dévisageait le chef d’un air inquiet. Koshmar lui sourit.

— Comme il a grandi, Threyne ! s’exclama-t-elle avec toute la chaleur dont elle était capable. Je me souviens bien du jour où il est né. C’était juste avant d’arriver à Vengiboneeza, près du lac où vivait le marcheur sur l’onde. Nous t’avions préparé une couche de feuillages. Torlyri est restée auprès de toi pendant ta délivrance et c’est Hresh qui a donné à ton fils son nom de naissance. T’en souviens-tu ?

Mais Treyne la regardait d’un air bizarre. Koshmar sentit un nouveau spasme lui tordre la poitrine.

Elle doit penser que j’ai le cerveau ramolli pour lui demander si elle se souvient de la naissance de son premier enfant, songea Koshmar. S’efforçant désespérément de maîtriser son tremblement, elle avança la main pour effleurer la joue de l’enfant. Mais Thaggoran se déroba.

— Va me chercher Hresh ! ordonna Koshmar.

Hresh fut anormalement long à venir. Koshmar se dit qu’il était peut-être parti fouiller une dernière fois dans les ruines avant que la tribu quitte Vengiboneeza. Puis il lui revint en mémoire que Hresh avait maintenant une compagne régulière et qu’il n’avait peut-être tout simplement pas envie d’être dérangé pendant un couplage ou un accouplement. Comme il était curieux de songer que Hresh avait une compagne, qu’il s’adonnait au couplage et à tout ce genre de choses. Pour elle, il resterait à jamais le gamin trop curieux qui avait essayé un jour déjà si lointain de se glisser hors du cocon pour apercevoir le fleuve.

Quand il arriva enfin, il avait les yeux rougis et un air hagard semblant indiquer qu’il n’avait pas dormi depuis bien longtemps. Mais dès le premier regard qu’il porta sur Koshmar, il eut un petit hoquet de surprise et retrouva toute sa vivacité, comme si le saisissement éprouvé à sa vue l’avait pleinement réveillé.

— Que t’est-il arrivé ? demanda-t-il aussitôt.

— Rien. Rien. Entre, veux-tu.

— Tu es malade ?

— Non !

Elle vacilla sur ses jambes et faillit tomber.

— Oui, avoua-t-elle dans un murmure.

Hresh la prit par le bras pour la soutenir et la guida jusqu’à un banc de pierre recouvert de fourrures. Elle demeura assise pendant un long moment, la tête baissée, parcourue de longs frissons tandis que des vagues de douleur se propageaient dans tout son corps.

— Je vais mourir, dit-elle calmement.

— C’est impossible !

— Veux-tu essayer de te glisser dans mon esprit pour ressentir ce que je ressens ? Tu sauras la vérité.

— Laisse-moi aller chercher Torlyri, dit Hresh, sans dissimuler son inquiétude.

— Non ! Pas Torlyri !

— Elle connaît l’art de guérir.

— Je le sais bien, mon garçon. Mais je ne tiens pas à ce qu’elle exerce ses compétences sur moi.

Hresh s’accroupit devant Koshmar et essaya de la regarder au visage, mais elle refusa d’affronter son regard.

— Non, Koshmar ! Non ! Tu as encore des forces. Tu peux guérir, à condition d’accepter…

— Non.

— Torlyri sait-elle à quel point tu es malade ?

— Comment veux-tu que je le sache ? demanda Koshmar en haussant les épaules. Torlyri a l’esprit pénétrant. Mais je n’en ai jamais parlé à personne et surtout pas à elle.

— Depuis combien de temps es-tu malade ?

— Un certain temps, répondit Koshmar. Mon état a lentement empiré.

Elle releva brusquement la tête et sembla retrouver une partie de son énergie.

— Mais je ne t’ai pas demandé de venir pour parler de ma santé, dit-elle d’une voix plus forte.

— Je m’y connais moi-même un peu en matière de soins, poursuivit Hresh en secouant violemment la tête. Si tu ne veux pas que Torlyri soit au courant, c’est ton affaire. Rien ne t’oblige à faire appel à elle. Mais laisse-moi essayer de chasser ta maladie. Laisse-moi invoquer Mueri et Friit. Laisse-moi faire ce que tu aurais dû faire toi-même.

— Non.

— Pourquoi ?

— Mon heure est venue, Hresh. Qu’il en soit ainsi. Je ne quitterai pas Vengiboneeza quand la tribu partira.

— Bien sûr que si, Koshmar !

— Je t’ordonne de cesser de me dire ce que je ferai !

— Mais comment pourrons-nous t’abandonner ici ?

— Je serai morte, répondit Koshmar. Ou sur le point de mourir. Tu diras les paroles de mort sur mon corps et tu lui trouveras un lieu de repos. Puis vous partirez tous. C’est compris, Hresh ? C’est le dernier ordre que je donnerai : la tribu doit quitter cette ville. Mais je le donne en sachant que je ne serai pas parmi vous le moment venu. Tu as passé toute ta vie à me désobéir, mais j’espère que tu respecteras mes dernières volontés. Je ne veux ni pleurs ni tapage. J’ai dépassé la limite d’âge ; mon jour de mort est proche.

— Si seulement tu acceptais de me dire ce dont tu souffres, pour que je puisse essayer…

— Ce dont je souffre, Hresh, c’est d’être en vie. Le remède me sera bientôt fourni. Si tu dis un mot de plus, je te destitue de ta charge de chroniqueur, pendant que je détiens encore l’autorité. Tu vas te taire maintenant ? J’ai un certain nombre de choses à te dire tant que j’ai la force de le faire.

— Je t’écoute, dit Hresh.

— Le voyage que la tribu va entreprendre sera très long et il vous conduira à l’autre bout de la planète. La sagesse de la mort me permet de le deviner. Pour un voyage d’une telle durée, vous ne pourrez pas tout transporter à dos d’homme, comme nous l’avons fait après avoir quitté le cocon. Va voir les Beng, Hresh, et demande-leur de vous céder quatre ou cinq jeunes vermilions que vous utiliserez comme bêtes de somme. S’ils sont nos amis, comme ils le proclament si fort, ils te les donneront. Mais s’ils refusent, demande à Torlyri de convaincre son amant Beng d’en voler quelques-uns. Assure-toi qu’il y ait à la fois des mâles et des femelles, afin qu’ils puissent se reproduire.

— Cela ne devrait pas poser trop de problèmes, dit Hresh en inclinant la tête.

— Non, pas pour toi. Ensuite, il vous faudra un nouveau chef. Tu la choisiras avec Torlyri. Il faut prendre quelqu’un d’assez jeune, de très volontaire et également de très robuste, car il faudra guider la tribu au milieu des périls et pendant de longues années.

— As-tu un nom à proposer, Koshmar ?

Koshmar parvint à esquisser un sourire fugace.

— Ah ! Hresh ! Tu seras donc sournois jusqu’au bout ! Avec quel respect tu demandes à une moribonde de faire son choix, alors que je sais fort bien que le choix est déjà fait !

— Je te l’ai demandé en toute honnêteté, Koshmar.

— C’est vrai ? Eh bien, je vais te répondre sur le même ton et te dire ce que tu sais déjà. Il n’y a dans la tribu qu’une seule femme ayant l’âge voulu et possédant la force de caractère requise. C’est Taniane qui me succédera.

Hresh se mordit les lèvres et détourna les yeux.

— Ce choix te déplaît-il ? demanda Koshmar.

— Non. Tout au contraire. Mais il donne de la réalité à ce qui est en train de se passer. Il m’oblige à prendre beaucoup plus clairement conscience que je ne l’aurais voulu que tu ne seras plus notre chef, que Taniane…

— Tout change, Hresh. Les yeux de saphir ne sont plus les maîtres du monde. Et maintenant, encore autre chose : désirez-vous vous unir, Taniane et toi ?

— J’ai cherché dans les chroniques pour savoir s’il existait un précédent autorisant l’ancien de la tribu à prendre une compagne.

— Ce n’est plus la peine de chercher. Nous n’avons pas besoin de précédent. Tu seras le précédent. Taniane est maintenant ta compagne.

— C’est vrai ?

— Amène-la-moi quand tu reviendras du camp des Beng et je prononcerai les paroles.

— Koshmar… Koshmar…

— Mais ne lui parle pas de ma succession. Elle ne sera le nouveau chef que lorsque Torlyri et toi lui en aurez conféré le titre. Ces choses doivent être faites selon les règles. Il ne peut y avoir de nouveau chef tant que l’ancien est encore en vie.

— Laisse-moi essayer de te guérir, Koshmar.

— Tu m’ennuies, mon garçon. Va voir les Beng et demande-leur quelques vermilions.

— Koshmar…

— Vas-y !

— Permets-moi au moins de faire une seule chose pour toi.

Les doigts tremblants, Hresh détacha un petit objet qu’il portait autour du cou et le glissa dans la main de Koshmar.

— C’est une amulette que j’ai prise sur le corps de Thaggoran après l’attaque des rats-loups, dit-il. Elle est très ancienne et son pouvoir doit être très fort, mais je n’ai jamais pu savoir exactement à quel point. Quand je sens que la présence de Thaggoran me serait utile, je touche l’amulette et j’ai l’impression qu’il est tout près de moi. Garde-la dans ta main, Koshmar. Que Thaggoran vienne à toi et te guide vers l’autre monde.

Koshmar sentit qu’il refermait ses doigts sur l’amulette qui était dure et chaude dans sa paume.

— Il avait beaucoup d’affection et de respect pour toi, ajouta Hresh. Il me l’a souvent dit.

— Je te remercie pour cette amulette que je garderai jusqu’à mon dernier souffle, dit Koshmar en souriant. Mais, après, tu la reprendras. Je crois que tu n’en seras pas longtemps séparé. Va- t’en, maintenant, ajouta-t-elle avec un geste impatient de la main. Va chez les Beng et demande-leur quelques animaux. Va-t’en, Hresh ! Va-t’en !

Puis elle tendit la main vers la joue de Hresh.

— Va-t’en, l’ancien, dit-elle d’une voix adoucie. Mon chroniqueur.

Noum om Beng semblait l’attendre. Il ne manifesta en tout cas aucun étonnement en voyant apparaître Hresh, couvert de sueur, hors d’haleine après avoir parcouru au pas de course toute la distance séparant le campement de sa tribu de celui des Beng. Le vieux sage était assis sur son banc de pierre, face à l’entrée, comme s’il attendait l’arrivée d’un visiteur.

Hresh avait l’impression que son crâne était une enclume sur laquelle on frappait à coups redoublés. Et des coups, il avait le sentiment d’en avoir trop reçu en trop peu de temps. Tous les événements de ces derniers jours passaient et repassaient dans sa tête. Et il lui fallait maintenant se présenter devant Noum om Beng, pour ce qui serait probablement leur dernière occasion de parler ensemble. Il lui restait tellement à apprendre. Les questions ne cessaient de se multiplier et les réponses de se dérober.

— Assieds-toi, dit Noum om Beng en lui faisant signe de prendre place à côté de lui sur le banc de pierre. Repose-toi et reprends ton souffle, mon garçon. Fais entrer l’air au fond de tes poumons. Tout au fond.

— Père…

— Repose-toi ! dit Noum om Beng d’un ton impérieux.

Hresh crut qu’il allait le gifler, comme il l’avait fait si souvent dans les premiers temps de sa tutelle. Mais le vieillard n’esquissa pas un geste. Seuls ses yeux remuaient et leur regard d’acier contraignait Hresh à l’immobilité.

Il aspira lentement, garda l’air au fond de ses poumons et le rejeta avec la même lenteur. Et il recommença plusieurs fois au même rythme. Au bout d’un moment, les battements de son cœur ralentirent et la tempête qui soufflait dans son crâne sembla se calmer. Noum om Beng inclina la tête.

— Quand allez-vous quitter la ville, mon garçon ? demanda-t-il posément.

— Dans un ou deux jours.

— Auras-tu appris ici tout ce que tu avais à y apprendre ?

— Je n’ai rien appris, répondit Hresh. Rien du tout. Plus j’emmagasine de connaissances, moins je comprends.

— C’est pareil pour moi, dit doucement Noum om Beng.

— Comment pouvez-vous dire cela, Père ? Vous qui savez tout ce que l’on peut savoir !

— Crois-tu ?

— C’est ce qu’il me semble.

— En vérité, mon garçon, je sais bien peu de chose. Seulement ce qui m’a été transmis par les chroniques de ma tribu et ce que j’ai réussi à découvrir par moi-même, à la fois dans mes voyages et dans l’application de mes pensées. Et ce n’est pas suffisant. C’est loin d’être suffisant. Ce ne sera jamais suffisant.

— C’est la dernière fois que nous nous rencontrons, Père.

— Oui, je sais.

— Vous m’avez appris énormément de choses. Mais toujours indirectement, toujours des choses cachées. Peut-être leur signification m’apparaîtra-t-elle clairement quand je serai plus âgé, en réfléchissant à tout ce que vous m’avez dit ici. Mais aujourd’hui je souhaite que nous puissions parler d’une manière plus directe des grandes questions qui me plongent dans la perplexité.

— Nous avons toujours parlé d’une manière très directe, mon garçon.

— Ce n’est pas l’impression que j’ai, Père.

Si, dans le passé, Hresh s’était permis de le contredire aussi catégoriquement, cela lui aurait aussitôt valu une gifle cinglante et il s’attendait à la recevoir. Il l’espérait presque. Mais Noum om Beng ne fît pas un geste.

— Alors, dis-moi, Hresh, reprit le vieux sage après un long silence, quelles sont ces questions qui te rendent si perplexe ?

Hresh n’avait pas gardé le souvenir d’avoir entendu une seule fois Noum om Beng l’appeler par son prénom.

Parmi la myriade de questions qui lui montèrent instantanément à l’esprit, il essaya d’en choisir une, la plus importante, avant que Noum om Beng change d’avis. Mais tout choix était impossible. Puis Hresh vit s’étaler sur l’écran de son esprit une sorte de mer grise et toute plate qui s’étendait jusqu’à l’horizon et gagnait les étoiles, une mer qui recouvrait tout l’univers, une mer qui luisait d’un éclat nacré au milieu des ténèbres absolues. Et une étincelle brilla fugitivement sur les flots.

Il fixa Noum om Beng du regard.

— Dites-moi qui nous a créés, Père !

— Eh bien, c’est le Créateur.

— Vous voulez dire Nakhaba ?

Noum om Beng partit d’un grand éclat de rire, de ce rire sec et grinçant que Hresh n’avait eu l’occasion d’entendre que deux ou trois fois.

— Nakhaba ? Non, Nakhaba n’est pas le Créateur, pas plus que toi ou moi ! Nakhaba est l’Intercesseur. Je croyais te l’avoir clairement expliqué.

Hresh secoua la tête. L’Intercesseur ? Que voulait-il dire ?

— Nakhaba est le dieu le plus puissant que nous connaissons, dit Noum om Beng. Mais il n’est pas le plus puissant des dieux. Le plus puissant, le Créateur, nous est inconnu et il doit le rester à jamais. Seuls les dieux le connaissent.

— Et alors, demanda Hresh, qui est Nakhaba ?

— Nakhaba est l’intermédiaire entre notre peuple et les humains. Il intercède pour nous quand nous n’avons pu satisfaire aux exigences de notre destin.

Hresh se sentait perdu, entraîné dans des domaines dépassant l’entendement, en proie à l’incrédulité, à la confusion et au désespoir.

— Un dieu qui est l’intermédiaire entre nous et les humains ? Mais alors, les humains sont plus puissants que les dieux ?

— Plus puissants que as dieux, mon garçon. Plus que Nakhaba et que les Cinq Déités. Mais pas plus que le Créateur qui leur a donné vie, à eux comme à nous et à tout le reste. Tu vois la hiérarchie ?

Noum om Beng dessinait du bout du doigt en l’air le tableau de cette hiérarchie. Le Créateur était tout en haut, ce sixième dieu sur l’existence duquel Hresh s’était longuement interrogé ; un peu au-dessous venaient les humains ; puis Nakhaba et les Cinq Déités ; et enfin, tout en bas, mais quand même au-dessus des animaux sauvages, se trouvaient les gens du commun, le peuple des cocons, le peuple des velus.

Hresh écarquillait les yeux. Il attendait une révélation, et Noum om Beng lui en avait donné pour son argent. Mais il était incapable de digérer cette révélation, incapable de l’assimiler.

— Vous reconnaissez donc l’existence des Cinq Déités ? demanda-t-il en cherchant à revenir sur un terrain plus familier. Ce sont des dieux pour vous aussi bien que pour nous ?

— Naturellement, dit le vieillard. Nous leur donnons d’autres noms, mais nous reconnaissons leur existence. Comment pourrait-il en aller autrement ? Il doit exister un dieu qui protège, un dieu qui pourvoit et un autre qui détruit, un dieu qui guérit et un autre qui console. Mais aussi un dieu qui intercède.

— Un dieu qui intercède. Oui, sans doute.

— C’est celui dont ton peuple a oublié l’existence. Celui qui occupe une place au-dessus des cinq autres et qui est plus puissant qu’eux. Celui qui parle en notre faveur avec eux.

— Les humains sont donc également des dieux ?

— Non, répondit Noum om Beng. Non, je ne crois pas. Mais qui pourrait le dire ? Seul Nakhaba a déjà vu un humain.

— Je crois en avoir vu un, moi aussi, dit Hresh.

— Ce que tu dis est de la folie, mon garçon ! fit Noum om Beng avec un petit gloussement.

— Non. Dans notre cocon il y avait quelqu’un qui a dormi pendant toute la durée du Long Hiver. Il dormait dans un berceau, dans la salle principale. Nous l’appelions Ryyg, le Faiseur de Rêves. Il avait un corps très allongé, très pâle et tout rose, totalement dépourvu de fourrure. Il avait un crâne très haut au-dessus de son front bombé et des yeux rouges brillant d’un étrange éclat. On disait qu’il avait toujours vécu parmi nous, qu’il était entré dans le cocon dès le premier jour du Long Hiver, au moment de la chute des premières étoiles de mort. On disait aussi qu’il dormirait jusqu’à la fin de l’hiver et que, lorsque le moment serait venu, il se redresserait, il ouvrirait les yeux et il nous annoncerait qu’il fallait quitter le cocon. Et qu’après il mourrait. C’est ce qu’on disait depuis toujours et c’est ce qui était écrit dans les livres de nos chroniques. Et tout cela s’est réellement produit, Père. Je l’ai vu de mes propres yeux. J’étais là le jour où il est sorti de son sommeil.

Noum om Beng le considérait avec un regard étrangement fixe. Tout son visage était figé et ses yeux rouges étincelaient. Le souffle rauque du vieil Homme au Casque se faisait de plus en plus fort, jusqu’à ce qu’il finisse par évoquer une sorte de halètement animal.

— Je crois que le Faiseur de Rêves était un humain, reprit Hresh. Je crois qu’il avait été envoyé pour vivre au milieu de nous et pour veiller sur nous jusqu’à la fin du Long Hiver. Et quand l’hiver s’est achevé, sa tâche accomplie, il a été rappelé par les siens.

— Oui, dit Noum om Beng qui tremblait comme une corde d’arc trop tendue. C’est sans doute la vérité, mais pourquoi n’avais-je pas compris ? Je dois t’avouer quelque chose, mon garçon : il y avait aussi un Faiseur de Rêves dans notre cocon. Nous ne savions pas quelle sorte de créature cela pouvait être, mais nous aussi, nous en avions un. Il y a bien longtemps, avant ma naissance, si tu peux imaginer un espace de temps aussi long. Et nous avions également ce que tu appelles le Barak Dayir ; nos chroniques en font mention. Mais notre Faiseur de Rêves s’est réveillé trop tôt, quand la planète était encore sous l’emprise des glaces. Il nous a menés hors du cocon, il a péri et les hjjk se sont emparés de notre Pierre des Miracles. Mais Nakhaba nous a bien guidés et nous avons accompli de grandes choses malgré cette perte. Le plus beau est pourtant à venir, mon garçon, car toute la planète sera sous la domination des Beng. Je le vois très clairement. Mais le fait de ne plus être en possession du Barak Dayir nous a singulièrement compliqué la tâche ces dernières années. Alors que ton peuple — toi, mon garçon — étant en possession de la pierre magique…

Noum om Beng n’acheva pas sa phrase et il baissa les yeux.

— Oui ? demanda Hresh. Alors ? Quel est le destin de mon peuple ?

— Qui sait ? dit le vieil Homme au Casque d’un ton soudain très las. Pas moi. Et peut-être même pas Nakhaba. Qui peut se targuer de lire dans le livre du destin ? Je parviens à déchiffrer le nôtre, mais le vôtre est trop obscur. Il ne m’est jamais venu à l’esprit que notre Faiseur de Rêves pouvait être un humain, poursuivit-il en secouant la tête, mais je vois maintenant que ton hypothèse a de la force, qu’elle a de la valeur. Oui, il doit en avoir été ainsi.

— Je le sais, Père.

— Comment peux-tu le savoir ?

— Grâce à une vision que j’ai eue en utilisant une machine que j’ai découverte dans la ville et qui m’a montré la Grande Planète. Elle m’a montré les yeux de saphir, les végétaux et toutes les autres races. Et elle m’a aussi montré les humains, parcourant les rues où nous sommes. Et les humains étaient exactement comme Ryyg, notre Faiseur de Rêves.

— S’il en est ainsi, dit Noum om Beng, je comprends beaucoup de choses qui demeuraient obscures pour moi.

Hresh fut stupéfait d’être celui qui apportait la lumière à Noum om Beng et non l’inverse. Mais il demeurait assis en silence, tout tremblant.

— Veille jalousement sur ta pierre, mon garçon, dit Noum om Beng. Avale-la, si tu es en danger. Son importance est primordiale. Comme nous n’avons pas su conserver la nôtre, il nous a fallu lutter deux fois plus durement pour conquérir notre grandeur.

— Mais qu’est donc le Barak Dayir ? demanda Hresh. Il paraît que c’est une pierre qui vient des étoiles.

— Non, répondit le vieillard. Elle est d’origine humaine. C’est tout ce que je puis te dire. Sa création remonte encore plus loin que l’époque de la Grande Planète. Je comprends seulement aujourd’hui que c’est un objet fabriqué par les humains qui l’ont remis à notre race et dont les utilisations sont multiples. Je ne les ai jamais connues et tu n’as fait que commencer à les découvrir.

Hresh porta la main à son cou pour toucher l’amulette de Thaggoran, car il sentait la peur et une vive tension l’étreindre, mais il se souvint qu’il l’avait donnée à Koshmar pour qu’elle la soutienne pendant ses derniers moments.

— Je regrette que nous quittions Vengiboneeza si tôt, Père, dit-il.

— Pourquoi ? Le monde s’offre à vous.

— Je préférerais rester ici avec vous et apprendre tout ce que vous pouvez encore m’enseigner.

Noum om Beng se mit de nouveau à rire. Son long bras décharné se leva brusquement et sa main s’abattit sur la joue de Hresh, lui meurtrissant la lèvre.

— Voilà tout ce que j’ai à t’enseigner, mon garçon !

Hresh passa la langue sur sa lèvre inférieure où perlait une goutte de sang.

— Faut-il que je parte maintenant ? demanda-t-il d’une voix douce. Est-ce ce que vous souhaitez ?

— Tu peux rester aussi longtemps que tu le désires.

— Mais vous ne répondrez plus à mes questions ?

— Tu as d’autres questions à poser ?

Hresh hocha la tête en silence.

— Vas-y. Pose-les.

— Je dois commencer à vous fatiguer, Père.

— Vas-y, mon garçon. Tu peux me demander tout ce que tu veux.

— Vous m’avez dit un jour, commença Hresh d’une voix hésitante, que les dieux récompensaient tous nos efforts en nous envoyant des étoiles de mort, de sorte que plus rien n’avait de sens. J’avais qualifié cela d’imperfection de l’univers, mais vous m’avez affirmé que l’univers était parfait, que c’est nous qui étions imparfaits. J’ai quand même le sentiment qu’il s’agit d’une imperfection de l’univers. Et puis vous avez ajouté que nous devions poursuivre nos efforts, même si nous ne savions pas pourquoi. Vous avez dit qu’il m’appartenait d’en découvrir le pourquoi et, lorsque je l’aurais découvert, de venir vous raconter ce que j’aurais appris. Vous souvenez-vous de cette discussion, Père ?

— Oui, mon garçon.

— Il y a très peu de temps, j’ai eu une autre vision de la Grande Planète en utilisant un autre appareil que celui qui m’avait montré les humains. C’était la nuit dernière, Père. Et j’ai vu les derniers jours de la Grande Planète, quand la première étoile de mort est tombée, quand le ciel s’est assombri et quand l’air s’est refroidi. Les humains étaient déjà partis, mais j’ignore où. Les hjjk prenaient la route des collines, les végétaux mouraient sur place, les seigneurs des mers allaient se jeter dans l’eau glacée et les mécaniques partaient vers leur dernière demeure. Les yeux de saphir savaient que leur heure était venue, mais ils semblaient totalement indifférents à tout ce qui se passait autour d’eux. Ils ne manifestaient pas la moindre peur, pas le moindre désarroi. Ils ne faisaient pas un geste pour détourner la trajectoire des étoiles de mort avant qu’elles s’écrasent sur la planète, bien qu’il fût certainement en leur pouvoir de le faire. Je ne parviens pas à comprendre cela, Père. Si je savais pourquoi les yeux de saphir se sont aussi facilement résignés à leur sort, je pourrais peut-être vous dire pourquoi il nous faut poursuivre nos efforts sans relâche, même si les dieux doivent détruire un jour tout ce que nous avons bâti.

— Quel nom donnez-vous à celui de vos dieux qui est le Destructeur ? demanda Noum om Beng.

— Dawinno, répondit Hresh avec un regard béat d’étonnement.

— Dawinno. Comment considères-tu Dawinno ? Est-il pour toi un dieu malfaisant ?

— Comment un dieu pourrait-il être malfaisant, Père ?

— Tu as répondu à ta propre question, mon garçon.

Hresh ne voyait pas très bien comment. Il attendit que la lumière se fasse, mais rien ne venait. Noum om Beng lui souriait benoîtement, presque avec suffisance, comme s’il avait la certitude d’avoir fourni à Hresh la clé de tout ce qui le troublait.

Mais, derrière ce sourire, la fatigue donnait au visage du vieillard un teint terreux et Hresh se sentait lui-même à la limite de sa contention d’esprit. Il se dit qu’il allait en rester là. Il s’était déjà chargé le cerveau de tellement de choses qu’il lui faudrait certainement des années pour trier tout cela.

— Je vais partir maintenant, Père, dit-il en se levant. Je vais vous laisser vous reposer.

— Je ne te reverrai pas, dit Noum om Beng.

— Non, je ne crois pas.

— Nous avons fait du bon travail ensemble, mon garçon. Nos esprits étaient bien assortis.

— Oui, dit Hresh.

Il y avait dans la voix du vieux Beng quelque chose d’irrévocable qui poussa Hresh à se demander combien de temps il pouvait encore espérer vivre. Il émanait du vieillard décharné la conscience d’une mort imminente et un consentement serein s’apparentant à celui des yeux de saphir regardant le ciel obscurci par les nuages de poussière soulevés par les étoiles de mort. Hresh qui, le matin même, avait entendu Koshmar parler avec indifférence de sa fin prochaine se sentait cerné par la mort. Comment pouvait-on consentir aussi facilement à être rayé du nombre des vivants ?

Hresh se dirigea vers la porte d’une démarche hésitante. Il n’avait pas vraiment envie de partir, mais il savait qu’il le fallait.

— Avais-tu autre chose à me demander en venant ici, demanda Noum om Beng, ou bien voulais-tu simplement me parler ?

— Yissou ! Les vermilions !

Le rouge de la honte se répandit sur son visage.

— Oui, dit-il d’un air piteux, il y avait autre chose. Koshmar m’a demandé… Elle voulait savoir si… s’il serait possible d’avoir…

— Oui, dit Noum om Beng. Nous y avions pensé et tout est prêt. Quatre jeunes vermilions sont à vous, deux mâles et deux femelles. C’est notre cadeau d’adieu. Trei Husathirn vous les amènera dans une heure et il vous apprendra comment vous en faire obéir et comment les élever. C’est tout, maintenant, mon garçon ?

— Oui, Père.

— Approche-toi, Hresh.

Hresh s’avança vers le vieil Homme au Casque et s’agenouilla devant lui. Noum om Beng leva la main, comme s’il avait voulu le frapper une dernière fois. Puis il sourit en ralentissant le mouvement de son bras et il effleura la joue de Hresh en un geste d’une profonde affection. D’une très légère inclinaison de la tête, il lui indiqua que le moment de se retirer était venu. Ils n’échangèrent pas une seule autre parole. Quand Hresh s’arrêta sur le seuil de la porte et se retourna pour regarder une dernière fois Noum om Beng, il eut l’impression que le vieux sage ne le voyait plus, qu’il ne savait déjà plus qui était Hresh.

Il était midi quand Hresh regagna le campement. Le soleil était au zénith dans le ciel sans nuages. Hresh sentait la chaleur de la journée se déployer sur lui comme une couverture. Le temps des gelées et des bises mordantes était enfoui dans un passé infiniment lointain. Sa fourrure était couverte de sueur et de poussière après ses allers et retours précipités entre le campement et Dawinno Galihine. Sa tête bourdonnait et il avait mal aux yeux. Il avait l’impression de ne pas avoir dormi depuis un mois.

Une activité frénétique régnait sur l’esplanade, car les préparatifs du départ touchaient à leur fin. On sortait des maisons des paquets de toutes sortes, on clouait des caisses, on graissait les roues des chariots construits pour le voyage. Hresh vit Orbin courbé sous le poids de trois énormes balles, Haniman frapper avec violence sur une caisse à coups de marteau, Thhrouk faire un trou dans le mur d’un bâtiment pour faire passer par l’ouverture un colis trop gros pour la porte. La décision de Koshmar n’avait pas fait l’unanimité ; Haniman semblait être le principal opposant et il était suivi par la plupart de ceux que Hresh avait vus adorer la statue du Faiseur de Rêves, mais tout le monde sans exception participait aux préparatifs du départ. Les liens de solidarité étaient trop étroitement noués entre les membres de la tribu.

Taniane, qui sortait de la maison de Koshmar, s’arrêta sur le seuil et lui fit de grands signes.

— Hresh ! Par ici, Hresh !

Il se dirigea vers elle. Elle se tenait d’une manière bizarre, comme si elle souffrait du dos ; elle avait la tête rentrée dans les épaules et les coudes serrés contre les côtes. Ses lèvres tremblaient. Elle portait une écharpe rouge sang qu’il ne lui avait encore jamais vue.

— Alors, demanda Hresh, que se passe-t-il ?

— Koshmar…

— Oui, je sais. Elle est très malade.

— Elle va mourir d’un moment à l’autre. Torlyri est avec elle. Elle veut te voir aussi.

— Tu n’as pas l’air d’aller bien, Taniane.

— J’ai très peur, mais cela passera. Et toi, comment vas-tu ?

— Je n’ai pas dormi. Je suis allé chez les Beng pour leur demander de nous donner quelques vermilions. Trei Husathirn va bientôt nous les amener.

— Qui ?

— Le compagnon de Torlyri. Laisse-moi passer.

Elle posa les deux mains à l’intérieur des bras de Hresh, tout près de la pliure du coude. Ce contact, aussi fugitif qu’il fût, galvanisa leur énergie. Hresh sentit toute la force de l’amour de Taniane qui chassait une partie de sa fatigue. Puis elle s’écarta et il pénétra dans la demeure du chef.

Torlyri était au chevet de Koshmar. La femme-offrande avait la tête baissée et elle ne la releva pas en entendant Hresh approcher. Koshmar avait les yeux fermés et les bras croisés sur la poitrine. Elle serrait entre ses doigts crispés l’amulette de Thaggoran. Hresh crut la voir respirer faiblement et il posa la main sur l’épaule de Torlyri.

— Tout cela est de ma faute, dit la femme-offrande. Je n’ai jamais soupçonné qu’elle pouvait être aussi gravement malade.

— Je crois que la maladie l’a frappée très brutalement.

— Non. Elle doit souffrir depuis longtemps. Elle était rongé de l’intérieur et je ne l’ai appris qu’aujourd’hui. Comment ai-je pu ne pas m’en rendre compte, au moins pendant nos couplages ? Comment ai-je pu la négliger à ce point ?

— Ces questions ne sont pas de mise à présent, Torlyri.

— Depuis une heure, la vie commence à se retirer d’elle, mais, ce matin encore, elle avait toute sa lucidité.

— Je sais, dit Hresh. Je suis venu la voir de bonne heure. Elle était malade, mais pas à ce point.

— Tu aurais dû partir à ma recherche et me le dire !

A ces mots, Torlyri tourna vers lui un regard égaré et farouche, dans lequel il était impossible à Hresh de retrouver la calme et douce Torlyri qu’il avait toujours connue.

— Et tu as fait ce qu’elle t’a demandé ! lança-t-elle d’une voix vibrante de fureur.

— Aurais-je dû refuser d’obéir à mon chef ? demanda Hresh. De respecter ses dernières volontés ?

— Elle ne mourra pas, déclara Torlyri avec fermeté. Nous la guérirons, toi et moi. Tu joindras tes compétences aux miennes. Va chercher le Barak Dayir. Il doit bien y avoir un moyen de l’utiliser pour la sauver.

— Personne ne peut plus rien faire pour elle, dit Hresh d’une voix aussi douce que possible.

— Si ! Va chercher la Pierre des Miracles !

— Torlyri…

Elle lui lança un regard furieux, puis sa détermination l’abandonna soudain et elle éclata en sanglots. Hresh s’accroupit près d’elle et passa le bras autour de ses épaules. Koshmar émit un très léger soupir. Peut-être son dernier murmure de vie, songea Hresh. Il se prit à espérer qu’il en soit ainsi. Koshmar avait bien assez souffert.

— Quand je suis venue la voir ce matin, dit Torlyri sans le regarder, j’ai vu qu’elle était malade. Je lui ai dit que j’allais lui préparer un remède et elle m’a répondu qu’elle ne souffrait pas. Elle était trop faible pour se tenir debout et elle prétendait ne rien avoir. Elle m’a même demandé d’aller voir ailleurs si quelqu’un n’avait pas besoin de mes services ! J’ai essayé de la raisonner, de la persuader que son heure n’était pas encore venue et qu’il lui restait de longues années à vivre. Mais rien à faire, elle refusait de m’écouter. Elle m’a donné l’ordre de partir et je n’ai pas pu la faire changer d’avis. Koshmar a une volonté indomptable ; elle obtient toujours ce qu’elle désire… même si c’est la mort. Mais pourquoi veut-elle mourir ? ajouta-t-elle en relevant brusquement la tête et en plongeant un regard tourmenté dans celui de Hresh.

— Peut-être est-elle trop fatiguée, suggéra-t-il.

— Je ne pouvais rien faire pour la guérir contre sa volonté, poursuivit Torlyri. Pas tant qu’elle était consciente. Mais maintenant elle ne peut plus résister et, si nous unissons nos forces… Va chercher la Pierre des Miracles, Hresh ! Va chercher la Pierre des Miracles !

Le poing de Koshmar s’ouvrit et l’amulette de Thaggoran tomba par terre.

— C’est vraiment un miracle qu’il te faudrait, Torlyri, murmura Hresh en secouant la tête.

— Nous pouvons encore la sauver !

— Regarde-la, dit-il. Crois-tu qu’elle respire encore ?

— Très faiblement, mais oui… oui !

— Non, Torlyri. Regarde bien. Ou utilise ta seconde vue.

Les yeux écarquillés, Torlyri posa rapidement la main sur la poitrine de Koshmar, puis, la saisissant par les épaules, elle appuya la joue à l’endroit que sa main venait de quitter et commença de répéter interminablement le nom du chef mort. Hresh fit quelques pas en arrière. Il pensait qu’il valait mieux les laisser seules, mais il redoutait la violence du chagrin de Torlyri. Au bout d’un moment, il revint vers le lit et écarta délicatement Torlyri du corps de Koshmar avant de la prendre dans ses bras où elle donna libre cours à ses larmes.

La femme-offrande se calma plus vite qu’il ne l’aurait cru. Elle cessa de sangloter et sa respiration retrouva un rythme régulier. Puis elle leva les yeux vers Hresh, lui fit un petit signe de tête et esquissa un pauvre sourire.

— Taniane attend dehors ? demanda-t-elle.

— Elle doit encore y être.

— Va la chercher.

Hresh la trouva là où il l’avait laissée et dans la même posture bizarre.

— C’est fini, dit-il.

— Par tous les dieux !

— Viens. Torlyri veut te voir.

Ils repartirent ensemble dans la maison. Torlyri se tenait près du mur où étaient accrochés les masques des chefs. Dans sa main gauche elle tenait celui de Koshmar, un masque de bois aux reflets grisâtres, dont les fentes pour les yeux étaient peintes en rouge sombre. Dans la droite elle tenait un bâton de commandement.

— Nous avons beaucoup à faire aujourd’hui, dit Torlyri. Il nous faut inventer un nouveau rite funèbre, car c’est la première fois dans l’histoire du peuple que son chef meurt autrement qu’en ayant atteint la limite d’âge et il nous faudra trouver les paroles adéquates pour l’envoyer dans l’autre monde. Je me charge de cela. Mais il nous faut également investir un nouveau chef. Taniane, le bâton de commandement te revient. Prends-le !

— Mais… commença Taniane, l’air abasourdie. Il ne faut pas… une élection ?

— Tu as déjà été choisie. Koshmar t’a désignée pour lui succéder et elle nous a fait part de son choix. C’est aujourd’hui ton jour de couronnement. Prends le masque de Koshmar et mets-le ! Allez, prends-le ! Prends aussi le bâton. Voilà. Et maintenant, nous allons sortir tous les trois afin que tout le monde sache ce qui est arrivé et ce qui se passera ensuite. Venez !

Torlyri se retourna pour lancer un dernier regard à Koshmar, puis elle glissa une main sous le bras de Hresh, l’autre sous celui de Taniane et elle les entraîna hors de la chambre mortuaire. Elle marchait rapidement, avec une détermination et une assurance que Hresh ne lui avait pas connues depuis bien longtemps. Ils sortirent dans la lumière éclatante de midi. Tout le monde cessa aussitôt de travailler et tous les regards se tournèrent vers eux.

Puis tous les membres de la tribu accoururent. Threyne, Shatalgit et Orbin, Haniman et Staip, Kreun et Bonlai, Tramassilu, Praheurt et Thhrouk, Thaggoran, Delim et Kalide, Cheysz, Hignord, Moarn, Jalmud, Sinistine, Boldirinthe… tous, du plus âgé au plus jeune, qui portant des outils, qui un bébé, qui transportant son déjeuner, ils se prosternèrent devant Taniane en criant son nom tandis qu’elle brandissait le bâton du commandement. Torlyri ne relâchait pas l’étreinte de sa main sur le bras de Hresh et de Taniane. Elle s’agrippait de toutes ses forces, à leur faire mal, et Hresh se demanda si c’était pour ne pas tomber qu’elle les serrait si fort.

Mais, au bout d’un certain temps, elle les lâcha et poussa Taniane au milieu de la tribu.

La jeune fille était radieuse.

— Il y aura une cérémonie ce soir, annonça Torlyri d’une voix forte et claire. D’ici là, votre nouveau chef accepte votre fidélité et vous remercie pour votre affection. Elle parlera avec chacun de vous.

Puis elle se tourna vers Hresh et ajouta à voix basse :

— Viens. Nous devons y retourner.

Ils repartirent dans la maison. Koshmar semblait dormir. Torlyri se baissa pour ramasser l’amulette de Thaggoran et elle la glissa dans la main de Hresh. Il ne s’en était séparé que quelques heures.

— Tiens, dit-elle. Tu en auras besoin pendant le voyage.

— Je pense qu’il faudrait reporter le départ, dit Hresh. Nous devons prendre le temps d’accomplir les rites funèbres et de porter Koshmar en terre comme il convient.

— Tout cela sera fait d’ici ce soir, dit Torlyri, et il ne sera pas nécessaire de reporter le départ. J’ai initié Boldirinthe aux tâches de la femme-offrande, poursuivit-elle après un silence. Demain, je l’admettrai à la connaissance des mystères et des rites secrets. Et puis vous pourrez vous mettre en route.

— Que veux-tu dire, Torlyri ?

— Je vais rester ici, chez les Beng. Je vais unir ma destinée à celle de Trei Husathirn.

Hresh ouvrit la bouche pour parler, mais il ne trouva rien à dire.

— Si Koshmar était encore des nôtres, je serais peut-être partie avec vous, reprit Torlyri. Mais elle n’est plus et je me sens libérée. Comprends-tu cela ? Je vais donc rester. Comme Trei Husathirn ne peut abandonner son peuple, c’est moi qui vais vivre au milieu d’eux. Mais, tous les jours, je dirai la prière du matin pour vous, comme si je voyageais avec vous. Où que tu ailles, Hresh, sache que je veillerai toujours sur toi. Sur toi et sur toute la tribu.

— Torlyri…

— Ne dis rien. Pour moi, les choses sont très claires.

— Oui, je comprends. Mais, sans toi, ce sera plus difficile.

— Crois-tu que ce sera facile pour moi, quand je ne verrai plus aucun de vous ?

En souriant, elle lui fit signe de s’approcher et il se jeta dans ses bras. Il s’étreignirent longuement, passionnément, comme une mère et un fils, ou peut-être comme deux amants. Torlyri se remit à sangloter, mais elle s’arrêta très vite, juste à temps, car il était sur le point de fondre en larmes à son tour.

— Et maintenant, dit Torlyri en le lâchant, laisse-moi un peu seule avec Koshmar. Nous nous retrouverons après pour mettre au point les nouveaux rites. Rendez-vous au temple, dans deux heures. Tu y seras ?

— Oui. Au temple. Dans deux heures.

Hresh ressortit une nouvelle fois dans le soleil. De l’autre côté de l’esplanade, Taniane était entourée par une quinzaine de membres de la tribu. Ils étaient tout près d’elle, mais pas trop, comme s’ils redoutaient une flambée d’exaltation de sa part. Taniane portait encore le masque de Koshmar. L’esplanade était baignée par l’ardent soleil de midi qui consumait toute l’ombre et la chaleur semblait devenir de plus en plus forte. Derrière lui le corps inerte de Koshmar était étendu sur son lit de mort et Torlyri, la tête baissée, s’abandonnait à son chagrin. Hresh tourna vers la gauche et vit quatre immenses vermilions pénétrer de leur pas lent et pesant dans le campement. Trei Husathirn chevauchait l’animal de tête. Demain, nous partirons, songea-t-il, et plus jamais je ne reverrai Koshmar ni Torlyri ni Noum om Beng ni les tours de Vengiboneeza. Mais cela lui semblait bien. Il avait dépassé les limites de la fatigue pour aborder une zone de calme absolu.

Il rentra chez lui et sortit le Barak Dayir de sa bourse. Il le garda longuement dans le creux de sa main et lui demanda de lui donner de la force. Il avait été créé par les humains et ne venait donc pas des étoiles. C’est ce que Noum om Beng lui avait dit. Un objet d’avant la Grande Planète.

Hresh le contempla attentivement, s’efforçant de découvrir les marques de son grand âge dans la complexité des lignes entrecroisées qui sillonnaient sa surface, à l’éclat chaud de la lumière qui l’éclairait de l’intérieur. Il effleura la pierre de son organe sensoriel et la musique l’enveloppa aussitôt. Son esprit s’éleva lentement, régulièrement, jusqu’à ce qu’il se trouve assez haut pour dominer toute la contrée environnante. Il pouvait voir de tous les côtés à la fois et, au début, tout lui parut merveilleux et mystérieux. Puis il parvint à contenir son émerveillement, à ne plus considérer qu’une partie de l’ensemble et enfin à trouver un sens à ce qu’il contemplait. Son regard se porta vers le sud et il vit le rebord d’un cercle parfait s’élevant au milieu d’une prairie et, à l’intérieur de ce cercle, un petit village. Il reconnut Harruel dans ce village, puis Minbain, sa mère, Samnibolon, son demi-frère, et tous ceux qui avaient lié leur destin à celui d’Harruel le Jour de la Séparation. Et ce village, ils l’avaient baptisé la Cité de Yissou. Hresh savait tout cela grâce au pouvoir du Barak Dayir. Puis son regard se tourna dans la direction opposée, très loin au nord, vers l’endroit où il savait qu’il devait regarder afin de voir ce qu’il devait voir. Et il distingua un gigantesque troupeau de vermilions en marche, qui se dirigeait vers le sud et qui faisait trembler le sol comme si les dieux eux-mêmes l’avaient martelé à coups de poing. Au milieu des vermilions il distingua des hjjk, toute une formidable armée de hjjk, qui se dirigeaient eux aussi vers le sud et dont la route allait inéluctablement passer par la Cité de Yissou. Hresh hocha lentement la têter. Bien sûr, songea-t-il. Les dieux qui nous gouvernent ont conçu les choses pour qu’il en aille ainsi et qui peut espérer comprendre les dieux ? Les hjjk sont en marche et le village d’Harruel se trouve juste sur leur chemin. Très bien. Très bien. Il fallait s’y attendre.

Il redescendit de ses hauteurs et lâcha le Barak Dayir. Il demeura tranquillement assis pendant un long moment en songeant que la journée avait déjà été très longue et qu’il n’en était pourtant encore qu’à la moitié. Puis il ferma les yeux et le sommeil s’abattit sur lui comme un couperet.

Salaman avait si souvent vu l’attaque de la Cité de Yissou dans ses visions que, lorsqu’elle se produisit réellement, la scène lui sembla trop familière et ne provoqua pas en lui une très vive émotion. Plusieurs semaines s’étaient déjà écoulées depuis la bataille avec le détachement d’éclaireurs de l’armée des hjjk et, depuis cet affrontement, Salaman s’était rendu tous les jours au sommet de son éminence avec Weiawala et Thaloin pour projeter son esprit au loin afin de suivre l’avance de l’armée ennemie. Et maintenant l’ennemi était si proche qu’on pouvait le distinguer sans l’aide de la seconde vue.

C’est Bruikkos qui donna l’alarme, car, depuis l’attaque des hjjk, Harruel avait posté jour et nuit des sentinelles sur le rebord du cratère.

— Les hjjk ! hurla-t-il en dévalant le sentier qui menait au bord du cratère. Ils arrivent ! Il y en a des millions !

Salaman hocha calmement la tête. Il avait l’impression de n’avoir qu’une pierre dans la poitrine. Il ne ressentait absolument rien. Ni crainte ni envie de se battre ni satisfaction de voir sa prophétie accomplie. Rien. Vraiment rien. Il avait déjà vécu trop souvent ce moment.

— Que va-t-il nous arriver ? demanda Weiawala qui se serra contre lui en tremblant. Allons-nous tous mourir, Salaman ?

— Non, ma bien-aimée, répondit-il en secouant la tête. Chacun de nous tuera dix mille milliers de hjjk et la cité sera sauvée.

Il s’était exprimé d’une voix très calme, totalement dépourvue d’émotion.

— Où est ma lance ? demanda-t-il. Donne-moi un peu de vin, ma douce Weiawala. Le vin permet à Harruel de se battre encore mieux. Cela marchera peut-être aussi avec moi.

— Les hjjk !

Les cris rauques de Bruikkos résonnaient dans tout le campement tandis qu’il tambourinait sur les portes et les murs. Les hjjk arrivent ! Ils sont là ! Ils sont là !

Salaman but une grande lampée de vin sombre et frais, puis il passa son épée à sa ceinture et saisit sa lance. Weiawala prit également des armes. Tout le monde allait participer au combat à venir, à la seule exception des enfants en bas âge qui avaient été regroupés dans une des huttes. Salaman et Weiawala sortirent ensemble de chez eux.

Après une longue période de temps chaud et humide, le vent avait tourné. Il soufflait maintenant du nord et apportait le froid. Mais il apportait aussi une odeur sèche et âcre, oppressante et tenace, une odeur de vieille cire, de métal rouillé et de feuilles mortes : l’odeur des hjjk. Et derrière cette odeur pénétrante il y en avait une autre, plus lourde, plus pleine, l’odeur forte et musquée des vermilions, une odeur qui se mêlait à celle des hjjk comme des filaments écarlates de métal brillant mélangés à un manteau de laine épaisse.

Harruel, armé jusqu’aux dents, sortit en clopinant de son palais à demi brûlé. Depuis le jour de l’attaque des hjjk, il marchait en traînant lourdement la patte bien que, à la connaissance de Salaman, il n’eût reçu qu’une blessure au bras. Une blessure assez grave toutefois, que Minbain avait soignée avec des herbes et des cataplasmes et dont il ne restait plus qu’une marque rouge et irrégulière dans la fourrure d’Harruel.

Mais Salaman se demandait si le roi n’avait pas reçu ce jour-là une autre blessure, plus profonde, une blessure au cœur qui l’eût estropié. Il était assurément encore plus maussade et sinistre depuis ce jour et il conservait cette bizarre démarche d’éclopé, comme s’il n’avait plus la force morale nécessaire pour garder ses hanches à la même hauteur.

En voyant Salaman, Harruel lui sourit et agita la main d’un air presque jovial.

— Sens-tu cette puanteur, Salaman ? demanda-t-il. Par Yissou, nous allons purifier l’air avant la tombée de la nuit !

La perspective d’une bonne bataille semblait avoir considérablement égayé Harruel. Salaman lui fit un petit signe de tête et brandit sans conviction sa lance dans un geste de solidarité.

Mais Harruel dut percevoir l’indifférence de Salaman. Le roi s’avança en se déhanchant et lui asséna une grande tape dans le dos. Le coup fut donné avec une telle violence que les yeux de Salaman étincelèrent de colère et qu’il faillit le rendre en y mettant toutes ses forces. Mais ce n’était qu’un encouragement dans l’esprit d’Harruel qui éclata d’un gros rire. Quand Salaman leva les yeux pour le regarder au visage, il vit qu’il était cramoisi d’excitation.

— Nous allons tous les tuer, mon garçon ! Que Dawinno emporte ces saletés d’insectes ! Nous les massacrerons par millions ! Qu’en dis-tu, Salaman ? Tu avais prévu cela depuis longtemps, hein ? Il y a de la magie dans ta seconde vue ! Vois-tu aussi la victoire nous sourire ?

Il se retourna pesamment et fit signe à Minbain qui se tenait près du portique de leur maison.

— Du vin, femme ! Apporte-moi du vin et fais vite ! Nous allons boire à la victoire !

— Pourquoi veut-il encore du vin ? chuchota Weiawala à l’oreille de Salaman. Il est déjà complètement ivre.

— Je n’en suis pas sûr. Je pense qu’il est simplement grisé par la perspective de se battre.

— La perspective de mourir, tu veux dire, souffla Weiawala. Pas un seul d’entre nous n’a la moindre chance de survivre.

— Alors, je suppose que c’est la perspective de mourir qui l’excite, dit Salaman avec un sourire désabusé. Mais nous assistons aujourd’hui à la résurrection d’Harruel.

Et Salaman se rendit compte qu’il commençait à prendre conscience de ce qui allait se passer. Son apathie et sa torpeur se dissipaient rapidement. Il se sentait prêt à combattre avec bravoure et, s’il le fallait, à mourir de même. En sentant son âme s’agiter brusquement, il comprit ce qu’il devait se passer dans la tête d’Harruel.

La première intrusion des hjjk avait dû être pour lui une pénible expérience. Son pouvoir royal et son orgueil de mâle avaient été mis en péril. La petite Therista était morte et Galihine avait été si grièvement blessée que la mort eût été préférable pour elle. Le palais royal avait été incendié. La plupart des animaux s’étaient échappés et il avait fallu énormément de temps pour les rassembler. Même si l’ennemi avait été mis en déroute, tout le monde savait qu’une véritable armée marchait sur la cité et que toute résistance était impossible. Le petit univers d’Harruel avait été en butte à une première attaque et sa survie n’était qu’une question de temps.

Ces dernières semaines, Harruel avait été d’une humeur particulièrement sombre. Il s’était adonné à la boisson avec une telle fureur que les réserves de vin avaient presque été épuisées par ses seuls soins. Nuit après nuit, il avait parcouru en clopinant le périmètre du cratère sous l’emprise du vin et de la colère. Il avait échangé des horions avec Konya, son plus fidèle et son meilleur ami. Toutes les femmes de la tribu étaient passées dans son lit, parfois jusqu’à trois en même temps, mais le bruit courait qu’il n’avait pas réussi à s’accoupler avec une seule d’entre elles. Dans ses moments de relative lucidité, il parlait d’un air lugubre des péchés qu’il avait commis et du châtiment mérité que les hjjk ne tarderaient pas à lui infliger. Ce qui incita Salaman à se demander quels péchés il avait lui-même commis, ou bien Weiawala, ou encore la petite Chham, car, coupables ou innocents, tout le monde trouverait la mort quand les hjjk se lanceraient à l’assaut de la Cité de Yissou.

Ils avaient pourtant fait tout ce qui était en leur pouvoir pour se préparer à cet affrontement désespéré. Ils n’avaient pas eu le temps d’achever la construction de la palissade longeant le bord du cratère, mais ils en avaient élevé une autre, plus petite et composée de pieux effilés réunis par des lianes, tout autour de la zone d’habitation. Juste au pied de cette palissade ils avaient creusé une large et profonde tranchée enjambée par des planches qui pouvaient être retirées devant l’ennemi. Une nouvelle et étroite piste avait été ouverte au sud de l’agglomération et à travers les buissons jusqu’à la partie la plus dense de la forêt, sur la pente du cratère. Si tout le reste échouait, ils pourraient essayer de s’enfuir un par un ou deux par deux et de se cacher dans les bois en attendant que les hjjk abandonnent les recherches et reprennent leur route.

Les défenseurs n’auraient pu faire plus. Ils n’étaient que onze, dont cinq femmes, y compris une blessée, et quelques enfants qui n’étaient pas encore en âge de se battre. Salaman s’attendait à vivre le dernier jour de son existence et il lui semblait évident que l’énergie et l’animation dont Harruel faisait montre n’avaient pas d’autre raison. Mais si Harruel avait perdu le goût de vivre, il n’en allait pas de même de Salaman. L’idée lui était venue à plusieurs reprises dans le courant des derniers jours de partir furtivement avec Weiawala et Chham et d’aller chercher refuge à Vengiboneeza avant l’arrivée des hjjk. Mais c’eût été une preuve de lâcheté. Et cette entreprise eût probablement été vouée à l’échec, car Vengiboneeza, s’ils parvenaient à en retrouver la route, était à plusieurs semaines de marche, et deux adultes et un enfant n’avaient presque aucune chance de survivre au milieu de toutes les créatures sauvages.

Rester et se battre ; se battre et mourir. Il n’y avait pas d’autre solution.

Salaman ne pensait pas que les hjjk leur voulaient vraiment du mal. Il avait acquis à l’occasion de son unique rencontre avec un représentant du peuple des insectes, peu de temps après la sortie du cocon, la conviction que les hjjk étaient des êtres froids, incapables d’éprouver des sentiments aussi irrationnels que la haine, la convoitise ou le désir de vengeance. Ceux qui avaient attaqué le village s’étaient battus d’une manière étrangement détachée, impersonnelle, sans se soucier de leur vie, ce qui ne faisait que renforcer l’opinion de Salaman. La seule chose qui intéressait les hjjk était de maintenir leur domination. Leur déplacement en masse semblait n’être cette fois qu’une gigantesque migration et la Cité de Yissou, qui se trouvait par hasard sur leur route, représentait pour eux une atteinte indéterminée mais indiscutable à leur suprématie. Ils tenaient donc à se débarrasser de cette présence gênante. C’était tout. Ils subiraient probablement de très lourdes pertes, mais leur nombre leur permettrait d’arriver à leurs fins.

Le plan d’Harruel consistait à placer tous les défenseurs, à l’exception des enfants et de Galihine, sur le rebord du cratère pour y attendre l’ennemi. Quand la pression des assaillants se ferait trop forte, ils reculeraient jusqu’à la zone boisée qui longeait le bord du cratère en essayant de tuer tous les hjjk qui auraient réussi à franchir la barricade de branchages et de lianes épineuses élevées à la hâte sur le pourtour du cratère. Si les assaillants étaient trop nombreux à franchir l’obstacle, les défenseurs battraient en retraite jusqu’à la palissade entourant le village. Dans le cas où la situation deviendrait encore plus grave, soit ils se retrancheraient à l’intérieur du camp retranché, soit ils suivraient la piste du sud pour s’éparpiller dans la forêt et se cacher en attendant que l’ennemi ait levé le siège.

Salaman trouvait tous ces stratagèmes ridicules, mais il n’avait pas de meilleure idée.

— Tout le monde au bord du cratère ! hurla Harruel d’une voix puissante. Yissou ! Yissou ! Que les dieux nous protègent !

— Viens, dit calmement Salaman à Weiawala. Allons prendre notre poste.

Il avait demandé et obtenu la défense du secteur le plus proche de l’éminence du haut de laquelle il avait eu ses visions de la horde ennemie en marche. Ce lieu l’attirait tout particulièrement et, comme il ne faisait aucun doute dans son esprit qu’il allait périr comme tous ses compagnons dès la première charge des hjjk, il avait choisi cette partie du cratère pour tomber au champ d’honneur.

Salaman et Weiawala s’arrêtèrent au bord du cratère, juste devant l’enchevêtrement des lianes et de branches épineuses destiné à ralentir l’avance des hjjk et qu’ils avaient si péniblement entassées les jours précédents. Mais il éprouva soudain un élan de curiosité, une irrésistible impulsion digne de Hresh. Il bondit pardessus le rebord et commença à se frayer un chemin dans les ronces.

— Qu’est-ce que tu fais, Salaman ? cria Weiawala. Il ne faut pas aller là-bas !

— J’ai quelque chose à voir… Regarder une dernière fois…

Elle lui cria autre chose, mais sa voix fut emportée par le vent.

Salaman était maintenant de l’autre côté de la barrière de ronces. Il se mit à courir vers l’éminence. Quand il atteignit le sommet en trébuchant, il était hors d’haleine.

De là il découvrait tous les environs.

Au sud se trouvaient des collines verdoyantes ; à l’ouest, au loin, la mer déroulait son ruban d’argent sous le soleil ; au nord, sur un haut plateau s’étendant jusqu’à l’horizon, il vit l’armée des envahisseurs. Ils étaient encore à une heure de marche, peut-être deux, mais ils se dirigeaient droit sur la vaste prairie abritant le cratère. Et ils étaient innombrables. Vermillons et hjjk, hjjk et vermilions, une interminable cohorte s’étirant au nord vers les lointains et dont Salaman ne voyait pas la fin. La colonne centrale, composée de vermilions avançant en rangs serrés, chaque animal ayant le nez contre la queue de celui qui le précédait, était encadrée par deux colonnes plus larges de hjjk. Deux autres colonnes de vermilions protégeaient les flancs de la troupe en marche. L’avance lente et régulière des insectes et des monstrueux animaux avait quelque chose d’inexorable.

Salaman leva son organe sensoriel et projeta sa seconde vue pour affiner sa perception de l’armée ennemie. Il fut aussitôt frappé par la puissance écrasante qui se dégageait d’elle et le poids affolant de cette multitude.

Mais qu’était-ce donc ? Il percevait maintenant quelque chose de déroutant, de discordant, qui se mêlait aux puissantes émanations de l’armée d’invasion. Très perplexe, Salaman se tourna vers la droite et scruta l’immense forêt qui s’étendait sur une grande partie de la distance séparant la Cité de Yissou de Vengiboneeza.

Quelqu’un venait de cette direction.

Salaman s’efforça de pousser sa seconde vue jusqu’à sa limite. Étonné, incrédule, il chercha à localiser la source de cette sensation. Il alla chercher plus loin… et encore plus loin…

Il perçut une émanation puissante et rayonnante dans laquelle il reconnut l’âme de Hresh-qui-a-les-réponses.

Puis il reconnut successivement Taniane, Orbin et Staip. Haniman et Boldirinthe.

Praheurt. Moarn. Kreun.

Par tous les dieux ! Étaient-ils donc tous là ? La tribu tout entière avait-elle quitté Vengiboneeza ? Et se dirigeait-elle vers la Cité de Yissou ?

Mais il ne percevait pas la présence de Torlyri ni celle de Koshmar et cela le laissa perplexe. Mais il reconnaissait maintenant tous les autres, les dizaines d’autres, tous ceux qui avaient quitté le cocon avec lui quand était venu le temps du Départ. Ils étaient tous là et tous venaient par ici.

Incroyable. Ils arrivaient tous pour se faire balayer par l’armée des hjjk. Nous sommes partis ensemble, songea Salaman, et c’est ensemble que nous mourrons.

Par tous les dieux ! Pourquoi arrivaient-ils maintenant ? Pourquoi ce jour-là ?

Plusieurs semaines après la proclamation de Koshmar, le moment de quitter Vengiboneeza était enfin arrivé, comme un coup de tonnerre retentissant longtemps après un éclair dévastateur. Après toutes ces semaines d’un travail éreintant, au terme desquelles tout le monde commençait à se demander si les préparatifs finiraient un jour, l’heure du départ avait enfin sonné. Ce qui n’avait pas été fait ne le serait jamais. Le Peuple était prêt pour un nouveau Départ.

Taniane portait le masque de Koshmar, le nouveau masque confectionné par Striinin, l’artisan de la tribu. Une mâchoire puissante, des lèvres charnues, des pommettes très saillantes, un masque de bois bruni, sombre et luisant, à la ressemblance non du visage du chef défunt, mais de son âme indomptable, dans lequel les yeux noirs et pénétrants de Taniane brillaient comme deux petits carreaux. Taniane tenait à la main gauche le Bâton du Départ que Boldirinthe avait retrouvé parmi les reliques du premier voyage à travers le continent et dans l’autre main la lance de Koshmar à la pointe d’obsidienne.

— Combien de temps reste-t-il avant le lever du soleil ? demanda-t-elle en se tournant vers Hresh.

— Encore quelques minutes.

— Dès la première lueur du jour, je brandirai le Bâton du Départ. Si quelqu’un semble hésiter, demande à Orbin de l’aiguillonner.

— Il est déjà en train de s’assurer que tout va bien.

— Où est Haniman ?

— Avec Orbin, répondit Hresh.

— Demande-lui de venir.

Hresh attira l’attention d’Orbin qui se trouvait un peu plus loin dans la file et il lui montra Haniman du doigt en hochant la tête. Les deux guerriers échangèrent quelques mots, puis Haniman remonta la file en courant de sa foulée étrangement lourde.

— Tu voulais me parler, Hresh ?

— Juste te dire quelques mots, dit Hresh en cherchant les yeux d’Haniman et en y plongeant les siens. Je sais que tu n’as pas très envie de venir avec nous.

— Mais, Hresh, je n’ai jamais…

— Je t’en prie, Haniman. Je sais fort bien que tu murmures contre le Départ depuis le jour de la proclamation de Koshmar.

— Mais ai-je jamais dit que je n’avais pas l’intention de partir ? demanda Haniman, l’air très mal à l’aise.

— Non, tu ne l’as pas dit. Mais ce qu’il y a dans ton cœur n’est un secret pour personne. Nous ne voulons pas de mécontents dans le long voyage que nous allons entreprendre et je tiens à ce que tu saches que si tu préfères rester tu peux le faire.

— Pour vivre avec les Beng ?

— Oui, pour vivre avec les Beng.

— Ne sois pas ridicule, Hresh. Partout où ira le Peuple, j’irai.

— De ton plein gré ?

— De mon plein gré, répondit Haniman après un instant d’hésitation.

— Nous aurons besoin de toi, tu sais, dit Hresh en lui tendant la main. De toi, d’Orbin, de Staip… vous êtes les hommes forts de la tribu maintenant. Et nous avons tellement à faire. Nous avons tout un monde à construire, Haniman.

— A reconstruire, plutôt.

— Non. Il nous faut repartir de zéro. Tout recommencer. Du monde d’avant, il ne reste rien d’autre que des ruines. Mais depuis des millions d’années, les humains construisent des mondes nouveaux sur les ruines des anciens. C’est ce qu’il nous faudra faire, si nous voulons nous considérer comme des humains.

— Comme des humains ?

— Oui, Haniman, comme des humains.

La première lueur rosée de l’aube apparut soudain sur la crête des montagnes.

— Tout le monde est prêt ? cria Taniane. Dépêchons ! Allez, tout le monde en place !

Haniman regagna sa place au pas de course. Taniane et Hresh étaient au premier rang, suivis des guerriers, puis des ouvriers et des enfants et, fermant la marche, il y avait les chariots lourdements chargés, docilement tirés par les énormes vermilions. Hresh se retourna pour regarder les hautes tours de Vengiboneeza noyées dans la brume matinale, avec la masse de la montagne à l’arrière- plan. A la lisière du campement, quelques Beng les regardaient en silence. Torlyri était avec eux. Elle portait un casque, une petite et élégante coiffure de métal d’un rouge rutilant. Comme c’était étrange de voir Torlyri avec un casque ! Hresh la vit lever la main et faire des signes sacrés ; elle leur donnait la bénédiction de Mueri, la bénédiction de Friit et la bénédiction d’Emakkis. Puis la bénédiction d’Yissou. Il attendit et quand elle fit le dernier signe, celui de la bénédiction de Dawinno, leurs yeux se croisèrent et elle lui adressa un sourire débordant d’affection. Puis il vit les larmes monter aux yeux de la femme-offrande et elle détourna la tête. Elle passa derrière la rangée de Beng casqués et disparut.

— Chantez ! cria Taniane. Que tout le monde chante ! En route ! Chantez !

Il y avait déjà plusieurs semaines de cela. Le souvenir de la glorieuse Vengiboneeza commençait à s’estomper et Hresh ne pleurait plus les trésors auxquels il avait dû renoncer. Mais il ne s’était pas résigné aussi facilement à la double perte de Torlyri et de Koshmar. En perdant la douceur de Torlyri et la vigueur de Koshmar, il avait l’impression d’avoir été amputé d’un membre et il y avait maintenant un grand vide à la place qu’elles avaient occupée. Hresh percevait encore la présence de Torlyri accompagnant la tribu, mais elle se faisait de plus en plus ténue à mesure qu’ils s’éloignaient vers le sud-ouest. Quant à Koshmar, elle était partie, partie pour de bon, et cela faisait très mal.

Nul ne mettait en question l’autorité de Taniane, pas plus que celle de Hresh. Ils ouvraient la marche et Taniane donnait les ordres, mais elle consultait fréquemment Hresh à qui il revenait chaque matin de décider de l’itinéraire. Il lui était assez facile de suivre la bonne route. Même si quatre grands cycles des saisons s’étaient écoulés depuis le passage d’Harruel et de sa petite troupe, l’écho de leur âme flottait encore dans la forêt et Hresh avait à peine besoin de l’aide du Barak Dayir pour le percevoir et pour suivre le signal.

Mais maintenant que la tribu sortait enfin de l’immense forêt, Hresh n’avait plus besoin de la Pierre des Miracles pour le guider vers Harruel. Là-bas, au cœur de la prairie, l’âme du roi projetait une musique stridente et fatale.

— Il n’y en a plus pour longtemps, dit Hresh. Je sens leur présence tout autour de nous.

— Les hjjk ? demanda Taniane. Ou bien Harruel et les siens ?

— Les deux. Les hjjk, une troupe innombrable, sont au nord. La ville d’Harruel est droit devant nous, un peu en contrebas, dans cette formation circulaire au centre de la prairie. Là où la végétation est la plus dense.

Taniane ouvrait de grands yeux, mais elle donnait l’impression de ne pas voir.

— Crois-tu que nous allons réussir, Hresh ? demanda-t-elle au bout d’un moment. Ou bien allons-nous être submergés par ces millions d’insectes ?

— Les dieux nous protégeront.

— En es-tu sûr ?

— Je l’ai demandé personnellement à chacun d’entre eux, répondit Hresh en souriant. Même à Nakhaba.

— A Nakhaba !

— J’implorerais aussi la bienveillance du dieu des hjjk, si je connaissais son nom ! J’invoquerais le dieu des vermilions, Taniane, et celui des marcheurs sur l’onde ! Tous les dieux de la Grande Planète ! Le Créateur inconnu et inconnaissable ! On n’a jamais trop de dieux avec soi !

Il la prit par le gras du bras et l’attira vers lui, pour qu’elle puisse voir la conviction qui brillait dans son regard.

— Tous les dieux nous protégeront aujourd’hui, reprit-il à voix basse, car c’est leur volonté que nous accomplissons. Nous serons sous la protection toute particulière de Dawinno qui a dégagé toute la planète pour que nous puissions en prendre possession.

— Tu en as l’air tellement convaincu, Hresh. Comme j’aimerais partager tes certitudes.

Des incertitudes ! Hresh sentit brusquement les doutes l’assaillir et il se demanda s’il croyait à ce qu’il disait. Il sembla tout à coup prendre pleinement conscience de la réalité de leur entreprise et la volonté qui l’avait animé jusqu’alors parut soudain fléchir. Peut-être étaient-ce les émanations des innombrables hjjk qui mettaient son âme à rude épreuve. Ou peut-être simplement la conscience de la tâche écrasante qui l’attendait pour créer tout ce qu’il espérait créer.

Il secoua la tête. Ils l’emporteraient cette fois et les autres fois. Il pensa à sa mère qui se trouvait dans la prairie et à Samnibolon, ce demi-frère qui perpétuait le nom du père dans l’ère nouvelle qui s’ouvrait.

— Nous devrions installer le camp ici, dit-il à Taniane. Et puis nous partirons tous les deux pour prendre les mesures défensives.

— Et si les ennemis nous surprennent et nous tuent pendant que nous serons seuls, qui guidera la tribu ?

— La tribu a eu des chefs avant nous. Elle en trouvera d’autres après nous. Mais il ne nous arrivera rien pendant que nous ferons ce que nous avons à faire.

Hresh la prit par les bras, comme elle l’avait fait le jour de la mort de Koshmar, et il lui insuffla sa force. Taniane redressa les épaules et gonfla la poitrine pour respirer à fond. Puis elle lui sourit en inclinant la tête. Elle se retourna et donna le signal de la halte.

Il fallut une heure pour installer le camp. Après quoi, laissant le commandement à Boldirinthe et à Staip, Hresh et Taniane s’éclipsèrent, prenant d’abord la direction de l’ouest, puis bifurquant vers le nord en direction de la plaine en forme de pelle qui s’étendait entre l’armée des hjjk et le village d’Harruel. Les ombres du soir s’allongeaient quand Hresh trouva un endroit qui lui semblait propice et d’où la vue plongeait sur l’enceinte où Harruel avait choisi de s’installer. De loin Hresh vit que cette formation circulaire était en réalité un cratère formé par la chute de quelque chose de massif tombant d’une grande hauteur. Selon toute probabilité, le point de chute d’une étoile de mort. Hresh se demanda si des vestiges de l’étoile de mort étaient encore enfouis dans le sol. Mais il n’avait pas le temps de s’en occuper maintenant.

Hresh et Taniane transportaient un appareil de la Grande Planète dont chacun tenait une extrémité. C’était le tube métallique qui se terminait d’un côté par une sphère partiellement ouverte, à l’intérieur de laquelle se trouvait une zone de ténèbres absolues et qui produisait une lumière éblouissante accompagnée de sifflements. Hresh portait le côté de la sphère et Taniane l’extrémité libre. Le métal du tube était chaud au toucher. Hresh se demandait quel pouvoir magique il recelait et comment il pourrait le découvrir sans être entraîné sans retour vers la mystérieuse destination où partaient tous ceux qui s’en approchaient.

— Ici ? demanda Hresh. Qu’en penses-tu ?

— Un peu plus près de leur camp, dit Taniane. Si ton plan réussit et si la confusion s’installe dans les rangs des hjjk, nous pourrons les prendre en tenaille avec Harruel et ses guerriers.

— Très bien, dit Hresh. Approchons-nous un peu plus. Et mon plan réussira, Taniane. Je le sais.

Ils avancèrent encore un peu. La nuit commençait à tomber. Taniane lui montra une petite élévation de terrain sur laquelle se trouvaient un rocher plat pouvant servir à installer le tube et quelques autres pour le soutenir. Hresh redressa lentement le tube et, dès qu’il fut en position verticale, il s’anima et commença d’émettre sa mystérieuse lumière. Hresh éprouva une nouvelle fois l’attrait insidieux qu’il exerçait sur lui, mais il s’y attendait et il repoussa cette tentation. Il recula de quelques pas et fit un essai avec une pierre qu’il lança dans la direction de la sphère. Le petit cercle de lumière émit des éclairs pourpre, bleu et rouge et la pierre disparut avant même de retomber.

Hresh murmura quelques paroles à Dawinno pour le remercier de lui accorder sa faveur. Mais il commençait aussi à être content de lui-même. Tout allait bien.

— Et comment comptes-tu attirer les hjjk ? demanda Taniane.

— Laisse-moi m’en occuper, répondit Hresh.

Harruel ne comprenait pas ce qui se passait. Toute la nuit durant, il avait attendu avec les siens sur le rebord du cratère. Ils avaient vus les hjjk se rapprocher, puis faire halte au coucher du soleil, dans l’intention manifeste d’attaquer le cratère le lendemain matin. Harruel s’attendait à trouver la mort dès le premier assaut de l’armée ennemie et, au fond de lui-même, non seulement il était prêt à mourir, mais il en avait hâte. Le goût de la vie s’était retiré de lui. Mais l’aube s’était levée et l’assaut avait bien eu lieu, en quelque sorte. Harruel s’était imaginé — Salaman et Konya aussi — que l’attaque des hjjk serait brutale, mais méthodique et effectuée en bon ordre, comme celle d’une gigantesque colonie de fourmis. Car, somme toute, ils n’étaient rien d’autre que des fourmis, des sortes de fourmis géantes et dotées d’intelligence.

Mais les hjjk semblaient avoir perdu la tête.

La direction suivie par leur armée les menait droit au cœur du cratère. Mais sous les yeux incrédules d’Harruel, ils étaient en train de rompre les rangs. Leur rigoureuse formation d’attaque se transformait en une masse informe. Abasourdi, il les regardait courir en tous sens dans la plaine, former de petits groupes qui se dispersaient aussitôt pour se reformer un peu plus loin. Et toute cette masse en mouvement tournait autour d’un autre groupe qui semblait rester sur place au milieu de la multitude affolée.

Était-ce une ruse ? Mais dans quel dessein ?

Les vermilions, eux aussi, semblaient être devenus fous. Salaman était venu le trouver au point du jour pour lui annoncer avec une mine perplexe qu’il avait vu tous les gigantesques animaux prendre en courant la direction de l’occident et disparaître dans un terrain truffé de ravins et d’éboulis. Mais il fut très vite évident que la moitié seulement des vermilions étaient partis dans cette direction et que le reste s’était disséminé sur toute la surface de la grande plaine septentrionale où ils erraient seuls, ou par petits groupes de deux ou trois individus. La confusion la plus totale régnait dans les rangs de l’ennemi. Il était encore dangereux d’avoir autant de ces monstres à proximité de la Cité de Yissou, mais il était maintenant certain que les hjjk n’étaient plus en mesure de regrouper leurs montures et d’en faire une force organisée pour prendre d’assaut le camp retranché. Les hjjk avaient totalement perdu le contrôle de leurs vermilions. De même qu’ils semblaient avoir perdu le contrôle d’eux-mêmes.

— Qu’est-ce qui peut bien avoir provoqué cela ? demanda Harruel à Salaman en secouant la tête.

— Je crois que c’est Hresh.

— Hresh ?

— Il est tout près d’ici.

— As-tu perdu la raison, toi aussi ? rugit Harruel.

— J’ai senti sa présence hier soir, dit Salaman. J’étais monté au sommet de l’éminence d’où j’ai eu ma première vision de l’armée des hjjk et, en projetant ma seconde vue, j’ai senti que Hresh était tout près d’ici. Et il n’était pas seul ; il y avait presque tous les membres de la tribu. Il ne manquait que Koshmar et Torlyri. Ils avaient suivi notre piste à travers la forêt et ils se trouvaient juste à l’est de la Cité de Yissou.

— Tu es aussi fou que ces hjjk ! gronda Harruel. Hresh serait ici ? Et tout le Peuple ?

— Regarde là-bas, poursuivit Salaman. Qui aurait pu faire cela aux hjjk et à leurs vermilions ? Qui d’autre que Hresh ? Ma première vision ne m’avait pas menti, Harruel. Tu peux encore me faire confiance.

— Hresh, murmura Harruel. Il est venu pour se battre avec nous. Mais comment est-ce possible ? Comment ? Comment ?

Tandis que le soleil se levait, Harruel regardait fixement devant lui en s’efforçant de comprendre ce qui se passait au nord. La moitié du plateau était maintenant éclairée par la lumière matinale et il se rendit compte que la mêlée confuse des hjjk avait un centre ; les insectes semblaient tous s’efforcer d’atteindre une légère élévation de terrain où une masse chaotique s’agitait frénétiquement. Harruel essaya vainement de distinguer Hresh à proximité du grouillement d’insectes et il se dit que Salaman avait dû rêver toute son histoire.

Il vit soudain Thaloin accourir en faisant de grands gestes.

— Harruel ! Harruel ! Les hjjk attaquent à l’est ! Konya essaie de les repousser, mais il faut l’aider ! Vite !

— Combien sont-ils ?

— Pas beaucoup. Pas plus d’une centaine.

— Pas plus d’une centaine ! dit Salaman en riant. En effet, c’est peu !

— C’est peu en comparaison de tous ceux qui sont sur le plateau, dit Harruel en le prenant par l’épaule et en le secouant sans ménagement. Viens ! Courons à l’aide de Konya ! Thaloin, préviens tout le monde que les hjjk essaient d’enfoncer la barricade à l’est !

Harruel se retourna et partit en courant vers la zone du combat.

Il découvrit que l’estimation de Thaloin était très en deçà de la réalité. Au moins trois cents hjjk ayant échappé à l’effroyable cohue s’étaient retrouvés devant le bord du cratère. Ils avaient quelques vermilions avec eux. Les animaux étaient peu nombreux, mais suffisamment pour piétiner la barrière de ronces destinée à arrêter les envahisseurs. Konya, dont l’ombre immense se projetait sur le sol, courait le long du rebord pour repousser les soldats à l’armure noir et jaune à mesure qu’ils franchissaient l’obstacle. Nittin se battait à ses côtés et, au grand étonnement d’Harruel, Minbain et leur fils Samnibolon étaient eux aussi occupés à repousser vigoureusement les assaillants.

Le roi prit une longue inspiration et il se lança à corps perdu dans la mêlée en poussant son cri de guerre.

— Harruel ! Harruel !

Un hjjk se dressa devant lui en agitant frénétiquement ses membres luisants et articulés. Harruel lui trancha un bras d’un coup d’épée et, à l’aide de sa lance, il fit basculer l’insecte de l’autre côté du talus. Un autre le remplaça aussitôt, dont Harruel se débarrassa rapidement. A côté de lui, Salaman en embrochait un troisième. Harruel tourna la tête de l’autre côté et vit Samnibolon repousser bravement un assaillant. Il se battait avec une agilité et une vitesse exceptionnelles pour un enfant de son âge.

— Harruel ! rugit le roi, entièrement pris par la frénésie du combat. Harruel ! Harruel !

Il regarda de l’autre côté du cratère et vit des centaines de hjjk disséminés sur la pente. Mais ils n’avaient aucun plan de bataille et se déplaçaient en désordre et en tous sens. Harruel avait la conviction de pouvoir les exterminer, les uns après les autres, comme il l’avait déjà fait lors de la précédente bataille.

Le reste des hjjk, la masse informe constituant le gros de leurs troupes, continuait de converger vers l’élévation de terrain située au milieu du plateau, où ils grouillaient maintenant comme dans une fourmilière. Une trouée se fit fugitivement dans la cohue et Harruel eut le temps d’apercevoir un objet métallique sur lequel se réfléchissait un rayon de soleil. Il perçut un éclair multicolore, puis ce qui se trouvait au cœur de la mêlée d’insectes fut de nouveau dérobé à sa vue. Il eut aussi l’impression que d’autres hjjk s’éloignaient du champ de bataille, qu’ils repartaient vers le nord, ou se dirigeaient vers la forêt, ou bien encore contournaient le cratère pour prendre la direction du sud… n’importe où pourvu qu’ils s’éloignent de cette scène de folie qui devait profondément choquer leur esprit rationnel.

Il y avait donc encore de l’espoir. Si les défenseurs parvenaient à interdire l’accès du cratère au groupe relativement peu nombreux d’assaillants, peut-être en sortiraient-ils vivants !

Le visage éclairé par un grand sourire, Harruel trucida deux autres insectes qui venaient d’apparaître devant lui comme des spectres.

— Regarde là-bas, dit Salaman en lui donnant une tape sur le bras. Là-bas, Harruel ! A la lisière de la forêt.

Harruel se retourna pour regarder dans la direction que lui avait indiquée Salaman. Tout d’abord, il ne vit rien, car il était ébloui par l’éclat du soleil levant. Puis il mit sa main en visière et projeta sa seconde vue.

Oui, il y avait des gens là-bas. Des silhouettes familières. Orbin, Thhrouk, Haniman, Staip, Praheurt… tous des guerriers. Et aussi Hresh et Taniane. Le Peuple ! Ils sortaient de la forêt et s’avançaient vers le cratère, se frayant un chemin au milieu des hjjk désemparés. Des alliés ! Des renforts !

Un rugissement s’échappa de sa gorge.

Les dieux ne l’avaient pas abandonné ! Ils avaient envoyé ses amis à son secours au plus fort du danger ! Ses péchés lui étaient pardonnés ! Il était racheté, il était sauvé !

— Yissou ! hurla-t-il. Dawinno !

— Garde-toi à gauche, Harruel ! cria soudain Salaman.

Il tourna la tête et vit cinq hjjk et un vermilion haut comme une montagne. Il courut sus à l’ennemi en distribuant de grands coups furieux de lance. Salaman avançait avec lui et Konya arrivait à la rescousse.

Harruel éprouva soudain une vive sensation de brûlure sur son bras déjà blessé pendant le dernier combat. Il pivota sur lui-même, vit un hjjk s’apprêter à lui porter un second coup de bec et lui trancha la gorge dans le même mouvement. Puis il reçut un autre coup dans le dos. Les ennemis étaient partout ; ils semblaient se multiplier comme les mauvaises herbes ! Salaman l’appela et Harruel se tourna vers lui sans cesser de distribuer des coups d’épée et de lance. Rien à faire. Rien à faire. Ils étaient trop nombreux. Le vermilion se dressa sur ses pattes en s’ébrouant. En retombant, il écrasa un hjjk. Harruel éclata de rire sans cesser de frapper tout autour de lui. Il était encore trop tôt pour perdre espoir. Nous les tuerons tous, un par un ! Mais il sentit quelque chose de tranchant lui labourer sauvagement le dos et, presque en même temps, une autre brûlure sur sa cuisse. Il se mit à trembler de saisissement. Il perçut des voix, celles de Salaman, de Konya, de Samnibolon, qui criaient son nom avec insistance. Il vacilla, faillit tomber, reprit son équilibre et fit quelques pas mal assurés. Il porta un grand coup d’épée, mais dans le vide. Il se battrait jusqu’à ce qu’il tombe. Il n’avait plus rien d’autre à faire que se battre. La cité serait sauvée, même si lui ne survivait pas. Il était pardonné, il était racheté. « Dawinno ! » s’écria le roi. « Yissou ! Harruel ! » Il avait le front couvert de sang. Il cessa d’invoquer Yissou et appela Friit, le Guérisseur. Puis Mueri, la Consolatrice. Mais il continuait de frapper de taille et d’estoc. « Mueri ! » cria-t-il. Puis il répéta encore le nom de la divinité, mais d’une voix plus faible. Ils étaient trop nombreux. C’était le seul problème : ils étaient trop nombreux. Mais les dieux lui avaient pardonné ses péchés.

Jamais Hresh n’avait éprouvé une telle confiance que le soir précédant la bataille, quand il s’était trouvé seul avec Taniane au milieu de la vaste prairie. Il avait sorti le Barak Dayir de sa bourse et Taniane ne perdait pas un seul de ses gestes. Elle avait les yeux brillants de ce mélange de peur et de curiosité qu’elle avait manifesté chaque fois qu’il avait sorti la Pierre des Miracles devant elle. Puis il avait enroulé son organe sensoriel autour du talisman.

— Ne bouge pas pendant que je fais cela, dit Hresh à Taniane.

Il ferma les yeux et projeta son esprit au milieu de l’armée des hjjk. Par tous les dieux, il y en avait des myriades et des myriades ! Il chercha patiemment dans la multitude de leurs esprits secs et déplaisants jusqu’à ce qu’il trouve ce qu’il voulait : un couple qui s’était isolé afin de satisfaire à l’instinct sexuel. Dans ce prodigieux rassemblement d’insectes, il devait bien y en avoir quelques-uns qui s’y adonnaient. Et Hresh en découvrit en effet un certain nombre.

Il trouva un couple en train de se livrer à une copulation effrénée dans un mélange de becs, de membres, d’abdomens et de thorax agités de mouvements convulsifs. Hresh ne put réprimer un frisson de dégoût. La femelle était plus grosse que le mâle et elle le serrait dans une étreinte d’une stupéfiante violence, comme si elle avait voulu non pas s’accoupler avec lui, mais le dévorer. De petits organes mobiles s’étaient dressés sur le corps du mâle et ils se déplaçaient sur les parties génitales de la femelle avec une étonnante vivacité. C’était un spectacle affreux et tout à fait singulier. Mais en regardant de plus près, Hresh constata que cet accouplement n’était pas si singulier que cela. Les corps, les membres, les organes, tout était certes très différent de ce qu’il connaissait, mais l’impulsion qui les poussait l’un vers l’autre n’était pas si éloignée de ce qui lui rendait Taniane désirable et le rendait désirable à Taniane. Les deux insectes émettaient de puissantes émanations qui ne pouvaient être que celles du désir de leur race. Et d’autres émanations qui exprimaient la satisfaction de ce désir : l’équivalent de la passion pour les hjjk.

Parfait. C’était exactement ce qu’il avait espéré trouver.

Des deux insectes en train de s’accoupler, Hresh tira l’essence de l’émanation du désir et de l’émanation de la passion et, avec l’aide du Barak Dayir, il les fît pénétrer au plus profond de son âme. Quand il les eut incorporées à son être, elles n’eurent plus rien de singulier. Il les comprit et les respecta. Et, à ce moment-là, Hresh aurait pu être lui-même un hjjk.

Mais il ne conserva pas très longtemps ces essences. Il les projeta au loin en une colonne tourbillonnante qui s’éleva dans le ciel comme une tour gigantesque et qu’il disposa tout autour du tube de métal qu’il avait apporté de Vengiboneeza.

Puis il projeta une seconde fois son esprit dans le camp des envahisseurs et il découvrit un vermilion femelle qui venait d’entrer en chaleur. Adossée à un gros arbre, elle poussait des cris passionnés affreusement déchirants, piétinait furieusement le sol de ses lourdes pattes aux griffes noires et faisait violemment claquer ses grandes oreilles comme des drapeaux dans le vent. Trois ou quatre gigantesques mâles écarlates se bousculaient nerveusement autour d’elle. Hresh se glissa entre eux et capta l’essence du rut de la femelle. Il l’incorpora également à son être et en augmenta cinquante fois l’intensité. Puis il forma une autre colonne tourbillonnante qu’il projeta loin à l’occident, là où le plateau se transformait en un paysage de gorges et d’éboulis de roches.

— Voilà, dit-il à Taniane. Tout est prêt. J’ai fait tout ce qu’il était en mon pouvoir de faire. Le reste est entre les mains des guerriers.

Cela s’était passé quelques heures plus tôt, au cœur de la nuit.

L’aube s’était levée et la bataille avait commencé. Et maintenant, tout était terminé.

Hresh parcourait le champ de bataille. Taniane était à ses côtés, mais il y avait aussi Salaman et Minbain. Ils n’échangeaient pas un seul mot. Un voile de mort et de confusion, accompagné d’un profond silence, s’était abattu sur les abords du cratère et les mots semblaient déplacés.

Les hjjk avaient pris la fuite. Hresh n’aurait su dire combien d’entre eux avaient disparu dans le tube des yeux de saphir, mais il y en avait sans doute eu des milliers, de nombreux milliers. Pris d’une terrifiante frénésie, ils s’étaient précipités vers l’appareil, bondissant tout autour de lui. Et le tube les avait engloutis avec un appétit insatiable à mesure qu’ils passaient à sa portée. Le reste des insectes, tous ceux qui n’avaient pas été attirés par l’appareil, ou qui s’en étaient écartés avec terreur, s’étaient enfuis aux quatre coins de l’horizon. Le petit nombre qui avaient essayé de se lancer à l’assaut du cratère avaient été exterminés par les guerriers de Taniane ou massacrés par les défenseurs du camp retranchés qui les attendaient derrière leur barricade.

Les vermilions eux aussi avaient pris la fuite. De l’innombrable troupeau d’animaux écarlates, il n’en restait guère plus d’une douzaine, errant de-ci de-là sur le plateau. Parfait. Ils pourraient être rassemblés et domestiqués. Il semblait que tous les mâles sans exception se fussent précipités vers l’ouest, à la recherche de la femelle en rut qu’ils croyaient y trouver. Les femelles, déroutées et peut-être rendues furieuses par cette folle cavalcade, avaient préféré partir de leur côté et retrouver la vie de liberté à laquelle les hjjk les avaient arrachées.

Hresh ne put s’empêcher de sourire. Tout avait si bien marché ! Tout avait fonctionné à merveille !

Et la petite agglomération — la Cité de Yissou puisque tel était le nom qu’ils lui avaient donné — la petite agglomération était encore debout.

Il regarda autour de lui. Haniman était tranquillement adossé à un rocher rose, tamponnant distraitement une coupure qu’il avait au front. Il avait les yeux rougis de fatigue. Il s’était battu comme un beau diable, ce brave Haniman. Hresh ignorait qu’il pût y avoir tant de courage en lui. A quelques mètres de là, Orbin dormait profondément. Il tenait dans son poing serré la patte sectionnée d’un hjjk, un macabre trophée. Konya dormait aussi. Et Staip. La journée avait été extrêmement rude.

Hresh se tourna vers Salaman. Le guerrier placide qu’il n’avait guère fréquenté dans leur enfance paraissait maintenant transformé. La sagesse et la force émanaient de lui. Il semblait avoir acquis une autre dimension, être devenu un géant.

— Seras-tu le nouveau roi ? demanda Hresh. Ou bien choisiras-tu un autre titre ?

— Je serai roi, répondit posément Salaman. Roi d’une tribu dont on peut compter les membres sur les doigts des deux mains. Mais je serai roi. C’est un nom qui sonne bien et nous respectons les rois dans cette ville. Nous la rebaptiserons Harruel, en l’honneur de mon prédécesseur, mais j’espère que Yissou la gardera sous sa protection.

— Il n’y a pas eu d’autre victime que lui ? demanda Hresh.

— Aucune autre. Il est allé au-devant des hjjk là où ils étaient le plus nombreux et ils sont tombés comme des mouches. Mais il a fini par céder sous le nombre. Nous n’avons rien pu faire pour l’aider. Mais il est mort comme un brave.

— Il voulait mourir, dit Minbain.

— Tu le penses vraiment ? demanda Hresh en se tournant vers sa mère.

— Les dieux ne le laissaient jamais en repos. Il était en proie à des tourments perpétuels.

— Il était radieux au moment de mourir, dit Salaman. J’ai vu son visage. Il semblait éclairé de l’intérieur. Il avait retrouvé la paix.

— Que Mueri protège son âme, murmura Minbain.

— Voulez-vous rester quelque temps avec nous ? demanda Salaman à Hresh en lui montrant la ville.

— Je ne pense pas, dit Hresh. Nous ferons un grand dîner avec vous ce soir, puis nous reprendrons notre route. Ce lieu est le vôtre. Nous ne devons pas y rester longtemps. Taniane nous guidera vers le sud et nous nous installerons quelque part en attendant que les dieux nous indiquent où nous devrons aller ensuite.

— C’est donc Taniane le nouveau chef, dit Salaman. Elle a enfin réalisé son rêve. Mais de quoi Koshmar est-elle morte ?

— De tristesse, je crois. Et de lassitude. Mais aussi de la conscience qu’elle avait d’avoir accompli sa tâche. Elle a vécu avec noblesse et elle est morte pareillement. Elle nous a guidés du cocon à Vengiboneeza et, de là, elle a organisé notre départ pour notre prochaine destination, comme les dieux l’avaient chargée de le faire. Elle les a bien servis et elle a bien servi la tribu.

— Et Torlyri ? Est-elle morte, elle aussi ?

— Les dieux nous en préservent ! s’écria Hresh. Elle est restée de son plein gré, pour vivre avec les Beng. Elle dit elle-même qu’elle est déjà devenue une Beng. Tu ne me croiras peut-être pas, mais la dernière fois que je l’ai vue, elle portait un casque ! L’amour l’a transformée. Je crois que ses yeux vont devenir rouges, comme les leurs, ajouta-t-il en éclatant de rire.

— Et toi, Hresh, demanda Minbain en s’approchant de lui, que vas-tu faire ? Si tu as envie de me faire plaisir, tu resteras, toi aussi. Pour vivre avec nous. Veux-tu faire cela ? Nous sommes bien ici.

— Et abandonner ma tribu, mère ?

— Mais non ! Vous pouvez tous rester ! Le Peuple réunifié !

— Non, mère, dit Hresh en secouant la tête. L’unité des deux tribus ne doit pas être rétablie. Vous êtes la tribu d’Harruel maintenant et votre destin vous appartient. J’ignore ce qu’il sera, mais je sais que je vais suivre Taniane et nous marcherons vers le sud. Nous avons beaucoup à faire. Nous avons toute une planète à découvrir et à conquérir. Et j’ai encore beaucoup à apprendre.

— Hresh-le-questionneur !

— Toujours, mère. Toujours.

— Alors, je ne te reverrai plus jamais ?

— Nous avons déjà cru une fois être séparés à jamais et aujourd’hui nous sommes réunis. Je crois que je te reverrai. Ainsi que mon frère Samnibolon. Mais qui peut dire quand cela se produira ? Seuls les dieux le savent.

Hresh s’éloigna. Il désirait être seul pendant quelque temps avant le repas de fête.

Quelle étrange journée, songea-t-il. Mais ne l’ont-elles pas toutes été depuis ce jour si lointain où je m’étais mis en tête de sortir du cocon, où les mangeurs de glace ont commencé de remonter dans les entrailles de la terre et où le Faiseur de Rêves s’est réveillé en criant. Aujourd’hui, Harruel et Koshmar sont morts, Torlyri est devenue une Beng, Taniane est notre nouveau chef et Salaman va devenir roi. Et moi, je suis Hresh-le-questionneur, mais je suis aussi Hresh-qui-a-les-réponses, l’ancien de notre tribu. Je continuerai de marcher, jusqu’au bout de la terre, et Dawinno veillera sur moi.

Le vent qui soufflait sur le plateau apportait une agréable fraîcheur. Il avait l’esprit clair, ouvert, en paix. Tandis qu’il se tenait seul, une vision monta en lui, une vision de la Grande Planète, qui lui venait sans l’aide des appareils qu’il avait apportés de Vengiboneeza. Elle lui vint d’un seul coup, comme par magie. C’était encore une vision des derniers jours de la Grande Planète, avec le ciel noir, les vents violents et la glace qui s’installait sur toute la surface du globe. Mais, cette fois, il n’était pas un observateur, mais un habitant du monde disparu. Son corps avait la forme de celui des yeux de saphir. Il sentait le poids de sa forte mâchoire, la puissance de ses cuisses et de son énorme queue. Et il savait que c’était le dernier jour de la Grande Planète. Aucun des yeux de saphir n’allait survivre au froid qui arrivait. Les dieux avaient décrété la mort de leur univers.

Et Hresh-Hresh comprit que ce jour était celui de Dawinno le Destructeur cependant que Hresh-yeux de saphir attendait patiemment la mort. Le froid qui commençait à gagner son corps se propagerait en lui jusqu’à ce qu’il ait tué la vie. Oui, le jour de Dawinno. Le dieu qui apportait la mort et le changement, mais aussi le renouveau, la renaissance. Hresh comprenait enfin ce que Noum om Beng avait voulu lui dire. C’eût été un péché contre Dawinno d’essayer d’infléchir la trajectoire des étoiles de mort. Les yeux de saphir l’avaient compris. Ils respectaient la volonté des dieux. Ils n’avaient rien fait pour sauver leur race, car ils savaient que tous les cycles doivent achever leurs cours et qu’il leur fallait disparaître de la surface de la planète pour faire de la place à ceux qui viendraient ensuite.

Oui, bien sûr, songea Hresh. J’aurais dû comprendre cela sans avoir besoin des gifles de Noum om Beng. J’ai assurément l’esprit très vif, mais il arrive aussi qu’il soit très lent. S’il avait vécu plus longtemps, Thaggoran aurait pu m’expliquer tout cela. Mais Dawinno a aussi rappelé Thaggoran à lui. Et il m’a fallu apprendre tout cela tout seul.

Il sourit. Une autre vision était en train de prendre forme dans son âme ; celle d’une ville éblouissante sur une colline lointaine, rayonnant de toutes les couleurs de la création, baignant dans une lumière si radieuse que l’âme en était transportée. Ce n’était pas une ville de la Grande Planète, mais une ville toute nouvelle, une ville du monde à venir, ce monde auquel il contribuerait à donner naissance. Une musique grave commença à monter de la terre et l’enveloppa. Et il eut le sentiment que Taniane se tenait à ses côtés.

— Regarde là-bas, dit-il. Vois-tu cette grande cité ?

— C’est une cité des yeux de saphir ?

— Non, c’est une cité humaine. La cité que nous allons bâtir, pour prouver que, nous aussi, nous sommes humains.

— Oui, dit Taniane en acquiesçant de la tête. Nous sommes les humains d’aujourd’hui.

— Nous le serons, dit Hresh.

Il pensa à la sphère dorée contenant le vif-argent et aux machines qu’elle commandait. Des miracles, oui. Mais pas nos miracles, songea-t-il. Nous nous en servirons pour forger notre propre miracle. Pour nous, le Départ sera sans fin. Maintenant commence notre tâche, la lutte pour s’imposer, la maîtrise des techniques anciennes et des nouvelles, l’ascension continue. Il ouvrirait la voie et il dirait aux autres : « Suivez-moi ! » Et ils le suivraient.

Hresh se tourna vers le sud. Sur le versant d’une colline proche, il distingua un mouvement. Il vit quelque chose d’énorme sortir de la terre. On eût presque dit un mangeur de glace émergeant des profondeurs du sol. Était-ce possible ? Un mangeur de glace ? Mais oui, c’était bien un mangeur de glace. Peut-être l’un des derniers à avoir appris que le Printemps Nouveau était réellement arrivé. La monstrueuse créature défonçait la surface du sol, repoussant autour d’elle les arbres, la terre et d’énormes rochers qui se trouvaient sur son passage. Hresh distinguait sa tête dépourvue d’yeux et les soies noires de son corps. Il était maintenant sorti tout entier, pantelant sous le soleil, déjà moribond. Hresh ne le quittait pas des yeux et il vit le corps gigantesque de la créature souterraine s’ouvrir en deux et de petits animaux — à cette distance, ils semblaient tout petits — en sortir par dizaines, par centaines, de petits animaux chatoyants qui se tortillaient vigoureusement, une armée de petits serpents issus de la chair de l’énorme habitant de l’ancien monde. Ses petits. Ils n’avaient pas la laideur de l’adulte colossal, mais étaient d’une étrange et délicate beauté. De merveilleuses petites créatures à la peau bleutée, d’un vert luisant ou d’un noir velouté, laissant derrière elles une trace argentée. Se lançant dans la lumière du soleil pour saisir la vie qui leur était offerte, la vie qui marquait la fin de l’hiver. Oui, le renouveau et la renaissance. Partout, le renouveau et la renaissance.

Ainsi, d’une certaine manière, les mangeurs de glace eux-mêmes allaient survivre dans le monde nouveau. La prophétie affirmait qu’ils devaient mourir quand viendrait la fin du Long Hiver, mais la prophétie était erronée. Ils n’allaient pas mourir ; ils seraient simplement transformés. De la pourriture de l’hiver pouvaient naître la vie nouvelle et la beauté. Hresh leur offrit la bénédiction de Dawinno.

Comme il aurait aimé raconter cela à Thaggoran !

Il prit en riant l’amulette de Thaggoran dans sa main.

— Oh ! Thaggoran ! Thaggoran ! Si je commençais à te raconter tout ce que j’ai appris depuis la nuit où les rats-loups nous ont attaqués, il me faudrait autant d’années pour le faire qu’il m’en a fallu pour le vivre !

Il avait parlé à voix haute et poursuivit pareillement.

— Tu vois ce que deviennent les mangeurs de glace ? Et la Grande Planète… Je l’ai vue, Thaggoran, et je sais pourquoi elle a paisiblement accepté la mort. Et les Beng… Laisse-moi te parler des Beng, Thaggoran, et de Vengiboneeza et puis…

Il serra un peu plus fort l’amulette.

— Tu vois, Thaggoran, je ne me suis pas trop mal débrouillé ! J’ai quand même appris un certain nombre de choses ! Et un jour, je te le promets, je te raconterai tout ! Un jour, oui, mais pas tout de suite. D’accord, Thaggoran ? Nous discuterons tranquillement ensemble, comme nous le faisions au bon vieux temps. Mais pas tout de suite !

Hresh fit demi-tour et repartit vers la Cité de Yissou. L’heure de la fête approchait. Il aurait Taniane à sa droite et Minbain à sa gauche et, si la tribu a Harruel avait du vin, il en boirait jusqu’à plus soif, et il continuerait de boire, car c’était une nuit de fête comme on en avait rarement vu. Assurément. Il pressa le pas, puis il se mit à trottiner et enfin à courir.

Derrière lui, dix mille milliers de mangeurs de glace nouveau-nés, étincelants de vie, célébraient leur naissance dans le Printemps Nouveau de la planète.


FIN
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