7. Les bruits de l’orage

L’expérience qu’il avait vécue dans le sous-sol de la tour bleue d’Emakkis Boldirinthe resta profondément gravée dans l’esprit de Hresh. Il se réveillait parfois, frissonnant, en sueur, après avoir revécu en rêve la scène stupéfiante de la place du marché de Vengiboneeza grouillante de monde et où se côtoyaient les représentants des Six Peuples de la Grande Planète.

Mais il s’interdit de retourner dans la tour pendant plusieurs semaines. Il savait qu’il n’était pas prêt et il se retenait.

Une curiosité douloureuse le dévorait, mais il tenait bon. Il ratissait tout le reste de la cité, faisant mille tours et détours dans des quartiers jusqu’alors inexplorés. Il découvrit ainsi une nouvelle esplanade couverte de bassins dont l’eau chaude miroitait au soleil. Il découvrit un ensemble d’obélisques effilés disposés en losange autour d’un puits de ténèbres à margelle d’onyx dans lequel il laissa tomber une pierre qu’il n’entendit jamais toucher le fond. Dans le quartier de Dawinno Weiawala, il découvrit un énorme et lugubre édifice d’un vert noirâtre, très différent de tous les autres bâtiments, qu’il baptisa aussitôt la Citadelle et qui, dressé au sommet d’une éminence tapissée de verdure, dominait la cité de Vengiboneeza comme une infatigable sentinelle. L’édifice était beaucoup plus long que haut et ses murailles n’avaient pour tout ornement que les dix colonnes massives disposées sur chacun des deux côtés longitudinaux et destinées à soutenir le toit en voûte. Avec ses murailles nues, dépourvues de toute ouverture, la bâtisse paraissait inaccessible, entièrement repliée sur elle-même. La Citadelle avait eu à l’évidence un rôle important dans la cité, mais comment savoir lequel ? Hresh avait essayé à plusieurs reprises d’y pénétrer, mais sans jamais réussir. Des découvertes comme celle-ci ne le menaient nulle part.

— Pourquoi n’es-tu pas encore retourné dans la salle souterraine de la tour ? lui demanda Taniane à qui Haniman avait tout raconté.

— Je ne suis pas encore prêt, répondit Hresh. Il faut d’abord que j’apprenne à utiliser le Barak Dayir.

Sur ce, il lui lança un regard qui mit fin à la discussion.

Tout le problème était là : le Barak Dayir. Hresh avait la conviction qu’aussi longtemps qu’il serait incapable d’utiliser correctement la Pierre des Miracles il ne servirait à rien de retourner dans la salle souterraine abritant la machine qui provoquait les visions. Mais Hresh-le-questionneur éprouvait devant le Barak Dayir une angoisse dont il n’était guère coutumier. En fait, il n’avait jamais vu la pierre. Il ne la connaissait que de réputation et n’en savait pas plus sur elle que les autres membres de la tribu, à savoir qu’il s’agissait d’un fragment d’étoile placé sous la garde du chroniqueur, qu’elle était dotée de propriétés extraordinaires, mais qu’elle risquait de coûter la vie à quiconque l’utiliserait à mauvais escient. Thaggoran affirmait qu’elle était la clé des plus profonds royaumes du savoir. Mais Thaggoran, si peu soucieux parfois de préserver les secrets de sa charge, avait pris grand soin de ne jamais l’utiliser devant Hresh et il avait mis l’accent sur le danger auquel on s’exposait en l’utilisant, répétant qu’il la consultait lui-même aussi rarement que possible. Depuis qu’il avait succédé au vieux Thaggoran, Hresh n’avait encore pu se décider à regarder la pierre sacrée et, comme il n’avait trouvé dans les différents volumes des chroniques aucune indication concernant sa fonction et son maniement, il préférait ne pas y toucher. Devant le Barak Dayir, sa curiosité naturelle cédait la place à la crainte de mourir trop jeune et surtout de mourir avant d’avoir appris tout ce qu’il espérait apprendre.

Mais le jour vint où Hresh se décida enfin à sortir pour la première fois la bourse de velours du coffret sacré. Il la prit et la garda dans le creux de ses mains. Elle était petite, assez pour loger dans la paume de sa main, et elle provoquait une légère sensation de chaleur.

Un fragment d’étoile, disait-on. Mais qu’en était-il au juste ?

Avant le Départ, Hresh ignorait ce qu’était une étoile. Il avait découvert la première nuit la lumière magique de ces points brillants accrochés dans les ténèbres de la voûte céleste. Thaggoran lui avait dit que les étoiles étaient des globes de feu et que si elles avaient été plus proches d’eux elles eussent brûlé avec autant d’ardeur que le soleil. La Pierre des Miracles était-elle véritablement un petit morceau d’étoile ?

Hresh avait appris que les étoiles qui donnaient de la lumière n’étaient pas les seules. Il y avait aussi les étoiles de mort, leurs sœurs errantes et maléfiques qui s’étaient écrasées sur la Grande Planète pour la plonger dans le Long Hiver. Celles-là n’étaient pas des boules de feu, mais, s’il fallait en croire la description des chroniques, des sphères de glace et de pierre. Hresh se prit à soupeser la bourse du Barak Dayir. Était-ce un fragment d’étoile de mort qu’elle contenait ? Il essaya d’imaginer la folle trajectoire de l’étoile, la violence inouïe de l’impact, les nuages de poussière et de fumée obscurcissant le ciel, masquant le soleil et apportant le froid mortel. La toute petite chose qu’il tenait dans sa main était-elle vraiment un fragment de cette étoile monstrueuse ?

Les chroniques enseignaient également que les étoiles lointaines avaient des planètes qui tournaient autour d’elles, de la même manière que la planète sur laquelle vivait le Peuple gravitait autour de son soleil. Et les autres planètes avaient des habitants de nombreuses espèces. Hresh se demanda si la Pierre des Miracles ne venait pas d’une de ces planètes. Il la caressa à travers le velours de la bourse et imagina une autre planète, avec un ciel tout jaune, des rivières charriant de tumultueuses masses d’eau pourpre, un soleil rouge couvert de cendres et six lunes cristallines se mirant dans la nuit sous l’éclat des étoiles.

Mais tout cela n’était que création de son imagination. Hresh avait l’impression d’avancer dans une nuit d’encre en tâtonnant. Il y avait toutes sortes d’informations et d’explications dans les chroniques, mais rien qui pût lui être utile.

Il fît les Cinq Signes. Il invoqua Yissou, puis Dawinno qui lui avait toujours témoigné de la bienveillance. Ensuite, très lentement, la gorge nouée, il sortit le Barak Dayir de son enveloppe de velours en songeant que c’était peut-être la mort qu’il allait prendre dans ses mains. Mais il demeurait d’un calme étonnant.

Si la pierre sacrée devait le tuer, elle le tuerait. Une voix résonnant comme un gong dans son cerveau lui répétait qu’il devait le faire et que, pour lui-même et pour toute la tribu, le moment était venu de tenter à ses risques et périls de percer le mystère de la Pierre des Miracles.

Le Barak Dayir était agréable à regarder, mais sans rien d’extraordinaire. C’était un morceau de pierre polie brune et mouchetée de rouge, plus long que large, dont le bout se terminait en pointe. La pierre qui semblait assez tendre pour être brisée entre deux doigts était en réalité d’une très grande dureté. Elle ressemblait à un petit fer de lance, mais en beaucoup plus décoratif. Sur toute sa longueur, un réseau de minuscules lignes entrelacées formaient un motif si fin que, malgré l’acuité de sa vue, Hresh n’en distinguait pas les détails.

Il garda pendant quelques minutes le Barak Dayir dans sa main gauche, puis le fit passer dans la droite. La pierre dégageait une chaleur plutôt agréable. Elle lui semblait presque bienveillante et ne donnait nullement l’impression de vouloir le tuer. La crainte qu’il en avait s’estompait lentement, mais il continuait de la considérer avec respect.

Et maintenant, que faire d’elle ? Comment faire en sorte qu’elle exauce ses vœux ?

Il l’appliqua contre son oreille, espérant peut-être entendre une voix sortir de la pierre, mais ce fut en vain. Il la serra entre ses mains et la plaqua contre sa poitrine, sans plus de résultat. Il lui parla, lui dit comment il s’appelait et lui révéla qu’il était le successeur de Thaggoran. Mais ce fut en pure perte. Enfin, comme en désespoir de cause, Hresh essaya ce qui paraissait évident et qu’il n’avait pas osé faire : il enroula son organe sensoriel autour de la pierre et fit appel à sa seconde vue.

Et il perçut une musique lointaine et mystérieuse, qui ne provenait pas de la pierre elle-même, mais qui semblait tout autour de lui. La musique envahit son âme tout entière et il se sentit enivré par son harmonie. Il éprouva une sensation cuisante à la racine de la langue et sa fourrure devint légère, légère, comme si elle se détachait de lui pour former d’amples plis arachnéens. L’intensité de ces sensations était telle que Hresh prit peur. Il dénoua précipitamment son organe sensoriel et la musique s’arrêta. Elle reprit quand il enroula derechef son organe sensoriel autour de la pierre sacrée. Mais il ne put y résister plus de quelques secondes et dut de nouveau rompre le contact. Toutes les histoires qui couraient sur le pouvoir du Barak Dayir n’étaient donc pas des inventions. Son pouvoir magique était extraordinaire.

Hresh respira longuement. Il se sentait vidé, au bord du malaise. Mais il avait effectué le premier pas d’un grand voyage qui le mènerait il ne savait où. Il remit avec soulagement la Pierre des Miracles dans sa bourse de velours. Il poursuivrait l’expérience un autre jour. Mais il avait vécu le commencement de quelque chose. Il avait enfin vécu le commencement de quelque chose.

Dans un rêve agité, Harruel se vit en train de prendre entre ses mains les tours de Vengiboneeza, de les arracher du sol, de les briser les unes contre les autres comme autant de brindilles et de répandre dédaigneusement les fragments autour de lui.

Koshmar apparut dans son rêve et le défia de la renverser. Il arracha une haute tour de pierre et la brandit comme une massue, la faisant tournoyer au-dessus de Koshmar avant de l’abattre sur sa tête. Mais, d’un bond, elle esquiva adroitement le coup. Il poussa un rugissement et frappa de nouveau. Mais Koshmar bondit encore de côté. Il la poursuivit dans les rues de la cité jusqu’à ce qu’elle soit acculée entre deux grands bâtiments aux murs noirs. Elle l’attendait calmement, un sourire moqueur aux lèvres.

Avec un rugissement de fureur, il coinça la tour sous son bras pour s’en servir comme d’une lance et courut sus au chef. Mais il avait à peine fait quelques pas quand il sentit un bras se refermer autour de sa gorge et l’empêcher d’avancer. Il fut obligé de lâcher la tour qui se fracassa par terre. Qui osait se mettre ainsi en travers de son chemin ? Torlyri, sans doute ? Oui ! La femme-offrande le retenait avec une force stupéfiante et il sentait que son âme comprimée menaçait d’être expulsée de sa poitrine. Harruel se débattait désespérément et il sentit qu’elle relâchait petit à petit son étreinte. Mais tandis qu’ils luttaient, elle changea de forme et devint d’abord Minbain, puis ce petit Hresh qui demeurait un mystère pour lui, et enfin un de ces gigantesques yeux de saphir, un être hideux, aux yeux énormes d’un bleu insoutenable, à la bouche immense, armée de plusieurs rangées de dents acérées.

— Tu peux prendre toutes les formes que tu veux ! hurla Harruel. De toute façon, je te tuerai !

Il saisit les longues mâchoires du monstre et s’efforça de les écarter d’une main tout en arrachant de l’autre une tour qu’il pourrait glisser entre les dents de l’horrible créature pour lui maintenir la bouche ouverte. Le monstre le lacérait de ses pattes griffues, mais Harruel n’en avait cure. Il parvint à ouvrir de force les mâchoires, il renversa en arrière la tête du…

— Harruel ! cria-t-il. Arrête, Harruel, je t’en supplie ! Harruel !…

La voix était étrangement douce, presque un gémissement.

C’était une voix qu’il connaissait. Une voix de femme, une voix qui ressemblait beaucoup à celle de Minbain, sa compagne…

— Harruel !… Non !…

Il remonta lentement vers la surface de la conscience, mais il avait l’impression de devoir soulever une pesante dalle de pierre. Quand il parvint enfin à ouvrir les yeux, Harruel vit qu’il se trouvait dans un angle de la pièce qu’il partageait avec Minbain. Sa compagne, écrasée contre le mur, luttait de toutes ses forces pour le repousser. Il la serrait entre ses bras dans une étreinte d’une violence inouïe et il avait la tête profondément enfouie entre la gorge et l’épaule de Minbain.

— Yissou ! murmura Harruel.

Il lâcha Minbain et roula sur le côté. L’odeur âcre et écœurante de sa sueur remplissait la pièce. Les muscles de ses bras étaient secoués par des spasmes effrayants, comme s’ils avaient voulu se détacher du reste de son corps, et une barre de feu le brûlait des épaules à la nuque. Le corps parcouru de longs frissons, il essuya la bave brillante qui souillait la fourrure rêche de son menton.

— Harruel ? dit Minbain d’une toute petite voix dans le silence pesant.

— Un rêve, dit-il d’une voix encore pâteuse. On m’avait arraché l’âme et j’errais dans un univers d’horreur. Je t’ai fait mal ?

— Tu m’as surtout fait peur, dit Minbain.

Elle plongea son regard grave et sombre dans les yeux du guerrier.

— Tu étais comme possédé… Tu poussais des cris affreux, tu suffoquais, tu avais des haut-le-cœur et tu te débattais dans ton sommeil… Et puis, tu as refermé les bras sur moi et j’ai cru… j’ai cru que tu allais…

— Je ne te ferais jamais de mal.

— Mais tu m’as fait peur. Tu avais l’air tellement bizarre…

— Moi aussi, cela me fait peur, dit Harruel en secouant la tête. M’as-tu déjà vu dans cet état, Minbain ? Aussi furieux, aussi violent ?

— Non, jamais. Tu fais parfois de mauvais rêves. Tu remues, tu gémis, tu parles dans ton sommeil. Il t’arrive même de taper sur le sol comme pour écraser des animaux qui t’attaquent dans ton rêve. Mais cette fois… J’ai eu si peur, Harruel ! C’était comme si un démon t’habitait.

— En effet, dit-il d’un ton lugubre, un démon m’habitait.

Il se leva et se dirigea vers la fenêtre. La nuit ne semblait pas très avancée. Un manteau de ténèbres pesait sur la cité endormie. La face hideusement balafrée de la lune jetait son éclat glacé dans le ciel et, derrière, suspendues en guirlandes tout en haut de la voûte du firmament, brillaient les étoiles, ces petits points de feu éblouissants qui ne procuraient aucune chaleur.

— Je sors, Minbain.

— Non, reste ! J’ai peur d’être seule ici !

— Mais il ne peut rien t’arriver. Le seul danger, c’est moi ! Et je sors !

— Reste.

— J’ai besoin d’être seul pendant un moment.

Il se retourna vers Minbain. Dans la pénombre, la clarté scintillante des étoiles et de la lune semblait lui conférer une beauté qu’elle ne possédait pas réellement. Sur son visage rond et fin les ans ne semblaient pas avoir eu de prise et on eût dit qu’elle était encore dans la fleur de sa jeunesse. Harruel sentit son cœur déborder d’un amour qu’il lui était trop difficile d’exprimer avec des mots. Il revint vers elle, s’accroupit au bord de leur couche et laissa ses mains courir avec tendresse sur sa gorge, là où il lui avait fait mal, puis sur sa poitrine et enfin sur son ventre doux et chaud. Harruel avait l’intuition qu’une vie nouvelle était en train d’y éclore. Il était encore trop tôt pour en être sûr, mais le guerrier avait le sentiment que ses doigts percevaient le développement d’une vie en formation qui deviendrait le fils d’Harruel.

— Je ne voulais pas te faire de mal, Minbain, dit-il aussi doucement que possible. Un démon est entré en moi pendant mon sommeil. Je t’assure que ce n’était pas moi. Jamais je ne te ferais de mal.

— Je le sais, Harruel. Sous ton apparence bourrue, tu es plein de douceur.

— Tu crois ?

— Je le sais, dit Minbain.

Pendant quelques instants, il laissa ses deux mains posées à plat sur le ventre de sa compagne. Il se sentait encore oppressé par son mauvais rêve, mais son calme commençait à revenir. Son cœur était bercé par de profondes vagues de tendresse.

Minbain était de trois ans son aînée. Quelques années plus tôt, le jeune guerrier, qui ne pensait nullement à trouver une compagne, car, en ce temps-là, les guerriers restaient seuls, considérait que Minbain faisait plutôt partie de la génération de sa mère. Mais, lorsque les nouveaux couples s’étaient formés, c’est elle qu’il avait choisie. Une femme plus jeune eût sans doute été plus belle, mais quoi de plus éphémère que la beauté ? Minbain avait des qualités qu’elle conserverait tout le restant de ses jours ; elle était douce et tendre, un peu comme Torlyri. Torlyri n’était pas une femme pour les hommes ; Minbain, si. Harruel avait rapidement fixé son choix sur elle et peu lui importait qu’elle fût plus âgée que lui ou qu’elle fût déjà mère. Le fait qu’elle eût un enfant était même plutôt un avantage, car cet enfant était Hresh, le gamin qui, à un âge extraordinairement tendre, remplissait dans la tribu une fonction prépondérante. Hresh pouvait être très utile à Harruel et le fait d’être devenu le compagnon de sa mère lui permettrait peut-être d’avoir barre sur le chroniqueur. Ce n’était pas essentiellement pour cette raison que le choix du guerrier s’était porté sur Minbain, mais cela avait assurément joué.

— Laisse-moi partir maintenant, dit Harruel.

— Reviens vite.

— Oui, dit-il. Bientôt.

Minbain suivit des yeux la haute silhouette qui traversa la pièce avec des précautions exagérées avant de disparaître. Elle porta la main à sa gorge. Il lui avait fait beaucoup plus mal qu’elle n’avait voulu l’avouer. Dans sa crise de démence, il lui avait asséné un violent coup de coude, puis, la prenant par les épaules, il l’avait jetée contre le mur. Et il avait failli l’étouffer quand il avait enfoui sa tête pesante dans le creux de son cou. Mais cette crise de démence était le fait du démon. Pas d’Harruel. Minbain savait que, malgré sa brusquerie, il tenait beaucoup à elle.

Elle portait son enfant. Elle en avait la certitude et, à en juger par la manière dont il avait gardé les mains posées sur son ventre, il devait s’en douter lui aussi. Il leur faudrait bientôt aller voir Torlyri pour lui demander de prononcer les paroles de protection.

Hresh aurait un frère. Elle aurait un second fils. Elle était sûre que ce serait un garçon ; il lui semblait évident qu’Harruel ne pouvait engendrer qu’un garçon. Elle serait la première femme depuis des milliers d’années à mettre au monde deux garçons. Minbain se demanda si le second ressemblerait un peu à Hresh.

Non. Personne ne pouvait ressembler à Hresh. Hresh était unique.

Mais elle n’avait jamais connu non plus quelqu’un comme Harruel. Elle l’aimait et le craignait pareillement. Certains jours, c’était l’amour qui l’emportait, d’autres la crainte. Et il y avait des fois, comme cette nuit, où elle était partagée entre les deux sentiments. C’était un être tellement bizarre. Pourquoi les dieux lui avaient-ils donné un fils ainsi bizarre que Hresh et maintenant un compagnon comme Harruel ? Il était si costaud, si puissant… tellement plus fort que les autres. Il avait en lui la force d’une montagne. Mais il y avait autre chose. Une ombre qui s’étendait sur son âme. Et cette colère toujours prête à éclater. Minbain ne l’avait pas vraiment remarqué quand ils vivaient dans le cocon, mais c’était devenu manifeste depuis le début de leur longue marche. Des idées tumultueuses roulaient nuit et jour dans sa tête. Il aspirait ardemment à quelque chose… Mais à quoi ?

Harruel s’engagea dans une rue, puis dans une autre, sans savoir où il allait ni s’en préoccuper. Il sentait sur son corps le rayonnement froid de la lune qui le poussait de l’avant comme la morsure d’un fouet. Il avait promis à Minbain de revenir et il le ferait. Mais pas avant l’aube. Le sommeil l’avait fui pour toute la durée de la nuit.

La ville était une prison pour lui. La vie du cocon ne lui avait jamais pesé, car il n’avait jamais imaginé qu’il pût y en avoir une autre. Mais maintenant qu’ils étaient sortis du cocon et qu’il avait appris à marcher hardiment sous le ciel immense, il supportait très mal de devoir vivre en reclus dans l’enceinte de la cité morte des yeux de saphir où flottaient encore les relents de la présence de la race éteinte. Mais le plus difficile à supporter, un prurit pire encore que les piqûres des piquefeux, c’était la perspective de devoir rester sous la férule de Koshmar jusqu’à la fin de ses jours.

Le moment était venu de mettre un terme au gouvernement des femmes. Le moment était venu de restaurer la royauté.

Mais Harruel avait le sentiment que Koshmar présiderait encore aux destinées de la tribu quand il serait devenu un vieux guerrier voûté, à la fourrure chenue. La cérémonie fatidique du jour de mort avait été abolie. Koshmar était un peu plus âgée que lui, mais elle était encore très vigoureuse et en parfaite santé. Elle pouvait vivre longtemps. Jamais rien ne le débarrasserait d’elle, sauf s’il se décidait à le faire lui-même. Mais Harruel se refusait à aller jusque-là. Tuer le chef était au-dessus de ses forces. Il avait même de la peine à le concevoir. Et pourtant il savait qu’il ne pourrait plus accepter très longtemps l’autorité de Koshmar.

Ces derniers temps, Harruel avait pris l’habitude de partir seul pour de longues promenades. Il voulait apprendre à connaître Vengiboneeza. La cité des yeux de saphir était son ennemie et Harruel savait qu’il était important de connaître son ennemi. Mais c’était la première fois qu’il osait s’y aventurer en pleine nuit.

Tout était métamorphosé. Les tours semblaient plus hautes et les autres bâtiments plus trapus. Les rues se coupaient en formant des angles insolites. Toutes les ombres recelaient une menace. Mais Harruel continuait de marcher, il avait emporté sa lance ; il n’avait pas peur.

Certaines rues étaient revêtues de dalles immaculées, comme si les yeux de saphir n’avaient abandonné la ville que depuis la veille. D’autres étaient sillonnées de crevasses et d’ornières et de hautes herbes poussaient entre leurs pavés. D’autres encore, dépouillées de leur revêtement, n’étaient plus que des chemins boueux bordés de constructions délabrées. Harruel ne parvenait pas à comprendre la ville et il la détestait. Cela lui faisait mal de savoir que son fils verrait le jour dans cette maudite ville, cette cité qui n’avait rien d’humain.

Il y avait aussi des fantômes et il demeurait sur ses gardes.

Le guerrier avait la conviction que des fantômes étaient tapis partout dans la ville et que c’étaient eux qui faisaient les réparations. Elles avaient toujours lieu à la faveur de la nuit, quand personne ne pouvait rien voir. Tel ou tel bâtiment effondré, choisi, semblait-il, au hasard, était consolidé du jour au lendemain, les décombres nettoyés, la façade refaite. Harruel avait remarqué ces transformations qui n’avaient pas non plus échappé à quelques autres, Konya, Staip et Hresh. Mais qui était donc l’auteur de ces travaux ?

Harruel se méfiait de tous les animaux nocturnes. La plupart des animaux nuisibles disparaissaient avec le jour, sauf ceux qui avaient élu domicile à l’intérieur des bâtiments. Mais cela ne voulait pas dire qu’il ne risquait rien.

Quelques jours plus tôt, tandis qu’il allait sans but à la nuit tombante, Harruel s’était retrouvé au bord de la mer chaude qui baignait la partie occidentale de la cité. Il avait vu une armée de hideux petits reptiles grisâtres ressemblant à des lézards ramper hors des flots. Les monstrueuses créatures au corps allongé de la taille de son avant-bras avait de fortes pattes et des ailes vertes et plissées qu’elles gardaient repliées sur le dos. Dans leurs yeux jaunes brillait une lueur sinistre. Elles émettaient une sorte de grondement menaçant qui semblait s’adresser personnellement à lui : Harruel ! Harruel ! Nous allons te dévorer ce soir !

Elles avançaient en formation serrée tout en claquant des mâchoires. Quand elles ne furent plus qu’à une trentaine de pas de lui, Harruel chercha quelque chose pour se défendre. Il ramassa quelques poignées de cailloux qu’il lança sur la horde de reptiles tout en reculant, mais ce n’était pas suffisant pour les arrêter. Harruel se trouvait sur la digue, à l’aplomb d’une rangée de blocs de pierre verte équarris et ornés de mystérieuses gravures représentant de minuscules visages.

Dès que les reptiles arrivèrent à la hauteur des blocs de pierre, ils s’arrêtèrent net, comme s’ils venaient de rencontrer quelque barrière invisible. Puis, l’air déçus, ils firent demi-tour et repartirent vers la mer. Harruel se dit qu’ils avaient peut-être perçu la présence, de l’autre côté des blocs de pierre, d’une autre espèce, encore plus malfaisante que la leur. Ou que, tout simplement, ils n’avaient pas aimé son odeur. En tout cas, il savait qu’il avait eu de la chance de s’en sortir à si bon compte.

Un autre jour, il avait vu un vol d’oiseaux si dense que le ciel de midi en était assombri. Il avait cru reconnaître ceux qui avaient harcelé la tribu pendant la traversée des grandes plaines et qui avaient reçu le nom d’oiseaux de sang. Il s’était immobilisé, prêt à repartir en courant pour donner l’alarme, mais les oiseaux avaient semblé se contenter de décrire des cercles dans le ciel, sans jamais descendre plus bas que le sommet des tours les plus élevées.

Cette nuit-là, il arriva à proximité des piliers de pierre verte auprès desquels les trois machines des yeux de saphir montaient la garde et il n’était plus qu’à quelques mètres de l’avenue qui se dirigeait vers la jungle.

Sans idée précise, il commença de se diriger vers la porte méridionale de la cité. Mais au bout de quelques instants, il s’arrêta brusquement. Il venait d’entendre un léger bruit derrière lui, comme une respiration ou un bruit de pas étouffé. Sa main se referma sur la hampe de sa lance. Minbain l’avait-elle suivi ? Ou bien l’un de ces fantômes qui parcouraient nuitamment la ville ? Il pivota sur lui-même et scruta l’obscurité.

— Qui est là ?

Tout demeura silencieux.

— Je vous ai entendu, reprit Harruel. Approchez pour que je puisse vous voir.

— Harruel ?

C’était une voix d’homme, grave et ferme et familière.

— Qui d’autre cela pourrait-il être ? Est-ce toi, Konya ?

Un gros rire retentit dans les ténèbres.

— Tu as toujours l’ouïe aussi fine, Harruel.

Konya sortit de l’obscurité et s’avança lentement. C’était un homme de haute stature qui arrivait à l’épaule d’Harruel mais qui avait le torse et le dos si musculueux qu’il paraissait plus petit que sa taille. Il était considéré comme le deuxième guerrier de la tribu et tout le monde s’imaginait qu’il était le grand rival d’Harruel et que la jalousie le dévorait. Seuls les deux hommes savaient qu’il n’en était rien. Konya était assez fort pour comprendre qu’il ne servait à rien d’être le plus fort. Il était paisible et discret de nature et ce qu’il éprouvait pour Harruel n’était aucunement de la jalousie, mais un simple respect qui était dans la nature des choses. Et Harruel vouait à Konya un respect égal tout en sachant qu’il n’était pas son égal.

— Tu te promènes donc aussi cette nuit, dit Harruel.

— Je n’arrivais pas à trouver le sommeil. J’étais couché, mais la lune était trop brillante et m’empêchait de dormir.

— Ce n’était pas un problème dans le cocon.

— Non, dit Konya avec un petit rire. Quand nous dormions dans le cocon, l’éclat de la lune ne nous dérangeait pas.

Ils commencèrent à marcher en silence. Ils se trouvaient dans une rue bordée de bâtiments délabrés mais dont les façades dorées étaient en parfait état. Les châssis vides des fenêtres possédaient encore leurs minces volets ouvragés de pierre blanche. Des portes couvertes d’ornements s’entrouvraient sur le vide et les décombres. Puis les deux guerriers arrivèrent devant un bâtiment dont, à l’inverse, la façade effondrée laissait voir l’intérieur intact. Harruel y pénétra en silence et commença de monter sans savoir ce qu’il cherchait. Konya le suivit sans poser la moindre question.

Ils grimpèrent péniblement un escalier conçu pour les yeux de saphir, aux larges marches si basses qu’il ressemblait plus à une rampe qu’à un véritable escalier. Au bout d’un moment, Harruel trouva le moyen de monter beaucoup plus vite en gravissant les marches deux par deux et même trois par trois. Tout le long des murs se succédaient des gravures qui troublaient la vue. Quand on les regardait obliquement, elles semblaient représenter des êtres vivants, yeux de saphir, hjjk et autres créatures de l’époque de la Grande Planète, mais vues de face elles se fondaient dans un enchevêtrement de lignes dépourvu de toute signification. Toutes les pièces du bâtiment étaient vides, mais il n’y avait pas un grain de poussière.

L’escalier allait en s’étranglant jusqu’à un passage en spirale qui, après une demi-douzaine de tours, les fit déboucher sur un toit plat de tuiles sombres du haut duquel ils dominaient tout le quartier. La cité s’étendait derrière eux, au nord. De l’autre côté, ils distinguaient la cime des arbres de la jungle miroitant sous l’éclat dur et froid de la lune.

Les branches supérieures des arbres s’agitaient et de petits cris s’en élevaient.

— Des singes, dit Konya.

Harruel acquiesça de la tête. Le petit peuple jacassant et malodorant de la jungle se balançait dans les branches à un jet de pierre de leur terrasse. Comme il les détestait ! Il sentit le sang lui monter aux oreilles. S’il le pouvait, il parcourrait la jungle d’arbre en arbre et les embrocherait tous, puis il entasserait leurs charognes puantes pour servir de pâture à tous les animaux nécrophages.

— Ils sont répugnants, lança Harruel. Je voudrais tous les tuer ! Heureusement qu’ils restent la plupart du temps à l’écart de la ville.

— J’en vois de temps en temps. Mais pas beaucoup.

— C’est vrai, il y en a quelques-uns qui viennent par ici. Il ne leur est pas difficile d’entrer. Il leur suffit de se balancer pardessus cette place que tu vois en bas et le tour est joué. Par bonheur, il y en a rarement plus de deux ou trois en même temps. Par Yissou, je hais ces sales bestioles !

— Ce ne sont que des animaux sauvages, Harruel.

— Des animaux ? Pour moi, ce n’est qu’une vermine ! Tu les as vus de près, toi aussi. Ils n’ont ni âme ni intelligence !

— Les sentinelles des yeux de saphir prétendent qu’ils sont nos cousins.

Harruel cracha sur les tuiles avec mépris.

— Par Dawinno ! éructa-t-il, comment peux-tu croire de telles sornettes ?

— Ils nous ressemblent un peu.

— A ce compte-là, tout ce qui a quatre membres, une queue et qui marche sur ses pattes de derrière nous ressemble ! Nous sommes humains, Konya, et ce ne sont que des animaux.

— Tu en es vraiment sûr, Harruel ? demanda Konya après un instant de silence. Les yeux de saphir prétendent aussi que nous ne sommes pas humains, que les humains formaient une race entièrement différente et que nous ne sommes que des singes qui ont une trop haute opinion d’eux-mêmes…

— Bien sûr que nous sommes humains, Konya ! Que pourrions-nous être d’autre ? As-tu le sentiment d’être apparenté à ces animaux qui s’accrochent par la queue dans les arbres ?

— Mais les yeux de saphir…

— Que Dawinno emporte les yeux de saphir ! Ce ne sont que des machines qui mentent et qui ne songent qu’à nous compliquer la tâche !

Harruel se tourna vers Konya et braqua sur lui un regard glacial.

— Écoute-moi, dit-il. Nous pensons, nous parlons, nous avons des livres, nous vénérons nos dieux ; donc nous sommes humains. Pour moi, cela ne fait aucun doute. Et peu importe ce que disent les yeux de saphir. D’ailleurs, ils nous ont laissés pénétrer dans la cité et les prophéties affirmaient que la cité était réservée aux humains qui l’atteindraient à la fin du Long Hiver. L’hiver est terminé et nous sommes entrés avec la permission des trois gardiens. Nous sommes donc ceux qui étaient censés venir ici, c’est-à-dire les humains !

— Koshmar les a obligés à nous laisser entrer.

— Les a obligés ? Eux qui détiennent des pouvoirs magiques ? Non, Konya, ce n’est pas l’œuvre de Koshmar. Elle aurait pu leur parler pendant une journée entière ; s’il n’avaient pas été convaincus que nous étions des humains, jamais ils ne nous auraient acceptés. Ils nous ont laissés entrer parce que c’était notre destin, parce que nous pouvions, de plein droit, pénétrer dans leur cité. Et ils le savaient. Ils cherchaient simplement à nous mettre à l’épreuve avec leurs mensonges stupides, à s’assurer que nous avions la force d’âme nécessaire pour revendiquer nos droits. Si Koshmar n’avait pas pris la parole, c’est moi qui l’aurais fait et les yeux de saphir auraient cédé. Et s’ils n’avaient pas cédé, je les aurais tués tous les trois !

— Tu les aurais tués, Harruel ? dit Konya après un nouveau silence. Eux qui détiennent des pouvoirs magiques ?

— Il y a de la magie dans ma lance, Konya.

— Mais comment peut-on tuer ce qui n’est pas vivant ? Ce ne sont que des machines auxquelles on a donné l’apparence des yeux de saphir.

Harruel secoua distraitement la tête. La discussion ne l’intéressait plus. Plissant les yeux pour se protéger de l’éclat de la lune, il regarda les arbres où s’ébattaient les singes, l’esprit toujours rempli d’une fureur meurtrière.

— Cette cité est pleine de mystères, dit-il après quelques instants de silence. Je m’y sens vraiment mal à l’aise.

— Et moi, je la déteste ! s’écria Konya avec une véhémence inattendue. Je la déteste autant que tu peux détester le peuple de la jungle !

— Pourquoi ? demanda Harruel en se tournant vers lui, l’air étonné.

— C’est une ville morte. Elle n’a pas d’âme.

— Non, dit Harruel, elle vit. Elle est morte et, d’une certaine manière, elle vit. Je la déteste autant que toi, mais pas parce qu’elle est morte. Elle a une étrange manière de vie qui n’est pas la nôtre. Elle a une âme qui n’est pas une âme comme la nôtre. Et c’est pour cela que je la déteste.

— Morte ou vivante, dit Konya, je donnerais n’importe quoi pour la quitter sur-le-champ. Et j’aurais préféré ne jamais l’avoir connue. D’ailleurs nous n’aurions pas dû venir ici, ajouta-t-il d’une voix qui semblait quêter l’approbation d’Harruel.

— Non, Konya, dit Harruel. Ce n’est pas vrai. Nous avons bien fait de venir. La ville renferme des objets qui nous seront très utiles. Tu sais ce que disent les chroniques ; que nous trouverons à Vengiboneeza d’anciens objets des yeux de saphir qui nous aideront à établir notre domination sur la planète.

— Mais nous sommes déjà là depuis plusieurs mois et nous n’avons rien trouvé !

— Koshmar est trop timorée, dit Harruel avec un haussement d’épaules. Hresh est le seul qu’elle autorise à faire des recherches. La ville est immense et ce n’est qu’un enfant. Je pense que, chaque jour, nous devrions tous explorer les coins et les recoins de la cité. Les objets sont cachés quelque part et, un jour ou l’autre, nous les trouverons. Puis nous les emporterons loin d’ici. L’important sera de partir dès que nous aurons trouvé ce que nous sommes venus chercher.

— J’ai pourtant l’impression que Koshmar passerait volontiers le restant de ses jours à Vengiboneeza, dit Konya.

— Qu’elle reste, si elle veut !

— Je voulais dire qu’elle nous obligerait tous à rester. La ville devient pour elle comme un nouveau cocon. Elle n’a aucunement l’intention de partir.

— Il faut partir, dit Harruel. La planète nous attend ! Nous sommes les nouveaux maîtres !

— Je crois quand même que Koshmar ne…

— Qu’importe ce que fait Koshmar ! tonna Harruel.

— Qu’as-tu dit, Harruel ? demanda Konya en écarquillant les yeux de surprise.

— Je dis que nous sommes venus dans cette ville pour apprendre comment gouverner la planète du Printemps Nouveau et qu’il nous faut consacrer toute notre énergie à atteindre ce but. Et qu’ensuite nous devrons partir pour accomplir ailleurs notre destinée. Tu détestes Vengiboneeza et moi aussi. Si Koshmar se plaît ici, elle peut y finir sa vie. Quand le moment viendra, et il viendra bientôt, je guiderai le Peuple hors de la ville !

— Et je te suivrai, dit Konya.

— Oui, je sais que tu le feras.

— Es-tu prêt à emmener tous les autres ?

— Seulement ceux qui auront décidé de partir, répondit Harruel. Seuls les forts et les braves. Les autres peuvent rester, cela m’est complètement égal.

— Alors, tu deviendras le nouveau chef ?

— Le titre de chef est lié à la vie dans le cocon, répondit Harruel en secouant la tête. Et cette vie est terminée. De plus, le chef est toujours une femme. Koshmar peut garder ce titre si cela lui chante, mais il ne lui restera sans doute plus grand monde sur qui exercer son autorité. Moi, je prendrai un autre titre, Konya.

— Quel titre ?

— Je prendrai le titre de roi, dit Harruel.

La longue période de chaleur dont la tribu avait profité depuis son arrivée à Vengiboneeza s’acheva brusquement. Pendant trois jours souffla un violent vent du nord accompagné de bourrasques de pluie glacée. Le ciel vira au noir pour ne plus changer de couleur. La faune ailée luttait rageusement contre le vent. Les oiseaux tentaient de mettre le cap sur l’occident, mais en vain, car le vent les rabattait vers le sud.

— Une nouvelle étoile de mort s’est écrasée sur la Terre, dit Kalide à Delim. Le Long Hiver est de retour.

Delim rapporta ses paroles à Cheysz en ajoutant qu’elle avait entendu dire que la pluie allait bientôt se transformer en neige.

— Nous allons tous mourir de froid, dit Cheysz à Minbain. Il faut nous calfeutrer comme dans le cocon, sinon nous allons mourir quand le Long Hiver reviendra.

Et Minbain fit venir Hresh et lui demanda ce qu’il pensait de tout cela.

— Était-ce un faux printemps que nous avons connu. Ne serait-il pas prudent d’entreposer de la nourriture dans les caves de la ville pour nous permettre d’attendre la fin de la période de gel ?

Elle dit à son fils que la vie à Vengiboneeza avait été si facile que ce devait être un piège des dieux ; que le soleil allait demeurer caché pendant des mois, ou même des années, et qu’ils périraient tous s’ils ne prenaient pas des mesures immédiates. Comme il leur était impossible de retourner dans leur cocon, Vengiboneeza était leur seul refuge. Mais, malgré la splendeur de la cité, elle se demandait si Vengiboneeza pourrait leur fournir un abri suffisant pour le cas où le Long Hiver étendrait à nouveau son emprise sur la planète. Si les yeux de saphir n’avaient pas réussi à survivre dans leur capitale, comment la tribu pourrait-elle le faire ?

— Tu t’inquiètes pour rien, mère, dit Hresh en souriant. Nous ne risquons absolument pas de mourir de froid. Le temps s’est détraqué depuis quelques jours, mais il va bientôt s’améliorer.

Mais la rumeur d’inquiétude qui courait en s’amplifiant dans les rangs de la tribu était parvenue aux oreilles de Koshmar. Et le chef convoqua le chroniqueur.

— Devons-nous vraiment craindre le retour du Long Hiver ? demanda-t-elle, la mine lugubre, la tête penchée sur l’épaule et le regard dur. Est-il vrai que le soleil ne brillera plus pendant encore mille ans ?

— Je pense que ce n’est qu’un gros orage.

— Si le temps est aussi mauvais à Vengiboneeza malgré l’abri des bâtiments, ce doit être terrible ailleurs.

— Peut-être, Koshmar. Mais, dans quelques jours, le soleil et la chaleur seront revenus. J’en ai la conviction.

— La conviction ! La conviction ! C’est d’une certitude absolue dont j’ai besoin ! Il doit bien exister un moyen de le savoir !

Hresh la regarda d’un air gêné. Koshmar avait aménagé un nid douillet pour Torlyri et pour elle dans le petit bâtiment trapu au pied de la tour. Dans la pièce remplie de fleurs séchées, des guirlandes de joncs odorants étaient accrochées aux murs et le sol était recouvert de peaux. Mais le vent glacé faisait trembler les fenêtres et pénétrait dans la pièce par les conduits d’aération. Depuis le début, Koshmar avait affirmé que le Long Hiver était terminé. Elle avait consacré toute son énergie à préparer l’abandon du cocon tribal et à entreprendre la longue marche qui les avait menés à Vengiboneeza. Hresh comprit que Koshmar risquait d’être brisée s’il se révélait qu’elle s’était trompée.

Elle avait le plus urgent besoin d’être rassurée par son chroniqueur qui symbolisait la sagesse. Mais que pouvait-il lui dire ? Comme elle, il ignorait tout des vents et des tempêtes. Il était né et avait vécu dans le cocon où le vent ne soufflait jamais. Thaggoran aurait peut-être pu interpréter les présages et expliquer la situation à Koshmar. Grâce à sa longue pratique des chroniques, Thaggoran avait toujours su faire face à n’importe quelle situation. Mais Thaggoran possédait la sagesse que confère l’âge. Hresh était jeune et avait l’esprit vif, mais ce n’était pas du tout la même chose.

Koshmar avait dit qu’il devait bien exister un moyen de savoir à quoi s’en tenir.

En effet, il y en avait un. Le Barak Dayir pouvait lui apporter la réponse. Depuis le jour où il avait enfin trouvé le courage de sortir la Pierre des Miracles de sa bourse de velours et d’y appliquer son organe sensoriel, il avait procédé avec une prudence inhabituelle pour étendre son contrôle sur le Barak Dayir. Il avait appris à lui donner vie, à libérer toute la puissance magique de sa musique et à laisser cette puissance effleurer son esprit. Mais il n’avait pas osé aller plus loin. Hresh avait compris qu’il risquait d’être submergé, emporté par le pouvoir incompréhensible de la Pierre des Miracles comme un fétu de paille par un torrent. Et il redoutait de ne pouvoir remonter les flots tumultueux de ce torrent. Hresh avait donc lutté de toutes ses forces pour résister à l’irrésistible. Il était resté vigilant, sur la défensive, de manière à pouvoir faire machine arrière quand le chant du Barak Dayir devenait trop séduisant, trop tentant. Il se laissait entraîner un petit peu plus loin chaque fois qu’il sortait la pierre, mais en prenant soin de ne pas la laisser s’emparer entièrement de son esprit. Hresh savait bien que la maîtrise qu’il avait du mystérieux talisman n’était pas totale.

Cet orage est la punition des dieux pour ma paresse et ma lâcheté, se dit-il, et si l’angoisse de Koshmar tourne en colère, les dieux dirigeront cette colère sur moi. Il faut donc agir au plus vite.

— Je vais interroger la Pierre des Miracles, Koshmar. Et elle me dira ce qu’il y a à craindre de cet orage.

— C’est ce que j’espérais, dit Koshmar.

Hresh regagna en hâte la tour hexagonale qui était devenue le temple de la tribu. Il pénétra dans la salle où il conservait le coffret des chroniques et où il avait pris l’habitude de dormir, car il ne se sentait plus à sa place dans le dortoir occupé par les jeunes célibataires. Sans hésiter, il sortit la Pierre des Miracles de sa bourse. Un coup de tonnerre terrifiant retentit aussitôt.

Hresh enroula son organe sensoriel autour de la pierre et fit rapidement appel à sa seconde vue. Tout retard pouvait être synonyme d’échec. Il perçut aussitôt la mystérieuse et intense musique qu’il avait déjà entendue en une douzaine d’occasions. Mais cette fois, sachant qu’il ne pourrait pas reculer, il s’ouvrit à elle comme il ne l’avait encore jamais fait. Il laissa la musique le posséder entièrement ; il devint la musique.

Il devint une colonne de son pur qui s’élevait sans résistance jusqu’au toit du monde.

Il monta au-dessus de l’orage. Tel un dieu, il dominait Vengiboneeza. La cité semblait un modèle réduit d’elle-même. La haute chaîne de montagnes qui abritait la ville donnait l’impression de n’être plus qu’une modeste élévation de terrain et la mer qui s’étendait à l’occident était devenue une simple flaque grisâtre ridée par le vent, à demi dissimulée par les noires volutes des nuages. Il aperçut la terre ferme de l’autre côté et, derrière, une autre mer infiniment plus vaste, une surface brasillante qui épousait la courbe de la planète sur une telle étendue que, malgré la hauteur colossale à laquelle il s’était élevé, il n’en apercevait point l’autre rive.

Il voyait le soleil. Il voyait le ciel d’azur au-dessus de l’orage. En tournant son regard vers l’orient, dans la direction où se trouvaient l’ancien cocon tribal et le fleuve qui coulait à ses pieds, il vit que l’air y était limpide et qu’y régnait toujours la douceur du Printemps Nouveau.

Il n’y avait rien à craindre. Le Barak Dayir lui avait appris ce qu’il voulait savoir. Il pouvait maintenant redescendre et annoncer la bonne nouvelle à Koshmar.

Mais il resta plus longtemps qu’il n’était nécessaire. Comment renoncer à une telle splendeur. La musique qui était devenue son nouveau moi se répandait majestueusement sur toute la surface de la planète, descendant sur les terres et sur les mers, sur les montagnes et dans les vallées avec une splendeur effrayante. Il tourna la tête vers la lune et projeta dans sa direction une harmonie de sons avec autant d’aisance que le Hresh d’avant eût tendu la main pour cueillir un fruit mûr sur une branche basse. Il sentait qu’il lui serait facile d’envelopper de musique l’astre de la nuit, puis de le faire avancer sur son orbite, ou bien de le rapprocher de la Terre, ou encore de le faire voler en éclats. Mais il pouvait aussi bien l’éviter pour s’enfoncer dans les profondeurs du vide et flotter entre les étoiles. Jamais il n’aurait imaginé qu’un tel pouvoir pût exister. Le Barak Dayir faisait de l’homme un dieu.

Et Hresh comprit pourquoi le vieux Thaggoran redoutait la Pierre des Miracles et pourquoi il lui avait toujours dit qu’elle recelait des dangers. Non que la pierre voulût du mal à celui qui l’utilisait, mais sa puissance était si grande qu’elle pouvait détruire tout jugement, et celui qui l’utilisait, aveuglé par le caractère divin qu’elle lui conférait temporairement, risquait de se faire du mal tout seul. Le danger était de vouloir aller trop loin.

Au prix de l’effort le plus violent qu’il lui eût jamais fallu faire, Hresh s’obligea à revenir en arrière. Il réintégra son corps. Il renonça à son caractère divin. Il redescendit en lui-même. Et il se retrouva étendu sur le sol de pierre de la salle sacrée, épuisé, couvert de sueur, frissonnant, étourdi.

Au bout d’un moment, il parvint à se relever et replaça la pierre magique dans sa bourse. Il la remit dans le coffret des chroniques dont il ferma toutes les serrures avec le plus grand soin. Il pleuvait à verse, peut-être encore plus fort qu’avant. Et pourtant il avait l’impression que la pluie torrentielle avait quelque peu perdu de sa violence. Le ciel était d’encre, mais, là encore, il croyait discerner de-ci de-là quelques traînées plus pâles.

Sans se soucier de la pluie, Hresh reprit le chemin de chez Koshmar. Torlyri s’y trouvait aussi et elles étaient blotties l’une contre l’autre comme deux animaux apeurés. Jamais Hresh ne les avait vues ainsi, les yeux écarquillés, claquant des dents, la fourrure hérissée. Elles s’efforcèrent à son arrivée de reprendre un peu d’assurance, mais leur terreur demeurait manifeste.

— Alors, demanda Koshmar d’une voix étouffée, est-ce la fin du monde ?

— De quoi parles-tu ? demanda Hresh avec un regard stupéfait.

— J’ai cru que le ciel allait s’ouvrir en deux… J’ai cru que la foudre allait embraser la montagne…

— Et le fracas du tonnerre… ajouta Torlyri. Comme un gigantesque tambour aux roulements assourdissants…

— Je n’ai rien entendu, dit Hresh. Et je n’ai rien vu. J’étais dans le temple, occupé à chercher les réponses que je devais trouver.

— Tu n’as rien entendu ? demanda Torlyri d’un ton incrédule. Rien du tout ?

Les deux femmes, encore agitées de violents frissons, ne parvenaient manifestement pas à chasser de leur esprit les images cataclysmiques. Elles ne comprenaient pas comment il avait pu ne rien remarquer.

— Peut-être est-ce la Pierre des Miracles qui m’a protégé du fracas de l’orage, dit Hresh.

Mais il savait que ce n’était qu’une partie de la vérité. Une toute petite partie. C’est lui qui était à l’origine du déchaînement des éléments. C’est lui qui avait appelé le tonnerre et la foudre en utilisant et peut-être en abusant du pouvoir de la Pierre des Miracles. Il n’avait pas entendu les bruits terrifiants de l’orage dans toute sa violence, car il avait été l’orage dans toute sa violence.

Mais il valait mieux qu’elles ne le sachent pas.

— J’ai l’assurance que tu cherchais, dit-il simplement à Koshmar. Le Barak Dayir m’a montré les limites de l’orage. Le ciel est dégagé à l’est comme à l’ouest et, dans les contrées voisines, il fait encore beau et chaud. Le Long Hiver n’est pas de retour et il n’y a pas eu de nouvelle étoile de mort. Ce n’est qu’un orage, Koshmar. Un orage très violent, mais qui ne durera plus très longtemps. Il n’y a rien à craindre.

De fait, quelques heures plus tard, le vent retomba, la pluie s’apaisa et des échappées de ciel bleu apparurent entre les nuages noirs.

Загрузка...