I

Tous les bonheurs se ressemblent, mais chaque infortune a sa physionomie particulière.


La maison Oblonsky était bouleversée. La princesse, ayant appris que son mari entretenait une liaison avec une institutrice française qui venait d’être congédiée, déclarait ne plus vouloir vivre sous le même toit que lui. Cette situation se prolongeait et se faisait cruellement sentir depuis trois jours aux deux époux, ainsi qu’à tous les membres de la famille, aux domestiques eux-mêmes. Chacun sentait qu’il existait plus de liens entre des personnes réunies par le hasard dans une auberge, qu’entre celles qui habitaient en ce moment la maison Oblonsky. La femme ne quittait pas ses appartements; le mari ne rentrait pas de la journée; les enfants couraient abandonnés de chambre en chambre; l’Anglaise s’était querellée avec la femme de charge et venait d’écrire à une amie de lui chercher une autre place; le cuisinier était sorti la veille sans permission à l’heure du dîner; la fille de cuisine et le cocher demandaient leur compte.


Trois jours après la scène qu’il avait eue avec sa femme, le prince Stépane Arcadiévitch Oblonsky, Stiva, comme on l’appelait dans le monde, se réveilla à son heure habituelle, huit heures du matin, non pas dans sa chambre à coucher, mais dans son cabinet de travail sur un divan de cuir. Il se retourna sur les ressorts de son divan, cherchant à prolonger son sommeil, entoura son oreiller de ses deux bras, y appuya sa joue; puis, se redressant tout à coup, il s’assit et ouvrit les yeux.


«Oui, oui, comment était-ce donc? pensa-t-il en cherchant à se rappeler son rêve. Comment était-ce? Oui, Alabine donnait un dîner à Darmstadt; non, ce n’était pas Darmstadt, mais quelque chose d’américain. Oui, là-bas, Darmstadt était en Amérique. Alabine donnait un dîner sur des tables de verre, et les tables chantaient: «Il mio tesoro», c’était même mieux que «Il mio tesoro», et il y avait là de petites carafes qui étaient des femmes.»


Les yeux de Stépane Arcadiévitch brillèrent gaiement et il se dit en souriant: «Oui, c’était agréable, très agréable, mais cela ne se raconte pas en paroles et ne s’explique même plus clairement quand on est réveillé.» Et, remarquant un rayon de jour qui pénétrait dans la chambre par l’entre-bâillement d’un store, il posa les pieds à terre, cherchant comme d’habitude ses pantoufles de maroquin brodé d’or, cadeau de sa femme pour son jour de naissance; puis, toujours sous l’empire d’une habitude de neuf années, il tendit la main sans se lever, pour prendre sa robe de chambre à la place où elle pendait d’ordinaire. Ce fut alors seulement qu’il se rappela comment et pourquoi il était dans son cabinet; le sourire disparut de ses lèvres et il fronça le sourcil. «Ah, ah, ah!» soupira-t-il en se souvenant de ce qui s’était passé. Et son imagination lui représenta tous les détails de sa scène avec sa femme et la situation sans issue où il se trouvait par sa propre faute.


«Non, elle ne pardonnera pas et ne peut pas pardonner. Et ce qu’il y a de plus terrible, c’est que je suis cause de tout, de tout, et que je ne suis pas coupable! Voilà le drame. Ah, ah, ah!…» répétait-il dans son désespoir en se rappelant toutes les impressions pénibles que lui avait laissées cette scène.


Le plus désagréable avait été le premier moment, quand, rentrant du spectacle, heureux et content, avec une énorme poire dans la main pour sa femme, il n’avait pas trouvé celle-ci au salon; étonné, il l’avait cherchée dans son cabinet et l’avait enfin découverte dans sa chambre à coucher, tenant entre ses mains le fatal billet qui lui avait tout appris.


Elle, cette Dolly toujours affairée et préoccupée des petits tracas du ménage, et selon lui si peu perspicace, était assise, le billet dans la main, le regardant avec une expression de terreur, de désespoir et d’indignation.


«Qu’est-ce que cela, cela?» demanda-t-elle en montrant le papier.


Comme il arrive souvent, ce n’était pas le fait en lui-même qui touchait le plus Stépane Arcadiévitch, mais la façon dont il avait répondu à sa femme. Semblable aux gens qui se trouvent impliqués dans une vilaine affaire sans s’y être attendus, il n’avait pas su prendre une physionomie conforme à sa situation. Au lieu de s’offenser, de nier, de se justifier, de demander pardon, de demeurer indifférent, tout aurait mieux valu, sa figure prit involontairement (action réflexe, pensa Stépane Arcadiévitch qui aimait la physiologie) – très involontairement – un air souriant; et ce sourire habituel, bonasse, devait nécessairement être niais.


C’était ce sourire niais qu’il ne pouvait se pardonner. Dolly, en le voyant, avait tressailli, comme blessée d’une douleur physique; puis, avec son emportement habituel, elle avait accablé son mari d’un flot de paroles amères et s’était sauvée dans sa chambre. Depuis lors, elle ne voulait plus le voir.


«La faute en est à ce bête de sourire, pensait Stépane Arcadiévitch, mais que faire, que faire?» répétait-il avec désespoir sans trouver de réponse.

II

Stépane Arcadiévitch était sincère avec lui-même et incapable de se faire illusion au point de se persuader qu’il éprouvait des remords de sa conduite. Comment un beau garçon de trente-quatre ans comme lui aurait-il pu se repentir de n’être plus amoureux de sa femme, la mère de sept enfants dont cinq vivants, et à peine plus jeune que lui d’une année. Il ne se repentait que d’une chose, de n’avoir pas su lui dissimuler la situation. Peut-être aurait-il mieux caché ses infidélités s’il avait pu prévoir l’effet qu’elles produiraient sur sa femme. Jamais il n’y avait sérieusement réfléchi. Il s’imaginait vaguement qu’elle s’en doutait, qu’elle fermait volontairement les yeux, et trouvait même que, par un sentiment de justice, elle aurait dû se montrer indulgente; n’était-elle pas fanée, vieillie, fatiguée? Tout le mérite de Dolly consistait à être une bonne mère de famille, fort ordinaire du reste, et sans aucune qualité qui la fit remarquer. L’erreur avait été grande! «C’est terrible, c’est terrible!» répétait Stépane Arcadiévitch sans trouver une idée consolante. «Et tout allait si bien, nous étions si heureux! Elle était contente, heureuse dans ses enfants, je ne la gênais en rien, et la laissais libre de faire ce que bon lui semblait dans son ménage. Il est certain qu’il est fâcheux qu’elle ait été institutrice chez nous. Ce n’est pas bien. Il y a quelque chose de vulgaire, de lâche à faire la cour à l’institutrice de ses enfants. Mais quelle institutrice! (il se rappela vivement les yeux noirs et fripons de Mlle Roland et son sourire). Et tant qu’elle demeurait chez nous, je ne me suis rien permis. Ce qu’il y a de pire, c’est que… comme un fait exprès! que faire, que faire?»… De réponse il n’y en avait pas, sinon cette réponse générale que la vie donne à toutes les questions les plus compliquées, les plus difficiles à résoudre: vivre au jour le jour, c’est-à-dire s’oublier; mais, ne pouvant plus retrouver l’oubli dans le sommeil, du moins jusqu’à la nuit suivante, il fallait s’étourdir dans le rêve de la vie.


«Nous verrons plus tard,» pensa Stépane Arcadiévitch, se décidant enfin à se lever.


Il endossa sa robe de chambre grise doublée de soie bleue, en noua la cordelière, aspira l’air à pleins poumons dans sa large poitrine, et d’un pas ferme qui lui était particulier, et qui ôtait toute apparence de lourdeur à son corps vigoureux, il s’approcha de la fenêtre, en leva le store et sonna vivement. Matvei, le valet de chambre, un vieil ami, entra aussitôt portant les habits, les bottes de son maître et une dépêche; à sa suite vint le barbier, avec son attirail.


«A-t-on apporté des papiers du tribunal?» demanda Stépane Arcadiévitch, prenant le télégramme et s’asseyant devant le miroir.


– Ils sont sur la table, répondit Matvei en jetant un coup d’œil interrogateur et plein de sympathie à son maître; puis, après une pause, il ajouta avec un sourire rusé:


«On est venu de chez le loueur de voitures.»


Stépane Arcadiévitch ne répondit pas et regarda Matvei dans le miroir; ce regard prouvait à quel point ces deux hommes se comprenaient. «Pourquoi dis-tu cela?» avait l’air de demander Oblonsky.


Matvei, les mains dans les poches de sa jaquette, les jambes un peu écartées, répondit avec un sourire imperceptible:


«Je leur ai dit de revenir dimanche prochain et d’ici là de ne pas déranger Monsieur inutilement.»


Stépane Arcadiévitch ouvrit le télégramme, le parcourut, corrigea de son mieux le sens défiguré des mots, et son visage s’éclaircit.


«Matvei, ma sœur Anna Arcadievna arrivera demain, dit-il en arrêtant pour un instant la main grassouillette du barbier en train de tracer à l’aide du peigne une raie rose dans sa barbe frisée.


– Dieu soit béni!» répondit Matvei d’un ton qui prouvait que, tout comme son maître, il comprenait l’importance de cette nouvelle, – en ce sens qu’Anna Arcadievna, la sœur bien-aimée de son maître, pourrait contribuer à la réconciliation du mari et de la femme.


«Seule ou avec son mari?» demanda Matvei.


Stépane Arcadiévitch ne pouvait répondre, parce que le barbier s’était emparé de sa lèvre supérieure, mais il leva un doigt. Matvei fit un signe de tête dans la glace.


«Seule. Faudra-t-il préparer sa chambre en haut?


– Où Daria Alexandrovna l’ordonnera.


– Daria Alexandrovna? fit Matvei d’un air de doute.


– Oui, et porte-lui ce télégramme, nous verrons ce qu’elle dira.


– Vous voulez essayer, comprit Matvei, mais il répondit simplement: C’est bien.»


Stépane Arcadiévitch était lavé, coiffé, et procédait à l’achèvement de sa toilette après le départ du barbier, lorsque Matvei, marchant avec précaution, rentra dans la chambre, son télégramme à la main:


«Daria Alexandrovna fait dire qu’elle part. – «Qu’il fasse comme bon lui semblera,» a-t-elle dit, – et le vieux domestique regarda son maître, les mains dans ses poches, en penchant la tête; ses yeux seuls souriaient.


Stépane Arcadiévitch se tut pendant quelques instants; puis un sourire un peu attendri passa sur son beau visage.


«Qu’en penses-tu, Matvei? fit-il en hochant la tête.


– Cela ne fait rien, monsieur, cela s’arrangera, répondit Matvei.


– Cela s’arrangera?


– Certainement, monsieur.


– Tu crois! qui donc est là? demanda Stépane Arcadiévitch en entendant le frôlement d’une robe de femme du côté de la porte.


– C’est moi, monsieur, répondit une voix féminine ferme mais agréable, et la figure grêlée et sévère de Matrona Philémonovna, la bonne des enfants, se montra à la porte.


– Qu’y a-t-il, Matrona?» demanda Stépane Arcadiévitch en allant lui parler près de la porte. Quoique absolument dans son tort à l’égard de sa femme, ainsi qu’il le reconnaissait lui-même, il avait cependant toute la maison pour lui, y compris la bonne, la principale amie de Daria Alexandrovna.


«Qu’y a-t-il? demanda-t-il tristement.


– Vous devriez aller trouver madame et lui demander encore pardon, monsieur; peut-être le bon Dieu sera-t-il miséricordieux. Madame se désole, c’est pitié de la voir, et tout dans la maison est sens dessus dessous. Il faut avoir pitié des enfants, monsieur.


– Mais elle ne me recevra pas…


– Vous aurez toujours fait ce que vous aurez pu, Dieu est miséricordieux; priez Dieu, monsieur, priez Dieu.


– Eh bien, c’est bon, va, dit, Stépane Arcadiévitch en rougissant tout à coup. Donne-moi vite mes affaires,» ajouta-t-il en se tournant vers Matvei et en ôtant résolument sa robe de chambre.


Matvei, soufflant sur d’invisibles grains de poussière, tenait la chemise empesée de son maître, et l’en revêtit avec un plaisir évident.

III

Une fois habillé, Stépane Arcadiévitch se parfuma, arrangea ses manchettes, mit dans ses poches, suivant son habitude, ses cigarettes, son portefeuille, ses allumettes, sa montre avec une double chaîne et des breloques, chiffonna son mouchoir de poche et, malgré ses malheurs, se sentit frais, dispos, parfumé et physiquement heureux. Il se dirigea vers la salle à manger, où l’attendaient déjà son café, et près du café ses lettres et ses papiers.


Il parcourut les lettres. L’une d’elles était fort désagréable: c’était celle d’un marchand qui achetait du bois dans une terre de sa femme. Ce bois devait absolument être vendu; mais, tant que la réconciliation n’aurait pas eu lieu, il ne pouvait être question de cette vente. C’eût été chose déplaisante que de mêler une affaire d’intérêt à l’affaire principale, celle de la réconciliation. Et la pensée qu’il pouvait être influencé par cette question d’argent lui sembla blessante. Après avoir lu ses lettres, Stépane Arcadiévitch attira vers lui ses papiers, feuilleta vivement deux dossiers, fit quelques notes avec un gros crayon et, repoussant ces paperasses, se mit enfin à déjeuner; tout en prenant son café, il déplia son journal du matin, encore humide, et le parcourut.


Le journal que recevait Stépane Arcadiévitch était libéral, sans être trop avancé, et d’une tendance qui convenait à la majorité du public. Quoique Oblonsky ne s’intéressât guère ni à la science, ni aux arts, ni à la politique, il ne s’en tenait pas moins très fermement aux opinions de son journal sur toutes ces questions, et ne changeait de manière de voir que lorsque la majorité du public en changeait. Pour mieux dire, ses opinions le quittaient d’elles-mêmes après lui être venues sans qu’il prît la peine de les choisir; il les adoptait comme les formes de ses chapeaux et de ses redingotes, parce que tout le monde les portait, et, vivant dans une société où une certaine activité intellectuelle devient obligatoire avec l’âge, les opinions lui étaient aussi nécessaires que les chapeaux. Si ses tendances étaient libérales plutôt que conservatrices, comme celles de bien des personnes de son monde, ce n’est pas qu’il trouvât les libéraux plus raisonnables, mais parce que leurs opinions cadraient mieux avec son genre de vie. Le parti libéral soutenait que tout allait mal en Russie, et c’était le cas pour Stépane Arcadiévitch, qui avait beaucoup de dettes et peu d’argent. Le parti libéral prétendait que le mariage est une institution vieillie qu’il est urgent de réformer, et pour Stépane Arcadiévitch la vie conjugale offrait effectivement peu d’agréments et l’obligeait à mentir et à dissimuler, ce qui répugnait à sa nature. Les libéraux disaient, ou plutôt faisaient entendre, que la religion n’est un frein que pour la partie inculte de la population, et Stépane Arcadiévitch, qui ne pouvait supporter l’office le plus court sans souffrir des jambes, ne comprenait pas pourquoi l’on s’inquiétait en termes effrayants et solennels de l’autre monde, quand il faisait si bon vivre dans celui-ci. Joignez à cela que Stépane Arcadiévitch ne détestait pas une bonne plaisanterie, et il s’amusait volontiers à scandaliser les gens tranquilles en soutenant que, du moment qu’on se glorifie de ses ancêtres, il ne convient pas de s’arrêter à Rurick et de renier l’ancêtre primitif, – le singe.


Les tendances libérales lui devinrent ainsi une habitude; il aimait son journal comme son cigare après dîner, pour le plaisir de sentir un léger brouillard envelopper son cerveau.


Stépane Arcadiévitch parcourut le «leading article» dans lequel il était expliqué que de notre temps on s’inquiète bien à tort de voir le radicalisme menacer d’engloutir tous les éléments conservateurs, et qu’on a plus tort encore de supposer que le gouvernement doive prendre des mesures pour écraser l’hydre révolutionnaire. «À notre avis, au contraire, le danger ne vient pas de cette fameuse hydre révolutionnaire, mais de l’entêtement traditionnel qui arrête tout progrès,» etc., etc. Il parcourut également le second article, un article financier où il était question de Bentham et de Mill, avec quelques pointes à l’adresse du ministère. Prompt à tout s’assimiler, il saisissait chacune des allusions, devinait d’où elle partait et à qui elle s’adressait, ce qui d’ordinaire l’amusait beaucoup, mais ce jour là son plaisir était gâté par le souvenir des conseils de Matrona Philémonovna et par le sentiment du malaise qui régnait dans la maison. Il parcourut tout le journal, apprit que le comte de Beust était parti pour Wiesbaden, qu’il n’existait plus de cheveux gris, qu’il se vendait une calèche, qu’une jeune personne cherchait une place, et ces nouvelles ne lui procurèrent pas la satisfaction tranquille et légèrement ironique qu’il éprouvait habituellement. Après avoir terminé sa lecture, pris une seconde tasse de café avec du kalatch et du beurre, il se leva, secoua les miettes qui s’étaient attachées à son gilet, et sourit de plaisir, tout en redressant sa large poitrine; ce n’est pas qu’il eût rien de particulièrement gai dans l’âme, ce sourire était simplement le résultat d’une excellente digestion.


Mais ce sourire lui rappela tout, et il se prit à réfléchir.


Deux voix d’enfants bavardaient derrière la porte; Stépane Arcadiévitch reconnut celles de Grisha, son plus jeune fils, et de Tania, sa fille aînée. Ils traînaient quelque chose qu’ils avaient renversé.


«J’avais bien dit qu’il ne fallait pas mettre les voyageurs sur l’impériale, criait la petite fille en anglais; ramasse maintenant!


– Tout va de travers, pensa Stépane Arcadiévitch, les enfants ne sont plus surveillés,» et, s’approchant de la porte, il les appela. Les petits abandonnèrent la boîte qui leur représentait un chemin de fer, et accoururent.


Tania entra hardiment et se suspendit en riant au cou de son père, dont elle était la favorite, s’amusant comme d’habitude à respirer le parfum bien connu qu’exhalaient ses favoris; après avoir embrassé ce visage, que la tendresse autant que la pose forcément inclinée avaient rougi, la petite détacha ses bras et voulut s’enfuir, mais le père la retint.


«Que fait maman? demanda-t-il en passant la main sur le petit cou blanc et délicat de sa fille. – Bonjour,» dit-il en souriant à son petit garçon qui s’approchait à son tour. Il s’avouait qu’il aimait moins son fils et cherchait toujours à le dissimuler, mais l’enfant comprenait la différence et ne répondit pas au sourire forcé de son père.


«Maman? elle est levée,» dit Tania.


Stépane Arcadiévitch soupira.


«Elle n’aura pas dormi de la nuit,» pensa-t-il.


«Est-elle gaie?»


La petite fille savait qu’il se passait quelque chose de grave entre ses parents, que sa mère ne pouvait être gaie et que son père feignait de l’ignorer en lui faisant si légèrement cette question. Elle rougit pour son père. Celui-ci la comprit et rougit à son tour.


«Je ne sais pas, répondit l’enfant. Elle ne veut pas que nous prenions nos leçons ce matin et nous envoie avec miss Hull chez grand’maman.


– Eh bien, vas-y, ma Tania. Mais attends un moment,» ajouta-t-il en la retenant et en caressant sa petite main délicate.


Il chercha sur la cheminée une boîte de bonbons qu’il y avait placée la veille, et prit deux bonbons qu’il lui donna, en ayant eu soin de choisir ceux qu’elle préférait.


«C’est aussi pour Grisha? dit la petite.


– Oui, oui.» Et avec une dernière caresse à ses petites épaules et un baiser sur ses cheveux et son cou, il la laissa partir.


«La voiture est avancée, vint annoncer Matvei. Et il y a là une solliciteuse, ajouta-t-il.


– Depuis longtemps? demanda Stépane Arcadiévitch.


– Une petite demi-heure.


– Combien de fois ne t’ai-je pas ordonné de me prévenir immédiatement.


– Il faut bien cependant vous donner le temps de déjeuner, repartit Matvei d’un ton bourru, mais amical, qui ôtait toute envie de le gronder.


– Eh bien, fais vite entrer,» dit Oblonsky en fronçant le sourcil de dépit.


La solliciteuse, femme d’un capitaine Kalinine, demandait une chose impossible et qui n’avait pas le sens commun; mais Stépane Arcadiévitch la fit asseoir, l’écouta sans l’interrompre, lui dit comment et à qui il fallait s’adresser, et lui écrivit même un billet de sa belle écriture bien nette pour la personne qui pouvait l’aider. Après avoir congédié la femme du capitaine, Stépane Arcadiévitch prit son chapeau et s’arrêta en se demandant s’il n’oubliait pas quelque chose. Il n’avait oublié que ce qu’il souhaitait ne pas avoir à se rappeler, sa femme.


Sa belle figure prit une expression de mécontentement. «Faut-il ou ne faut-il pas y aller?» se demanda-t-il en baissant la tête. Une voix intérieure lui disait que mieux valait s’abstenir, parce qu’il n’y avait que fausseté et mensonge à attendre d’un rapprochement. Pouvait-il rendre Dolly attrayante comme autrefois, et lui-même pouvait-il se faire vieux et incapable d’aimer?


«Et cependant il faudra bien en venir là, les choses ne peuvent rester ainsi», se disait-il en s’efforçant de se donner du courage. Il se redressa, prit une cigarette, l’alluma, en tira deux bouffées, la rejeta dans un cendrier de nacre, et, traversant enfin le salon à grands pas, il ouvrit une porte qui donnait dans la chambre de sa femme.

IV

Daria Alexandrovna, vêtue d’un simple peignoir et entourée d’objets jetés çà et là autour d’elle, fouillait dans une chiffonnière ouverte; elle avait ajusté à la hâte ses cheveux, rares maintenant, mais jadis épais et beaux, et ses yeux, agrandis par la maigreur de son visage, gardaient une expression d’effroi. Lorsqu’elle entendit le pas de son mari, elle se tourna vers la porte, décidée à cacher sous un air sévère et méprisant le trouble que lui causait cette entrevue si redoutée. Depuis trois jours elle tentait en vain de réunir ses effets et ceux de ses enfants pour aller se réfugier chez sa mère, sentant qu’il fallait d’une façon quelconque punir l’infidèle, l’humilier, lui rendre une faible partie du mal qu’il avait causé; mais, tout en se répétant qu’elle le quitterait, elle n’en trouvait pas la force, parce qu’elle ne pouvait se déshabituer de l’aimer et de le considérer comme son mari. D’ailleurs elle s’avouait que si, dans sa propre maison, elle avait de la peine à venir à bout de ses cinq enfants, ce serait bien pis là où elle comptait les mener. Le petit s’était déjà ressenti du désordre qui régnait dans le ménage et avait été souffrant à cause d’un bouillon tourné; les autres s’étaient presque trouvés privés de dîner la veille… Et, tout en comprenant qu’elle n’aurait jamais le courage de partir, elle cherchait à se donner le change en rassemblant ses affaires.


En voyant la porte s’ouvrir, elle se reprit à bouleverser ses tiroirs et ne leva la tête que lorsque son mari fut tout près d’elle. Alors, au lieu de l’air sévère qu’elle voulait se donner, elle tourna vers lui un visage où se peignaient la souffrance et l’indécision.


«Dolly!» dit-il doucement, d’un ton triste et soumis.


Elle jeta un rapide coup d’œil sur lui, et le voyant brillant de fraîcheur et de santé: «Il est heureux et content, pensa-t-elle, tandis que moi! Ah que cette bonté qu’on admire en lui me révolte!» Et sa bouche se contracta nerveusement.


«Que me voulez-vous? demanda-t-elle sèchement.


– Dolly! répéta-t-il ému, Anna arrive aujourd’hui.


– Cela m’est fort indifférent; je ne puis la recevoir.


– Il le faut cependant, Dolly.


– Allez-vous-en, allez-vous-en, allez-vous-en!» cria-t-elle sans le regarder, comme si ce cri lui était arraché par une douleur physique.


Stépane Arcadiévitch avait pu rester calme et se faire des illusions loin de sa femme, mais, quand il vit ce visage ravagé et qu’il entendit ce cri désespéré, sa respiration s’arrêta, quelque chose lui monta au gosier et ses yeux se remplirent de larmes.


«Mon Dieu, qu’ai-je fait, Dolly? au nom de Dieu.» Il ne put en dire plus long, un sanglot le prit à la gorge.


Elle ferma violemment la chiffonnière et se tourna vers lui.


«Dolly, que puis-je dire? une seule chose: pardonne! Souviens-toi: neuf années de ma vie ne peuvent-elles racheter une minute…»


Elle baissa les yeux, écoutant ce qu’il avait à dire de l’air d’une personne qui espère qu’on la détrompera.


«Une minute d’entraînement,» acheva-t-il, et il voulut continuer, mais à ces mots les lèvres de Dolly se serrèrent comme par l’effet d’une vive souffrance, et les muscles de sa joue droite se contractèrent de nouveau.


«Allez-vous-en, allez-vous-en d’ici, cria-t-elle encore plus vivement, et ne me parlez pas de vos entraînements, de vos vilenies!»


Elle voulut sortir, mais elle faillit tomber et s’accrocha au dossier d’une chaise pour se soutenir. Le visage d’Oblonsky s’assombrit, ses yeux étaient pleins de larmes.


«Dolly! dit-il presque en pleurant. Au nom de Dieu, pense aux enfants: ils ne sont pas coupables. Il n’y a de coupable que moi, punis-moi: dis-moi comment je puis expier. Je suis prêt à tout. Je suis coupable et n’ai pas de mots pour l’exprimer combien je le sens! Mais, Dolly, pardonne!»


Elle s’assit. Il écoutait cette respiration oppressée avec un sentiment de pitié infinie. Plusieurs fois elle essaya de parler sans y parvenir. Il attendait.


«Tu penses aux enfants quand il s’agit de jouer avec eux, mais, moi, j’y pense en comprenant ce qu’ils ont perdu,» dit-elle en répétant une des phrases qu’elle avait préparées pendant ces trois jours.


Elle lui avait dit tu, il la regarda avec reconnaissance et fit un mouvement pour prendre sa main, mais elle s’éloigna de lui avec dégoût.


«Je ferai tout au monde pour les enfants, mais je ne sais ce que je dois décider: faut-il les emmener loin de leur père ou les laisser auprès d’un débauché, oui, d’un débauché? Voyons, après ce qui s’est passé, dites-moi s’il est possible que nous vivions ensemble? Est-ce possible? répondez donc? répéta-t-elle en élevant la voix. Lorsque mon mari, le père de mes enfants, est en liaison avec leur gouvernante…


– Mais que faire? que faire? interrompit-il d’une voix désolée, baissant la tête et ne sachant plus ce qu’il disait.


– Vous me révoltez, vous me répugnez, cria-t-elle, s’animant de plus en plus. Vos larmes sont de l’eau. Vous ne m’avez jamais aimée; vous n’avez ni cœur ni honneur. Vous ne m’êtes plus qu’un étranger, oui, tout à fait un étranger, et elle répéta avec colère ce mot terrible pour elle, un étranger.


Il la regarda surpris et effrayé, ne comprenant pas combien il exaspérait sa femme par sa pitié. C’était le seul sentiment, Dolly le sentait trop bien, qu’il éprouvât encore pour elle; l’amour était à jamais éteint.


En ce moment un des enfants pleura dans la chambre voisine, et la physionomie de Daria Alexandrovna s’adoucit, comme celle d’une personne qui revient à la réalité; elle sembla hésiter un moment, puis, se levant vivement, elle se dirigea vers la porte.


«Elle aime cependant mon enfant, pensa Oblonsky, remarquant l’effet produit par le cri du petit. Comment alors me prendrait-elle en horreur?


– Dolly, encore un mot! insista-t-il en la suivant.


– Si vous me suivez, j’appelle les domestiques, les enfants! qu’ils sachent tous que vous êtes un lâche! Je pars aujourd’hui, et vous n’avez qu’à vivre ici avec votre maîtresse!»


Elle sortit en fermant violemment la porte.


Stépane Arcadiévitch soupira, s’essuya la figure et quitta doucement la chambre.


«Matvei prétend que cela s’arrangera, mais comment? Je n’en vois pas le moyen. C’est affreux! et comme elle a crié d’une façon vulgaire! se dit-il en pensant aux mots lâche et maîtresse. Pourvu que les femmes de chambre n’aient rien entendu.»


C’était un vendredi; dans la salle à manger l’horloger remontait la pendule; Oblonsky, en le voyant, se souvint que la régularité de cet Allemand chauve lui avait fait dire un jour qu’il devait être remonté lui-même pour toute sa vie, dans le but de remonter les pendules. Le souvenir de cette plaisanterie le fit sourire.


«Et qui sait au bout du compte si Matvei n’a pas raison, pensa-t-il, et si cela ne s’arrangera pas!


– Matvei, cria-t-il, qu’on prépare tout au petit salon pour recevoir Anna Arcadievna.


– C’est bien, répondit le vieux domestique apparaissant aussitôt. – Monsieur ne dînera pas à la maison? demanda-t-il en aidant son maître à endosser sa fourrure.


– Cela dépend. Tiens, voici pour la dépense, dit Oblonsky en tirant un billet de dix roubles de son portefeuille. Est-ce assez?


– Assez ou pas assez, on s’arrangera,» répondit Matvei fermant la portière de la voiture et remontant le perron.


Pendant ce temps, Dolly, avertie du départ de son mari par le bruit que fit la voiture en s’éloignant, rentrait dans sa chambre, son seul refuge au milieu des soucis qui l’assiégeaient. L’Anglaise et la bonne l’avaient accablée de questions; quels vêtements fallait-il mettre aux enfants? pouvait-on donner du lait au petit? fallait-il faire chercher un autre cuisinier?


«Laissez-moi tranquille,» leur avait-elle dit en rentrant chez elle pour s’asseoir à la place où elle avait parlé à son mari. Là, serrant l’une contre l’autre ses mains amaigries dont les doigts ne retenaient plus les bagues, elle repassa leur entretien dans sa mémoire.


«Il est parti! mais a-t-il rompu avec elle? Se peut-il qu’il la voie encore? Pourquoi ne le lui ai-je pas demandé? Non, non, nous ne pouvons plus vivre ensemble! Et, vivant sous le même toit, nous n’en resterons pas moins étrangers, – étrangers pour toujours! répéta-t-elle avec une insistance particulière sur ce dernier mot si cruel. Comme je l’aimais, mon Dieu! et comme je l’aime encore même maintenant! Peut-être ne l’ai-je jamais plus aimé! et ce qu’il y a de plus dur…» Elle fut interrompue par l’entrée de Matrona Philémonovna:


«Ordonnez au moins qu’on aille chercher mon frère, dit celle-ci; il fera le dîner, sinon ce sera comme hier, les enfants n’auront pas encore mangé à six heures.


– C’est bon, je vais venir et donner des ordres. A-t-on fait chercher du lait frais?» Et là-dessus Daria Alexandrovna se plongea dans ses préoccupations quotidiennes et y noya pour un moment sa douleur.

V

Stépane Arcadiévitch avait fait de bonnes études grâce à d’heureux dons naturels; mais il était paresseux et léger et, par suite de ces défauts, était sorti un des derniers de l’école. Quoiqu’il eût toujours mené une vie dissipée, qu’il n’eût qu’un tchin médiocre et un âge peu avancé, il n’en occupait pas moins une place honorable qui rapportait de bons appointements, celle de président d’un des tribunaux de Moscou. – Il avait obtenu cet emploi par la protection du mari de sa sœur Anna, Alexis Alexandrovitch Karénine, un des membres les plus influents du ministère. Mais, à défaut de Karénine, des centaines d’autres personnes, frères, sœurs, cousins, oncles, tantes, lui auraient procuré cette place, ou toute autre du même genre, ainsi que les six mille roubles qu’il lui fallait pour vivre, ses affaires étant peu brillantes malgré la fortune assez considérable de sa femme. Stépane Arcadiévitch comptait la moitié de Moscou et de Pétersbourg dans sa parenté et dans ses relations d’amitié; il était né au milieu des puissants de ce monde. Un tiers des personnages attachés à la cour et au gouvernement avaient été amis de son père et l’avaient connu, lui, en brassières; le second tiers le tutoyait; le troisième était composé «de ses bons amis»; par conséquent il avait pour alliés tous les dispensateurs des biens de la terre sous forme d’emplois, de fermes, de concessions, etc.; et ils ne pouvaient négliger un des leurs. Oblonsky n’eut donc aucune peine à se donner pour obtenir une place avantageuse; il ne s’agissait que d’éviter des refus, des jalousies, des querelles, des susceptibilités, ce qui lui était facile à cause de sa bonté naturelle. Il aurait trouvé plaisant qu’on lui refusât la place et le traitement dont il avait besoin. Qu’exigeait-il d’extraordinaire? Il ne demandait que ce que ses contemporains obtenaient, et se sentait aussi capable qu’un autre de remplir ces fonctions.


On n’aimait pas seulement Stépane Arcadiévitch à cause de son bon et aimable caractère et de sa loyauté indiscutable. Il y avait encore dans son extérieur brillant et attrayant, dans ses yeux vifs, ses sourcils noirs, ses cheveux, son teint animé, dans l’ensemble de sa personne une influence physique qui agissait sur ceux qui le rencontraient. «Ah! Stiva! Oblonsky! le voilà!» s’écriait-on presque toujours avec un sourire de plaisir quand on l’apercevait; et quoiqu’il ne résultât rien de particulièrement joyeux de cette rencontre, on ne se réjouissait pas moins de le revoir encore le lendemain et le surlendemain.


Après avoir rempli pendant trois ans la place de président, Stépane Arcadiévitch s’était acquis non seulement l’amitié, mais encore la considération de ses collègues, inférieurs et supérieurs aussi bien que celle des personnes que les affaires mettaient en rapport avec lui. Les qualités qui lui valaient cette estime générale étaient: premièrement, une extrême indulgence pour chacun, fondée sur le sentiment de ce qui lui manquait à lui-même; secondement, un libéralisme absolu, non pas le libéralisme prôné par son journal, mais celui qui coulait naturellement dans ses veines et le rendait également affable pour tout le monde, à quelque condition qu’on appartînt; et, troisièmement surtout, une complète indifférence pour les affaires dont il s’occupait, ce qui lui permettait de ne jamais se passionner et par conséquent de ne pas se tromper.


En arrivant au tribunal, il se rendit à son cabinet particulier, gravement accompagné du suisse qui portait son portefeuille, pour y revêtir son uniforme avant de passer dans la salle du conseil. Les employés de service se levèrent tous sur son passage, et le saluèrent avec un sourire respectueux. Stépane Arcadiévitch se hâta, comme toujours, de se rendre à sa place et s’assit, après avoir serré la main aux autres membres du conseil. Il plaisanta et causa dans la juste mesure des convenances et ouvrit la séance. Personne ne savait comme lui rester dans le ton officiel avec une nuance de simplicité et de bonhomie fort utile à l’expédition agréable des affaires. Le secrétaire s’approcha d’un air dégagé, mais respectueux, commun à tous ceux qui entouraient Stépane Arcadiévitch, lui apporta des papiers et lui adressa la parole sur le ton familier et libéral introduit par lui.


«Nous sommes enfin parvenus à obtenir les renseignements de l’administration du gouvernement de Penza; si vous permettez, les voici.


– Enfin vous les avez! dit Stépane Arcadiévitch en feuilletant les papiers du doigt.


– Alors, messieurs…» Et la séance commença.


«S’ils pouvaient se douter, pensait-il tout en penchant la tête d’un air important pendant la lecture du rapport, combien leur président avait, il y a une demi-heure, la mine d’un gamin coupable!» et ses yeux riaient.


Le conseil devait durer sans interruption jusqu’à deux heures, puis venait le déjeuner. Il n’était pas encore deux heures lorsque les grandes portes vitrées de la salle s’ouvrirent, et quelqu’un entra. Tous les membres du conseil, contents d’une petite diversion, se retournèrent; mais l’huissier de garde fit aussitôt sortir l’intrus et referma les portes derrière lui.


Quand le rapport fut terminé, Stépane Arcadiévitch se leva et, sacrifiant au libéralisme de l’époque, tira ses cigarettes en pleine salle de conseil avant de passer dans son cabinet. Deux de ses collègues, Nikitine, un vétéran au service, et Grinewitch, gentilhomme de la chambre, le suivirent.


«Nous aurons le temps de terminer après le déjeuner, dit Oblonsky.


– Je crois bien, répondit Nikitine.


– Ce doit être un fameux coquin que ce Famine,» dit Grinewitch en faisant allusion à l’un des personnages de l’affaire qu’ils avaient étudiée.


Stépane Arcadiévitch fit une légère grimace comme pour faire entendre à Grinewitch qu’il n’était pas convenable d’établir un jugement anticipé, et ne répondit pas.


«Qui donc est entré dans la salle? demanda-t-il à l’huissier.


– Quelqu’un est entré sans permission, Votre Excellence, pendant que j’avais le dos tourné; il vous demandait. Quand les membres du conseil sortiront, lui ai-je dit.


– Où est-il?


– Probablement dans le vestibule, car il était là tout à l’heure. Le voici,» ajouta l’huissier en désignant un homme fortement constitué, à barbe frisée, qui montait légèrement et rapidement les marches usées de l’escalier de pierre, sans prendre la peine d’ôter son bonnet de fourrure. Un employé, qui descendait, le portefeuille sous le bras, s’arrêta pour regarder d’un air peu bienveillant les pieds du jeune homme, et se tourna pour interroger Oblonsky du regard. Celui-ci, debout au haut de l’escalier, le visage animé encadré par son collet brodé d’uniforme, s’épanouit encore plus en reconnaissant l’arrivant.


«C’est bien lui! Levine, enfin! s’écria-t-il avec un sourire affectueux, quoique légèrement moqueur, en regardant Levine qui s’approchait. – Comment, tu ne fais pas le dégoûté, et tu viens me chercher dans ce mauvais lieu? dit-il, ne se contentant pas de serrer la main de son ami, mais l’embrassant avec effusion. – Depuis quand es-tu ici?


– J’arrive et j’avais grande envie de te voir, répondit Levine timidement, en regardant autour de lui avec méfiance et inquiétude.


– Eh bien, allons dans mon cabinet,» dit Stépane Arcadiévitch qui connaissait la sauvagerie mêlée d’amour-propre et de susceptibilité de son ami; et, comme s’il se fût agi d’éviter un danger, il le prit par la main pour l’emmener.


Stépane Arcadiévitch tutoyait presque toutes ses connaissances, des vieillards de soixante ans, des jeunes gens de vingt, des acteurs, des ministres, des marchands, des généraux, tous ceux avec lesquels il prenait du champagne, et avec qui n’en prenait-il pas? Dans le nombre des personnes ainsi tutoyées aux deux extrêmes de l’échelle sociale, il y en aurait eu de bien étonnées d’apprendre qu’elles avaient, grâce à Oblonsky, quelque chose de commun entre elles. Mais lorsque celui-ci rencontrait en présence de ses inférieurs un de ses tutoyés honteux, comme il appelait en riant plusieurs de ses amis, il avait le tact de les soustraire à une impression désagréable. Levine n’était pas un tutoyé honteux, c’était un camarade d’enfance, cependant Oblonsky sentait qu’il lui serait pénible de montrer leur intimité à tout le monde; c’est pourquoi il s’empressa de l’emmener. Levine avait presque le même âge qu’Oblonsky et ne le tutoyait pas seulement par raison de champagne, ils s’aimaient malgré la différence de leurs caractères et de leurs goûts, comme s’aiment des amis qui se sont liés dans leur première jeunesse. Mais, ainsi qu’il arrive souvent à des hommes dont la sphère d’action est très différente, chacun d’eux, tout en approuvant par le raisonnement la carrière de son ami, la méprisait au fond de l’âme, et croyait la vie qu’il menait lui-même la seule rationnelle. À l’aspect de Levine, Oblonsky ne pouvait dissimuler un sourire ironique. Combien de fois ne l’avait-il pas vu arriver de la campagne où il faisait «quelque chose» (Stépane Arcadiévitch ne savait pas au juste quoi, et ne s’y intéressait guère), agité, pressé, un peu gêné, irrité de cette gêne, et apportant généralement des points de vue tout à fait nouveaux et inattendus sur la vie et les choses. Stépane Arcadiévitch en riait et s’en amusait. Levine, de son côté, méprisait le genre d’existence que son ami menait à Moscou, traitait son service de plaisanterie et s’en moquait. Mais Oblonsky prenait gaiement la plaisanterie, en homme sûr de son fait, tandis que Levine riait sans conviction et se fâchait.


«Nous t’attendions depuis longtemps, dit Stépane Arcadiévitch en entrant dans son cabinet et en lâchant la main de Levine comme pour prouver qu’ici tout danger cessait. Je suis bien heureux de te voir, continua-t-il. Eh bien, comment vas-tu? que fais-tu? quand es-tu arrivé?»


Levine se taisait et regardait les figures inconnues pour lui des deux collègues d’Oblonsky; la main de l’élégant Grinewitch aux doigts blancs et effilés, aux ongles longs, jaunes et recourbés du bout, avec d’énormes boutons brillant sur ses manchettes, absorbait visiblement toute son attention. Oblonsky s’en aperçut et sourit.


«Permettez-moi, messieurs, de vous faire faire connaissance: mes collègues Philippe-Ivanitch Nikitine, Michel-Stanislavowitch Grinewitch, – puis (se tournant vers Levine), un propriétaire, un homme nouveau, qui s’occupe des affaires du semstvo, un gymnaste qui enlève cinq pouds d’une main, un éleveur de bestiaux, un chasseur célèbre, mon ami Constantin Dmitrievitch Levine, le frère de Serge Ivanitch Kosnichef.


– Charmé, répondit le plus âgé.


– J’ai l’honneur de connaître votre frère Serge Ivanitch,» dit Grinewitch en tendant sa main aux doigts effilés.


Le visage de Levine se rembrunit; il serra froidement la main qu’on lui tendait, et se tourna vers Oblonsky. Quoiqu’il eût beaucoup de respect pour son demi-frère, l’écrivain connu de toute la Russie, il ne lui en était pas moins désagréable qu’on s’adressât à lui, non comme à Constantin Levine, mais comme au frère du célèbre Kosnichef.


«Non, je ne m’occupe plus d’affaires. Je me suis brouillé avec tout le monde et ne vais plus aux assemblées, dit-il en s’adressant à Oblonsky.


– Cela s’est fait bien vite, s’écria celui-ci en souriant. Mais comment? pourquoi?


– C’est une longue histoire que je te raconterai quelque jour, répondit Levine, ce qui ne l’empêcha pas de continuer. – Pour être bref, je me suis convaincu qu’il n’existe et ne peut exister aucune action sérieuse à exercer dans nos questions provinciales. D’une part, on joue au parlement, et je ne suis ni assez jeune ni assez vieux pour m’amuser de joujoux, et d’autre part c’est – il hésita – un moyen pour la coterie du district de gagner quelques sous. Autrefois il y avait les tutelles, les jugements; maintenant il y a le semstvo, non pas pour y prendre des pots de vin, mais pour en tirer des appointements sans les gagner.» Il dit ces paroles avec chaleur et de l’air d’un homme qui croit que son opinion trouvera des contradicteurs.


«Hé, hé! Mais te voilà, il me semble, dans une nouvelle phase: tu deviens conservateur! dit Stépane Arcadiévitch. Au reste, nous en reparlerons plus tard.


– Oui, plus tard. Mais j’avais besoin de te voir,» dit Levine en regardant toujours avec haine la main de Grinewitch.


Stépane Arcadiévitch sourit imperceptiblement.


«Et tu disais que tu ne porterais plus jamais d’habit européen? dit-il en examinant les vêtements tout neufs de son ami, œuvre d’un tailleur français. Je le vois bien, c’est une nouvelle phase.»


Levine rougit tout à coup, non comme fait un homme mûr, sans s’en apercevoir, mais comme un jeune garçon qui se sent timide et ridicule, et qui n’en rougit que davantage. Cette rougeur enfantine donnait à son visage intelligent et mâle un air si étrange, qu’Oblonsky cessa de le regarder.


«Mais où donc nous verrons-nous? J’ai bien besoin de causer avec toi,» dit Levine.


Oblonsky réfléchit.


«Sais-tu? nous irons déjeuner chez Gourine et nous y causerons; je suis libre jusqu’à trois heures.


– Non, répondit Levine après un moment de réflexion, il me faut faire encore une course.


– Eh bien alors, dînons ensemble.


– Dîner? mais je n’ai rien de particulier à te dire, rien que deux mots à te demander; nous bavarderons plus tard.


– Dans ce cas, dis les deux mots tout de suite, nous causerons à dîner.


– Ces deux mots, les voici, dit Levine; au reste, ils n’ont rien de particulier.»


Son visage prit une expression méchante qui ne tenait qu’à l’effort qu’il faisait pour vaincre sa timidité.


«Que font les Cherbatzky? Tout va-t-il comme par le passé?»


Stépane Arcadiévitch savait depuis longtemps que Levine était amoureux de sa belle-sœur, Kitty; il sourit et ses yeux brillèrent gaiement.


«Tu as dit deux mots, mais je ne puis répondre de même, parce que… Excuse-moi un instant.»


Le secrétaire entra en ce moment, toujours respectueusement familier, avec le sentiment modeste, propre à tous les secrétaires, de sa supériorité en affaires sur son chef. Il s’approcha d’Oblonsky et, sous une forme interrogative, se mit à lui expliquer une difficulté quelconque; sans attendre la fin de l’explication, Stépane Arcadiévitch lui posa amicalement la main sur le bras.


«Non, faites comme je vous l’ai demandé, – dit-il en adoucissant son observation d’un sourire; et, après avoir brièvement expliqué comment il comprenait l’affaire, il repoussa les papiers en disant: – Faites ainsi, je vous en prie, Zahar Nikitich.»


Le secrétaire s’éloigna confus. Levine, pendant cette petite conférence, avait eu le temps de se remettre, et, debout derrière une chaise sur laquelle il s’était accoudé, il écoutait avec une attention ironique.


«Je ne comprends pas, je ne comprends pas, dit-il.


– Qu’est-ce que tu ne comprends pas? – répondit Oblonsky en souriant aussi et en cherchant une cigarette; il s’attendait à une sortie quelconque de Levine.


– Je ne comprends pas ce que vous faites, dit Levine en haussant les épaules. Comment peux-tu faire tout cela sérieusement?


– Pourquoi?


– Mais parce que cela ne signifie rien.


– Tu crois cela? Nous sommes surchargés de besogne, au contraire.


– De griffonnages! Eh bien oui, tu as un don spécial pour ces choses-là, ajouta Levine.


– Tu veux dire qu’il y a quelque chose qui me manque?


– Peut-être bien! Cependant je ne puis m’empêcher d’admirer ton grand air et de me glorifier d’avoir pour ami un homme si important. En attendant, tu n’as pas répondu à ma question, ajouta-t-il en faisant un effort désespéré pour regarder Oblonsky en face.


– Allons, allons, tu y viendras aussi. C’est bon tant que tu as trois mille dessiatines dans le district de Karasinsk, des muscles comme les tiens et la fraîcheur d’une petite fille de douze ans: mais tu y viendras tout de même. Quant à ce que tu me demandes, il n’y a pas de changements, mais je regrette que tu sois resté si longtemps sans venir.


– Pourquoi? demanda Levine.


– Parce que… répondit Oblonsky, mais nous en causerons plus tard. Qu’est-ce qui t’amène?


– Nous parlerons de cela aussi plus tard, dit Levine en rougissant encore jusqu’aux oreilles.


– C’est bien, je comprends, fit Stépane Arcadiévitch. Vois-tu, je t’aurais bien prié de venir dîner chez moi, mais ma femme est souffrante; si tu veux les voir, tu les trouveras au Jardin zoologique, de quatre à cinq; Kitty patine. Vas-y, je te rejoindrai et nous irons dîner quelque part ensemble.


– Parfaitement; alors, au revoir.


– Fais attention, n’oublie pas! je te connais, tu es capable de repartir subitement pour la campagne! s’écria en riant Stépane Arcadiévitch.


– Non, bien sûr, je viendrai.»


Levine sortit du cabinet et se souvint seulement de l’autre côté de la porte qu’il avait oublié de saluer les collègues d’Oblonsky.


«Ce doit être un personnage énergique, dit Grinewitch quand Levine fut sorti.


– Oui, mon petit frère, dit Stépane Arcadiévitch en hochant la tête, c’est un gaillard qui a de la chance! trois mille dessiatines dans le district de Karasinsk! il a l’avenir pour lui, et quelle jeunesse! Ce n’est pas comme nous autres!


– Vous n’avez guère à vous plaindre pour votre part, Stépane Arcadiévitch.


– Si, tout va mal,» répondit Stépane Arcadiévitch en soupirant profondément.

VI

Lorsque Oblonsky lui avait demandé pourquoi il était venu à Moscou, Levine avait rougi, et s’en voulait d’avoir rougi; mais pouvait-il répondre: «Je viens demander ta belle-sœur en mariage?» Tel était cependant l’unique but de son voyage.


Les familles Levine et Cherbatzky, deux vieilles familles nobles de Moscou, avaient toujours été en rapports d’amitié. L’intimité s’était resserrée pendant les études de Levine à l’Université de Moscou, à cause de sa liaison avec le jeune prince Cherbatzky, frère de Dolly et de Kitty, qui suivait les mêmes cours que lui. Dans ce temps-là Levine allait fréquemment dans la maison Cherbatzky et, quelque étrange que cela puisse paraître, était amoureux de la maison tout entière, spécialement de la partie féminine de la famille. Ayant perdu sa mère sans l’avoir connue, et n’ayant qu’une sœur beaucoup plus âgée que lui, ce fut dans la maison Cherbatzky qu’il trouva cet intérieur intelligent et honnête, propre aux anciennes familles nobles, dont la mort de ses parents l’avait privé. Tous les membres de cette famille, mais principalement les femmes, lui apparaissaient entourés d’un nimbe mystérieux et poétique. Non seulement il ne leur découvrait aucun défaut, mais il leur supposait encore les sentiments les plus élevés, les perfections les plus idéales. Pourquoi ces trois jeunes demoiselles devaient parler français et anglais de deux jours l’un; pourquoi elles devaient, à tour de rôle, jouer du piano (les sons de cet instrument montaient jusqu’à la chambre où travaillaient les étudiants); pourquoi des maîtres de littérature française, de musique, de danse, de dessin, se succédaient dans la maison; pourquoi, à certaines heures de la journée, les trois demoiselles, accompagnées de Mlle Linon, devaient s’arrêter en calèche au boulevard de la Tverskoï et, sous la garde d’un laquais en livrée, se promener dans leurs pelisses de satin (Dolly en avait une longue, Nathalie une demi-longue, et Kitty une toute courte, qui montrait ses petites jambes bien faites, serrées dans des bas rouges): ces choses et beaucoup d’autres lui restaient incompréhensibles. Mais il savait que tout ce qui se passait dans cette sphère mystérieuse était parfait, et ce mystère le rendait amoureux.


Il avait commencé par s’éprendre de Dolly, l’aînée, pendant ses années d’études; celle-ci épousa Oblonsky; il crut alors aimer la seconde, car il sentait qu’il devait nécessairement aimer l’une des trois, sans savoir au juste laquelle. Mais Nathalie eut à peine fait son entrée dans le monde, qu’on la maria au diplomate Lvof. Kitty n’était qu’une enfant quand Levine quitta l’Université. Le jeune Cherbatzky, peu après son admission dans la marine, se noya dans la Baltique, et les relations de Levine avec sa famille devinrent plus rares, malgré l’amitié qui le liait à Oblonsky. Au commencement de l’hiver cependant, étant venu à Moscou, après une année passée à la campagne, il revit les Cherbatzky et comprit alors laquelle des trois il était destiné à aimer.


Rien de plus simple, en apparence, que de demander en mariage la jeune princesse Cherbatzky; un homme de trente-deux ans, de bonne famille, d’une fortune convenable, avait toute chance de passer pour un beau parti, et vraisemblablement il aurait été bien accueilli. Mais Levine était amoureux; Kitty lui paraissait une créature si accomplie, d’une supériorité si idéale, et il se jugeait au contraire si défavorablement, qu’il n’admettait pas qu’on le trouvât digne d’aspirer à cette alliance.


Après avoir passé deux mois à Moscou comme en rêve, rencontrant Kitty chaque jour dans le monde, où il était retourné à cause d’elle, il repartit subitement pour la campagne, après avoir décidé que ce mariage était impossible. Quelle position dans le monde, quelle carrière convenable et bien définie offrait-il aux parents? Tandis que ses camarades étaient, les uns colonels et aides de camp, d’autres professeurs distingués, directeurs de banque et de chemin de fer, ou présidents de tribunal, comme Oblonsky, que faisait-il, lui, à trente-deux ans? Il s’occupait de ses terres, élevait des bestiaux, construisait des bâtiments de ferme et chassait la bécasse, c’est-à-dire qu’il avait pris le chemin de ceux qui, aux yeux du monde, n’ont pas su en trouver d’autre; il ne se faisait aucune illusion sur la façon dont on pouvait le juger, et croyait passer pour un pauvre garçon, sans grande capacité.


Comment, d’ailleurs, la charmante et poétique jeune fille pouvait-elle aimer un homme aussi laid et surtout aussi peu brillant que lui? Ses anciennes relations avec Kitty, qui, à cause de sa liaison avec le frère qu’elle avait perdu, étaient celles d’un homme fait avec une enfant, lui semblaient un obstacle de plus.


On pouvait bien, pensait-il, aimer d’amitié un brave garçon aussi ordinaire que lui, mais il fallait être beau et pouvoir déployer les qualités d’un homme supérieur, pour être aimé d’un amour comparable à celui qu’il éprouvait. Il avait bien entendu dire que les femmes s’éprennent souvent d’hommes laids et médiocres, mais il n’en croyait rien et jugeait les autres d’après lui-même, qui ne pouvait aimer qu’une femme remarquable, belle et poétique.


Toutefois, après avoir passé deux mois à la campagne dans la solitude, il se convainquit que le sentiment qui l’absorbait ne ressemblait pas aux enthousiasmes de sa première jeunesse, et qu’il ne pourrait vivre sans résoudre cette grande question: serait-il accepté, oui ou non? Rien ne prouvait, après tout, qu’il serait refusé. Il partit donc pour Moscou avec la ferme intention de se déclarer et de se marier si on l’agréait. Sinon…, il ne pouvait imaginer ce qu’il deviendrait!

VII

Levine, arrivé à Moscou par le train du matin, s’était arrêté chez son demi-frère, Kosnichef. Après avoir fait sa toilette, il était entré dans le cabinet de travail de celui-ci en se proposant de lui raconter tout et de lui demander conseil; mais son frère n’était pas seul. Il causait avec un célèbre professeur de philosophie, venu de Kharhoff tout exprès pour éclaircir un malentendu survenu entre eux au sujet d’une question scientifique. Le professeur était en guerre contre le matérialisme; Serge Kosnichef suivait sa polémique avec intérêt et lui avait adressé quelques objections après avoir lu son dernier article. Il reprochait au professeur les concessions trop larges qu’il faisait au matérialisme, et celui-ci était venu s’expliquer lui-même. La conversation roulait sur la question à la mode: Y a-t-il une limite entre les phénomènes psychiques et physiologiques dans les actions de l’homme, et où se trouve cette limite?


Serge Ivanitch accueillit son frère avec le sourire froidement aimable qui lui était habituel et, après l’avoir présenté au professeur, continua l’entretien. Celui-ci, un petit homme à lunettes, au front étroit, s’arrêta un moment pour répondre au salut de Levine, puis reprit la conversation sans lui accorder aucune attention. Levine s’assit en attendant son départ et s’intéressa bientôt au sujet de la discussion. Il avait lu dans des revues les articles dont on parlait, et les avait lus en y prenant l’intérêt général qu’un homme qui a étudié les sciences naturelles à l’Université peut prendre au développement de ces sciences; jamais il n’avait fait de rapprochements entre ces questions savantes sur l’origine de l’homme, sur l’action réflexe, la biologie, la sociologie, et celles qui le préoccupaient de plus en plus, le but de la vie et la mort.


Il remarqua, en suivant la conversation, que les deux interlocuteurs établissaient un certain lien entre les questions scientifiques et celles qui touchaient à l’âme; par moments il croyait qu’ils allaient enfin aborder ce sujet, mais chaque fois qu’ils en approchaient, c’était pour s’en éloigner aussitôt avec une certaine hâte, et s’enfoncer dans le domaine des distinctions subtiles, des réfutations, des citations, des allusions, des renvois aux autorités, et c’est à peine s’il pouvait les comprendre.


«Je ne puis accepter la théorie de Keis, disait Serge Ivanitch dans son langage élégant et correct, et admettre que toute ma conception du monde extérieur dérive uniquement de mes sensations. Le principe de toute connaissance, le sentiment de l’être, de l’existence, n’est pas venu par les sens; il n’existe pas d’organe spécial pour produire cette conception.


– Oui, mais Wurst et Knaust et Pripasof vous répondront que vous avez la connaissance de votre existence uniquement par suite d’une accumulation de sensations, en un mot, qu’elle n’est que le résultat des sensations. Wurst dit même que là où la sensation n’existe pas, la conscience de l’existence est absente.


– Je dirai au contraire…» répliqua Serge Ivanitch.


Levine remarqua encore une fois qu’au moment de toucher au point capital, selon lui, ils allaient s’en éloigner, et se décida à faire au professeur la question suivante:


«Dans ce cas, si mes sensations n’existent plus, si mon corps est mort, il n’y a plus d’existence possible?»


Le professeur regarda ce singulier questionneur d’un air contrarié et comme blessé de cette interruption: que voulait cet intrus qui ressemblait plus à un paysan qu’à un philosophe? Il se tourna vers Serge Ivanitch, mais celui-ci n’était pas à beaucoup près aussi exclusif que le professeur et pouvait, tout en discutant avec lui, comprendre le point de vue simple et rationnel qui avait suggéré la question; il répondit en souriant:


«Nous n’avons pas encore le droit de résoudre cette question.


– Nous n’avons pas de données suffisantes, continua le professeur en reprenant ses raisonnements. Non, je prétends que si, comme le dit clairement Pripasof, les sensations sont fondées sur des impressions, nous n’en devons que plus sévèrement distinguer ces deux notions.»


Levine n’écoutait plus et attendit le départ du professeur.

VIII

Celui-ci parti, Serge Ivanitch se tourna vers son frère:


«Je suis content de te voir. Es-tu venu pour longtemps? comment vont les affaires?»


Levine savait que son frère aîné s’intéressait peu aux questions agronomiques et faisait une concession en lui en parlant; aussi se borna-t-il à répondre au sujet de la vente du blé et de l’argent qu’il avait touché sur le domaine qu’ils possédaient indivis. Son intention formelle avait été de causer avec son frère de ses projets de mariage, et de lui demander conseil; mais, après cette conversation avec le professeur et en présence du ton involontairement protecteur dont Serge l’avait questionné sur leurs intérêts de campagne, il ne se sentit plus la force de parler et pensa que son frère Serge ne verrait pas les choses comme il aurait souhaité qu’il les vit.


«Comment marchent les affaires du semstvo chez vous? demanda Serge Ivanitch, qui s’intéressait à ces assemblées provinciales et leur attribuait une grande importance.


– Je n’en sais vraiment rien.


– Comment cela se fait-il? ne fais-tu pas partie de l’administration?


– Non, j’y ai renoncé; je ne vais plus aux assemblées, répondit Levine.


– C’est bien dommage,» murmura Serge en fronçant le sourcil.


Pour se disculper, Levine raconta ce qui se passait aux réunions du district.


«C’est toujours ainsi! interrompit Serge Ivanitch, voilà comme nous sommes, nous autres Russes! Peut-être est-ce un bon trait de notre nature que cette faculté de constater nos erreurs, mais nous l’exagérons, nous nous plaisons dans l’ironie, qui jamais ne fait défaut à notre langue. Si l’on donnait nos droits, ces mêmes institutions provinciales, à quelque autre peuple de l’Europe, Allemands ou Anglais, ils sauraient en extraire la liberté, tandis que, nous autres, nous ne savons qu’en rire!


– Qu’y faire? répondit Levine d’un air coupable. C’était mon dernier essai. J’y ai mis toute mon âme; je n’y puis plus rien; je suis incapable de…


– Incapable! interrompit Serge Ivanitch: tu n’envisages pas la chose comme il le faudrait.


– C’est possible, répondit Levine accablé.


– Sais-tu que notre frère Nicolas est de nouveau ici?»


Nicolas était le frère aîné de Constantin et le demi-frère de Serge; c’était un homme perdu, qui avait mangé la plus grande partie de sa fortune, et s’était brouillé avec ses frères pour vivre dans un monde aussi fâcheux qu’étrange.


«Que dis-tu là? s’écria Levine effrayé. Comment le sais-tu?


– Prokofi l’a vu dans la rue.


– Ici, à Moscou? Où est-il? et Levine se leva, comme s’il eût voulu aussitôt courir le trouver.


– Je regrette de t’avoir dit cela, dit Serge en hochant la tête à la vue de l’émotion de son frère. J’ai envoyé quelqu’un pour savoir où il demeurait et lui ai fait tenir sa lettre de change sur Troubine que j’ai payée. Voici ce qu’il m’a répondu…»


Et Serge tendit à son frère un billet qu’il prit sous un presse-papiers.


Levine lut ce billet d’une écriture étrange et qu’il connaissait bien.


«Je demande humblement qu’on me laisse la paix. C’est tout ce que je réclame de mes chers frères. Nicolas Levine.»


Constantin resta debout devant Serge, le papier à la main, sans lever la tête.


«Il veut bien visiblement m’offenser, continua Serge, mais cela lui est impossible. Je souhaitais de tout cœur de pouvoir l’aider, tout en sachant que je n’en viendrais pas à bout.


– Oui, oui, confirma Levine, je comprends et j’apprécie ta conduite envers lui, mais j’irai le voir.


– Si cela te fait plaisir, vas-y, dit Serge, mais je ne te le conseille pas. Ce n’est pas que je le craigne par rapport à nos relations à toi et à moi, il ne saurait nous brouiller, mais c’est pour toi que je te conseille de n’y pas aller: tu n’y pourras rien. Au reste, fais comme tu l’entends.


– Peut-être n’y a-t-il vraiment rien à faire, mais dans ce moment… je ne saurais être tranquille…


– Je ne te comprends pas, dit Serge, mais ce que je comprends, ajouta-t-il, c’est qu’il y a là pour nous une leçon d’humilité. Depuis que notre frère Nicolas est devenu ce qu’il est, je considère ce qu’on appelle une «bassesse» avec plus d’indulgence. Tu sais ce qu’il a fait?


– Hélas; c’est affreux, affreux!» répondit Levine.


Après avoir demandé l’adresse de Nicolas au domestique de Serge Ivanitch, Levine se mit en route pour aller le trouver, mais il changea d’idée et ajourna sa visite au soir. Avant tout, pour en avoir le cœur net, il voulait décider la question qui l’avait amené à Moscou. Il alla donc trouver Oblonsky et, après avoir appris où étaient les Cherbatzky, se rendit là où il pensait rencontrer Kitty.

IX

Vers quatre heures, Levine quitta son isvostchik à la porte du Jardin zoologique et, le cœur battant, suivit le sentier qui menait aux montagnes de glace, près de l’endroit où l’on patinait; il savait qu’il la trouverait là, car il avait aperçu la voiture des Cherbatzky à l’entrée.


Il faisait un beau temps de gelée; à la porte du Jardin on voyait, rangés à la file, des traîneaux, des voitures de maître, des isvostchiks, des gendarmes. Le public se pressait dans les petits chemins frayés autour des izbas décorées de sculptures en bois; les vieux bouleaux du Jardin, aux branches chargées de givre et de neige, semblaient revêtus de chasubles neuves et solennelles.


Tout en suivant le sentier, Levine se parlait à lui-même: «Du calme! il ne faut pas se troubler; que veux-tu? qu’as-tu? tais-toi, imbécile.» C’est ainsi qu’il interpellait son cœur.


Mais plus il cherchait à se calmer, plus l’émotion le gagnait et lui coupait la respiration. Une personne de connaissance l’appela au passage, Levine ne la reconnut même pas. Il s’approcha des montagnes. Les traîneaux glissaient, puis remontaient au moyen de chaînes; c’était un cliquetis de ferraille, un bruit de voix joyeuses et animées. À quelques pas de là on patinait, et parmi les patineurs il la reconnut bien vite, et sut qu’elle était près de lui par la joie et la terreur qui envahirent son âme.


Debout auprès d’une dame, du côté opposé à celui où Levine se trouvait, elle ne se distinguait de son entourage ni par sa pose ni par sa toilette; pour lui, elle ressortait dans la foule comme une rose parmi des orties, éclairant de son sourire ce qui l’environnait, illuminant tout de sa présence. «Oserai-je vraiment descendre sur la glace et m’approcher d’elle?» pensa-t-il. L’endroit où elle se tenait lui parut un sanctuaire dont il craignait d’approcher, et il eut si peur qu’il s’en fallut de peu qu’il ne repartit. Faisant un effort sur lui-même il arriva cependant à se persuader qu’elle était entourée de gens de toute espèce, et qu’à la rigueur il avait bien aussi le droit de venir patiner. Il descendit donc sur la glace, évitant de jeter les yeux sur elle comme sur le soleil, mais, de même que le soleil, il n’avait pas besoin de la regarder pour la voir.


On se réunissait sur la glace, un jour de la semaine, entre personnes de connaissance. Il y avait là des maîtres dans l’art du patinage qui venaient faire briller leurs talents, d’autres qui faisaient leur apprentissage derrière des fauteuils, avec des gestes gauches et inquiets, de très jeunes gens, et aussi de vieux messieurs, patinant par hygiène; tous semblaient à Levine des élus favorisés du ciel, parce qu’ils étaient dans le voisinage de Kitty. Et ces patineurs glissaient autour d’elle, la rattrapaient, lui parlaient même, et n’en semblaient pas moins s’amuser avec une indépendance d’esprit complète, comme s’il eût suffi à leur bonheur que la glace fût bonne et le temps splendide!


Nicolas Cherbatzky, un cousin de Kitty, vêtu d’une jaquette et de pantalons étroits, était assis sur un banc, les patins aux pieds, lorsqu’il aperçut Levine.


«Ah! s’écria-t-il, le premier patineur de la Russie, le voilà! Es-tu ici depuis longtemps? Mets donc vite tes patins, la glace est excellente.


– Je n’ai pas mes patins,» répondit Levine, étonné qu’on pût parler en présence de Kitty avec cette liberté d’esprit et cette audace, et ne la perdant pas de vue une seconde, quoiqu’il ne la regardât pas. Elle, visiblement craintive sur ses hautes bottines à patins, s’élança vers lui, du coin où elle se tenait, suivie d’un jeune garçon en costume russe qui cherchait à la dépasser en faisant les gestes désespérés d’un patineur maladroit. Kitty ne patinait pas avec sûreté; ses mains avaient quitté le petit manchon suspendu à son cou par un ruban, et se tenaient prêtes à se raccrocher n’importe à quoi; elle regardait Levine, qu’elle venait de reconnaître, et souriait de sa propre peur. Quand elle eut enfin heureusement pris son élan, elle donna un léger coup de talon et glissa jusqu’à son cousin Cherbatzky, s’empara de son bras, et envoya à Levine un salut amical. Jamais dans son imagination elle n’avait été plus charmante.


Il lui suffisait toujours de penser à elle pour évoquer vivement le souvenir de toute sa personne, surtout celui de sa jolie tête blonde, à l’expression enfantine de candeur et de bonté, élégamment posée sur des épaules déjà belles. Ce mélange de grâce d’enfant et de beauté de femme avait un charme particulier que Levine savait comprendre. Mais ce qui le frappait toujours en elle, comme une chose inattendue, c’était son regard modeste, calme, sincère, qui, joint à son sourire, le transportait dans un monde enchanté où il se sentait apaisé, adouci, avec les bons sentiments de sa première enfance.


«Depuis quand êtes-vous ici? demanda-t-elle en lui tendant la main. Merci, ajouta-t-elle en lui voyant ramasser le mouchoir tombé de son manchon.


– Moi? Je suis arrivé depuis peu, hier, c’est-à-dire aujourd’hui, répondit Levine, si ému qu’il n’avait pas bien compris la question. Je voulais venir chez vous, – dit-il, et, se rappelant aussitôt dans quelle intention, il rougit et se troubla. – Je ne savais pas que vous patiniez, et si bien.»


Elle le regarda avec attention, comme pour deviner la cause de son embarras.


«Votre éloge est précieux. Il s’est conservé ici une tradition sur vos talents de patineur, – dit-elle en secouant de sa petite main gantée de noir les aiguilles de pin tombées sur son manchon.


– Oui, j’ai patiné autrefois avec passion; je voulais arriver à la perfection.


– Il me semble que vous faites tout avec passion, dit-elle en souriant. Je voudrais tant vous voir patiner. Mettez donc des patins, nous patinerons ensemble.»


«Patiner ensemble! est-il possible!» pensa-t-il en la regardant.


«Je vais les mettre tout de suite,» dit-il.


Et il courut chercher des patins.


«Il y a longtemps, monsieur, que vous n’êtes venu chez nous, dit l’homme aux patins en lui tenant le pied pour visser le talon. Depuis vous, nous n’avons personne qui s’y entende. Est-ce bien ainsi? dit-il en serrant la courroie.


– C’est bien, c’est bien, dépêche-toi seulement,» répondit Levine, ne pouvant dissimuler le sourire joyeux qui, malgré lui, éclairait son visage. «Voilà la vie, voilà le bonheur, pensait-il, faut-il lui parler maintenant? Mais j’ai peur de parler; je suis trop heureux en ce moment, heureux au moins en espérance, tandis que… Mais il le faut, il le faut! Arrière toute faiblesse!»


Levine se leva, ôta son paletot, et, après s’être essayé autour de la petite maison, s’élança sur la glace unie et glissa sans effort, dirigeant à son gré sa course, tantôt rapide, tantôt ralentie. Il s’approcha d’elle avec crainte, mais un sourire de Kitty le rassura encore une fois.


Elle lui donna la main et ils patinèrent côte à côte, augmentant peu à peu la vitesse de leur course; et plus ils glissaient rapidement, plus elle lui serrait la main.


«J’apprendrais bien plus vite avec vous, lui dit-elle, je ne sais pourquoi, j’ai confiance.


– J’ai aussi confiance en moi, quand vous vous appuyez sur mon bras,» répondit-il, et aussitôt il rougit, effrayé. Effectivement, à peine eut-il prononcé ces paroles, que, de même que le soleil se cache derrière un nuage, toute l’amabilité du visage de la jeune fille disparut, et Levine remarqua un jeu de physionomie qu’il connaissait bien, et qui indiquait un effort de sa pensée; une ride se dessina sur le front uni de Kitty.


– Il ne vous arrive rien de désagréable? Du reste, je n’ai pas le droit de le demander, dit-il vivement.


– Pourquoi cela? Non, – répondit-elle froidement; et elle ajouta aussitôt: – Vous n’avez pas encore vu Mlle Linon?


– Pas encore.


– Venez la voir, elle vous aime tant.


– Qu’arrive-t-il? je lui ai fait de la peine! Seigneur, ayez pitié de moi!» pensa Levine tout en courant vers la vieille Française aux petites boucles grises, qui les surveillait de son banc. Elle le reçut comme un vieil ami et lui montra tout son râtelier dans un sourire amical.


«Nous grandissons, n’est-ce pas? dit-elle en désignant Kitty des yeux, et nous prenons de l’âge. Tiny bear devient grand!» continua la vieille institutrice en riant; et elle lui rappela sa plaisanterie sur les trois demoiselles qu’il appelait les trois oursons du conte anglais.


«Vous rappelez-vous que vous les nommiez ainsi?»


Il l’avait absolument oublié, mais elle riait de cette plaisanterie depuis dix ans et y tenait toujours.


«Allez, allez patiner. N’est-ce pas que notre Kitty commence à bien s’y prendre?»


Quand Levine revint auprès de Kitty, il ne lui trouva plus le visage sévère; ses yeux avaient repris leur expression franche et caressante, mais il lui sembla qu’elle avait un ton de tranquillité voulue, et il se sentit triste. Après avoir causé de la vieille gouvernante et de ses originalités, elle lui parla de sa vie à lui.


«Ne vous ennuyez-vous vraiment pas à la campagne? demanda-t-elle.


– Non, je ne m’ennuie pas; je suis très occupé, – répondit-il, sentant qu’elle l’amenait au ton calme qu’elle avait résolu de garder, et dont il ne saurait désormais se départir, pas plus qu’il n’avait su le faire au commencement de l’hiver.


– Êtes-vous venu pour longtemps? demanda Kitty.


– Je n’en sais rien, répondit-il sans penser à ce qu’il disait. L’idée de retomber dans le ton d’une amitié calme et de retourner peut-être chez lui sans avoir rien décidé le poussa à la révolte.


– Comment ne le savez-vous pas?


– Je n’en sais rien, cela dépendra de vous,» dit-il, et aussitôt il fut épouvanté de ses propres paroles.


N’entendit-elle pas ces mots, ou ne voulut-elle pas les entendre? elle sembla faire un faux pas sur la glace et s’éloigna pour glisser vers Mlle Linon, lui dit quelques mots et se dirigea vers la petite maison où l’on ôtait les patins.


«Mon Dieu, qu’ai-je fait? Seigneur Dieu, aidez-moi, guidez-moi,» priait Levine intérieurement, et, sentant qu’il avait besoin de faire quelque mouvement violent, il décrivit avec fureur des courbes sur la glace.


En ce moment, un jeune homme, le plus fort des nouveaux patineurs, sortit du café, ses patins aux pieds et la cigarette à la bouche; sans s’arrêter il courut vers l’escalier, descendit les marches en sautant, sans même changer la position de ses bras, et s’élança sur la glace.


«C’est un nouveau tour, se dit Levine, et il remonta l’escalier pour l’imiter.


– Ne vous tuez pas, il faut de l’habitude,» lui cria Nicolas Cherbatzky.


Levine patina quelque temps avant de prendre son élan, puis il descendit l’escalier en cherchant à garder l’équilibre avec ses mains; à la dernière marche, il s’accrocha, fit un mouvement violent pour se rattraper, reprit son équilibre, et s’élança en riant sur la glace.


«Quel brave garçon, – pensait pendant ce temps Kitty en entrant dans la petite maison, suivie de Mlle Linon, et en le regardant avec un sourire caressant, comme un frère bien-aimé. – Est-ce ma faute? Ai-je rien fait de mal? On prétend que c’est de la coquetterie! Je sais bien que ce n’est pas lui que j’aime, mais je ne m’en sens pas moins contente auprès de lui: il est si bon! Mais pourquoi a-t-il dit cela?» pensa-t-elle.


Voyant Kitty partir avec sa mère qui venait la chercher, Levine, tout rouge après l’exercice violent qu’il venait de prendre, s’arrêta et réfléchit. Il ôta ses patins et rejoignit la mère et la fille à la sortie.


«Très heureuse de vous voir, dit la princesse. Nous recevons, comme toujours, le jeudi.


– Aujourd’hui, par conséquent?


– Nous serons enchantés de vous voir,» répondit-elle sèchement.


Cette raideur affligea Kitty, qui ne put s’empêcher de chercher à adoucir l’effet produit par la froideur de sa mère. Elle se retourna vers Levine et lui cria en souriant:


«Au revoir!»


En ce moment, Stépane Arcadiévitch, son chapeau planté de côté, le visage animé et les yeux brillants, entrait en vainqueur dans le Jardin. À la vue de sa belle-mère, il prit une expression triste et confuse pour répondre aux questions qu’elle lui adressa sur la santé de Dolly; puis, après avoir causé à voix basse d’un air accablé, il se redressa et prit le bras de Levine.


«Eh bien, partons-nous? Je n’ai fait que penser à toi, et je suis très content que tu sois venu, dit-il en le regardant d’un air significatif.


– Allons, allons, – répondit l’heureux Levine, qui ne cessait d’entendre le son de cette voix lui disant «au revoir», et de se représenter le sourire qui accompagnait ces mots.


– À l’hôtel d’Angleterre ou à l’Ermitage?


– Cela m’est égal.


– À l’hôtel d’Angleterre alors, dit Stépane Arcadiévitch, qui choisissait ce restaurant parce qu’il y devait plus d’argent qu’à l’Ermitage et qu’il trouvait, pour ainsi dire, indigne de lui, de le négliger. Tu as un isvostchik: tant mieux, car j’ai renvoyé ma voiture.»


Pendant tout le trajet, les deux amis gardèrent le silence. Levine pensait à ce que pouvait signifier le changement survenu en Kitty, et se rassurait pour retomber aussitôt dans le désespoir, et se répéter qu’il était insensé d’espérer. Malgré tout, il se sentait un autre homme, ne ressemblant en rien à celui qui avait existé avant le sourire et les mots «au revoir».


Stépane Arcadiévitch composait le menu.


«Tu aimes le turbot, n’est-ce pas? demanda-t-il à Levine au moment où ils arrivaient.


– Quoi? demanda Levine.


– Le turbot.


– Oui, j’aime le turbot à la folie.

X

Levine lui-même ne put s’empêcher de remarquer, en entrant dans le restaurant, l’espèce de rayonnement contenu exprimé par la physionomie, par toute la personne de Stépane Arcadiévitch. Celui-ci ôta son paletot et, le chapeau posé de côté, s’avança jusqu’à la salle à manger, donnant, tout en marchant, ses ordres au Tatare en habit noir, la serviette sous le bras, qui s’accrochait à lui. Saluant à droite et à gauche les personnes de connaissance qui, là comme ailleurs, le rencontraient avec plaisir, il s’approcha du buffet et prit un petit verre d’eau-de-vie. La demoiselle de comptoir, une Française frisée, fardée, couverte de rubans, de dentelles et de boucles, fut aussitôt l’objet de son attention; il lui dit quelques mots qui la firent éclater de rire. Quant à Levine, la vue de cette femme, toute composée de faux cheveux et de poudre de riz, lui ôtait l’appétit; il s’en éloigna avec hâte et dégoût. Son âme était remplie du souvenir de Kitty, et dans ses yeux brillaient le triomphe et le bonheur.


«Par ici, Votre Excellence: ici Votre Excellence ne sera pas dérangée, disait le vieux Tatare, tenace et obséquieux, dont la vaste tournure forçait les deux pans de son habit à s’écarter par derrière.


– Veuillez approcher, Votre Excellence,» dit-il aussi à Levine en signe de respect pour Stépane Arcadiévitch dont il était l’invité.


Il étendit en un clin d’œil une serviette fraîche sur la table ronde, déjà couverte d’une nappe, et placée sous une girandole de bronze; puis il approcha deux chaises de velours et, la serviette d’une main, la carte de l’autre, il se tint debout devant Stépane Arcadiévitch, attendant ses ordres.


«Si Votre Excellence le désirait, elle aurait un cabinet particulier à sa disposition dans quelques instants: le prince Galitzine, avec une dame, va le laisser libre. Nous avons reçu des huîtres fraîches.


– Ah! ah! des huîtres!»


Stépane Arcadiévitch réfléchit.


«Si nous changions notre plan de campagne, Levine? – dit-il en posant le doigt sur la carte; son visage exprimait une hésitation sérieuse. – Mais sont-elles bonnes, tes huîtres? Fais attention.


– Des huîtres de Flensbourg, Votre Excellence: il n’y en a pas d’Ostende.


– Passe pour des huîtres de Flensbourg. Mais sont-elles fraîches?


– Elles sont arrivées d’hier.


– Eh! bien, qu’en dis-tu? Si nous commencions par des huîtres et si nous changions ensuite tout notre menu?


– Cela m’est égal; pour moi, ce qu’il y a de meilleur, c’est du chtchi [1] et de la kacha [2]; mais on ne trouve pas cela ici.


– Kacha à la russe, si vous l’ordonnez? dit le Tatare en se penchant vers Levine comme une bonne vers l’enfant qu’elle garde.


– Sans plaisanterie, tout ce que tu choisiras sera bien. J’ai patiné et je meurs de faim. Ne crois pas, ajouta-t-il en voyant une expression de mécontentement sur la figure d’Oblonsky, que je ne sache pas apprécier ton menu: je mangerai avec plaisir un bon dîner.


– Il ne manquerait plus que cela! On a beau dire, c’est un des plaisirs de cette vie, dit Stépane Arcadiévitch. Dans ce cas, mon petit frère, – donne-nous deux, et si c’est trop peu, trois douzaines d’huîtres, une soupe avec des légumes…


– Printanière,» reprit le Tatare.


Mais Stépane Arcadiévitch ne voulait pas lui laisser le plaisir d’énumérer les plats en français et continua:


«Avec des légumes, tu sais? Ensuite, du turbot avec une sauce un peu épaisse; puis du rosbif, mais fais attention qu’il soit à point; un chapon, et enfin des conserves.»


Le Tatare, se rappelant que Stépane Arcadiévitch n’aimait pas à nommer les plats d’après la carte française, le laissa dire, mais il se donna ensuite le plaisir de répéter le menu selon les règles: «potage printanier, turbot sauce Beaumarchais, poularde à l’estragon, macédoine de fruits». Et aussitôt, comme mû par un ressort, il fit disparaître une carte pour en présenter une autre, celle des vins, qu’il soumit à Stépane Arcadiévitch.


«Que boirons-nous?


– Ce que tu voudras, mais un peu de champagne, dit Levine.


– Comment? dès le commencement? Au fait, pourquoi pas? Aimes-tu la marque blanche?


Cachet blanc, dit le Tatare.


– Bien: avec les huîtres, ce sera assez.


– Quel vin de table servirai-je?


– Du Nuits; non, donne-nous le classique chablis.


– J’entends. Servirai-je votre fromage?


– Oui, du parmesan. Peut-être en préfères-tu un autre?


– Non, cela m’est égal,» répondit Levine qui ne pouvait s’empêcher de sourire.


Le Tatare disparut en courant, les pans de son habit flottant derrière lui; cinq minutes après, il était de retour, tenant d’une main un plat d’huîtres et de l’autre une bouteille.


Stépane Arcadiévitch chiffonna sa serviette, en couvrit son gilet, étendit tranquillement les mains, et entama le plat d’huîtres.


«Pas mauvaises, – dit-il en enlevant les huîtres de leurs écailles l’une après l’autre avec une petite fourchette d’argent, et en les avalant au fur et à mesure. – Pas mauvaises,» répéta-t-il en regardant tantôt Levine, tantôt le Tatare d’un œil satisfait et brillant.


Levine mangea les huîtres, quoiqu’il eût préféré du pain et du fromage, mais il ne pouvait s’empêcher d’admirer Oblonsky. Le Tatare lui-même, après avoir débouché la bouteille et versé le vin mousseux dans de fines coupes de cristal, regarda Stépane Arcadiévitch avec un sourire satisfait, tout en redressant sa cravate blanche.


«Tu n’aimes pas beaucoup les huîtres? dit Oblonsky en vidant son verre, ou bien tu es préoccupé? hein?»


Il avait envie de mettre Levine en gaieté, mais celui-ci, sans être triste, était gêné; avec ce qu’il avait dans l’âme, il se trouvait mal à l’aise dans ce restaurant, au milieu de ce va-et-vient, dans le voisinage de cabinets où l’on dînait avec des dames; tout l’offusquait, le gaz, les miroirs, le Tatare lui-même. Il craignait de salir le sentiment qui remplissait son âme.


«Moi? oui, je suis préoccupé; mais, en outre, ici tout me gêne, dit-il. Tu ne saurais croire combien, pour un campagnard comme moi, tout ce milieu paraît étrange. C’est comme les ongles de ce monsieur que j’ai vu chez toi.


– Oui, j’ai remarqué que les ongles de ce pauvre Grinewitch t’intéressaient beaucoup.


– Je n’y peux rien, répondit Levine, tâche de me comprendre et de te placer au point de vue d’un campagnard. Nous autres, nous cherchons à avoir des mains avec lesquelles nous puissions travailler; pour cela, nous nous coupons les ongles, et bien souvent nous retroussons nos manches. Ici, au contraire, on se laisse pousser les ongles tant qu’ils peuvent pousser, et, pour être bien sûr de ne rien pouvoir faire de ses mains, on accroche à ses poignets des soucoupes en guise de boutons.»


Stépane Arcadiévitch sourit gaiement.


«Mais cela prouve qu’il n’a pas besoin de travailler de ses mains: c’est la tête qui travaille.


– C’est possible; néanmoins cela me semble étrange, de même que ce que nous faisons ici. À la campagne, nous nous dépêchons de nous rassasier afin de pouvoir nous remettre à la besogne, et ici nous cherchons, toi et moi, à manger le plus longtemps possible, sans nous rassasier: aussi nous mangeons des huîtres.


– C’est certain, reprit Stépane Arcadiévitch: mais n’est-ce pas le but de la civilisation que de tout changer en jouissance?


– Si c’est là son but, j’aime autant rester un barbare.


– Tu l’es bien, va. Vous êtes tous des sauvages dans votre famille.»


Levine soupira. Il pensa à son frère Nicolas, se sentit mortifié, attristé, et son visage s’assombrit; mais Oblonsky entama un sujet qui parvint immédiatement à le distraire.


«Eh bien, viendras-tu ce soir chez nous, c’est-à-dire chez les Cherbatzky? dit-il en clignant gaiement d’un œil et en repoussant les écailles d’huîtres pour prendre du fromage.


– Oui, certainement, répondit Levine, quoiqu’il m’ait semblé que la princesse ne m’invitât pas de bonne grâce.


– Quelle idée! c’est sa manière grande dame, répondit Stépane Arcadiévitch. Je viendrai aussi après une répétition de chant chez la comtesse Bonine. Comment ne pas t’accuser d’être sauvage? Explique-moi, par exemple, ta fuite de Moscou? Les Cherbatzky m’ont plus d’une fois tourmenté de leurs questions sur ton compte, comme si je pouvais savoir quelque chose. Je ne sais que ceci, c’est que tu fais toujours ce que personne ne songerait à faire.


– Oui, répondit Levine lentement et avec émotion: tu as raison, je suis un sauvage, mais ce n’est pas mon départ qui l’a prouvé, c’est mon retour. Je suis revenu maintenant…


– Es-tu heureux! interrompit Oblonsky en regardant les yeux de Levine.


– Pourquoi?


– «Je reconnais à la marque qu’ils portent les chevaux ombrageux, et à leurs yeux, les jeunes gens amoureux,» déclama Stépane Arcadiévitch: l’avenir est à toi.


– Et toi, n’as-tu plus rien devant toi?


– Je n’ai que le présent, et ce présent n’est pas tout rose.


– Qu’y a-t-il?


– Cela ne va pas! Mais je ne veux pas t’entretenir de moi, d’autant plus que je ne puis t’expliquer tout, répondit Stépane Arcadiévitch. Alors pourquoi es-tu venu à Moscou?… Hé! viens desservir! cria-t-il au Tatare.


– Tu le devines? répondit Levine en ne quittant pas des yeux Stépane Arcadiévitch.


– Je le devine, mais je ne puis t’en parler le premier. Tu peux par ce détail reconnaître si je devine juste ou non, dit Stépane Arcadiévitch en regardant Levine d’un air fin.


– Et bien, que me diras-tu? demanda Levine d’une voix qui tremblait, et sentant tressaillir chacun des muscles de son visage. Comment considères-tu la chose?»


Stépane Arcadiévitch but lentement son verre de chablis, en regardant toujours Levine.


«Moi, répondit-il, je ne désire rien autant que cela, rien!


– Mais ne te trompes-tu pas? sais-tu de quoi nous parlons, murmura Levine, le regard fixé fiévreusement sur son interlocuteur. Tu crois vraiment que c’est possible?


– Pourquoi ne le serait-ce pas?


– Vraiment, bien sincèrement? Dis tout ce que tu penses. Songe donc, si j’allais au-devant d’un refus? et j’en suis presque certain!


– Pourquoi donc? dit Stépane Arcadiévitch en souriant de cette émotion.


– C’est l’effet que cela me fait. Ce serait terrible, et pour moi et pour elle!


– Oh! en tout cas je ne vois là rien de si terrible pour elle: une jeune fille est toujours flattée d’être demandée en mariage.


– Les jeunes filles en général, peut-être: mais pas elle.»


Stépane Arcadiévitch sourit; il connaissait parfaitement les sentiments de Levine, et savait que pour lui toutes les jeunes filles de l’univers se divisaient en deux catégories: dans l’une, toutes les jeunes filles existantes, ayant toutes les faiblesses humaines en partage, des jeunes filles bien ordinaires! l’autre catégorie, composée d’elle seule, sans la moindre imperfection et au-dessus de l’humanité entière.


«Attends, prends un peu de sauce,» dit-il en arrêtant la main de Levine qui repoussait la saucière.


Levine prit humblement de la sauce, mais ne laissa pas Oblonsky manger.


«Non, attends, comprends-moi bien, car c’est pour moi une question de vie ou de mort. Je n’en ai jamais parlé à personne et je ne puis en parler à un autre qu’à toi. Nous avons beau être très différents l’un de l’autre, avoir d’autres goûts, d’autres points de vue, je n’en sais pas moins que tu m’aimes et que tu me comprends, et c’est pourquoi je t’aime tant aussi. Au nom du ciel, sois sincère avec moi.


– Je ne te dis que ce que je pense, répondit Stépane Arcadiévitch en souriant, mais je te dirai plus: ma femme, une femme étonnante, – et Oblonsky s’arrêta un moment en soupirant pour se rappeler où il en était avec sa femme… – Elle a un don de seconde vue, et voit tout ce qui se passe dans le cœur des autres, mais elle prévoit surtout l’avenir quand il s’agit de mariages. Ainsi elle a prédit celui de la Chahawskoï avec Brenteln; personne ne voulait y croire, et cependant il s’est fait. Eh bien, ma femme est pour toi.


– Comment l’entends-tu?


– J’entends que ce n’est pas seulement qu’elle t’aime, mais elle assure que Kitty sera ta femme.»


En entendant ces mots, le visage de Levine rayonna d’un sourire bien voisin de l’attendrissement.


«Elle dit cela! s’écria-t-il. J’ai toujours pensé que ta femme était un ange. Mais assez, assez parler, dit-il en se levant.


– Reste donc assis.»


Levine ne tenait plus en place; il fit deux ou trois fois le tour de la chambre de son pas ferme, en clignant des yeux pour dissimuler des larmes, et se remit à table un peu calmé.


«Comprends-moi, dit-il; ce n’est pas de l’amour: j’ai été amoureux, mais ce n’était pas cela. C’est plus qu’un sentiment: c’est une force intérieure qui me possède. Je suis parti parce que j’avais décidé qu’un bonheur semblable ne pouvait exister, il n’aurait rien eu d’humain! Mais j’ai eu beau lutter contre moi-même, je sens que toute ma vie est là. Il faut que cela se décide!


– Mais pourquoi es-tu parti?


– Ah! si tu savais que de pensées se pressent dans ma tête, que de choses je voudrais te demander! Écoute. Tu ne peux te figurer le service que tu m’as rendu; je suis si heureux que j’en deviens égoïste, j’oublie tout! et cependant j’ai appris aujourd’hui que mon frère Nicolas, tu sais, est ici, et je l’ai oublié! Il me semble que lui aussi doit être heureux. C’est comme une folie… Mais une chose me paraît terrible: toi qui es marié, tu dois connaître ce sentiment… nous déjà vieux, avec un passé, non pas d’amour mais de péché, n’est-il pas terrible que nous osions approcher d’un être pur, innocent? n’est-ce pas affreux? et n’est-il pas juste que je me trouve indigne?


– Je ne crois pas que tu aies grand’chose à te reprocher.


– Et cependant, dit Levine, en repassant ma vie avec dégoût, je tremble, je maudis, je me plains amèrement, oui…»


– Que veux-tu! le monde est ainsi fait, dit Oblonsky.


– Il n’y a qu’une consolation, celle de cette prière que j’ai toujours aimée: «Pardonne-nous selon la grandeur de ta «miséricorde, et non selon nos mérites.» Ce n’est qu’ainsi qu’elle peut me pardonner.»

XI

Levine vida son verre, et pendant quelques instants les deux amis gardèrent le silence.


«Je dois encore te dire une chose. Tu connais Wronsky? demanda Stépane Arcadiévitch à Levine.


– Non, pourquoi cette question?


– Donne encore une bouteille, dit Oblonsky au Tatare qui remplissait leurs verres. C’est que Wronsky est un de tes rivaux.


– Qu’est-ce que Wronsky? demanda Levine dont la physionomie, tout à l’heure si juvénilement enthousiaste, n’exprima plus que le mécontentement.


– Wronsky est un des fils du comte Cyrille Wronsky et l’un des plus beaux échantillons de la jeunesse dorée de Pétersbourg. Je l’ai connu à Tver, quand j’étais au service; il y venait pour le recrutement. Il est immensément riche, beau, aide de camp de l’Empereur, il a de belles relations, et, malgré tout, c’est un bon garçon. D’après ce que j’ai vu de lui, c’est même plus qu’un bon garçon, il est instruit et intelligent; c’est un homme qui ira loin.»


Levine se rembrunissait et se taisait.


«Eh bien, il est apparu peu après ton départ et, d’après ce qu’on dit, s’est épris de Kitty; tu comprends que la mère…


– Pardonne-moi, mais je ne comprends rien, – répondit Levine en s’assombrissant de plus en plus. La pensée de Nicolas lui revint aussitôt avec le remords d’avoir pu l’oublier.


– Attends donc, dit Stépane Arcadiévitch en lui touchant le bras tout en souriant: je t’ai dit ce que je savais, mais je répète que, selon moi, dans cette affaire délicate les chances sont pour toi.»


Levine pâlit et s’appuya au dossier de sa chaise.


«Pourquoi n’es-tu jamais venu chasser chez moi comme tu me l’avais promis? Viens au printemps,» dit-il tout à coup.


Il se repentait maintenant du fond du cœur d’avoir entamé cette conversation avec Oblonsky; ses sentiments les plus intimes étaient blessés de ce qu’il venait d’apprendre sur les prétentions rivales d’un officier de Pétersbourg, aussi bien que des conseils et des suppositions de Stépane Arcadiévitch. Celui-ci comprit ce qui se passait dans l’âme de son ami et sourit.


«Je viendrai un jour ou l’autre; mais, vois-tu, frère, les femmes sont le ressort qui fait tout mouvoir en ce monde. Mon affaire à moi est mauvaise, très mauvaise, et tout cela à cause des femmes! Donne-moi franchement ton avis, continua-t-il en tenant un cigare d’une main et son verre de l’autre.


– Sur quoi veux-tu mon avis?


– Voici: Supposons que tu sois marié, que tu aimes ta femme, et que tu te sois laissé entraîner par une autre femme.


– Excuse-moi, mais je ne comprends rien à cela; c’est pour moi, comme si, en sortant de dîner, je volais un pain en passant devant une boulangerie.»


Les yeux de Stépane Arcadiévitch brillèrent plus encore que de coutume.


«Pourquoi pas? le pain frais sent quelquefois si bon qu’on peut ne pas avoir la force de résister à la tentation.


Himmlisch war’s wenn ich bezwang

Meine irdische Begier

Aber wenn mir’s nicht gelang

Hatt! ich auch ein gross Plaisir.


Et en disant ces vers Oblonsky sourit finement. Levine ne put s’empêcher d’en faire autant.


«Trêve de plaisanteries, continua Oblonsky, suppose une femme charmante, modeste, aimante, qui a tout sacrifié, qu’on sait pauvre et isolée: faut-il l’abandonner, maintenant que le mal est fait? Mettons qu’il soit nécessaire de rompre pour ne pas troubler la vie de famille, mais ne faut-il pas en avoir pitié? lui adoucir la séparation? penser à son avenir?


– Pardon, mais tu sais que, pour moi, les femmes se divisent en deux classes, ou, pour mieux dire, il y a des femmes et des… Je n’ai jamais rencontré de belles repenties; mais des créatures comme cette Française du comptoir avec ses frisons me répugnent, et toutes les femmes tombées aussi.


– Et l’Évangile, qu’en fais-tu?


– Laisse-moi tranquille avec ton Évangile. Jamais le Christ n’aurait prononcé ces paroles s’il avait su le mauvais usage qu’on en ferait; c’est tout ce qu’on a retenu de l’Évangile. Au reste je conviens que c’est une impression personnelle, rien de plus. J’ai du dégoût pour les femmes tombées, comme toi pour les araignées; tu n’as pas eu besoin pour cela d’étudier les mœurs des araignées, ni moi celles de ces êtres-là.


– C’est commode de juger ainsi; tu fais comme ce personnage de Dickens, qui jetait de la main gauche par-dessus l’épaule droite toutes les questions embarrassantes. Mais nier un fait n’est pas y répondre. Que faire? dis-moi, que faire?


– Ne pas voler de pain frais.»


Stépane Arcadiévitch se mit à rire.


«Ô moraliste! mais comprends donc la situation: voilà deux femmes; l’une se prévaut de ses droits, et ses droits sont ton amour que tu ne peux plus lui donner; l’autre sacrifie tout, et ne demande rien. Que doit-on faire? comment se conduire? C’est un drame effrayant!


– Si tu veux que je te confesse ce que j’en pense, je te dirai que je ne crois pas au drame; voici pourquoi: selon moi l’amour, les deux amours tels que les caractérise Platon dans son Banquet, tu t’en souviens, servent de pierre de touche aux hommes: les uns ne comprennent qu’un seul de ces amours, les autres ne le comprennent pas. Ceux qui ne comprennent pas l’amour platonique n’ont aucune raison de parler de drame. En peut-il exister dans ces conditions? «Bien obligé pour l’agrément que j’ai eu»: voilà tout le drame. L’amour platonique ne peut en connaître davantage, parce que là tout est clair et pur, parce que…»


À ce moment, Levine se rappela ses propres péchés et les luttes intérieures qu’il avait eu à subir; il ajouta donc d’une façon inattendue:


«Au fait, peut-être as-tu raison. C’est bien possible… Je ne sais rien, absolument rien.


– Vois-tu, dit Stépane Arcadiévitch, tu es un homme tout d’une pièce. C’est ta grande qualité et aussi ton défaut. Parce que ton caractère est ainsi fait, tu voudrais que toute la vie se composât d’événements tout d’une pièce. Ainsi tu méprises le service de l’État parce que tu n’y vois aucune influence sociale utile, et que, selon toi, chaque action devrait répondre à un but précis; tu voudrais que l’amour et la vie conjugale ne fissent qu’un. Tout cela n’existe pas. Et d’ailleurs le charme, la variété, la beauté de la vie tiennent précisément à des nuances.»


Levine soupira sans répondre; il n’écoutait pas, et pensait à ce qui le touchait.


Et soudain ils sentirent tous deux que ce dîner, qui aurait dû les rapprocher, bien que les laissant bons amis, les désintéressait l’un de l’autre; chacun ne pensa plus qu’à ce qui le concernait, et ne s’inquiéta plus de son voisin. Oblonsky connaissait ce phénomène pour en avoir fait plusieurs fois l’expérience après dîner; il savait aussi ce qui lui restait à faire.


«L’addition,» cria-t-il; et il passa dans la salle voisine, où il rencontra un aide de camp de connaissance, avec lequel la conversation s’engagea aussitôt sur une actrice et sur son protecteur. Cette conversation soulagea et reposa Oblonsky de celle qu’il avait eue avec Levine; son ami l’obligeait à une tension d’esprit qui le fatiguait toujours.


Quand le Tatare eut apporté un compte de 28 roubles et des kopecks, sans oublier le pourboire, Levine, qui, en campagnard qu’il était, se serait épouvanté en temps ordinaire de sa part de 14 roubles, n’y fit aucune attention. Il paya et retourna chez lui, pour changer d’habit et se rendre chez les Cherbatzky, où son sort devait se décider.

XII

La jeune princesse Kitty Cherbatzky avait dix-huit ans. Elle paraissait pour la première fois dans le monde cet hiver, et ses succès y étaient plus grands que ceux de ses aînées, plus grands que sa mère elle-même ne s’y était attendue. Sans parler de toute la jeunesse dansante de Moscou qui était plus ou moins éprise de Kitty, il s’était, dès ce premier hiver, présenté deux partis très sérieux: Levine et, aussitôt après son départ, le comte Wronsky.


Les visites fréquentes de Levine et son amour évident pour Kitty avaient été le sujet des premières conversations sérieuses entre le prince et la princesse sur l’avenir de leur fille cadette, conversations qui dégénéraient souvent en discussions très vives. Le prince tenait pour Levine, et disait qu’il ne souhaitait pas de meilleur parti pour Kitty. La princesse, avec l’habitude particulière aux femmes de tourner la question, répondait que Kitty était bien jeune, qu’elle ne montrait pas grande inclination pour Levine, que, d’ailleurs, celui-ci ne semblait pas avoir d’intentions sérieuses…, mais ce n’était pas là le fond de sa pensée. Ce qu’elle ne disait pas, c’est qu’elle espérait un parti plus brillant, que Levine ne lui était pas sympathique et qu’elle ne le comprenait pas; aussi fut-elle ravie lorsqu’il partit inopinément pour la campagne.


«Tu vois que j’avais raison,» dit-elle d’un air triomphant à son mari.


Elle fut encore plus enchantée lorsque Wronsky se mit sur les rangs, et son espoir de marier Kitty non seulement bien, mais brillamment, ne fit que se confirmer.


Pour la princesse, il n’y avait pas de comparaison à établir entre les deux prétendants. Ce qui lui déplaisait en Levine était sa façon brusque et bizarre de juger les choses, sa gaucherie dans le monde, qu’elle attribuait à de l’orgueil, et ce qu’elle appelait sa vie de sauvage à la campagne, absorbé par son bétail et ses paysans. Ce qui lui déplaisait plus encore était que Levine, amoureux de Kitty, eût fréquenté leur maison pendant six semaines de l’air d’un homme qui hésiterait, observerait, et se demanderait si, en se déclarant, l’honneur qu’il leur ferait ne serait pas trop grand. Ne comprenait-il donc pas qu’on est tenu d’expliquer ses intentions lorsqu’on vient assidûment dans une maison où il y a une jeune fille à marier? et puis ce départ soudain, sans avertir personne?


«Il est heureux, pensait-elle, qu’il soit si peu attrayant et que Kitty ne se soit pas monté la tête.»


Wronsky, par contre, comblait tous ses vœux: il était riche, intelligent, d’une grande famille; une carrière brillante à la cour ou à l’armée s’ouvrait devant lui, et en outre il était charmant. Que pouvait-on rêver de mieux? il faisait la cour à Kitty au bal, dansait avec elle, s’était fait présenter à ses parents: pouvait-on douter de ses intentions? Et cependant la pauvre mère passait un hiver cruellement agité.


La princesse, lorsqu’elle s’était mariée, il y avait quelque trente ans, avait vu son mariage arrangé par l’entremise d’une tante. Le fiancé, qu’on connaissait d’avance, était venu pour la voir et se faire voir, l’entrevue avait été favorable, et la tante qui faisait le mariage avait de part et d’autre rendu compte de l’impression produite; on était venu ensuite au jour indiqué faire aux parents une demande officielle, qui avait été agréée, et tout s’était passé simplement et naturellement. Au moins est-ce ainsi que la princesse se rappelait les choses à distance. Mais lorsqu’il s’était agi de marier ses filles, elle avait appris, par expérience, combien cette affaire, si simple en apparence, était en réalité difficile et compliquée.


Que d’anxiétés, que de soucis, que d’argent dépensé, que de luttes avec son mari lorsqu’il avait fallu marier Dolly et Nathalie! Maintenant il fallait repasser par les mêmes inquiétudes et par des querelles plus pénibles encore! Le vieux prince, comme tous les pères en général, était pointilleux à l’excès en tout ce qui touchait à l’honneur et à la pureté de ses filles; il en était jaloux, surtout de Kitty, sa favorite. À chaque instant il faisait des scènes à la princesse et l’accusait de compromettre sa fille. La princesse avait pris l’habitude de ces scènes du temps de ses filles aînées, mais elle s’avouait actuellement que la susceptibilité exagérée de son mari avait sa raison d’être. Bien des choses étaient changées dans les usages de la société, et les devoirs d’une mère devenaient de jour en jour plus difficiles. Les contemporaines de Kitty se réunissaient librement entre elles, suivaient des cours, prenaient des manières dégagées avec les hommes, se promenaient seules en voiture; beaucoup d’entre elles ne faisaient plus de révérences, et, ce qu’il y avait de plus grave, chacune d’elles était fermement convaincue que l’affaire de choisir un mari lui incombait à elle seule, et pas du tout à ses parents. «On ne se marie plus comme autrefois,» pensaient et disaient toutes ces jeunes filles, et même les vieilles gens. Mais comment se marie-t-on alors maintenant? C’est ce que la princesse n’arrivait à apprendre de personne. L’usage français qui donne aux parents le droit de décider du sort de leurs enfants n’était pas accepté, il était même vivement critiqué. L’usage anglais qui laisse pleine liberté aux jeunes filles n’était pas admissible. L’usage russe de marier par un intermédiaire était considéré comme un reste de barbarie; chacun en plaisantait, la princesse comme les autres. Mais comment s’y prendre pour bien faire? Personne n’en savait rien. Tous ceux avec lesquels la princesse en avait causé répondaient de même: «Il est grand temps de renoncer à ces vieilles idées; ce sont les jeunes gens qui épousent, et non les parents: c’est donc à eux de savoir s’arranger comme ils l’entendent.» Raisonnement bien commode pour ceux qui n’avaient pas de filles! La princesse comprenait qu’en permettant à Kitty la société des jeunes gens, elle courait le risque de la voir s’éprendre de quelqu’un dont eux, ses parents, ne voudraient pas, qui ne ferait pas un bon mari ou qui ne songerait pas à l’épouser. On avait donc beau dire, la princesse ne trouvait pas plus sage de laisser les jeunes gens se marier tout seuls, à leur fantaisie, que de donner des pistolets chargés, en guise de joujoux, à des enfants de cinq ans. C’est pourquoi Kitty la préoccupait plus encore que ses sœurs.


En ce moment, elle craignait surtout que Wronsky ne se bornât à faire l’aimable; Kitty était éprise, elle le voyait et ne se rassurait qu’en pensant que Wronsky était un galant homme; mais pouvait-elle se dissimuler qu’avec la liberté de relations nouvellement admise dans la société il n’était bien facile de tourner la tête à une jeune fille, sans que ce genre de délit inspirât le moindre scrupule à un homme du monde? La semaine précédente, Kitty avait raconté à sa mère une de ses conversations avec Wronsky pendant un cotillon, et cette conversation sembla rassurante à la princesse, sans la tranquilliser complètement. Wronsky avait dit à sa danseuse que son frère et lui étaient si habitués à se soumettre en tout à leur mère, qu’ils n’entreprenaient jamais rien d’important sans la consulter. «Et en ce moment, avait-il ajouté, j’attends l’arrivée de ma mère comme un bonheur particulièrement grand.»


Kitty rapporta ces mots sans y attacher aucune importance spéciale, mais sa mère leur donna un sens conforme à son désir. Elle savait qu’on attendait la vieille comtesse et qu’elle serait satisfaite du choix de son fils; mais alors pourquoi sembler craindre de l’offenser en se déclarant avant son arrivée? Malgré ces contradictions, la princesse interpréta favorablement ces paroles, tant elle avait besoin de sortir d’inquiétude.


Quelque amer que lui fût le malheur de sa fille aînée, Dolly, qui songeait à quitter son mari, elle se laissait absorber entièrement par ses préoccupations au sujet du sort de la cadette, qu’elle voyait prêt à se décider. L’arrivée de Levine augmenta son trouble; elle craignit que Kitty, par un excès de délicatesse, ne refusât Wronsky, en souvenir du sentiment qu’elle avait un moment éprouvé pour Levine; ce retour lui semblait devoir tout embrouiller et reculer un dénouement tant désiré.


«Est-il arrivé depuis longtemps? demanda-t-elle à sa fille en rentrant.


– Il est arrivé aujourd’hui, maman.


– Il y a une chose que je veux te dire,… commença la princesse, et à l’air sérieux et agité de son visage Kitty devina de quoi il s’agissait.


– Maman, dit-elle en rougissant et en se tournant vivement vers elle, ne dites rien. Je vous en prie, je vous en prie. Je sais, je sais tout.»


Elle partageait les idées de sa mère, mais les motifs qui déterminaient le désir de celle-ci la froissaient.


«Je veux dire seulement qu’ayant encouragé l’un…


– Maman, ma chérie, au nom de Dieu ne dites rien, j’ai peur d’en parler.


– Je ne dirai rien, répondit la mère en lui voyant des larmes dans les yeux: un mot seulement, ma petite âme. Tu m’as promis de n’avoir pas de secrets pour moi.


– Jamais, jamais aucun, s’écria Kitty en regardant sa mère bien en face, tout en rougissant. Je n’ai rien à dire maintenant, je ne saurais rien dire, même si je le voulais, je ne suis…


– Non, avec ces yeux-là elle ne saurait mentir,» pensa la mère, souriant de cette émotion, tout en songeant à ce qu’avait d’important pour la pauvrette ce qui se passait dans son cœur.

XIII

Kitty éprouva après le dîner et au commencement de la soirée une impression analogue à celle que ressent un jeune homme la veille d’une première affaire. Son cœur battait violemment, et elle était incapable de rassembler et de fixer ses idées.


Cette soirée où ils se rencontreraient pour la première fois déciderait de son sort; elle le pressentait, et son imagination les lui représentait, tantôt ensemble, tantôt séparément. En songeant au passé, c’était avec plaisir, presque avec tendresse, qu’elle s’arrêtait aux souvenirs qui se rapportaient à Levine; tout leur donnait un charme poétique: l’amitié qu’il avait eue pour ce frère qu’elle avait perdu, leurs relations d’enfance; elle trouvait doux de penser à lui, et de se dire qu’il l’aimait, car elle ne doutait pas de son amour, et en était fière. Elle éprouvait au contraire un certain malaise en pensant à Wronsky, et sentait dans leurs rapports quelque chose de faux, dont elle s’accusait, car il avait au suprême degré le calme et le sang-froid d’un homme du monde, et restait toujours également aimable et naturel. Tout était clair et simple dans ses rapports avec Levine; mais si Wronsky lui ouvrait des perspectives éblouissantes, et un avenir brillant, l’avenir avec Levine restait enveloppé d’un brouillard.


Après le dîner, Kitty remonta dans sa chambre pour faire sa toilette du soir. Debout devant son miroir, elle constata qu’elle était en beauté, et, chose importante ce jour-là, qu’elle disposait de toutes ses forces, car elle se sentait en paix et en pleine possession d’elle-même.


Comme elle descendait au salon vers sept heures et demie, un domestique annonça: «Constantin-Dmitrievitch Levine.» La princesse était encore dans sa chambre, le prince n’était pas là. «C’est cela,» pensa Kitty, et tout son sang afflua à son cœur. En passant devant un miroir, elle fut effrayée de sa pâleur.


Elle savait maintenant, à n’en plus douter, qu’il était venu de bonne heure pour la trouver seule, et se déclarer. Et aussitôt la situation lui apparut pour la première fois sous un nouveau jour. Il ne s’agissait plus d’elle seule, ni de savoir avec qui elle serait heureuse et à qui elle donnerait la préférence; elle comprit qu’il faudrait tout à l’heure blesser un homme qu’elle aimait, et le blesser cruellement; pourquoi? parce que le pauvre garçon était amoureux d’elle! Mais elle n’y pouvait rien: cela devait être ainsi.


«Mon Dieu, est-il possible que je doive lui parler moi-même, pensa-t-elle, que je doive lui dire que je ne l’aime pas? Ce n’est pas vrai. Que lui dire alors? Que j’en aime un autre? C’est impossible. Je me sauverai, je me sauverai.»


Elle s’approchait déjà de la porte, lorsqu’elle entendit son pas. «Non, ce n’est pas loyal. De quoi ai-je peur? Je n’ai fait aucun mal. Il en adviendra ce qui pourra, je dirai la vérité. Avec lui, rien ne peut me mettre mal à l’aise. Le voilà,» se dit-elle en le voyant paraître, grand, fort, et cependant timide, avec ses yeux brillants fixés sur elle.


Elle le regarda bien en face d’un air qui semblait implorer sa protection, et lui tendit la main.


«Je suis venu un peu tôt, il me semble,» dit-il en jetant un coup d’œil sur le salon vide; et, sentant que son attente n’était pas trompée, que rien ne l’empêcherait de parler, sa figure s’assombrit.


– Oh non! répondit Kitty en s’asseyant près de la table.


– C’est précisément ce que je souhaitais, afin de vous trouver seule, commença-t-il sans s’asseoir et sans la regarder pour ne pas perdre son courage.


– Maman viendra à l’instant. Elle s’est beaucoup fatiguée hier. Hier…»


Elle parlait sans se rendre compte de ce qu’elle disait, et ne le quittait pas de son regard suppliant et caressant.


Levine se tourna vers elle, ce qui la fit rougir et se taire.


«Je vous ai dit hier que je ne savais pas si j’étais ici pour longtemps, que cela dépendait de vous.»


Kitty baissait la tête de plus en plus, ne sachant pas elle-même ce qu’elle répondrait à ce qu’il allait dire.


«Que cela dépendait de vous, répéta-t-il. Je voulais dire – dire – c’est pour cela que je suis venu, que… Serez-vous ma femme?» murmura-t-il sans savoir ce qu’il disait, mais avec le sentiment d’avoir fait le plus difficile. Il s’arrêta ensuite et la regarda.


Kitty ne relevait pas la tête; elle respirait avec peine, et le bonheur remplissait son cœur. Jamais elle n’aurait cru que l’aveu de cet amour lui causerait une impression aussi vive. Mais cette impression ne dura qu’un instant. Elle se souvint de Wronsky, et, levant son regard sincère et limpide sur Levine, dont elle vit l’air désespéré, elle répondit avec hâte:


«Cela ne peut être… Pardonnez-moi.»


Combien, une minute auparavant, elle était près de lui et nécessaire à sa vie! et combien elle s’éloignait tout à coup et lui devenait étrangère!


«Il ne pouvait en être autrement,» dit-il sans la regarder.


Et, la saluant, il voulut s’éloigner.

XIV

La princesse entra au même instant. La terreur se peignit sur son visage en les voyant seuls, avec des figures bouleversées. Levine s’inclina devant elle sans parler. Kitty se taisait sans lever les yeux. «Dieu merci, elle aura refusé,» pensa la mère, et le sourire avec lequel elle accueillait ses invités du jeudi reparut sur ses lèvres.


Elle s’assit et questionna Levine sur sa vie de campagne; il s’assit aussi, espérant s’esquiver lorsque d’autres personnes entreraient.


Cinq minutes après, on annonça une amie de Kitty, mariée depuis l’hiver précédent, la comtesse Nordstone.


C’était une femme sèche, jaune, nerveuse et maladive, avec de grands yeux noirs brillants. Elle aimait Kitty, et son affection, comme celle de toute femme mariée pour une jeune fille, se traduisait par un vif désir de la marier d’après ses idées de bonheur conjugal: c’était à Wronsky qu’elle voulait la marier. Levine, qu’elle avait souvent rencontré chez les Cherbatzky au commencement de l’hiver, lui avait toujours déplu, et son occupation favorite, quand elle le voyait, était de le taquiner.


«J’aime assez qu’il me regarde du haut de sa grandeur, qu’il ne m’honore pas de ses conversations savantes, parce que je suis trop bête pour qu’il condescende jusqu’à moi. Je suis enchantée qu’il ne puisse pas me souffrir,» disait-elle en parlant de lui.


Elle avait raison, en ce sens que Levine ne pouvait effectivement pas la souffrir, et méprisait en elle ce dont elle se glorifiait, le considérant comme une qualité: sa nervosité, son indifférence et son dédain raffiné pour tout ce qu’elle jugeait matériel et grossier.


Entre Levine et la comtesse Nordstone il s’établit donc ce genre de relations qu’on rencontre assez souvent dans le monde, qui fait que deux personnes, amies en apparence, se dédaignent au fond à tel point, qu’elles ne peuvent même plus être froissées l’une par l’autre.


La comtesse entreprit Levine aussitôt.


«Ah! Constantin-Dmitritch! vous voilà revenu dans notre abominable Babylone, – dit-elle en tendant sa petite main sèche et en lui rappelant qu’il avait au commencement de l’hiver appelé Moscou une Babylone. – Est-ce Babylone qui s’est convertie, ou vous qui vous êtes corrompu? ajouta-t-elle en regardant du côté de Kitty avec un sourire moqueur.


– Je suis flatté, comtesse, de voir que vous teniez un compte aussi exact de mes paroles, – répondit Levine qui, ayant eu le temps de se remettre, rentra aussitôt dans le ton aigre-doux propre à ses rapports avec la comtesse. – Il faut croire qu’elles vous impressionnent vivement.


– Comment donc! mais j’en prends note. Eh bien, Kitty, tu as encore patiné aujourd’hui!» Et elle se mit à causer avec sa jeune amie.


Quoiqu’il ne fût guère convenable de s’en aller à ce moment, Levine eût préféré cette gaucherie au supplice de rester toute la soirée, et de voir Kitty l’observer à la dérobée, tout en évitant son regard; il essaya donc de se lever, mais la princesse s’en aperçut et, se tournant vers lui:


«Comptez-vous rester longtemps à Moscou? dit-elle. N’êtes-vous pas juge de paix dans votre district? Cela doit vous empêcher de vous absenter longtemps?


– Non, princesse, j’ai renoncé à ces fonctions; je suis venu pour quelques jours.»


«Il s’est passé quelque chose, pensa la comtesse Nordstone en examinant le visage sévère et sérieux de Levine; il ne se lance pas dans ses discours habituels, mais j’arriverai bien à le faire parler: rien ne m’amuse comme de le rendre ridicule devant Kitty.»


«Constantin-Dmitritch, lui dit-elle, vous qui savez tout, expliquez-moi, de grâce, comment il se fait que dans notre terre de Kalouga les paysans et leurs femmes boivent tout ce qu’ils possèdent et refusent de payer leurs redevances? Vous qui faites toujours l’éloge des paysans, expliquez-moi ce que cela signifie?»


En ce moment une dame entra au salon et Levine se leva.


«Excusez-moi, comtesse, mais je ne sais rien et ne puis vous répondre,» dit-il en regardant un officier qui entrait à la suite de la dame.


«Ce doit être Wronsky,» pensa-t-il, et, pour s’en assurer, il jeta un coup d’œil sur Kitty. Celle-ci avait déjà eu le temps d’apercevoir Wronsky et d’observer Levine. À la vue des yeux lumineux de la jeune fille, Levine comprit qu’elle aimait, et le comprit aussi clairement que si elle le lui eût avoué elle-même.


Quel était cet homme qu’elle aimait? Il voulut s’en rendre compte, et sentit qu’il devait rester bon gré, mal gré.


Bien des gens, en présence d’un rival heureux, sont disposés à nier ses qualités pour ne voir que ses travers; d’autres, au contraire, ne songent qu’à découvrir les mérites qui lui ont valu le succès, et, le cœur ulcéré, ne lui trouvent que des qualités. Levine était de ce nombre, et il ne lui fut pas difficile de découvrir ce que Wronsky avait d’attrayant et d’aimable, cela sautait aux yeux. Brun, de taille moyenne et bien proportionnée, un beau visage calme et bienveillant, tout dans sa personne, depuis ses cheveux noirs coupés très court et son menton rasé de frais, jusqu’à son uniforme, était simple et parfaitement élégant. Wronsky laissa passer la dame qui entrait en même temps que lui, puis s’approcha de la princesse, et enfin de Kitty. Il sembla à Levine qu’en venant près de celle-ci, ses yeux prenaient une expression de tendresse, et son sourire une expression de bonheur et de triomphe; il lui tendit une main un peu large, mais petite, et s’inclina respectueusement.


Après avoir salué chacune des personnes présentes et échangé quelques mots avec elles, il s’assit sans avoir jeté un regard sur Levine, qui ne le quittait pas des yeux.


«Permettez-moi, messieurs, de vous présenter l’un à l’autre, dit la princesse en indiquant du geste Levine. – Constantin-Dmitritch Levine, le comte Alexis-Kirilovitch Wronsky.»


Wronsky se leva et alla serrer amicalement la main de Levine.


«Je devais, à ce qu’il me semble, dîner avec vous cet hiver, lui dit-il avec un sourire franc et ouvert; mais vous êtes parti inopinément pour la campagne.


– Constantin-Dmitritch méprise et fuit la ville et ses habitants, dit la comtesse.


– Je suppose que mes paroles vous impressionnent vivement, puisque vous vous en souvenez si bien,» dit Levine, et, s’apercevant qu’il se répétait, il rougit.


Wronsky regarda Levine et la comtesse, et sourit.


«Alors, vous habitez toujours la campagne? demanda-t-il. Ce doit être triste en hiver?


– Pas quand on y a de l’occupation; d’ailleurs on ne s’ennuie pas tout seul, répondit Levine d’un ton bourru.


– J’aime la campagne, dit Wronsky en remarquant le ton de Levine sans le laisser paraître.


– Mais vous ne consentiriez pas à y vivre toujours, j’espère? demanda la comtesse.


– Je n’en sais rien, je n’y ai jamais fait de séjour prolongé. Mais j’ai éprouvé un sentiment singulier, ajouta-t-il: jamais je n’ai tant regretté la campagne, la vraie campagne russe avec ses mougiks, que pendant l’hiver que j’ai passé à Nice avec ma mère. Vous savez que Nice est triste par elle-même. – Naples et Sorrente, au reste, ne doivent pas non plus être pris à haute dose. C’est là qu’on se rappelle le plus vivement la Russie, et surtout la campagne, on dirait que…»


Il parlait tantôt à Kitty, tantôt à Levine, portant son regard calme et bienveillant de l’un à l’autre, et disant ce qui lui passait par la tête.


La comtesse Nordstone ayant voulu placer son mot, il s’arrêta sans achever sa phrase, et l’écouta avec attention.


La conversation ne languit pas un instant, si bien que la vieille princesse n’eut aucun besoin de faire avancer ses grosses pièces, le service obligatoire et l’éducation classique, qu’elle tenait en réserve pour le cas de silence prolongé; la comtesse ne trouva même pas l’occasion de taquiner Levine.


Celui-ci voulait se mêler à la conversation générale et ne le pouvait pas; il se disait à chaque instant: «maintenant je puis partir», et cependant il restait comme s’il eût attendu quelque chose.


On parla de tables tournantes et d’esprits frappeurs, et la comtesse, qui croyait au spiritisme, se mit à raconter les merveilles dont elle avait été témoin.


«Comtesse, au nom du ciel, faites-moi voir cela! Jamais je ne suis parvenu à rien voir d’extraordinaire, quelque bonne volonté que j’y mette, dit en souriant Wronsky.


– Fort bien, ce sera pour samedi prochain, répondit la comtesse; mais vous, Constantin-Dmitritch, y croyez-vous? demanda-t-elle à Levine.


– Pourquoi me demandez-vous cela, vous savez bien ce que je répondrai.


– Parce que je voudrais entendre votre opinion.


– Mon opinion, répondit Levine, est que les tables tournantes nous prouvent combien la bonne société est peu avancée; guère plus que ne le sont nos paysans. Ceux-ci croient au mauvais œil, aux sorts, aux métamorphoses, et nous…


– Alors vous n’y croyez pas?


– Je ne puis y croire, comtesse.


– Mais si je vous dis ce que j’ai vu moi-même?


– Les paysannes aussi disent avoir vu le damavoï [3].


– Alors, vous croyez que je ne dis pas la vérité?»


Et elle se mit à rire gaiement.


«Mais non, Marie: Constantin-Dmitritch dit simplement qu’il ne croit pas au spiritisme,» interrompit Kitty en rougissant pour Levine; celui-ci comprit son intention et allait répondre sur un ton plus vexé encore, lorsque Wronsky vint à la rescousse, et avec son sourire aimable fit rentrer la conversation dans les bornes d’une politesse qui menaçait de disparaître.


«Vous n’en admettez pas du tout la possibilité? demanda-t-il. Pourquoi? nous admettons bien l’existence de l’électricité, que nous ne comprenons pas davantage? Pourquoi n’existerait-t-il pas une force nouvelle, encore inconnue, qui…


– Quand l’électricité a été découverte, interrompit Levine avec vivacité, on n’en a vu que les phénomènes, sans savoir ce qui les produisait, ni d’où ils provenaient; des siècles se sont passés avant qu’on songeât à en faire l’application. Les spirites, au contraire, ont débuté par faire écrire les tables et évoquer les esprits, et ce n’est que plus tard qu’il a été question d’une force inconnue.»


Wronsky écoutait attentivement, comme il le faisait toujours, et semblait s’intéresser à ces paroles.


«Oui, mais les spirites disent: nous ignorons encore ce que c’est que cette force, tout en constatant qu’elle existe et agit dans des conditions déterminées; aux savants maintenant à découvrir en quoi elle consiste. Pourquoi n’existerait-il pas effectivement une force nouvelle si…


– Parce que, reprit encore Levine en l’interrompant, toutes les fois que vous frotterez de la laine avec de la résine, vous produirez en électricité un effet certain et connu, tandis que le spiritisme n’amène aucun résultat certain, par conséquent ses effets ne sauraient passer pour des phénomènes naturels.»


Wronsky, sentant que la conversation prenait un caractère trop sérieux pour un salon, ne répondit pas et, afin d’en changer la tournure, dit en souriant gaiement aux dames:


«Pourquoi ne ferions-nous pas tout de suite un essai, comtesse?»


Mais Levine voulait aller jusqu’au bout de sa démonstration.


«La tentative que font les spirites pour expliquer leurs miracles par une force nouvelle ne peut, selon moi, réussir. Ils prétendent à une force surnaturelle et veulent la soumettre à une épreuve matérielle.»


Chacun attendait qu’il cessât de parler, il le sentit.


«Et moi, je crois que vous seriez un médium excellent, dit la comtesse: vous avez quelque chose de si enthousiaste!»


Levine ouvrit la bouche pour répondre, mais ne dit rien et rougit.


«Voyons, mesdames, mettons les tables à l’épreuve, dit Wronsky: vous permettez, princesse?»


Et Wronsky se leva, cherchant des yeux une table.


Kitty se leva aussi, et ses yeux rencontrèrent ceux de Levine. Elle le plaignait d’autant plus qu’elle se sentait la cause de sa douleur. «Pardonnez-moi, si vous pouvez pardonner, disait son regard: je suis si heureuse!» – «Je hais le monde entier, vous autant que moi!» répondait le regard de Levine, et il chercha son chapeau.


Mais le sort lui fut encore une fois contraire; à peine s’installait-on autour des tables et se disposait-il à sortir, que le vieux prince entra, et, après avoir salué les dames, il s’empara de Levine.


«Ah! s’écria-t-il avec joie, je ne te savais pas ici! Depuis quand? très heureux de vous voir.»


Le prince disait à Levine tantôt toi, tantôt vous; il le prit par le bras, et ne fit aucune attention à Wronsky, debout derrière Levine, attendant tranquillement pour saluer que le prince l’aperçût.


Kitty sentit que l’amitié de son père devait sembler dure à Levine après ce qui s’était passé; elle remarqua aussi que le vieux prince répondait froidement au salut de Wronsky. Celui-ci, surpris de cet accueil glacial, avait l’air de se demander avec un étonnement de bonne humeur pourquoi on pouvait bien ne pas être amicalement disposé en sa faveur.


«Prince, rendez-nous Constantin-Dmitritch, dit la comtesse: nous voulons faire un essai.


– Quel essai? Celui de faire tourner des tables? Eh bien, vous m’excuserez, messieurs et dames; mais, selon moi, le furet serait plus amusant, – dit le prince en regardant Wronsky, qu’il devina être l’auteur de cet amusement; – du moins le furet a quelque bon sens.»


Wronsky leva tranquillement un regard étonné sur le vieux prince, et se tourna en souriant légèrement vers la comtesse Nordstone; ils se mirent à parler d’un bal qui se donnait la semaine suivante.


«J’espère que vous y serez?» dit-il en s’adressant à Kitty.


Aussitôt que le vieux prince l’eut quitté, Levine s’esquiva, et la dernière impression qu’il emporta de cette soirée fut le visage souriant et heureux de Kitty répondant à Wronsky au sujet du bal.

XV

Le soir même, Kitty raconta à sa mère ce qui s’était passé entre elle et Levine; malgré le chagrin qu’elle éprouvait de l’avoir peiné, elle se sentait flattée d’avoir été demandée en mariage; mais, tout en ayant la conviction d’avoir bien agi, elle resta longtemps sans pouvoir s’endormir; un souvenir l’impressionnait plus particulièrement: c’était celui de Levine, debout auprès du vieux prince, fixant sur elle et sur Wronsky un regard sombre et désolé; des larmes lui en vinrent aux yeux. Mais, songeant aussitôt à celui qui le remplaçait, elle se représenta vivement son beau visage mâle et ferme, son calme plein de distinction, son air de bienveillance; elle se rappela l’amour qu’il lui témoignait, et la joie rentra dans son âme. Elle remit la tête sur l’oreiller en souriant à son bonheur.


«C’est triste, triste! mais je n’y peux rien, ce n’est pas ma faute!» se disait-elle, quoiqu’une voix intérieure lui répétât le contraire; devait-elle se reprocher d’avoir attiré Levine ou de l’avoir refusé? elle n’en savait rien: ce qu’elle savait, c’est que son bonheur n’était pas sans mélange. «Seigneur, ayez pitié de moi; Seigneur, ayez pitié de moi!» pria-t-elle jusqu’à ce qu’elle s’endormit.


Pendant ce temps il se passait dans le cabinet du prince une de ces scènes qui se renouvelaient fréquemment entre les époux, au sujet de leur fille préférée.


«Ce que c’est? Voilà ce que c’est, – criait le prince en levant les bras en l’air, malgré les préoccupations que lui causaient les pans flottants de sa robe de chambre fourrée. – Vous n’avez ni fierté ni dignité; vous perdez votre fille avec cette façon basse et ridicule de lui chercher un mari.


– Mais au nom du ciel, prince, qu’ai-je donc fait?» disait la princesse, presque en pleurant.


Elle était venue trouver son mari pour lui souhaiter le bonsoir, comme d’ordinaire, toute heureuse de sa conversation avec sa fille; et, sans souffler mot de la demande de Levine, elle s’était permis une allusion au projet de mariage avec Wronsky, qu’elle considérait comme décidé, aussitôt après l’arrivée de la comtesse. À ce moment le prince s’était fâché et l’avait accablée de paroles dures.


«Ce que vous avez fait? D’abord vous avez attiré un épouseur, ce dont tout Moscou parlera, et à bon droit. Si vous voulez donner des soirées, donnez-en, mais invitez tout le monde, et non pas des prétendants de votre choix. Invitez tous ces «blancs-becs» (c’est ainsi que le prince traitait les jeunes gens de Moscou!), faites venir un tapeur, et qu’ils dansent, mais, pour Dieu, n’arrangez pas des entrevues comme ce soir! Cela me dégoûte à voir, et vous en êtes venue à vos fins: vous avez tourné la tête à la petite. Levine vaut mille fois mieux que ce petit fat de Pétersbourg, fait à la machine comme ses pareils; ils sont tous sur le même patron, et c’est toujours de la drogue. Et quand ce serait un prince du sang, ma fille n’a besoin d’aller chercher personne.


– Mais en quoi suis-je coupable?


– En ce que…, cria le prince avec colère.


– Je sais bien qu’à t’écouter, interrompit la princesse, nous ne marierions jamais notre fille. Dans ce cas, autant nous en aller à la campagne.


– Cela vaudrait certainement mieux.


– Mais écoute-moi, je t’assure que je ne fais aucune avance! Pourquoi donc un homme jeune, beau, amoureux, et qu’elle aussi…


– Voilà ce qui vous semble! Mais si en fin de compte elle s’en éprend, et que lui songe à se marier autant que moi? Je voudrais n’avoir pas d’yeux pour voir tout cela! Et le spiritisme, et Nice, et le bal… (ici le prince, s’imaginant imiter sa femme, accompagna chaque mot d’une révérence). Nous serons fiers quand nous aurons fait le malheur de notre petite Catherine, et qu’elle se sera fourré dans la tête…


– Mais pourquoi penses-tu cela?


– Je ne pense pas, je sais; c’est pour cela que nous avons des yeux, nous autres, tandis que les femmes n’y voient goutte. Je vois, d’une part, un homme qui a des intentions sérieuses, c’est Levine; de l’autre, un bel oiseau comme ce monsieur, qui veut simplement s’amuser.


– Voilà bien des idées à toi!


– Tu te les rappelleras, mais trop tard, comme avec Dachinka.


– Allons, c’est bon, n’en parlons plus, dit la princesse que le souvenir de la pauvre Dolly arrêta net.


– Tant mieux, et bonsoir!»


Les époux s’embrassèrent en se faisant mutuellement un signe de croix, selon l’usage, mais chacun garda son opinion; puis ils se retirèrent.


La princesse, tout à l’heure si fermement persuadée que le sort de Kitty avait été décidé dans cette soirée, se sentit ébranlée par les paroles de son mari. Rentrée dans sa chambre, et songeant avec terreur à cet avenir inconnu, elle fit comme Kitty, et répéta bien des fois du fond du cœur: «Seigneur, ayez pitié de nous; Seigneur, ayez pitié de nous!»

XVI

Wronsky n’avait jamais connu la vie de famille; sa mère, une femme du monde, très brillante dans sa jeunesse, avait eu pendant son mariage, et surtout après, des aventures romanesques dont tout le monde parla. Il n’avait pas connu son père, et son éducation s’était faite au corps des pages.


À peine eut-il brillamment terminé ses études, en sortant de l’école avec le grade d’officier, qu’il tomba dans le cercle militaire le plus recherché de Pétersbourg; il allait bien de temps à autre dans le monde, mais ses intérêts de cœur ne l’y attiraient pas.


C’est à Moscou qu’il éprouva pour la première fois le charme de la société familière d’une jeune fille du monde, aimable, naïve, et dont il se sentait aimé. Ce contraste avec la vie luxueuse mais grossière de Pétersbourg l’enchanta, et l’idée ne lui vint pas qu’il y eût quelque inconvénient à ses rapports avec Kitty. Au bal, il l’invitait de préférence, allait chez ses parents, causait avec elle comme on cause dans le monde, de bagatelles; tout ce qu’il lui disait aurait pu être entendu de chacun, et cependant il sentait que ces bagatelles prenaient un sens particulier en s’adressant à elle, qu’il s’établissait entre eux un lien qui, de jour en jour, lui devenait plus cher. Loin de croire que cette conduite pût être qualifiée de tentative de séduction, sans intention de mariage, il s’imaginait simplement avoir découvert un nouveau plaisir, et jouissait de cette découverte.


Quel eût été son étonnement d’apprendre qu’il rendrait Kitty malheureuse en ne l’épousant pas! Il n’y aurait pas cru. Comment admettre que ces rapports charmants pussent être dangereux, et surtout qu’ils l’obligeassent à se marier? Jamais il n’avait envisagé la possibilité du mariage. Non seulement il ne comprenait pas la vie de famille, mais, à son point de vue de célibataire, la famille et particulièrement le mari faisait partie d’une race étrangère, ennemie, et surtout ridicule. Quoique Wronsky n’eût aucun soupçon de la conversation à laquelle il avait donné lieu, il sortit ce soir-là de chez les Cherbatzky avec le sentiment d’avoir rendu le lien mystérieux qui l’attachait à Kitty plus intime encore, si intime qu’il fallait prendre une résolution; mais laquelle?


«Ce qu’il y a de charmant, se disait-il en rentrant tout imprégné d’un sentiment de fraîcheur et de pureté, lequel tenait peut-être à ce qu’il n’avait pas fumé de la soirée, – ce qu’il y a de charmant, c’est que, sans prononcer un mot ni l’un ni l’autre, nous nous comprenons si parfaitement dans ce langage muet des regards et des intonations, qu’aujourd’hui plus clairement que jamais elle m’a dit qu’elle m’aimait. Qu’elle a été aimable, simple, et surtout confiante. Cela me rend meilleur; je sens qu’il y a un cœur et quelque chose de bon en moi! Ces jolis yeux amoureux! – Eh bien après? – Rien, cela me fait plaisir et à elle aussi.»


Là-dessus il réfléchit à la manière dont il pourrait achever sa soirée. «Au club? faire un besigue et prendre du champagne avec Ignatine? Non. Au château des Fleurs pour trouver Oblonsky, des couplets et le cancan? Non, c’est ennuyeux! Voilà précisément ce qui me plaît chez les Cherbatzky, c’est que j’en sors meilleur. Je rentrerai à l’hôtel.» Il rentra effectivement dans sa chambre, chez Dussaux, se fit servir à souper, se déshabilla, et eut à peine la tête sur l’oreiller, qu’il s’endormit d’un profond sommeil.

XVII

Le lendemain à onze heures du matin, Wronsky se rendit à la gare de Saint-Pétersbourg pour y chercher sa mère, qui devait arriver, et la première personne qu’il rencontra sur le grand escalier fut Oblonsky, venu au-devant de sa sœur.


«Bonjour, comte! lui cria Oblonsky; qui viens-tu chercher?


– Ma mère, – répondit Wronsky avec le sourire habituel à tous ceux qui rencontraient Oblonsky; et, lui ayant serré la main, il monta l’escalier à son côté. – Elle doit arriver aujourd’hui de Pétersbourg.


– Moi qui t’ai attendu jusqu’à deux heures du matin! Où donc as-tu été en quittant les Cherbatzky?


– Je suis rentré chez moi, répondit Wronsky; à dire vrai, je n’avais envie d’aller nulle part, tant la soirée d’hier chez les Cherbatzky m’avait paru agréable.


– «Je reconnais à la marque qu’ils portent les chevaux ombrageux, et à leurs yeux, les jeunes gens amoureux,» se mit à réciter Stépane Arcadiévitch, du même ton qu’à Levine la veille.


Wronsky sourit et ne se défendit pas, mais il changea aussitôt de conversation.


«Et à la rencontre de qui viens-tu? demanda-t-il.


– Moi? à la rencontre d’une jolie femme.


– Vraiment?


– Honni soit qui mal y pense: cette jolie femme est ma sœur Anna.


– Ah! madame Karénine? dit Wronsky.


– Tu la connais certainement.


– Il me semble que oui. Au reste, peut-être me trompé-je, – répondit Wronsky d’un air distrait. Ce nom de Karénine évoquait en lui le souvenir d’une personne ennuyeuse et affectée.


– Mais tu connais au moins mon célèbre beau-frère, Alexis Alexandrovitch? Il est connu du monde entier.


– C’est-à-dire que je le connais de réputation et de vue. Je sais qu’il est plein de sagesse et de science; mais, tu sais, ce n’est pas mon genre, «not in my line,» dit Wronsky.


– Oui, c’est un homme remarquable, un peu conservateur, mais un fameux homme, répliqua Stépane Arcadiévitch, un fameux homme!


– Eh bien, tant mieux pour lui, dit en souriant Wronsky. Ah! te voilà, s’écria-t-il en apercevant à la porte d’entrée un vieux domestique de sa mère: entre par ici.»


Wronsky, outre le plaisir commun à tous ceux qui voyaient Stépane Arcadiévitch, en éprouvait un tout particulier depuis quelque temps à se trouver avec lui. C’était en quelque sorte se rapprocher de Kitty. Il le prit donc par le bras, et lui dit gaiement:


«Donnons-nous décidément un souper à la diva, dimanche?


– Certainement. Je fais une souscription. Dis donc, as-tu fait hier soir la connaissance de mon ami Levine?


– Sans doute, mais il est parti bien vite.


– C’est un brave garçon, continua Oblonsky, n’est-ce pas?


– Je ne sais pourquoi, dit Wronsky, tous les Moscovites, excepté naturellement ceux à qui je parle, ajouta-t-il en plaisantant, ont quelque chose de tranchant; ils sont tous sur leurs ergots, se fâchent, et veulent toujours vous faire la leçon.


– C’est assez vrai, répondit en riant Stépane Arcadiévitch.


– Le train arrive-t-il? demanda Wronsky en s’adressant à un employé.


– Il a quitté la dernière station,» répondit celui-ci.


Le mouvement croissant dans la gare, les allées et venues des artelchiks, l’apparition des gendarmes et des employés supérieurs, l’arrivée des personnes venues au-devant des voyageurs, tout indiquait l’approche du train. Le temps était froid, et à travers le brouillard on apercevait des ouvriers, couverts de leurs vêtements d’hiver, passant silencieusement entre les rails enchevêtrés de la voie. Le sifflet d’approche se faisait déjà entendre, un corps monstrueux semblait avancer lourdement.


«Non, continua Stépane Arcadiévitch qui avait envie de raconter à Wronsky les intentions de Levine sur Kitty, non, tu es injuste pour mon ami: c’est un homme très nerveux, qui peut quelquefois être désagréable, mais en revanche il peut être charmant; il avait hier des raisons particulières de nature à le rendre très heureux ou très malheureux,» ajouta-t-il avec un sourire significatif, oubliant absolument la sympathie qu’il avait éprouvée la veille pour son ami, à cause de celle que lui inspirait Wronsky pour le moment.


Celui-ci s’arrêta, et demanda sans détour:


«Veux-tu dire qu’il a demandé ta belle-sœur en mariage?


– Peut-être bien, répondit Stépane Arcadiévitch: cela m’a fait cet effet hier au soir, et s’il est parti de bonne heure et de mauvaise humeur, c’est qu’il aura fait la démarche. Il est amoureux depuis si longtemps qu’il me fait peine!


– Ah vraiment! Je crois d’ailleurs qu’elle peut prétendre à un meilleur parti, dit Wronsky en se redressant et se remettant à marcher. Au reste, je ne le connais pas; mais ce doit être effectivement une situation pénible! c’est pourquoi tant d’hommes préfèrent s’en tenir aux Clara…; du moins avec ces dames, si l’on échoue, ce n’est que la bourse qu’on accuse. Mais voilà le train.»


En effet le train approchait. Le quai d’arrivée parut s’ébranler, et la locomotive, chassant devant elle la vapeur alourdie par le froid, devint visible. Lentement et en mesure, on voyait la bielle de la grande roue centrale se plier et se déplier; le mécanicien, tout emmitouflé et couvert de givre, salua la gare; derrière le tender apparut le wagon des bagages qui ébranla le quai plus fortement encore; un chien dans sa cage gémissait lamentablement; enfin ce fut le tour des wagons de voyageurs, auxquels l’arrêt du train imprima une petite secousse.


Un conducteur à la tournure dégagée et ayant des prétentions à l’élégance sauta lestement du wagon en donnant son coup de sifflet, et à sa suite descendirent les voyageurs les plus impatients: un officier de la garde, à la tenue martiale, un petit marchand affairé et souriant, un sac en bandoulière, et un paysan, sa besace jetée par-dessus l’épaule.


Wronsky, debout près d’Oblonsky, considérait ce spectacle, oubliant complètement sa mère. Ce qu’il venait d’apprendre au sujet de Kitty lui causait de l’émotion et de la joie; il se redressait involontairement; ses yeux brillaient, il éprouvait le sentiment d’une victoire.


Le conducteur s’approcha de lui:


«La comtesse Wronsky est dans cette voiture,» dit-il.


Ces mots le réveillèrent et l’obligèrent à penser à sa mère et à leur prochaine entrevue. Sans qu’il voulût jamais en convenir avec lui-même, il n’avait pas grand respect pour sa mère, et ne l’aimait pas; mais son éducation et l’usage du monde dans lequel il vivait ne lui permettaient pas d’admettre qu’il pût y avoir dans ses relations avec elle le moindre manque d’égards. Moins il éprouvait pour elle d’attachement et de considération, plus il exagérait les formes extérieures.

XVIII

Wronsky suivit le conducteur; en entrant dans le wagon, il s’arrêta pour laisser passer une dame qui sortait, et, avec le tact d’un homme du monde, il la classa d’un coup d’œil parmi les femmes de la meilleure société. Après un mot d’excuse, il allait continuer sa route, mais involontairement il se retourna pour la regarder encore, non à cause de sa beauté, de sa grâce ou de son élégance, mais parce que l’expression de son aimable visage lui avait paru douce et caressante.


Elle tourna la tête au moment où il la regardait. Ses yeux gris, que des cils épais faisaient paraître foncés, lui jetèrent un regard amical et bienveillant, comme si elle le reconnaissait, puis aussitôt elle sembla chercher quelqu’un dans la foule. Quelque rapide que fût ce regard, il suffit à Wronsky pour remarquer dans cette physionomie une vivacité contenue, qui perçait dans le demi-sourire de deux lèvres fraîches, et dans l’expression animée de ses yeux. Il y avait dans toute cette personne comme un trop-plein de jeunesse et de gaieté qu’elle aurait voulu dissimuler; mais, sans qu’elle en eût conscience, l’éclair voilé de ses yeux paraissait dans son sourire.


Wronsky entra dans le wagon. Sa mère, une vieille femme coiffée de petites boucles, les yeux noirs clignotants, l’accueillit avec un léger sourire de ses lèvres minces; elle se leva du siège où elle était assise, remit à sa femme de chambre le sac qu’elle tenait, et, tendant à son fils sa petite main sèche qu’il baisa, elle l’embrassa au front.


«Tu as reçu ma dépêche? tu vas bien, Dieu merci?


– Avez-vous fait bon voyage? dit le fils en s’asseyant auprès d’elle, tout en prêtant l’oreille à une voix de femme qui parlait près de la porte; il savait que c’était celle de la dame qu’il avait rencontrée.


– Je ne partage cependant pas votre opinion, disait la voix.


– C’est un point de vue pétersbourgeois, madame.


– Pas du tout, c’est simplement un point de vue féminin, répondit-elle.


– Eh bien, permettez-moi de baiser votre main.


– Au revoir, Ivan Pétrovitch; voyez donc où est mon frère et envoyez-le-moi, dit la dame, et elle rentra dans le wagon.


– Avez-vous trouvé votre frère?» lui demanda Mme Wronsky.


Wronsky reconnut alors Mme Karénine.


«Votre frère est ici, dit-il en se levant. Veuillez m’excuser, madame, de ne pas vous avoir reconnue; au reste, j’ai si rarement eu l’honneur de vous rencontrer que vous ne vous souvenez certainement pas de moi.


– Mais si, répondit-elle, je vous aurais toujours reconnu, car madame votre mère et moi n’avons guère parlé que de vous, il me semble, pendant tout le voyage. – Et la gaieté qu’elle avait cherché à contenir éclaira son visage d’un sourire. – Mais mon frère ne vient pas?


– Appelle-le donc, Alexis,» dit la vieille comtesse.


Wronsky sortit du wagon et cria:


«Oblonsky, par ici!»


Madame Karénine, en apercevant son frère, n’attendit pas qu’il vînt jusqu’à elle; quittant aussitôt le wagon, elle marcha rapidement au-devant de lui, le rejoignit, et, d’un geste tout à la fois plein de grâce et d’énergie, lui passa un bras autour du cou, l’attira vers elle et l’embrassa vivement.


Wronsky ne la quittait pas des yeux; il la regardait et souriait sans savoir pourquoi. Enfin il se souvint que sa mère l’attendait et rentra dans le wagon.


«N’est-ce pas qu’elle est charmante, dit la comtesse en parlant de Mme Karénine. Son mari l’a placée auprès de moi, ce dont j’ai été enchantée. Nous avons bavardé tout le temps. Eh bien, et toi? On dit que… vous filez le parfait amour? Tant mieux, mon cher, tant mieux.


– Je ne sais à quoi vous faites allusion, maman, répondit froidement le fils. Sortons-nous?»


À ce moment, Mme Karénine rentra dans le wagon pour prendre congé de la comtesse.


«Eh bien, comtesse, vous avez trouvé votre fils, et moi mon frère, dit-elle gaiement. Et j’avais épuisé toutes mes histoires, je n’aurais plus rien eu à vous raconter.


– Cela ne fait rien, répliqua la comtesse en lui prenant la main; avec vous, j’aurais fait le tour du monde sans m’ennuyer. Vous êtes une de ces aimables femmes avec lesquelles on peut causer ou se taire agréablement. Quant à votre fils, n’y pensez pas, je vous prie; il est impossible de ne jamais se quitter.»


Les yeux de Mme Karénine souriaient tandis qu’elle écoutait immobile.


«Anna Arcadievna a un petit garçon d’environ huit ans, expliqua la comtesse à son fils; elle ne l’a jamais quitté et se tourmente de l’avoir laissé seul.


– Nous avons causé tout le temps de nos fils avec la comtesse. Je parlais du mien, et elle du sien, dit Mme Karénine en s’adressant à Wronsky avec ce sourire caressant qui illuminait son visage.


– Cela a dû vous ennuyer, répondit-il en lui renvoyant aussitôt la balle dans ce petit assaut de coquetterie. Mais elle ne continua pas sur le même ton, et, se tournant vers la vieille comtesse:


– Merci mille fois, la journée d’hier a passé trop rapidement. Au revoir, comtesse.


– Adieu, ma chère, répondit la comtesse. Laissez-moi embrasser votre joli visage et vous dire tout simplement, comme une vieille femme peut le faire, que vous avez fait ma conquête.»


Quelque banale que fût cette phrase, Mme Karénine en parut touchée; elle rougit, s’inclina légèrement et pencha son visage vers la vieille comtesse; puis elle tendit la main à Wronsky avec ce même sourire qui semblait appartenir autant à ses yeux qu’à ses lèvres. Il serra cette petite main, heureux comme d’une chose extraordinaire d’en sentir la pression ferme et énergique.


Mme Karénine sortit d’un pas rapide.


«Charmante, dit encore la comtesse. Le fils était du même avis, et suivit des yeux la jeune femme tant qu’il put apercevoir sa taille élégante; il la vit s’approcher de son frère, le prendre par le bras et lui parler avec animation; il était clair que ce qui l’occupait n’avait aucun rapport avec lui, Wronsky, et il en fut contrarié.


– Eh bien, maman, vous allez tout à fait bien? demanda-t-il à sa mère en se tournant vers elle.


– Très bien, Alexandre a été charmant, Waria a beaucoup embelli: elle a un air intéressant. – Et elle parla de ce qui lui tenait au cœur: du baptême de son petit-fils, but de son voyage à Pétersbourg, et de la bienveillance de l’empereur pour son fils aîné.


– Voilà Laurent, dit Wronsky en apercevant le vieux domestique. Partons, il n’y a plus beaucoup de monde.»


Il offrit le bras à sa mère, tandis que le domestique, la femme de chambre et un porteur se chargeaient des bagages. Comme ils quittaient le wagon, ils virent courir plusieurs hommes, suivis du chef de gare, vers l’arrière du train. Un accident était survenu, tout le monde courait du même côté.


«Qu’y a-t-il? où? il est tombé? écrasé?» disait-on. Stépane Arcadiévitch et sa sœur étaient aussi revenus et, tout émus, se tenaient près du wagon pour éviter la foule.


Les dames rentrèrent dans la voiture, pendant que Wronsky et Stépane Arcadiévitch s’enquéraient de ce qui s’était passé.


Un homme d’équipe ivre, ou la tête trop enveloppée à cause du froid pour entendre le recul du train, avait été écrasé.


Les dames avaient appris le malheur par le domestique avant le retour de Wronsky et d’Oblonsky; ceux-ci avaient vu le cadavre défiguré; Oblonsky était tout bouleversé et prêt à pleurer.


«Quelle chose affreuse! si tu l’avais vu, Anna! quelle horreur!» disait-il.


Wronsky se taisait; son beau visage était sérieux, mais absolument calme.


«Ah! si vous l’aviez vu, comtesse, continuait Stépane Arcadiévitch; et sa femme est là, c’est terrible; elle s’est jetée sur le corps de son mari. On dit qu’il était seul à soutenir une nombreuse famille. Quelle horreur!


– Ne pourrait-on faire quelque chose pour elle?» murmura Mme Karénine.


Wronsky la regarda.


«Je reviens tout de suite, maman,» dit-il en se tournant vers la comtesse.


Et il sortit du wagon.


Quand il revint au bout de quelques minutes, Stépane Arcadiévitch parlait déjà à la comtesse de la nouvelle cantatrice, et celle-ci regardait avec impatience du côté de la porte.


«Partons maintenant,» dit Wronsky.


Ils sortirent tous ensemble. Wronsky marchait devant avec sa mère, et derrière eux venaient Mme Karénine et son frère, ils furent rejoints par le chef de gare qui courait après Wronsky.


«Vous avez remis 200 roubles au sous-chef de gare. Veuillez indiquer, monsieur, l’usage auquel vous destinez cette somme.


– C’est pour la veuve, répondit Wronsky en haussant les épaules; à quoi bon cette question?


– Vous avez donné cela? – cria Oblonsky derrière lui; et, serrant le bras de sa sœur, il ajouta:


– Très bien, très bien! n’est-ce pas que c’est un charmant garçon? Mes hommages, comtesse.»


Et il s’arrêta avec sa sœur pour chercher la femme de chambre de celle-ci.


Quand ils sortirent de la gare, la voiture des Wronsky était déjà partie; on parlait de tous côtés du malheur qui venait d’arriver.


«Quelle mort affreuse! disait un monsieur en passant près d’eux. On dit qu’il est coupé en deux.


– Quelle belle mort, au contraire, fit observer un autre: elle a été instantanée.


– Comment ne prend-on pas plus de précautions,» dit un troisième.


Mme Karénine monta en voiture, et son frère remarqua avec étonnement que ses lèvres tremblaient, et qu’elle retenait avec peine ses larmes.


«Qu’as-tu, Anna? lui demanda-t-il quand ils se furent un peu éloignés.


– C’est un présage funeste, répondit-elle.


– Quelle folie! dit son frère. Tu es ici, c’est l’essentiel. Tu ne saurais croire combien je fonde d’espérances sur ta visite.


– Connais-tu Wronsky depuis longtemps? demanda-t-elle.


– Oui. Tu sais que nous avons l’espoir qu’il épouse Kitty.


– Vraiment? dit Anna doucement. Maintenant parlons de toi, ajouta-t-elle en secouant la tête comme si elle eût voulu repousser une pensée importune et pénible. Parlons de tes affaires. J’ai reçu ta lettre et me voilà.


– Oui, tout mon espoir est en toi, dit Stépane Arcadiévitch.


– Raconte-moi tout, alors.»


Stépane Arcadiévitch commença son récit.


En arrivant à la maison, il fit descendre sa sœur de voiture, et, après lui avoir serré la main en soupirant, il retourna à ses occupations.

XIX

Lorsque Anna entra, Dolly était assise dans son petit salon, occupée à faire lire en français un beau gros garçon à tête blonde, le portrait de son père.


L’enfant lisait, tout en cherchant à arracher de sa veste un bouton qui tenait à peine; sa mère l’avait grondé plusieurs fois, mais la petite main potelée revenait toujours à ce malheureux bouton; il fallut l’arracher tout à fait et le mettre en poche.


«Laisse donc tes mains tranquilles, Grisha,» disait la mère, en reprenant sa couverture au tricot, ouvrage qui durait depuis longtemps, et qu’elle retrouvait toujours dans les moments difficiles; elle travaillait nerveusement, jetant ses mailles et comptant ses points. Quoiqu’elle eût dit la veille à son mari que l’arrivée de sa sœur lui importait peu, elle n’en avait pas moins tout préparé pour la recevoir.


Absorbée, écrasée par son chagrin, Dolly n’oubliait pourtant pas que sa belle-sœur Anna était la femme d’un personnage officiel important, une grande dame de Pétersbourg.


«Au bout du compte, Anna n’est pas coupable, se disait-elle je ne sais rien d’elle qui ne soit en sa faveur, et nos relations ont toujours été bonnes et amicales.» Le souvenir qu’elle avait gardé de l’intérieur des Karénine à Pétersbourg ne lui était cependant pas agréable. Elle avait cru démêler quelque chose de faux dans leur genre de vie.


«Mais pourquoi ne la recevrais-je pas! Pourvu toutefois qu’elle ne se mêle pas de me consoler! pensait Dolly; je les connais, ces résignations et consolations chrétiennes, et je sais ce qu’elles valent.»


Dolly avait passé ces derniers jours seule avec ses enfants; elle ne voulait parler de sa douleur à personne, et ne se sentait cependant pas de force à causer de choses indifférentes. Il faudrait bien maintenant s’ouvrir à Anna, et tantôt elle se réjouissait de pouvoir enfin dire tout ce qu’elle avait sur le cœur, tantôt elle souffrait à la pensée de cette humiliation devant sa sœur, à lui, dont il faudrait subir les raisonnements et les conseils.


Elle s’attendait à chaque minute à voir entrer sa belle-sœur, et suivait de l’œil la pendule; mais, comme il arrive souvent en pareil cas, elle s’absorba, n’entendit pas le coup de sonnette, et lorsque des pas légers et le frôlement d’une robe près de la porte lui firent lever la tête, son visage fatigué exprima l’étonnement et non le plaisir.


«Comment, tu es déjà arrivée? s’écria-t-elle en allant au-devant d’Anna pour l’embrasser.


– Dolly, je suis bien heureuse de te revoir!


– Moi aussi, j’en suis heureuse,» répondit Dolly avec un faible sourire, en cherchant à deviner d’après l’expression du visage d’Anna ce qu’elle pouvait avoir appris, «Elle sait tout,» pensa-t-elle en remarquant la compassion qui se peignait sur ses traits. «Viens que je te conduise à ta chambre, continua-t-elle en cherchant à éloigner le moment d’une explication.


– Est-ce là Grisha? Mon Dieu, qu’il a grandi, dit Anna en embrassant l’enfant sans quitter des yeux Dolly; puis elle ajouta en rougissant: permets-moi de rester ici.»


Elle ôta son châle et, secouant la tête d’un geste gracieux, débarrassa ses cheveux noirs frisés de son chapeau, qui s’y était accroché.


«Que tu es brillante de bonheur et de santé, dit Dolly presque avec envie.


– Moi? oui, répondit Anna. Mon Dieu, Tania, est-ce toi? la contemporaine de mon petit Serge? – dit-elle en se tournant vers la petite fille qui entrait en courant; elle la prit par la main et l’embrassa.


– Quelle charmante enfant? mais montre-les-moi tous.»


Elle se rappelait non seulement le nom et l’âge des enfants, mais leur caractère, leurs petites maladies; Dolly en fut touchée.


«Eh bien, allons les voir, dit-elle; mais Wasia dort, c’est dommage.»


Après avoir vu les enfants, elles revinrent au salon, seules cette fois; le café y était servi. Anna s’assit devant le plateau, puis, l’ayant repoussé, elle dit en se tournant vers sa belle-sœur:


«Dolly, il m’a parlé.»


Dolly la regarda froidement; elle s’attendait à quelque phrase de fausse sympathie, mais Anna ne dit rien de ce genre.


«Dolly, ma chérie, je ne veux pas te parler en sa faveur, ni te consoler: c’est impossible; mais, chère amie, tu me fais peine, peine jusqu’au fond du cœur!»


Des larmes brillaient dans ses yeux; elle se rapprocha de sa belle-sœur et, de sa petite main ferme, s’empara de celle de Dolly, qui, malgré son air froid et sec, ne la repoussa pas.


«Personne, répondit-elle, ne peut me consoler; tout est perdu pour moi.»


En disant ces mots, l’expression de son visage s’adoucit un peu. Anna porta à ses lèvres la main amaigrie qu’elle tenait dans la sienne, et la baisa.


«Mais, Dolly, que faire à cela? dit-elle; comment sortir de cette affreuse position?


– Tout est fini, il ne me reste rien à faire, répondit Dolly, car ce qu’il y a de pis, comprends-le bien, c’est de me sentir liée par les enfants; je ne peux pas le quitter, et vivre avec lui m’est impossible; le voir est une torture.


– Dolly, ma chérie, il m’a parlé; mais je voudrais entendre ce que tu as à dire, toi; raconte-moi tout.»


Dolly la regarda d’un air interrogateur; l’affection et la sympathie la plus sincère se lisaient dans les yeux d’Anna.


«Je veux bien, répondit-elle. Mais je te dirai tout, depuis le commencement. Tu sais comment je me suis mariée? L’éducation de maman ne m’a pas seulement laissée innocente, elle m’a laissée absolument sotte… Je ne savais rien. On dit que les maris racontent leur passé à leurs femmes, mais Stiva… (elle se reprit), Stépane Arcadiévitch, ne m’a jamais rien dit. Tu ne le croiras pas, mais jusqu’ici je me suis imaginée qu’il n’avait jamais connu d’autre femme que moi? J’ai vécu huit ans ainsi! Non seulement je ne le soupçonnais pas d’infidélité, mais je croyais une chose pareille impossible. Et avec des idées semblables, imagine-toi ce que j’ai éprouvé en apprenant tout à coup cette horreur… cette vilenie… Croire à son bonheur sans aucune arrière-pensée et – continua Dolly en cherchant à retenir ses sanglots – recevoir une lettre de lui… une lettre de lui à sa maîtresse, la gouvernante de mes enfants… Non, c’est trop cruel!»


Elle prit son mouchoir et y cacha son visage.


«J’aurais pu encore admettre un moment d’entraînement, continua-t-elle au bout d’un instant, mais cette dissimulation, cette ruse continuelle pour me tromper, et pour qui? C’est affreux! tu ne peux comprendre cela!


– Ah si! je comprends, ma pauvre Dolly, dit Anna en lui serrant la main.


– Et tu t’imagines qu’il se rend compte, lui, de l’horreur de ma position? continua Dolly. Aucunement: il est heureux et content.


– Oh non! interrompit vivement Anna: Il m’a fait peine, il est plein de remords.


– En est-il capable? dit Dolly en scrutant le visage de sa belle-sœur.


– Oui, je le connais: je n’ai pu le regarder sans avoir pitié de lui. Au reste nous le connaissons toutes deux. Il est bon, mais fier, et comment ne serait-il pas humilié? Ce qui me touche en lui (Anna devina ce qui devait toucher Dolly), c’est qu’il souffre à cause des enfants, et qu’il sent qu’il t’a blessée, tuée, toi qu’il aime… oui, oui, qu’il aime plus que tout au monde,» ajouta-t-elle vivement pour empêcher Dolly de l’interrompre. «Non, elle ne me pardonnera jamais,» répète-t-il constamment.


Dolly écoutait attentivement sa belle-sœur sans la regarder.


«Je comprends qu’il souffre: le coupable doit plus souffrir que l’innocent, s’il sent qu’il est la cause de tout le mal, dit-elle; mais comment puis-je pardonner? comment puis-je être sa femme après elle? Vivre avec lui dorénavant sera d’autant plus un tourment que j’aime toujours mon amour d’autrefois…»


Les sanglots lui coupèrent la parole, mais, comme un fait exprès, sitôt qu’elle se calmait un peu, le sujet qui la blessait le plus vivement lui revenait aussitôt à la pensée.


«Elle est jeune, elle est jolie, continua-t-elle. Par qui ma beauté et ma jeunesse ont-elles été prises? Par lui, par ses enfants! J’ai fait mon temps, tout ce que j’avais de bien a été sacrifié à son service: maintenant une créature plus fraîche et plus jeune lui est naturellement plus agréable. Ils ont certainement parlé de moi ensemble; pis que cela, ils m’ont passée sous silence, conçois-tu?» Et son regard s’enflammait de jalousie.


«Que viendra-t-il me dire après cela? pourrai-je d’ailleurs le croire! Jamais. Non, tout est fini pour moi, tout ce qui constituait la récompense de mes peines, de mes souffrances… Le croirais-tu? tout à l’heure je faisais travailler Grisha? Jadis c’était une joie pour moi: maintenant c’est un tourment. Pourquoi me donner ce souci? pourquoi ai-je des enfants? Ce qu’il y a d’affreux, vois-tu, c’est que mon âme tout entière est bouleversée; à la place de mon amour, de ma tendresse, il n’y a que de la haine, oui, de la haine. Je pourrais le tuer et…


– Chère Dolly, je conçois tout cela, mais ne te torture pas ainsi; tu es trop agitée, trop froissée pour voir les choses sous leur vrai jour.»


Dolly se calma, et pendant quelques minutes toutes deux gardèrent le silence.


«Que faire? Anna, penses-y et aide-moi. J’ai tout examiné et je ne trouve rien.»


Anna non plus ne trouvait rien, mais son cœur répondait à chaque parole, à chaque regard douloureux de sa belle-sœur.


«Voici ce que je pense, dit-elle enfin; comme sœur je connais son caractère et cette faculté de tout oublier (elle fit le geste de se toucher le front), faculté propice à l’entraînement, mais aussi au repentir. Actuellement il ne croit pas, il ne comprend pas qu’il ait pu faire ce qu’il a fait.


– Non, il l’a compris et le comprend encore, interrompit Dolly. D’ailleurs tu m’oublies, moi: le mal en est-il plus léger pour moi?


– Attends. Quand il m’a parlé, je t’avoue n’avoir pas mesuré toute l’étendue de votre malheur; je n’y voyais qu’une chose: la désunion de votre famille; il m’a fait peine. Après avoir causé avec toi, je vois, comme femme, autre chose encore: je vois ta souffrance et ne puis te dire combien je te plains! Mais, Dolly, ma chérie, tout en comprenant ton malheur, il est un côté de la question que j’ignore: je ne sais pas jusqu’à quel point tu l’aimes encore. Toi seule, tu peux savoir si tu l’aimes assez pour pardonner. Si tu le peux, pardonne.


– Non, – commença Dolly, mais Anna l’interrompit en lui baisant la main.


– Je connais le monde plus que toi, dit-elle; je sais la façon d’être des hommes comme Stiva. Tu prétends qu’ils ont parlé de toi ensemble? N’en crois rien. Ces hommes peuvent commettre des infidélités, mais leur femme et leur foyer domestique n’en restent pas moins un sanctuaire pour eux. Ils établissent entre ces femmes, qu’au fond ils méprisent, et leur famille une ligne de démarcation qui n’est jamais franchie. Je ne conçois pas bien comment cela peut-être, mais cela est.


– Mais songe donc qu’il l’embrassait.


– Écoute, Dolly, ma chérie. J’ai vu Stiva quand il était amoureux de toi; je me souviens du temps où il venait pleurer près de moi en me parlant de toi; je sais à quelle hauteur poétique il te plaçait, et je sais que plus il a vécu avec toi, plus tu as grandi dans son admiration. C’était devenu pour nous un sujet de plaisanterie que son habitude de dire à tout propos: «Dolly est une femme étonnante.» Tu as toujours été et resteras toujours un culte pour lui: ceci n’a pas été un entraînement de son cœur.


– Mais si cet entraînement recommençait?


– C’est impossible.


– Aurais-tu pardonné, toi?


– Je n’en sais rien, je ne puis dire… Oui, je le puis, reprit Anna après avoir pesé cette situation intérieurement, je le puis certainement. Je ne serais plus la même, mais je pardonnerais, et de telle sorte que le passé fût effacé.


– Cela va sans dire, interrompit vivement Dolly, répondant à une pensée qui l’avait plus d’une fois occupée: sinon ce ne serait plus le pardon. – Viens maintenant, que je te conduise à ta chambre,» dit-elle en se levant. Chemin faisant, elle entoura de ses bras sa belle-sœur.


«Chère Anna, combien je suis heureuse que tu sois venue. Je souffre moins, beaucoup moins.»

XX

Anna passa toute la journée à la maison, c’est-à-dire chez les Oblonsky, et ne reçut aucune des personnes qui, informées de son arrivée, vinrent lui rendre visite. Toute sa matinée se passa entre Dolly et ses enfants; elle envoya un mot à son frère pour lui dire de venir dîner à la maison. «Viens, Dieu est miséricordieux,» écrivit-elle.


Oblonsky dîna donc chez lui; la conversation fut générale, et sa femme le tutoya, ce qu’elle n’avait pas encore fait; leurs rapports restaient froids, mais il n’était plus question de séparation, et Stépane Arcadiévitch entrevoyait la possibilité d’un raccommodement.


Kitty vint après le dîner; elle connaissait à peine Anna et n’était pas sans inquiétude sur la réception que lui ferait cette grande dame de Pétersbourg dont chacun chantait les louanges; elle sentit bien vite qu’elle plaisait; Anna fut touchée de la jeunesse et de la beauté de Kitty; de son côté, Kitty fut aussitôt sous le charme et s’éprit d’Anna comme les jeunes filles savent s’éprendre de femmes plus âgées qu’elles. Rien d’ailleurs dans Anna ne faisait penser à la femme du monde ou à la mère de famille; on eût dit une jeune fille de vingt ans, à voir sa taille souple, la fraîcheur et l’animation de son visage, si une expression sérieuse et presque triste, dont Kitty fut frappée et charmée, n’eût parfois assombri son regard. Anna, quoique parfaitement simple et sincère, semblait porter en elle un monde supérieur dont l’élévation était inaccessible à une enfant.


Après le dîner, Anna s’était vivement approchée de son frère qui fumait un cigare pendant que Dolly rentrait dans sa chambre.


«Stiva, dit-elle en indiquant la porte de cette chambre d’un signe de tête, va, et que Dieu te vienne en aide!»


Il comprit et, jetant son cigare, disparut derrière la porte.


Anna s’assit sur un canapé, entourée des enfants. Les deux aînés et par imitation le cadet s’étaient accrochés à leur nouvelle tante avant même de se mettre à table; ils jouaient à qui se rapprocherait le plus d’elle, à qui tiendrait sa main, l’embrasserait, jouerait avec ses bagues ou se suspendrait aux plis de sa robe.


«Voyons, reprenons nos places,» dit Anna.


Et Grisha, d’un air fier et heureux, plaça sa tête blonde sous la main de sa tante et l’appuya sur ses genoux.


«Et à quand le bal maintenant? dit-elle en s’adressant à Kitty.


– À la semaine prochaine; ce sera un bal superbe, un de ces bals auxquels on s’amuse toujours.


– Il y en a donc où l’on s’amuse toujours? dit Anna d’un ton de douce ironie.


– C’est bizarre, mais c’est ainsi. Chez les Bobristhchiff on s’amuse toujours; chez les Nikitine aussi; mais chez les Wéjekof on s’ennuie invariablement. N’avez-vous donc jamais remarqué cela?


– Non, chère enfant; il n’y a plus pour moi de bal amusant, – et Kitty entrevit dans les yeux d’Anna ce monde inconnu qui lui était fermé, – il n’y en a que de plus ou moins ennuyeux.


– Comment pouvez-vous vous ennuyer au bal?


– Pourquoi donc ne puis-je m’y ennuyer, moi


Kitty pensait bien qu’Anna devinait sa réponse.


«Parce que vous y êtes toujours la plus belle.»


Anna rougissait facilement, et cette réponse la fit rougir.


«D’abord, reprit-elle, cela n’est pas, et d’ailleurs, si cela était, peu m’importerait!


– Irez-vous à ce bal? demanda Kitty.


– Je ne pourrai m’en dispenser, je crois. Prends celle-ci, dit-elle à Tania qui s’amusait à retirer les bagues de ses doigts blancs et effilés.


– Je voudrais tant vous voir au bal.


– Eh bien, si je dois y aller, je me consolerai par la pensée de vous faire plaisir. Grisha, ne me décoiffe pas davantage, dit-elle en rajustant une natte avec laquelle l’enfant jouait.


– Je vous vois au bal en toilette mauve.


– Pourquoi en mauve précisément? demanda Anna en souriant. Allez, mes enfants, vous entendez que miss Hull vous appelle pour le thé, dit-elle en envoyant les enfants dans la salle à manger. Je sais pourquoi vous voulez de moi à cette soirée; vous en attendez un grand résultat.


– Comment le savez-vous? C’est vrai.


– Oh! le bel âge que le vôtre! continua Anna. Je me souviens de ce nuage bleu qui ressemble à ceux que l’on voit en Suisse sur les montagnes. On aperçoit tout au travers de ce nuage, à cet âge heureux où finit l’enfance, et tout ce qu’il recouvre est beau, est charmant! Puis apparaît peu à peu un sentier qui se resserre et dans lequel on entre avec émotion, quelque lumineux qu’il semble… Qui n’a pas passé par là!


Kitty écoutait en souriant. «Comment a-t-elle passé par là? pensait-elle; que je voudrais connaître son roman!» Et elle se rappela l’extérieur peu poétique du mari d’Anna.


«Je suis au courant, continua celle-ci; Stiva m’a parlé; j’ai rencontré Wronsky ce matin à la gare, il me plaît beaucoup.


– Ah! il était là? demanda Kitty en rougissant. Qu’est-ce que Stiva vous a raconté?


– Il a bavardé. Je serais enchantée si cela se faisait, j’ai voyagé hier avec la mère de Wronsky et elle n’a cessé de me parler de ce fils bien-aimé; je sais que les mères ne sont pas impartiales, mais…


– Que vous a dit sa mère?


– Bien des choses, c’est son favori; néanmoins on sent que ce doit être une nature chevaleresque; elle m’a raconté, par exemple, qu’il avait voulu abandonner toute sa fortune à son frère; que dans son enfance il avait sauvé une femme qui se noyait; en un mot, c’est un héros,» ajouta Anna en souriant et en se souvenant des deux cents roubles donnés à la gare.


Elle ne rapporta pas ce dernier trait, qu’elle se rappelait avec un certain malaise; elle y sentait une intention qui la touchait de trop près.


«La comtesse m’a beaucoup priée d’aller chez elle, continua Anna, et je serais contente de la revoir; j’irai demain… Stiva reste, Dieu merci, longtemps avec Dolly, ajouta-t-elle en se levant d’un air un peu contrarié, à ce que crut remarquer Kitty.


– C’est moi qui serai le premier! non, c’est moi, criaient les enfants qui venaient de finir leur thé, et qui rentraient dans le salon en courant vers leur tante Anna.


– Tous ensemble!» dit-elle en allant au-devant d’eux. Elle les prit dans ses bras et les jeta tous sur un divan, en riant de leurs cris de joie.

XXI

Dolly sortit de sa chambre à l’heure du thé; Stépane Arcadiévitch était sorti par une autre porte.


«Je crains que tu n’aies froid en haut, dit Dolly en s’adressant à Anna; je voudrais te faire descendre, nous serions plus près l’une de l’autre.


– Ne t’inquiète pas de moi, je t’en prie, répondit Anna en cherchant à deviner sur le visage de Dolly si la réconciliation avait eu lieu.


– Il fera peut-être trop clair ici, dit sa belle-sœur.


– Je t’assure que je dors partout, et toujours profondément.


– De quoi est-il question?» dit Stépane Arcadiévitch en rentrant dans le salon et en s’adressant à sa femme.


Rien qu’au son de sa voix, Kitty et Anna comprirent qu’on s’était réconcilié.


«Je voudrais installer Anna ici, mais il faudrait descendre des rideaux. Personne ne saura le faire, il faut que ce soit moi, répondit Dolly à son mari.


– Dieu sait si la réconciliation est bien complète! pensa Anna en remarquant le ton froid de Dolly.


– Ne complique donc pas les choses, Dolly, dit le mari; si tu veux, j’arrangerai cela.


– Oui, elle est faite, pensa Anna.


– Je sais comment tu t’y prendras, répondit Dolly avec un sourire moqueur; tu donneras à Matvei un ordre auquel il n’entend rien, puis tu sortiras, et il embrouillera tout.


– Dieu merci, pensa Anna, ils sont tout à fait remis; – et, heureuse d’avoir atteint son but, elle s’approcha de Dolly et l’embrassa.


– Je ne sais pas pourquoi tu nous méprises tant, Matvei et moi?» dit Stépane Arcadiévitch à sa femme en souriant imperceptiblement.


Pendant toute cette soirée, Dolly fut légèrement ironique envers son mari, et celui-ci heureux et gai, mais dans une juste mesure, et comme s’il eût voulu montrer que le pardon ne lui faisait pas oublier ses torts.


Vers neuf heures et demie, une conversation vive et animée régnait autour de la table à thé, lorsque survint un incident, en apparence fort ordinaire, qui parut étrange à chacun.


On causait d’un de leurs amis communs de Pétersbourg, et Anna s’était vivement levée.


«J’ai son portrait dans mon album, je vais le chercher, et vous montrerai par la même occasion mon petit Serge,» ajouta-t-elle avec un sourire de fierté maternelle.


C’était ordinairement vers dix heures qu’elle disait bonsoir à son fils; bien souvent elle le couchait elle-même avant d’aller au bal; elle se sentit tout à coup très triste d’être si loin de lui. Elle avait beau parler d’autre chose, sa pensée revenait toujours à son petit Serge aux cheveux frisés, et le désir la prit d’aller regarder son portrait et de lui dire un mot de loin.


Elle sortit aussitôt, avec la démarche légère et décidée qui lui était particulière. L’escalier par où l’on montait chez elle donnait dans le grand vestibule chauffé qui servait d’entrée.


Comme elle quittait le salon, un coup de sonnette retentit dans l’antichambre.


«Qui cela peut-il être? dit Dolly.


– C’est trop tôt pour venir me chercher, fit remarquer Kitty, et bien tard pour une visite.


– On apporte sans doute des papiers pour moi,» dit Stépane Arcadiévitch.


Anna, se dirigeant vers l’escalier, vit le domestique accourir pour annoncer un visiteur, tandis que celui-ci attendait, éclairé par la lampe du vestibule.


Elle se pencha sur la rampe pour regarder et reconnut aussitôt Wronsky. Une étrange sensation de joie et de frayeur lui remua le cœur. Il se tenait debout, sans ôter son paletot, et cherchait quelque chose dans sa poche. Comme elle atteignait la moitié du petit escalier, il leva les yeux, l’aperçut, et son visage prit une expression humble et confuse.


Elle le salua d’un léger signe de tête, et entendit Stépane Arcadiévitch appeler Wronsky bruyamment, tandis qu’il se défendait d’entrer.


Quand Anna descendit avec son album, Wronsky était parti, et Stépane Arcadiévitch racontait qu’il n’était venu que pour s’informer de l’heure d’un dîner qui se donnait le lendemain en l’honneur d’une célébrité de passage.


«Jamais il n’a voulu entrer. Quel original!»


Kitty rougit. Elle croyait être seule à comprendre pourquoi il était venu sans vouloir paraître au salon.


«Il aura été chez nous, pensa-t-elle, n’aura trouvé personne, et aura supposé que j’étais ici, mais il ne sera pas resté à cause d’Anna, et parce qu’il est tard.»


On se regarda sans parler, et l’on examina l’album d’Anna.


Il n’y avait rien d’extraordinaire à venir vers neuf heures et demi du soir pour demander un renseignement à un ami, sans entrer au salon; cependant chacun fut surpris, et Anna plus que personne: il lui sembla même que ce n’était pas bien.

XXII

Le bal ne faisait que commencer lorsque Kitty et sa mère montèrent le grand escalier brillamment éclairé et orné de fleurs, sur lequel se tenaient des laquais poudrés, en livrées rouges. Du vestibule où, devant un miroir, elles arrangeaient leurs robes et leurs coiffures avant d’entrer, on entendait un bruissement semblable à celui d’une ruche, et le son des violons de l’orchestre se mettant d’accord pour la première valse.


Un petit vieillard, qui rajustait ses rares cheveux blancs devant un autre miroir, et répandait autour de lui les parfums les plus pénétrants, regarda Kitty avec admiration; il l’avait rencontrée sur l’escalier et se rangea pour lui faire place. Un jeune homme imberbe, de ceux que le vieux prince Cherbatzky appelait des blancs-becs, avec un gilet ouvert en cœur et une cravate blanche qu’il rectifiait tout en marchant, les salua, puis vint prier Kitty de lui accorder une contredanse. La première était promise à Wronsky, il fallut promettre la seconde au petit jeune homme. Un militaire, boutonnant ses gants, se tenait à la porte du salon; il jeta un regard admiratif sur Kitty et se caressa la moustache.


La robe, la coiffure, tous les préparatifs nécessaires à ce bal, avaient certes causé bien des préoccupations à Kitty, mais qui s’en serait douté en la voyant entrer maintenant dans sa toilette de tulle rose? Elle portait si naturellement ses ruches et ses dentelles, qu’on l’aurait pu croire née en robe de bal avec une rose posée sur le sommet de sa jolie tête.


Kitty était en beauté; elle se sentait à l’aise dans sa robe, ses souliers, et ses gants, mais le détail qu’elle approuvait le plus dans sa toilette, était l’étroit velours noir qui entourait son cou et auquel, devant le miroir de sa chambre, elle avait trouvé du «genre». On pouvait à la rigueur critiquer le reste, mais ce petit velours, jamais. Kitty lui sourit avant d’entrer au bal en passant devant une glace; sur ses épaules et ses bras elle sentait une fraîcheur marmoréenne qui lui plaisait; ses yeux brillaient, ses lèvres roses souriaient involontairement; elle avait le sentiment d’être charmante.


À peine eut-elle paru dans la salle, et se fut-elle approchée du groupe de femmes couvertes de tulle, de fleurs et de rubans qui attendaient les danseurs, que Kitty se vit invitée à valser par le meilleur, le principal cavalier, selon la hiérarchie du bal, le célèbre directeur de cotillons, le beau, l’élégant Georges Korsunsky, un homme marié. Il venait de quitter la comtesse Bonine, avec laquelle il avait ouvert le bal, lorsqu’il aperçut Kitty; aussitôt il se dirigea vers elle, de ce pas dégagé spécial aux directeurs de cotillons, et, sans même lui demander si elle désirait danser, il entoura de son bras la taille souple de la jeune fille; celle-ci se retourna pour chercher quelqu’un à qui confier son éventail, et la maîtresse de la maison le lui prit en souriant.


«Vous avez bien fait de venir de bonne heure, dit Korsunsky, je ne comprends pas le genre de venir tard.»


Kitty posa son bras gauche sur l’épaule de son danseur, et ses petits pieds, chaussés de rose, glissèrent légèrement et en mesure sur le parquet.


«On se repose en dansant avec vous, dit-il en faisant quelques pas moins rapides avant de se lancer dans le tourbillon de la valse. Quelle légèreté, quelle précision, c’est charmant!» C’était ce qu’il disait à presque toutes ses danseuses.


Kitty sourit de l’éloge et continua à examiner la salle par-dessus l’épaule de son cavalier; elle n’en était pas à ses débuts dans le monde, et ne confondait pas tous les assistants dans l’ivresse de ses premières impressions; d’autre part, elle n’était pas blasée, et ne connaissait pas tous ces visages au point d’en être lasse. Elle remarqua donc le groupe qui s’était formé dans l’angle de la salle, à gauche; c’est là que se réunissait l’élite de la société: la belle Lydie, la femme de Korsunsky, outrageusement décolletée, la maîtresse de la maison, le chauve Krivine, qu’on voyait toujours avec la société la plus brillante. Bientôt Kitty aperçut Stiva, puis la taille élégante d’Anna. Lui aussi était là; Kitty ne l’avait pas revu depuis la soirée de la déclaration de Levine. Ses yeux le virent de loin, et elle remarqua même qu’il la regardait.


«Faisons-nous encore un tour? Vous n’êtes pas fatiguée? demanda Korsunsky légèrement essoufflé.


– Non, merci.


– Où voulez-vous que je vous conduise?


– Mme Karénine est là, il me semble: menez-moi de son côté.


– Où vous l’ordonnerez.»


Et Korsunsky, ralentissant le pas, mais valsant toujours, la dirigea vers le groupe de gauche, en disant sur sa route: «Pardon, mesdames; pardon, mesdames.» Et, tournoyant adroitement dans ce flot de dentelles, de tulle et de rubans, il l’assit, après une dernière pirouette, qui rejeta sa robe sur les genoux de Krivine, et le dissimula sous un nuage de tulle, tout en découvrant deux petits souliers roses.


Korsunsky salua, se redressa d’un air dégagé, et offrit le bras à sa danseuse pour la mener auprès d’Anna. Kitty, un peu étourdie, débarrassa Krivine de ses jupes, et se retourna pour chercher Mme Karénine. Celle-ci n’était pas en mauve, comme Kitty l’avait rêvée, mais en noir. Elle portait une robe de velours décolletée, qui découvrait ses épaules sculpturales et ses beaux bras. Sa robe était garnie de guipure de Venise; une guirlande de myosotis était posée sur ses cheveux noirs, et un bouquet pareil attachait un nœud noir à son corsage. Sa coiffure était très simple; elle n’avait de remarquable qu’une quantité de petites boucles qui frisaient naturellement, et s’échappaient de tous côtés, aux tempes et sur la nuque. Autour de son beau cou, ferme comme de l’ivoire, était attachée une rangée de perles fines.


Kitty voyait Anna chaque jour et s’en était éprise; mais elle ne sentit tout son charme et toute sa beauté qu’en l’apercevant maintenant en noir, après se l’être imaginée en mauve; l’impression fut si vive qu’elle crut ne l’avoir encore jamais vue. Elle comprit que son grand charme consistait à effacer complètement sa toilette; sa parure n’existait pas, et n’était que le cadre duquel elle ressortait, simple, naturelle, élégante, et cependant pleine de gaieté et d’animation.


Lorsque Kitty parvint jusqu’au groupe où Anna causait avec le maître de la maison, la tête légèrement tournée vers lui, et se tenant, comme toujours, extrêmement droite, elle disait:


«Non, je ne jetterais pas la pierre, quoique je n’approuve pas.» Et, apercevant Kitty, elle l’accueillit d’un sourire affectueux et protecteur. D’un rapide coup d’œil féminin, elle jugea la toilette de la jeune fille, et fit un petit signe de tête approbateur que celle-ci comprit.


«Vous faites même votre entrée au bal en dansant, lui dit-elle.


– Un bal où se trouve la princesse devient aussitôt animé. Un tour de valse, Anna Arcadievna? ajouta Korsunsky en s’inclinant.


– Ah! vous vous connaissez? demanda le maître de la maison.


– Qui ne connaissons-nous pas, ma femme et moi? répondit Korsunsky: nous sommes comme le loup blanc. Un tour de valse, Anna Arcadievna?


– Je ne danse pas quand je puis m’en dispenser.


– Vous ne le pouvez pas aujourd’hui.»


En ce moment Wronsky s’approcha.


«Eh bien, dans ce cas, dansons, dit-elle en prenant vivement le bras de Korsunsky sans faire attention au salut de Wronsky.


– Pourquoi lui en veut-elle?» pensa Kitty, qui remarqua fort bien que c’était avec intention qu’Anna ne répondait pas à Wronsky.


Celui-ci s’approcha de Kitty, lui rappela la première contredanse, et lui exprima le regret de ne pas l’avoir vue de quelque temps. Kitty regardait Anna danser et l’admirait tout en écoutant Wronsky; elle s’attendait à être invitée par lui à valser, et comme il n’en faisait rien, elle le regarda d’un air étonné.


Il rougit, l’invita avec une certaine hâte; mais à peine avaient-ils fait les premiers pas, que la musique cessa. Kitty regarda son danseur, son visage était si près du sien,… pendant longtemps, – bien des années après, elle ne put se rappeler un regard plein d’amour auquel il ne répondit pas, sans qu’un sentiment de honte lui déchirât le cœur.


– Pardon, pardon! Valse, valse!» cria Korsunsky de l’autre côté de la salle, et, s’emparant de la première danseuse venue, il recommença à danser.

XXIII

Wronsky fit quelques tours de valse avec Kitty, puis celle-ci retourna auprès de sa mère. À peine eut-elle le temps d’échanger quelques mots avec la comtesse Nordstone que Wronsky vint la chercher pour la contredanse. Ils causèrent à bâtons rompus de Korsunsky et de sa femme, que Wronsky dépeignit gaiement comme d’aimables enfants de quarante ans, du théâtre de société qui s’organisait. À un moment donné, cependant, il l’émut vivement en lui demandant si Levine était encore à Moscou, ajoutant qu’il lui plaisait beaucoup. Mais Kitty ne comptait pas sur la contredanse; ce qu’elle attendait avec un violent battement de cœur, c’était le cotillon; c’est alors, lui semblait-il, que tout devait se décider. Quoique Wronsky ne l’eût pas invitée pendant la contredanse, elle était sûre de danser le cotillon avec lui, comme à tous les bals précédents; elle en était si sûre qu’elle avait refusé cinq invitations, se disant engagée.


Tout ce bal, jusqu’au dernier quadrille, fut pour Kitty semblable à un rêve enchanteur, plein de fleurs, de sons joyeux, de mouvement; elle ne cessait de danser que lorsque les forces lui manquaient et qu’elle implorait un moment de répit; mais, en dansant le dernier quadrille avec un des petits jeunes gens ennuyeux, elle se trouva faire vis-à-vis à Wronsky et à Anna. Celle-ci, dont elle ne s’était pas approchée depuis son entrée au bal, lui apparut cette fois encore sous une forme nouvelle et inattendue. Kitty crut remarquer en elle les symptômes d’une surexcitation qu’elle connaissait par expérience, celle du succès. Anna lui en parut grisée. Kitty savait à quoi attribuer ce regard brillant et animé, ce sourire heureux et triomphant, ces lèvres entr’ouvertes, ces mouvements pleins de grâce et d’harmonie.


«Qui en est cause, se demanda-t-elle, tous ou un seul?» Elle laissa son malheureux danseur chercher vainement à renouer le fil d’une conversation interrompue, et, tout en se soumettant de bonne grâce, en apparence, aux ordres bruyants de Korsunsky, décrétant le grand rond, puis la chaîne, elle observait, et son cœur se serrait de plus en plus.


«Non, ce n’est pas l’admiration de la foule qui l’enivre ainsi, c’est l’admiration d’un seul: qui est-il? serait-ce lui


Chaque fois que Wronsky adressait la parole à Anna, les yeux de celle-ci s’illuminaient, et un sourire de bonheur entr’ouvrait ses belles lèvres: elle semblait chercher à dissimuler cette joie, mais le bonheur ne s’en peignait pas moins sur son visage.


«Et lui? pensa Kitty. Elle le regarda et fut épouvantée! le sentiment qui se reflétait comme dans un miroir sur les traits d’Anna était tout aussi visible sur le sien. Où étaient ce sang-froid, ce maintien calme, cette physionomie toujours au repos? Maintenant, en s’adressant à sa danseuse, sa tête s’inclinait comme s’il était prêt à se prosterner, son regard avait une expression tout à la fois humble et passionnée. «Je ne veux pas vous offenser, disait ce regard, mais je voudrais sauver mon cœur et le puis-je?»


Leur conversation ne roulait que sur des banalités, et cependant, à chacune de leurs paroles, il semblait à Kitty que son sort se décidait. Pour eux aussi, chose étrange, tout en parlant du drôle de français d’Ivan Ivanitch et du sot mariage de Mlle Elitzki, chaque mot prenait une valeur particulière dont ils sentaient la portée autant que Kitty.


Dans l’âme de la pauvre enfant, le bal, l’assistance, tout se confondit comme dans un brouillard. Seule la force de l’éducation la soutint et l’aida à faire son devoir, c’est-à-dire à danser, à répondre aux questions qui lui étaient adressées, même à sourire. Mais, au moment où le cotillon s’organisa, où l’on commença à placer les chaises et à quitter les petits salons pour se réunir dans le grand, il lui prit un accès de désespoir et de terreur. Elle avait refusé cinq danseurs, n’était pas invitée, et n’avait plus aucune chance de l’être, parce que ses succès dans le monde rendaient invraisemblable qu’elle n’eût pas de cavalier. Il lui aurait fallu dire à sa mère qu’elle était souffrante et quitter le bal, mais elle n’en eut pas la force. Elle se sentait anéantie!


Elle s’enfuit dans un boudoir et tomba sur un fauteuil. Les flots vaporeux de sa robe enveloppaient comme d’un nuage sa taille frêle; son bras de jeune fille, maigre et délicat, retombait sans force, et comme noyé dans les plis de sa jupe rose; l’autre bras agitait nerveusement un éventail devant son visage brûlant. Mais, quoiqu’elle eût l’air d’un joli papillon retenu dans les herbes et prêt à déployer ses ailes frémissantes, un affreux désespoir lui brisait le cœur.


«Je me trompe peut-être, tout cela n’existe pas!» Et elle se rappelait ce qu’elle avait vu.


«Kitty, que se passe-t-il?» dit la comtesse Nordstone, qui s’était approchée d’elle sans qu’elle entendit ses pas sur le tapis.


Les lèvres de Kitty tressaillirent, elle se leva vivement.


«Kitty, tu ne danses pas le cotillon?


– Non, non, répondit-elle d’une voix tremblante.


– Il l’a invitée devant moi, dit la Nordstone, sachant bien que Kitty comprenait de qui il s’agissait. Elle lui a répondu: «Vous ne dansez donc pas avec la princesse Cherbatzky?»


– Tout cela m’est égal!» répondit Kitty.


Elle était seule à savoir que, la veille, un homme qu’elle aimait peut-être avait été sacrifié par elle à cet ingrat.


La comtesse alla chercher Korsunsky, avec lequel elle devait danser le cotillon, et l’engagea à inviter Kitty.


Par bonheur pour Kitty, elle ne fut pas obligée de causer, son cavalier, en sa qualité de directeur, passant son temps à courir de l’un à l’autre et à organiser des figures; Wronsky et Anna dansaient presque vis-à-vis d’elle; Kitty les voyait tantôt de loin, tantôt de près, quand leur tour de danser revenait, et plus elle les regardait, plus elle sentait son malheur consommé. Ils étaient seuls, malgré la foule, et sur le visage de Wronsky, d’habitude si impassible, Kitty remarqua cette expression frappante d’humilité et de crainte qui fait penser à un chien intelligent quand il se sent coupable.


Anna souriait, il répondait à son sourire; semblait-elle réfléchir, il devenait sérieux. Une force presque surnaturelle attirait les regards de Kitty sur Anna. Elle était séduisante avec sa robe noire, ses beaux bras couverts de bracelets, son cou élégant entouré de perles, ses cheveux noirs frisés et un peu en désordre. Les mouvements légers et gracieux de ses petits pieds, son beau visage animé, tout en elle était attrayant; mais ce charme avait quelque chose de terrible et de cruel.


Kitty l’admirait plus encore qu’auparavant, tout en sentant croître sa souffrance; elle était écrasée et son visage le disait: Wronsky, en passant près d’elle dans une figure, ne la reconnut pas immédiatement, tant ses traits étaient altérés.


«Quel beau bal! dit-il pour dire quelque chose.


– Oui,» répondit-elle.


Vers le milieu du cotillon, dans une manœuvre récemment inventée par Korsunsky, Anna, sortant du cercle, eut à appeler «deux cavaliers et deux dames»: l’une d’elles fut Kitty, qui s’approcha toute troublée. Anna, fermant à demi les yeux, la regarda et lui serra la main avec un sourire, mais, remarquant aussitôt l’expression de surprise désolée avec laquelle Kitty y répondit, elle se tourna vers l’autre danseuse et lui parla d’un ton animé.


«Oui, il y a en elle une séduction étrange, presque infernale,» pensa Kitty.


Anna ne voulait pas rester au souper, et le maître de la maison insistait.


«Restez donc, Anna Arcadievna, lui dit Korsunsky en lui prenant le bras. Quelle invention que mon cotillon! n’est-ce pas un bijou?»


Et il essaya de l’entraîner, le maître de la maison l’y encourageant d’un sourire.


«Non, je ne puis rester, – répondit Anna en souriant aussi; mais, malgré ce sourire, les deux hommes comprirent au son déterminé de sa voix qu’elle ne resterait pas. – Non, car j’ai plus dansé en une fois, à votre bal de Moscou, que dans tout mon hiver à Pétersbourg; – et elle se tourna vers Wronsky qui se tenait près d’elle. – Il faut se reposer avant le voyage.


– Et vous partez décidément demain? demanda-t-il.


– Oui, je pense,» répondit Anna, comme étonnée de la hardiesse de cette question. Pendant qu’elle lui parlait, l’éclat de son regard et de son sourire brûlait le cœur de Wronsky.


Anna n’assista pas au souper et partit.

XXIV

«Il doit y avoir en moi quelque chose de répulsif, pensait Levine en sortant de chez les Cherbatzky pour rentrer chez son frère. Je ne plais pas aux autres hommes. On dit que c’est de l’orgueil: je n’ai pas d’orgueil. Me serais-je mis dans la situation où je suis, si j’en avais?» Et il se figurait Wronsky heureux, aimable, tranquille, plein d’esprit, ignorant jusqu’à la possibilité de se trouver dans une position semblable à la sienne. «Elle devait le choisir, c’est naturel, et je n’ai à me plaindre de rien ni de personne; il n’y a de coupable que moi; quel droit avais-je de supposer qu’elle consentirait à unir sa vie à la mienne? Qui suis-je? que suis-je? Un homme inutile à lui-même et aux autres.»


Et le souvenir de son frère Nicolas lui revint. «N’a-t-il pas raison de dire, lui, que tout est mauvais et détestable en ce monde? Avons-nous jamais été justes en jugeant Nicolas? Certainement, aux yeux de Prokoff qui l’a rencontré ivre et en pelisse déchirée, c’est un être méprisable; mais mon point de vue est différent. Je connais son cœur et je sais que nous nous ressemblons. Et moi qui, au lieu d’aller le chercher, ai été dîner et suis venu ici!»


Levine s’approcha d’un réverbère pour déchiffrer l’adresse de son frère et appela un isvostchik. Pendant le trajet, qui fut long, Levine se rappela un à un les incidents de la vie de Nicolas. Il se souvint comment à l’Université, et un an après l’avoir quittée, son frère avait vécu comme un moine, sans tenir compte des plaisanteries de ses camarades, accomplissant rigoureusement toutes les prescriptions de la religion, offices, carêmes, fuyant tous les plaisirs et surtout les femmes: comment, plus tard, il s’était laissé entraîner et lié avec des gens de la pire espèce pour mener une vie de débauche. Il se rappela son histoire avec un petit garçon qu’il avait pris à la campagne pour l’élever, et qu’il battit de telle sorte, dans un accès de colère, qu’il faillit être condamné pour sévices et mutilation. Il se souvint de son histoire avec un escroc, auquel il avait donné une lettre de change pour payer une dette de jeu, et qu’il avait ensuite traduit en justice pour l’avoir trompé. C’était précisément la lettre de change que venait de payer Serge Ivanovitch. Il se souvint de la nuit que Nicolas passa au poste pour désordres nocturnes, du procès scandaleux entamé contre son frère Serge, lorsqu’il accusa celui-ci de ne pas vouloir lui payer sa part de la succession de leur mère, et enfin de sa dernière aventure, lorsque, ayant pris un emploi dans les gouvernements de l’ouest, il fut traduit en jugement pour coups portés à un supérieur. Tout cela était odieux, mais pour Levine l’impression était moins mauvaise que pour ceux qui ne connaissaient pas Nicolas, car il s’imaginait connaître le fond de ce cœur et sa véritable histoire.


Levine n’oubliait pas qu’au temps où Nicolas avait cherché dans les pratiques de la dévotion un frein à ses mauvaises passions, personne ne l’avait approuvé ou soutenu; chacun, au contraire, lui le premier, l’avait tourné en ridicule; puis, lorsque était venue la chute, personne ne chercha à le relever: on le fuyait avec horreur et dégoût.


Levine sentait que Nicolas, dans le fond de son âme, ne devait pas se trouver plus coupable que ceux qui le méprisaient. Était-il responsable de sa nature indomptable, de son intelligence bornée? N’avait-il pas cherché à rester dans la bonne voie? «Je lui parlerai à cœur ouvert et l’obligerai à en faire autant, et je lui prouverai que je le comprends parce que je l’aime.»


Il se fit donc conduire à l’hôtel indiqué sur l’adresse, vers onze heures du soir.


«En haut, aux numéros 12 et 13, répondit le suisse de l’hôtel.


– Est-il chez lui?


– Probablement.»


La porte du numéro 12 était entr’ouverte, et il sortait de la chambre une épaisse fumée de tabac de qualité inférieure; Levine entendit le son d’une voix inconnue, puis il reconnut la présence de son frère en l’entendant tousser.


Quand il entra dans une espèce d’antichambre, la voix inconnue disait:


«Tout dépend de la façon raisonnable et rationnelle dont l’affaire sera menée.»


Levine jeta un coup d’œil dans l’entre-bâillement de la porte, et vit que celui qui parlait était un jeune homme, vêtu comme un homme du peuple, un énorme bonnet sur la tête; sur le divan était assise une jeune femme grêlée, en robe de laine, sans col et sans manchettes. Le cœur de Constantin se serra à l’idée du milieu dans lequel vivait son frère! Personne ne l’entendit, et, tout en ôtant ses galoches, il écouta ce que disait l’individu mal vêtu. Il parlait d’une affaire qu’il cherchait à conclure.


«Que le diable les emporte, les classes privilégiées! dit la voix de son frère après avoir toussé. Macha! tâche de nous avoir à souper, et donne-nous du vin s’il en reste; sinon, fais-en chercher.»


La femme se leva, et en sortant aperçut Constantin de l’autre côté de la cloison.


«Quelqu’un vous demande, Nicolas Dmitrievitch, dit-elle.


– Que vous faut-il? cria la voix de Nicolas avec colère.


– C’est moi, répondit Constantin en paraissant à la porte.


– Qui moi?» répéta la voix de Nicolas sur un ton irrité.


Levine l’entendit se lever vivement en s’accrochant à quelque chose, et vit se dresser devant lui la haute taille, maigre et courbée de son frère, dont l’aspect sauvage, hagard et maladif lui fit peur.


Il avait encore maigri depuis la dernière fois que Constantin l’avait vu, trois ans auparavant; il portait une redingote écourtée; sa structure osseuse, ses mains, tout paraissait plus grand. Ses cheveux étaient devenus plus rares, ses moustaches se hérissaient autour de ses lèvres comme autrefois, et il avait le même regard effrayé qui se fixa sur son visiteur avec une sorte de naïveté.


«Ah! Kostia!» s’écria-t-il tout à coup en reconnaissant son frère, et ses yeux brillèrent de joie; puis, se tournant vers le jeune homme, il fit de la tête et du cou un mouvement nerveux, bien connu de Levine, comme si sa cravate l’eût étranglé, et une expression toute différente, sauvage et cruelle, se peignit sur son visage amaigri.


«Je vous ai écrit, à Serge Ivanitch et à vous, mais je ne vous connais pas et ne veux pas vous connaître. Que veux-tu, que voulez-vous de moi?»


Constantin avait oublié ce que cette nature offrait de mauvais, de difficile à supporter, et qui rendait impossible toute relation de famille; il s’était représenté son frère tout autre, en pensant à lui; maintenant, en revoyant ces traits, ces mouvements de tête bizarres, le souvenir lui revint.


«Mais je ne veux rien de toi, répondit-il avec une certaine timidité, je suis tout simplement venu te voir.»


L’air craintif de son frère adoucit Nicolas.


«Ah! c’est ainsi, dit-il avec une grimace; dans ce cas, entre, assieds-toi; veux-tu souper? Macha, apporte trois portions. Non, attends. Sais-tu qui c’est? dit-il à son frère en désignant l’individu mal vêtu. C’est M. Kritzki, mon ami; je l’ai connu à Kiew; c’est un homme très remarquable. La police le persécutait, naturellement parce que ce n’est pas un lâche.»


Et il regarda chacun des assistants, comme il faisait toujours après avoir parlé; puis, s’adressant à la femme qui était sur le point de sortir, il cria:


«Attends, te dis-je!» Il regarda encore chacun et se mit à raconter, avec la difficulté de parole que connaissait trop bien Constantin, toute l’histoire de Kritzki: comment il avait été chassé de l’Université pour avoir voulu fonder une société de secours et des écoles du dimanche; comment il avait ensuite été nommé instituteur primaire pour être aussitôt chassé; comment il avait été mis en jugement on ne sait pourquoi.


«Vous êtes de l’Université de Kiew? demanda Constantin à Kritzki pour rompre un silence gênant.


– Oui, j’en ai été, répondit Kritzki, fronçant le sourcil d’un air mécontent.


– Et cette femme, interrompit Nicolas en la désignant, est Maria-Nicolaevna, la compagne de ma vie. Je l’ai prise dans une maison, mais je l’aime et je l’estime, et tous ceux qui veulent me connaître doivent l’aimer et l’honorer. Je la considère comme ma femme. Ainsi tu sais à qui tu as affaire: et maintenant, si tu crois t’abaisser, libre à toi de sortir.»


Et il jeta un regard interrogateur sur ceux qui l’entouraient.


«Je ne comprends pas en quoi je m’abaisserais.


– Alors, fais-nous monter trois portions, Macha, trois portions, de l’eau-de-vie, du vin. Non, attends; non, c’est inutile, va.»

XXV

«Vois-tu, – continua Nicolas Levine en plissant le front avec effort et s’agitant, car il ne savait ni que dire, ni que faire. – Vois-tu, – et il montra dans un coin de la chambre quelques barres de fer attachées avec des sangles. – Vois-tu cela? C’est le commencement d’une œuvre nouvelle que nous entreprenons; cette œuvre est un artel [4] professionnel.»


Constantin n’écoutait guère; il observait ce visage maladif de phtisique, et sa pitié croissante l’empêchait de prêter grande attention à ce que disait son frère. Il savait bien d’ailleurs que cette œuvre n’était qu’une ancre de salut destinée à empêcher Nicolas de se mépriser complètement. Celui-ci continua:


«Tu sais que le capital écrase l’ouvrier; l’ouvrier, chez nous, c’est le paysan; c’est lui qui porte tout le poids du travail, et, quoi qu’il fasse, il ne peut sortir de son état de bête de somme. Tout le bénéfice, tout ce qui pourrait améliorer le sort des paysans, leur donner quelques loisirs et par conséquent quelque instruction, tout est englouti par le capitaliste. Et la société est ainsi faite, que plus ils travailleront, plus les propriétaires et les marchands s’engraisseront à leurs dépens, tandis qu’eux ils resteront bêtes de somme. C’est là ce qu’il faut changer. – Et il regarda son frère d’un air interrogateur.


– Oui certainement, répondit Constantin en remarquant deux taches rouges se former sur les pommettes des joues de son frère.


– Et nous organisons un artel de serrurerie où tout sera en commun: travail, bénéfices, jusqu’aux instruments de travail eux-mêmes.


– Où sera cet artel? demanda Constantin.


– Dans le village de Vasdrem, dans le gouvernement de Kasan.


– Pourquoi dans un village? Il me semble qu’à la campagne l’ouvrage ne manque pas? Pourquoi y établir un artel de serrurerie?


– Parce que le paysan reste serf tout comme par le passé, et c’est à cause de cela qu’il vous est désagréable, à Serge et à toi, qu’on cherche à les tirer de cet esclavage,» répondit Nicolas contrarié de cette observation.


Pendant qu’il parlait, Constantin avait examiné la chambre triste et sale; il soupira, et ce soupir irrita encore plus Nicolas.


«Je connais vos préjugés aristocratiques, à Serge et à toi; je sais qu’il emploie toutes les forces de son intelligence à défendre les maux qui nous accablent.


– À quel propos parles-tu de Serge? dit Levine en souriant.


– De Serge? voilà pourquoi j’en parle, cria tout à coup Nicolas à ce nom, voilà pourquoi. Mais à quoi bon? Dis-moi seulement pourquoi tu es venu? Tu méprises tout ceci, tant mieux, va-t’en au diable, va-t’en! – Et il se leva de sa chaise en criant: Va-t’en, va-t’en!


– Je ne méprise rien, dit Constantin doucement; je ne discute même pas.»


Maria-Nicolaevna entra en ce moment; Nicolas se tourna vers elle en colère, mais elle s’approcha vivement de lui, et lui dit quelques mots à l’oreille.


«Je suis malade, je deviens irritable, dit Nicolas plus calme et respirant péniblement, et tu viens me parler de Serge et de ses articles! Ce sont de telles insanités, de tels mensonges, de telles erreurs! Comment un homme qui ne sait rien de la justice peut-il en parler? Avez-vous lu son article? dit-il en s’adressant à Kritzki. – Et, s’approchant de la table, il voulut se débarrasser de cigarettes à moitié faites.


– Je ne l’ai pas lu, répondit Kritzki d’un air sombre, ne voulant visiblement prendre aucune part à la conversation.


– Pourquoi? demanda Nicolas avec irritation.


– Parce que je trouve inutile de perdre ainsi mon temps.


– Permettez: comment savez-vous si ce serait du temps perdu? Pour bien des gens, cet article est inabordable parce qu’ils ne peuvent le comprendre; mais pour moi, c’est différent: je lis au travers des pensées, et je sais en quoi il est faible.»


Personne ne répondit. Kritzki se leva lentement et prit son bonnet.


«Vous ne voulez pas souper? Dans ce cas, bonsoir. Revenez demain avec le serrurier.»


À peine Kritzki fut-il sorti que Nicolas cligna de l’œil en souriant.


«Pas fort non plus celui-là, dit-il, je vois bien…»


Kritzki l’appela du seuil de la porte.


«Qu’y a-t-il?» demanda Nicolas, et il alla le rejoindre dans le corridor.


Resté seul avec Maria-Nicolaevna, Levine s’adressa à elle:


«Êtes-vous depuis longtemps avec mon frère? lui demanda-t-il.


– Depuis bientôt deux ans. Sa santé est devenue faible; il boit beaucoup.


– Comment l’entendez-vous?


– Il boit de l’eau-de-vie. Cela lui fait mal.


– Et en boit-il avec excès? demanda Levine à voix basse.


– Oui, répondit-elle en regardant avec crainte du côté de la porte, où se montra Nicolas Levine.


– De quoi parlez-vous? dit-il en les regardant l’un après l’autre, les yeux effarés et en fronçant le sourcil.


– De rien, répondit Constantin confus.


– Vous ne voulez pas répondre: eh bien, ne répondez pas; mais tu n’as que faire de causer avec elle. C’est une fille, et toi un gentilhomme… Je vois bien que tu as tout compris et jugé, et que tu considères mes erreurs avec mépris, dit-il en élevant la voix.


– Nicolas Dmitrievitch, Nicolas Dmitrievitch, murmura Marie Nicolaevna en s’approchant de lui.


– C’est bon, c’est bon!… Eh bien, et ce souper? Ah! le voilà! dit-il en voyant entrer un domestique portant un plateau.


– Par ici, – continua-t-il d’un ton irrité, et aussitôt il se versa un verre d’eau-de-vie qu’il but avidement. – En veux-tu? demanda-t-il déjà rasséréné à son frère.


– Ne parlons plus de Serge Ivanitch. Je suis tout de même content de te revoir. On a beau dire, nous ne sommes pourtant pas des étrangers l’un pour l’autre. Bois donc. Raconte-moi ce que tu fais? continua-t-il en mâchant hâtivement un morceau de pain et en se versant un second verre. Comment vis-tu?


– Mais comme autrefois, seul, à la campagne; je m’occupe d’agriculture, – répondit Constantin en regardant plein de terreur l’avidité avec laquelle son frère mangeait et buvait, et en tâchant de dissimuler ses impressions.


– Pourquoi ne te maries-tu pas?


– Cela ne s’est pas trouvé, répondit Constantin en rougissant.


– Pourquoi cela? Quant à moi, c’est fini. J’ai gâché mon existence. J’ai dit et je dirai toujours que, si on m’avait donné ma part de succession quand j’en avais besoin, ma vie aurait été tout autre.»


Constantin se hâta de changer de conversation.


«Sais-tu que ton Vanioucha est chez moi à Pakrofsky, au comptoir,» dit-il.


Nicolas eut un mouvement de cou nerveux et parut réfléchir.


«Raconte-moi ce qui se passe à Pakrofsky. La maison est-elle la même? et nos bouleaux! et notre chambre d’étude! Se peut-il que Philippe le jardinier vive encore? Comme je me souviens du petit pavillon, du grand divan! Ne change rien à la maison, marie-toi vite et recommence la vie d’autrefois. Je viendrai chez toi alors, si tu as une bonne femme.


– Pourquoi ne pas venir maintenant? Nous nous arrangerions si bien ensemble?


– Je serais venu si je ne craignais de rencontrer Serge Ivanitch.


– Tu ne le rencontreras pas: je suis absolument indépendant de lui.


– Oui, mais, quoi que tu dises, il te faut choisir entre lui et moi,» dit Nicolas en levant avec crainte les yeux sur son frère.


Cette timidité toucha Levine.


«Si tu veux que je te fasse une confession au sujet de votre querelle, je te dirai que je ne prends parti ni pour l’un, ni pour l’autre. Vous avez, selon moi, tort tous les deux; seulement, chez toi le tort est extérieur, tandis qu’il est intérieur chez Serge.


– Ha, ha! tu l’as compris, tu l’as compris! cria Nicolas avec une explosion de joie.


– Et si tu veux aussi le savoir, c’est à ton amitié que je tiens personnellement le plus, parce que…


– Pourquoi? pourquoi?»


Constantin n’osait pas dire que cela tenait à ce que Nicolas était malheureux et avait plus besoin de son affection; mais Nicolas comprit, et se reprit à boire d’un air sombre.


«Assez, Nicolas Dmitrievitch! dit Maria-Nicolaevna en tendant sa grosse main vers le carafon d’eau-de-vie.


– Laisse, ne m’ennuie pas, sinon je te bats!» cria-t-il.


Marie eut un bon sourire soumis qui désarma Nicolas, et elle retira l’eau-de-vie.


«Tu crois qu’elle ne comprend rien, celle-là? dit Nicolas. Elle comprend tout mieux qu’aucun de nous. N’est-ce pas qu’elle a quelque chose de gentil, de bon?


– Vous n’aviez jamais été à Moscou? demanda Constantin pour dire quelque chose.


– Ne lui dis donc pas vous. Elle craint cela. Sauf le juge de paix qui l’a jugée quand elle a voulu sortir de la maison où elle était, personne ne lui a jamais dit vous. Mon Dieu, comme tout manque de bon sens en ce monde! s’écria-t-il tout à coup. Ces nouvelles institutions, ces juges de paix, ces semstvos! quelles monstruosités!»


Et il entreprit de raconter ses aventures avec les nouvelles institutions.


Constantin l’écoutait; ce besoin de négation et de critique, qu’il partageait avec son frère, et qu’il exprimait si souvent, lui devint tout à coup désagréable.


«Nous comprendrons tout cela dans l’autre monde, dit-il en plaisantant.


– Dans l’autre monde! Oh! je ne l’aime pas cet autre monde, je ne l’aime pas! répéta Nicolas en fixant des yeux hagards sur son frère. Il semblerait bon de sortir de ce chaos, de toutes ces vilenies: mais j’ai peur de la mort, j’en ai terriblement peur.»


Il frissonna.


«Mais bois donc quelque chose. Veux-tu du champagne? ou bien veux-tu que nous sortions? Allons voir les Bohémiennes! Sais-tu que je me suis mis à aimer les Bohémiennes et les chansons russes…»


Sa langue s’embrouillait, et il sautait d’un sujet à un autre. Constantin, avec l’aide de Macha, lui persuada de ne pas sortir, et ils le couchèrent complètement ivre.


Macha promit à Levine de lui écrire si c’était nécessaire et de tâcher de décider Nicolas à venir vivre chez lui.

XXVI

Le lendemain matin, Levine quitta Moscou, et vers le soir il fut de retour chez lui. Pendant le voyage il lia conversation en wagon avec ses compagnons de route, causa politique, chemins de fer et, tout comme à Moscou, se sentit sous le poids du chaos de tant d’opinions diverses, mécontent de lui-même et honteux, sans savoir pourquoi. Mais quand il aperçut Ignace, son cocher borgne, le col de son caftan relevé par-dessus les oreilles, son traîneau couvert d’un tapis qu’éclairait la lumière vacillante des lampes de la gare, ses chevaux, la queue bien ficelée, avec leur harnachement de grelots; quand le cocher, tout en l’installant en traîneau, lui raconta les nouvelles de la maison: comment Simon l’entrepreneur était venu, et comment Pava, la plus belle de ses vaches avait vêlé, – il lui sembla sortir peu à peu de ce chaos, et son mécontentement disparut aussi bien que sa honte. La seule vue d’Ignace et des chevaux lui avait été un soulagement, mais, une fois qu’il eut endossé la touloupe [5] qu’on lui avait apportée, et qu’assis bien enveloppé dans son traîneau il se prit à songer aux ordres à donner en rentrant, tout en examinant le cheval de volée, son ancien cheval de selle (une bête rapide quoique forcée), le passé lui apparut sous un tout autre jour. Il cessa de souhaiter être un autre que lui-même, et désira simplement devenir meilleur qu’il n’avait été jusque-là. Et d’abord il n’espérerait plus de bonheurs extraordinaires et se contenterait de la réalité présente; puis il saurait résister aux mauvaises passions, comme celles qui le possédaient le jour où il fit sa demande, et enfin il se promit de ne plus oublier Nicolas, et de chercher à lui venir en aide quand il serait plus mal; hélas! il craignait que ce ne fût bientôt. La conversation sur le communisme, qu’il avait si légèrement traité avec son frère, lui revint en mémoire et le fit réfléchir. Il considérait comme absurde une réforme des conditions économiques, mais n’en était pas moins frappé du contraste injuste de la misère du peuple comparée au superflu dont il jouissait; il se promit de travailler dorénavant plus qu’il ne l’avait fait, et de se permettre moins de luxe que par le passé. Plongé dans ces réflexions, il fit le trajet de la gare chez lui sous l’impression des pensées les plus douces.


Une faible clarté tombait des fenêtres de sa vieille bonne sur le perron couvert de neige. Kousma, le domestique, réveillé en sursaut, se précipita pieds nus et à moitié endormi pour ouvrir la porte; Laska, la chienne de chasse, courut aussi à la rencontre du maître et, renversant presque Kousma sur son passage, accueillit Levine debout sur ses pattes de derrière, avec le désir évident de lui planter celles de devant sur la poitrine.


«Vous êtes revenu bien vite, mon petit père, dit Agathe Mikhaïlovna.


– Je me suis ennuyé à Moscou, Agathe Mikhaïlovna; on est bien chez les autres, mais on est mieux chez soi!» dit-il en passant dans son cabinet.


Le cabinet s’éclaira aussitôt de bougies apportées à la hâte. Les détails familiers lui en apparurent peu à peu: les grandes cornes de cerf, les rayons chargés de livres, le miroir, le poêle avec ses bouches de chaleur qui demandaient depuis longtemps à être réparées, le vieux divan de son père, la grande table; sur celle-ci un livre ouvert, un cendrier cassé, un cahier couvert de son écriture.


En se retrouvant là, il se prit à douter de la possibilité d’un changement d’existence tel qu’il l’avait rêvé chemin faisant. Toutes ces traces de sa vie passée semblaient lui dire: «Non, tu ne nous quitteras pas, tu ne deviendras pas autre, tu resteras ce que tu as toujours été, avec tes doutes, tes perpétuels mécontentements de toi même, tes tentatives stériles d’amélioration, tes rechutes, et ton éternelle attente d’un bonheur qui n’est pas fait pour toi.»


Voilà ce que disaient les objets extérieurs; une voix différente parlait dans son âme, lui murmurait qu’il ne fallait pas être esclave de son passé, qu’on faisait de soi ce qu’on voulait. Obéissant à cette voix, il s’approcha d’un coin de la chambre où se trouvaient deux poids pesant chacun un poud; il les souleva pour faire un peu de gymnastique, et tâcher de se retrouver fort et courageux. Un bruit se fit entendre près de la porte. Il déposa aussitôt ses poids.


C’était l’intendant. Il commença par annoncer que, grâce à Dieu, tout allait bien, puis il avoua que le sarrasin avait brûlé dans le nouveau séchoir. Levine en fut irrité. Ce séchoir, construit, et en partie inventé par lui, n’avait jamais été approuvé par l’intendant, qui annonçait maintenant l’accident avec calme et avec un certain air de triomphe modeste. Levine était persuadé qu’on avait négligé des précautions cent fois recommandées. La mauvaise humeur le prit et il gronda l’intendant. Mais il apprit un événement heureux et important: Pava, la meilleure, la plus belle des vaches, achetée à l’exposition, avait vêlé.


«Kousma, donne ma touloupe; et vous, faites allumer une lanterne. J’irai la voir,» dit-il à l’intendant.


L’étable des vaches de prix se trouvait tout près de la maison; Levine traversa la cour en longeant les tas de neige accumulée sous les buissons de lilas, s’approcha de l’étable, et en ouvrit la porte à moitié gelée sur ses gonds; une chaude odeur de fumier s’en exhalait; les vaches, étonnées de la lumière inattendue des lanternes, se retournèrent sur leurs litières de paille fraîche. La croupe luisante et noire, tachetée de blanc, de la vache hollandaise brilla dans la pénombre; Berkut, le taureau, l’anneau passé dans les lèvres, voulut se lever, puis changea d’idée et se contenta de souffler bruyamment quand on passa près de lui.


La belle Pava, immense comme un hippopotame, était couchée près de son veau, qu’elle flairait, et auquel elle formait un rempart de son corps.


Levine entra dans sa stalle, l’examina et souleva le veau tacheté de blanc et de rouge sur ses longues pattes tremblantes.


Pava beugla d’émotion, mais se rassura quand Levine lui rendit son nouveau-né, qu’elle se mit à lécher, en soupirant lourdement. Le petit animal se blottit sous les flancs de sa mère en remuant la queue.


«Éclaire par ici, Fedor, donne la lanterne, dit Levine en examinant le veau. C’est sa mère! quoiqu’il ait la robe du père; la jolie bête, longue et fine. N’est-ce pas qu’elle est jolie, Wassili Fedorovitch? dit-il en se tournant vers son intendant, oubliant, dans le plaisir que lui causait la nouveau-né, l’ennui du sarrasin brûlé.


– Il a de qui tenir, comment serait-il laid? Simon l’entrepreneur est venu le lendemain de votre départ, Constantin Dmitrievitch, il faudrait s’arranger avec lui. – J’ai déjà eu l’honneur de vous parler de la machine.»


Cette seule phrase fit rentrer Levine dans tous les détails de son exploitation, qui était grande et compliquée, et de l’étable il alla droit au bureau, où il parla à l’entrepreneur et à l’intendant; puis il rentra à la maison et monta au salon.

XXVII

La maison de Levine était grande et ancienne, mais il l’occupait et la chauffait en entier, bien qu’il y habitât seul; c’était absurde, et absolument contraire à ses nouveaux projets, ce qu’il sentait bien; mais cette maison était pour lui tout un monde, un monde où avaient vécu et où étaient morts son père et sa mère; ils y avaient vécu de la vie qui, pour Levine, était l’idéal de la perfection, et qu’il rêvait de recommencer avec une famille à lui.


Levine se souvenait à peine de sa mère; mais ce souvenir était sacré, et sa femme, s’il se mariait, devait, dans son imagination, être semblable à cet idéal charmant et adoré. Pour lui, l’amour ne pouvait exister en dehors du mariage; il allait plus loin: c’est à la famille qu’il pensait d’abord, et ensuite à la femme qui devait la lui donner. Ses idées sur le mariage étaient donc fort différentes de celles que s’en formaient la plupart de ses amis, pour lesquels il représentait uniquement un des nombreux actes de la vie sociale. Levine le considérait comme l’acte principal de l’existence, celui dont tout son bonheur dépendait. Et maintenant il fallait y renoncer!


Quand il entra dans son petit salon, où d’ordinaire il prenait le thé, et qu’il s’assit dans son fauteuil avec un livre, tandis que Agathe Mikhaïlovna lui apportait sa tasse, et se plaçait près de la fenêtre, en disant comme d’habitude: «Permettez-moi de m’asseoir, mon petit père», – il sentit, chose étrange, qu’il n’avait pas renoncé à ses rêveries, et qu’il ne pouvait vivre sans elles. Serait-ce Kitty ou une autre, mais cela serait. Ces images d’une vie de famille future occupaient son imagination, tout en s’arrêtant parfois pour écouter les bavardages d’Agathe Mikhaïlovna. Il sentait que, dans le fond de son âme, quelque chose se modérait, mais aussi se fixait irrévocablement.


Agathe Mikhaïlovna racontait comment Prokhor avait oublié Dieu et, au lieu de s’acheter un cheval avec l’argent donné par Levine, s’était mis à boire sans trêve, et avait battu sa femme presque jusqu’à la mort; et, tout en écoutant, il lisait son livre, et retrouvait le fil des pensées éveillées en lui par cette lecture. C’était un livre de Tyndall sur la chaleur. Il se souvint d’avoir critiqué Tyndall sur la satisfaction avec laquelle il parlait de la réussite de ses expériences, et sur son manque de vues philosophiques. Et tout à coup une idée joyeuse lui traversa l’esprit: «Dans deux ans je pourrai avoir deux hollandaises, et Pava elle-même sera encore là; douze filles de Berkut pourront être mêlées au troupeau! Ce sera superbe!» Et il se reprit à lire: «Eh bien, mettons que l’électricité et la chaleur ne soient qu’une seule et même chose» mais peut-on employer les mêmes unités dans les équations qui servent à résoudre cette question? Non. Eh bien alors? Le lien qui existe entre toutes les forces de la nature se sent de reste, instinctivement… – Et quel beau troupeau, quand la fille de Pava sera devenue une vache rouge et blanche: nous sortirons, ma femme et moi avec quelques visiteurs pour les voir rentrer. Ma femme dira: «Kostia et moi avons élevé cette génisse comme un enfant. – Comment cela peut-il vous intéresser? dira le visiteur. – Ce qui l’intéresse m’intéresse aussi. – Mais qui sera-t-elle?» Et il se rappela ce qui s’était passé à Moscou… «Qu’y faire? Je n’y peux rien. Mais maintenant tout marchera autrement. C’est une sottise que de se laisser dominer par son passé, il faut lutter pour vivre mieux, beaucoup mieux…» Il leva la tête et se perdit dans ses pensées. La vieille Laska, qui n’avait pas encore bien digéré son bonheur d’avoir revu son maître, était allée faire un tour dans la cour en aboyant; elle rentra dans la chambre, agitant sa queue de satisfaction et rapportant l’odeur de l’air frais du dehors, s’approcha de lui, glissa sa tête sous sa main et réclama une caresse en geignant plaintivement.


«Il ne lui manque que la parole, dit la vieille Agathe: ce n’est qu’un chien pourtant: mais il comprend que le maître est de retour et qu’il est triste.


– Pourquoi triste?


– Ne le vois-je donc pas, petit père? Il est temps que je connaisse les maîtres, n’ai-je pas grandi avec eux? Pourvu que la santé soit bonne et la conscience pure, le reste n’est rien.»


Levine la regarda attentivement, s’étonnant de la voir ainsi deviner ses pensées.


«Si je remplissais une seconde tasse?» dit-elle; et elle sortit chercher du thé.


Laska continuait à fourrer sa tête dans la main de son maître: il la caressa, et aussitôt elle se coucha en rond à ses pieds, posant la tête sur une de ses pattes de derrière; et pour mieux prouver que tout allait bien et rentrait dans l’ordre, elle ouvrit légèrement la gueule, glissa la langue entre ses vieilles dents, et, avec un léger claquement de lèvres, s’installa dans un repos plein de béatitude. Levine suivait tous ses mouvements.


«Je ferai de même! pensa-t-il; tout peut encore s’arranger.»

XXVIII

Anna Arcadievna envoya le lendemain du bal une dépêche à son mari pour lui annoncer qu’elle quittait Moscou le jour même.


«Non, il faut, il faut que je parte, – dit-elle à sa belle-sœur pour lui expliquer ses changements de projets, comme si elle se rappelait à temps les nombreuses affaires qui l’attendaient; – il vaut mieux que ce soit aujourd’hui.» Stépane Arcadiévitch dînait en ville, mais il promit de rentrer pour reconduire sa sœur à sept heures. Kitty ne vint pas, et s’excusa par un petit mot, se disant souffrante de la migraine.


Dolly et Anna dînèrent seules avec les enfants et l’Anglaise. Les enfants, soit inconstance, soit instinct, ne jouèrent pas avec leur tante comme à son arrivée; leur tendresse avait disparu, et ils semblèrent se préoccuper fort peu de la voir partir. Anna avait passé la matinée à organiser son départ; elle écrivit quelques billets d’adieu, termina ses comptes et fit ses malles. Il sembla à Dolly qu’elle n’avait pas l’âme tranquille, et que cette agitation, qu’elle connaissait par expérience, avait sa raison d’être dans un certain mécontentement général d’elle-même. Après le dîner, Anna monta s’habiller dans sa chambre, et Dolly la suivit.


«Tu es étrange aujourd’hui, lui dit Dolly.


– Moi! tu trouves? Non, je ne suis pas étrange, je suis mauvaise. Cela m’arrive, j’ai envie de pleurer. C’est très bête, mais cela passera, – dit-elle vivement, en cachant son visage rougissant contre un petit sac où elle mettait sa coiffure de nuit et ses mouchoirs de poche. Ses yeux brillaient de larmes qu’elle contenait avec peine. – J’avais si peu envie de quitter Pétersbourg, et maintenant il me coûte de m’en aller d’ici.


– Tu es venue faire une bonne action,» dit Dolly en l’observant avec attention.


Anna la regarda les yeux mouillés de larmes.


«Ne dis pas cela, Dolly. Je n’ai rien fait et ne pouvais rien faire. Je me demande souvent pourquoi on semble ainsi s’entendre pour me gâter. Qu’ai-je fait, et que pouvais-je faire? Tu as trouvé assez d’amour dans ton cœur pour pardonner…


– Dieu sait ce qui serait arrivé sans toi! Combien tu es heureuse, Anna! dit Dolly: tout est clair et pur dans ton âme.


– Chacun a ses skeletons dans son âme, comme disent les Anglais.


– Quels skeletons peux-tu avoir? En toi tout est clair!


– J’ai les miens! – s’écria tout à coup Anna, et un sourire inattendu, rusé, moqueur, plissa ses lèvres malgré ses larmes.


– Dans ce cas, ce sont des skeletons amusants, et non pas tristes, répondit Dolly en souriant.


– Oh non! ils sont tristes! Sais-tu pourquoi je pars aujourd’hui au lieu de demain? C’est un aveu qui me pèse, mais que je veux te faire,» dit Anna en s’asseyant d’un air décidé dans un fauteuil, et en regardant Dolly bien en face.


À son grand étonnement, Dolly vit qu’Anna avait rougi jusqu’au blanc des yeux, jusqu’aux petits frisons noirs de sa nuque.


«Oui, continua Anna, sais-tu pourquoi Kitty n’est pas venue dîner? Elle est jalouse de moi… j’ai été cause que ce bal, au lieu d’être une joie pour elle, a été un martyre. Mais vraiment, vraiment, je ne suis pas coupable, ou, si je le suis, c’est bien peu, dit-elle en appuyant sur le dernier mot.


– Oh! comme tu as ressemblé à Stiva en disant cela,» dit Dolly en riant.


Anna s’offensa.


«Oh non, non! Je ne suis pas Stiva, dit-elle en s’assombrissant. Je te raconte cela parce que je ne me permets pas un instant de douter de moi-même.»


Mais, au moment où elle prononçait ces mots, elle sentit combien peu ils étaient justes; non seulement elle doutait d’elle-même, mais le souvenir de Wronsky lui causait tant d’émotion, qu’elle partait plus tôt qu’elle n’en avait eu l’intention, uniquement pour ne plus le rencontrer.


«Oui, Stiva m’a dit que tu avais dansé le cotillon avec lui, et qu’il…


– Tu ne saurais croire combien tout cela a singulièrement tourné. Je pensais contribuer au mariage, et, au lieu d’y aider… peut-être contre mon gré ai-je…» Elle rougit et se tut.


«Oh! ces choses-là se sentent tout de suite, dit Dolly.


– Je serais au désespoir si, de son côté, il y avait quelque chose de sérieux, interrompit Anna; mais je suis convaincue que tout sera vite oublié et que Kitty cessera de m’en vouloir.


– Au fond, et pour parler franc, je ne regretterais guère qu’elle manquât ce mariage; il vaut bien mieux en rester là, si Wronsky est homme à s’être épris de toi en un jour.


– Eh bon Dieu, ce serait si fou! – dit Anna, et son visage se couvrit d’une vive rougeur de contentement en entendant exprimer par une autre la pensée qui l’occupait. – Et voilà comment je pars en me faisant une ennemie de Kitty que j’aimais tant! elle est si charmante! Mais tu arrangeras cela, Dolly, n’est-ce pas?»


Dolly retint avec peine un sourire. Elle aimait Anna, mais n’était pas fâchée de lui trouver aussi des faiblesses.


«Une ennemie? c’est impossible.


– J’aurais tant désiré être aimée de vous comme je vous aime, et maintenant je vous aime bien plus encore que par le passé, dit Anna les larmes aux yeux. Mon Dieu, que je suis donc bête aujourd’hui!»


Elle passa son mouchoir sur ses yeux, et commença sa toilette.


Au moment de partir arriva enfin Stépane Arcadiévitch, avec une figure rouge et animée, sentant le vin et les cigares.


L’attendrissement d’Anna avait gagné Dolly, et, en embrassant sa belle-sœur pour la dernière fois, elle murmura: «Songe, Anna, que je n’oublierai jamais ce que tu as fait pour moi, et songe aussi que je t’aime et t’aimerai toujours comme ma meilleure amie!


– Je ne comprends pas pourquoi, – répondit Anna en l’embrassant tout en retenant ses larmes.


– Tu m’as comprise et me comprends encore. Adieu, ma chérie!»

XXIX

«Enfin tout est fini, Dieu merci!» fut la première pensée d’Anna après avoir dit adieu à son frère, qui avait encombré l’entrée du wagon de sa personne jusqu’au troisième coup de sonnette. Elle s’assit auprès d’Annouchka, sa femme de chambre, sur le petit divan, et examina le compartiment, faiblement éclairé. «Dieu merci, je reverrai demain Serge et Alexis Alexandrovitch; et ma bonne vie habituelle reprendra comme par le passé.»


Avec ce même besoin d’agitation dont elle avait été possédée toute la journée, Anna fit minutieusement son installation de voyage; de ses petites mains adroites elle sortit de son sac rouge un oreiller, qu’elle posa sur ses genoux, s’enveloppa bien les pieds, et s’installa. Une dame malade s’arrangeait déjà pour la nuit. Deux autres dames adressèrent la parole à Anna, et une grosse vieille, entourant ses jambes d’une couverture, fit des remarques critiques sur le chauffage. Anna répondit aux dames, mais, ne prévoyant aucun intérêt à leur conversation, demanda sa petite lanterne de voyage à Annouchka, l’accrocha au dossier de son fauteuil et sortit de son sac un roman anglais et un couteau à papier. Tout d’abord, il lui fut difficile de lire; on allait et venait autour d’elle; une fois le train en mouvement, elle écouta involontairement ce qui se passait au dehors; la neige qui battait les vitres, le conducteur qui passait couvert de flocons, la conversation de ses compagnes de voyage qui s’entretenaient de la tempête qu’il faisait, tout lui donnait des distractions. Ce fut plus monotone ensuite; toujours les mêmes secousses et le même bruit, la même neige à la fenêtre, les mêmes changements brusques de température du chaud au froid, puis encore au chaud, les mêmes visages entrevus dans la demi-obscurité, les mêmes voix; enfin elle parvint à lire et à comprendre ce qu’elle lisait. Annouchka sommeillait déjà, tenant le petit sac rouge sur ses genoux, de ses grosses mains couvertes de gants, dont l’un était déchiré. Anna lisait et comprenait ce qu’elle lisait, mais la lecture, c’est-à-dire le fait de s’intéresser à la vie d’autrui, lui devenait intolérable, elle avait trop besoin de vivre par elle-même. L’héroïne de son roman soignait des malades: elle aurait voulu marcher elle-même bien doucement dans une chambre de malade; un membre du Parlement tenait un discours: elle aurait voulu le prononcer à sa place; lady Mary montait à cheval et étonnait le monde par son audace: elle aurait voulu en faire autant. Mais il fallait rester tranquille, et de ses petites mains elle tourmentait son couteau à papier en cherchant à prendre patience.


Le héros de son roman touchait à l’apogée de son bonheur anglais, un titre de baron et une terre, et Anna aurait voulu partir pour cette terre, lorsqu’il lui sembla tout à coup qu’il y avait là pour le nouveau baron un sujet de honte, et pour elle aussi. «Mais de quoi avait-il à rougir? – Et moi, de quoi serais-je honteuse?» se demanda-t-elle en s’appuyant au dossier de son fauteuil, étonnée et mécontente, et serrant son couteau à papier dans ses mains. Qu’avait-elle fait? Elle passa en revue ses souvenirs de Moscou, ils étaient tous bons et agréables. Elle se rappela le bal, Wronsky, ses rapports avec lui, son visage humble et amoureux; y avait-il là rien dont elle dût être confuse? Et cependant le sentiment de honte augmentait à ce souvenir, et il lui semblait qu’une voix intérieure lui disait à propos de Wronsky: «Tu brûles, tu brûles, chaud, chaud, chaud. – Quoi, qu’est-ce que cela signifie? – se demanda-t-elle en changeant de place sur son fauteuil d’un air résolu, – aurais-je peur de regarder ces souvenirs en face? Qu’y a-t-il, au bout du compte? Existe-t-il, peut-il rien exister de commun entre ce petit officier et moi, si ce n’est les relations que l’on a avec tout le monde?» Elle sourit de dédain et reprit son livre, mais décidément elle n’y comprenait plus rien. Elle frotta son couteau à papier sur la vitre gelée pour en passer ensuite la surface froide et lisse sur sa joue brûlante, et se prit à rire presque à haute voix. Elle sentait ses nerfs se tendre de plus en plus, ses yeux s’ouvrir démesurément, ses doigts se crisper nerveusement, quelque chose l’étouffer, les images et les sons prendre une importance exagérée dans la demi-obscurité du wagon. Elle se demandait à chaque instant dans quel sens on marchait, si c’était en avant, à reculons, ou si l’on était arrêté. Était-ce bien Annouchka qui était là auprès d’elle, ou une étrangère? «Qu’est-ce qui est là, suspendu au crochet? une pelisse ou un animal?» La peur de se laisser aller à cet état d’inconscience la prit; elle sentait qu’elle y pouvait encore résister par la force de la volonté. Pour tâcher de reprendre possession d’elle-même, Anna se leva, ôta son plaid, son col de fourrure et crut un moment s’être remise. Un homme maigre, vêtu, comme un paysan, d’une longue souquenille jaunâtre à laquelle il manquait un bouton, entra. Elle reconnut en lui l’homme qui chauffait le poêle, le vit regarder le thermomètre, et remarqua comme le vent et la neige s’introduisaient à sa suite dans le wagon; puis tout se confondit de nouveau. Le paysan à grande taille se mit à grignoter quelque chose au mur; la vieille dame étendit ses jambes et en remplit tout le wagon comme d’un nuage noir; puis elle crut entendre un bruit étrange, quelque chose qui se déchirait en grinçant; un feu rouge et aveuglant brilla pour disparaître derrière un mur.


Anna se sentit tomber dans un fossé.


Toutes ces sensations étaient plus amusantes qu’effrayantes. La voix de l’homme couvert de neige lui cria un nom à l’oreille. Elle se souleva, reprit ses sens, et comprit qu’on approchait d’une station et que cet homme était le conducteur. Aussitôt elle demanda son châle et son col de fourrure à Annouchka, les mit, et se dirigea vers la porte.


«Madame veut sortir? demanda Annouchka.


– Oui, j’ai besoin de respirer, il fait si chaud ici!» Et elle ouvrit la porte.


Le chasse-neige et le vent lui barrèrent le passage; cela lui parut drôle, et elle lutta pour parvenir à ouvrir la porte. Le vent semblait l’attendre au dehors pour l’enlever gaiement en sifflant; mais elle s’accrocha d’une main à un poteau, retint ses vêtements de l’autre, et descendit sur le quai.


Une fois abritée par le wagon, elle trouva un peu de calme, et ce fut avec une véritable jouissance qu’elle respira à pleins poumons l’air froid de cette nuit de tempête. Debout près de la voiture, elle regarda autour d’elle le quai couvert de neige et la station toute brillante de lumières.

XXX

Le vent soufflait avec rage, s’engouffrant entre les roues, tourbillonnant autour des poteaux, couvrant de neige les wagons et les hommes. Quelques personnes couraient çà et là, ouvrant et refermant les grandes portes de la station, causant gaiement et faisant grincer sous leurs pieds les planches du quai. Une ombre frôla Anna en se courbant, et elle entendit le bruit d’un marteau sur le fer.


«Qu’on envoie la dépêche! criait une voix irritée sortant des ténèbres de l’autre côté de la voie. Par ici, s’il vous plaît. N° 28,» criait-on d’autre part. Deux messieurs, la cigarette allumée à la bouche, passèrent près d’Anna; elle se préparait à remonter en wagon après avoir respiré fortement, comme pour faire provision d’air frais, et sortait déjà la main de son manchon, lorsque la lumière vacillante du réverbère lui fut cachée par un homme en paletot militaire qui s’approcha d’elle. C’était Wronsky, elle le reconnut.


Aussitôt il la salua en portant la main à la visière de sa casquette, et lui demanda respectueusement s’il ne pouvait lui être utile. Anna le regarda et resta quelques minutes sans pouvoir lui répondre; quoiqu’il fût dans l’ombre, elle remarqua, ou crut remarquer dans ses yeux, l’expression d’enthousiasme qui l’avait tant frappée la veille. Combien de fois ne s’était-elle pas répété que Wronsky n’était pour elle qu’un de ces jeunes gens comme on en rencontre par centaines dans le monde, et auquel jamais elle ne se permettrait de penser: et maintenant, en le reconnaissant, elle se sentait saisie d’une joie orgueilleuse. Inutile de se demander pourquoi il était là; elle savait avec autant de certitude que s’il le lui eût dit, qu’il n’y était que pour se trouver auprès d’elle.


«Je ne savais pas que vous comptiez aller à Pétersbourg. Pourquoi y venez-vous? demanda-t-elle en laissant retomber sa main; une joie impossible à contenir éclaira son visage.


– Pourquoi j’y vais? répéta-t-il en la regardant fixement. Vous savez bien que je n’y vais que pour être là où vous êtes; je ne puis faire autrement.»


En ce moment le vent, comme s’il eût vaincu tous les obstacles, chassa la neige du toit des wagons, et agita triomphalement une feuille de tôle qu’il avait détachée; le sifflet de la locomotive envoya un cri plaintif et triste; jamais l’horreur de la tempête n’avait paru si belle à Anna. Elle venait d’entendre des mots que redoutait sa raison, mais que souhaitait son cœur.


Elle se tut, mais il comprit la lutte qui se passait en elle.


«Pardonnez-moi si ce que je viens de dire vous déplaît,» murmura-t-il humblement.


Il parlait avec respect, mais sur un ton si résolu, si décidé, qu’elle resta longtemps sans parler.


«Ce que vous dites est mal, dit-elle enfin, et si vous êtes un galant homme, vous l’oublierez comme je l’oublierai moi-même.


– Je n’oublierai et ne pourrai jamais oublier aucun de vos gestes, aucune de vos paroles…


– Assez, assez,» s’écria-t-elle en cherchant vainement à donner à son visage, qu’il observait passionnément, une expression de sévérité; et, s’appuyant au poteau, elle monta vivement les marches de la petite plate-forme et rentra dans le wagon. Elle s’arrêta à l’entrée pour tâcher de se rappeler ce qui venait de se passer, sans pouvoir retrouver dans sa mémoire les paroles prononcées entre eux; elle sentait que cette conversation de quelques minutes les avait rapprochés l’un de l’autre, et elle en était tout à la fois épouvantée et heureuse. Au bout de quelques secondes, elle rentra tout à fait dans le wagon et y reprit sa place.


L’état nerveux qui l’avait tourmentée ne faisait qu’augmenter; il lui semblait toujours que quelque chose allait se rompre en elle. Impossible de dormir, mais cette tension d’esprit, ces rêveries n’avaient rien de pénible: c’était plutôt un trouble joyeux.


Vers le matin, elle s’assoupit, assise dans son fauteuil; il faisait jour quand elle se réveilla, et l’on approchait de Pétersbourg. Le souvenir de son mari, de son fils, de sa maison avec toutes les petites préoccupations qui l’y attendaient ce jour-là et les jours suivants, lui revinrent aussitôt à la pensée.


À peine le train fut-il en gare qu’Anna descendit de wagon, et le premier visage qu’elle aperçut fut celui de son mari: «Bon Dieu! pourquoi ses oreilles sont-elles devenues si longues?» pensa-t-elle à la vue de la physionomie froide, mais distinguée, de son mari, et frappée de l’effet produit par les cartilages de ses oreilles sous les bords de son chapeau rond.


M. Karénine, en voyant sa femme, alla au-devant d’elle en la regardant fixement de ses grands yeux fatigués, avec un sourire ironique qui ne le quittait guère.


Ce regard émut Anna d’une façon désagréable: il lui sembla qu’elle s’attendait à trouver son mari tout autre, et un sentiment pénible s’empara de son cœur; non seulement elle était mécontente d’elle-même, mais elle croyait encore sentir une certaine hypocrisie dans ses rapports avec Alexis Alexandrovitch; ce sentiment n’était pas nouveau, elle l’avait éprouvé autrefois, mais sans y attacher d’importance; aujourd’hui elle s’en rendait compte clairement et avec chagrin.


«Tu vois que je suis un mari tendre, tendre comme la première année de notre mariage, dit-il de sa voix lente et sur un ton de persiflage qu’il prenait généralement, comme s’il eût voulu tourner en ridicule ceux qui parlaient ainsi: Je brûlais du désir de te revoir.


– Comment va Serge? demanda-t-elle.


– Voilà comment tu récompenses ma flamme? dit-il: il va bien, très bien.»

XXXI

Wronsky n’avait pas même essayé de dormir cette nuit; il l’avait passée tout entière, assis dans son fauteuil, les yeux grands ouverts, regardant avec la plus complète indifférence ceux qui entraient et sortaient; pour lui, les hommes n’avaient pas plus d’importance que les choses. Ceux que frappait d’ordinaire son calme imperturbable, l’auraient trouvé ce jour-là dix fois plus fier et plus impassible encore. Un jeune homme nerveux, employé au tribunal d’arrondissement, assis auprès de lui en wagon, fit son possible pour lui faire comprendre qu’il était du nombre des êtres animés; il lui demanda du feu, lui adressa la parole, lui donna même un coup de pied: aucune de ces démonstrations ne réussit, et n’empêcha Wronsky de le regarder avec le même intérêt que la lanterne. Le jeune homme, déjà mal disposé pour son voisin, se prit à le haïr en le voyant ignorer aussi complètement son existence.


Wronsky ne regardait et n’entendait rien; il lui semblait être devenu un héros, non qu’il crût avoir déjà touché le cœur d’Anna, mais parce que la puissance du sentiment qu’il éprouvait le rendait fier et heureux.


Qu’adviendrait-il de tout cela? Il n’en savait rien et n’y songeait même pas, mais il sentait que toutes ses forces, dispersées jusqu’ici, tendraient toutes maintenant, avec une terrible énergie, vers un seul et même but. En quittant son wagon à la station de Bologoï pour prendre un verre de soda, il avait aperçu Anna et, du premier mot, lui avait presque involontairement exprimé ce qu’il éprouvait. Il en était content; elle savait tout maintenant, elle y songeait. Rentré dans son wagon, il reprit un à un ses moindres souvenirs, et son imagination lui peignit la possibilité d’un avenir qui bouleversa son cœur.


Arrivé à Pétersbourg, et malgré cette nuit d’insomnie, Wronsky se sentit frais et dispos comme en sortant d’un bain froid. Il s’arrêta près de son wagon pour la voir passer. «Je verrai encore une fois son visage, sa démarche, pensait-il en souriant involontairement; elle dira peut-être un mot, me jettera un regard, un sourire.» Mais ce fut le mari qu’il vit d’abord, poliment escorté à travers la foule par le chef de gare.


«Hélas oui! le mari!» Et Wronsky ne comprit qu’alors que le mari était une partie essentielle de l’existence d’Anna; il n’ignorait pas qu’elle eût un mari, mais n’y avait jamais cru, jusqu’au moment où il aperçut sa tête, ses épaules et ses jambes en pantalon noir, et où il le vit s’approcher tranquillement d’Anna et lui prendre la main en homme qui en avait le droit.


Cette figure d’Alexis Alexandrovitch, avec sa fraîcheur de citadin, cet air sévère et sûr de lui-même, ce chapeau rond, ce dos légèrement voûté, – il fallait bien y croire! Mais ce fut avec la sensation désagréable d’un homme mourant de soif, qui découvre une source d’eau pure et la trouve profanée par la présence d’un chien, d’un mouton, ou d’un porc. La démarche raide et empesée d’Alexis Alexandrovitch fut ce qui offusqua le plus Wronsky. Il ne reconnaissait à personne qu’à lui-même le droit d’aimer Anna. Lorsque celle-ci apparut, sa vue le ranima; elle était restée la même, et son cœur en fut ému et touché. Il ordonna à son domestique allemand, qui venait d’accourir, d’emporter les bagages; tandis qu’il s’approchait d’elle, il vit la rencontre des époux et, avec la perspicacité de l’amour, saisit parfaitement la nuance de contrainte avec laquelle Anna accueillit son mari. «Non, elle ne l’aime pas et ne peut pas l’aimer,» décréta-t-il en lui-même.


Au moment de la joindre, il remarqua avec joie qu’elle devinait son approche et, tout en le reconnaissant, s’adressait à son mari.


«Avez-vous bien passé la nuit? dit-il lorsqu’il fut près d’elle, saluant, à la fois le mari et la femme pour donner à M. Karénine la possibilité de prendre sa part du salut et de le reconnaître, si bon lui semblait.


– Merci, très bien,» répondit-elle.


Son visage était fatigué et n’avait pas son animation habituelle, mais quelque chose brilla dans son regard pour s’effacer aussitôt qu’elle aperçut Wronsky, et cela suffit à le rendre heureux. Elle leva les yeux sur son mari pour voir s’il connaissait le comte; Alexis Alexandrovitch le regardait d’un air mécontent, semblant vaguement le reconnaître. L’assurance de Wronsky se heurta cette fois au calme glacial d’Alexis Alexandrovitch.


«Le comte Wronsky, dit Anna.


– Ah! il me semble que nous nous connaissons, – dit Alexis Alexandrovitch avec indifférence en lui tendant la main. – Tu as voyagé, comme je vois, avec la mère en allant, avec le fils en revenant, – dit-il en donnant à chaque mot la même importance que si chacun d’eux eût été un cadeau d’un rouble. – Vous êtes à la fin d’un congé, sans doute?» Et, sans attendre de réponse, il se tourna vers sa femme et lui dit sur le même ton ironique: «Hé bien! a-t-on versé beaucoup de larmes à Moscou en se quittant?»


Cette façon de parler exclusivement à sa femme montrait à Wronsky que Karénine désirait rester seul avec elle; il compléta la leçon en touchant son chapeau et se détournant; mais Wronsky s’adressa encore à Anna:


«J’espère avoir l’honneur de me présenter chez vous?» lui dit-il.


Alexis Alexandrovitch lui jeta un de ses regards fatigués, et répondit froidement:


«Très heureux; nous recevons le lundi.»


Là-dessus il quitta définitivement Wronsky et, toujours en plaisantant, dit à sa femme:


«Quelle chance d’avoir trouvé une demi-heure de liberté pour pouvoir venir te chercher et te prouver ainsi ma tendresse…


– Tu soulignes vraiment trop ta tendresse pour que je l’apprécie,» répondit Anna sur le même ton railleur, quoiqu’elle écoutât involontairement les pas de Wronsky derrière eux. «Qu’est-ce que cela me fait?» pensa-t-elle. Puis elle interrogea son mari sur la façon dont Serge avait passé le temps en son absence.


«Mais très bien! Mariette dit qu’il a été très gentil et, je suis fâché de le dire, ne t’a pas regrettée; ce n’est pas comme ton mari. Merci encore, chère amie, d’être revenue un jour plus tôt. Notre cher Samovar va être dans la joie! (il donnait ce surnom à la célèbre comtesse Lydie Ivanovna, à cause de son état perpétuel d’émotion et d’agitation). Elle t’a beaucoup demandée, et si j’ose, te donner un conseil, ce serait celui d’aller la voir aujourd’hui. Tu sais que son cœur souffre toujours à propos de tout; actuellement, outre ses soucis habituels, elle se préoccupe encore de la réconciliation des Oblonsky.»


La comtesse Lydie était l’amie de son mari, le centre d’un certain monde auquel appartenait Anna à cause de lui.


«Mais je lui ai écrit?


– Elle tient à avoir des détails. Vas-y, chère amie, si tu ne te sens pas trop fatiguée. Condrat t’appellera ta voiture, et moi je vais, de mon côté, au conseil. Enfin je ne dînerai plus seul, continua Alexis Alexandrovitch, sans plaisanter cette fois. Tu ne saurais croire combien je suis habitué…»


Et, avec un sourire tout particulier, il lui serra longuement la main et la conduisit à sa voiture.

XXXII

Le premier visage qu’aperçut Anna en rentrant chez elle, fut celui de son fils; il s’élança sur l’escalier malgré sa gouvernante, criant dans un transport de joie: «Maman, maman!» et lui sauta au cou.


«Je vous disais bien que c’était maman! cria-t-il à la gouvernante, je savais bien que c’était elle.»


Mais le fils, comme le père, causa à Anna une espèce de désillusion; elle se l’imaginait mieux qu’il n’était en réalité, et cependant il était charmant, avec sa tête frisée, ses yeux bleus et ses belles petites jambes dans leurs bas bien tirés.


Anna éprouva un bien-être presque physique à le sentir près d’elle, à recevoir ses caresses, et un apaisement moral à regarder ces yeux d’une expression si tendre, si confiante, si candide. Elle écouta ses questions enfantines, tout en déballant les petits cadeaux envoyés par les enfants de Dolly, et lui raconta qu’il y avait à Moscou une petite fille, nommée Tania, qui savait déjà lire, et qui enseignait même à lire aux autres enfants.


«Suis-je moins gentil qu’elle? demanda Serge.


– Pour moi, il n’y a rien de mieux au monde que toi.


– Je le sais bien,» dit l’enfant en souriant.


À peine Anna eut-elle fini de déjeuner qu’on lui annonça la comtesse Lydie Ivanovna. La comtesse était une grande et forte femme, au teint jaune et maladif, avec de splendides yeux noirs et rêveurs. Anna l’aimait bien, mais ce jour-là ses défauts la frappèrent pour la première fois.


«Eh bien, mon amie, vous avez porté le rameau d’olivier? demanda la comtesse en entrant.


– Oui, tout s’est arrangé, répondit Anna, mais ce n’était pas aussi grave que nous le pensions; en général, ma belle-sœur est un peu trop prompte à prendre une détermination.»


Mais la comtesse Lydie, qui s’intéressait à tout ce qui ne la regardait pas, avait assez l’habitude de ne prêter aucune attention à ce qui, soi-disant, l’intéressait; elle interrompit Anna.


«Oui, il y a bien des maux et des tristesses sur cette terre, et je me sens tout épuisée aujourd’hui!


– Qu’y a-t-il? demanda Anna en souriant involontairement.


– Je commence à me lasser de lutter inutilement pour la vérité, et je me détraque complètement. L’œuvre de nos petites sœurs (il s’agissait d’une institution philanthropique et patriotiquement religieuse) marchait parfaitement, mais il n’y a rien à faire de ces messieurs! – Et la comtesse Lydie prit un ton de résignation ironique. – Ils se sont emparés de cette idée pour la défigurer absolument, et la jugent maintenant misérablement, pauvrement! Deux ou trois personnes, parmi lesquelles votre mari, comprennent seules le sens de cette œuvre; les autres ne font que la discréditer. Hier, Pravdine m’écrit…»


Et la comtesse raconta ce que contenait la lettre de Pravdine, un célèbre panslaviste vivant à l’étranger. Elle raconta ensuite les nombreux pièges tendus à l’œuvre de l’Union des Églises, s’étendit sur les désagréments qu’elle en éprouvait, et partit enfin à la hâte, parce qu’elle devait encore assister ce jour-là à une réunion du comité slave.


«Tout cela existait autrefois; pourquoi ne l’ai-je pas remarqué plus tôt? pensa Anna. Était-elle aujourd’hui plus nerveuse que d’habitude? Au fond, tout cela est drôle; voilà une femme qui n’a que la charité en vue, une chrétienne, et elle se fâche et lutte contre d’autres personnes, dont le but est également celui de la religion et de la charité.»


Après la comtesse Lydie vint une amie, femme d’un haut fonctionnaire, qui lui raconta les nouvelles de la ville. Alexis Alexandrovitch était à son ministère. Restée seule, Anna employa le temps qui précédait l’heure du dîner à assister à celui de son fils, car l’enfant mangeait seul, et à remettre de l’ordre dans ses affaires et dans sa correspondance arriérée.


Le trouble et le sentiment de honte dont elle avait tant souffert en route disparaissaient maintenant dans les conditions ordinaires de sa vie; elle se retrouvait calme et irréprochable et s’étonnait de son état d’esprit de la veille. «Que s’était-il passé de si grave? Wronsky avait dit une folie à laquelle il serait facile de ne donner aucune suite. Inutile d’en parler à Alexis Alexandrovitch, ce serait paraître y attacher de l’importance.» Et elle se souvint d’un petit épisode avec un jeune subordonné de son mari, qu’elle s’était cru obligé de raconter à celui-ci. Alexis Alexandrovitch lui dit alors que toute femme du monde devait s’attendre à des incidents de ce genre, mais que sa confiance en elle était trop absolue pour qu’il se permît une jalousie humiliante et ne se fiât pas à son tact.


«Mieux vaut se taire, et d’ailleurs je n’ai, Dieu merci, rien à dire,» pensa-t-elle.

XXXIII

Alexis Alexandrovitch rentra de son ministère vers quatre heures, mais le temps lui manqua, ainsi que cela lui arrivait souvent, pour entrer chez sa femme. Il passa droit à son cabinet, afin de donner audience aux solliciteurs qui l’attendaient, et signer quelques papiers apportés par son chef de cabinet.


Vers l’heure du dîner arrivèrent les convives (les Karénine recevaient chaque jour quatre personnes à dîner): une vieille cousine d’Alexis Alexandrovitch, un chef de division du ministère avec sa femme, et un jeune homme recommandé à Alexis Alexandrovitch pour affaire de service.


Anna vint au salon les recevoir. La grande pendule de bronze du temps de Pierre Ier sonnait à peine cinq heures, qu’Alexis Alexandrovitch, en habit et cravate blanche et avec deux décorations, sortait de son cabinet; il était obligé d’aller dans le monde aussitôt après le dîner; chacun de ses instants était compté, et, pour arriver à faire tenir dans sa journée toutes ses occupations, il lui fallait une régularité et une ponctualité rigoureuses; «sans hâte et sans repos,» telle était sa devise. Il entra, salua chacun, et se mit à table en souriant à sa femme.


«Enfin ma solitude a pris fin! tu ne saurais croire combien il est gênant (il appuya sur le mot) de dîner seul!»


Pendant le dîner, il interrogea sa femme sur Moscou et sur Stépane Arcadiévitch en particulier, avec son sourire moqueur, mais la conversation resta générale et roula principalement sur des questions de service et sur la société de Pétersbourg.


Le dîner fini, il passa une demi-heure avec ses hôtes, puis il sortit pour aller au conseil, après avoir serré la main de sa femme. Anna avait reçu une invitation pour la soirée, de la princesse Betsy Tverskoï; mais elle n’y alla pas, non plus qu’au théâtre, où elle avait sa loge ce jour-là; elle resta chez elle parce que la couturière lui avait manqué de parole.


Ses convives partis, Anna s’occupa de sa toilette et fut contrariée d’apprendre que, sur trois robes données à refaire avant son voyage à Moscou, deux n’étaient pas prêtes et la troisième manquée. La couturière vint s’excuser, mais Anna, impatientée, la gronda si vivement qu’elle en fut ensuite toute honteuse. Pour se calmer, elle passa la soirée auprès de son fils, le coucha elle-même, le borda dans son petit lit, et ne le quitta qu’après l’avoir béni d’un signe de croix. Cette soirée la reposa, et, la conscience allégée d’un grand poids, elle attendit son mari au coin de sa cheminée en lisant son roman anglais. Cette scène du chemin de fer, qui lui avait paru si grave, ne fut plus à ses yeux qu’un incident insignifiant de la vie mondaine.


À neuf heures et demie précises, un coup de sonnette retentit, et Alexis Alexandrovitch entra dans la chambre.


«C’est toi enfin!» dit-elle en lui tendant la main.


Il baisa cette main et s’assit auprès de sa femme.


«Ton voyage a réussi, en somme? demanda-t-il.


– Oui, parfaitement,» et Anna se mit à raconter tous les détails de ce voyage; son départ avec la vieille comtesse, son arrivée, l’accident du chemin de fer, la pitié que lui avait inspirée son frère d’abord, Dolly ensuite.


«Je n’admets pas qu’on puisse excuser un homme pareil, quoiqu’il soit ton frère,» dit sévèrement Alexis Alexandrovitch.


Anna sourit. Elle savait qu’il tenait à prouver par cette sévérité que les relations de parenté elles-mêmes ne pouvaient influencer l’équité de ses jugements: c’était un trait de caractère qu’elle appréciait en lui.


«Je suis bien aise, continua-t-il, que tout se soit heureusement terminé et que tu aies pu revenir. Et que dit-on là-bas de la nouvelle mesure introduite au conseil par moi?»


Anna n’en avait rien entendu dire et fut un peu confuse d’avoir oublié une chose aussi importante pour son mari.


«Ici, au contraire, elle a fait grand bruit,» dit-il avec un sourire satisfait.


Elle sentit qu’Alexis Alexandrovitch avait des détails flatteurs pour lui à raconter, et l’amena par ses questions à lui dire les félicitations qu’il avait reçues.


«J’en ai été très, très content; cela prouve qu’on commence enfin à se former, chez nous, des opinions raisonnables et sérieuses.»


Quand il eut pris son thé avec de la crème et du pain, Alexis Alexandrovitch se leva pour se rendre à son cabinet de travail.


«Tu n’as donc pas voulu sortir ce soir? demanda-t-il à sa femme: tu te seras ennuyée?


– Oh! pas du tout, répondit-elle en se levant aussi pour l’accompagner.


– Que lis-tu maintenant? demanda-t-elle.


– Je lis la Poésie des enfers, du duc de Lille, un livre très remarquable.»


Anna sourit, comme on sourit aux faiblesses de ceux qu’on aime, et, passant son bras sous celui de son mari, le suivit jusqu’à la porte de son cabinet. Elle savait que son habitude de lire le soir était devenue pour lui un besoin, et qu’il considérait comme un devoir de se tenir au courant de tout ce qui paraissait d’intéressant dans le monde littéraire, malgré les devoirs officiels qui absorbaient presque entièrement son temps. Elle savait également que, tout en s’intéressant spécialement aux ouvrages de politique, de philosophie et de religion, Alexis Alexandrovitch ne laissait passer aucun livre d’art ou de poésie de quelque valeur sans en prendre connaissance, et cela précisément parce que l’art et la poésie étaient contraires à sa nature. Et si en politique, en philosophie et en religion il arrivait à Alexis Alexandrovitch d’avoir des doutes sur certains points, et de chercher à les éclaircir, jamais il n’hésitait dans ses jugements en fait de poésie et d’art, surtout de musique. Il aimait à parler de Shakespeare, de Raphaël, de Beethoven, de la portée des nouvelles écoles de poètes et de musiciens: il classait ces écoles avec une rigoureuse logique, mais jamais il n’avait compris une note de musique.


«Eh bien, que Dieu te bénisse; je te quitte pour écrire à Moscou, dit Anna à la porte du cabinet où étaient préparées, comme à l’ordinaire, près du fauteuil de son mari, des bougies avec leurs abat-jour et une carafe d’eau.


– C’est cependant un homme bon, honnête, loyal et remarquable dans sa sphère,» se dit Anna en rentrant dans sa chambre, comme si elle eût eu à le défendre contre quelque adversaire qui aurait prétendu qu’il était impossible de l’aimer.


«Mais pourquoi ses oreilles ressortent-elles tant? il se sera fait couper les cheveux trop court.»


À minuit précis, Anna écrivait encore à Dolly devant son petit bureau, lorsque les pas d’Alexis Alexandrovitch se firent entendre; il était en pantoufles et en robe de chambre, bien lavé et peigné, avec un livre sous le bras. S’approchant de sa femme avant de passer dans la chambre à coucher, il lui dit en souriant:


«Il se fait tard.


– De quel droit l’a-t-il regardé ainsi?» pensa en ce moment Anna en se rappelant le coup d’œil jeté par Wronsky sur Alexis Alexandrovitch.


Elle alla se déshabiller et passa dans sa chambre; mais où était cette flamme qui animait toute sa physionomie à Moscou et dont s’éclaircissaient ses yeux et son sourire? Elle était éteinte, ou tout au moins bien cachée.

XXXIV

Wronsky, en quittant Pétersbourg, avait cédé son grand appartement de la Morskaïa à son ami Pétritzky, son meilleur camarade.


Pétritzky était un jeune lieutenant qui n’avait rien d’illustre: non seulement il n’était pas riche, mais il était endetté jusqu’au cou; il rentrait ivre tous les soirs, passait une partie de son temps à la salle de police pour cause d’aventures, tantôt drôles et tantôt scandaleuses, et, malgré tout, savait se faire aimer de ses camarades et de ses chefs.


En rentrant chez lui, vers onze heures du matin, Wronsky vit à sa porte une voiture d’isvostchik bien connue; de la porte à laquelle il sonna, on entendait le rire de plusieurs hommes et le gazouillement d’une voix de femme, puis la voix de Pétritzky, criant à son ordonnance: «Si c’est un de ces misérables, ne laisse pas entrer.»


Wronsky, sans se faire annoncer, passa dans la première pièce.


La baronne Shilton, l’amie de Pétritzky, en robe de satin lilas, son minois éveillé encadré de boucles blondes, faisait le café devant une table ronde, et, semblable à un petit canari, remplissait le salon de son jargon parisien. Pétritzky, en paletot, et le capitaine Kamerowsky, en grand uniforme, étaient assis près d’elle.


«Bravo, Wronsky! cria Pétritzky en sautant de sa chaise avec bruit. Le maître lui-même! Baronne, servez-lui du café de la cafetière neuve. Nous ne t’attendions pas. J’espère que tu es satisfait de l’ornement de ton salon, dit-il en désignant la baronne. Vous vous connaissez, je crois?


– Comment, si nous nous connaissons! répondit Wronsky en souriant gaiement et en serrant la main de la baronne: nous sommes de vieux amis.


– Vous rentrez de voyage? dit la baronne, alors je me sauve. Je m’en vais tout de suite, si je gêne.


– Vous êtes chez vous partout où vous êtes, baronne, répondit Wronsky. Bonjour, Kamerowsky, dit-il en serrant froidement la main de celui-ci.


– Jamais vous ne sauriez dire une chose aussi aimable, dit la baronne en s’adressant à Pétritzky.


– Pourquoi donc? Après dîner, j’en ferais bien autant.


– Après dîner, il n’y a plus de mérite. Eh bien, je vais vous préparer votre café pendant que vous irez faire votre toilette, dit la baronne en se rasseyant et en tournant avec empressement le robinet de la nouvelle cafetière. – Pierre, donnez-moi du café, dit-elle en s’adressant à Pétritzky, qu’elle nommait Pierre à cause de son nom de famille, sans dissimuler sa liaison avec lui. J’en rajouterai.


– Vous le gâterez.


– Non, je ne le gâterai pas. Et votre femme? dit tout à coup la baronne en interrompant la conversation de Wronsky avec ses camarades… Ici nous vous avons marié. L’avez-vous amenée?


– Non, baronne; je suis né dans la bohème et j’y mourrai.


– Tant mieux, tant mieux; donnez-moi la main.»


Et, sans le laisser partir, la baronne se mit à lui développer ses derniers plans d’existence, et à lui demander conseil, avec force plaisanteries.


«Il ne veut toujours pas m’autoriser au divorce! Que dois-je faire? (Il, c’était le mari.) Je compte lui intenter un procès. Qu’en pensez-vous? Kamerowsky, surveillez donc le café, il déborde: vous voyez bien que je parle affaires! Je compte donc lui intenter un procès pour avoir ma fortune. Comprenez-vous cette sottise? Sous prétexte que je lui suis infidèle, il veut profiter de mon bien!»


Wronsky s’amusait de ce bavardage, approuvait la baronne, lui donnait en riant des conseils, et reprenait le ton habituel de ses rapports avec cette catégorie de femmes.


Selon les idées de ce monde pétersbourgeois, l’humanité se divise en deux classes bien distinctes: la première, composée des gens insipides, sots, et surtout ridicules, qui s’imaginent qu’un mari doit vivre seulement avec la femme qu’il a épousée, que les jeunes filles doivent être pures, les femmes chastes, les hommes courageux, tempérants et fermes; qu’il faut élever ses enfants, gagner sa vie, payer ses dettes et autres niaiseries de ce genre. Ce sont les démodés et les ennuyeux. Quant à la seconde, celle à laquelle ils se vantaient d’appartenir, il fallait pour en faire partie être avant tout élégant, généreux, hardi, amusant, s’abandonner sans vergogne à toutes ses passions et se moquer du reste.


Wronsky, encore sous l’impression de l’atmosphère si différente de Moscou, fut quelque peu étourdi de retrouver son ancienne vie, mais il y rentra bien vite, comme on rentre dans ses vieilles pantoufles.


Le fameux café ne fut jamais servi, il déborda de la cafetière sur un tapis de prix, tacha la robe de la baronne, mais atteignit son véritable but, qui était de donner lieu à beaucoup de rires et de plaisanteries.


«Eh bien, maintenant je pars, car si je restais encore, vous ne feriez jamais votre toilette, et j’aurais sur la conscience le pire des crimes que puisse commettre un homme bien élevé, celui de ne pas se laver. Alors vous me conseillez de lui mettre le couteau sur la gorge?


– Certainement, et de façon à approcher votre petite main de ses lèvres; il la baisera, et tout se terminera à la satisfaction générale, répondit Wronsky.


– À ce soir, au Théâtre français!» Et la petite baronne, suivie de sa robe dont la traîne faisait frou-frou derrière elle, disparut.


Kamerowsky se leva également, et Wronsky, sans attendre son départ, lui tendit la main et passa dans le cabinet de toilette.


Pendant qu’il se lavait, Pétritzky lui esquissa en quelques traits l’état de sa situation. Pas d’argent, un père qui déclarait n’en plus vouloir donner et ne plus payer aucune dette. Un tailleur déterminé à l’arrêter et un second tailleur tout aussi déterminé. Un colonel résolu, si ce scandale continuait, à lui faire quitter le régiment. La baronne, ennuyeuse comme un radis amer, surtout à cause de ses continuelles offres d’argent, et une autre femme, une beauté style oriental sévère, «genre Rébecca», qu’il faudrait qu’il lui montrât. Une affaire avec Berkashef, lequel voulait envoyer des témoins, mais n’en ferait certainement rien; au demeurant, tout allait bien, et le plus drôlement du monde. Là-dessus Pétritzky entama le récit des nouvelles du jour, sans laisser à son ami le temps de rien approfondir. Ces bavardages, cet appartement où il habitait depuis trois ans, tout cet entourage, contribuait à faire rentrer Wronsky dans les mœurs insouciantes de sa vie de Pétersbourg; il éprouva même un certain bien-être à s’y retrouver.


«Est-ce possible? s’écria-t-il en lâchant la pédale de son lavabo qui arrosait d’un jet d’eau sa tête et son large cou. Est-ce possible? – Il venait d’apprendre que Laure avait quitté Fertinghof pour Miléef. – Et il est toujours aussi bête et aussi content de lui? Et Bousoulkof?


– Ah! Bousoulkof! c’est tout une histoire! dit Pétritzky. Tu connais sa passion pour les bals? Il n’en manque pas un à la cour. Dernièrement, il y va avec un des nouveaux casques. As-tu vu les nouveaux casques? Ils sont très bien, très légers. Il est donc là en tenue. – Non, mais écoute l’histoire…


– J’écoute, j’écoute, répondit Wronsky en se frottant le visage avec un essuie-main.


– Une grande duchesse vient à passer au bras d’un ambassadeur étranger et, pour son malheur, la conversation tombe sur les nouveaux casques. La grande duchesse aperçoit notre ami, debout, casque en tête (et Pétritzky se posait comme Bousoulkof en grande tenue), et le prie de vouloir bien montrer son casque. Il ne bouge pas. Qu’est-ce que cela signifie? Les camarades lui font des signes, des grimaces. – «Mais donne donc!…» Rien, il ne bouge pas plus que s’il était mort. Tu peux imaginer cette scène. Enfin, on veut lui prendre le casque, mais il se débat, l’ôte et le tend lui-même à la duchesse. «Voilà le nouveau modèle,» dit celle-ci en retournant le casque. Et qu’est-ce qui en sort? Patatras, des poires, des bonbons, deux livres de bonbons! C’étaient ses provisions, au pauvre garçon!»


Wronsky riait aux larmes, et longtemps après, en parlant de toute autre chose, il riait encore en songeant, à ce malheureux casque, d’un bon rire jeune qui découvrait ses dents blanches et régulières.


Une fois instruit des nouvelles du jour, Wronsky passa son uniforme avec l’aide de son valet de chambre, et alla se présenter à la Place; il voulait ensuite entrer chez son frère, chez Betsy, et faire une tournée de visites afin de pouvoir paraître dans le monde fréquenté par les Karénine. Ainsi que cela se pratique toujours à Pétersbourg, il quitta son logis avec l’intention de n’y rentrer que fort avant dans la nuit.

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