Vers la fin de l’hiver, les Cherbatzky eurent une consultation de médecins au sujet de la santé de Kitty; elle était malade, et l’approche du printemps ne faisait qu’empirer son mal. Le médecin de la maison lui avait ordonné de l’huile de foie de morue, puis du fer, et enfin du nitrate d’argent; mais, aucun de ces remèdes n’ayant été efficace, il avait conseillé un voyage à l’étranger.
C’est alors qu’on résolut de consulter une célébrité médicale. Cette célébrité, un homme jeune encore, et fort bien de sa personne, exigea un examen approfondi de la malade; il insista avec une certaine complaisance sur ce fait, que la pudeur des jeunes filles n’était qu’un reste de barbarie, et que rien n’était plus naturel que d’ausculter une jeune fille à demi vêtue. Comme il le faisait tous les jours et n’y attachait aucune importance, la pudeur des jeunes filles, ce reste de barbarie, lui semblait presque une injure personnelle.
Il fallut bien se résigner, car, quoique tous les médecins fissent partie de la même école, étudiassent les mêmes livres, eussent par conséquent une seule et même science, on avait, pour une raison quelconque, décidé autour de la princesse que la célébrité médicale en question possédait la science spéciale qui devait sauver Kitty. Après un examen approfondi, une auscultation sérieuse de la pauvre malade confuse et éperdue, le célèbre médecin se lava les mains avec soin, et retourna au salon auprès du prince. Celui-ci l’écouta en toussotant, d’un air sombre. En homme qui n’avait jamais été malade, il ne croyait pas à la médecine, et en homme de sens il s’irritait d’autant plus de toute cette comédie qu’il était peut-être le seul à bien comprendre la cause du mal de sa fille. «En voilà un qui revient bredouille,» se dit-il en exprimant par ce terme de chasseur son opinion sur le diagnostic du célèbre docteur. Celui-ci de son côté, condescendant avec peine à s’adresser à l’intelligence médiocre de ce vieux gentillâtre, dissimula mal son dédain. À peine lui semblait-il nécessaire de parler à ce pauvre homme, la tête de la maison étant la princesse. C’est devant elle qu’il se préparait à répandre ses flots d’éloquence; elle entra à ce moment avec le médecin de la maison, et le vieux prince s’éloigna pour ne pas trop montrer ce qu’il pensait de tout cela. La princesse, troublée, ne savait plus que faire; elle se sentait bien coupable à l’égard de Kitty.
«Eh bien, docteur, décidez de notre sort: dites-moi tout. – Y a-t-il encore de l’espoir? voulait-elle dire, mais ses lèvres tremblèrent, et elle s’arrêta.
– Je serai à vos ordres, princesse, après avoir conféré avec mon collègue. Nous aurons alors l’honneur de vous donner notre avis.
– Faut-il vous laisser seuls?
– Comme vous le désirerez.»
La princesse soupira et sortit.
Le médecin de la famille émit timidement son opinion sur un commencement de disposition tuberculeuse, car, etc., etc. Le célèbre docteur l’écouta et, au milieu de son discours, tira de son gousset sa grosse montre d’or.
«Oui, dit-il, mais…»
Son confrère s’arrêta respectueusement.
«Vous savez qu’il n’est guère possible de préciser le début du développement tuberculeux; avant l’apparition des cavernes il n’y a rien de positif. Dans le cas actuel, on ne peut que redouter ce mal, en présence de symptômes tels que mauvaise alimentation, nervosité et autres. La question se pose donc ainsi: Qu’y a-t-il à faire, étant donné qu’on a des raisons de craindre un développement tuberculeux, pour entretenir une bonne alimentation?
– Mais vous savez bien qu’il se cache ici quelque cause morale, se permit de dire le médecin de la maison avec un fin sourire.
– Cela va de soi, répondit le célèbre docteur en regardant encore sa montre… Mille excuses, savez-vous si le pont sur la Yaousa est rétabli, ou s’il faut encore faire le détour? demanda-t-il.
– Il est rétabli.
– Dans ce cas, il me reste encore vingt minutes. – Nous disions donc que la question se pose ainsi: régulariser l’alimentation et fortifier les nerfs, l’un ne va pas sans l’autre; et il faut agir sur les deux moitiés du cercle.
– Mais le voyage à l’étranger?
– Je suis ennemi de ces voyages à l’étranger. – Veuillez suivre mon raisonnement: si le développement tuberculeux commence, ce que nous ne pouvons pas savoir, à quoi sert un voyage? L’essentiel est de trouver un moyen d’entretenir une bonne alimentation.» Et il développa son plan d’une cure d’eaux de Soden, cure dont le mérite principal, à ses yeux, était évidemment d’être absolument inoffensive.
Le médecin de la maison écoutait avec attention et respect.
«Mais en faveur d’un voyage à l’étranger je ferai valoir le changement d’habitudes, l’éloignement de conditions propres à rappeler de fâcheux souvenirs. Et enfin la mère le désire, ajouta-t-il.
– Dans ce cas, qu’elles partent, pourvu toutefois que ces charlatans allemands n’aillent pas aggraver le mal; il faut qu’elles suivent strictement nos prescriptions. Mon Dieu, oui! elles n’ont qu’à partir.»
Il regarda encore sa montre.
«Il est temps que je vous quitte.» Et il se dirigea vers la porte.
Le célèbre docteur déclara à la princesse (probablement par un sentiment de convenance) qu’il désirait voir la malade encore une fois.
«Comment! recommencer l’examen? s’écria avec terreur la princesse.
– Oh non! rien que quelques détails, princesse.
– Alors entrez, je vous prie.»
Et la mère introduisit le docteur dans le petit salon de Kitty. La pauvre enfant, très amaigrie, rouge et les yeux brillants d’émotion, après la confusion que lui avait causée la visite du médecin, était debout au milieu de la chambre. Quand elle les vit entrer, ses yeux se remplirent de larmes, et elle rougit encore plus. Sa maladie et les traitements qu’on lui imposait lui paraissaient de ridicules sottises! Que signifiaient ces traitements? N’était-ce pas ramasser les fragments d’un vase brisé pour chercher à les rejoindre? Son cœur pouvait-il être rendu à la santé par des pilules et des poudres? Mais elle n’osait contrarier sa mère, d’autant plus que celle-ci se sentait si coupable.
«Veuillez vous asseoir, princesse,» lui dit le docteur.
Il s’assit en face d’elle, lui prit le pouls, et recommença avec un sourire une série d’ennuyeuses questions. Elle lui répondit d’abord, puis enfin, impatientée, se leva:
«Excusez-moi, docteur, en vérité tout cela ne mène à rien: voilà la troisième fois que vous me faites la même question.»
Le médecin ne s’offensa pas.
«C’est une irritabilité maladive, fit-il remarquer à la princesse lorsque Kitty fut sortie. Au reste, j’avais fini.»
Et le docteur expliqua l’état de la jeune fille à sa mère, comme à une personne exceptionnellement intelligente, en lui donnant, pour conclure, les recommandations les plus précises sur la façon de boire ces eaux dont le mérite à ses yeux était d’être inutiles. Sur la question: fallait-il voyager, le docteur réfléchit profondément, et le résultat de ses réflexions fut qu’on pouvait voyager, à condition de ne pas se fier aux charlatans et de ne pas suivre d’autres prescriptions que les siennes.
Le docteur parti, on se trouva soulagé comme s’il fût arrivé quelque chose d’heureux. La mère revint auprès de sa fille toute remontée, et Kitty prit également un air rasséréné. Il lui arrivait souvent maintenant de dissimuler ce qu’elle ressentait.
«Vraiment, maman, je me porte bien. Mais, si vous le désirez, partons,» dit-elle, et, pour tâcher de prouver l’intérêt qu’elle prenait au voyage, elle parla de leurs préparatifs de départ.
Dolly savait que la consultation devait avoir lieu ce jour-là, et, quoiqu’elle fût à peine remise de ses couches (elle avait eu une petite fille à la fin de l’hiver), bien qu’elle eût un enfant souffrant, elle avait quitté nourrisson et malade pour connaître le sort de Kitty.
«Eh bien? dit-elle en entrant sans ôter son chapeau. Vous êtes gaies? donc tout va bien.»
On essaya de lui raconter ce qu’avait dit le médecin, mais, quoiqu’il en eût dit fort long, avec de très belles phrases, personne ne sut au juste résumer ses discours. Le point intéressant était la décision prise au sujet du voyage.
Dolly soupira involontairement. Elle allait perdre sa sœur, sa meilleure amie. Et la vie était pour elle si peu gaie! Ses rapports avec son mari lui semblaient de plus en plus humiliants; le raccommodement opéré par Anna n’avait pas tenu, et l’union de la famille se heurtait aux même écueils. Stépane Arcadiévitch ne restait guère chez lui et n’y laissait que peu d’argent. Le soupçon de son infidélité tourmentait toujours Dolly, mais, se rappelant avec horreur les souffrances causées par la jalousie, et cherchant avant tout à ne pas s’interdire la vie de famille, elle préférait se laisser tromper, tout en méprisant son mari, et en se méprisant elle-même à cause de cette faiblesse.
Les soucis d’une nombreuse famille lui imposaient d’ailleurs une charge si lourde!
«Comment vont les enfants? demanda la princesse.
– Ah! maman, nous avons bien des misères! Lili est au lit, et je crains qu’elle n’ait la scarlatine. Je suis sortie aujourd’hui pour savoir où vous en étiez, car j’ai peur de ne plus pouvoir sortir ensuite.»
Le vieux prince entra à ce moment, offrit sa joue aux baisers de Dolly, causa un peu avec elle, puis, s’adressant à sa femme:
«Qu’avez-vous décidé? Partez-vous? Et que ferez-vous de moi?
– Je crois, Alexandre, que tu feras mieux de rester.
– Comme vous voudrez.
– Pourquoi papa ne viendrait-il pas avec nous, maman? dit Kitty: ce serait plus gai pour lui et pour nous.»
Le vieux prince alla caresser de la main les cheveux de Kitty; elle leva la tête, et sourit avec effort en le regardant; il lui semblait toujours que son père seul, quoiqu’il ne dit pas grand’chose, la comprenait. Elle était la plus jeune, par conséquent la favorite du vieux prince, et son affection le rendait clairvoyant, croyait-elle. Quand son regard rencontra celui de son père, qui la considérait attentivement, il lui sembla qu’il lisait dans son âme, et y voyait tout ce qui s’y passait de mauvais. Elle rougit, se pencha vers lui, attendant un baiser, mais il se contenta de lui tirer un peu les cheveux, et de dire:
«Ces bêtes de chignons! on n’arrive pas jusqu’à sa fille. Ce sont les cheveux de quelque bonne femme défunte qu’on caresse. Eh bien, Dolinka, que fait ton atout?
– Rien, papa, dit Dolly en comprenant qu’il s’agissait de son mari: il est toujours en route. Je le vois à peine, – ne put-elle s’empêcher d’ajouter avec un sourire ironique.
– Il n’est pas encore allé vendre son bois à la campagne?
– Non, il en a toujours l’intention.
– Vraiment, dit le prince; alors il faudra lui donner l’exemple. Et toi, Kitty, ajoutait-il en s’adressant à sa plus jeune fille, sais-tu ce qu’il faut que tu fasses? Il faut qu’un beau matin, en te réveillant, tu te dises: «Mais je suis gaie et bien portante, pourquoi ne reprendrais-je pas mes promenades matinales avec papa, par une bonne petite gelée? Hein?»
À ces mots si simples, Kitty se troubla comme si elle eût été convaincue d’un crime. «Oui, il sait tout, il comprend tout, et ces mots signifient que, quelle que soit mon humiliation, je dois la surmonter.» Elle n’eut pas la force de répondre, fondit en larmes et quitta la chambre.
«Voilà bien un tour de ta façon! dit la princesse en s’emportant contre son mari; tu as toujours…» Et elle entama un discours plein de reproches.
Le prince prit tranquillement d’abord les réprimandes de sa femme, puis son visage se rembrunit.
«Elle fait tant de peine, la pauvrette; tu ne comprends donc pas qu’elle souffre de la moindre allusion à la cause de son chagrin? Ah! comme on peut se tromper en jugeant le monde! – dit la princesse. Et au changement d’inflexion de sa voix, Dolly et le prince comprirent qu’elle parlait de Wronsky. – Je ne comprends pas qu’il n’y ait pas de lois pour punir des procédés aussi vils, aussi peu nobles.»
Le prince se leva de son fauteuil d’un air sombre, et se dirigea vers la porte, comme s’il eût voulu se sauver, mais, il s’arrêta sur le seuil et s’écria:
«Des lois, il y en a, ma petite mère, et puisque tu me forces à m’expliquer, je te ferai remarquer que la véritable coupable dans toute cette affaire, c’est toi, toi seule. Il y a des lois contre ces galantins et il y en aura toujours; tout vieux que je suis, j’aurais su châtier celui-là si vous n’aviez été la première à l’attirer chez nous. Et maintenant, guérissez-la, montrez-la à tous vos charlatans!»
Le prince en aurait dit long si la princesse, comme elle faisait toujours dans les questions graves, ne s’était aussitôt soumise et humiliée.
«Alexandre, Alexandre!» murmura-t-elle tout en larmes en s’approchant de lui.
Le prince se tut quand il la vit pleurer. «Oui, oui, je sais que, pour toi aussi, c’est dur! Assez, assez, ne pleure pas. Le mal n’est pas grand. Dieu est miséricordieux. Merci,» ajouta-t-il, ne sachant plus trop ce qu’il disait dans son émotion; et, sentant sur sa main le baiser mouillé de larmes de la princesse, il quitta la chambre.
Dolly, avec son instinct maternel, avait voulu suivre Kitty dans sa chambre, sentant bien qu’il fallait auprès d’elle une main de femme; puis, en entendant les reproches de sa mère et les paroles courroucées de son père, elle avait cherché à intervenir autant que le lui permettait son respect filial. Quand le prince fut sorti:
«J’ai toujours voulu vous dire, maman, je ne sais si vous le savez, que Levine avait eu l’intention de demander Kitty lorsqu’il est venu ici la dernière fois? Il l’a dit à Stiva.
– Eh bien? Je ne comprends pas…
– Peut-être Kitty l’a-t-elle refusé? Elle ne vous l’a pas dit?
– Non, elle ne m’a parlé ni de l’un ni de l’autre: elle est trop fière; mais je sais que tout cela vient de ce…
– Mais songez donc, si elle avait refusé Levine! je sais qu’elle ne l’aurait jamais fait sans l’autre, et si ensuite elle a été si abominablement trompée?»
La princesse se sentait trop coupable pour ne pas prendre le parti de se fâcher.
«Je n’y comprends plus rien! Chacun veut maintenant en faire à sa tête, on ne dit plus rien à sa mère, et ensuite…
– Maman, je vais la trouver.
– Vas-y, je ne t’en empêche pas,» répondit la mère.
En entrant dans le petit boudoir de Kitty, tout tendu de rose, avec ses bibelots de vieux saxe, Dolly se souvint du plaisir qu’elles avaient eu toutes les deux à décorer cette chambre l’année précédente; combien alors elles étaient gaies et heureuses! Elle eut froid au cœur en regardant maintenant sa sœur immobile, assise sur une petite chaise basse près de la porte, les yeux fixés sur un coin du tapis. Kitty vit entrer Dolly, et l’expression froide et sévère de son visage disparut.
«Je crains fort, une fois revenue chez moi, de ne plus pouvoir quitter la maison, dit Dolly en s’asseyant près d’elle: c’est pourquoi j’ai voulu causer un peu avec toi.
– De quoi? demanda vivement Kitty en levant la tête.
– De quoi, si ce n’est de ton chagrin?
– Je n’ai pas de chagrin.
– Laisse donc, Kitty. T’imagines-tu vraiment que je ne sache rien? Je sais tout, et si tu veux m’en croire, tout cela est peu de chose; qui de nous n’a passé par là?»
Kitty se taisait, son visage reprenait une expression sévère.
«Il ne vaut pas le chagrin qu’il te cause, continua Daria Alexandrovna en allant droit au but.
– Parce qu’il m’a dédaignée, murmura Kitty d’une voix tremblante. Je t’en supplie, ne parlons pas de ce sujet.
– Qui t’a dit cela? Je suis persuadée qu’il était amoureux de toi, qu’il l’est encore, mais…
– Rien ne m’exaspère comme ces condoléances,» s’écria Kitty en s’emportant tout à coup. Elle se détourna en rougissant sur sa chaise, et de ses doigts agités elle tourmenta la boucle de sa ceinture.
Dolly connaissait ce geste habituel à sa sœur quand elle avait du chagrin. Elle la savait capable de dire des choses dures et désagréables dans un moment de vivacité, et cherchait à la calmer: mais il était déjà trop tard.
«Que veux-tu me faire comprendre? continua vivement Kitty: que je me suis éprise d’un homme qui ne veut pas de moi, et que je meurs d’amour pour lui? Et c’est ma sœur qui me dit cela, une sœur qui croit me montrer sa sympathie! Je repousse cette pitié hypocrite!
– Kitty, tu es injuste.
– Pourquoi me tourmentes-tu?
– Je n’en ai pas l’intention, je te vois triste…»
Kitty, dans son emportement, n’entendait rien.
«Je n’ai ni à m’affliger, ni à me consoler. Je suis trop fière pour aimer un homme qui ne m’aime pas.
– Ce n’est pas ce que je veux dire… Écoute, dis-moi la vérité, ajouta Daria Alexandrovna en lui prenant la main: dis-moi si Levine t’a parlé?»
Au nom de Levine, Kitty perdit tout empire sur elle-même; elle sauta sur sa chaise, jeta par terre la boucle de sa ceinture qu’elle avait arrachée, et avec des gestes précipités s’écria: «À propos de quoi viens-tu me parler de Levine? Je ne sais vraiment pas pourquoi on se plaît à me torturer! J’ai déjà dit et je répète que je suis fière et incapable de faire jamais, jamais, ce que tu as fait: revenir à un homme qui m’aurait trahie. Tu te résignes à cela, mais moi je ne le pourrais pas.»
En disant ces paroles, elle regarda sa sœur: Dolly baissait tristement la tête sans répondre; mais Kitty, au lieu de quitter la chambre comme elle en avait eu l’intention, s’assit près de la porte, et cacha son visage dans son mouchoir.
Le silence se prolongea pendant quelques minutes. Dolly pensait à ses chagrins; son humiliation, qu’elle ne sentait que trop, lui paraissait plus cruelle, rappelée ainsi par sa sœur. Jamais elle ne l’aurait crue capable d’être si dure! Mais tout à coup elle entendit le frôlement d’une robe, un sanglot à peine contenu, et deux bras entourèrent son cou: Kitty était à genoux devant elle.
«Dolinka, je suis si malheureuse, pardonne-moi,» murmura-t-elle; et son joli visage couvert de larmes se cacha dans les jupes de Dolly.
Il fallait peut-être ces larmes pour ramener les deux sœurs à une entente complète; pourtant, après avoir bien pleuré, elles ne revinrent pas au sujet qui les intéressait l’une et l’autre; Kitty se savait pardonnée, mais elle savait aussi que les paroles cruelles qui lui étaient échappées sur l’abaissement de Dolly restaient sur le cœur de sa pauvre sœur. Dolly comprit de son côté qu’elle avait deviné juste, que le point douloureux pour Kitty était d’avoir refusé Levine pour se voir trompée par Wronsky, et que sa sœur se trouvait bien près d’aimer le premier et de haïr l’autre. Kitty ne parla que de l’état général de son âme.
«Je n’ai pas de chagrin, dit-elle un peu calmée, mais tu ne peux t’imaginer combien tout me paraît vilain, répugnant, grossier, moi en première ligne. Tu ne saurais croire les mauvaises pensées qui me viennent à l’esprit!
– Quelles mauvaises pensées peux-tu bien avoir? demanda Dolly en souriant.
– Les plus mauvaises, les plus laides. Je ne puis te les décrire. Ce n’est pas de la tristesse, ni de l’ennui. C’est bien pis. On dirait que tout ce qu’il y a de bon en moi a disparu, le mal seul est resté. Comment t’expliquer cela? Papa m’a parlé tout à l’heure: j’ai cru comprendre que le fond de sa pensée est qu’il me faut un mari. Maman me mène au bal: il me semble que c’est dans le but de se débarrasser de moi, de me marier au plus vite. Je sais que ce n’est pas vrai, et ne puis chasser ces idées. Les soi-disant jeunes gens à marier me sont intolérables: j’ai toujours l’impression qu’ils prennent ma mesure. Autrefois c’était un plaisir pour moi d’aller dans le monde, cela m’amusait, j’aimais la toilette: maintenant il me semble que c’est inconvenant, et je me sens mal à l’aise. Que veux-tu que je te dise? Le docteur… eh bien…»
Kitty s’arrêta; elle voulait dire que, depuis qu’elle se sentait ainsi transformée, elle ne pouvait plus voir Stépane Arcadiévitch sans que les conjectures les plus bizarres se présentassent à son esprit.
«Eh bien oui, tout prend à mes yeux l’aspect le plus repoussant, continua-t-elle; c’est une maladie, – peut-être cela passera-t-il. Je ne me trouve à l’aise que chez toi, avec les enfants.
– Quel dommage que tu ne puisses y venir maintenant!
– J’irai tout de même, j’ai eu la scarlatine et je déciderai maman.»
Kitty insista si vivement, qu’on lui permit d’aller chez sa sœur; pendant tout le cours de la maladie, car la scarlatine se déclara effectivement, elle aida Dolly à soigner ses enfants. Ceux-ci entrèrent bientôt en convalescence sans fâcheux accidents, mais la santé de Kitty ne s’améliorait pas. Les Cherbatzky quittèrent Moscou pendant le carême et se rendirent à l’étranger.
La haute société de Pétersbourg est restreinte; chacun s’y connaît plus ou moins et s’y fait des visites, mais elle a des subdivisions.
Anna Arcadievna Karénine comptait des relations d’amitié dans trois cercles différents, faisant tous trois partie du grand monde. L’un était le cercle officiel auquel appartenait son mari, composé de ses collègues et de ses subordonnés, liés ou divisés entre eux par les relations sociales les plus variées et souvent les plus capricieuses.
Anna avait peine à comprendre le sentiment de respect presque religieux qu’elle éprouva au début pour tous ces personnages. Actuellement elle les connaissait, comme on se connaît dans une ville de province, avec leurs faiblesses et leurs manies; elle savait où le bât les blessait, quelles étaient leurs relations entre eux et avec le centre commun, à qui chacun d’eux se rattachait. Mais cette coterie officielle, à laquelle la liaient les intérêts de son mari, ne lui plut jamais, et elle fit de son mieux pour l’éviter, en dépit des insinuations de la comtesse Lydie. Le second cercle auquel tenait Anna était celui qui avait contribué à la carrière d’Alexis Alexandrovitch. La comtesse Lydie Ivanovna en était le pivot; il se composait de femmes âgées, laides, charitables et dévotes, et d’hommes intelligents, instruits et ambitieux. Quelqu’un l’avait surnommé «la conscience de la société de Pétersbourg». Karénine appréciait fort cette coterie, et Anna, dont le caractère souple s’assimilait facilement à son entourage, s’y était fait des amis. Après son retour de Moscou, ce milieu lui devint insupportable: il lui sembla qu’elle-même, aussi bien que les autres, y manquait de naturel, et elle vit la comtesse Lydie aussi rarement que possible.
Enfin Anna avait encore des relations d’amitié avec le grand monde par excellence, ce monde de bals, de dîners, de toilettes brillantes, qui tient d’une main à la cour, pour ne pas tomber tout à fait dans le demi-monde qu’il s’imagine mépriser, mais dont les goûts se rapprochent des siens au point d’être identiques. Le lien qui rattachait Anna à cette société était la princesse Betsy Tverskoï, femme d’un de ses cousins, riche de cent vingt mille roubles de revenu et qui s’était éprise d’Anna dès que celle-ci avait paru à Pétersbourg; elle l’attirait beaucoup et la plaisantait sur la société qu’elle voyait chez la comtesse Lydie.
«Quand je serai vieille et laide, je ferai de même, disait Betsy, mais une jeune et jolie femme comme vous n’a pas encore sa place dans cet asile de vieillards.»
Anna avait commencé par éviter autant que possible la société de la princesse Tverskoï, la façon de vivre dans ces hautes sphères exigeant des dépenses au delà de ses moyens; mais tout changea après son retour de Moscou. Elle négligea ses amis raisonnables et n’alla plus que dans le grand monde. C’est là qu’elle éprouva la joie troublante de rencontrer Wronsky; ils se voyaient surtout chez Betsy, née Wronsky et cousine germaine d’Alexis; celui-ci d’ailleurs se trouvait partout où il pouvait entrevoir Anna et lui parler de son amour. Elle ne faisait aucune avance, mais son cœur, en l’apercevant, débordait du même sentiment de plénitude, qui l’avait saisie la première fois près du wagon; cette joie, elle le sentait, se trahissait dans ses yeux, dans son sourire, mais elle n’avait pas la force de la dissimuler.
Anna crut sincèrement d’abord être mécontente de l’espèce de persécution que Wronsky se permettait à son égard; mais, un soir qu’elle vint dans une maison où elle pensait le rencontrer, et qu’il n’y parut pas, elle comprit clairement, à la douleur qui s’empara de son cœur, combien ses illusions étaient vaines, et combien cette obsession, loin de lui déplaire, formait l’intérêt dominant de sa vie.
Une cantatrice célèbre chantait pour la seconde fois, et toute la société de Pétersbourg était à l’Opéra; Wronsky y aperçut sa cousine et, sans attendre l’entr’acte, quitta le fauteuil qu’il occupait pour monter à sa loge.
«Pourquoi n’êtes-vous pas venu dîner? – lui demanda-t-elle; puis elle ajouta à demi-voix en souriant, et de façon à n’être entendue que de lui: – J’admire la seconde vue des amoureux, elle n’était pas là, mais revenez après l’Opéra.»
Wronsky la regarda comme pour l’interroger, et Betsy lui répondit d’un petit signe de tête; avec un sourire de remerciement, il s’assit près d’elle.
«Et toutes vos plaisanteries d’autrefois, que sont-elles devenues? – continua la princesse qui suivait, non sans un plaisir tout particulier, les progrès de cette passion. – Vous êtes pris, mon cher!
– C’est tout ce que je demande, répondit Wronsky en souriant de bonne humeur. Si je me plains, c’est de ne pas l’être assez, car, à dire vrai, je commence à perdre tout espoir.
– Quel espoir pouvez-vous bien avoir? dit Betsy en prenant le parti de son amie: entendons-nous… – Mais ses yeux éveillés disaient assez qu’elle comprenait tout aussi bien que lui en quoi consistait cet espoir.
– Aucun, répondit Wronsky en riant et en découvrant ses dents blanches et bien rangées. Pardon, continua-t-il, prenant la lorgnette des mains de sa cousine pour examiner par-dessus son épaule une des loges du rang opposé. Je crains de devenir ridicule.»
Il savait fort bien qu’aux yeux de Betsy, comme à ceux des gens de son monde, il ne courait aucun risque de ce genre; il savait parfaitement que, si un homme pouvait leur paraître tel en aimant sans espoir une jeune fille ou une femme non mariée, il ne l’était jamais en aimant une femme mariée et en risquant tout pour la séduire. Ce rôle-là était grand, intéressant, et c’est pourquoi Wronsky, en quittant sa lorgnette, regarda sa cousine avec un sourire qui se jouait sous sa moustache.
«Pourquoi n’êtes-vous pas venu dîner? lui dit-elle, sans pouvoir s’empêcher de l’admirer.
– J’ai été occupé. De quoi? C’est ce que je vous donne à deviner en cent, en mille; jamais vous ne devinerez. J’ai réconcilié un mari avec l’offenseur de sa femme. Oui, vrai!
– Et vous avez réussi?
– À peu près.
– Il faudra me raconter cela au premier entr’acte, dit-elle en se levant.
– C’est impossible, je vais au Théâtre français.
– Vous quittez Nilsson pour cela? – dit Betsy indignée; elle n’aurait su distinguer Nilsson de la dernière choriste.
– Je n’y peux rien: j’ai pris rendez-vous pour mon affaire de réconciliation.
– Bienheureux ceux qui aiment la justice, ils seront sauvés,» dit Betsy, se rappelant avoir entendu quelque part une parole semblable.
«C’est un peu vif, mais si drôle, que j’ai bien envie de vous le raconter, dit Wronsky en regardant les yeux éveillés de sa cousine; d’ailleurs, je ne nommerai personne…
– Je devinerai, tant mieux.
– Écoutez donc: deux jeunes gens en gaîté…
– Des officiers de votre régiment, naturellement.
– Je n’ai pas dit qu’ils fussent officiers, mais simplement des jeunes gens qui avaient bien déjeuné.
– Traduisez: gris.
– C’est possible… vont dîner chez un camarade; ils étaient d’humeur fort expansive. Ils voient une jeune femme en isvostchik les dépasser, se retourner et, à ce qu’il leur semble du moins, les regarder en riant: ils la poursuivent au galop. À leur grand étonnement, leur beauté s’arrête précisément devant la maison où ils se rendaient eux-mêmes; elle monte à l’étage supérieur, et ils n’aperçoivent que de jolies lèvres fraîches sous une voilette, et une paire de petits pieds.
– Vous parlez avec une animation qui me ferait croire que vous étiez de la partie.
– De quoi m’accusiez-vous tout à l’heure? Mes deux jeunes gens montent chez leur camarade, qui donnait un dîner d’adieu, et ces adieux les obligent à boire peut-être un peu plus qu’ils n’auraient dû. Ils questionnent leur hôte sur les habitants de la maison, il n’en sait rien seul: le domestique de leur ami répond à leur question: «Y a-t-il des mamselles au-dessus?» Il y en a beaucoup. – Après le dîner, les jeunes gens vont dans le cabinet de leur ami, et y écrivent une lettre enflammée à leur inconnue, pleine de protestations passionnées; ils la montent eux-mêmes, afin d’expliquer ce que la lettre pourrait avoir d’obscur.
– Pourquoi me racontez-vous des horreurs pareilles? – Après.
– Ils sonnent. Une bonne vient leur ouvrir, ils lui remettent la lettre en affirmant qu’ils sont prêts à mourir devant cette porte. La bonne, fort étonnée, parlemente, lorsque paraît un monsieur, rouge comme une écrevisse, avec des favoris en forme de boudins, qui les met à la porte sans cérémonie en déclarant qu’il n’y a dans l’appartement que sa femme.
– Comment savez-vous que ses favoris ressemblaient à des boudins? demanda Betsy.
– Vous allez voir. Aujourd’hui j’ai voulu conclure la paix.
– Eh bien, qu’en est-il advenu?
– C’est le plus intéressant de l’affaire. Il se trouve que ce couple heureux est celui d’un conseiller et d’une conseillère titulaire. Le conseiller titulaire a porté plainte et j’ai été forcé de servir de médiateur. Quel médiateur! Talleyrand, comparé à moi, n’était rien.
– Quelle difficulté avez-vous donc rencontrée?
– Voici. Nous avons commencé par nous excuser de notre mieux, ainsi qu’il convenait: «Nous sommes désespérés, avons-nous dit, de ce fâcheux malentendu.» Le conseiller titulaire a l’air de vouloir s’adoucir, mais il tient à exprimer ses sentiments, et aussitôt qu’il exprime ses sentiments, la colère le reprend, il dit des gros mots, et je suis obligé de recourir à mes talents diplomatiques: «Je conviens que leur conduite a été déplorable, mais veuillez remarquer qu’il s’agit d’une méprise: ils sont jeunes, et venaient de bien dîner. Vous comprenez. Maintenant ils se repentent du fond du cœur et vous supplient de pardonner leur erreur.» Le conseiller titulaire s’adoucit encore: «J’en conviens, monsieur le comte, et suis prêt à pardonner, mais vous concevez que ma femme, une honnête femme, a été exposée aux poursuites, aux grossièretés, aux insultes de mauvais garnements, de misé…» Et, les mauvais garnements étant présents, me voilà obligé de les calmer à leur tour, et pour cela de refaire de la diplomatie, et ainsi de suite; chaque fois que mon affaire est sur le point d’aboutir, mon conseiller titulaire reprend sa colère et sa figure rouge, ses boudins rentrent en mouvement et je me noie dans les finesses du négociateur.
– Ah! ma chère, il faut vous raconter cela! dit Betsy à une dame qui entrait dans sa loge. Il m’a tant amusée! – Eh bien, bonne chance,» ajouta-t-elle en tendant à Wronsky les doigts que son éventail laissait libres; et, faisant un geste des épaules pour empêcher son corsage de remonter, elle se replaça sur le devant de sa loge, sous la lumière du gaz, afin d’être plus en vue.
Wronsky alla retrouver au Théâtre français le colonel de son régiment, qui n’y manquait pas une seule représentation; il avait à lui parler de l’œuvre de pacification qui, depuis trois jours, l’occupait et l’amusait. Les héros de cette histoire étaient Pétritzky et un jeune prince Kédrof, nouvellement entré au régiment, un gentil garçon et un charmant camarade. Il s’agissait, et c’était là le point capital, des intérêts du régiment, car les deux jeunes gens faisaient partie de l’escadron de Wronsky.
Wenden, le conseiller titulaire, avait porté plainte au colonel contre ses officiers, pour avoir insulté sa femme. Celle-ci, racontait Wenden, mariée depuis cinq mois à peine, et dans une situation intéressante, avait été à l’église avec sa mère et, s’y étant sentie indisposée, avait pris le premier isvostchik venu pour rentrer au plus vite chez elle. Les officiers l’avaient poursuivie; elle était rentrée plus malade encore, par suite de l’émotion, et avait remonté son escalier en courant. Wenden lui-même revenait de son bureau, lorsqu’il entendit des voix succédant à un coup de sonnette; voyant qu’il avait affaire à deux officiers ivres, il les jeta à la porte. Il exigeait qu’ils fussent sévèrement punis.
«Vous avez beau dire, Pétritzky devient impossible, avait dit le commandant à Wronsky, lorsque sur sa demande celui-ci était venu le trouver. Il ne se passe pas de semaine sans quelque équipée. Ce monsieur offensé ira plus loin, il n’en restera pas là.»
Wronsky avait déjà compris l’inutilité d’un duel en pareille circonstance et la nécessité d’adoucir le conseiller titulaire et d’étouffer cette affaire. Le colonel l’avait fait appeler parce qu’il le savait homme d’esprit et soucieux de l’honneur de son régiment. C’était à la suite de leur consultation que Wronsky, accompagné de Pétritzky et de Kédrof, était allé porter leurs excuses au conseiller titulaire, espérant que son nom et ses aiguillettes d’aide de camp contribueraient à calmer l’offensé; Wronsky n’avait réussi qu’en partie, comme il venait de le raconter, et la réconciliation semblait encore douteuse.
Au théâtre, Wronsky emmena le colonel au foyer et lui raconta le succès, ou plutôt l’insuccès de sa mission. Réflexion faite, celui-ci résolut de laisser l’affaire où elle en était, mais ne put s’empêcher de rire en questionnant Wronsky.
«Vilaine histoire, mais bien drôle! Kédrof ne peut pourtant pas se battre avec ce monsieur! Et comment trouvez-vous Claire ce soir? Charmante!… dit-il en parlant d’une actrice française. On a beau la voir souvent, elle est toujours nouvelle. Il n’y a que les Français pour cela.»
La princesse Betsy quitta le théâtre sans attendre la fin du dernier acte. À peine eut-elle le temps d’entrer dans son cabinet de toilette pour mettre un nuage de poudre de riz sur son long visage pâle, arranger un peu sa toilette, et commander le thé au grand salon, que les voitures arrivèrent, et s’arrêtèrent au vaste perron de son palais de la grande Morskaïa. Le suisse monumental ouvrait sans bruit l’immense porte devant les visiteurs. La maîtresse de la maison, le teint et la coiffure rafraîchis, vint recevoir ses convives; les murs du grand salon étaient tendus d’étoffes sombres, et le sol couvert d’épais tapis; sur une table dont la nappe, d’une blancheur éblouissante, était vivement éclairée par de nombreuses bougies, se trouvait un samovar d’argent, avec un service à thé en porcelaine transparente.
La princesse prit place devant le samovar et ôta ses gants. Des laquais, habiles à transporter des sièges presque sans qu’on s’en aperçût, aidèrent tout le monde à s’asseoir et à se diviser en deux camps; l’un autour de la princesse, l’autre dans un coin du salon, autour d’une belle ambassadrice aux sourcils noirs, bien arqués, vêtue de velours noir. La conversation, comme il arrive au début d’une soirée, interrompue par l’arrivée de nouveaux visages, les offres de thé et les échanges de politesse, semblait chercher à se fixer.
«Elle est remarquablement belle comme actrice; on voit qu’elle a étudié Kaulbach, disait un diplomate dans le groupe de l’ambassadrice: Avez-vous remarqué comme elle est tombée?
– Je vous en prie, ne parlons pas de Nilsson! On ne peut plus rien en dire de nouveau, – dit une grosse dame blonde fort rouge, sans sourcils et sans chignon, habillée d’une robe de soie fanée: c’était la princesse Miagkaïa, célèbre pour la façon dont elle savait tout dire, et surnommée l’Enfant terrible à cause de son sans-gêne. La princesse était assise entre les deux groupes, écoutant ce qui se disait dans l’un ou dans l’autre, et y prenant également intérêt. – Trois personnes m’ont dit aujourd’hui cette même phrase sur Kaulbach. Il faut croire qu’on s’est donné le mot; et pourquoi cette phrase a-t-elle tant de succès?»
Cette observation coupa court à la conversation.
«Racontez-nous quelque chose d’amusant, mais qui ne soit pas méchant, – dit l’ambassadrice, qui possédait cet art de la causerie que les Anglais ont surnommé small talk; elle s’adressait au diplomate.
– On prétend qu’il n’y a rien de plus difficile, la méchanceté seule étant amusante, répondit celui-ci avec un sourire. J’essayerai cependant. Donnez-moi un thème, tout est là. Quand on tient le thème, rien n’est plus aisé que de broder dessus. J’ai souvent pensé que les célèbres causeurs du siècle dernier seraient bien embarrassés maintenant: de nos jours l’esprit est devenu ennuyeux.
– Vous n’êtes pas le premier à le dire,» interrompit en riant l’ambassadrice.»
La conversation débutait d’une façon trop anodine pour qu’elle pût longtemps continuer sur le même ton, et pour la ranimer il fallut recourir au seul moyen infaillible: la médisance.
«Ne trouvez-vous pas que Toushkewitch a quelque chose de Louis XV? dit quelqu’un en indiquant des yeux un beau jeune homme blond qui se tenait près de la table.
– Oh oui, il est dans le style du salon, c’est pourquoi il y vient souvent.»
Ce sujet de conversation se soutint, parce qu’il ne consistait qu’en allusions: on ne pouvait le traiter ouvertement, car il s’agissait de la liaison de Toushkewitch avec la maîtresse de la maison.
Autour du samovar, la causerie hésita longtemps entre les trois sujets inévitables: la nouvelle du jour, le théâtre et le jugement du prochain; c’est ce dernier qui prévalut.
«Avez-vous entendu dire que la Maltishef, la mère, et non la fille, se fait un costume de diable rose?
– Est-ce possible? non, c’est délicieux.
– Je m’étonne qu’avec son esprit, car elle en a, elle ne sente pas ce ridicule.» Chacun eut un mot pour critiquer et déchirer la malheureuse Maltishef, et la conversation s’anima, vive et pétillante comme fagot qui flambe.
Le mari de la princesse Betsy, un bon gros homme, collectionneur passionné de gravures, entra tout doucement à ce moment; il avait entendu dire que sa femme avait du monde, et voulait paraître au salon avant d’aller à son cercle. Il s’approcha de la princesse Miagkaïa qui, à cause des tapis, ne l’entendit pas venir.
«Avez-vous été content de la Nilsson? lui demanda-t-il.
– Peut-on effrayer ainsi les gens en tombant du ciel sans crier gare! s’écria-t-elle. Ne me parlez pas de l’Opéra, je vous en prie: vous n’entendez rien à la musique. Je préfère m’abaisser jusqu’à vous, et vous entretenir de vos gravures et de vos majoliques. Eh bien, quel trésor avez-vous récemment découvert?
– Si vous le désirez, je vous le montrerai; mais vous n’y comprendrez rien.
– Montrez toujours. Je fais mon éducation chez ces gens-là, comment les nommez-vous, les banquiers? ils ont des gravures superbes qu’ils nous ont montrées.
– Comment, vous êtes allés chez les Schützbourg? demanda de sa place, près du samovar, la maîtresse de la maison.
– Oui, ma chère. Ils nous ont invités, mon mari et moi, à dîner, et l’on m’a dit qu’il y avait à ce dîner une sauce qui avait coûté mille roubles, répondit la princesse Miagkaïa à haute voix, se sachant écoutée de tous; – et c’était même une fort mauvaise sauce, quelque chose de verdâtre. J’ai dû les recevoir à mon tour et leur ai fait une sauce de la valeur de quatre-vingt-cinq kopecks; tout le monde a été content. Je ne puis pas faire des sauces de mille roubles, moi!
– Elle est unique, dit Betsy.
– Étonnante!» ajouta quelqu’un.
La princesse Miagkaïa ne manquait jamais son effet, qui consistait à dire avec bon sens des choses fort ordinaires, qu’elle ne plaçait pas toujours à propos, comme dans ce cas; mais, dans le monde où elle vivait, ce gros bon sens produisait l’effet des plus fines plaisanteries; son succès l’étonnait elle-même, ce qui ne l’empêchait pas d’en jouir.
Profitant du silence qui s’était fait, la maîtresse de la maison voulut établir une conversation plus générale, et, s’adressant à l’ambassadrice:
«Décidément, vous ne voulez pas de thé? Venez donc par ici.
– Non, nous sommes bien dans notre coin, répondit celle-ci avec un sourire, en reprenant un entretien interrompu qui l’intéressait beaucoup: il s’agissait des Karénine, mari et femme.
– Anna est très changée depuis son voyage à Moscou. Elle a quelque chose d’étrange, disait une de ses amies.
– Le changement tient à ce qu’elle a amené à sa suite l’ombre d’Alexis Wronsky, dit l’ambassadrice.
– Qu’est-ce que cela prouve? Il y a bien un conte de Grimm où un homme, en punition de je ne sais quoi, est privé de son ombre. Je n’ai jamais bien compris ce genre de punition, mais peut-être est-il très pénible à une femme d’être privée d’ombre.
– Oui, mais les femmes qui ont des ombres finissent mal en général, dit l’amie d’Anna.
– Puissiez-vous avoir la pépie [6], s’écria tout à coup la princesse Miagkaïa en entendant ces mots. La Karénine est une femme charmante et que j’aime; en revanche, je n’aime pas son mari.
– Pourquoi donc ne l’aimez-vous pas? demanda l’ambassadrice. C’est un homme fort remarquable. Mon mari prétend qu’il y a en Europe peu d’hommes d’État de sa valeur.
– Mon mari prétend la même chose, mais je ne le crois pas, répondit la princesse; si nos maris n’avaient pas eu cette idée, nous aurions toujours vu Alexis Alexandrovitch tel qu’il est, et, selon moi, c’est un sot; je le dis tout bas, mais cela me met à l’aise. Autrefois, quand je me croyais tenue de lui trouver de l’esprit, je me considérais moi-même comme une bête, parce que je ne savais où découvrir cet esprit, mais aussitôt que j’ai dit, à voix basse s’entend, c’est un sot, tout s’est expliqué. – Quant à Anna, je ne vous l’abandonne pas: elle est aimable et bonne. Est-ce sa faute, la pauvre femme, si tout le monde est amoureux d’elle et si on la poursuit comme son ombre?
– Je ne me permets pas de la juger, dit l’amie d’Anna pour se disculper.
– Parce que personne ne nous suit comme nos ombres, cela ne prouve pas que nous ayons le droit de juger.»
Après avoir arrangé ainsi l’amie d’Anna, la princesse et l’ambassadrice se rapprochèrent de la table à thé, et prirent part à une conversation générale sur le roi de Prusse.
«Sur le compte de qui avez-vous dit des méchancetés? demanda Betsy.
– Sur les Karénine; la princesse nous a dépeint Alexis Alexandrovitch, répondit l’ambassadrice, s’asseyant près de la table en souriant.
– Il est fâcheux que nous n’ayons pu l’entendre, répondit Betsy en regardant du côté de la porte. – Ah! vous voilà enfin!» dit-elle en se tournant vers Wronsky, qui venait d’entrer.
Wronsky connaissait et rencontrait chaque jour toutes les personnes qu’il retrouvait ce soir chez sa cousine; il entra donc avec la tranquillité d’un homme qui revoit des gens qu’il vient à peine de quitter.
«D’où je viens? répondit-il à la question que lui fit l’ambassadrice. Il faut que je le confesse: des Bouffes, et toujours avec un nouveau plaisir, quoique ce soit bien pour la centième fois. C’est charmant. Il est humiliant de l’avouer, mais je dors à l’Opéra, tandis que je m’amuse aux Bouffes jusqu’à la dernière minute. Aujourd’hui…»
Il nomma une actrice française, mais l’ambassadrice l’arrêta avec une expression de terreur plaisante.
«Ne nous parlez pas de cette horreur!
– Je me tais, d’autant plus que vous la connaissez toutes, cette horreur.
– Et vous seriez toutes prêtes à courir après elle, si c’était admis comme l’Opéra,» ajouta la princesse Miagkaïa.
On entendit des pas près de la porte, et Betsy, persuadée qu’elle allait voir entrer Anna, regarda Wronsky. Lui aussi regardait du côté de la porte, et son visage avait une expression étrange de joie, d’attente et pourtant de crainte; il se souleva lentement de son siège. Anna parut. Elle traversa la courte distance qui la séparait de la maîtresse de la maison, d’un pas rapide, léger et décidé, qui la distinguait de toutes les autres femmes de son monde; comme d’habitude, elle se tenait extrêmement droite, et, le regard fixé sur Betsy, alla lui serrer la main en souriant, puis, avec le même sourire, elle se tourna vers Wronsky. Celui-ci salua profondément et lui avança une chaise.
Anna inclina légèrement la tête, et rougit d’un air un peu contrarié; quelques personnes amies vinrent lui serrer la main; elle les accueillit avec animation, et, se tournant vers Betsy:
«Je viens de chez la comtesse Lydie, j’aurais voulu venir plus tôt, mais j’ai été retenue. Il y avait là sir John: il est très intéressant.
– Ah! le missionnaire?
– Oui, il raconte des choses bien curieuses sur sa vie aux Indes.»
La conversation, que l’entrée d’Anna avait interrompue, vacilla de nouveau, comme le feu d’une lampe prête à s’éteindre.
«Sir John!
– Oui, je l’ai vu. Il parle bien. La Wlatief en est positivement amoureuse.
– Est-il vrai que la plus jeune des Wlatief épouse Tapof?
– On prétend que c’est une chose décidée.
– Je m’étonne que les parents y consentent.
– C’est un mariage de passion, à ce qu’on dit.
– De passion? où prenez-vous des idées aussi antédiluviennes? qui parle de passion de nos jours? dit l’ambassadrice.
– Hélas, cette vieille mode si ridicule se rencontre toujours, dit Wronsky.
– Tant pis pour ceux qui la conservent: je ne connais, en fait de mariages heureux, que les mariages de raison.
– Oui, mais n’arrive-t-il pas souvent que ces mariages de raison tombent en poussière, précisément à cause de cette passion que vous méconnaissez?
– Entendons-nous: ce que nous appelons un mariage de raison est celui qu’on fait lorsque des deux parts on a jeté sa gourme. L’amour est un mal par lequel il faut avoir passé, comme la scarlatine.
– Dans ce cas, il serait prudent de recourir à un moyen artificiel de l’inoculer, pour s’en préserver comme de la petite vérole.
– Dans ma jeunesse, j’ai été amoureuse d’un sacristain: je voudrais bien savoir si cela m’a rendu service.
– Non, sans plaisanterie, je crois que pour bien connaître l’amour il faut, après s’être trompé une fois, pouvoir réparer son erreur.
– Même après le mariage? demanda l’ambassadrice en riant.
– «It is never too late to mend,» dit le diplomate en citant un proverbe anglais.
– Justement, interrompit Betsy: se tromper d’abord pour rentrer dans le vrai ensuite. Qu’en dites-vous?» demanda-t-elle en se tournant vers Anna qui écoutait la conversation avec un sourire.
Wronsky la regarda, et attendit sa réponse avec un violent battement de cœur; quand elle eut parlé, il respira comme délivré d’un danger.
«Je crois, dit Anna en jouant avec son gant, que s’il y a autant d’opinions que de têtes, il y a aussi autant de façons d’aimer qu’il y a de cœurs.»
Elle se retourna brusquement vers Wronsky.
«J’ai reçu une lettre de Moscou. On m’écrit que Kitty Cherbatzky est très malade.
– Vraiment?» dit Wronsky d’un air sombre.
Anna le regarda sévèrement.
«Cela vous est indifférent?
– Au contraire, cela me touche beaucoup. Que vous écrit-on de particulier, s’il m’est permis de le demander?»
Anna se leva et s’approcha de Betsy.
«Voulez-vous me donner une tasse de thé,» dit-elle en s’appuyant sur sa chaise.
Pendant que Betsy versait le thé, Wronsky s’approcha d’Anna.
«Que vous écrit-on?
– J’ai souvent pensé que, si les hommes prétendaient savoir agir avec noblesse, c’est en réalité une phrase vide de sens, dit Anna sans lui répondre directement. – Il y a longtemps que je voulais vous le dire, ajouta-t-elle en se dirigeant vers une table chargée d’albums.
– Je ne comprends pas bien ce que signifient vos paroles,» dit-il en lui offrant sa tasse.
Elle jeta un regard sur le divan près d’elle, et il s’y assit aussitôt.
«Oui, je voulais vous le dire, continua-t-elle sans le regarder, vous avez mal agi, très mal.
– Croyez-vous que je ne le sente pas? Mais à qui la faute?
– Pourquoi me dites-vous cela? dit-elle avec un regard sévère.
– Vous le savez bien,» répondit-il en supportant le regard d’Anna sans baisser les yeux.
Ce fut elle qui se troubla.
«Ceci prouve simplement que vous n’avez pas de cœur, – dit-elle. Mais ses yeux exprimaient le contraire.
– Ce dont vous parliez tout à l’heure était une erreur, non de l’amour.
– Souvenez-vous que je vous ai défendu de prononcer ce mot, ce vilain mot, – dit Anna en tressaillant; et aussitôt elle comprit que par ce seul mot «défendu» elle se reconnaissait de certains droits sur lui, et semblait l’encourager à parler. – Depuis longtemps je voulais m’entretenir avec vous, continua-t-elle en le regardant bien en face et d’un ton ferme, quoique ses joues fussent brûlantes de rougeur. – Je suis venue aujourd’hui tout exprès, sachant que je vous rencontrerais. Il faut que tout ceci finisse. Je n’ai jamais eu à rougir devant personne, et vous me causez le chagrin pénible de me sentir coupable.»
Il la regardait, frappé de l’expression élevée de sa beauté.
«Que voulez-vous que je fasse? répondit-il simplement et sérieusement.
– Je veux que vous alliez à Moscou implorer le pardon de Kitty.
– Vous ne voulez pas cela?»
Il sentait qu’elle s’efforçait de dire une chose, mais qu’elle en souhaitait une autre.
«Si vous m’aimez comme vous le dites, murmura-t-elle, faites que je sois tranquille.»
Le visage de Wronsky s’éclaircit.
«Ne savez-vous pas que vous êtes ma vie? mais je ne connais plus la tranquillité et ne saurais vous la donner. Me donner tout entier, donner mon amour, oui. Je ne puis vous séparer de moi par la pensée. Vous et moi ne faisons qu’un, à mes yeux. Je ne vois aucun moyen de tranquillité ni pour vous, ni pour moi dans l’avenir. Je ne vois en perspective que le malheur, le désespoir ou le bonheur, et quel bonheur! Est-il vraiment impossible?» murmura-t-il des lèvres, sans oser prononcer les mots; mais elle l’entendit.
Toutes les forces de son intelligence semblaient n’avoir d’autre but que de répondre comme son devoir l’exigeait; mais, au lieu de parler, elle le regardait les yeux pleins d’amour, et se tut.
«Mon Dieu, pensa-t-il avec transport, au moment où je désespérais, où je croyais n’y jamais parvenir, le voilà l’amour! elle m’aime, c’est un aveu!
– Faites cela pour moi, soyons bons amis et ne me parlez plus jamais ainsi, – dirent ses paroles; son regard parlait différemment.
– Jamais nous ne serons amis, vous le savez vous-mêmes. Serons-nous les plus heureux ou les plus malheureux des êtres? c’est à vous d’en décider.»
Elle voulut parler, mais il l’interrompit.
«Tout ce que je demande, c’est le droit d’espérer et de souffrir comme en ce moment; si c’est impossible, ordonnez-moi de disparaître et je disparaîtrai. Jamais vous ne me verrez plus si ma présence vous est pénible.
– Je ne vous chasse pas.
– Alors ne changez rien, laissez les choses telles qu’elles sont, dit-il d’une voix tremblante. Voilà votre mari».
Effectivement Alexis Alexandrovitch entrait en ce moment au salon avec son air calme et sa démarche disgracieuse.
Il s’approcha de la maîtresse de la maison, jeta en passant un regard sur Anna et Wronsky, s’assit près de la table à thé, et de sa voix lente et bien accentuée, souriant de ce sourire qui semblait toujours se moquer de quelqu’un ou de quelque chose, il dit en regardant l’assemblée:
«Votre Rambouillet est au complet. Les Grâces et les Muses!»
Mais la princesse Betsy, qui ne pouvait souffrir ce ton persifleur, «sneering», comme elle disait, l’amena bien vite, en maîtresse de maison consommée, à aborder une question sérieuse. Le service obligatoire fut mis sur le tapis, et Alexis Alexandrovitch le défendit avec vivacité contre les attaques de Betsy.
Wronsky et Anna restaient près de leur petite table.
«Cela devient inconvenant, dit une dame à voix basse en désignant du regard Karénine, Anna et Wronsky.
– Que vous disais-je?» dit l’amie d’Anna.
Ces dames ne furent pas seules à faire cette observation; la princesse Miagkaïa et Betsy elles-mêmes jetèrent les yeux plus d’une fois du côté où ils étaient isolés; seul Alexis Alexandrovitch ne les regarda pas, ni ne se laissa distraire de l’intéressante conversation qu’il avait entamée.
Betsy, remarquant le mauvais effet produit par ses amis, manœuvra de façon à se faire momentanément remplacer pour donner la réplique à Alexis Alexandrovitch, et s’approcha d’Anna.
«J’admire toujours la netteté et la clarté de langage de votre mari, dit-elle: les questions les plus transcendantes me semblent accessibles quand il parle.
– Oh oui!» répondit Anna, ne comprenant pas un mot de ce que disait Betsy, et, rayonnante de bonheur, elle se leva, s’approcha de la grande table et se mêla à la conversation générale.
Au bout d’une demi-heure, Alexis Alexandrovitch proposa à sa femme de rentrer, mais elle répondit, sans le regarder, qu’elle voulait rester à souper. Alexis Alexandrovitch prit congé de la société et partit…
Le vieux cocher des Karénine, un gros tatare, vêtu de son imperméable, retenait avec peine, devant le perron, ses chevaux excités par le froid. Un laquais tenait la portière du coupé. Le suisse, debout près de la porte d’entrée, la gardait grande ouverte, et Anna écoutait avec transport ce que lui murmurait Wronsky, tout en détachant d’une main nerveuse la dentelle de sa manche qui s’était attachée à l’agrafe de sa pelisse.
«Vous ne vous êtes engagée à rien, j’en conviens, lui disait Wronsky tout en l’accompagnant à sa voiture, mais vous savez que ce n’est pas de l’amitié que je demande: pour moi, le seul bonheur de ma vie sera contenu dans ce mot qui vous déplaît si fort: l’amour.
– L’amour,» répéta-t-elle lentement, comme si elle se fût parlé à elle-même; puis, étant arrivée à détacher sa dentelle, elle dit tout à coup: «Ce mot me déplaît parce qu’il a pour moi un sens plus profond et beaucoup plus grave que vous ne pouvez l’imaginer. Au revoir,» ajouta-t-elle en le regardant bien en face.
Elle lui tendit la main et d’un pas rapide passa devant le suisse et disparut dans sa voiture.
Ce regard, ce serrement de main bouleversèrent Wronsky. Il baisa la paume de sa main que ses doigts avaient touchée, et rentra chez lui avec la conviction bienheureuse que cette soirée l’avait plus rapproché du but rêvé que les deux mois précédents.
Alexis Alexandrovitch n’avait rien trouvé d’inconvenant à ce que sa femme se fût entretenue avec Wronsky en tête-à-tête d’une façon un peu animée; mais il lui sembla que d’autres personnes avaient paru étonnées, et il résolut d’en faire l’observation à Anna.
Comme d’ordinaire en rentrant chez lui, Alexis Alexandrovitch passa dans son cabinet, s’y installa dans son fauteuil, ouvrit son livre à l’endroit marqué par un couteau à papier, et lut un article sur le papisme jusqu’à une heure du matin. De temps en temps il passait la main sur son front et secouait la tête comme pour en chasser une pensée importune. À l’heure habituelle, il fit sa toilette de nuit. Anna n’était pas encore rentrée. Son livre sous le bras, il se dirigea vers sa chambre; mais, au lieu de ses préoccupations ordinaires sur les affaires de son service, il pensa à sa femme et à l’impression désagréable qu’il avait éprouvée à son sujet. Incapable de se mettre au lit, il marcha de long en large, les bras derrière le dos, ne pouvant se résoudre à se coucher sans avoir mûrement réfléchi aux incidents de la soirée.
Au premier abord, Alexis Alexandrovitch trouva simple et naturel d’adresser une observation à sa femme; mais, en y réfléchissant, il lui sembla que ces incidents étaient d’une complication fâcheuse. Karénine n’était pas jaloux. Un mari, selon lui, offensait sa femme en lui témoignant de la jalousie; mais pourquoi cette confiance en ce qui concernait sa jeune femme, et pourquoi, lui, devait-il être convaincu qu’elle l’aimerait toujours? C’est ce qu’il ne se demandait pas. N’ayant jamais connu jusque-là ni soupçons ni doutes, il se disait qu’il garderait une confiance entière. Pourtant, tout en demeurant dans ces sentiments, il se sentait en face d’une situation illogique et absurde qui le trouvait désarmé. Jusqu’ici il ne s’était trouvé aux prises avec les difficultés de la vie que dans la sphère de son service officiel; l’impression qu’il éprouvait maintenant était celle d’un homme passant tranquillement sur un pont au-dessus d’un précipice, et s’apercevant tout à coup que le pont est démonté et le gouffre béant sous ses pieds. Ce gouffre était pour lui la vie réelle, et le pont, l’existence artificielle qu’il avait seule connue jusqu’à ce jour. L’idée que sa femme pût aimer un autre que lui, le frappait pour la première fois et le terrifiait.
Sans songer à se déshabiller, il continua à marcher d’un pas régulier sur le parquet sonore, traversant successivement la salle à manger éclairée d’une seule lampe, le salon obscur, où un faible rayon de lumière tombait sur son grand portrait récemment peint, le boudoir de sa femme, où brûlaient deux bougies au-dessus des bibelots coûteux de sa table à écrire et des portraits de ses parents et amis. Arrivé à la porte de la chambre à coucher, il retourna sur ses pas.
De temps en temps il s’arrêtait et se disait: «Oui, il faut absolument couper court à tout cela, prendre un parti, lui dire ma manière de voir; mais que lui dire? et quel parti prendre? Que s’est-il passé, au bout du compte? rien. Elle a causé longtemps avec lui… mais avec qui une femme ne cause-t-elle pas dans le monde? Me montrer jaloux pour si peu serait humiliant pour nous deux.»
Mais ce raisonnement, qui au premier abord lui avait paru concluant, lui semblait tout à coup sans valeur. De la porte de la chambre à coucher il se dirigea vers la salle à manger, puis, traversant le salon obscur, il crut entendre une voix lui murmurer: «Puisque d’autres ont paru étonnés, c’est qu’il y a là quelque chose… Oui, il faut couper court à tout cela, prendre un parti… lequel?»
Ses pensées, comme son corps, décrivaient le même cercle, et il ne rencontrait aucune idée nouvelle. Il s’en aperçut, passa la main sur son front, et s’assit dans le boudoir.
Là, en regardant la table à écrire d’Anna avec son buvard en malachite, et un billet inachevé, ses pensées prirent un autre cours; il pensa à elle, à ce qu’elle pouvait éprouver. Son imagination lui présenta la vie de sa femme, les besoins de son esprit et de son cœur, ses goûts, ses désirs; et l’idée qu’elle pouvait, qu’elle devait avoir une existence personnelle, indépendante de la sienne, le saisit si vivement qu’il s’empressa de la chasser. C’était le gouffre qu’il n’osait sonder du regard. Entrer par la réflexion et le sentiment dans l’âme d’autrui lui était une chose inconnue et lui paraissait dangereux.
«Et ce qu’il y a de plus terrible, pensa-t-il, c’est que cette inquiétude insensée me prend au moment de mettre la dernière main à mon œuvre (le projet qu’il voulait faire passer), lorsque j’ai le plus besoin de toutes les forces de mon esprit, de tout mon calme. Que faire à cela? Je ne suis pas de ceux qui ne savent pas regarder leur mal en face. Il faut réfléchir, prendre un parti et me délivrer de ce souci, dit-il à haute voix. Je ne me reconnais pas le droit de scruter ses sentiments, de m’immiscer en ce qui se passe ou ne se passe pas dans son âme: c’est l’affaire de sa conscience et le domaine de la religion,» se dit-il, tout soulagé d’avoir trouvé une loi qu’il pût appliquer aux circonstances qui venaient de surgir.
«Ainsi, continua-t-il, les questions relatives à ses sentiments sont des questions de conscience auxquelles je n’ai pas à toucher. Mon devoir se dessine clairement. Obligé, comme chef de famille, de la diriger, de lui indiquer les dangers que j’entrevois, responsable que je suis de sa conduite, je dois au besoin user de mes droits.»
Et Alexis Alexandrovitch fit mentalement un plan de ce qu’il devait dire à sa femme, tout en regrettant la nécessité d’employer son temps et ses forces intellectuelles à des affaires de ménage; malgré lui, ce plan prit dans sa tête la forme nette, précise et logique d’un rapport.
«Je dois lui faire sentir ce qui suit: 1° la signification et l’importance de l’opinion publique; 2° le sens religieux du mariage; 3° les malheurs qui peuvent rejaillir sur son fils; 4° les malheurs qui peuvent l’atteindre elle-même.» Et Alexis Alexandrovitch serra ses mains l’une contre l’autre en faisant craquer les jointures de ses doigts. Ce geste, une mauvaise habitude, le calmait et l’aidait à reprendre l’équilibre moral dont il avait si grand besoin.
Un bruit de voiture se fit entendre devant la maison, et Alexis Alexandrovitch s’arrêta au milieu de la salle à manger. Des pas de femme montaient l’escalier. Son discours tout prêt, il resta là, debout, serrant ses doigts pour les faire craquer encore: une jointure craqua. Quoique satisfait de son petit discours, il eut peur, la sentant venir, de ce qui allait se passer.
Anna entra, jouant avec les glands de son bashlik, et la tête baissée; son visage rayonnait, mais pas de joie; c’était plutôt le rayonnement terrible d’un incendie par une nuit obscure. Quand elle aperçut son mari, elle leva la tête, et sourit comme si elle se fût éveillée.
«Tu n’es pas au lit? quel miracle! – dit-elle en se débarrassant de son bashlik, et, sans s’arrêter, elle passa dans son cabinet de toilette, criant à son mari du seuil de la porte: – Il est tard, Alexis Alexandrovitch.
– Anna, j’ai besoin de causer avec toi.
– Avec moi! dit-elle étonnée en entrant dans la salle et en le regardant. Qu’y a-t-il? À quel propos? demanda-t-elle en s’asseyant. Eh bien! causons, puisque c’est si nécessaire, mais il vaudrait mieux dormir.»
Anna disait ce qui lui venait à l’esprit, s’étonnant elle-même de mentir si facilement; ses paroles étaient toutes naturelles, elle semblait réellement avoir envie de dormir; elle se sentait soutenue, poussée par une force invisible et revêtue d’une impénétrable armure de mensonge.
«Anna, il faut que je te mette sur tes gardes.
– Sur mes gardes? Pourquoi?»
Elle le regarda si gaiement, si simplement, que, pour quelqu’un qui ne l’eût pas connue comme son mari, le ton de sa voix aurait paru parfaitement normal. Mais pour lui, qui savait qu’il ne pouvait déroger à aucune de ses habitudes sans qu’elle en demandât la cause, qui savait que le premier mouvement d’Anna était toujours de lui communiquer ses plaisirs et ses peines, pour lui, le fait qu’elle ne voulût rien remarquer de son agitation, ni parler d’elle-même, était très significatif. Cette âme, ouverte pour lui autrefois, lui semblait maintenant close. Il sentait même, au ton qu’elle prenait, qu’elle ne le dissimulait pas, et qu’elle disait ouvertement: «Oui, c’est ainsi que cela doit être, et que cela sera désormais.» Il se fit l’effet d’un homme qui rentrerait chez lui pour trouver sa maison barricadée. «Peut-être la clef se retrouvera-t-elle encore,» pensa Alexis Alexandrovitch.
«Je veux te mettre en garde, dit-il d’une voix calme, contre l’interprétation qu’on peut donner dans le monde à ton imprudence et à ton étourderie: ta conversation trop animée ce soir avec le comte Wronsky (il prononça ce nom lentement et avec fermeté) a attiré sur toi l’attention.»
Il parlait en regardant les yeux rieurs mais impénétrables d’Anna et, tout en parlant, sentait avec terreur que ses paroles étaient inutiles et oiseuses.
«Tu es toujours ainsi, dit-elle comme si elle n’y comprenait absolument rien, et n’attachait d’importance qu’à une partie de la phrase. Tantôt il t’est désagréable que je m’ennuie, et tantôt que je m’amuse. Je ne me suis pas ennuyée ce soir; cela te blesse?»
Alexis Alexandrovitch tressaillit, il serra encore ses mains pour les faire craquer.
«Je t’en supplie, laisse tes mains tranquilles, je déteste cela, dit-elle.
– Anna, est-ce bien toi? dit Alexis Alexandrovitch en faisant doucement un effort sur lui-même pour arrêter le mouvement de ses mains.
– Mais, enfin, qu’y a-t-il? demanda-t-elle avec un étonnement sincère et presque comique. Que veux-tu de moi?»
Alexis Alexandrovitch se tut, et passa la main sur son front et ses paupières. Il sentait qu’au lieu d’avertir sa femme de ses erreurs aux yeux du monde il s’inquiétait malgré lui de ce qui se passait dans la conscience de celle-ci, et se heurtait peut-être à un obstacle imaginaire.
«Voici ce que je voulais te dire, reprit-il froidement et tranquillement, et je te prie de m’écouter jusqu’au bout. Je considère, tu le sais, la jalousie comme un sentiment blessant et humiliant, auquel je ne me laisserai jamais entraîner; mais il y a certaines barrières sociales qu’on ne franchit pas impunément. Aujourd’hui, à en juger par l’impression que tu as produite, – ce n’est pas moi, c’est tout le monde qui l’a remarqué, – tu n’as pas eu une tenue convenable.
– Décidément je n’y suis plus,» dit Anna en haussant les épaules. «Cela lui est parfaitement égal, pensa-t-elle, il ne redoute que les observations du monde. – Tu es malade, Alexis Alexandrovitch,» ajouta-t-elle en se levant pour s’en aller; mais il l’arrêta en s’avançant vers elle.
Jamais Anna ne lui avait vu une physionomie si sombre et si déplaisante; elle resta debout, baissant la tête de côté pour retirer d’une main agile les épingles à cheveux de sa coiffure.
«Eh bien, j’écoute, dit-elle tranquillement d’un ton moqueur; j’écouterai même avec intérêt, parce que je voudrais comprendre de quoi il s’agit.»
Elle s’étonnait elle-même du ton assuré et naturellement calme qu’elle prenait, ainsi que du choix de ses mots.
«Je n’ai pas le droit d’entrer dans tes sentiments. Je le crois inutile et même dangereux, commença Alexis Alexandrovitch; en creusant trop profondément dans nos âmes, nous risquons d’y toucher à ce qui pourrait passer inaperçu. Tes sentiments regardent ta conscience; mais je suis obligé vis-à-vis de toi, de moi, de Dieu, de te rappeler tes devoirs. Nos vies sont unies, non par les hommes, mais par Dieu. Un crime seul peut rompre ce lien, et un crime semblable entraîne après lui sa punition.
– Je n’y comprends rien, et bon Dieu que j’ai sommeil, pour mon malheur! dit Anna en continuant à défaire ses cheveux et à retirer les dernières épingles.
– Anna, au nom du ciel, ne parle pas ainsi, dit-il doucement. Je me trompe peut-être, mais crois bien que ce que je te dis est autant pour toi que pour moi: je suis ton mari et je t’aime.»
Le visage d’Anna s’assombrit un moment, et l’éclair moqueur de ses yeux s’éteignit; mais le mot «aimer» l’irrita. «Aimer, pensa-t-elle, sait-il seulement ce que c’est? Est-ce qu’il peut aimer? S’il n’avait pas entendu parler d’amour, il aurait toujours ignoré ce mot.»
«Alexis Alexandrovitch, je ne te comprends vraiment pas, dit-elle: explique-moi ce que tu trouves…
– Permets-moi d’achever. Je t’aime, mais je ne parle pas pour moi; les principaux intéressés sont ton fils et toi-même. Il est fort possible, je le répète, que mes paroles te semblent inutiles et déplacées, peut-être sont-elles le résultat d’une erreur de ma part: dans ce cas, je te prie de m’excuser; mais si tu sens toi-même qu’il y a un fondement quelconque à mes observations, je te supplie d’y réfléchir et, si le cœur t’en dit, de t’ouvrir à moi.»
Alexis Alexandrovitch, sans le remarquer, disait tout autre chose que ce qu’il avait préparé.
«Je n’ai rien à te dire, et, ajouta-t-elle vivement en dissimulant avec peine un sourire, il est vraiment temps de dormir.»
Alexis Alexandrovitch soupira et, sans rien ajouter, se dirigea vers sa chambre à coucher.
Quand elle y entra à son tour, il était couché. Ses lèvres étaient serrées d’un air sévère et ses yeux ne la regardaient pas. Anna se coucha, croyant toujours qu’il lui parlerait; elle le craignait et le désirait tout à la fois; mais il se tut.
Elle attendit longtemps sans bouger et finit par l’oublier; elle pensait à un autre, dont l’image remplissait son cœur d’émotion et de joie coupable. Tout à coup elle entendit un ronflement régulier et calme; Alexis Alexandrovitch sembla s’en effrayer lui-même et s’arrêta. Mais, au bout d’un instant, le ronflement retentit de nouveau, tranquille et régulier.
«Trop tard, trop tard,» pensa-t-elle avec un sourire. Elle resta longtemps ainsi, immobile, les yeux ouverts et croyant les sentir briller dans l’obscurité.
À partir de cette soirée, une vie nouvelle commença pour Alexis Alexandrovitch et sa femme. Rien de particulier en apparence: Anna continuait à aller dans le monde, surtout chez la princesse Betsy, et à rencontrer Wronsky partout; Alexis Alexandrovitch s’en apercevait sans pouvoir l’empêcher. À chacune de ses tentatives d’explication, elle opposait un étonnement rieur absolument impénétrable.
Rien n’était changé extérieurement, mais leurs rapports l’étaient du tout au tout. Alexis Alexandrovitch, si fort quand il s’agissait des affaires de l’État, se sentait ici impuissant. Il attendait le coup final, tête baissée et résigné comme un bœuf à l’abattoir. Lorsque ces pensées lui revenaient, il se disait qu’il fallait essayer encore une fois ce que la bonté, la tendresse, le raisonnement pourraient pour sauver Anna et la ramener; chaque jour il se proposait de lui parler; mais, aussitôt qu’il tentait de le faire, le même esprit de mal et de mensonge qui la possédait s’emparait également de lui, et il parlait autrement qu’il n’aurait voulu le faire. Involontairement il reprenait un ton de persiflage et semblait se moquer de ceux qui auraient parlé comme lui. Ce n’était pas sur ce ton-là que les choses qu’il avait à dire pouvaient être exprimées…
Ce qui pour Wronsky avait été pendant près d’un an le but unique et suprême de la vie, pour Anna un rêve de bonheur, d’autant plus enchanteur qu’il lui paraissait invraisemblable et terrible, s’était réalisé. Pâle et tremblant, il était debout près d’elle, et la suppliait de se calmer sans savoir comment et pourquoi.
«Anna, Anna! disait-il d’une voix émue, Anna, au nom du ciel!» Mais plus il élevait la voix, plus elle baissait la tête. Cette tête jadis si fière et si gaie, maintenant si humiliée! elle l’aurait abaissée jusqu’à terre, du divan où elle était assise, et serait tombée sur le tapis s’il ne l’avait soutenue.
«Mon Dieu, pardonne-moi!» sanglotait-elle en lui serrant la main contre sa poitrine.
Elle se trouvait si criminelle et si coupable qu’il ne lui restait plus qu’à s’humilier et à demander grâce, et c’était de lui qu’elle implorait son pardon, n’ayant plus que lui au monde. En le regardant, son abaissement lui apparaissait d’une façon si palpable qu’elle ne pouvait prononcer d’autre parole. Quant à lui, il se sentait pareil à un assassin devant le corps inanimé de sa victime. Le corps immolé par eux, c’était leur amour, la première phase de leur amour. Il y avait quelque chose de terrible et d’odieux au souvenir de ce qu’ils avaient payé du prix de leur honte.
Le sentiment de la déchéance morale qui écrasait Anna s’empara de Wronsky. Mais, quelle que soit l’horreur du meurtrier devant le cadavre de sa victime, il faut le cacher et profiter au moins du crime commis. Et tel que le coupable qui se jette sur le cadavre avec rage, et l’entraîne pour le mettre en pièces, lui, il couvrait de baisers la tête et les épaules de son amie. Elle lui tenait la main et ne bougeait pas; oui, ces baisers, elle les avait achetés au prix de son honneur, et cette main qui lui appartenait pour toujours était celle de son complice: elle souleva cette main et la baisa. Wronsky tomba à ses genoux, cherchant à voir ce visage qu’elle cachait sans vouloir parler. Enfin elle se leva avec effort et le repoussa:
«Tout est fini; il ne me reste plus que toi, ne l’oublie pas.
– Comment oublierai-je ce qui fait ma vie! Pour un instant de ce bonheur…
– Quel bonheur! s’écria-t-elle avec un sentiment de dégoût et de terreur si profond, qu’elle lui communiqua cette terreur. Au nom du ciel, pas un mot, pas un mot de plus!»
Elle se leva vivement et s’éloigna de lui.
«Pas un mot de plus!» répétait-elle avec une morne expression de désespoir qui le frappa étrangement, et elle sortit.
Au début de cette vie nouvelle, Anna sentait l’impossibilité d’exprimer la honte, la frayeur, la joie qu’elle éprouvait; plutôt que de rendre sa pensée par des paroles insuffisantes ou banales, elle préférait se taire. Plus tard, les mots propres à définir la complexité de ses sentiments ne lui vinrent pas davantage, ses pensées mêmes ne traduisaient pas les impressions de son âme. «Non, disait-elle, je ne puis réfléchir à tout cela maintenant: plus tard, quand je serai plus calme.» Mais ce calme de l’esprit ne se produisait pas; chaque fois que l’idée lui revenait de ce qui avait eu lieu, de ce qui arriverait encore, de ce qu’elle deviendrait, elle se sentait prise de peur et repoussait ces pensées.
«Plus tard, plus tard, répétait-elle, quand je serai plus calme.»
En revanche, quand pendant son sommeil elle perdait tout empire sur ses réflexions, sa situation lui apparaissait dans son affreuse réalité; presque chaque nuit elle faisait le même rêve. Elle rêvait que tous deux étaient ses maris et se partageaient ses caresses. Alexis Alexandrovitch pleurait en lui baisant les mains et en disant: «Que nous sommes heureux maintenant.» Et Alexis Wronsky, lui aussi, était son mari. Elle s’étonnait d’avoir cru que ce fût impossible, riait en leur expliquant que tout allait se simplifier, et que tous deux désormais seraient contents et heureux. Mais ce rêve l’oppressait comme un cauchemar et elle se réveillait épouvantée.
Dans les premiers temps qui suivirent son retour de Moscou, chaque fois qu’il arrivait à Levine de rougir et de tressaillir en se rappelant la honte du refus qu’il avait essuyé, il se disait: «C’est ainsi que je souffrais, et que je me croyais un homme perdu lorsque j’ai manqué mon examen de physique, puis lorsque j’ai compromis l’affaire de ma sœur qui m’avait été confiée. Et maintenant? Maintenant les années ont passé et je me rappelle ces désespoirs avec étonnement. Il en sera de même de ma douleur d’aujourd’hui: le temps passera et j’y deviendrai indifférent.»
Mais trois mois s’écoulèrent et l’indifférence ne venait pas, et comme aux premiers jours ce souvenir lui restait une souffrance. Ce qui le troublait, c’est qu’après avoir tant rêvé la vie de famille, s’y être cru si bien préparé, non seulement il ne s’était pas marié, mais il se trouvait plus loin que jamais du mariage. C’était d’une façon presque maladive qu’il sentait, comme tous ceux qui l’entouraient, qu’il n’est pas bon à l’homme de vivre seul. Il se rappelait qu’avant son départ pour Moscou il avait dit une fois à son vacher Nicolas, un paysan naïf avec lequel il causait volontiers: «Sais-tu, Nicolas? J’ai envie de me marier.» Sur quoi Nicolas avait aussitôt répondu sans hésitation: «Il y a longtemps que cela devrait être fait. Constantin Dmitritch.»
Et jamais il n’avait été si éloigné du mariage! C’est que la place était prise, et s’il lui arrivait de songer à quelque jeune fille de sa connaissance, il sentait l’impossibilité de remplacer Kitty dans son cœur; les souvenirs du passé le tourmentaient d’ailleurs encore. Il avait beau se dire qu’après tout il n’avait commis aucun crime, il rougissait de ces souvenirs à l’égal de ceux qui lui semblaient les plus honteux dans sa vie. Le sentiment de son humiliation, si peu grave qu’elle fût, pesait beaucoup plus sur sa conscience qu’aucune des mauvaises actions de son passé. C’était une blessure qui ne voulait pas se cicatriser.
Le temps et le travail firent cependant leur œuvre; les impressions pénibles furent peu à peu effacées par les événements importants (malgré leur apparence modeste) de la vie de campagne; chaque semaine emporta quelque chose du souvenir de Kitty; il en vint même à attendre avec impatience la nouvelle de son mariage, espérant que cette nouvelle le guérirait à la façon d’une dent qu’on arrache.
Le printemps arriva, beau, amical, sans traîtrise ni fausses promesses: un de ces printemps dont se réjouissent les plantes et les animaux, aussi bien que les hommes. Cette saison splendide donna à Levine une nouvelle ardeur; elle confirma sa résolution de s’arracher au passé pour organiser sa vie solitaire dans des conditions de fixité et d’indépendance. Les plans qu’il avait formés en rentrant à la campagne n’avaient pas tous été réalisés, mais le point essentiel, la chasteté de sa vie, n’avait reçu aucune atteinte; il osait regarder ceux qui l’entouraient, sans que la honte d’une chute l’humiliât dans sa propre estime. Vers le mois de février, Maria Nicolaevna lui avait écrit pour lui dire que l’état de son frère empirait, sans qu’il fût possible de le déterminer à se soigner. Cette lettre le fit immédiatement partir pour Moscou, où il décida Nicolas à consulter un médecin, puis à aller prendre les eaux à l’étranger; il lui fit même accepter un prêt d’argent pour son voyage. Sous ce rapport, il pouvait donc être content de lui-même.
En dehors de son exploitation et de ses lectures habituelles, Levine entreprit pendant l’hiver une étude sur l’économie rurale, étude dans laquelle il partait de cette donnée, que le tempérament du travailleur est un fait aussi absolu que le climat et la nature du sol; la science agronomique, selon lui, devait tenir compte au même degré de ces trois éléments.
Sa vie fut donc très remplie, malgré sa solitude; la seule chose qui lui manquât fut la possibilité de communiquer les idées qui se déroulaient dans sa tête à d’autres qu’à sa vieille bonne; aussi avait-il fini par raisonner avec celle-ci sur la physique, les théories d’économie rurale, et surtout sur la philosophie, car c’était le sujet favori d’Agathe Mikhaïlovna.
Le printemps fut assez tardif. Pendant les dernières semaines du carême, le temps fut clair, mais froid. Quoique le soleil amenât pendant le jour un certain dégel, il y avait au moins sept degrés la nuit; la croûte que la gelée formait sur la neige était si dure qu’il n’y avait plus de routes tracées.
Le jour de Pâques se passa dans la neige; tout à coup, le lendemain, un vent chaud s’éleva, les nuages s’amoncelèrent, et pendant trois jours et trois nuits une pluie tiède et orageuse ne cessa de tomber; le vent se calma le jeudi, et il s’étendit alors sur la terre un brouillard épais et gris comme pour cacher les mystères qui s’accomplissaient dans la nature: les glaces qui craquaient et fondaient de toutes parts, les rivières en débâcle, les torrents dont les eaux écumeuses et troublées s’échappaient avec violence. Vers le soir, on vit sur la colline Rouge le brouillard se déchirer, les nuages se dissiper en moutons blancs, et le printemps, le vrai printemps, paraître éblouissant. Le lendemain matin, un soleil brillant acheva de fondre les légères couches de glace qui restaient encore sur les eaux, et l’air tiède se remplit de vapeurs s’élevant de la terre; l’herbe ancienne prit aussitôt des teintes vertes, la nouvelle pointa dans le sol, semblable à des milliers de petites aiguilles; les bourgeons des bouleaux, des buissons de groseilliers, et des boules de neige, se gonflèrent de sève et, sur leurs branches ensoleillées, des essaims d’abeilles s’abattirent en bourdonnant.
D’invisibles alouettes entonnaient leur chant joyeux à la vue de la campagne débarrassée de neige; les vanneaux semblaient pleurer leurs marais submergés par les eaux torrentielles; les cigognes et les oies sauvages s’élevaient dans le ciel avec leur cri printanier.
Les vaches, dont le poil ne repoussait qu’irrégulièrement et montrait çà et là des places pelées, beuglaient en quittant les étables; autour des brebis à la toison pesante, les agneaux sautillaient gauchement; les enfants couraient pieds nus le long des sentiers humides, où s’imprimait la trace de leurs pas; les paysannes babillaient gaiement sur le bord de l’étang, occupées à blanchir leur toile; de tous côtés retentissait la hache des paysans réparant leurs herses et leurs charrues. Le printemps était vraiment revenu.
Pour la première fois, Levine n’endossa pas sa pelisse, mais, vêtu plus légèrement et chaussé de ses grandes bottes, il sortit, enjambant les ruisseaux que le soleil rendait éblouissants, et posant le pied tantôt sur un débris de glace, tantôt dans une boue épaisse.
Le printemps, c’est l’époque des projets et des plans. Levine, en sortant, ne savait pas plus ce qu’il allait d’abord entreprendre que l’arbre ne devinait comment et dans quel sens s’étendraient les jeunes pousses et les jeunes branches enveloppées dans ses bourgeons; mais il sentait que les plus beaux projets et les plans les plus sages débordaient en lui.
Il alla d’abord voir son bétail. On avait fait sortir les vaches; elles se chauffaient au soleil en beuglant, comme pour implorer la grâce d’aller aux champs. Levine les connaissait toutes dans leurs moindres détails. Il les examina avec satisfaction, et donna l’ordre au berger tout joyeux de les mener au pâturage et de faire sortir les veaux. Les vachères, ramassant leurs jupes, et barbotant dans la boue, les pieds nus encore exempts de hâle, poursuivaient, une gaule en main, les veaux que le printemps grisait de joie, et les empêchaient de sortir de la cour.
Les nouveau-nés de l’année étaient d’une beauté peu commune; les plus âgés avaient déjà la taille d’une vache ordinaire, et la fille de Pava, âgée de trois mois, était de la grandeur des génisses d’un an. Levine les admira et donna l’ordre de sortir leurs auges et de leur apporter leur pitance de foin dehors, derrière les palissades portatives qui leur servaient d’enclos.
Mais il se trouva que ces palissades, faites en automne, étaient en mauvais état, parce qu’on n’en avait pas eu besoin. Il fit chercher le charpentier, qui devait être occupé à réparer la machine à battre; on ne le trouva pas là; il raccommodait les herses, qui auraient dû être réparées pendant le carême. Levine fut contrarié. Toujours cette éternelle nonchalance, contre laquelle depuis si longtemps il luttait en vain! Les palissades, ainsi qu’il l’apprit, n’ayant pas servi pendant l’hiver, avaient été transportées dans l’écurie des ouvriers, où, étant de construction légère, elles avaient été brisées.
Quant aux herses et aux instruments aratoires, qui auraient dû être réparés et mis en état durant les mois d’hiver, ce qui avait fait louer trois charpentiers, rien n’avait été fait; on réparait les herses au moment même où on allait en avoir besoin. Levine fit chercher l’intendant, puis, impatienté, alla le chercher lui-même. L’intendant, rayonnant comme l’univers entier ce jour-là, vint à l’appel du maître, vêtu d’une petite touloupe garnie de mouton frisé, cassant une paille dans ses doigts.
«Pourquoi le charpentier n’est-il pas à la machine?
– C’est ce que je voulais dire, Constantin Dmitritch; il faut réparer les herses. Il va falloir labourer.
– Qu’avez-vous donc fait l’hiver?
– Mais pourquoi faut-il un charpentier?
– Où sont les palissades de l’enclos pour les veaux?
– J’ai donné l’ordre de les remettre en place. Que voulez-vous qu’on fasse avec ce monde-là, répondit l’intendant en faisant un geste désespéré.
– Ce n’est pas avec ce monde-là, mais avec l’intendant qu’il n’y a rien à faire! dit Levine s’échauffant. Pourquoi vous paye-t-on?» cria-t-il; mais, se rappelant à temps que les cris n’y feraient rien, il s’arrêta et se contenta de soupirer.
«Pourra-t-on semer? demanda-t-il après un moment de silence.
– Demain ou après-demain, on le pourra derrière Tourkino.
– Et le trèfle?
– J’ai envoyé Wassili et Mishka le semer; mais je ne sais s’ils y parviendront, le sol est encore trop détrempé.
– Sur combien de dessiatines?
– Six.
– Pourquoi pas partout? – cria Levine en colère. Il était furieux d’apprendre qu’au lieu de vingt-quatre dessiatines on n’en ensemençait que six; sa propre expérience, aussi bien que la théorie, l’avait convaincu de la nécessité de semer le trèfle aussitôt que possible, presque sur la neige, et il n’y arrivait jamais.
– Nous manquons d’ouvriers, que voulez-vous qu’on fasse de ces gens-là? Trois journaliers ne sont pas venus, et voilà Simon…
– Vous auriez mieux fait de ne pas les garder à décharger la paille.
– Aussi n’y sont-ils pas.
– Où sont-ils donc tous?
– Il y en a cinq à la compote (l’intendant voulait dire au compost), quatre à l’avoine qu’on remue: pourvu qu’elle ne tourne pas, Constantin Dmitritch!»
Pour Levine, cela signifiait que l’avoine anglaise, destinée aux semences, était déjà tournée. Ils avaient encore enfreint ses ordres!
«Mais ne vous ai-je pas dit, pendant le carême, qu’il fallait poser des cheminées pour l’aérer? cria-t-il.
– Ne vous inquiétez pas, nous ferons tout en son temps.» Levine, furieux, fit un geste de mécontentement, et alla examiner l’avoine dans son magasin à grains, puis il se rendit à l’écurie. L’avoine n’était pas encore gâtée, mais l’ouvrier la remuait à la pelle au lieu de la descendre simplement d’un étage à l’autre. Levine prit deux ouvriers pour les envoyer au trèfle. Peu à peu il se calma sur le compte de son intendant; d’ailleurs il faisait si beau qu’on ne pouvait vraiment pas se mettre en colère.
«Ignat! – cria-t-il à son cocher, qui, les manches retroussées, lavait la calèche près du puits. – Selle-moi un cheval.
– Lequel?
– Kolpik.»
Pendant qu’on sellait son cheval, Levine appela l’intendant, qui allait et venait autour de lui, afin de rentrer en grâce, et lui parla des travaux à exécuter pendant le printemps et de ses projets agronomiques: il fallait transporter le fumier le plus tôt possible, de façon à terminer ce travail avant le premier fauchage; il fallait labourer le champ le plus lointain, puis faire les foins à son compte, et ne pas faucher de moitié avec les paysans.
L’intendant écoutait attentivement, de l’air d’un homme qui fait effort pour approuver les projets du maître; il avait cette physionomie découragée et abattue que Levine lui connaissait et qui l’irritait au plus haut point. «Tout cela est bel et bon, semblait-il toujours dire, mais nous verrons ce que Dieu donnera.»
Ce ton contrariait, désespérait presque Levine; mais il était commun à tous les intendants qu’il avait eus à son service; tous accueillaient ses projets du même air navré, aussi avait-il pris le parti de ne plus se fâcher; il n’en mettait pas moins d’ardeur à lutter contre ce malheureux: «ce que Dieu donnera», qu’il considérait comme une espèce de force élémentaire destinée à lui faire partout obstacle.
«Nous verrons si nous en aurons le temps, Constantin Dmitritch.
– Et pourquoi ne l’aurions-nous pas?
– Il nous faut louer quinze ouvriers de plus, et il n’en vient pas. Aujourd’hui il en est venu qui demandent 70 roubles pour l’été.»
Levine se tut. Toujours cette même pierre d’achoppement! Il savait que, quelque effort qu’on fît, jamais il n’était possible de louer plus de trente-sept ou trente-huit ouvriers à un prix normal; on arrivait quelquefois jusqu’à quarante, pas au delà; mais il voulait encore essayer.
«Envoyez à Tsuri, à Tchefirofka: s’il n’en vient pas, il faut en chercher.
– Pour envoyer, j’enverrai bien, dit Wassili Fédorovitch d’un air accablé: et puis, voilà les chevaux qui sont bien faibles.
– Nous en rachèterons; mais je sais, ajouta-t-il en riant, que vous ferez toujours aussi peu et aussi mal que possible. Au reste, je vous en préviens, je ne vous laisserai pas agir à votre guise cette année. Je ferai tout par moi-même.
– Ne dirait-on pas que vous dormez trop? Quant à nous, nous préférons travailler sous l’œil du maître.
– Ainsi, vous allez faire semer le trèfle, et j’irai voir moi-même, dit-il en montant sur le petit cheval que le cocher venait de lui amener.
– Vous ne passerez pas les ruisseaux, Constantin Dmitritch, cria le cocher.
– Eh bien, j’irai par le bois.»
Sur son petit cheval bien reposé, qui reniflait toutes les mares, et tirait sur la bride dans sa joie de quitter l’écurie, Levine sortit de la cour boueuse, et partit en pleins champs.
L’impression joyeuse qu’il avait éprouvée à la maison ne fit qu’augmenter. L’amble de son excellent cheval le balançait doucement; il buvait à longs traits l’air déjà tiède, mais encore imprégné d’une fraîcheur de neige, car il en restait des traces de place en place; chacun de ses arbres, avec sa mousse renaissante et ses bourgeons prêts à s’épanouir, lui faisait plaisir à voir. En sortant du bois, l’étendue énorme des champs s’offrit à sa vue, semblable à un immense tapis de velours vert; pas de parties mal emblavées ou défoncées à déplorer, mais par-ci par-là des lambeaux de neige dans les fossés. Il aperçut un cheval de paysan et un poulain piétinant un champ; sans se fâcher, il ordonna à un paysan qui passait de les chasser; il prit avec la même douceur la réponse niaise et ironique du paysan auquel il demanda: «Eh bien, Ignat, sèmerons-nous bientôt? – Il faut d’abord labourer, Constantin Dmitritch». Plus il avançait, plus sa bonne humeur augmentait, plus ses plans agricoles semblaient se surpasser les uns les autres en sagesse: protéger les champs du côté du midi par des plantations qui empêcheraient la neige de séjourner trop longtemps; diviser ses terres labourables en neuf parties dont six seraient fumées et trois consacrées à la culture fourragère; construire une vacherie dans la partie la plus éloignée du domaine et y creuser un étang; avoir des clôtures portatives pour le bétail afin d’utiliser l’engrais sur les prairies; arriver ainsi à cultiver trois cents dessiatines de froment, cent dessiatines de pommes de terre, et cent cinquante de trèfle sans épuiser la terre…
Plongé dans ces réflexions et dirigeant prudemment son cheval de façon à ne pas endommager ses champs, il arriva jusqu’à l’endroit où les ouvriers semaient le trèfle. La télègue chargée de semences, au lieu d’être arrêtée à la limite du champ, avait labouré de ses roues le froment d’hiver que le cheval foulait des pieds. Les deux ouvriers, assis au bord de la route, allumaient leur pipe. La semence du trèfle, au lieu d’avoir été passée au crible, était jetée dans la télègue mêlée à de la terre, à l’état de petites mottes dures et sèches.
En voyant venir le maître, l’ouvrier Wassili se dirigea vers la télègue, et Michka se mit à semer. Tout cela n’était pas dans l’ordre, mais Levine se fâchait rarement contre ses ouvriers. Quand Wassili approcha, il lui ordonna de ramener le cheval de la télègue sur la route.
«Cela ne fait rien, Barine, ça repoussera, dit Wassili.
– Fais-moi le plaisir d’obéir sans raisonner, répondit Levine.
– J’y vais, répondit Wassili, allant prendre le cheval par la tête… – Quelles semailles! Constantin Dmitritch! ajouta-t-il pour rentrer en grâce, rien de plus beau! mais on n’avance pas facilement! la terre est si lourde qu’on traîne un poud à chaque pied.
– Pourquoi le trèfle n’a-t-il point été criblé? demanda Levine.
– Ça ne fait rien, ça s’arrangera,» répondit Wassili, prenant des semences et les triturant dans ses mains.
Wassili n’était pas le coupable, mais la contrariété n’en était pas moins vive pour le maître. Il descendit de cheval, prit le semoir des mains de Wassili, et se mit à semer lui-même.
«Où t’es-tu arrêté?»
Wassili indiqua l’endroit du pied, et Levine continua à semer du mieux qu’il put; mais la terre était semblable à un marais, et au bout de quelque temps il s’arrêta, tout en nage, pour rendre le semoir à l’ouvrier.
«Le printemps est beau, dit Wassili, c’est un printemps que les anciens n’oublieront pas; chez nous, notre vieux a aussi semé du froment. Il prétend qu’on ne le distingue pas du seigle.
– Y a-t-il longtemps qu’on sème du froment chez vous?
– Mais c’est vous-même qui nous avez appris à en semer; l’an dernier vous m’en avez donné deux mesures.
– Eh bien, fais attention, dit Levine retournant à son cheval, surveille Michka, et si la semence lève bien, tu auras cinquante kopecks par dessiatine.
– Nous vous remercions humblement; nous serions contents, même sans cela.»
Levine remonta à cheval et alla visiter son champ de trèfle de l’année précédente, puis celui qu’on labourait pour le blé d’été.
Le trèfle levait admirablement et le labour était excellent; dans deux ou trois jours, les semailles pourraient commencer.
Levine satisfait revint par les ruisseaux, espérant que l’eau aurait baissé; effectivement il put les traverser, et au passage il effraya deux canards.
«Il doit y avoir des bécasses,» pensa-t-il; et un garde qu’il rencontra en approchant de la maison, lui confirma cette supposition.
Aussitôt il hâta le pas de son cheval afin de rentrer dîner et de préparer son fusil pour le soir.
Au moment où Levine rentrait chez lui, de la plus belle humeur du monde, il entendit un son de clochettes du côté du perron d’entrée.
«Quelqu’un arrive du chemin de fer, pensa-t-il: c’est l’heure du train de Moscou… Qui peut venir? Serait-ce mon frère Nicolas? Ne m’a-t-il pas dit qu’au lieu d’aller à l’étranger, il viendrait peut-être chez moi?»
Il eut peur un moment que cette arrivée n’interrompît ses plans de printemps; mais, honteux de ce sentiment égoïste, il ouvrit aussitôt, dans sa pensée, les bras à son frère, et se prit à espérer, avec une joie attendrie, que c’était bien lui que la clochette annonçait.
Il pressa son cheval, et, au tournant d’une haie d’acacias qui lui cachait la maison, il aperçut dans un traîneau de louage un voyageur en pelisse. – Ce n’était pas son frère.
«Pourvu que ce soit quelqu’un avec qui l’on puisse causer!» pensa-t-il.
«Mais, s’écria-t-il en reconnaissant Stépane Arcadiévitch, c’est le plus aimable des hôtes! Que je suis content de te voir! «J’apprendrai certainement de lui si elle est mariée,» se dit-il.
Même le souvenir de Kitty ne lui faisait plus de mal, par ce splendide jour de printemps.
«Tu ne m’attendais guère? dit Stépane Arcadiévitch en sortant de son traîneau, la figure tachetée de boue, mais rayonnante de santé et de plaisir. Je suis venu: 1° pour te voir; 2° pour tirer un coup de fusil, et 3° pour vendre le bois de Yergoushovo.
– Parfait? Que dis-tu de ce printemps? Comment as-tu pu arriver jusqu’ici en traîneau?
– En télègue c’est encore plus difficile, Constantin Dmitritch, dit le cocher, une vieille connaissance.
– Enfin je suis très heureux de te voir,» dit Levine en souriant avec une joie enfantine.
Il mena son hôte dans la chambre destinée aux visiteurs, où l’on apporta aussitôt son bagage: un sac, un fusil dans sa gaine, et une boite de cigares. Levine se rendit ensuite chez l’intendant pour lui faire ses observations sur le trèfle et le labourage.
Agathe Mikhaïlovna, qui avait à cœur l’honneur de la maison, l’arrêta au passage dans le vestibule pour lui adresser quelques questions au sujet du dîner.
«Faites ce que vous voudrez, mais dépêchez-vous,» répondit-il en continuant son chemin.
Quand il rentra, Stépane Arcadiévitch, lavé, peigné et souriant, sortait de sa chambre. Ils montèrent ensemble au premier.
«Que je suis donc content d’être parvenu jusqu’à toi! Je vais enfin être initié aux mystères de ton existence! Vraiment je te porte envie. Quelle maison! Comme tout y est commode, clair, gai, disait Stépane Arcadiévitch, oubliant que les jours clairs et le printemps n’étaient pas toujours là. Et ta vieille bonne! quelle brave femme! Il ne manque qu’une jolie soubrette en tablier blanc; mais cela ne cadre pas avec ton style sévère et monastique.»
Entre autres nouvelles intéressantes, Stépane Arcadiévitch raconta à son hôte que Serge Ivanitch comptait venir à la campagne cet été; il ne dit pas un mot des Cherbatzky, et se contenta de transmettre les amitiés de sa femme; Levine apprécia cette délicatesse. Comme toujours, il avait amassé pendant sa solitude une foule d’idées et d’impressions qu’il ne pouvait communiquer à son entourage et qu’il versa dans le sein de Stépane Arcadiévitch. Tout y passa: sa joie printanière, ses plans et ses déboires agricoles, ses remarques sur les livres qu’il avait lus, et surtout l’idée fondamentale du travail qu’il avait entrepris d’écrire, lequel, sans qu’il s’en doutât, était la critique de tous les ouvrages d’économie rurale. Stépane Arcadiévitch, aimable et prompt à tout saisir, se montra plus particulièrement cordial cette fois; Levine crut même remarquer une certaine considération pour lui, qui le flatta, jointe à une nuance de tendresse.
Les efforts réunis d’Agathe Mikhaïlovna et du cuisinier eurent pour résultat que les deux amis, mourant de faim, se jetèrent sur la zakouska en attendant la soupe, mangèrent du pain, du beurre, des salaisons, des champignons, et que Levine fit enfin monter la soupe, sans attendre les petits pâtés confectionnés par le cuisinier avec l’espoir d’éblouir leur hôte; mais Stépane Arcadiévitch, habitué à d’autres dîners, ne cessa de trouver tout excellent: les liqueurs faites à la maison, le pain, le beurre, les salaisons, les champignons, la soupe aux orties, la poule à la sauce blanche, le vin de Crimée, furent jugés délicieux.
«Parfait, parfait! dit-il en allumant une grosse cigarette après le rôti. Je me fais l’effet d’avoir échappé aux secousses et au tapage d’un navire, pour aborder sur une rive hospitalière. Ainsi tu dis que l’élément représenté par le travailleur doit être étudié en dehors de tout autre, et servir de guide dans le choix des procédés économiques? Je suis un profane dans ces questions, mais il me semble que cette théorie et ses applications auront une influence sur le travailleur…
– Oui, mais attends; je ne parle pas d’économie politique, mais d’économie rurale considérée comme une science. Il faut en étudier les données, les phénomènes, de même que pour les sciences naturelles, et l’ouvrier au point de vue économique et ethnographique…»
Agathe Mikhaïlovna entra en ce moment avec des confitures.
«Mes compliments, Agathe Mikhaïlovna, dit Stépane Arcadiévitch en baisant le bout de ses doigts potelés.
– Quelles salaisons et quelles liqueurs! Eh bien, Kostia, n’est-il pas temps de partir?» ajouta-t-il.
Levine jeta un regard par la fenêtre sur le soleil qui disparaissait derrière la cime encore dénudée des arbres.
«Il en est temps; Kousma, qu’on attelle,» cria-t-il, descendant l’escalier en courant.
Stépane Arcadiévitch descendit aussi, et alla soigneusement retirer lui-même son fusil de sa gaine; c’était une arme d’un modèle nouveau et coûteux.
Kousma, qui sentait venir un bon pourboire, ne le quittait pas; il l’aida à mettre ses bas et ses bottes de chasse, et Stépane Arcadiévitch se laissa faire avec complaisance.
«Si le marchand Rébenine vient en notre absence, fais-moi le plaisir, Kostia, de dire qu’on le reçoive et qu’on le fasse attendre.
– C’est à lui que tu vends ton bois?
– Oui; le connais-tu?
– Certainement, j’ai eu affaire à lui positivement et définitivement!»
Stépane Arcadiévitch se mit à rire. «Positivement et définitivement» étaient les mots favoris du marchand.
«Oui, il parle très drôlement. – Elle comprend où va son maître!» ajouta-t-il en caressant Laska, qui tournait en jappant autour de Levine, lui léchant tantôt la main, tantôt la botte ou le fusil.
Un petit équipage de chasse les attendait à la porte.
«J’ai fait atteler, quoique ce soit tout près d’ici; mais si tu le préfères, nous irons à pied.
– Du tout, j’aime autant la voiture,» dit Stépane Arcadiévitch en s’asseyant dans le char à bancs; il s’enveloppa les pieds d’un plaid tigré et alluma un cigare.
«Comment peux-tu te passer de fumer, Kostia! Le cigare, ce n’est pas seulement un plaisir, c’est comme le couronnement du bien-être. Voilà la vraie existence! c’est ainsi que je voudrais vivre!
– Qui t’en empêche? dit Levine en souriant.
– Oui, tu es un homme heureux, car tu possèdes tout ce que tu aimes: tu aimes les chevaux, tu en as; des chiens, tu en as, ainsi qu’une belle chasse; enfin, tu adores l’agronomie, et tu peux t’en occuper!
– C’est peut-être que j’apprécie ce que je possède, et ne désire pas trop vivement ce que je n’ai pas,» répondit Levine en pensant à Kitty.
Stépane Arcadiévitch le comprit, mais le regarda sans mot dire.
Levine lui était reconnaissant de n’avoir pas encore parlé des Cherbatzky, et d’avoir deviné, avec son tact ordinaire, que c’était là un sujet qu’il redoutait; mais en ce moment il aurait voulu, sans faire de questions, savoir à quoi s’en tenir sur ce même sujet.
«Comment vont tes affaires?» dit-il enfin, se reprochant de ne penser qu’à ce qui l’intéressait personnellement.
Les yeux de Stépane Arcadiévitch s’allumèrent.
«Tu n’admets pas qu’on puisse désirer du pain chaud quand on a sa portion congrue; selon toi, c’est un crime, et moi, je n’admets pas qu’on puisse vivre sans amour, répondit-il, ayant compris à sa façon la question de Levine. Je n’y puis rien, je suis ainsi fait, et vraiment, quand on y songe, on fait si peu de tort à autrui, et tant de plaisir à soi-même!
– Eh quoi? y aurait-il un nouvel objet, demanda son ami.
– Oui, frère! Tu connais le type des femmes d’Ossian, ces femmes qu’on ne voit qu’en rêve? Eh bien, elles existent parfois en réalité, et sont alors terribles. La femme, vois-tu, c’est un thème inépuisable: on a beau l’étudier, on rencontre toujours du nouveau.
– Ce n’est pas la peine de l’étudier alors.
– Oh si! Je ne sais plus quel est le grand homme qui a dit que le bonheur consistait à chercher la vérité et non à la trouver…»
Levine écoutait sans rien dire, mais il avait beau faire, il ne pouvait entrer dans l’âme de son ami, et comprendre le charme qu’il éprouvait à ce genre d’études.
L’endroit où Levine conduisit Oblonsky était non loin de là, dans un petit bois de trembles: il le posta dans un coin couvert de mousse et un peu marécageux, quoique débarrassé de neige; quant à lui, il se plaça du côté opposé, près d’un bouleau double, appuya son fusil à une des branches inférieures, ôta son caftan, se serra une ceinture autour du corps, et fit quelques mouvements de bras pour s’assurer que rien ne le gênerait pour tirer.
La vieille Laska, qui le suivait pas à pas, s’assit avec précaution en face de lui, et dressa les oreilles. Le soleil se couchait derrière le grand bois, et du côté du levant les jeunes bouleaux mêlés aux trembles se dessinaient nettement avec leurs branches tombantes et leurs bourgeons presque épanouis.
Dans le grand bois, là où la neige n’avait pas complètement disparu, on entendait l’eau s’écouler à petit bruit en nombreux ruisselets; les oiseaux gazouillaient en voltigeant d’un arbre à l’autre. Par moments, le silence semblait complet; on entendait alors le bruissement des feuilles sèches remuées par le dégel ou par l’herbe qui poussait.
«En vérité, on voit et l’on entend croître l’herbe!» se dit Levine en remarquant une feuille de tremble, humide et couleur d’ardoise, que soulevait la pointe d’une herbe nouvelle sortant du sol. Il était debout, écoutant et regardant tantôt la terre couverte de mousse, tantôt Laska aux aguets, tantôt la cime encore dépouillée des arbres de la forêt, qui s’étendait comme une mer au pied de la colline, puis le ciel obscurci qui se couvrait de petits nuages blancs. Un vautour s’envola dans les airs en agitant lentement ses ailes au-dessus de la forêt; un autre prit la même direction et disparut. Dans le fourré, le gazouillement des oiseaux devint plus vif et plus animé; un hibou éleva la voix au loin; Laska dressa l’oreille, fit quelques pas avec prudence et pencha la tête pour mieux écouter. De l’autre côté de la rivière, un coucou poussa deux fois son petit cri, puis s’arrêta tout enroué.
«Entends-tu? déjà le coucou! dit Stépane Arcadiévitch en quittant sa place.
– Oui, j’entends, dit Levine, mécontent de rompre le silence. Attention maintenant: cela va commencer.»
Stépane Arcadiévitch retourna derrière son buisson, et l’on ne vit plus que l’étincelle d’une allumette, suivie de la petite lueur rouge de sa cigarette, et une légère fumée bleuâtre. «Tchik, tchik;» Stépane Arcadiévitch armait son fusil.
«Qu’est-ce qui crie là? demanda-t-il en attirant l’attention de son compagnon sur un bruit sourd, qui faisait penser à la voix d’un enfant s’amusant à imiter le hennissement d’un cheval.
– Tu ne sais pas ce que c’est? C’est un lièvre mâle. Mais attention, ne parlons plus,» cria presque Levine en armant son fusil à son tour. Un sifflement se fit entendre dans le lointain avec le rythme si connu du chasseur, et, deux ou trois secondes après, ce sifflement se répéta et se changea en un petit cri enroué. Levine leva les yeux à droite, à gauche, et vit enfin au-dessus de sa tête, dans le bleu un peu obscurci du ciel, au-dessus de la cime doucement balancée des trembles, un oiseau qui volait vers lui; son cri, assez semblable au bruit que ferait une étoffe qu’on déchirerait en mesure, lui résonna à l’oreille; il distinguait déjà le long bec et le long cou de la bécasse; mais à peine l’eut-il visée, qu’un éclair rouge brilla du buisson derrière lequel se tenait Oblonsky; l’oiseau s’agita, dans l’air comme frappé d’une flèche. Un second éclair, et l’oiseau, cherchant vainement à se rattraper, battit de l’aile pendant une seconde, et tomba lourdement à terre.
«Est-ce que je l’ai manquée? cria Stépane Arcadiévitch qui ne voyait rien à travers la fumée.
– La voilà, dit Levine en montrant Laska, une oreille en l’air, l’oiseau dans la gueule, remuant le bout de sa queue, et rapportant lentement le gibier à son maître, avec une espèce de sourire, comme pour faire durer le plaisir.
– Je suis bien aise que tu aies touché, dit Levine, tout en éprouvant un certain sentiment d’envie.
– Mon fusil a raté du canon droit; vilaine affaire, répondit Stépane Arcadiévitch en rechargeant son arme. Ah! en voilà encore une!» Effectivement des sifflements se succédèrent, rapides et perçants. Deux bécasses volèrent au-dessus des chasseurs, se poursuivant l’une l’autre; quatre coups partirent, et les bécasses, comme des hirondelles, tournèrent sur elles-mêmes et tombèrent.
La chasse fut excellente. Stépane Arcadiévitch tua encore deux pièces, et Levine également deux, dont l’une ne se retrouva pas. Le jour baissait de plus en plus. Vénus à la lueur argentée se montrait déjà au couchant, et au levant Arcturus brillait de son feu rouge un peu sombre. Levine apercevait par intervalles la Grande Ourse. Les bécasses ne se montraient plus, mais Levine résolut de les attendre jusqu’à ce que Vénus, qu’il distinguait entre les branches de son bouleau, s’élevât à l’horizon, et que la Grande Ourse fût entièrement visible. L’étoile avait dépassé les bouleaux, et le char de la Grande Ourse brillait déjà dans le ciel, qu’il attendait encore.
«N’est-il pas temps de rentrer?» demanda Stépane Arcadiévitch.
Tout était calme dans la forêt: pas un oiseau n’y bougeait.
«Attendons encore, répondit Levine.
– Comme tu voudras.»
Ils étaient en ce moment à quinze pas l’un de l’autre.
«Stiva, s’écria tout à coup Levine, tu ne m’as pas dit si ta belle-sœur était mariée, ou si le mariage est près de se faire?» Il se sentait si calme, son parti était si résolument pris, que rien, croyait-il, ne pouvait l’émouvoir. Mais il ne s’attendait pas à la réponse de Stépane Arcadiévitch.
«Elle n’est pas mariée et ne songe pas au mariage, elle est très malade, et les médecins l’envoient à l’étranger. On craint même pour sa vie.
– Que dis-tu là? cria Levine. Malade…, mais qu’a-t-elle? Comment…»
Pendant qu’ils causaient ainsi, Laska, les oreilles dressées, examinait le ciel au-dessus de sa tête et les regardait d’un air de reproche.
«Ils ont bien choisi leur temps pour causer, pensait Laska. En voilà une qui vient, la voilà, – juste. Ils la manqueront.»
Au même instant, un sifflement aigu perça les oreilles des deux chasseurs, et tous deux, ajustant leurs fusils, tirèrent ensemble; les deux coups, les deux éclairs furent simultanés. La bécasse battit de l’aile, plia ses pattes minces, et tomba dans le fourré.
«Voilà qui est bien! ensemble… s’écria Levine courant avec Laska à la recherche du gibier; qu’est-ce donc qui m’a fait tant de peine tout à l’heure? Ah oui! Kitty est malade, se rappela-t-il. Que faire? c’est triste!
– Je l’ai trouvée! Bonne bête!» fit-il en prenant l’oiseau de la gueule de Laska pour la mettre dans son carnier presque plein.
En rentrant, Levine questionna son ami sur la maladie de Kitty et les projets des Cherbatzky: il entendit sans déplaisir les réponses d’Oblonsky, sentant, sans oser se l’avouer, qu’il lui restait un espoir quelconque, et presque satisfait que celle qui l’avait tant fait souffrir, souffrit à son tour. Mais quand Stépane Arcadiévitch parla des causes de la maladie de Kitty et prononça le nom de Wronsky, il l’interrompit:
«Je n’ai aucun droit d’être initié à des secrets de famille auxquels je ne m’intéresse nullement.»
Stépane Arcadiévitch sourit imperceptiblement en remarquant la transformation soudaine de Levine, qui, en une seconde, avait passé de la gaieté à la tristesse, comme cela lui arrivait souvent.
«As-tu conclu ton affaire avec Rébenine, pour le bois? demanda-t-il.
– Oui, il me donne un prix excellent: 38 000 roubles, dont huit d’avance et le reste en six ans. Ce n’a pas été sans peine; personne ne m’en offrait davantage.
– Tu donnes ton bois pour rien, dit Levine d’un air sombre.
– Comment cela, pour rien? dit Stépane Arcadiévitch avec un sourire de bonne humeur, sachant d’avance que Levine serait maintenant mécontent de tout.
– Ton bois vaut pour le moins 500 roubles la dessiatine.
– Voilà bien votre ton méprisant, à vous autres grands agriculteurs, quand il s’agit de nous, pauvres diables de citadins! Et cependant, qu’il s’agisse de faire une affaire, nous nous en tirons encore mieux que vous. Crois-moi, j’ai tout calculé; le bois est vendu dans de très bonnes conditions, et je ne crains qu’une chose, c’est que le marchand ne se dédise. C’est du bois de chauffage, et il n’y en aura pas plus de 30 sagènes par dessiatine; or il m’en donne 200 roubles la dessiatine.»
Levine sourit dédaigneusement.
«Voilà le genre de ces messieurs de la ville, pensa-t-il, qui pour une fois en dix ans qu’ils viennent à la campagne, et pour deux ou trois mots du vocabulaire campagnard qu’ils appliquent à tort et à travers, s’imaginent qu’ils connaissent le sujet à fond; «il y aura 30 sagènes»… il parle sans savoir un mot de ce qu’il avance. – Je ne me permets pas de t’en remontrer quand il s’agit des paperasses de ton administration, dit-il, et si j’avais besoin de toi, je te demanderais conseil. Et toi, tu t’imagines comprendre la question des bois? Elle n’est pas si simple. D’abord as-tu compté tes arbres?
– Comment cela, compter mes arbres? dit en riant Stépane Arcadiévitch, cherchant toujours à tirer son ami de son accès de mauvaise humeur. Compter les sables de la mer, compter les rayons des planètes, qu’un génie y parvienne…
– C’est bon, c’est bon. Je te réponds que le génie de Rébenine y parvient; il n’y a pas de marchand qui achète sans compter, à moins qu’on ne lui donne le bois pour rien, comme toi. Je le connais ton bois, j’y chasse tous les ans; il vaut 500 roubles la dessiatine, argent comptant, tandis qu’il t’en offre 200 avec des échéances. Tu lui fais un cadeau de 35 000 roubles pour le moins.
– Laisse donc ces comptes imaginaires, dit plaintivement Stépane Arcadiévitch; pourquoi alors personne ne m’a-t-il offert ce prix-là?
– Parce que les marchands s’entendent entre eux, et se dédommagent entre concurrents. Je connais tous ces gens-là. J’ai eu affaire à eux, ce ne sont pas des marchands, mais des revendeurs à la façon des maquignons; aucun d’eux ne se contente d’un bénéfice de 10 ou 15 p. 0/0; il attendra jusqu’à ce qu’il puisse acheter pour 20 kopecks ce qui vaut un rouble.
– Tu vois les choses en noir.
– Pas le moins du monde,» dit tristement Levine au moment où ils approchaient de la maison.
Une télègue solide, et solidement attelée d’un cheval bien nourri, était arrêtée devant le perron; le gros commis de Rébenine, serré dans son caftan, tenait les rênes. Le marchand lui-même était déjà entré dans la maison, et vint au-devant des deux amis à la porte du vestibule. Rébenine était un homme d’âge moyen, grand et maigre, portant moustaches; son menton proéminent était rasé; il avait les yeux ternes et à fleur de tête. Vêtu d’une longue redingote bleu foncé, avec des boutons placés très bas par derrière, il portait des bottes hautes, et par-dessus ses bottes de grandes galoches. Il s’avança vers les arrivants avec un sourire, s’essuyant la figure avec son mouchoir, et cherchant à serrer sa redingote qui n’en avait aucun besoin; puis il tendit à Stépane Arcadiévitch une main qui semblait vouloir attraper quelque chose.
«Ah! vous voilà arrivé? dit Stépane Arcadiévitch en lui donnant la main. C’est fort bien.
– Je n’aurais pas osé désobéir aux ordres de Votre Excellence, quoique les chemins soient bien mauvais. Positivement, j’ai fait la route à pied, mais je suis venu au jour fixé. Mes hommages, Constantin Dmitritch, – dit-il en se tournant vers Levine, avec l’intention d’attraper aussi sa main; mais celui-ci eut l’air de ne pas remarquer ce geste, et sortit tranquillement les bécasses de son carnier. – Vous vous êtes divertis à chasser? Quel oiseau est-ce donc? ajouta Rébenine en regardant les bécasses avec mépris. Quel goût cela a-t-il? – et il hocha la tête d’un air désapprobateur, comme s’il eut éprouvé des doutes sur la possibilité d’apprêter, pour le rendre mangeable, un volatile pareil.
– Veux-tu passer dans mon cabinet? dit Levine en français… Entrez dans mon cabinet, vous y discuterez mieux votre affaire.
– Où cela vous conviendra,» répondit le marchand sur un ton de suffisance dédaigneuse, voulant bien faire comprendre que si d’autres pouvaient éprouver des difficultés à conclure une affaire, lui n’en connaissait jamais.
Dans le cabinet, Rébenine chercha machinalement des yeux l’image sainte, mais, l’ayant trouvée, il ne se signa pas; il jeta un regard sur les bibliothèques et les rayons chargés de livres, du même air de doute et de dédain qu’il avait eu pour la bécasse.
«Eh bien!… avez-vous apporté l’argent? demanda Stépane Arcadiévitch.
– Nous ne serons pas en retard pour l’argent, mais nous sommes venus causer un peu.
– Qu’avons-nous à causer? mais asseyez-vous donc.
– On peut bien s’asseoir, dit Rébenine en s’asseyant et en s’appuyant au dossier d’un fauteuil, de la façon la plus incommode. Il faut céder quelque chose, prince: ce serait péché que de ne pas le faire… Quant à l’argent, il est tout prêt, définitivement jusqu’au dernier kopeck; de ce côté-là, il n’y aura pas de retard.»
Levine, qui rangeait son fusil dans une armoire et s’apprêtait à quitter la chambre, s’arrêta aux dernières paroles du marchand:
«Vous achetez le bois à vil prix, dit-il: il est venu me trouver trop tard. Je l’aurais engagé à en demander beaucoup plus.»
Rébenine se leva et toisa Levine en souriant.
«Constantin Dmitritch est très serré, dit-il en s’adressant à Stépane Arcadiévitch; on n’achète définitivement rien avec lui. J’ai marchandé son froment et je donnais un beau prix.
– Pourquoi vous ferais-je cadeau de mon bien? Je ne l’ai ni trouvé ni volé.
– Faites excuse; par le temps qui court, il est absolument impossible de voler; tout se fait, par le temps qui court, honnêtement et ouvertement. Qui donc pourrait voler? Nous avons parlé honorablement. Le bois est trop cher; je ne joindrais pas les deux bouts. Je dois prier le prince de céder quelque peu.
– Mais votre affaire est-elle conclue ou ne l’est-elle pas? Si elle est conclue, il n’y a plus à marchander; si elle ne l’est pas, c’est moi qui achète le bois.»
Le sourire disparut des lèvres de Rébenine. Une expression d’oiseau de proie, rapace et cruelle, l’y remplaça. De ses doigts osseux il déboutonna aussitôt sa redingote, offrant aux regards sa chemise, son gilet aux boutons de cuivre, sa chaîne de montre, et il retira de son sein un gros portefeuille usé.
«Le bois est à moi, s’il vous plaît, et il fit rapidement un signe de croix et tendit sa main. Prends mon argent, je prends ton bois. Voilà comment Rébenine entend les affaires; il ne compte pas ses kopecks, bredouilla-t-il tout en agitant son portefeuille d’un air mécontent.
«À ta place je ne me presserais pas, dit Levine.
– Mais je lui ai donné ma parole,» dit Oblonsky étonné.
Levine sortit de la chambre en fermant violemment la porte; le marchand le regarda sortir et hocha la tête en souriant.
«Tout ça, c’est un effet de jeunesse, définitivement, un pur enfantillage. Croyez-moi, j’achète pour ainsi dire pour la gloire, et parce que je veux qu’on dise: «C’est Rébenine qui a acheté la forêt d’Oblonsky», et Dieu sait si je m’en tirerai! Veuillez m’écrire nos petites conventions.»
Une heure plus tard, le marchand s’en retournait chez lui dans sa télègue, bien enveloppé de sa fourrure, avec son marché en poche.
«Oh! ces messieurs! dit-il à son commis: toujours la même histoire!
– C’est comme cela, répondit le commis en lui cédant les rênes pour accrocher le tablier de cuir du véhicule. Et par rapport à l’achat Michel Ignatich?
– Hé! hé!…»
Stépane Arcadiévitch rentra au salon, les poches bourrées de liasses de billets n’ayant cours que dans trois mois, mais que le marchand réussit à lui faire prendre en acompte. Sa vente était conclue, il tenait l’argent en portefeuille; la chasse avait été bonne; il était donc parfaitement heureux et content, et aurait voulu distraire son ami de la tristesse qui l’envahissait; une journée si bien commencée devait se terminer de même.
Mais Levine, quelque désir qu’il eût de se montrer aimable et prévenant pour son hôte, ne pouvait chasser sa méchante humeur; l’espèce d’ivresse qu’il éprouva en apprenant que Kitty n’était pas mariée fut de courte durée. Pas mariée et malade! malade d’amour peut-être pour celui qui la dédaignait! c’était presque une injure personnelle. Wronsky n’avait-il pas en quelque sorte acquis le droit de le mépriser, lui, Levine, puisqu’il dédaignait celle qui l’avait repoussé! C’était donc un ennemi. Il ne raisonnait pas cette impression, mais se sentait blessé, froissé, mécontent de tout, et particulièrement de cette absurde vente de forêt, qui s’était faite sous son toit, sans qu’il pût empêcher Oblonsky de se laisser tromper.
«Eh bien! est-ce fini? dit-il en venant au-devant de Stépane Arcadiévitch; veux-tu souper?
– Ce n’est pas de refus. Quel appétit on a à la campagne. C’est étonnant! Pourquoi n’as-tu pas offert un morceau à Rébenine?
– Que le diable l’emporte!
– Sais-tu que ta manière d’être avec lui m’étonne? Tu ne lui donnes même pas la main, pourquoi?
– Parce que je ne la donne pas à mon domestique, et mon domestique vaut cent fois mieux que lui.
– Quelles idées arriérées! Et la fusion des classes, qu’en fais-tu?
– J’abandonne cette fusion aux personnes à qui elle est agréable; quant à moi, elle me dégoûte.
– Décidément, tu es un rétrograde.
– À vrai dire, je ne me suis jamais demandé ce que j’étais: je suis tout bonnement Constantin Levine, rien de plus.
– Et Constantin Levine de bien mauvaise humeur, dit en souriant Oblonsky.
– C’est vrai, et sais-tu pourquoi? À cause de cette vente ridicule; excuse le mot.»
Stépane Arcadiévitch prit un air d’innocence calomniée et répondit par une grimace plaisante.
«Voyons, quand quelqu’un a-t-il vendu n’importe quoi sans qu’on lui dise aussitôt: «Vous auriez pu vendre plus cher?» et personne ne songe à offrir ces beaux prix avant la vente. Non, je vois que tu as une dent contre cet infortuné Rébenine.
– C’est possible, et je te dirai pourquoi. Tu vas me traiter encore d’arriéré et me donner quelque vilain nom, mais je ne puis m’empêcher de m’affliger en voyant la noblesse, cette noblesse à laquelle, en dépit de la fusion des classes, je suis heureux d’appartenir, allant toujours s’appauvrissant. Si encore cet appauvrissement tenait à des prodigalités, à une vie trop large, je ne dirais rien: vivre en grands seigneurs, c’est affaire aux nobles, et eux seuls s’y entendent. Aussi ne suis-je pas froissé de voir les paysans acheter nos terres; le propriétaire ne fait rien, le paysan travaille, il est juste que le travailleur prenne la place de celui qui reste oisif, c’est dans l’ordre. Mais ce qui me vexe et m’afflige, c’est de voir dépouiller la noblesse par l’effet, comment dirais-je, de son innocence. Ici c’est un fermier polonais qui achète à moitié prix, d’une dame qui habite Nice, une superbe terre. Là c’est un marchand qui prend en ferme pour un rouble la dessiatine ce qui en vaut dix. Aujourd’hui c’est toi qui, sans rime ni raison, fais à ce coquin un cadeau d’une trentaine de mille roubles.
– Eh bien après? fallait-il compter mes arbres un à un?
– Certainement, si tu ne les a pas comptés, sois sûr que le marchand l’a fait pour toi; et ses enfants auront le moyen de vivre et de s’instruire: ce que les tiens n’auront peut-être pas.
– Que veux-tu? à mes yeux, il y a mesquinerie à cette façon de calculer. Nous avons nos affaires, ils ont les leurs, et il faut bien qu’ils fassent leurs bénéfices. Au demeurant, c’est une chose sur laquelle il n’y a plus à revenir… Et voilà mon omelette favorite qui arrive, puis Agathe Mikhaïlovna nous donnera certainement un verre de sa bonne eau-de-vie.»
Stépane Arcadiévitch se mit à table, plaisanta gaiement Agathe Mikhaïlovna et assura n’avoir pas mangé de longtemps un dîner et un souper pareils.
«Au moins vous avez, vous, une bonne parole à donner, dit Agathe Mikhaïlovna, tandis que Constantin Dmitritch, ne trouvât-il qu’une croûte de pain, la mangerait sans rien dire, et s’en irait.»
Levine, malgré ses efforts pour dominer son humeur triste et sombre, restait morose; il y avait une question qu’il ne se décidait pas à faire, ne trouvant ni l’occasion de la poser à son ami, ni la forme à lui donner. Stépane Arcadiévitch était rentré dans sa chambre, s’était déshabillé, lavé, revêtu d’une belle chemise tuyautée et enfin couché, que Levine rôdait encore autour de lui, causant de cent bagatelles, sans avoir le courage de demander ce qui lui tenait à cœur.
«Comme c’est bien arrangé, dit-il en sortant du papier qui l’enveloppait un morceau de savon parfumé, attention d’Agathe Mikhaïlovna dont Oblonsky ne profitait pas. Regarde donc, c’est vraiment une œuvre d’art.
– Oui, tout se perfectionne, de notre temps, dit Stépane Arcadiévitch avec un bâillement plein de béatitude. Les théâtres, par exemple, et – bâillant encore – ces amusantes lumières électriques.
– Oui, les lumières électriques, répéta Levine… Et ce Wronsky, où est-il maintenant? demanda-t-il tout à coup en déposant son savon.
– Wronsky? dit Stépane Arcadiévitch en cessant de bâiller, il est à Pétersbourg. Il est parti peu après toi, et n’est plus revenu à Moscou. Sais-tu, Kostia, continua-t-il en s’accoudant à la table placée près de son lit, et en appuyant sur sa main un visage qu’éclairaient comme deux étoiles ses yeux caressants et un peu somnolents, si tu veux que je te le dise, tu es en partie coupable de toute cette histoire: tu as eu peur d’un rival, et je te répète ce que je te disais alors, je ne sais lequel de vous deux avait le plus de chances. Pourquoi n’avoir pas été de l’avant? je te disais bien que…, – et il bâilla intérieurement tâchant de ne pas ouvrir la bouche.
– Sait-il ou ne sait-il pas la démarche que j’ai faite? se demanda Levine en le regardant. Il y a de la ruse et de la diplomatie dans sa physionomie; – et, se sentant rougir, il regarda Oblonsky sans parler.
– Si elle a éprouvé un sentiment quelconque, continua celui-ci, c’était un entraînement très superficiel, un éblouissement de cette haute aristocratie et de cette position dans le monde, éblouissement que sa mère a subi plus qu’elle.»
Levine fronça le sourcil. L’injure du refus lui revint au cœur comme une blessure toute fraîche. Heureusement, il était chez lui, dans sa propre maison, et chez soi on se sent plus fort.
«Attends, attends, interrompit-il. Tu parles d’aristocratie? Veux-tu me dire en quoi consiste celle de Wronsky ou de tout autre, et en quoi elle autorise le mépris que l’on a eu de moi? Tu le considères comme un aristocrate. Je ne suis pas de cet avis. Un homme dont le père est sorti de la poussière grâce à l’intrigue, dont la mère a été en liaison Dieu sait avec qui. Oh non! Les aristocrates sont pour moi des hommes qui peuvent montrer dans leur passé trois ou quatre générations honnêtes, appartenant aux classes les plus cultivées (ne parlons pas de dons intellectuels remarquables, c’est une autre affaire), n’ayant jamais fait de platitudes devant personne, et n’ayant eu besoin de personne, comme mon père et mon grand-père. Et je connais beaucoup de familles semblables. Pour toi, tu fais des cadeaux de 30 000 roubles à un coquin, et tu me trouves mesquin de compter mes arbres; mais tu recevras des appointements, et que sais-je encore, ce que je ne ferai jamais. Voilà pourquoi j’apprécie ce que m’a laissé mon père et ce que me donne mon travail, et je dis que c’est nous qui sommes les aristocrates, et non pas ceux qui vivent aux dépens des puissants de ce monde, et qui se laissent acheter pour 20 kopecks!
– À qui en as-tu? je suis de ton avis, – répondit gaiement Oblonsky en s’amusant de la sortie de son ami, tout en sentant qu’elle le visait. – Tu n’es pas juste pour Wronsky; mais il n’est pas question de lui. Je te le dis franchement: à ta place, je partirais pour Moscou et…
– Non; je ne sais si tu as connaissance de ce qui s’est passé, et du reste cela m’est égal… J’ai demandé Catherine Alexandrovna, et j’ai reçu un refus qui me rend son souvenir pénible et humiliant.
– Pourquoi cela? quelle folie!
– N’en parlons plus. Excuse-moi si tu m’as trouvé malhonnête avec toi. Maintenant tout est expliqué.»
Et, reprenant ses allures ordinaires:
«Tu ne m’en veux pas, Stiva? Je t’en prie, ne me garde pas rancune, dit-il en lui prenant la main.
– Je n’y songe pas; je suis bien aise, au contraire, que nous nous soyons ouverts l’un à l’autre. Et sais-tu? la chasse est bonne le matin. Si nous y retournions? je me passerais bien de dormir et j’irais ensuite tout droit à la gare.
– Parfaitement.»
Wronsky, quoique absorbé par sa passion, n’avait rien changé au cours extérieur de sa vie. Il avait conservé toutes ses relations mondaines et militaires. Son régiment gardait une place importante dans son existence, d’abord parce qu’il l’aimait, et plus encore parce qu’il y était adoré; on ne se contentait pas de l’y admirer, on le respectait, on était fier de voir un homme de son rang et de sa valeur intellectuelle placer les intérêts de son régiment et de ses camarades au-dessus des succès de vanité ou d’amour-propre auxquels il avait droit. Wronsky se rendait compte des sentiments qu’il inspirait et se croyait, en quelque sorte, tenu de les entretenir. D’ailleurs la vie militaire lui plaisait par elle-même.
Il va sans dire qu’il ne parlait à personne de son amour; jamais un mot imprudent ne lui échappait, même lorsqu’il prenait part à quelque débauche entre camarades (il buvait, du reste, très modérément), et il savait fermer la bouche aux indiscrets qui se permettaient la moindre allusion à ses affaires de cœur. Sa passion était cependant connue de la ville entière, et les jeunes gens enviaient précisément ce qui pesait le plus lourdement à son amour, la haute position de Karénine, qui contribuait à mettre sa liaison en évidence.
La plupart des jeunes femmes, jalouses d’Anna, qu’elles étaient lasses d’entendre toujours nommer «juste», n’étaient pas fâchées de voir leurs prédictions vérifiées, et n’attendaient que la sanction de l’opinion publique pour l’accabler de leur mépris: elles tenaient déjà en réserve la boue qui lui serait jetée quand le moment serait venu. Les personnes d’expérience et celles d’un rang élevé voyaient à regret se préparer un scandale mondain.
La mère de Wronsky avait d’abord appris avec un certain plaisir la liaison de son fils; rien, selon elle, ne pouvait mieux achever de former un jeune homme qu’un amour dans le grand monde; ce n’était, d’ailleurs pas sans un certain plaisir qu’elle constatait que cette Karénine, qui semblait si absorbée par son fils, n’était, après tout, qu’une femme comme une autre, chose du reste fort naturelle pour une femme belle et élégante, pensait la vieille comtesse. Mais cette manière de voir changea lorsqu’elle sut que son fils, afin de ne pas quitter son régiment et le voisinage de Mme Karénine, avait refusé un avancement important pour sa carrière; d’ailleurs, au lieu d’être la liaison brillante et mondaine qu’elle aurait approuvée, voilà qu’elle apprenait que cette passion tournait au tragique, à la Werther, et elle craignait de voir son fils commettre quelque sottise. Depuis le départ imprévu de celui-ci de Moscou, elle ne l’avait pas revu, et l’avait fait prévenir par son frère qu’elle désirait sa visite. Ce frère aîné n’était guère plus satisfait, non qu’il s’inquiétât de savoir si cet amour était profond ou éphémère, calme ou passionné, innocent ou coupable (lui-même, quoique père de famille, entretenait une danseuse et n’avait pas le droit d’être sévère), mais il savait que cet amour déplaisait en haut lieu, et blâmait son frère en conséquence.
Wronsky, outre ses relations mondaines et son service, avait une passion qui l’absorbait: celle des chevaux. Des courses d’officiers devaient avoir lieu cet été-là; il se fit inscrire et acheta une jument anglaise pur sang; malgré son amour, et quoiqu’il y mît de la réserve, ces courses avaient pour lui un attrait très vif. Pourquoi d’ailleurs ces deux passions se seraient-elles nui? Il lui fallait un intérêt quelconque, en dehors d’Anna, pour le reposer des émotions violentes qui l’agitaient.
Le jour des courses de Krasnoé-Selo, Wronsky vint, plus tôt que d’habitude, manger un bifteck dans la salle commune des officiers; il n’était pas trop rigoureusement tenu à restreindre sa nourriture, son poids répondant aux quatre pouds exigés, mais il ne fallait pas engraisser, et il s’abstenait en conséquence de sucre et de farineux. Il s’assit devant la table, sa redingote déboutonnée laissant apercevoir un gilet blanc, et ouvrit un roman français; les deux bras appuyés sur la table, il semblait absorbé par sa lecture, mais ne prenait cette attitude que pour se dérober aux conversations des allants et venants; sa pensée était ailleurs.
Il songeait au rendez-vous que lui avait donné Anna après les courses; depuis trois jours il ne l’avait pas vue, et se demandait si elle pourrait tenir sa promesse, car son mari venait de rentrer à Pétersbourg d’un voyage à l’étranger. Comment s’en assurer? C’était à la villa de Betsy, sa cousine, qu’ils s’étaient rencontrés pour la dernière fois; il n’allait chez les Karénine que le moins possible; oserait-il s’y rendre?
«Je dirai simplement que je suis chargé par Betsy de savoir si elle compte venir aux courses; oui certainement, j’irai,» décida-t-il intérieurement; et son imagination lui peignit si vivement le bonheur de cette entrevue, que son visage rayonna de joie au-dessus de son livre.
«Fais dire chez moi qu’on attelle au plus vite la troïka à la calèche,» dit-il au garçon qui lui servait son bifteck tout chaud sur un plat d’argent. Il attira vers lui l’assiette et se servit.
On entendait dans la salle de billard voisine un bruit de billes, et des voix causant et riant; deux officiers se montrèrent à la porte; l’un d’eux, tout jeune, à la figure délicate, était récemment sorti du corps des pages; l’autre, gras et vieux, avait de petits yeux humides et un bracelet au bras.
Wronsky les regarda et continua à manger et à lire tout à la fois, d’un air mécontent, comme s’il ne les eût pas remarqués.
«Tu prends des forces, hein? demanda le gros officier en s’asseyant près de lui.
– Comme tu vois, répondit Wronsky en s’essuyant la bouche et en fronçant le sourcil, toujours sans les regarder.
– Tu ne crains pas d’engraisser? continua le gros officier et en avançant une chaise au plus jeune.
– Quoi? demanda Wronsky en découvrant ses dents avec une grimace d’ennui et d’aversion.
– Tu ne crains pas d’engraisser?
– Garçon, du xérès!» cria Wronsky sans lui répondre, et il transporta son livre de l’autre côté de l’assiette pour continuer à lire.
Le gros officier prit la carte des vins, la tendit au plus jeune et lui dit:
«Vois donc ce que nous pourrions boire.
– Du vin du Rhin, si tu veux,» répondit celui-ci en tâchant de saisir son imperceptible moustache, tout en regardant timidement Wronsky du coin de l’œil.
Voyant qu’il ne bougeait pas, il se leva et dit: «Allons dans la salle de billard.»
Le gros officier se leva aussi, et ils se dirigèrent du côté de la porte.
Au même moment entra un capitaine de cavalerie, grand et beau garçon nommé Yashvine; il fit aux deux officiers un petit salut dédaigneux et s’approcha de Wronsky.
«Ah! te voilà,» cria-t-il en lui posant vivement sa grande main sur l’épaule. Wronsky mécontent se retourna, mais son visage reprit aussitôt une expression douce et amicale.
«C’est bien fait, Alexis, dit le capitaine de sa voix sonore, mange maintenant et avale un petit verre par là-dessus.
– Je n’ai pas faim.
– Ce sont les inséparables,» dit Yashvine en regardant d’un air moqueur les deux officiers qui s’éloignaient, et il s’assit, pliant ses grandes jambes, étroitement serrées dans son pantalon d’uniforme, et trop longues pour la hauteur des chaises.
«Pourquoi n’es-tu pas venu au théâtre hier? la Numérof n’était vraiment pas mal; où as-tu été?
– Je me suis attardé chez les Tverskoï.
– Ah!»
Yashvine était, au régiment, le meilleur ami de Wronsky, bien qu’il fût aussi joueur que débauché. On ne pouvait dire de lui que c’était un homme sans principes; il en avait, mais ils étaient foncièrement immoraux. Wronsky admirait sa force physique exceptionnelle, qui lui permettait de boire comme un tonneau sans s’en apercevoir, et de se passer, au besoin, complètement de sommeil; il n’admirait pas moins sa force morale, qui le rendait redoutable même à ses chefs, dont il savait se faire respecter aussi bien que de ses camarades. Au club anglais, il passait pour le premier des joueurs, parce que, sans jamais cesser de boire, il risquait des sommes considérables avec un calme et une présence d’esprit imperturbables.
Si Wronsky éprouvait pour Yashvine de l’amitié et une certaine considération, c’est qu’il savait que sa propre fortune et sa position sociale n’entraient pour rien dans l’attachement que lui témoignait celui-ci; il était aimé pour lui-même. Aussi Yashvine était-il le seul homme auquel Wronsky eût voulu parler de son amour, persuadé que, malgré son mépris affecté pour toute espèce de sentiment, il pourrait seul comprendre sa passion avec ce qu’elle avait de sérieux et d’absorbant. Il le savait en outre incapable de bavardages et de médisances, et ces raisons réunies lui rendaient toujours sa présence agréable.
«Ah oui! – dit le capitaine, lorsque le nom des Tverskoï eut été prononcé; et il mordit sa moustache en le regardant de son œil noir brillant.
– Et toi, qu’as-tu fait? as-tu gagné?
– Huit mille roubles, dont trois qui ne rentreront peut-être pas.
– Alors je puis te faire perdre, – dit Wronsky en riant; son camarade avait parié une forte somme sur lui.
– Je n’entends pas perdre. Mahotine seul est à craindre.»
Et la conversation s’engagea sur les courses, le seul sujet intéressant du moment.
«Allons, j’ai fini, – dit Wronsky en se levant. Yashvine se leva aussi en étirant ses longues jambes.
– Je ne puis dîner de si bonne heure, mais je vais boire quelque chose. Je te suis. Garçon, du vin, cria-t-il de sa voix tonnante. Cette voix était une célébrité au régiment. Non, au fait, c’est inutile, cria-t-il aussitôt après; si tu rentres chez toi, je t’accompagne.»
Wronsky occupait une grande izba finnoise très propre, et divisée en deux par une cloison. Pétritzky demeurait avec lui au camp, aussi bien qu’à Pétersbourg; il dormait lorsque Wronsky et Yashvine entrèrent.
«Assez dormir, lève-toi,» dit Yashvine en allant secouer le dormeur par l’épaule, derrière la cloison où il était couché, le nez enfoncé dans son oreiller.
Pétritzky sauta sur ses genoux et regarda autour de lui.
«Ton frère est venu, dit-il à Wronsky: il m’a réveillé; que le diable l’emporte, et il a dit qu’il reviendrait.»
Là-dessus, il se rejeta sur l’oreiller en ramenant sa couverture.
«Laisse-moi tranquille, Yashvine, – cria-t-il avec colère à son camarade, qui s’amusait à lui retirer sa couverture; puis, se tournant vers lui et ouvrant les yeux: – Tu ferais mieux de me dire ce que je devrais boire pour m’ôter de la bouche ce goût désagréable.
– De l’eau-de-vie, avant tout, ordonna Yashvine de sa grosse voix: Tereshtchenko, vite un verre d’eau-de-vie et des concombres à ton maître, cria-t-il en s’amusant lui-même de la sonorité de sa voix.
– Tu crois? demanda Pétritzky en se frottant les yeux avec une grimace; en prendras-tu aussi? Si c’est à deux, je veux bien. Wronsky, tu boiras aussi?»
Et, quittant son lit, il s’avança enveloppé d’une couverture tigrée, les bras en l’air, chantonnant en français: «Il était un roi de Thulé.»
«Boiras-tu, Wronsky?
– Va te promener, répondit celui-ci, qui endossait une redingote apportée par son domestique.
– Où comptes-tu aller? lui demanda Yashvine en voyant approcher de la maison une calèche attelée de trois chevaux. Voilà ta troïka.
– À l’écurie, et de là chez Bransky, avec lequel j’ai une affaire à régler,» dit Wronsky.
Il avait effectivement promis à Bransky de lui porter de l’argent, et celui-ci demeurait à dix verstes de Péterhof, – mais ses camarades comprirent aussitôt qu’il allait encore ailleurs.
Pétritzky cligna de l’œil avec une grimace qui signifiait: «nous savons ce que Bransky veut dire», et continua à chanter.
«Ne t’attarde pas,» se contenta de dire Yashvine, et, changeant de conversation: «Et mon roman, fait-il ton affaire?» demanda-t-il en regardant par la fenêtre le cheval du milieu qu’il avait vendu.
Au moment où Wronsky allait sortir, Pétritzky l’arrêta en criant:
«Attends donc, ton frère m’a laissé une lettre et un billet pour toi. Qu’en ai-je fait? C’est là la question, déclama Pétritzky, élevant l’index au-dessus de son nez.
– Parle donc, es-tu bête! dit Wronsky en souriant.
– Je n’ai pas fait de feu dans la cheminée. Ce doit être ici quelque part.
– Voyons, pas de contes: où est la lettre?
– Je t’assure que je l’ai oublié; j’ai peut-être vu tout cela en rêve! Attends, attends, ne te fâche pas; si tu avais bu comme je l’ai fait hier, tu ne saurais même pas où tu as couché; je vais tâcher de me rappeler.»
Pétritzky retourna derrière la cloison et se recoucha.
«C’est ainsi que j’étais couché, et lui se tenait là, oui, oui, oui, m’y voilà.»
Et il tira une lettre de dessous son matelas.
Wronsky prit la lettre qu’accompagnait un billet de son frère; c’était bien ce qu’il supposait: sa mère lui reprochait de n’être pas venu la voir, et son frère lui disait qu’il avait à lui parler.
«En quoi cela les regarde-t-il?» murmura-t-il, pressentant de quoi il s’agissait, et il chiffonna les deux papiers, qu’il introduisit entre les boutons de sa redingote, avec l’intention de les relire en route plus attentivement.
Au moment de quitter l’izba, il rencontra deux officiers dont l’un appartenait à son régiment. L’habitation de Wronsky servait volontiers de lieu de réunion.
«Où vas-tu?
– À Péterhof pour affaire.
– Le cheval est-il arrivé?
– Oui, mais je ne l’ai pas encore vu.
– On dit que Gladiator, de Mahotine, boite.
– Des bêtises! Mais comment ferez-vous pour courir avec une boue pareille?»
«Voilà mes sauveurs!» cria Pétritzky en voyant entrer les nouveaux venus. Son ordonnance, debout devant lui, tenait sur un plateau de l’eau-de-vie et des concombres salés. «C’est Yashvine qui m’ordonne de boire pour me rafraîchir.
– Vous nous avez donné de l’agrément hier soir, dit un des officiers; grâce à vous, nous n’avons pu dormir de la nuit.
– Il faut vous dire comment cela s’est terminé! se mit à raconter Pétritzky. Wolkof est grimpé sur un toit, et nous a annoncé de là qu’il était triste. Faisons de la musique, ai-je proposé: une marche funèbre. Et au son de la marche funèbre il s’est endormi sur son toit.
– Bois donc ton eau-de-vie, et par là-dessus de l’eau de Seltz avec beaucoup de citron, dit Yashvine encourageant Pétritzky comme une mère qui veut faire avaler une médecine à son enfant. Après cela, tu pourras prendre un peu de champagne, une demi-bouteille.
– Voilà qui a le sens commun. Wronsky, attends un peu, et bois avec nous.
– Non, messieurs, adieu. Je ne bois pas aujourd’hui.
– Pourquoi? de crainte de t’alourdir? Alors buvons sans lui; qu’on apporte de l’eau de Seltz et du citron.
– Wronsky! cria quelqu’un comme il sortait.
– Qu’y a-t-il?
– Tu devrais te faire couper les cheveux, de crainte de t’alourdir, sur le front surtout.»
Wronsky commençait en effet à perdre ses cheveux; il se mit à rire, et, avançant sa casquette sur son front, là où ses cheveux devenaient rares, il sortit et monta en calèche.
«À l’écurie!» dit-il.
Il allait prendre ses lettres pour les relire, mais, afin de ne penser qu’à son cheval, il remit sa lecture à plus tard.
L’écurie provisoire, une baraque en planches, se trouvait à proximité du champ de courses. Le dresseur ayant seul monté le cheval pour le promener, Wronsky ne savait trop dans quel état il allait trouver sa monture. Un jeune garçon, qui faisait office de groom, reconnut de loin la calèche et appela aussitôt le dresseur, un Anglais au visage sec, orné au menton d’une touffe de poils. Celui-ci vint au-devant de son maître en se dandinant à la façon des jockeys, les coudes écartés du corps; il était vêtu d’une jaquette courte et chaussé de bottes à l’écuyère.
«Comment va Frou-frou? demanda Wronsky en anglais.
– All right, sir, répondit l’Anglais du fond de sa gorge. Mieux vaut ne pas entrer, ajouta-t-il en soulevant son chapeau. Je lui ai mis une muselière et cela l’agite. Si on l’approche, elle s’inquiétera.
– J’entrerai tout de même. Je veux la voir.
– Allons alors,» répondit avec humeur l’Anglais, toujours sans ouvrir la bouche; et de son pas dégingandé il se dirigea vers l’écurie; un garçon de service en veste blanche, balai en main, propre et alerte, les introduisit. Cinq chevaux occupaient l’écurie, chacun dans sa stalle; celui de Mahotine, le concurrent le plus sérieux de Wronsky, Gladiator, un alezan de cinq vershoks, devait être là. Wronsky était plus curieux de le voir que de voir son propre cheval, mais, selon les règles des courses, il ne devait pas se le faire montrer, ni même se permettre de questions à son sujet. Tout en marchant le long du couloir, le groom ouvrit la porte de la seconde stalle et Wronsky entrevit un vigoureux alezan aux pieds blancs. C’était Gladiator; il le savait, mais se retourna aussitôt du côté de Frou-frou, comme il se fût détourné d’une lettre ouverte qui ne lui aurait pas été adressée.
«C’est le cheval de Mak…, Mak…, dit l’Anglais sans arriver à prononcer le nom, indiquant la stalle de Gladiator de ses doigts aux ongles crasseux.
– De Mahotine? oui; – c’est mon seul adversaire sérieux.
– Si vous le montiez, je parierais pour vous, dit l’Anglais.
– Frou-frou est plus nerveuse, celui-ci plus solide, répondit Wronsky en souriant de l’éloge du jockey.
– Dans les courses avec obstacles, tout est dans l’art de monter, dans le pluck,» dit l’Anglais.
Le pluck, c’est-à-dire l’audace et le sang-froid. Wronsky savait qu’il n’en manquait pas et, qui plus est, il était fermement convaincu que personne ne pouvait en avoir plus que lui.
«Vous êtes sûr qu’une forte transpiration n’était pas nécessaire?
– Du tout, répondit l’Anglais. Ne parlez pas haut, je vous prie, la jument s’inquiète,» ajouta-t-il en faisant un signe de tête du côté de la stalle fermée où l’on entendait piétiner le cheval sur sa litière.
Il ouvrit la porte et Wronsky entra dans le box faiblement éclairé par une petite lucarne. Un cheval bai brun, avec une muselière, y foulait nerveusement la paille fraîche.
La conformation un peu défectueuse de son cheval favori sauta aux yeux de Wronsky. Frou-frou était de taille moyenne, son ossature était étroite, sa poitrine également, quoique le poitrail fût saillant; la croupe était légèrement fuyante et les jambes, surtout celles de derrière, un peu cagneuses. Les muscles des jambes paraissaient faibles et les flancs très larges, malgré l’entraînement qu’elle avait subi et la maigreur de son ventre. Au-dessous du genou, ses jambes, vues de face, semblaient de vrais fuseaux; vues de côté au contraire, elles étaient énormes. Sauf ses flancs, on l’aurait dite creusée des deux côtés. Mais, elle avait un mérite qui faisait oublier tous ces défauts: elle avait de la race, du sang comme disent les Anglais. Ses muscles faisaient saillie sous un réseau de veines recouvertes d’une peau lisse et douce comme du satin; sa tête effilée, aux yeux à fleur de tête, brillants et animés, ses naseaux saillants et mobiles, qui semblaient injectés de sang, toute l’allure de cette jolie bête avait quelque chose de décidé, d’énergique et de fin. C’était un de ces animaux auxquels la parole ne semble manquer que par suite d’une conformation mécanique incomplète. Wronsky eut le sentiment d’être compris par elle tandis qu’il la considérait. Lorsqu’il entra, elle aspira l’air fortement, regarda de côté, en montrant le blanc de son œil injecté de sang, chercha à secouer sa muselière, et s’agita sur ses pieds comme mue par des ressorts.
«Vous voyez si elle est agitée, dit l’Anglais.
– Ho, ma belle, ho!» dit Wronsky en s’approchant pour la calmer; mais plus il approchait, plus elle s’agitait. Elle ne se tranquillisa que lorsqu’il lui eut caressé la tête et le cou; on voyait ses muscles se dessiner et tressaillir sous son poil délicat. Wronsky remit à sa place une mèche de crinière qu’elle avait rejetée de l’autre côté du garrot, approcha son visage des naseaux qu’elle gonflait et élargissait comme des ailes de chauves-souris. Elle respira bruyamment, dressa les oreilles et tendit son museau noir vers lui, pour le saisir par la manche; mais, empêchée par sa muselière, elle se reprit à piétiner.
«Calme-toi, ma belle, calme-toi!» lui dit Wronsky en la flattant; et il quitta la stalle dans la conviction rassurante que son cheval était en parfait état.
Mais l’agitation de la jument s’était communiquée à son maître; lui aussi sentait le sang affluer à son cœur et le besoin d’action, de mouvement, s’emparer violemment de lui; il aurait voulu mordre comme elle; c’était troublant et amusant.
«Eh bien! je compte sur vous, dit-il à l’Anglais; à six heures et demie sur le terrain.
– Tout sera prêt. Mais où allez-vous, mylord?» demanda l’Anglais en se servant du titre de lord qu’il n’employait jamais.
Étonné de cette audace, Wronsky leva la tête avec surprise et regarda l’Anglais comme il savait le faire, non dans les yeux, mais sur le haut du front; il comprit aussitôt que le dresseur ne lui avait pas parlé comme à son maître, mais comme à un jockey, et répondit:
«J’ai besoin de voir Bransky et serai de retour dans une heure.»
«Combien de fois m’aura-t-on fait cette question aujourd’hui! pensa-t-il, et il rougit, ce qui lui arrivait rarement. L’Anglais le regarda attentivement; il avait l’air de savoir où allait son maître.
«L’essentiel est de se tenir tranquille avant la course; ne vous faites pas de mauvais sang, ne vous tourmentez de rien.
– All right,» répondit Wronsky en souriant et, sautant dans sa calèche, il se fit conduire à Péterhof.
À peine avait-il fait quelques pas, que le ciel, couvert depuis le matin, s’assombrit tout à fait; il se mit à pleuvoir.
«C’est fâcheux, pensa Wronsky en levant la capote de sa calèche; il y avait de la boue, maintenant ce sera un marais.»
Et, profitant de ce moment de solitude, il prit les lettres de sa mère et de son frère pour les lire.
C’était toujours la même histoire: tous deux, sa mère aussi bien que son frère, trouvaient nécessaire de se mêler de ses affaires de cœur; il en était irrité jusqu’à la colère, un sentiment qui ne lui était pas habituel.
«En quoi cela les concerne-t-il? Pourquoi se croient-ils obligés de s’occuper de moi? de s’accrocher à moi? C’est parce qu’ils sentent qu’il y a là quelque chose qu’ils ne peuvent comprendre. Si c’était une liaison vulgaire, on me laisserait tranquille; mais ils devinent qu’il n’en est rien, que cette femme n’est pas un jouet pour moi, qu’elle m’est plus chère que la vie. Cela leur paraît incroyable et agaçant. Quel que soit notre sort, c’est nous qui l’avons fait, et nous ne le regrettons pas, se dit-il en s’unissant à Anna dans le mot nous. Mais non, ils entendent nous enseigner la vie, eux qui n’ont aucune idée de ce qu’est le bonheur! ils ne savent pas que, sans cet amour, il n’y aurait pour moi ni joie ni douleur en ce monde; la vie n’existerait pas.»
Au fond, ce qui l’irritait le plus contre les siens, c’est que sa conscience lui disait qu’ils avaient raison. Son amour pour Anna n’était pas un entraînement passager destiné comme tant de liaisons mondaines à disparaître en ne laissant d’autres traces que des souvenirs doux ou pénibles. Il sentait vivement toutes les tortures de leur situation, toutes ses difficultés aux yeux du monde, auquel il fallait tout cacher, en s’ingéniant à mentir, à tromper, à inventer mille ruses. Et tandis que leur passion mutuelle était si violente qu’ils ne connaissaient plus qu’elle, toujours il fallait penser aux autres.
Ces fréquentes nécessités de dissimuler et de feindre lui revinrent vivement à la pensée. Rien n’était plus contraire à sa nature, et il se rappela le sentiment de honte qu’il avait souvent surpris dans Anna lorsqu’elle aussi était forcée au mensonge.
Depuis sa liaison avec elle, il ressentait parfois une étrange sensation de dégoût et de répulsion qu’il ne pouvait définir. Pour qui l’éprouvait-il?… Pour Alexis Alexandrovitch, pour lui-même, pour le monde entier?… Il n’en savait rien. Autant que possible il chassait cette impression.
«Oui, jadis elle était malheureuse, mais fière et tranquille; maintenant elle ne peut plus l’être, quelque peine qu’elle se donne pour le paraître.»
Et pour la première fois l’idée de couper court à cette vie de dissimulation lui apparut nette et précise: le plus tôt serait le mieux.
«Il faut que nous quittions tout, elle et moi, et que, seuls avec notre amour, nous allions nous cacher quelque part,» se dit-il.
L’averse fut de courte durée, et lorsque Wronsky arriva au grand trot de son cheval de brancard, les chevaux de volée galopant à toutes brides dans la boue, le soleil avait déjà reparu et faisait scintiller les toits des villas et le feuillage mouillé des vieux tilleuls, dont l’ombre se projetait des jardins du voisinage dans la rue principale. L’eau coulait des toits, et les branches des arbres semblaient secouer gaiement leurs gouttes de pluie. Il ne pensait plus au tort que l’averse pouvait faire au champ de courses, mais se réjouissait en songeant que, grâce à la pluie, elle serait seule; car il savait qu’Alexis Alexandrovitch, revenu d’un voyage aux eaux depuis quelques jours, n’avait pas encore quitté Pétersbourg pour la campagne.
Wronsky fit arrêter ses chevaux à une petite distance de la maison, et, afin d’attirer l’attention aussi peu que possible, il entra dans la cour à pied, au lieu de sonner à la porte principale qui donnait sur la rue.
«Monsieur est-il arrivé? demanda-t-il à un jardinier.
– Pas encore, mais madame y est. Veuillez sonner, on vous ouvrira.
– Non, je préfère entrer par le jardin.»
La sachant seule, il voulait la surprendre; il n’avait pas annoncé sa visite et elle ne pouvait l’attendre à cause des courses; il marcha donc avec précaution le long des sentiers sablés et bordés de fleurs, relevant son sabre pour ne pas faire de bruit; il s’avança ainsi jusqu’à la terrasse, qui de la maison descendait au jardin. Les préoccupations qui l’avaient assiégé en route, les difficultés de sa situation, tout était oublié; il ne pensait qu’au bonheur de l’apercevoir bientôt, elle en réalité, en personne, non plus en imagination seulement. Déjà il montait les marches de la terrasse le plus doucement possible, lorsqu’il se rappela ce qu’il oubliait toujours, et ce qui formait un des côtés les plus douloureux de ses rapports avec Anna: la présence de son fils, de cet enfant au regard inquisiteur.
L’enfant était le principal obstacle à leurs entrevues. Jamais en sa présence Wronsky et Anna ne se permettaient un mot qui ne pût être entendu de tout le monde, jamais même la moindre allusion que l’enfant n’eût pas comprise. Ils n’avaient pas eu besoin de s’entendre pour cela; chacun d’eux aurait cru se faire injure en prononçant une parole qui eût trompé le petit garçon; devant lui ils causaient comme de simples connaissances. Malgré ces précautions, Wronsky rencontrait souvent le regard scrutateur et un peu méfiant de Serge, fixé sur lui; tantôt il le trouvait timide, d’autres fois caressant, rarement le même. L’enfant semblait instinctivement comprendre qu’entre cet homme et sa mère il existait un lien sérieux dont la signification lui échappait.
Serge faisait effectivement de vains efforts pour comprendre comment il devait se comporter avec ce monsieur; il avait deviné, avec la finesse d’intuition propre à l’enfance, que son père, sa gouvernante et sa bonne le considéraient avec horreur, tandis que sa mère le traitait comme son meilleur ami.
«Qu’est-ce que cela signifie? qui est-il? faut-il que je l’aime? et si je n’y comprends rien, est-ce ma faute et suis-je un enfant méchant ou borné?» pensait le petit. De là sa timidité, son air interrogateur et méfiant, et cette mobilité d’humeur qui gênait tant Wronsky. D’ailleurs, en présence de l’enfant, il éprouvait toujours l’impression de répulsion, sans cause apparente, qui le poursuivait depuis un certain temps. Wronsky et Anna étaient semblables à des navigateurs auxquels la boussole prouverait qu’ils vont à la dérive, sans pouvoir arrêter leur course; chaque minute les éloigne du droit chemin, et reconnaître ce mouvement qui les entraîne, c’est aussi reconnaître leur perte! L’enfant avec son regard naïf était cette implacable boussole; tous deux le sentaient sans vouloir en convenir.
Ce jour-là, Serge ne se trouvait pas à la maison; Anna était seule, assise sur la terrasse, attendant le retour de son fils, que la pluie avait surpris pendant sa promenade. Elle avait envoyé une femme de chambre et un domestique à sa recherche. Vêtue d’une robe blanche, garnie de hautes broderies, elle était assise dans un angle de la terrasse, cachée par des plantes et des fleurs, et n’entendit pas venir Wronsky. La tête penchée, elle appuyait son front contre un arrosoir oublié sur un des gradins; de ses belles mains chargées de bagues qu’il connaissait si bien, elle attirait vers elle cet arrosoir. La beauté de cette tête aux cheveux noirs frisés, de ces bras, de ces mains, de tout l’ensemble de sa personne, frappait Wronsky chaque fois qu’il la voyait, et lui causait toujours une nouvelle surprise. Il s’arrêta et la regarda avec transport. Elle sentit instinctivement son approche, et il avait à peine fait un pas, qu’elle repoussa l’arrosoir et tourna vers lui son visage brûlant.
«Qu’avez-vous? vous êtes malade?» dit-il en français, tout en s’approchant d’elle. Il aurait voulu courir, mais, dans la crainte d’être aperçu, il jeta autour de lui et vers la porte de la terrasse un regard qui le fit rougir comme tout ce qui l’obligeait à craindre et à dissimuler.
«Non, je me porte bien, dit Anna en se levant et serrant vivement la main qu’il lui tendait. Je ne t’attendais pas.
– Bon Dieu, quelles mains froides!
– Tu m’as effrayée; je suis seule et j’attends Serge qui est allé se promener; ils reviendront par ici.»
Malgré le calme qu’elle affectait, ses lèvres tremblaient.
«Pardonnez-moi d’être venu, mais je ne pouvais passer la journée sans vous voir, continua-t-il en français, évitant ainsi le vous impossible et le tutoiement dangereux en russe.
– Je n’ai rien à pardonner: je suis trop heureuse.
– Mais vous êtes malade ou triste? dit-il en se penchant vers elle sans quitter sa main. À quoi pensez-vous?
– Toujours à la même chose,» répondit-elle en souriant.
Elle disait vrai. À quelque heure de la journée, à quelque moment qu’on l’eût interrogée, elle aurait invariablement répondu qu’elle pensait à son bonheur et à son malheur. Au moment où il était entré, elle se demandait pourquoi les uns, Betsy par exemple, dont elle savait la liaison avec Toushkewitch, prenaient si légèrement ce qui pour elle était si cruel? Cette pensée l’avait particulièrement tourmentée ce jour-là. Elle parla des courses, et lui, pour la distraire de son trouble, raconta les préparatifs qui se faisaient; son ton restait parfaitement calme et naturel.
«Faut-il, ou ne faut-il pas lui dire? pensait-elle en regardant ces yeux tranquilles et caressants. Il a l’air si heureux, il s’amuse tant de cette course, qu’il ne comprendra peut-être pas assez l’importance de ce qui nous arrive.»
«Vous ne m’avez pas dit à quoi vous songiez quand je suis entré, dit-il en interrompant son récit; dites-le, je vous en prie.»
Elle ne répondait pas. La tête baissée, elle levait vers lui ses beaux yeux; son regard était plein d’interrogations; sa main jouait avec une feuille détachée. Le visage de Wronsky prit aussitôt l’expression d’humble adoration, de dévouement absolu qui l’avait conquise.
«Je sens qu’il est arrivé quelque chose. Puis-je être tranquille un instant quand je vous sais un chagrin que je ne partage pas? Au nom du ciel, parlez,» répéta-t-il d’un ton suppliant.
«S’il ne sent pas toute l’importance de ce que j’ai à lui dire, je sais que je ne lui pardonnerai pas; mieux vaut se taire que de le mettre à l’épreuve,» pensa-t-elle en continuant à le regarder; sa main tremblait.
«Mon Dieu! qu’y a t-il? dit-il en lui prenant la main.
– Faut-il le dire?
– Oui, oui, oui.
– Je suis enceinte,» murmura-t-elle lentement.
La feuille qu’elle tenait entre ses doigts trembla encore plus, mais elle ne le quitta pas des yeux, car elle cherchait à lire sur son visage comment il supporterait cet aveu.
Il pâlit, voulut parler, mais s’arrêta et baissa la tête en laissant tomber la main qu’il tenait entre les siennes.
«Oui, il sent toute la portée de cet événement,» pensa-t-elle, et elle lui prit la main.
Mais elle se trompait en croyant qu’il sentait comme elle. À cette nouvelle, l’étrange impression d’horreur qui le poursuivait l’avait saisi plus vivement que jamais, et il comprit que la crise qu’il souhaitait, était arrivée. Dorénavant on ne pouvait plus rien dissimuler au mari, et il fallait sortir au plus tôt, n’importe à quel prix, de cette situation odieuse et insoutenable. Le trouble d’Anna se communiquait à lui. Il la regarda de ses yeux humblement soumis, lui baisa la main, se leva, et se mit à marcher de long en large sur la terrasse, sans parler.
Quand enfin il se rapprocha d’elle, il lui dit d’un ton décidé:
«Ni vous, ni moi, n’avons considéré notre liaison comme un bonheur passager; maintenant notre sort est fixé. Il faut absolument mettre fin aux mensonges dans lesquels nous vivons; – et il regarda autour de lui.
– Mettre fin? Comment y mettre fin, Alexis?» dit-elle doucement.
Elle s’était calmée et lui souriait tendrement.
«Il faut quitter votre mari et unir nos existences.
– Ne sont-elles pas déjà unies? répondit-elle à demi-voix.
– Pas tout à fait, pas complètement.
– Mais comment faire, Alexis? enseigne-le-moi, dit-elle avec une triste ironie, en songeant à ce que sa situation avait d’inextricable. Ne suis-je pas la femme de mon mari?
– Quelque difficile que soit une situation, elle a toujours une issue quelconque; il s’agit seulement de prendre un parti… Tout vaut mieux que la vie que tu mènes. Crois-tu donc que je ne voie pas combien tout est tourment pour toi: ton mari, ton fils, le monde, tout!
– Pas mon mari, dit-elle avec un sourire. Je ne le connais pas, je ne pense pas à lui. Je ne sais pas s’il existe.
– Tu n’es pas sincère. Je te connais: tu te tourmentes aussi à cause de lui.
– Mais il ne sait rien, – dit-elle, et soudain son visage se couvrit d’une vive rougeur: le cou, le front, les joues, tout rougit, et les larmes lui vinrent aux yeux. – Ne parlons plus de lui!»
Ce n’était pas la première fois que Wronsky cherchait à lui faire comprendre et juger sa position, quoiqu’il ne l’eût encore jamais fait aussi fortement; et toujours il s’était heurté aux mêmes appréciations superficielles et presque futiles. Il lui semblait qu’elle était alors sous l’empire de sentiments qu’elle ne voulait, ou ne pouvait approfondir, et elle, la vraie Anna, disparaissait, pour faire place à un être étrange et indéchiffrable, qu’il ne parvenait pas à comprendre, qui lui devenait presque répulsif. Aujourd’hui il voulut s’expliquer à fond.
«Qu’il le sache ou ne le sache pas, dit-il d’une voix calme mais ferme, peu importe. Nous ne pouvons, vous ne pouvez rester dans cette situation, surtout à présent.
– Que faudrait-il faire selon vous? – demanda-t-elle avec la même ironie railleuse. Elle qui avait craint si vivement de lui voir accueillir sa confidence avec légèreté, était mécontente maintenant qu’il en déduisit la nécessité absolue d’une résolution énergique.
– Avouez tout, et quittez-le.
– Supposons que je le fasse, savez-vous ce qu’il en résultera? Je vais vous le dire: – et un éclair méchant jaillit de ses yeux tout à l’heure si tendres. «Ah vous en aimez un autre et avez une liaison criminelle? dit-elle en imitant son mari et appuyant sur le mot criminelle comme lui. Je vous avais avertie des suites qu’elle aurait au point de vue de la religion, de la société et de la famille. Vous ne m’avez pas écouté, maintenant je ne puis livrer à la honte mon nom, et…» – elle allait dire mon fils, mais s’arrêta, car elle ne pouvait plaisanter de son fils. – En un mot, il me dira nettement, clairement, sur le ton dont il discute les affaires d’État, qu’il ne peut me rendre la liberté, mais qu’il prendra des mesures pour éviter le scandale. C’est là ce qui se passera, car ce n’est pas un homme, c’est une machine et, quand il se fâche, une très méchante machine.»
Et elle se rappela les moindres détails du langage et de la physionomie de son mari, prête à lui reprocher intérieurement tout ce qu’elle pouvait trouver en lui de mal, avec d’autant moins d’indulgence qu’elle se sentait plus coupable.
«Mais, Anna, dit Wronsky avec douceur, dans l’espoir de la convaincre et de la calmer, il faut d’abord tout avouer, et ensuite nous agirons selon ce qu’il fera.
– Alors il faudra s’enfuir?
– Pourquoi pas? Je ne vois pas la possibilité de continuer à vivre ainsi; il n’est pas question de moi, mais de vous qui souffrez.
– S’enfuir! et devenir ostensiblement votre maîtresse! dit-elle méchamment.
– Anna! s’écria-t-il peiné.
– Oui, votre maîtresse et perdre tout…» Elle voulut encore dire mon fils, mais ne put prononcer ce mot.
Wronsky était incapable de comprendre que cette forte et loyale nature acceptât la situation fausse où elle se trouvait, sans chercher à en sortir; il ne se doutait pas que l’obstacle était ce mot «fils» qu’elle ne pouvait se résoudre à articuler.
Quand Anna se représentait la vie de cet enfant avec le père qu’elle aurait quitté, l’horreur de sa faute lui paraissait telle, qu’en véritable femme elle n’était plus en état de raisonner, et ne cherchait qu’à se rassurer et à se persuader que tout pourrait encore demeurer comme par le passé; il fallait à tout prix s’étourdir, oublier cette affreuse pensée: «que deviendra l’enfant?»
«Je t’en supplie, je t’en supplie, dit-elle tout à coup sur un ton tout différent de tendresse et de sincérité, ne me parle plus jamais de cela.
– Mais, Anna!
– Jamais, jamais. Laisse-moi rester juge de la situation. J’en comprends la bassesse et l’horreur, mais il n’est pas aussi facile que tu le crois d’y rien changer. Aie confiance en moi, et ne me dis plus jamais rien de cela. Tu me le promets?
– Je promets tout; comment veux-tu cependant que je sois tranquille après ce que tu viens de me confier? Puis-je rester calme quand tu l’es si peu?
– Moi! répéta-t-elle. Il est vrai que je me tourmente, mais cela passera si tu ne me parles plus de rien.
– Je ne comprends pas…
– Je sais, interrompit-elle, combien ta nature loyale souffre de mentir; tu me fais pitié, et bien souvent je me dis que tu as sacrifié ta vie pour moi.
– C’est précisément ce que je me disais de toi! je me demandais tout à l’heure comment tu avais pu t’immoler pour moi! Je ne me pardonne pas de t’avoir rendue malheureuse!
– Moi, malheureuse! dit-elle en se rapprochant de lui et le regardant avec un sourire plein d’amour. Moi! mais je suis semblable à un être mourant de faim auquel on aurait donné à manger! Il oublie qu’il a froid et qu’il est couvert de guenilles, il n’est pas malheureux. Moi, malheureuse! Non, voilà mon bonheur…»
La voix du petit Serge qui rentrait se fit entendre. Anna jeta un coup d’œil autour d’elle, se leva vivement, et porta rapidement ses belles mains chargées de bagues vers Wronsky qu’elle prit par la tête; elle le regarda longuement, approcha son visage du sien, l’embrassa sur les lèvres et les yeux, puis elle voulut le repousser et le quitter, mais il l’arrêta.
«Quand? murmura-t-il en la regardant avec transport.
– Aujourd’hui à une heure,» répondit-elle à voix basse en soupirant, et elle courut au-devant de son fils. Serge avait été surpris par la pluie au parc, et s’était réfugié dans un pavillon avec sa bonne.
«Eh bien, au revoir, dit-elle à Wronsky, il faut maintenant que je m’apprête pour les courses; Betsy m’a promis de venir me chercher.» – Wronsky regarda sa montre, et partit précipitamment.
Wronsky était si ému et si préoccupé qu’ayant regardé l’aiguille et le cadran il n’avait pas vu l’heure.
Tout pénétré de la pensée d’Anna, il regagna sa calèche sur la route, marchant avec précaution le long du chemin boueux. Sa mémoire n’était plus qu’instinctive, et lui rappelait seulement ce qu’il avait résolu de faire, sans que la réflexion intervînt. Il s’approcha de son cocher endormi sur son siège, le réveilla machinalement, observa les nuées de moucherons qui s’élevaient au-dessus de ses chevaux en sueur, sauta dans sa calèche et se fit conduire chez Bransky; il avait déjà fait six à sept verstes lorsque la présence d’esprit lui revint; il comprit alors qu’il était en retard, et regarda de nouveau sa montre. Elle marquait cinq heures et demie.
Il devait y avoir plusieurs courses ce jour-là. D’abord les chevaux de trait, puis une course d’officiers de deux verstes, une seconde de quatre; celle où il devait courir était la dernière. À la rigueur, il pouvait arriver à temps en sacrifiant Bransky, sinon il risquait de ne se trouver sur le terrain que lorsque la cour serait arrivée, et ce n’était pas convenable. Malheureusement Bransky avait sa parole; il continua donc la route en recommandant au cocher de ne pas ménager ses chevaux. Cinq minutes chez Bransky, et il repartit au galop; ce mouvement rapide lui fit du bien. Peu à peu il oubliait ses soucis pour ne sentir que l’émotion de la course et le plaisir de ne pas la manquer; il dépassait toutes les voitures venant de Pétersbourg ou des environs.
Personne chez lui que son domestique le guettant sur le seuil de la porte; tout le monde était déjà parti.
Pendant qu’il changeait de vêtements, son domestique eut le temps de lui raconter que la seconde course était commencée, et que plusieurs personnes s’étaient informées de lui.
Wronsky s’habilla sans se presser, – car il savait garder son calme, – et se fit conduire en voiture aux écuries. On voyait de là un océan d’équipages de toutes sortes, des piétons, des soldats, et toutes les tribunes chargées de spectateurs. – La seconde course devait en effet avoir lieu, car il entendit un coup de cloche. Il avait rencontré près de l’écurie l’alezan de Mahotine, Gladiator, qu’on menait couvert d’une housse orange et bleue avec d’énormes oreillères.
«Où est Cord? demanda-t-il au palefrenier.
– À l’écurie, – on selle.»
Frou-frou était toute sellée dans sa stalle ouverte, et on allait la faire sortir.
«Je ne suis pas en retard?
– All right, all right, dit l’Anglais, ne vous inquiétez de rien.»
Wronsky jeta un dernier regard sur les belles formes de sa jument, et la quitta à regret; – elle tremblait de tous ses membres. Le moment était propice pour s’approcher des tribunes sans être remarqué; la course de deux verstes s’achevait, et tous les yeux étaient fixés sur un chevalier-garde et un hussard derrière lui, fouettant désespérément leurs chevaux en approchant du but. On affluait vers ce point de tous côtés, et un groupe de soldats et d’officiers de la garde saluaient avec des cris de joie le triomphe de leur officier et de leur camarade.
Wronsky se mêla à la foule au moment où la cloche annonçait la fin de la course, tandis que le vainqueur, couvert de boue, s’affaissait sur sa selle et laissait tomber la bride de son étalon gris pommelé, essoufflé et trempé de sueur.
L’étalon, raidissant péniblement les jarrets, arrêta avec difficulté sa course rapide; l’officier, comme au sortir d’un rêve, regardait autour de lui et souriait avec effort. Une foule d’amis et de curieux l’entoura.
C’était à dessein que Wronsky évitait le monde élégant qui circulait tranquillement eu causant, autour de la galerie; il avait déjà aperçu Anna, Betsy et la femme de son frère, et ne voulait pas s’approcher d’elles, pour éviter toute distraction. Mais à chaque pas il rencontrait des connaissances qui l’arrêtaient au passage et lui racontaient quelques détails de la dernière course, ou lui demandaient la cause de son retard.
Pendant qu’on distribuait les prix dans le pavillon, et que chacun se dirigeait de ce côté, Wronsky vit approcher son frère Alexandre; comme Alexis, c’était un homme de taille moyenne et un peu trapu; mais il était plus beau, quoiqu’il eût le visage très coloré et un nez de buveur; il portait l’uniforme de colonel avec des aiguillettes.
«As-tu reçu ma lettre? dit-il à son frère, – on ne te trouve jamais.»
Alexandre Wronsky, malgré sa vie débauchée et son penchant à l’ivrognerie, fréquentait exclusivement le monde de la cour. Tandis qu’il causait avec son frère d’un sujet pénible, il savait garder la physionomie souriante d’un homme qui plaisanterait d’une façon inoffensive, et cela à cause des yeux qu’il sentait braqués sur eux.
«Je l’ai reçue; je ne comprends pas de quoi tu t’inquiètes.
– Je m’inquiète de ce qu’on m’a fait remarquer tout à l’heure ton absence, et ta présence à Péterhof lundi.
– Il y a des choses qui ne peuvent être jugées que par ceux qu’elles intéressent directement, – et l’affaire dont tu te préoccupes est telle…
– Oui, mais alors on ne reste pas au service, on ne…
– Ne t’en mêle pas, – c’est tout ce que je demande.» Alexis Wronsky pâlit, et son visage mécontent eut un tressaillement; il se mettait rarement en colère, mais quand cela arrivait, son menton se prenait à trembler, et il devenait dangereux. Alexandre le savait et sourit gaiement.
«Je n’ai voulu que te remettre la lettre de notre mère; réponds-lui et ne te fais pas de mauvais sang avant la course. – Bonne chance,» ajouta-t-il en français, en s’éloignant.
Dès qu’il l’eût quitté, Wronsky fut accosté par un autre.
«Tu ne reconnais donc plus tes amis? Bonjour, mon cher!» C’était Stépane Arcadiévitch, le visage animé, les favoris bien peignés et pommadés, aussi brillant dans le monde élégant de Pétersbourg qu’à Moscou.
«Je suis arrivé d’hier et me voilà ravi d’assister à ton triomphe. – Quand nous reverrons-nous?
– Entre demain au mess,» dit Wronsky, et, s’excusant de le quitter, il lui serra la main et se dirigea vers l’endroit où les chevaux avaient été amenés pour la course d’obstacles.
Les palefreniers emmenaient les chevaux épuisés par la dernière course, et ceux de la course suivante apparaissaient les uns après les autres. C’étaient pour la plupart des chevaux anglais, bien sanglés et encapuchonnés, – on aurait dit d’énormes oiseaux.
Frou-frou, belle dans sa maigreur, approchait, posant un pied après l’autre d’un pas élastique et rebondissant; – non loin de là, on ôtait à Gladiator sa couverture; les formes superbes, régulières et robustes de l’étalon, avec sa croupe splendide et ses pieds admirablement taillés, attirèrent l’attention de Wronsky.
Il voulut se rapprocher de Frou-frou, mais quelqu’un l’arrêta encore au passage.
«Voilà Karénine, – il cherche sa femme qui est dans le pavillon, l’avez-vous vue?
– Non,» répondit Wronsky, sans tourner la tête du côté où on lui indiquait Mme Karénine, et il rejoignit son cheval.
À peine eut-il le temps d’examiner quelque chose qu’il fallait rectifier à la selle, qu’on appela ceux qui devaient courir pour leur distribuer leurs numéros d’ordre. Ils approchèrent tous, sérieux, presque solennels, et plusieurs d’entre eux fort pâles: ils étaient dix-sept. – Wronsky eut le n° 7.
«En selle!» cria-t-on.
Wronsky s’approcha de son cheval; il se sentait, comme ses camarades, le point de mire de tous les regards, et, comme toujours, le malaise qu’il en éprouvait rendait ses mouvements plus lents.
Cord avait mis son costume de parade en l’honneur des courses; il portait une redingote noire boutonnée jusqu’au cou; un col de chemise fortement empesé faisait ressortir ses joues, – il avait des bottes à l’écuyère et un chapeau rond. Calme et important, selon son habitude, il était debout à la tête du cheval et tenait lui-même la bride. Frou-frou tremblait et semblait prise d’un accès de fièvre; ses yeux pleins de feu regardaient Wronsky de côté. Celui-ci passa le doigt sous la sangle de la selle, – la jument recula et dressa les oreilles, – et l’Anglais grimaça un sourire à l’idée qu’on pût douter de la façon dont il sellait un cheval.
«Montez, vous serez moins agité,» dit-il.
Wronsky jeta un dernier coup d’œil sur ses concurrents: il savait qu’il ne les verrait plus pendant la course. Deux d’entre eux se dirigeaient déjà vers le point de départ. Goltzen, un ami et un des plus forts coureurs, tournait autour de son étalon bai sans pouvoir le monter. Un petit hussard de la garde, en pantalon de cavalerie, courbé en deux sur son cheval pour imiter les Anglais, faisait un temps de galop. Le prince Kouzlof, blanc comme un linge, montait une jument pur sang qu’un Anglais menait par la bride. Wronsky connaissait comme tous ses camarades l’amour-propre féroce de Kouzlof, joint à la faiblesse de ses nerfs. Chacun savait qu’il avait peur de tout, – mais à cause de cette peur, et parce qu’il savait qu’il risquait de se rompre le cou, et qu’il y avait près de chaque obstacle un chirurgien avec des infirmiers et des brancards, il avait résolu de courir.
Wronsky lui sourit d’un air approbateur; mais le rival redoutable entre tous, Mahotine sur Gladiator, n’était pas là.
«Ne vous pressez pas, disait Cord à Wronsky, et n’oubliez pas une chose importante: devant un obstacle, il ne faut ni retenir ni lancer son cheval, – il faut le laisser faire.
– Bien, bien, répondit Wronsky en prenant les brides.
– Menez la course si cela se peut, sinon ne perdez pas courage, quand bien même vous seriez le dernier.»
Sans laisser à sa monture le temps de faire le moindre mouvement, Wronsky s’élança vivement sur l’étrier, se mit légèrement en selle, égalisa les doubles rênes entre ses doigts, et Cord lâcha le cheval. Frou-frou allongea le cou en tirant sur la bride; elle semblait se demander de quel pied il fallait partir, et balançait son cavalier sur son dos flexible en avançant d’un pas élastique. Cord suivait à grandes enjambées. La jument, agitée, cherchait à tromper son cavalier et tirait tantôt à droite, tantôt à gauche; Wronsky la rassurait inutilement de la voix et du geste.
On approchait de la rivière, du côté où se trouvait le point de départ; Wronsky, précédé des uns, suivi des autres, entendit derrière lui, sur la boue du chemin, le galop d’un cheval. C’était Gladiator monté par Mahotine; celui-ci sourit en passant, montrant ses longues dents. Wronsky ne répondit que par un regard irrité. Il n’aimait pas Mahotine, et cette façon de galoper près de lui et d’échauffer son cheval lui déplut; il sentait d’ailleurs en lui son plus rude adversaire.
Frou-frou partit au galop du pied gauche, fit deux bonds, et, fâchée de se sentir retenue par le bridon, changea d’allure et prit un trot qui secoua fortement son cavalier. – Cord, mécontent, courait presque aussi vite qu’elle à côté de Wronsky.
Le champ de courses, une ellipse de quatre verstes, s’étendait devant le pavillon principal et offrait neuf obstacles: la rivière, – une grande barrière haute de deux archines, en face du pavillon, – un fossé à sec, – un autre rempli d’eau, – une côte rapide, – une banquette irlandaise (l’obstacle le plus difficile), c’est-à-dire un remblai couvert de fascines, derrière lequel un second fossé invisible obligeait le cavalier à sauter deux obstacles à la fois, au risque de se tuer; – après la banquette, encore trois fossés, dont deux pleins d’eau, – et enfin le but, devant le pavillon. Ce n’était pas dans l’enceinte même du cercle que commençait la course, mais à une centaine de sagènes en dehors, et sur cet espace se trouvait le premier obstacle, la rivière, qu’on pouvait à volonté sauter ou passer à gué.
Les cavaliers se rangèrent pour le signal, mais trois fois de suite il y eut faux départ; il fallut recommencer. Le colonel qui dirigeait la course commençait à s’impatienter, – lorsque enfin au quatrième commandement les cavaliers partirent.
Tous les yeux, toutes les lorgnettes étaient dirigés vers les coureurs.
«Ils sont partis! les voilà!» cria-t-on de tous côtés.
Et pour mieux les voir, les spectateurs se précipitèrent isolément ou par groupes vers l’endroit d’où on pouvait les apercevoir. Les cavaliers se dispersèrent d’abord un peu; de loin, ils semblaient courir ensemble, mais les fractions de distance qui les séparaient avaient leur importance.
Frou-frou, agitée et trop nerveuse, perdit du terrain au début, mais Wronsky, tout en la retenant, prit facilement le devant sur deux ou trois chevaux, et ne fut bientôt plus précédée que par Gladiator, qui la dépassait de toute sa longueur, et par la jolie Diane en tête de tous, portant le malheureux Kouzlof, à moitié mort d’émotion.
Pendant ces premières minutes, Wronsky ne fut pas plus maître de lui-même que de sa monture.
Gladiator et Diane se rapprochèrent et franchirent la rivière presque d’un même bond; Frou-frou s’élança légèrement derrière eux comme portée par des ailes: au moment où Wronsky se sentait dans les airs, il aperçut sous les pieds de son cheval Kouzlof se débattant avec Diane de l’autre côté de la rivière (il avait lâché les rênes après avoir sauté, et son cheval s’était abattu sous lui); Wronsky n’apprit ces détails que plus tard, il ne vit qu’une chose alors, c’est que Frou-frou reprendrait pied sur le corps de Diane. Mais Frou-frou, semblable à un chat qui tombe, fit un effort du dos et des jambes tout en sautant, et retomba à terre par-dessus le cheval abattu.
«Oh ma belle!» pensa Wronsky.
Après la rivière, il reprit pleine possession de son cheval, et le retint même un peu, avec l’intention de sauter la grande barrière derrière Mahotine, qu’il ne comptait distancer que sur l’espace d’environ deux cents sagènes libre d’obstacles.
Cette grande barrière s’élevait juste en face du pavillon impérial; l’empereur lui-même, la cour, une foule immense les regardait approcher.
Wronsky sentait tous ces yeux braqués sur lui, mais il ne voyait que les oreilles de son cheval, la terre disparaissant devant lui, la croupe de Gladiator et ses pieds blancs battant le sol en cadence, et conservant toujours la même distance en avant de Frou-frou. Gladiator s’élança à la barrière, agita sa queue écourtée et disparut aux yeux de Wronsky sans avoir heurté l’obstacle.
«Bravo!» cria une voix.
Au même moment, les planches de la barrière passèrent comme un éclair devant Wronsky, son cheval sauta sans changer d’allure, mais il entendit derrière lui un craquement: Frou-frou, animée par la vue de Gladiator, avait sauté trop tôt et frappé la barrière de ses fers de derrière; son allure ne varia cependant pas, et Wronsky, la figure éclaboussée de boue, comprit que la distance n’avait pas diminué, en apercevant devant lui la croupe de Gladiator, sa queue coupée et ses rapides pieds blancs.
Frou-frou sembla faire la même réflexion que son maître, car, sans y être excitée, elle augmenta sensiblement de vitesse et se rapprocha de Mahotine en obliquant vers la corde, que Mahotine conservait cependant. Wronsky se demandait si l’on ne pourrait pas le dépasser de l’autre côté de la piste, lorsque Frou-frou, changeant de pied, prit elle-même cette direction. Son épaule, brunie par la sueur, se rapprocha de la croupe de Gladiator. Pendant quelques secondes ils coururent tout près l’un de l’autre; mais, pour se rapprocher de la corde, Wronsky excita son cheval, et vivement, sur la descente, dépassa Mahotine, dont il entrevit le visage couvert de boue; il lui sembla que celui-ci souriait. Quoique dépassé, il était là, tout près, et Wronsky entendait toujours le même galop régulier et la respiration précipitée mais nullement fatiguée de l’étalon.
Les deux obstacles suivants, le fossé et la barrière, furent aisément franchis, mais le galop et le souffle de Gladiator se rapprochaient; Wronsky força le train de Frou-frou et sentit avec joie qu’elle augmentait facilement sa vitesse; le son des sabots de Gladiator s’éloignait.
C’était lui maintenant qui menait la course comme il l’avait souhaité, comme le lui avait recommandé Cord; il était sûr du succès. Son émotion, sa joie et sa tendresse pour Frou-frou allaient toujours croissant. Il aurait voulu se retourner, mais n’osait regarder derrière lui, et cherchait à se calmer et à ne pas surmener sa monture. Un seul obstacle sérieux, la banquette irlandaise, lui restait à franchir; si, l’ayant dépassé, il était toujours en tête, son triomphe devenait infaillible. Lui et Frou-frou aperçurent la banquette de loin, et tous deux, le cheval et le cavalier, éprouvèrent un moment d’hésitation. Wronsky remarqua cette hésitation aux oreilles de la jument, et levait déjà la cravache, lorsqu’il comprit à temps qu’elle savait ce qu’elle devait faire. La jolie bête prit son élan et, comme il le prévoyait, s’abandonna à la vitesse acquise qui la transporta bien au delà du fossé; puis elle reprit sa course en mesure et sans effort, sans avoir changé de pied.
«Bravo, Wronsky!» crièrent des voix. Il savait que ses camarades et ses amis se tenaient près de l’obstacle, et distingua la voix de Yashvine, mais sans le voir.
«Oh ma charmante! pensait-il de Frou-frou, tout en écoutant ce qui se passait derrière lui… Il a sauté,» se dit-il en entendant approcher le galop de Gladiator.
Un dernier fossé, large de deux archines, restait encore; c’est à peine si Wronsky y faisait attention, mais, voulant arriver premier, bien avant les autres, il se mit à rouler son cheval. La jument s’épuisait; son cou et ses épaules étaient mouillés, la sueur perlait sur son garrot, sa tête et ses oreilles; sa respiration devenait courte et haletante. Il savait cependant qu’elle serait de force à fournir les deux cents sagènes qui le séparaient du but, et ne remarquait l’accélération de la vitesse que parce qu’il touchait presque terre. Le fossé fut franchi sans qu’il s’en aperçût. Frou-frou s’envola comme un oiseau plutôt qu’elle ne sauta; mais en ce moment Wronsky sentit avec horreur qu’au lieu de suivre l’allure du cheval, le poids de son corps avait porté à faux en retombant en selle, par un mouvement aussi inexplicable qu’impardonnable. Comment cela s’était-il fait? il ne pouvait s’en rendre compte, mais il comprit qu’une chose terrible lui arrivait: l’alezan de Mahotine passa devant lui comme un éclair.
Wronsky touchait la terre d’un pied: la jument s’affaissa sur ce pied, et il eut à peine le temps de se dégager qu’elle tomba complètement, soufflant péniblement et faisant, de son cou délicat et couvert de sueur, d’inutiles efforts pour se relever; elle gisait à terre et se débattait comme un oiseau blessé: par le mouvement qu’il avait fait en selle, Wronsky lui avait brisé les reins; mais il ne comprit sa faute que plus tard. Il ne voyait qu’une chose en ce moment: c’est que Gladiator s’éloignait rapidement, et que lui il était là, seul, sur la terre détrempée, devant Frou-frou abattue, qui tendait vers lui sa tête et le regardait de ses beaux yeux. Toujours sans comprendre, il tira sur la bride. La pauvre bête s’agita comme un poisson pris au filet, et chercha à se redresser sur ses jambes de devant; mais, impuissante à relever celles de derrière, elle retomba tremblante sur le côté. Wronsky, pâle et défiguré par la colère, lui donna un coup de talon dans le ventre pour la forcer à se relever; elle ne bougea pas, et jeta à son maître un de ses regards parlants, en enfonçant son museau dans le sol.
«Mon Dieu, qu’ai-je fait? hurla presque Wronsky en se prenant la tête à deux mains. Qu’ai-je fait?»
Et la pensée de la course perdue, de sa faute humiliante et impardonnable, de la malheureuse bête brisée, tout l’accabla à la fois. «Qu’ai-je fait?»
On accourait vers lui, le chirurgien et son aide, ses camarades, tout le monde. À son grand chagrin, il se sentait sain et sauf.
Le cheval avait l’épine dorsale rompue; il fallut l’abattre. Incapable de proférer une seule parole, Wronsky ne put répondre à aucune des questions qu’on lui adressa; il quitta le champ de courses, sans relever sa casquette tombée, marchant au hasard sans savoir où il allait; il était désespéré! Pour la première fois de sa vie, il était victime d’un malheur auquel il ne pouvait porter remède, et dont il se reconnaissait seul coupable!
Yashvine courut après lui avec sa casquette, et le ramena à son logis; au bout d’une demi-heure, il se calma et reprit possession de lui-même; mais cette course fut pendant longtemps un des souvenirs les plus pénibles, les plus cruels, de son existence.
Les relations d’Alexis Alexandrovitch et de sa femme ne semblaient pas changées extérieurement; tout au plus pouvait-on remarquer que Karénine était plus surchargé de besogne que jamais.
Dès le printemps, il partit selon son habitude pour l’étranger, afin de se remettre des fatigues de l’hiver en faisant une cure d’eaux.
Il revint en juillet et reprit ses fonctions avec une nouvelle énergie. Sa femme s’était installée à la campagne aux environs de Pétersbourg, comme d’ordinaire; lui restait en ville.
Depuis leur conversation, après la soirée de la princesse Tverskoï, il n’avait plus été question entre eux de soupçons ni de jalousie; mais le ton de persiflage habituel à Alexis Alexandrovitch lui fut très commode dans ses rapports actuels avec sa femme; sa froideur avait augmenté, quoiqu’il ne semblât conserver de cette conversation qu’une certaine contrariété; encore n’était-ce guère qu’une nuance, rien de plus.
«Tu n’as pas voulu t’expliquer avec moi, semblait-il dire, tant pis pour toi, c’est à toi maintenant de venir à moi, et à mon tour de ne pas vouloir m’expliquer.» Et il s’adressait à sa femme par la pensée, comme un homme furieux de n’avoir pu éteindre un incendie qui dirait au feu: «Brûle, va, tant pis pour toi!»
Lui, cet homme si fin et si sensé quand il s’agissait de son service, ne comprenait pas ce que cette conduite avait d’absurde, et s’il ne comprenait pas, c’est que la situation lui semblait trop terrible pour oser la mesurer. Il préféra enfouir son affection pour sa femme et son fils dans son âme, comme en un coffre scellé et verrouillé, et prit même envers l’enfant une attitude singulièrement froide, ne l’interpellant que du nom de «jeune homme», de ce ton ironique qu’il prenait avec Anna.
Alexis Alexandrovitch prétendait n’avoir jamais eu d’affaires aussi importantes que cette année-là; mais il n’avouait pas qu’il les créait à plaisir, afin de n’avoir pas à ouvrir ce coffre secret qui contenait des sentiments d’autant plus troublants qu’il les gardait plus longtemps enfermés.
Si quelqu’un s’était arrogé le droit de lui demander ce qu’il pensait de la conduite de sa femme, cet homme calme et pacifique se serait mis en colère, au lieu de répondre. Aussi sa physionomie prenait-elle un air digne et sévère toutes les fois qu’on lui demandait des nouvelles d’Anna. Et à force de vouloir ne rien penser de la conduite de sa femme, Alexis Alexandrovitch n’y pensait pas.
L’habitation d’été des Karénine était à Péterhof, et la comtesse Lydie Ivanovna, qui y demeurait habituellement, y entretenait de fréquentes relations de bon voisinage avec Anna. Cette année, la comtesse n’avait pas voulu habiter Péterhof, et, en causant un jour avec Karénine, fit quelques allusions aux inconvénients de l’intimité d’Anna avec Betsy et Wronsky. Alexis Alexandrovitch l’arrêta sévèrement en déclarant que, pour lui, sa femme était au-dessus de tout soupçon; depuis lors il avait évité la comtesse. Décidé à ne rien remarquer, il ne s’apercevait pas que bien des personnes commençaient à battre froid à sa femme, et n’avait pas cherché à comprendre pourquoi celle-ci avait insisté pour s’installer à Tsarskoé, où demeurait Betsy, non loin du camp de Wronsky.
Il ne se permettait pas de réfléchir, et ne réfléchissait pas; mais malgré tout, sans s’expliquer avec lui-même, sans avoir aucune preuve à l’appui, il se sentait trompé, n’en doutait pas, et en souffrait profondément.
Combien de fois ne lui était-il pas arrivé, pendant ses huit années de bonheur conjugal, de se demander, en voyant des ménages désunis: «Comment en arrive-t-on là? Comment ne sort-on pas à tout prix d’une situation aussi absurde?» Et maintenant que le malheur était à sa propre porte, non seulement il ne songeait pas à se dégager de cette situation, mais il ne voulait pas l’admettre, et cela parce qu’il s’épouvantait de ce qu’elle lui offrait de terrible, de contre nature.
Depuis son retour de l’étranger, Alexis Alexandrovitch était allé deux fois retrouver sa femme à la campagne; une fois pour dîner, l’autre pour y passer la soirée avec du monde, sans coucher, comme il le faisait les années précédentes.
Le jour des courses avait été pour lui un jour très rempli; cependant, en faisant le programme de sa journée le matin, il s’était décidé à aller à Péterhof après avoir dîné de bonne heure, et de là aux courses, où devait se trouver la cour, et où il était convenable de se montrer. Par convenance aussi, il avait résolu d’aller chaque semaine chez sa femme; c’était d’ailleurs le quinze du mois, et il était de règle de lui remettre à cette date l’argent nécessaire à la dépense de la maison.
Tout cela avait été décidé avec la force de volonté qu’il possédait, et sans qu’il permît à sa pensée d’aller au delà.
Sa matinée s’était trouvée très affairée; la veille, il avait reçu une brochure d’un voyageur célèbre par ses voyages en Chine, accompagnée d’un mot de la comtesse Lydie, le priant de recevoir ce voyageur qui lui semblait, pour plusieurs raisons, être un homme utile et intéressant.
Alexis Alexandrovitch, n’ayant pu terminer la lecture de cette brochure le soir, l’acheva le matin. Puis vinrent les sollicitations, les rapports, les réceptions, les nominations, les révocations, les distributions de récompenses, les pensions, les appointements, les correspondances, tout ce «travail des jours ouvrables», comme disait Alexis Alexandrovitch, qui prenait tant de temps.
Venait ensuite son travail personnel, la visite du médecin et celle de son régisseur. Ce dernier ne le retint pas longtemps; il ne fit que lui remettre de l’argent et un rapport très concis sur l’état de ses affaires, qui, cette année, n’était pas très brillant; les dépenses avaient été trop fortes et amenaient un déficit.
Le docteur, un médecin célèbre, et en rapport d’amitié avec Karénine, lui prit, en revanche, un temps considérable. Il était venu sans être appelé, et Alexis Alexandrovitch fut étonné de sa visite et de l’attention scrupuleuse avec laquelle il l’ausculta et l’interrogea; il ignorait que, frappée de son état peu normal, son amie la comtesse Lydie avait prié le docteur de le voir et de le bien examiner.
«Faites-le pour moi, avait dit la comtesse.
– Je le ferai pour la Russie, comtesse, répondit le docteur.
– Excellent homme!» s’écria la comtesse.
Le docteur fut très mécontent de son examen. Le foie était congestionné, l’alimentation mauvaise, le résultat des eaux nul. Il ordonna plus d’exercice physique, moins de tension d’esprit, et surtout aucune préoccupation morale; c’était aussi facile que de ne pas respirer.
Le médecin partit en laissant Alexis Alexandrovitch sous l’impression désagréable qu’il avait un principe de maladie auquel on ne pouvait porter remède.
En quittant son malade, le docteur rencontra sur le perron le chef de cabinet d’Alexis Alexandrovitch, nommé Studine, un camarade d’Université; ces messieurs se rencontraient rarement, mais n’en restaient pas moins bons amis; aussi le docteur n’aurait-il pas parlé à d’autres avec la même franchise qu’à Studine.
«Je suis bien aise que vous l’ayez vu, dit celui-ci: cela ne va pas, il me semble; qu’en dites-vous?
– Ce que j’en dis, répondit le docteur, en faisant par-dessus la tête de Studine signe à son cocher d’avancer. Voici ce que j’en dis;» et il retira de ses mains blanches un doigt de son gant glacé: «si vous essayez de rompre une corde qui ne soit pas trop tendue, vous réussirez difficilement: mais si vous la tendez à l’extrême, vous la romprez en la touchant du doigt. C’est ce qui lui arrive avec sa vie trop sédentaire et son travail trop consciencieux; et il y a une pression violente du dehors, conclut le docteur en levant les sourcils d’un air significatif.
– Serez-vous aux courses? ajouta-t-il en entrant dans sa calèche.
– Oui, oui, certainement, cela prend trop de temps,» répondit-il à quelques mots de Studine qui n’arrivèrent pas jusqu’à lui.
Aussitôt après le docteur, le célèbre voyageur arriva, et Alexis Alexandrovitch, aidé de la brochure qu’il avait lue la veille, et de quelques notions antérieures sur la question, étonna son visiteur par l’étendue de ses connaissances et la largeur de ses vues. On annonça en même temps le maréchal du gouvernement, arrivé à Pétersbourg, avec lequel il dut causer. Après le départ du maréchal, il fallut terminer la besogne quotidienne avec le chef de cabinet, puis faire une visite importante et sérieuse à un personnage officiel. Alexis Alexandrovitch n’eut que le temps de rentrer pour dîner à cinq heures avec son chef de cabinet, qu’il invita à l’accompagner à la campagne et aux courses.
Sans qu’il s’en rendît compte, il cherchait toujours maintenant à ce qu’un tiers assistât à ses entrevues avec sa femme.
Anna était dans sa chambre, debout devant son miroir, et attachait un dernier nœud à sa robe avec l’aide d’Annouchka, lorsqu’un bruit de roues sur le gravier devant le perron se fit entendre.
«C’est un peu tôt pour Betsy,» pensa-t-elle, et, regardant par la fenêtre, elle aperçut une voiture, et dans la voiture le chapeau noir et les oreilles bien connues d’Alexis Alexandrovitch.
«Voilà qui est fâcheux! se pourrait-il qu’il vînt pour la nuit?» pensa-t-elle, et les résultats que pouvait avoir cette visite l’épouvantèrent: sans se donner une minute de réflexion, et sous l’empire de cet esprit de mensonge, qui lui devenait familier et qui la dominait, elle descendit, rayonnante de gaieté, pour recevoir son mari, et se mit à parler sans savoir ce qu’elle disait.
«Que c’est aimable à vous! dit-elle en tendant la main à Karénine, tandis qu’elle souriait à Studine comme à un familier de la maison.
– J’espère que tu restes ici cette nuit? (le démon du mensonge lui soufflait ces mots); nous irons ensemble aux courses, n’est-ce pas? Quel dommage que je me sois engagée avec Betsy, qui doit venir me chercher!»
Alexis Alexandrovitch fit une légère grimace à ce nom.
«Oh! je ne séparerai pas les inséparables, dit-il d’un ton railleur, nous irons à nous deux Michel Wassiliévitch. Le docteur m’a recommandé l’exercice; je ferai une partie de la route à pied, et me croirai encore aux eaux.
– Mais rien ne presse, dit Anna; voulez-vous du thé?»
Elle sonna.
«Servez le thé et prévenez Serge qu’Alexis Alexandrovitch est arrivé.
– Et ta santé?… Michel Wassiliévitch, vous n’êtes pas encore venu chez moi; voyez donc comme j’ai bien arrangé mon balcon,» dit-elle en s’adressant tantôt à son mari, tantôt à son visiteur.
Elle parlait simplement et naturellement, mais trop, et trop vite: ce qu’elle sentit en surprenant le regard curieux de Michel Wassiliévitch, qui l’observait à la dérobée. Celui-ci s’éloigna du côté de la terrasse, et elle s’assit auprès de son mari.
«Tu n’as pas très bonne mine, dit-elle.
– Oui, le docteur est venu ce matin et m’a pris une heure de mon temps; je suis persuadé qu’il était envoyé par un de mes amis; ma santé est si précieuse!
– Que t’a-t-il dit?»
Et elle le questionna sur sa santé et ses travaux, lui conseillant le repos, et l’engageant à venir s’installer à la campagne. Tout cela était dit gaiement, avec vivacité et animation; mais Alexis Alexandrovitch n’attachait aucune importance spéciale à ce ton; il n’entendait que les paroles, et les prenait dans leur sens littéral, répondant simplement, quoiqu’un peu ironiquement. Cette conversation n’avait rien de particulier; cependant Anna ne put se la rappeler plus tard sans une véritable souffrance.
Serge entra, accompagné de sa gouvernante; si Alexis Alexandrovitch s’était permis d’observer, il aurait remarqué l’air craintif dont l’enfant regarda ses parents, son père d’abord, puis sa mère; mais il ne voulait rien voir et ne vit rien.
«Hé, bonjour, jeune homme! nous avons grandi, nous devenons tout à fait grand garçon.»
Et il tendit la main à l’enfant troublé. Serge avait toujours été timide avec son père, mais depuis que celui-ci l’appelait «jeune homme», et depuis qu’il se creusait la tête pour savoir si Wronsky était un ami ou un ennemi, il était devenu plus craintif encore. Il se tourna vers sa mère comme pour chercher protection; il ne se sentait à l’aise qu’auprès d’elle. Pendant ce temps Alexis Alexandrovitch prenait son fils par l’épaule et interrogeait la gouvernante sur son compte. Anna vit le moment où l’enfant, se sentant malheureux et gêné, allait fondre en larmes. Elle avait rougi en le voyant entrer, et, remarquant son embarras, elle se leva vivement, souleva la main d’Alexis Alexandrovitch pour dégager l’épaule de l’enfant, l’embrassa et l’emmena sur la terrasse. Puis elle vint rejoindre son mari.
«Il se fait tard, dit-elle en consultant sa montre. Pourquoi Betsy ne vient-elle pas?
– Oui, dit Alexis Alexandrovitch en faisant craquer les jointures de ses doigts et en se levant. Je suis aussi venu t’apporter de l’argent: tu dois en avoir besoin, car on ne nourrit pas de chansons les rossignols.
– Non… oui… j’en ai besoin, dit Anna en rougissant jusqu’à la racine des cheveux sans le regarder; mais tu reviendras après les courses?
– Oh oui, répondit Alexis Alexandrovitch. Et voici la gloire de Péterhof, la princesse Tverskoï, ajouta-t-il en apercevant par la fenêtre une calèche à l’anglaise qui approchait du perron; quelle élégance! c’est charmant! Allons, partons aussi.»
La princesse ne quitta pas sa calèche; son valet de pied en guêtres, livrée, et chapeau à l’anglaise, sauta du siège devant la maison.
«Je m’en vais, adieu! dit Anna en embrassant son fils et en tendant la main à son mari. Tu es très aimable d’être venu.»
Alexis Alexandrovitch lui baisa la main.
«Au revoir, tu reviendras prendre le thé; c’est parfait!» dit-elle en s’éloignant d’un air rayonnant et joyeux. Mais à peine fut-elle à l’abri des regards, qu’elle tressaillit avec répugnance en sentant sur sa main la trace de ce baiser.
Quand Alexis Alexandrovitch parut aux courses, Anna était déjà placée à côté de Betsy dans le pavillon principal, où la haute société se trouvait réunie; elle aperçut son mari de loin, et le suivit involontairement des yeux dans la foule. Elle le vit s’avancer vers le pavillon, répondant avec une bienveillance un peu hautaine aux saluts qui cherchaient à attirer son attention, échangeant des politesses distraites avec ses égaux, et recherchant les regards des puissants de la terre, auxquels il répondait en ôtant son grand chapeau rond, qui serrait le bout de ses oreilles. Anna connaissait toutes ces façons de saluer, et toutes lui étaient également antipathiques.
«Rien qu’ambition, que rage de succès: c’est tout ce que contient son âme, pensait-elle; quant aux vues élevées, à l’amour de la civilisation, à la religion, ce ne sont que des moyens pour atteindre son but: rien de plus.»
On voyait, d’après les regards que Karénine jetait sur le pavillon, qu’il ne découvrait pas sa femme dans ces flots de mousseline, de rubans, de plumes, de fleurs et d’ombrelles. Anna comprit qu’il la cherchait, mais eut l’air de ne pas s’en apercevoir.
«Alexis Alexandrovitch, cria la princesse Betsy, vous ne voyez donc pas votre femme? la voici.»
Il sourit de son sourire glacial.
«Tout ici est si brillant, que les yeux sont éblouis,» répondit-il en approchant du pavillon.
Il sourit à Anna, comme doit le faire un mari qui vient à peine de quitter sa femme, salua Betsy et ses autres connaissances, galant avec les femmes, poli avec les hommes.
Un général célèbre par son esprit et son savoir était là, près du pavillon; Alexis Alexandrovitch, qui l’estimait beaucoup, l’aborda, et ils se mirent à causer.
C’était entre deux courses; le général attaquait ce genre de divertissement, Alexis Alexandrovitch le défendait.
Anna entendait cette voix grêle et mesurée et ne perdait pas une seule des paroles de son mari, qui résonnaient toutes désagréablement à son oreille.
Lorsque la course d’obstacles commença, elle se pencha en avant, ne quittant pas Wronsky des yeux; elle le vit s’approcher de son cheval, puis le monter; la voix de son mari s’élevait toujours jusqu’à elle, et lui semblait odieuse. Elle souffrait pour Wronsky, mais souffrait plus encore de cette voix dont elle connaissait toutes les intonations.
«Je suis une mauvaise femme, une femme perdue, pensait-elle, mais je hais le mensonge, je ne le supporte pas, tandis que lui (son mari) en fait sa nourriture. Il sait tout, il voit tout; que peut-il éprouver, s’il est capable de parler avec cette tranquillité? J’aurais quelque respect pour lui s’il me tuait, s’il tuait Wronsky. Mais non, ce qu’il préfère à tout, c’est le mensonge, ce sont les convenances.»
Anna ne savait guère ce qu’elle aurait voulu trouver en son mari, et ne comprenait pas que la volubilité d’Alexis Alexandrovitch, qui l’irritait si vivement, n’était que l’expression de son agitation intérieure; il lui fallait un mouvement intellectuel quelconque, comme il faut à un enfant qui vient de se cogner un mouvement physique pour étourdir son mal; Karénine, lui aussi, avait besoin de s’étourdir pour étouffer les idées qui l’oppressaient en présence de sa femme et de Wronsky, dont le nom revenait à chaque instant.
«Le danger, disait-il, est une condition indispensable pour les courses d’officiers; si l’Angleterre peut montrer dans son histoire des faits d’armes glorieux pour la cavalerie, elle le doit uniquement au développement historique de la force dans ses hommes et ses chevaux. Le sport a, selon moi, un sens profond, et comme toujours nous n’en prenons que le côté superficiel.
– Superficiel, pas tant que cela, dit la princesse Tverskoï: on dit qu’un des officiers s’est enfoncé deux côtes.»
Alexis Alexandrovitch sourit froidement d’un sourire sans expression qui découvrait seulement ses dents.
«J’admets, princesse, que ce cas-là est interne et non superficiel, mais il ne s’agit pas de cela.» Et il se tourna vers le général, son interlocuteur sérieux:
«N’oubliez pas que ceux qui courent sont des militaires, que cette carrière est de leur choix, et que toute vocation a son revers de médaille: cela rentre dans les devoirs militaires; si le sport, comme les luttes à coups de poing ou les combats de taureaux espagnols sont des indices de barbarie, le sport spécialisé est au contraire un indice de développement.
– Oh! je n’y reviendrai plus, dit la princesse Betsy, cela m’émeut trop, n’est-ce pas, Anna?
– Cela émeut, mais cela fascine, dit une autre dame. Si j’avais été Romaine, j’aurais assidûment fréquenté le cirque.»
Anna ne parlait pas, mais tenait toujours sa lorgnette braquée du même côté.
En ce moment, un général de haute taille vint à traverser le pavillon; Alexis Alexandrovitch, interrompant brusquement son discours, se leva avec dignité et fit un profond salut:
«Vous ne courez pas? lui dit en plaisantant le général.
– Ma course est d’un genre plus difficile,» répondit respectueusement Alexis Alexandrovitch, et, quoique cette réponse ne présentât aucun sens, le militaire eut l’air de recueillir le mot profond d’un homme d’esprit, et de comprendre la pointe de la sauce [7].
«Il y a deux côtés à la question, reprit Alexis Alexandrovitch: celui du spectateur aussi bien que celui de l’acteur, et je conviens que l’amour de ces spectacles est un signe certain d’infériorité dans un public… mais…
– Princesse, un pari! cria une voix, celle de Stépane Arcadiévitch s’adressant à Betsy. Pour qui tenez-vous?
– Anna et moi parions pour Kouzlof, répondit Betsy.
– Moi pour Wronsky…, une paire de gants.
– C’est bon.
– Comme c’est joli…, n’est-ce pas?»
Alexis Alexandrovitch s’était tu pendant qu’on parlait autour de lui, mais il reprit aussitôt:
«J’en conviens, les jeux virils…»
En ce moment on entendit le signal du départ, et toutes les conversations s’arrêtèrent.
Alexis Alexandrovitch se tut aussi; chacun se leva pour regarder du côté de la rivière; comme les courses ne l’intéressaient pas, au lieu de suivre les cavaliers, il parcourut l’assemblée d’un œil distrait; son regard s’arrêta sur sa femme.
Pâle et grave, rien n’existait pour Anna en dehors de ce qu’elle suivait des yeux; sa main tenait convulsivement un éventail, elle ne respirait pas. Karénine se détourna pour examiner d’autres visages de femmes.
«Voilà une autre dame très émue, et encore une autre qui l’est tout autant, c’est fort naturel,» se dit Alexis Alexandrovitch; malgré lui, son regard était attiré par ce visage où il lisait trop clairement et avec horreur tout ce qu’il voulait ignorer.
À la première chute, celle de Kouzlof, l’émotion fut générale, mais à l’expression triomphante du visage d’Anna il vit bien que celui qu’elle regardait n’était pas tombé.
Lorsqu’un second officier tomba sur la tête, après que Mahotine et Wronsky eurent sauté la grande barrière, et qu’on le crut tué, un murmure d’effroi passa dans l’assistance; mais Alexis Alexandrovitch s’aperçut qu’Anna n’avait rien remarqué, et qu’elle avait peine à comprendre l’émotion générale. Il la regardait avec une insistance croissante.
Quelque absorbée qu’elle fût, Anna sentit le regard froid de son mari peser sur elle, et elle se retourna vers lui un moment d’un air interrogateur, avec un léger froncement de sourcils.
«Tout m’est égal,» semblait-elle dire; et elle ne quitta plus sa lorgnette.
La course fut malheureuse: sur dix-sept cavaliers, il en tomba plus de la moitié. Vers la fin, l’émotion devint d’autant plus vive que l’empereur témoigna son mécontentement.
Au reste, l’impression était unanimement pénible et l’on se répétait la phrase de l’un des spectateurs: «Après cela il ne reste plus que les arènes avec des lions». La terreur causée par la chute de Wronsky fut générale, et le cri d’horreur poussé par Anna n’étonna personne. Malheureusement sa physionomie exprima ensuite des sentiments plus vifs que ne le permettait le décorum; éperdue, troublée comme un oiseau pris au piège, elle voulait se lever, se sauver, et se tournait vers Betsy, en répétant:
«Partons, partons!»
Mais Betsy n’écoutait pas. Penchée vers un militaire qui s’était approché du pavillon, elle lui parlait avec animation.
Alexis Alexandrovitch vint vers sa femme et lui offrit poliment le bras.
«Partons, si vous le désirez, lui dit-il en français.» Anna ne l’aperçut même pas; elle était toute à la conversation de Betsy et du général.
«On prétend qu’il s’est aussi cassé la jambe, disait-il: cela n’a pas le sens commun.»
Anna, sans répondre à son mari, regardait toujours de sa lorgnette l’endroit où Wronsky était tombé, mais c’était si loin et la foule était si grande qu’on ne distinguait rien; elle baissa sa lorgnette et allait partir, lorsqu’un officier au galop vint faire un rapport à l’empereur.
Anna se pencha en avant pour écouter.
«Stiva, Stiva,» cria-t-elle à son frère; celui-ci n’entendit pas; elle voulut encore quitter la tribune.
«Je vous offre mon bras, si vous désirez partir,» répéta Alexis Alexandrovitch en lui touchant la main.
Anna s’éloigna de lui avec répulsion et répondit sans le regarder:
«Non, non, laissez-moi, je resterai.» Elle venait d’apercevoir un officier qui, du lieu de l’accident, accourait à toute bride en coupant le champ de courses.
Betsy lui fit signe de son mouchoir; l’officier venait dire que le cavalier n’était pas blessé, mais que le cheval avait les reins brisés.
À cette nouvelle Anna se rassit, et cacha son visage derrière son éventail; Alexis Alexandrovitch remarqua non seulement qu’elle pleurait, mais qu’elle ne pouvait réprimer les sanglots qui soulevaient sa poitrine. Il se plaça devant elle pour la dissimuler aux regards du public, et lui donner le temps de se remettre.
«Pour la troisième fois, je vous offre mon bras,» dit-il quelques instants après, en se tournant vers elle.
Anna le regardait, ne sachant que répondre. Betsy lui vint en aide.
«Non, Alexis Alexandrovitch; j’ai amené Anna, je la reconduirai.
– Excusez, princesse, répondit-il en souriant poliment et en la regardant bien en face; mais je vois qu’Anna est souffrante, et je désire la ramener moi-même.»
Anna effrayée se leva avec soumission et prit le bras de son mari.
«J’enverrai prendre de ses nouvelles et vous en ferai donner,» murmura Betsy à voix basse.
Alexis Alexandrovitch, en sortant du pavillon, causa de la façon la plus naturelle avec tous ceux qu’il rencontra, et Anna fut obligée d’écouter, de répondre; elle ne s’appartenait pas et croyait marcher en rêve à côté de son mari.
«Est-il blessé? tout cela est-il vrai? viendra-t-il? le verrai-je aujourd’hui?» pensait-elle.
Silencieusement elle monta en voiture, et bientôt ils sortirent de la foule. Malgré tout ce qu’il avait vu, Alexis Alexandrovitch ne se permettait pas de juger sa femme; pour lui, les signes extérieurs tiraient seuls à conséquence; elle ne s’était pas convenablement comportée, et il se croyait obligé de lui en faire l’observation. Comment adresser cette observation sans aller trop loin? Il ouvrit la bouche pour parler, mais involontairement il dit tout autre chose que ce qu’il voulait dire:
«Combien nous sommes tous portés à admirer ces spectacles cruels! Je remarque…
– Quoi? je ne comprends pas,» dit Anna d’un air de souverain mépris. Ce ton blessa Karénine.
«Je dois vous dire…, commença-t-il.
– Voilà l’explication, pensa Anna, et elle eut peur.
– Je dois vous dire que votre tenue a été fort inconvenante aujourd’hui, dit-il en français.
– En quoi? – demanda-t-elle en se tournant vivement vers lui et en le regardant bien en face, non plus avec la fausse gaieté sous laquelle se dissimulaient ses sentiments, mais avec une assurance qui cachait mal la frayeur qui l’étreignait.
– Faites attention,» dit-il en montrant la glace de la voiture, baissée derrière le cocher.
Il se pencha pour la relever.
«Qu’avez-vous trouvé d’inconvenant? répéta-t-elle.
– Le désespoir que vous avez peu dissimulé lorsqu’un des cavaliers est tombé.»
Il attendait une réponse, mais elle se taisait et regardait devant elle.
«Je vous ai déjà priée de vous comporter dans le monde de telle sorte que les méchantes langues ne puissent vous attaquer. Il fut un temps où je parlais de sentiments intimes, je n’en parle plus; il n’est question maintenant que de faits extérieurs; vous vous êtes tenue d’une façon inconvenante, et je désire que cela ne se renouvelle plus.»
Ces paroles n’arrivaient qu’à moitié aux oreilles d’Anna; elle se sentait envahie par la crainte, et ne pensait cependant qu’à Wronsky; elle se demandait s’il était possible qu’il fût blessé; était-ce bien de lui qu’on parlait en disant que le cavalier était sain et sauf, mais que le cheval avait les reins brisés?
Quand Alexis Alexandrovitch se tut, elle le regarda avec un sourire d’ironie feinte, sans répondre; elle n’avait rien entendu. La terreur qu’elle éprouvait se communiquait à lui; il avait commencé avec fermeté, puis, en sentant toute la portée de ses paroles, il eut peur; le sourire d’Anna le fit tomber dans une étrange erreur.
«Elle sourit de mes soupçons, elle va me dire, comme autrefois, qu’ils n’ont aucun fondement, qu’ils sont absurdes.»
C’était ce qu’il souhaitait ardemment; il craignait tant de voir ses craintes confirmées, qu’il était prêt à croire tout ce qu’elle aurait voulu: mais l’expression de ce visage sombre et terrifié ne promettait même plus le mensonge.
«Peut-être me suis-je trompé; dans ce cas, pardonnez-moi.
– Non, vous ne vous êtes pas trompé, dit-elle lentement en jetant un regard désespéré sur la figure impassible de son mari. Vous ne vous êtes pas trompé: j’ai été au désespoir et ne puis m’empêcher de l’être encore. Je vous écoute: je ne pense qu’à lui. Je l’aime, je suis sa maîtresse: je ne puis vous souffrir, je vous crains, je vous hais. Faites de moi ce que vous voudrez.» Et, se rejetant au fond de la voiture, elle couvrit son visage de ses mains et éclata en sanglots.
Alexis Alexandrovitch ne bougea pas, ne changea pas la direction de son regard, mais l’expression solennelle de sa physionomie prit une rigidité de mort, qu’elle garda pendant tout le trajet. En approchant de la maison, il se tourna vers Anna et dit:
«Entendons-nous: j’exige que jusqu’au moment où j’aurai pris les mesures voulues – ici sa voix trembla – pour sauvegarder mon honneur, mesures qui vous seront communiquées, j’exige que les apparences soient conservées.»
Il sortit de la voiture et fit descendre Anna; devant les domestiques, il lui serra la main, remonta en voiture, et reprit la route de Pétersbourg.
À peine était-il parti qu’un messager de Betsy apporta un billet:
«J’ai envoyé prendre de ses nouvelles; il m’écrit qu’il va bien, mais qu’il est au désespoir.
– Alors il viendra! pensa-t-elle. J’ai bien fait de tout avouer.»
Elle regarda sa montre: il s’en fallait encore de trois heures; mais le souvenir de leur dernière entrevue fit battre son cœur.
«Mon Dieu, qu’il fait encore clair! C’est terrible, mais j’aime à voir son visage, et j’aime cette lumière fantastique. Mon mari! ah oui! Eh bien! tant mieux, tout est fini entre nous…»
Partout où des hommes se réunissent, et dans la petite ville d’eaux allemande choisie par les Cherbatzky comme ailleurs, il se forme une espèce de cristallisation sociale qui met chacun à sa place; de même qu’une gouttelette d’eau exposée au froid prend invariablement, et pour toujours, une certaine forme cristalline, de même chaque nouveau baigneur se trouve invariablement fixé au rang qui lui convient dans la société.
Fürst Cherbatzky sammt Gemahlin und Tochter se cristallisèrent immédiatement à la place qui leur était due suivant la hiérarchie sociale, de par l’appartement qu’ils occupèrent, leur nom et les relations qu’ils firent.
Ce travail de stratification s’était opéré d’autant plus sérieusement cette année, qu’une véritable Fürstin allemande honorait les eaux de sa présence. La princesse se crut obligée de lui présenter sa fille, et cette cérémonie eut lieu deux jours après leur arrivée. Kitty, parée d’une toilette très simple, c’est-à-dire très élégante et venue de Paris, fit une profonde et gracieuse révérence à la grande dame.
«J’espère, lui fut-il dit, que les roses renaîtront bien vite sur ce joli visage.» Et aussitôt la famille Cherbatzky se trouva classée d’une façon définitive.
Ils firent la connaissance d’un lord anglais et de sa famille, d’une Gräfin allemande et de son fils, blessé à la dernière guerre, d’un savant suédois et de M. Canut ainsi que de sa sœur.
Mais la société intime des Cherbatzky se forma presque spontanément de baigneurs russes; c’étaient Marie Evguénievna Rtichef et sa fille, qui déplaisait à Kitty parce qu’elle aussi était malade d’un amour contrarié, et un colonel moscovite qu’elle avait toujours vu en uniforme, et que ses cravates de couleur et son cou découvert lui faisaient trouver souverainement ridicule. Cette société parut d’autant plus insupportable à Kitty qu’on ne pouvait s’en débarrasser.
Restée seule avec sa mère, après le départ du vieux prince pour Carlsbad, elle chercha, pour se distraire, à observer les personnes inconnues qu’elle rencontrait; sa nature la portait à voir tout le monde en beau, aussi ses remarques sur les caractères et les situations qu’elle s’amusait à deviner étaient-elles empreintes d’une bienveillance exagérée.
Une des personnes qui lui inspirèrent l’intérêt le plus vif fut une jeune fille venue aux eaux avec une dame russe qu’on nommait Mme Stahl, et qu’on disait appartenir à une haute noblesse.
Cette dame, fort malade, n’apparaissait que rarement, traînée dans une petite voiture; la princesse assurait qu’elle se tenait à l’écart par orgueil plutôt que par maladie. La jeune fille la soignait et, selon Kitty, elle s’occupait avec le même zèle simple et naturel de plusieurs autres personnes sérieusement malades.
Mme Stahl nommait sa compagne Varinka, mais Kitty assurait qu’elle ne la traitait ni en parente ni en garde-malade rétribuée; une irrésistible sympathie entraînait Kitty vers cette jeune fille, et quand leurs regards se rencontraient, elle s’imaginait lui plaire aussi.
Mlle Varinka, quoique jeune, semblait manquer de jeunesse: elle paraissait aussi bien dix-neuf ans que trente. Malgré sa pâleur maladive, on la trouvait jolie en analysant ses traits, et elle aurait passé pour bien faite si sa tête n’eût été trop forte et sa maigreur trop grande; mais elle ne devait pas plaire aux hommes; elle faisait penser à une belle fleur qui, tout en conservant ses pétales, serait déjà flétrie et sans parfum.
Varinka semblait toujours absorbée par quelque devoir important, et n’avoir pas de loisirs pour s’occuper de choses futiles; l’exemple de cette vie occupée faisait penser à Kitty qu’elle trouverait, en l’imitant, ce qu’elle cherchait avec douleur: un intérêt, un sentiment de dignité personnelle, qui n’eût plus rien de commun avec ces relations mondaines de jeunes filles à jeunes gens, dont la pensée lui paraissait une flétrissure: plus elle étudiait son amie inconnue, plus elle désirait la connaître, persuadée qu’elle était de trouver en elle une créature parfaite.
Les jeunes filles se rencontraient plusieurs fois par jour, et les yeux de Kitty semblaient toujours dire: «Qui êtes-vous? Je ne me trompe pas, n’est-ce pas, en vous croyant un être charmant? Mais, ajoutait le regard, je n’aurai pas l’indiscrétion de solliciter votre amitié: je me contente de vous admirer et de vous aimer! – Moi aussi, je vous aime, et je vous trouve charmante, répondait le regard de l’inconnue, et je vous aimerais plus encore si j’en avais le temps», et réellement elle était toujours occupée. Tantôt c’étaient les enfants d’une famille russe qu’elle ramenait du bain, tantôt un malade qu’il fallait envelopper d’un plaid, un autre qu’elle s’évertuait à distraire, ou bien encore des pâtisseries qu’elle venait acheter pour l’un ou l’autre de ses protégés.
Un matin, bientôt après l’arrivée des Cherbatzky, on vit apparaître un couple qui devint l’objet d’une attention peu bienveillante.
L’homme était de taille haute et voûtée, avec des mains énormes, des yeux noirs, tout à la fois naïfs et effrayants; il portait un vieux paletot trop court; la femme était aussi mal mise, marquée de petite vérole, et d’une physionomie très douce.
Kitty les reconnut aussitôt pour des russes, et déjà son imagination ébauchait un roman touchant dont ils étaient les héros, lorsque la princesse apprit, par la liste des baigneurs, que ces nouveaux venus se nommaient Nicolas Levine et Marie Nicolaevna; elle mit fin au roman de sa fille en lui expliquant que ce Levine était un fort vilain homme.
Le fait qu’il fut frère de Constantin Levine, plus que les paroles de sa mère, rendit ce couple particulièrement désagréable à Kitty. Cet homme aux mouvements de tête bizarres lui devint odieux, et elle croyait lire dans ces grands yeux, qui la suivaient avec obstination, des sentiments ironiques et malveillants.
Elle évitait autant que possible de le rencontrer.
La journée étant pluvieuse, Kitty et sa mère se promenaient sous la galerie, accompagnées du colonel, jouant à l’élégant dans son petit veston européen, acheté tout fait à Francfort.
Ils marchaient d’un côté de la galerie, cherchant à éviter Nicolas Levine, qui marchait de l’autre. Varinka, en robe foncée, coiffée d’un chapeau noir à bords rabattus, promenait une vieille Française aveugle; chaque fois que Kitty et elle se rencontraient, elles échangeaient un regard amical.
«Maman, puis-je lui parler? demanda Kitty en voyant son inconnue approcher de la source, et trouvant l’occasion favorable pour l’aborder.
– Si tu as si grande envie de la connaître, laisse-moi prendre des informations; mais que trouves-tu de si remarquable en elle? C’est quelque dame de compagnie. Si tu veux, je ferai la connaissance de Mme Stahl. J’ai connu sa belle-sœur,» ajouta la princesse en relevant la tête avec dignité.
Kitty savait que sa mère était froissée de l’attitude de Mme Stahl qui semblait l’éviter; elle n’insista pas.
«Elle est vraiment charmante! dit-elle en regardant Varinka tendre un verre à la Française. Voyez comme tout ce qu’elle fait est aimable et simple.
– Tu m’amuses avec tes engouements, répondit la princesse, mais pour le moment éloignons-nous», ajouta-t-elle en voyant approcher Levine, sa compagne et un médecin allemand, auquel il parlait d’un ton aigu et mécontent.
Comme elles revenaient sur leurs pas, elles entendirent un éclat de voix; Levine était arrêté et gesticulait en criant; le docteur se fâchait à son tour, et l’on faisait cercle autour d’eux. La princesse s’éloigna vivement avec Kitty; le colonel se mêla à la foule pour connaître l’objet de la discussion.
«Qu’y avait-il? demanda la princesse quand au bout de quelques minutes le colonel les rejoignit.
– C’est une honte! répondit celui-ci. Rien de pis que de rencontrer des Russes à l’étranger. Ce grand monsieur s’est querellé avec le docteur, lui a grossièrement reproché de ne pas le soigner comme il l’entendait, et a fini par lever son bâton. C’est une honte!
– Mon Dieu, que c’est pénible! dit la princesse; et comment tout cela s’est-il terminé?
– Grâce à l’intervention de cette demoiselle en chapeau forme champignon: une Russe, je crois; c’est elle qui la première s’est trouvée là pour prendre ce monsieur par le bras et l’emmener.
– Voyez-vous, maman? dit Kitty à sa mère, et vous vous étonnez de mon enthousiasme pour Varinka?»
Le lendemain Kitty remarqua que Varinka s’était mise en rapport avec Levine et sa compagne, comme avec ses autres protégés; elle s’approchait d’eux pour causer, et servait d’interprète à la femme, qui ne parlait aucune langue étrangère. Kitty supplia encore une fois sa mère de lui permettre de faire sa connaissance, et, quoiqu’il fût désagréable à la princesse d’avoir l’air de faire des avances à Mme Stahl qui se permettait de faire la fière, édifiée par les renseignements qu’elle avait pris, elle choisit un moment où Kitty était à la source, pour aborder Varinka devant la boulangerie.
«Permettez-moi de me présenter moi-même, dit-elle avec un sourire de condescendance. Ma fille s’est éprise de vous; peut-être ne me connaissez-vous pas… Je…
– C’est plus que réciproque, princesse, répondit avec hâte Varinka.
– Vous avez fait hier une bonne action, par rapport à notre triste compatriote,» dit la princesse.
Varinka rougit.
«Je ne me rappelle pas: il me semble que je n’ai rien fait, dit-elle.
– Si fait, vous avez sauvé ce Levine d’une affaire désagréable.
– Ah oui! sa compagne m’a appelée et j’ai cherché à le calmer: il est très malade et très mécontent de son médecin. J’ai l’habitude de soigner ce genre de malades.
– Je sais que vous habitez Menton, avec votre tante, il me semble, Mme Stahl. J’ai connu sa belle-sœur.
– Mme Stahl n’est pas ma tante, je l’appelle maman, mais je ne lui suis pas apparentée; j’ai été élevée par elle», répondit Varinka en rougissant encore.
Tout cela fut dit très simplement, et l’expression de ce charmant visage était si ouverte et si sincère que la princesse comprit pourquoi Varinka plaisait si fort à Kitty.
«Et que va faire ce Levine? demanda-t-elle.
– Il part,» répondit Varinka.
Kitty, revenant de la source, aperçut en ce moment sa mère causant avec son amie; elle rayonna de joie.
«Eh bien, Kitty, ton ardent désir de connaître Mlle…
– Varinka, dit la jeune fille: c’est ainsi qu’on m’appelle.»
Kitty rougit de plaisir et serra longtemps en silence la main de sa nouvelle amie, qui la lui abandonna sans répondre à cette pression. En revanche son visage s’illumina d’un sourire heureux, quoique mélancolique, et découvrit des dents grandes mais belles.
«Je le désirais depuis longtemps aussi, dit-elle.
– Mais vous êtes si occupée…
– Moi? au contraire, je n’ai rien à faire,» répondit Varinka.
Mais au même instant deux petites Russes, filles d’un malade, accoururent vers elle.
«Varinka! maman nous appelle!» crièrent-elles.
Et Varinka les suivit.
Voici ce que la princesse avait appris du passé de Varinka et de ses relations avec Mme Stahl. Celle-ci, une femme maladive et exaltée, que les uns accusaient d’avoir fait le tourment de la vie de son mari par son inconduite, tandis que d’autres accusaient son mari de l’avoir rendue malheureuse, avait, après s’être séparée de ce mari, mis au monde un enfant qui était mort aussitôt né. La famille de Mme Stahl, connaissant sa sensibilité, et craignant que cette nouvelle ne la tuât, avait substitué à l’enfant mort la fille d’un cuisinier de la cour, née la même nuit, dans la même maison à Pétersbourg: c’était Varinka. Mme Stahl apprit par la suite que la petite n’était pas sa fille, mais continua à s’en occuper, d’autant plus que la mort des vrais parents de l’enfant la rendit bientôt orpheline.
Depuis plus de dix ans Mme Stahl vivait à l’étranger, dans le midi, sans presque quitter son lit. Les uns disaient qu’elle s’était fait dans le monde un piédestal de sa charité et de sa haute piété. D’autres voyaient en elle un être supérieur, d’une grande élévation morale, et assuraient qu’elle ne vivait que pour les bonnes œuvres; en un mot, qu’elle était bien réellement ce qu’elle semblait être. Personne ne savait si elle était catholique, protestante ou orthodoxe; ce qui était certain, c’est qu’elle entretenait de bonnes relations avec les sommités de toutes les églises, de toutes les confessions.
Varinka vivait toujours auprès d’elle, et tous ceux qui connaissaient Mme Stahl la connaissaient aussi.
Kitty s’attacha de plus en plus à son amie et, chaque jour, lui découvrait quelque nouvelle qualité. La princesse, ayant appris que Varinka chantait, la pria de venir les voir un soir.
«Kitty joue du piano, et, quoique l’instrument soit mauvais, nous aurions grand plaisir à vous entendre», dit la princesse avec un sourire forcé qui déplut à Kitty, à laquelle le peu de désir qu’avait Varinka de chanter n’échappait pas; elle vint cependant le même soir et apporta de la musique. La princesse invita Marie Evguénievna, sa fille, et le colonel; Varinka sembla indifférente à la présence de ces personnes, étrangères pour elle, et s’approcha du piano sans se faire prier; elle ne savait pas s’accompagner, mais lisait parfaitement la musique. Kitty jouait bien du piano et l’accompagna.
«Vous avez un talent remarquable», dit la princesse après le premier morceau, que Varinka chanta avec goût.
Marie Evguénievna et sa fille joignirent leurs compliments et leurs remerciements à ceux de la princesse.
«Voyez donc le public que vous avez attiré», dit le colonel qui regardait par la fenêtre.
Il s’était effectivement rassemblé un assez grand nombre de personnes, près de la maison.
«Je suis enchantée de vous avoir fait plaisir», répondit simplement Varinka.
Kitty regardait son amie avec orgueil: elle était dans l’admiration de son talent, de sa voix, de toute sa personne, mais plus encore de sa tenue; il était clair que Varinka ne se faisait aucun mérite de son chant, et restait fort indifférente aux compliments; elle avait simplement l’air de se demander: «Faut-il chanter encore, ou non?»
«Si j’étais à sa place, pensait Kitty, combien je serais fière! comme je serais contente de voir cette foule sous la fenêtre! Et cela lui est absolument égal! Elle ne paraît sensible qu’au plaisir d’être agréable à maman. Qu’y a-t-il en elle? Qu’est-ce qui lui donne cette force d’indifférence, ce calme indépendant? Combien je voudrais l’apprendre d’elle?» se disait Kitty en observant ce visage tranquille.
La princesse demanda un second morceau, et Varinka le chanta aussi bien que le premier, avec le même soin et la même perfection, toute droite près du piano, et battant la mesure de sa petite main brune.
Le morceau suivant dans le cahier était un air italien. Kitty joua le prélude et se tourna vers la chanteuse:
«Passons celui-là,» dit Varinka en rougissant.
Kitty, tout émue, fixa sur elle des yeux questionneurs.
«Alors, un autre! se hâta-t-elle de dire en tournant les pages, comprenant que cet air devait rappeler à son amie quelque souvenir pénible.
– Non, répondit Varinka en mettant tout en souriant la main sur le cahier. Chantons-le.» Et elle chanta aussi tranquillement et aussi froidement qu’auparavant.
Quand elle eut fini, chacun la remercia encore, et on sortit du salon pour prendra le thé. Kitty et Varinka descendirent au petit jardin attenant à la maison.
«Vous rattachez un souvenir à ce morceau, n’est-ce pas? dit Kitty. Ne répondez pas; dites seulement: c’est vrai.
– Pourquoi ne vous le dirais-je pas tout simplement? Oui, c’est un souvenir, dit tranquillement Varinka, et il a été douloureux. J’ai aimé quelqu’un à qui je chantais cet air.»
Kitty, les yeux grands ouverts, regardait humblement Varinka sans parler.
«Je l’ai aimé, et il m’a aimée aussi: mais sa mère s’est opposée à notre mariage, et il en a épousé une autre. Maintenant il ne demeure pas trop loin de chez nous, et je le vois quelquefois. Vous ne pensiez pas que j’avais mon roman?» Et son visage parut éclairé comme toute sa personne avait dû l’être autrefois, pensa Kitty.
«Comment ne l’aurais-je pas pensé? Si j’étais homme, je n’aurais pu aimer personne, après vous avoir rencontrée; ce que je ne conçois pas, c’est qu’il ait pu vous oublier et vous rendre malheureuse pour obéir à sa mère: il ne devait pas avoir de cœur.
– Au contraire, c’est un homme excellent, et quant à moi je ne suis pas malheureuse… Eh bien, ne chanterons-nous plus aujourd’hui? ajouta-t-elle en se dirigeant vers la maison.
– Que vous êtes bonne, que vous êtes bonne! s’écria Kitty en l’arrêtant pour l’embrasser. Si je pouvais vous ressembler un peu!
– Pourquoi ressembleriez-vous à une autre qu’à vous-même? Restez donc ce que vous êtes, dit Varinka en souriant de son sourire doux et fatigué.
– Non, je ne suis pas bonne du tout… Voyons, dites-moi… Attendez, asseyons-nous un peu, dit Kitty en la faisant rasseoir sur un banc près d’elle. Dites-moi, comment peut-il n’être pas blessant de penser qu’un homme a méprisé votre amour, qu’il l’a repoussé!
– Il n’a rien méprisé: je suis sûre qu’il m’a aimée. Mais c’était un fils soumis…
– Et s’il n’avait pas agi ainsi pour obéir à sa mère? Si de son plein gré…? dit Kitty, sentant qu’elle dévoilait son secret, et que son visage, tout brûlant de rougeur, la trahissait.
– Dans ce cas, il aurait mal agi, et je ne le regretterais plus, répondit Varinka, comprenant qu’il n’était plus question d’elle, mais de Kitty.
– Et l’insulte? dit Kitty: peut-on l’oublier? C’est impossible, dit-elle en se rappelant son regard au dernier bal lorsque la musique s’était arrêtée.
– Quelle insulte? vous n’avez rien fait de mal?
– Pis que cela, je me suis humiliée…»
Varinka secoua la tête et posa sa main sur celle de Kitty.
«En quoi vous êtes-vous humiliée? Vous n’avez pu dire à un homme qui vous témoignait de l’indifférence que vous l’aimiez?
– Certainement non, je n’ai jamais dit un mot, mais il le savait! Il y a des regards, des manières d’être… Non, non, je vivrais cent ans que je ne l’oublierais pas!
– Mais alors je ne comprends plus. Il s’agit seulement de savoir si vous l’aimez encore ou non, dit Varinka, qui appelait les choses par leur nom.
– Je le hais; je ne puis me pardonner…
– Eh bien?
– Mais la honte, l’affront!
– Ah, mon Dieu! si tout le monde était sensible comme vous! Il n’y a pas de jeune fille qui n’ait éprouvé quelque chose d’analogue. Tout cela est si peu important!
– Qu’y-a-t-il donc d’important? demanda Kitty, la regardant avec une curiosité étonnée.
– Bien des choses, répondit Varinka en souriant.
– Mais encore?
– Il y a beaucoup de choses plus importantes, répondit Varinka, ne sachant trop que dire; en ce moment, la princesse cria par la fenêtre:
– Kitty, il fait frais: mets un châle, ou rentre.
– Il est temps de partir, dit Varinka en se levant. Je dois entrer chez Mlle Berthe, elle m’en a priée.»
Kitty la tenait par la main et l’interrogeait du regard avec une curiosité passionnée, presque suppliante.
«Quoi? qu’est-ce qui est plus important? Qu’est-ce qui donne le calme? Vous le savez, dites-le moi!»
Mais Varinka ne comprenait même pas ce que demandaient les regards de Kitty; elle se rappelait seulement qu’il fallait encore entrer chez Mlle Berthe, et se trouver à la maison pour le thé de maman, à minuit.
Elle rentra dans la chambre, rassembla sa musique, et ayant pris congé de chacun, voulut partir.
«Permettez, je vous reconduirai, dit le colonel.
– Certainement, comment rentrer seule la nuit? dit la princesse; je vous donnerai au moins la femme de chambre.»
Kitty s’aperçut que Varinka dissimulait avec peine un sourire, à l’idée qu’on voulait l’accompagner.
«Non, je rentre toujours seule, et jamais il ne m’arrive rien;» dit-elle en prenant son chapeau; et embrassant encore une fois Kitty, sans lui dire «ce qui était important», elle s’éloigna d’un pas ferme, sa musique sous le bras, et disparut dans la demi-obscurité d’une nuit d’été, emportant avec elle le secret de sa dignité et de son enviable tranquillité.
Kitty fit la connaissance de Mme Stahl, et ses relations avec cette dame et Varinka eurent sur elle une influence qui contribua à calmer son chagrin.
Elle apprit qu’en dehors de la vie instinctive qui avait été la sienne, il existait une vie spirituelle, dans laquelle on pénétrait par la religion, mais une religion qui ne ressemblait en rien à celle que Kitty avait pratiquée depuis l’enfance, et qui consistait à aller à la messe et aux vêpres, à la Maison des Veuves, où l’on rencontrait des connaissances, et à apprendre par cœur des textes slavons avec un prêtre de la paroisse. C’était une religion élevée, mystique, liée aux sentiments les plus purs, et à laquelle on croyait, non par devoir, mais par amour.
Kitty apprit tout cela autrement qu’en paroles. Mme Stahl lui parlait comme à une aimable enfant qu’on admire, ainsi qu’un souvenir de jeunesse, et ne fit allusion qu’une seule fois aux consolations qu’apportent la foi et l’amour aux douleurs humaines, ajoutant que le Christ compatissant n’en connaît pas d’insignifiantes; puis aussitôt elle changea de conversation; mais dans chacun des gestes de cette dame, dans ses regards célestes, comme les appelait Kitty, dans ses paroles, et surtout dans son histoire qu’elle connaissait par Varinka, Kitty découvrait «ce qui était important», et ce qu’elle avait ignoré jusque-là.
Cependant, quelle que fût l’élévation de nature de Mme Stahl, quelque touchante que fût son histoire, Kitty remarquait involontairement certains traits de caractère qui l’affligeaient. Un jour, par exemple, qu’il fut question de sa famille, Mme Stahl sourit dédaigneusement: c’était contraire à la charité chrétienne. Une autre fois, Kitty remarqua, en rencontrant chez elle un ecclésiastique catholique, que Mme Stahl tenait son visage soigneusement dans l’ombre d’un abat-jour, et souriait d’une façon singulière. Ces deux observations, bien que fort insignifiantes, lui causèrent une certaine peine, et la firent douter de Mme Stahl; Varinka, en revanche, seule, sans famille, sans amis, n’espérant rien, ne regrettant rien après sa triste déception, lui semblait une perfection. C’était par Varinka qu’elle apprenait qu’il fallait s’oublier et aimer son prochain pour devenir heureuse, tranquille et bonne, ainsi qu’elle voulait l’être. Et une fois qu’elle l’eut compris, Kitty ne se contenta plus d’admirer, mais se donna de tout son cœur à la vie nouvelle qui s’ouvrait devant elle. D’après les récits que Varinka lui fit sur Mme Stahl et d’autres personnes qu’elle lui nomma, Kitty se traça un plan d’existence; elle décida que, à l’exemple d’Aline, la nièce de Mme Stahl, dont Varinka l’entretenait souvent, elle rechercherait les pauvres, n’importe où elle se trouverait, qu’elle les aiderait de son mieux, qu’elle distribuerait des Évangiles, lirait le Nouveau Testament aux malades, aux mourants, aux criminels: cette dernière idée la séduisait particulièrement. Mais elle faisait ces rêves en secret, sans les communiquer à sa mère, ni même à son amie.
Au reste, en attendant le moment d’exécuter ses plans sur une échelle plus vaste, il ne fut pas difficile à Kitty de mettre ses nouveaux principes en pratique; aux eaux, les malades et les malheureux ne manquent pas: elle fit comme Varinka.
La princesse remarqua bien vite combien Kitty était sous l’influence de ses engouements, comme elle appelait Mme Stahl, et surtout Varinka, que Kitty imitait non seulement dans ses bonnes œuvres, mais presque dans sa façon de marcher, de parler, de cligner des yeux. Plus tard elle reconnut que sa fille passait par une certaine crise intérieure indépendante de l’influence exercée par ses amies.
Kitty lisait le soir un Évangile français prêté par Mme Stahl: ce que jamais elle n’avait fait jusque-là; elle évitait toute relation mondaine, s’occupait des malades protégés par Varinka, et particulièrement de la famille d’un pauvre peintre malade nommé Pétrof.
La jeune fille semblait fière de remplir, dans cette famille, les fonctions de sœur de charité. La princesse n’y voyait aucun inconvénient, et s’y opposait d’autant moins que la femme de Pétrof était une personne très convenable, et qu’un jour la Fürstin, remarquant la beauté de Kitty, en avait fait l’éloge, l’appelant un «ange consolateur». Tout aurait été pour le mieux si la princesse n’avait redouté l’exagération dans laquelle sa fille risquait de tomber.
«Il ne faut rien outrer,» lui disait-elle en français.
La jeune fille ne répondait pas, mais elle se demandait dans le fond de son cœur si, en fait de charité, on peut jamais dépasser la mesure dans une religion qui enseigne à tendre la joue gauche lorsque la droite a été frappée, et à partager son manteau avec son prochain. Mais ce qui peinait la princesse, plus encore que cette tendance à l’exagération, c’était de sentir que Kitty ne lui ouvrait pas complètement son cœur. Le fait est que Kitty faisait un secret à sa mère de ses nouveaux sentiments, non qu’elle manquât d’affection ou de respect pour elle, mais simplement parce qu’elle était sa mère, et qu’il lui eût été plus facile de s’ouvrir à une étrangère qu’à elle.
«Il me semble qu’il y a quelque temps que nous n’avons vu Anna Pavlovna, dit un jour la princesse en parlant de Mme Pétrof. Je l’ai invitée à venir, mais elle m’a semblé contrariée.
– Je n’ai pas remarqué cela, maman, répondit Kitty en rougissant subitement.
– Tu n’as pas été chez elle ces jours-ci?
– Nous projetons pour demain une promenade dans la montagne, dit Kitty.
– Je n’y vois pas d’obstacle», répondit la princesse, remarquant le trouble de sa fille et cherchant à en deviner la cause.
Varinka vint dîner le même jour, et annonça qu’Anna Pavlovna renonçait à l’excursion projetée pour le lendemain; la princesse s’aperçut que Kitty rougissait encore.
«Kitty, ne s’est-il rien passé de désagréable entre toi et les Pétrof? lui demanda-t-elle quand elles se retrouvèrent seules. Pourquoi ont-ils cessé d’envoyer les enfants et de venir eux-mêmes?»
Kitty répondit qu’il ne s’était rien passé et qu’elle ne comprenait pas pourquoi Anna Pavlovna semblait lui en vouloir, et elle disait vrai; mais si elle ne connaissait pas les causes du changement survenu en Mme Pétrof, elle les devinait, et devinait ainsi une chose qu’elle n’osait pas avouer à elle-même, encore moins à sa mère, tant il aurait été humiliant et pénible de se tromper.
Tous les souvenirs de ses relations avec cette famille lui revenaient les uns après les autres: elle se rappelait la joie naïve qui se peignait sur le bon visage tout rond d’Anna Pavlovna, à leurs premières rencontres; leurs conciliabules secrets pour arriver à distraire le malade, à le détacher d’un travail qui lui était défendu, à l’emmener promener; l’attachement du plus jeune des enfants, qui l’appelait «ma Kitty», et ne voulait pas aller se coucher sans elle. Comme tout allait bien alors! Puis elle se rappela la maigre personne de Pétrof, son long cou sortant de sa redingote brune, ses cheveux rares et frisés, ses yeux bleus avec leur regard interrogateur, dont elle avait eu peur d’abord; ses efforts maladifs pour paraître animé et énergique quand elle était près de lui: elle se souvint de la peine qu’elle avait eue à vaincre la répugnance qu’il lui inspirait, ainsi que tous les poitrinaires, du mal qu’elle se donnait pour trouver un sujet de conversation.
Elle se souvint du regard humble et craintif du malade quand il la regardait, de l’étrange sentiment de compassion et de gêne éprouvé au début, puis remplacé par celui du contentement d’elle-même et de sa charité. Tout cela n’avait pas duré longtemps, et depuis quelques jours il était survenu un brusque changement. Anna Pavlovna n’abordait plus Kitty qu’avec une amabilité feinte, et surveillait sans cesse son mari. Pouvait-il être possible que la joie touchante du malade à son approche fût la cause du refroidissement d’Anna Pavlovna?
«Oui, se dit-elle, il y avait quelque chose de peu naturel, et qui ne ressemblait en rien à sa bonté ordinaire, dans la façon dont Anna Pavlovna m’a dit avant-hier d’un air contrarié: «Eh bien! voilà qu’il n’a pas voulu prendre son café sans vous, et il vous a attendu, quoiqu’il fût très affaibli.» Peut-être lui ai-je été désagréable quand je lui ai offert le plaid; c’était pourtant bien simple, mais Pétrof a pris ce petit service d’une façon étrange, et m’a tant remerciée que j’en étais mal à l’aise; et ce portrait de moi qu’il a si bien réussi; mais surtout ce regard triste et tendre! Oui, oui, c’est bien cela! se répéta Kitty avec effroi; mais cela ne peut être, ne doit pas être! Il est si digne de pitié!» ajouta-t-elle intérieurement.
Ces craintes empoisonnaient le charme de sa nouvelle vie.
Le prince Cherbatzky vint rejoindre les siens avant la fin de la cure; il avait été de son côté à Carlsbad, puis à Baden et à Kissingen, pour y retrouver des compatriotes et, comme il disait, «recueillir un peu d’air russe».
Le prince et la princesse avaient des idées fort opposées sur la vie à l’étranger. La princesse trouvait tout parfait et, malgré sa position bien établie dans la société russe, jouait à la dame européenne: ce qui ne lui allait pas, car c’était une dame russe par excellence.
Quant au prince, il trouvait au contraire tout détestable, la vie européenne insupportable, tenait à ses habitudes russes avec exagération, et cherchait à se montrer moins Européen qu’il ne l’était en réalité.
Le prince revint maigri, avec des poches sous les yeux, mais plein d’entrain, et cette heureuse disposition d’esprit ne fit qu’augmenter quand il trouva Kitty en voie de guérison.
Les détails que lui avait donnés la princesse sur l’intimité de Kitty avec Mme Stahl et Varinka, et ses remarques sur la transformation morale que subissait leur fille, avaient attristé le prince et réveillé en lui le sentiment habituel de jalousie qu’il éprouvait pour tout ce qui pouvait soustraire Kitty à son influence, en l’entraînant dans des régions inabordables pour lui; mais ces fâcheuses nouvelles se noyèrent dans l’océan de bonne humeur et de gaieté qu’il rapportait de Carlsbad.
Le lendemain de son arrivée, le prince, vêtu de son long paletot, ses joues, un peu bouffies et couvertes de rides, encadrées dans un faux-col empesé, alla à la source avec sa fille; il était de la plus belle humeur du monde.
Le temps était splendide; la vue de ces maisons gaies et proprettes, entourées de petits jardins, des servantes allemandes à l’ouvrage, avec leurs bras rouges et leurs figures bien nourries, le soleil resplendissant, tout réjouissait le cœur; mais, plus on approchait de la source, plus on rencontrait de malades, dont l’aspect lamentable contrastait péniblement avec ce qui les entourait, dans ce milieu germanique si bien ordonné.
Pour Kitty, cette belle verdure et les sons joyeux de la musique formaient un cadre naturel à ces visages connus dont elle suivait les transformations bonnes ou mauvaises; mais pour le prince il y avait quelque chose de cruel à l’opposition de cette lumineuse matinée de juin, de l’orchestre jouant gaiement la valse à la mode, et de ces moribonds venus des quatre coins de l’Europe et se traînant là languissamment.
Malgré le retour de jeunesse qu’éprouvait le prince, et son orgueil quand il tenait sa fille favorite sous le bras, il se sentait honteux et gêné de sa démarche ferme et de ses membres vigoureux. En face de toutes ces misères, il éprouvait le sentiment d’un homme déshabillé devant du monde.
«Présente-moi à tes nouveaux amis, dit-il à sa fille en lui serrant le bras du coude; je me suis mis à aimer ton affreux Soden pour le bien qu’il t’a fait; mais vous avez ici bien des tristesses… Qui est-ce…?»
Kitty lui nomma les personnes de leur connaissance; à l’entrée du jardin, ils rencontrèrent Mlle Berthe avec sa conductrice, et le prince eut plaisir à voir l’expression de joie qui se peignit sur le visage de la vieille femme au son de la voix de Kitty: avec l’exagération d’une Française, elle se répandit en politesses, et félicita le prince d’avoir une fille si charmante, dont elle éleva le mérite aux nues, la déclarant un trésor, une perle, un ange consolateur.
«Dans ce cas, c’est l’ange n° 2, dit le prince en souriant: car elle assure que Mlle Varinka est l’ange n° 1.
– Oh oui! Mlle Varinka est vraiment un ange, allez», assura vivement Mlle Berthe.
Ils rencontrèrent Varinka elle-même dans la galerie; elle vint à eux avec hâte, portant un élégant sac rouge à la main.
«Voilà papa arrivé!» lui dit Kitty.
Varinka fit un salut simple et naturel qui ressemblait à une révérence, et entama la conversation avec le prince sans fausse timidité.
– Il va sans dire que je vous connais, et beaucoup, lui dit le prince en souriant, d’un air qui prouva à Kitty, à sa grande joie, que son amie plaisait à son père.
– Où allez-vous si vite?
– Maman est ici, répondit la jeune fille en se tournant vers Kitty: elle n’a pas dormi de la nuit, et le docteur lui a conseillé de prendre l’air; je lui porte son ouvrage.
– Voilà donc l’ange n° 1,» dit le prince, quand Varinka se fut éloignée.
Kitty s’aperçut qu’il avait envie de la plaisanter sur son amie, mais qu’il était retenu par l’impression favorable qu’elle lui avait produite.
«Eh bien, nous allons tous les voir, les uns après les autres, tes amis, même Mme Stahl, si elle daigne me reconnaître.
– Tu la connais donc, papa? demanda Kitty avec crainte, en remarquant un éclair ironique dans les yeux de son père.
– J’ai connu son mari, et je l’ai un peu connue elle-même, avant qu’elle se fût enrôlée dans les piétistes.
– Qu’est-ce que ces piétistes, papa? demanda Kitty, inquiète de voir donner un nom à ce qui lui paraissait d’une si haute valeur en Mme Stahl.
– Je n’en sais trop rien; ce que je sais, c’est qu’elle remercie Dieu de tous les malheurs qui lui arrivent, y compris celui d’avoir perdu son mari, et cela tourne au comique quand on sait qu’ils vivaient fort mal ensemble… Qui est-ce? Quelle pauvre figure! – demanda-t-il en voyant un malade, en redingote brune, avec un pantalon blanc formant d’étranges plis sur ses jambes amaigries; ce monsieur avait soulevé son chapeau de paille, et découvert un front élevé que la pression du chapeau avait rougi, et qu’entouraient de rares cheveux frisottants.
– C’est Pétrof, un peintre, – répondit Kitty en rougissant, – et voilà sa femme, ajouta-t-elle en montrant Anna Pavlovna, qui, à leur approche, s’était levée pour courir après un des enfants sur la route.
– Pauvre garçon! il a une charmante physionomie. Pourquoi ne t’es-tu pas approchée de lui? Il semblait vouloir te parler.
– Retournons vers lui, dit Kitty, en marchant résolument vers Pétrof… Comment allez-vous aujourd’hui?» lui demanda-t-elle.
Celui-ci se leva en s’appuyant sur sa canne, et regarda timidement le prince.
«C’est ma fille, dit le prince; permettez-moi de faire votre connaissance.»
Le peintre salua et sourit, découvrant ainsi des dents d’une blancheur étrange.
«Nous vous attendions hier, princesse,» dit-il à Kitty.
Il trébucha en parlant, mais, pour ne pas laisser croire que c’était involontaire, il refit le même mouvement.
«Je comptais venir, mais Varinka m’a dit qu’Anna Pavlovna avait renoncé à sortir.
– Comment cela? dit Pétrof ému et commençant aussitôt à tousser en cherchant sa femme du regard.
– Annette, Annette!» appela-t-il à haute voix, tandis que de grosses veines sillonnaient comme des cordes son pauvre cou blanc et mince.
Anna Pavlovna approcha.
«Comment se fait-il que tu aies envoyé dire que nous ne sortirions pas? demanda-t-il à voix basse, d’un ton irrité, car il s’enrouait facilement.
– Bonjour, princesse, dit Anna Pavlovna avec un sourire contraint qui ne ressemblait en rien à son accueil d’autrefois. – Enchantée de faire votre connaissance, ajouta-t-elle en se tournant vers le prince. On vous attendait depuis longtemps.
– Comment as-tu pu faire dire que nous ne sortirions pas? murmura de nouveau la voix éteinte du peintre, que l’impuissance d’exprimer ce qu’il sentait irritait doublement.
– Mais, bon Dieu, j’ai simplement cru que nous ne sortirions pas, dit sa femme d’un air contrarié.
– Pourquoi? quand cela?…» Il fut pris d’une quinte de toux et fit de la main un geste désolé.
Le prince souleva son chapeau et s’éloigna avec sa fille.
«Oh! les pauvres gens, dit-il en soupirant.
– C’est vrai, papa, répondit Kitty, et ils ont trois enfants, pas de domestiques, et aucune ressource pécuniaire! Il reçoit quelque chose de l’Académie, continua-t-elle avec animation pour tâcher de dissimuler l’émotion que lui causait le changement d’Anna Pavlovna à son égard… – Voilà Mme Stahl,» dit Kitty en montrant une petite voiture dans laquelle était étendue une forme humaine enveloppée de gris et de bleu, entourée d’oreillers et abritée par une ombrelle. Derrière la malade se tenait son conducteur, un Allemand bourru et bien portant. À côté d’elle marchait un comte suédois à chevelure blonde, que Kitty connaissait de vue. Quelques personnes s’étaient arrêtées près de la petite voiture et considéraient cette dame comme une chose curieuse.
Le prince s’approcha. Kitty remarqua aussitôt dans son regard cette pointe d’ironie qui la troublait. Il adressa la parole à Mme Stahl dans ce français excellent que si peu de personnes parlent de nos jours en Russie, et se montra extrêmement aimable et poli.
«Je ne sais si vous vous souvenez encore de moi, mais c’est mon devoir de me rappeler à votre souvenir pour vous remercier de votre bonté pour ma fille, dit-il en ôtant son chapeau sans le remettre.
– Le prince Alexandre Cherbatzky? dit Mme Stahl en levant sur lui ses yeux célestes, dans lesquels Kitty remarqua une ombre de mécontentement. Enchantée de vous voir. J’aime tant votre fille!
– Votre santé n’est toujours pas bonne?
– Oh! j’y suis faite maintenant, répondit Mme Stahl, et elle présenta le comte suédois.
– Vous êtes bien peu changée depuis les dix ou onze ans que je n’ai eu l’honneur de vous voir.
– Oui, Dieu qui donne la croix, donne aussi la force de la porter. Je me demande souvent pourquoi une vie semblable se prolonge! – Pas ainsi, dit-elle d’un air contrarié à Varinka, qui l’enveloppait d’un plaid sans parvenir à la satisfaire.
– Pour faire le bien sans doute, dit le prince dont les yeux riaient.
– Il ne nous appartient pas de juger, répondit Mme Stahl, qui surprit cette nuance d’ironie dans la physionomie du prince. – Envoyez-moi donc ce livre, cher comte. – Je vous en remercie infiniment d’avance, dit-elle en se tournant vers le jeune Suédois.
– Ah! s’écria le prince qui venait d’apercevoir le colonel de Moscou; et, saluant Mme Stahl, il alla le rejoindre avec sa fille.
– Voilà notre aristocratie, prince, dit le colonel avec une intention railleuse, car lui aussi était piqué de l’attitude de Mme Stahl.
– Toujours la même, répondit le prince.
– L’avez-vous connue avant sa maladie, c’est-à-dire avant qu’elle fût infirme?
– Oui, je l’ai connue au moment où elle a perdu l’usage de ses jambes.
– On prétend qu’il y a dix ans qu’elle ne marche plus.
– Elle ne marche pas parce qu’elle a une jambe plus courte que l’autre; elle est très mal faite.
– C’est impossible, papa! s’écria Kitty.
– Les mauvaises langues l’assurent, ma chérie; et ton amie Varinka doit en voir de toutes les couleurs. Oh! ces dames malades!
– Oh non! papa, je t’assure, Varinka l’adore! affirma vivement Kitty. Et elle fait tant de bien! Demande à qui tu voudras: tout le monde la connaît, ainsi que sa nièce Aline.
– C’est possible, répondit son père en lui serrant doucement le bras, mais il vaudrait mieux que personne ne sût le bien qu’elles font.»
Kitty se tut, non qu’elle fût sans réponse, mais parce que ses pensées secrètes ne pouvaient pas même être révélées à son père. Chose étrange cependant: quelque décidée qu’elle fût à ne pas se soumettre aux jugements de son père, à ne pas le laisser pénétrer dans le sanctuaire de ses réflexions, elle sentait bien que l’image de sainteté idéale qu’elle portait dans l’âme depuis un mois venait de s’effacer sans retour, comme ces formes que l’imagination aperçoit dans des vêtements jetés au hasard, et qui disparaissent d’elles-mêmes quand on se rend compte de la façon dont ils ont été jetés. Elle ne conserva plus que l’image d’une femme boiteuse qui restait couchée pour cacher sa difformité, et qui tourmentait la pauvre Varinka pour un plaid mal arrangé; il lui devint impossible de retrouver dans sa pensée l’ancienne Mme Stahl.
L’entrain et la bonne humeur du prince se communiquaient à tout son entourage; le propriétaire de la maison lui-même n’y échappait pas. En rentrant de sa promenade avec Kitty, le prince invita le colonel, Marie Evguénievna, sa fille, et Varinka à prendre le café, et fit dresser la table sous les marronniers du jardin. Les domestiques s’animèrent aussi bien que le propriétaire sous l’influence de cette gaieté communicative, d’autant plus que la générosité du prince était bien connue. Aussi, une demi-heure après, cette joyeuse société russe réunie sous les arbres fit-elle l’envie du médecin malade qui habitait le premier; il contempla en soupirant ce groupe heureux de gens bien portants.
La princesse, un bonnet à rubans lilas posé sur le sommet de sa tête, présidait à la table couverte d’une nappe très blanche, sur laquelle on avait placé la cafetière, du pain, du beurre, du fromage et du gibier froid; elle distribuait les tasses et les tartines, tandis que le prince, à l’autre bout de la table, mangeait de bon appétit en causant gaiement. Il avait étalé autour de lui toutes ses emplettes de boîtes sculptées, couteaux à papier, jeux de honchets, etc., rapportés de toutes les eaux d’où il revenait, et il s’amusait à distribuer ces objets à chacun, sans oublier Lischen, la servante et le maître de la maison. Il tenait à celui-ci les discours les plus comiques dans son mauvais allemand, et lui assurait que ce n’étaient pas les eaux qui avaient guéri Kitty, mais bien son excellente cuisine, et notamment ses potages aux pruneaux. La princesse plaisantait son mari sur ses manies russes, mais jamais, depuis qu’elle était aux eaux, elle n’avait été si gaie et si animée. Le colonel souriait comme toujours des plaisanteries du prince, mais il était de l’avis de la princesse quant à la question européenne, qu’il s’imaginait étudier avec soin. La bonne Marie Evguénievna riait aux larmes, et Varinka elle-même, au grand étonnement de Kitty, était gagnée par la gaieté générale.
Kitty ne pouvait se défendre d’une certaine agitation intérieure; sans le vouloir, son père avait posé devant elle un problème qu’elle ne pouvait résoudre, en jugeant, comme il l’avait fait, ses amis et cette vie nouvelle qui lui offrait tant d’attraits. À ce problème se joignait pour elle celui du changement de relations avec les Pétrof, qui lui avait paru ce jour-là plus évident encore et plus désagréable. Son agitation augmentait en les voyant tous si gais, et elle éprouvait le même sentiment que, lorsque petite fille, on la punissait, et qu’elle entendait de sa chambre les rires de ses sœurs sans pouvoir y prendre part.
«Dans quel but as-tu bien pu acheter ce tas de choses? demanda la princesse en souriant à son mari et lui offrant une tasse de café.
– Que veux-tu? on va se promener, on s’approche d’une boutique, on est aussitôt accosté: «Erlaucht, Excellenz, Durchlaucht!» Oh! quand on en venait à Durchlaucht, je ne résistais plus, et mes dix thalers y passaient.
– C’était uniquement par ennui, dit la princesse.
– Mais certainement, ma chère, car l’ennui est tel, qu’on ne sait où se fourrer.
– Comment peut-on s’ennuyer? Il y a tant de choses à voir en Allemagne maintenant, dit Marie Evguénievna.
– Je sais tout ce qu’il y a d’intéressant maintenant: je connais la soupe aux pruneaux, le saucisson de pois, je connais tout.
– Vous avez beau dire, prince, leurs institutions sont intéressantes, dit le colonel.
– En quoi? Ils sont heureux comme des sous neufs. Ils ont vaincu le monde entier: qu’y a-t-il là de si satisfaisant pour moi? Je n’ai vaincu personne, moi. Et en revanche il me faut ôter mes bottes moi-même, et, qui pis est, les poser moi-même à ma porte dans le couloir. Le matin, à peine levé, il faut m’habiller et aller boire au salon un thé exécrable. Ce n’est pas comme chez nous! Là nous avons le droit de nous éveiller à notre heure; si nous sommes de mauvaise humeur, nous avons celui de grogner; on a temps pour tout, et l’on pèse ses petites affaires sans hâte inutile.
– Mais le temps, c’est l’argent, n’oubliez pas cela, dit le colonel.
– Cela dépend: il y a des mois entiers qu’on donnerait pour 50 kopecks, et des quarts d’heure qu’on ne céderait pour aucun trésor. Est-ce vrai, Katinka? Mais pourquoi parais-tu ennuyée?
– Je n’ai rien, papa.
– Où allez-vous? restez encore un peu, dit le prince en s’adressant à Varinka.
– Il faut que je rentre», dit Varinka prise d’un nouvel accès de gaieté. Quand elle se fut calmée, elle prit congé de la société et chercha son chapeau.
Kitty la suivit, Varinka elle-même lui semblait changée; elle n’était pas moins bonne, mais elle était autre qu’elle ne l’avait imaginée.
«Il y a longtemps que je n’ai autant ri,» dit Varinka en cherchant son ombrelle et son sac. Que votre père est charmant!»
Kitty se tut.
«Quand nous reverrons-nous? demanda Varinka.
– Maman voulait entrer chez les Pétrof. Y serez-vous? demanda Kitty pour scruter la pensée de son amie.
– J’y serai, répondit-elle: ils comptent partir, et j’ai promis de les aider à emballer.
– Eh bien, j’irai aussi.
– Non; pourquoi faire?
– Pourquoi? pourquoi? pourquoi? dit Kitty en arrêtant Varinka par son parasol, et en ouvrant de grands yeux. Attendez un moment, et dites-moi pourquoi.
– Mais parce que vous avez votre père, et qu’ils se gênent avec vous.
– Ce n’est pas cela: dites-moi pourquoi vous ne voulez pas que j’aille souvent chez les Pétrof: car vous ne le voulez pas?
– Je n’ai pas dit cela, répondit tranquillement Varinka.
– Je vous en prie, répondez-moi.
– Faut-il tout vous dire?
– Tout, tout! s’écria Kitty.
– Au fond, il n’y a rien de bien grave: seulement Pétrof consentait autrefois à partir aussitôt sa cure achevée, et il ne le veut plus maintenant, répondit en souriant Varinka.
– Eh bien, eh bien? demanda encore Kitty vivement d’un air sombre.
– Eh bien, Anna Pavlovna a prétendu que, s’il ne voulait plus partir, c’était parce que vous restiez ici. C’était maladroit, mais vous avez ainsi été la cause d’une querelle de ménage, et vous savez combien les malades sont facilement irritables.»
Kitty, toujours sombre, gardait le silence, et Varinka parlait seule, cherchant à l’adoucir et à la calmer, tout en prévoyant un éclat prochain de larmes ou de reproches.
«C’est pourquoi mieux vaut n’y pas aller, vous le comprenez, et il ne faut pas vous fâcher…
– Je n’ai que ce que je mérite», dit vivement Kitty en s’emparant de l’ombrelle de Varinka sans regarder son amie.
Celle-ci, en voyant cette colère enfantine, retint un sourire, pour ne pas froisser Kitty.
«Comment, vous n’avez que ce que vous méritez? je ne comprends pas.
– Parce que tout cela n’était qu’hypocrisie, que rien ne venait du cœur. Qu’avais-je affaire de m’occuper d’un étranger et de me mêler de ce qui ne me regardait pas? C’est pourquoi j’ai été la cause d’une querelle. Et cela parce que tout est hypocrisie, hypocrisie, dit-elle en ouvrant et fermant machinalement l’ombrelle.
– Dans quel but?
– Pour paraître meilleure aux autres, à moi-même, à Dieu; pour tromper tout le monde! Non, je ne retomberai plus là dedans: je préfère être mauvaise et ne pas mentir, ne pas tromper.
– Qui donc a trompé? dit Varinka sur un ton de reproche; vous parlez comme si…»
Mais Kitty était dans un de ses accès de colère et ne la laissa pas achever.
«Ce n’est pas de vous qu’il s’agit: vous êtes une perfection; oui, oui, je sais que vous êtes toutes des perfections; mais je suis mauvaise, moi; je n’y peux rien. Et tout cela ne serait pas arrivé si je n’avais pas été mauvaise. Tant pis, je resterai ce que je suis; mais je ne dissimulerai pas. Qu’ai-je affaire d’Anna Pavlovna? ils n’ont qu’à vivre comme ils l’entendent, et je ferai de même. Je ne puis me changer. Au reste, ce n’est pas cela…
– Qu’est-ce qui n’est pas cela? dit Varinka d’un air étonné.
– Moi, je ne puis vivre que par le cœur, tandis que vous autres ne vivez que par vos principes. Je vous ai aimées tout simplement, et vous n’avez eu en vue que de me sauver, de me convertir!
– Vous n’êtes pas juste, dit Varinka.
– Je ne parle pas pour les autres, je ne parle que pour moi.
– Kitty! viens ici, cria à ce moment la voix de la princesse: montre tes coraux à papa.»
Kitty prit sur la table une boîte, la porta à sa mère d’un air digne, sans se réconcilier avec son amie.
«Qu’as-tu? pourquoi es-tu si rouge? demandèrent à la fois son père et sa mère.
– Rien, je vais revenir.»
«Elle est encore là! que vais-je lui dire? Mon Dieu, qu’ai-je fait? qu’ai-je dit? Pourquoi l’ai-je offensée?» se dit-elle en s’arrêtant à la porte.
Varinka, son chapeau sur la tête, était assise près de la table, examinant les débris de son ombrelle que Kitty avait cassée. Elle leva la tête.
«Varinka, pardonnez-moi, murmura Kitty en s’approchant d’elle: je ne sais plus ce que j’ai dit, je…
– Vraiment je n’avais pas l’intention de vous faire du chagrin,» dit Varinka en souriant.
La paix était faite. Mais l’arrivée de son père avait changé pour Kitty le monde dans lequel elle vivait. Sans renoncer à tout ce qu’elle y avait appris, elle s’avoua qu’elle se faisait illusion en croyant devenir telle qu’elle le rêvait. Ce fut comme un réveil. Elle comprit qu’elle ne saurait, sans hypocrisie, se tenir à une si grande hauteur; elle sentit en outre plus vivement le poids des malheurs, des maladies, des agonies qui l’entouraient, et trouva cruel de prolonger les efforts qu’elle faisait pour s’y intéresser. Elle éprouva le besoin de respirer un air vraiment pur et sain, en Russie, à Yergoushovo, où Dolly et les enfants l’avaient précédée, ainsi que le lui apprenait une lettre qu’elle venait de recevoir.
Mais son affection pour Varinka n’avait pas faibli. En partant, elle la supplia de venir les voir en Russie.
«Je viendrai quand vous serez mariée, dit celle-ci.
– Je ne me marierai jamais.
– Alors je n’irai jamais.
– Dans ce cas, je ne me marierai que pour cela. N’oubliez pas votre promesse,» dit Kitty.
Les prévisions du docteur s’étaient réalisées: Kitty rentra en Russie guérie; peut-être n’était-elle pas aussi gaie et insouciante qu’autrefois, mais le calme était revenu. Les douleurs du passé n’étaient plus qu’un souvenir.