TROISIÈME PARTIE

I

Serge Ivanitch Kosnichef, au lieu d’aller comme d’habitude à l’étranger pour se reposer de ses travaux intellectuels, arriva vers la fin de mai à Pakrofsky. Rien ne valait, selon lui, la vie des champs, et il venait en jouir auprès de son frère. Celui-ci l’accueillit avec d’autant plus de plaisir qu’il n’attendait pas Nicolas cette année.


Malgré son affection et son respect pour Serge, Constantin éprouvait un certain malaise auprès de lui, à la campagne: leur façon de la comprendre était trop différente. Pour Constantin, la campagne offrait un but à des travaux d’une incontestable utilité; c’était, à ses yeux, le théâtre même de la vie, de ses joies, de ses peines, de ses labeurs. Serge, au contraire, n’y voyait qu’un lieu de repos, un antidote contre les corruptions de la ville, et le droit de ne rien faire. Leur point de vue sur les paysans était également opposé. Serge Ivanitch prétendait les connaître, les aimer, causait volontiers avec eux, et relevait dans ces entretiens des traits de caractère à l’honneur du peuple, qu’il se plaisait à généraliser. Ce jugement superficiel froissait Levine. Il respectait les paysans, et assurait avoir sucé dans le lait de la paysanne sa nourrice une véritable tendresse pour eux; mais leurs vices l’exaspéraient aussi souvent que leurs vertus le frappaient. Le peuple représentait pour lui l’associé principal d’un travail commun; comme tel, il ne voyait aucune distinction à établir entre les qualités, les défauts, les intérêts de cet associé, et ceux du reste des hommes.


La victoire restait toujours à Serge dans les discussions qui s’élevaient entre les deux frères, par suite de leurs divergences d’opinions, et cela parce que ces appréciations restaient inébranlables, tandis que Constantin, modifiant sans cesse les siennes, était facilement convaincu de contradiction avec lui-même. Serge Ivanitch considérait son frère comme un brave garçon, dont le cœur, suivant son expression française, était bien placé, mais dont l’esprit trop impressionnable, quoique ouvert, était rempli d’inconséquences. Souvent il cherchait, avec la condescendance d’un frère aîné, à lui expliquer le vrai sens des choses; mais il discutait sans plaisir contre un interlocuteur si facile à battre.


Constantin, de son côté, admirait la vaste intelligence de son frère, ainsi que sa haute distinction d’esprit; il voyait en lui un homme doué des facultés les plus belles et les plus utiles au bien général; mais, en avançant en âge et en apprenant à le mieux connaître, il se demandait parfois, au fond de l’âme, si ce dévouement à des intérêts généraux, dont lui-même se sentait si dépourvu, constituait bien une qualité. Ne tenait-il pas à une certaine impuissance de se frayer une route personnelle parmi toutes celles que la vie ouvre aux hommes, route qu’il en aurait fallu aimer et suivre avec persévérance?


Levine éprouvait encore un autre genre de contrainte envers son frère, quand celui-ci passait l’été chez lui. Les journées lui paraissaient trop courtes pour tout ce qu’il avait à faire et à surveiller: tandis que son frère ne songeait qu’à se reposer. Bien que Serge n’écrivît pas, l’activité de son esprit était trop incessante pour qu’il n’eût pas besoin d’exprimer à quelqu’un, sous une forme concise et élégante, les idées qui l’occupaient. Constantin était son auditeur le plus habituel.


Serge se couchait dans l’herbe, et, tout en se chauffant au soleil, il causait volontiers, paresseusement étendu.


«Tu ne saurais croire, disait-il, combien je jouis de ma paresse! Je n’ai pas une idée dans la tête, elle est vide comme une boule.»


Mais Constantin se lassait vite de rester assis à bavarder; il savait qu’en son absence on répandrait le fumier à tort et à travers sur les champs, et il souffrait de ne pas surveiller ce travail; il savait qu’on ôterait les socs des charrues anglaises, pour pouvoir dire qu’elles ne vaudraient jamais les vieilles charrues primitives du paysan leur voisin, etc.


«N’es-tu donc pas fatigué de courir par cette chaleur? lui demandait Serge.


– Je ne te quitte que pour un instant, le temps de voir ce qui se passe au bureau,» répondait Levine, et il se sauvait dans les champs.

II

Dans les premiers jours de juin, la vieille bonne qui remplissait les fonctions de ménagère, Agathe Mikhaïlovna, descendant à la cave avec un pot de petits champignons qu’elle venait de saler, glissa dans l’escalier et se foula le poignet. On fit chercher un médecin du district, jeune étudiant bavard qui venait de terminer ses études. Il examina la main, affirma qu’elle n’était pas démise, y appliqua des compresses, et pendant le dîner, fier de se trouver en société du célèbre Kosnichef, se lança dans la narration de tous les commérages du district, et, pour avoir l’occasion de produire ses idées éclairées et avancées, se plaignit du mauvais état des choses en général.


Serge Ivanitch l’écouta avec attention; animé par la présence d’un nouvel auditeur, il causa, fit des observations justes et fines, respectueusement appréciées par le jeune médecin; après le départ du docteur, il se trouva dans cette disposition d’esprit un peu surexcitée que lui connaissait son frère, et qui succédait généralement à une conversation brillante et vive. Une fois seuls, Serge prit une ligne pour aller pêcher.


Kosnichef aimait la pêche à la ligne; il semblait mettre une certaine vanité à montrer qu’il savait s’amuser d’un passe-temps aussi puéril. Constantin voulait aller surveiller les labours et examiner les prairies: il offrit à son frère de le mener en cabriolet jusqu’à la rivière.


C’était le moment de l’été où la récolte de l’année se dessine, et où commencent les préoccupations des semailles de l’année suivante, alors que se termine la fenaison. Les épis déjà formés, mais encore verts, se balancent légèrement au souffle du vent; les avoines sortent irrégulièrement de terre dans les champs semés tardivement; le sarrasin couvre déjà le sol; l’odeur du fumier répandu en monticules sur les champs se mêle au parfum des herbages, qui, parsemés de leurs petits bouquets d’oseille sauvage, s’étendent comme une mer. Cette période de l’été est l’accalmie qui précède la moisson, ce grand effort imposé chaque année au paysan. La récolte promettait d’être superbe, et aux longues et claires journées succédaient des nuits courtes, accompagnées d’une forte rosée.


Pour arriver aux prairies, il fallait traverser le bois; Serge Ivanitch aimait cette forêt touffue; il désigna à l’admiration de son frère un vieux tilleul prêt à fleurir, mais Constantin, qui ne parlait pas volontiers des beautés de la nature, préférait aussi n’en pas entendre parler. Les paroles lui gâtaient, prétendait-il, les plus belles choses. Il se contenta d’approuver son frère, et pensa involontairement à ses affaires; son attention se concentrait sur un champ en jachère qu’ils atteignirent en sortant du bois. Une herbe jaunissante le recouvrait par endroits, tandis qu’à d’autres on l’avait déjà retourné. Les télègues arrivaient à la file; Levine les compta et fut satisfait de l’ouvrage qui se faisait. Ses pensées se portèrent ensuite, à la vue des prairies, sur la grave question du fauchage, une opération qui lui tenait particulièrement au cœur. Il arrêta son cheval. L’herbe haute et épaisse était encore couverte de rosée. Serge Ivanitch, pour ne pas se mouiller les pieds, pria son frère de le conduire en cabriolet jusqu’au buisson de cytises près duquel on pêchait les perches. Constantin obéit, tout en regrettant de froisser cette belle prairie, dont l’herbe moelleuse entourait les pieds des chevaux et laissait tomber ses semences sur les roues de la petite voiture.


Serge s’assit sous le cytise et lança sa ligne. Il ne prit rien, mais il ne s’ennuyait pas et semblait de bonne humeur.


Levine, au contraire, avait hâte de rentrer et de donner ses ordres sur le nombre de faucheurs à louer pour le lendemain; mais il attendait son frère et songeait à la grosse question qui le préoccupait.

III

«Je pensais à toi, dit Serge Ivanitch: sais-tu que d’après ce que raconte le docteur, un garçon qui n’est pas bête, ce qui se passe dans le district n’a pas de nom? Et cela me fait revenir à ce que je t’ai déjà dit: tu as tort de ne pas aller aux assemblées et de te tenir à l’écart. Si les hommes de valeur ne veulent pas se mêler des affaires, tout ira à la diable. L’argent des contribuables ne sert à rien, car il n’y a ni écoles, ni infirmiers, ni sages-femmes, ni pharmacies: il n’y a rien.


– J’ai essayé, répondit à contre-cœur Levine, mais je ne peux pas: que veux-tu que j’y fasse?


– Pourquoi ne le peux-tu pas? Je t’avoue que je n’y comprends rien. Je n’admets pas que ce soit incapacité ou indifférence: ne serait-ce pas tout simplement paresse?


– Rien de tout cela. J’ai essayé et j’ai acquis la conviction que je ne pouvais rien faire.»


Levine n’approfondissait pas beaucoup ce que disait son frère, et, tout en regardant la rivière et la prairie, il cherchait à distinguer dans le lointain un point noir; était-ce le cheval de l’intendant?


«Tu te résignes trop facilement! Comment n’y mets-tu pas un peu d’amour-propre?


– Je ne conçois pas l’amour-propre en pareille matière, répondit Levine, que ce reproche piqua au vif. Si à l’Université on m’avait reproché d’être incapable de comprendre le calcul intégral comme mes camarades, j’y aurais mis de l’amour-propre; mais ici il faudrait commencer par croire à l’utilité des innovations à l’ordre du jour.


– Eh quoi! sont-elles donc inutiles? demanda Serge Ivanitch, froissé de voir son frère attacher si peu d’importance à ses paroles et y prêter une si médiocre attention.


– Non, que veux-tu que j’y fasse, je ne vois là rien d’utile et ne m’y intéresse pas, répondit Levine qui venait enfin de reconnaître son intendant à cheval dans le lointain.


– Écoute, dit le frère aîné dont le beau visage s’était rembruni: il y a limite à tout; admettons qu’il soit superbe de détester la pose, le mensonge, et de passer pour un original; mais ce que tu viens de dire n’a pas le sens commun. Trouves-tu réellement indifférent que le peuple, que tu aimes, à ce que tu assures…


– Je n’ai jamais rien assuré de pareil, interrompit Levine.


– Que ce peuple meure sans secours? reprit Serge; que de grossières sages-femmes fassent périr les nouveau-nés? que les paysans croupissent dans l’ignorance et restent la proie du premier écrivain venu?»


Et Serge Ivanitch lui posa le dilemme suivant: «Ou bien ton développement intellectuel est en défaut, ou bien c’est ton amour du repos, ta vanité, que sais-je? qui l’emporte.»


Constantin sentit que, s’il ne voulait pas être convaincu d’indifférence pour le bien public, il n’avait qu’à se soumettre.


«Je ne vois pas, dit-il blessé et mécontent, qu’il soit possible…


– Comment tu ne vois pas, par exemple, qu’en surveillant mieux l’emploi des contributions il serait possible d’obtenir une assistance médicale quelconque?


– Je ne crois pas à la possibilité d’une assistance médicale sur une étendue de quatre mille verstes carrées, comme notre district. Au reste, je n’ai aucune foi dans l’efficacité de la médecine.


– Tu es injuste, je te citerais mille exemples… Et les écoles?


– Pourquoi faire des écoles?


– Comment, pourquoi faire? Peut-on douter des avantages de l’instruction? Si tu la trouves utile pour toi, peux-tu la refuser aux autres?»


Constantin se sentit mis au pied du mur et, dans son irritation, avoua involontairement, la véritable cause de son indifférence:


«Tout cela peut être vrai, mais pourquoi irais-je me tracasser au sujet de ces stations médicales dont je ne me servirai jamais, de ces écoles où je n’enverrai jamais mes enfants, où les paysans ne veulent pas envoyer les leurs et où je ne suis pas sûr du tout qu’il soit bon de les envoyer.»


Serge Ivanitch fut déconcerté de cette sortie, et, tirant silencieusement sa ligne de l’eau, il se tourna vers son frère en souriant:


«Tu as cependant éprouvé le besoin d’un médecin, puisque tu en as fait venir un pour Agathe Mikhaïlovna.


– Et je crois que sa main n’en restera pas moins estropiée.


– C’est à savoir… Puis, lorsque le paysan sait lire, ne te rend-il pas meilleur service?


– Oh! quant à cela, non! répondit carrément Levine; questionne qui tu voudras, chacun te dira que le paysan qui sait lire vaut moins comme ouvrier. Il n’ira plus réparer les routes; et, si on l’emploie à construire un pont, il tâchera avant tout d’en emporter les planches.


– Au reste, il ne s’agit pas de cela, – dit Serge en fronçant le sourcil; il détestait la contradiction et surtout cette façon de sauter d’un sujet à l’autre, et de produire des arguments sans aucun lien apparent. – La question se pose ainsi: Conviens-tu que l’éducation soit un bien pour le peuple?


– J’en conviens,» dit Levine sans songer que telle n’était pas sa pensée; il sentit aussitôt que son frère allait retourner cet aveu contre lui, et comprit qu’il serait logiquement convaincu d’inconséquence. Ce fut bien facile.


«Du moment que tu en conviens, tu ne saurais, en honnête homme, refuser ta coopération à cette œuvre.


– Mais si je ne la regarde pas encore comme bonne, cette œuvre, dit Levine en rougissant.


– Comment cela? tu viens de dire…


– Je veux dire que l’expérience n’a pas encore démontré qu’elle fût vraiment utile.


– Tu n’en sais rien, puisque tu n’as pas fait le moindre effort pour t’en convaincre.


– Eh bien! admettons que l’instruction du peuple soit un bien, dit Constantin sans la moindre conviction; mais pourquoi irai-je m’en tourmenter, moi?


– Comment, pourquoi?


– Explique-moi ton idée au point de vue philosophique, puisque nous en sommes là.


– Je ne vois pas que la philosophie ait rien à faire là, répondit Serge d’un ton qui parut à son frère établir des doutes sur son droit de parler philosophie.


– Voici pourquoi, dit-il, mécontent et s’échauffant tout en parlant. Selon moi, le mobile de nos actions restera toujours notre intérêt personnel. Or je ne vois rien dans nos institutions provinciales qui contribue à mon bien-être. Les routes ne sont pas meilleures, et ne peuvent pas le devenir: d’ailleurs, mes chevaux me conduisent tout aussi bien par de mauvais chemins. Je ne fais aucun cas des médecins et des pharmacies. Le juge de paix m’est inutile. Jamais je n’ai eu recours à lui, et jamais l’idée d’avoir recours à lui ne me viendra. Les écoles, non seulement me paraissent inutiles, mais, comme je te l’ai expliqué, me font du tort. Quant aux institutions provinciales, elles ne représentent pour moi que l’obligation de payer un impôt de 18 kopecks par dessiatine, d’aller à la ville, d’y coucher avec des punaises, et d’y entendre des inepties et des grossièretés de tout genre: rien de tout cela n’est dans mon intérêt personnel.


– Pardon, interrompit en souriant Serge Ivanitch; il n’était pas de notre intérêt de travailler à l’émancipation des paysans: nous l’avons cependant fait.


– Oh! l’émancipation était une autre affaire, reprit Constantin en s’animant de plus en plus; c’était bien notre intérêt personnel. Nous avons voulu, nous autres honnêtes gens, secouer un joug qui nous pesait. Mais être membre du conseil de la ville, et venir discuter sur des conduits à établir dans des rues que je n’habite pas; être juré, et venir juger un paysan accusé d’avoir volé un jambon; écouter pendant six heures les sottises variées que peuvent débiter le défenseur et le procureur; demander comme président à Alexis, mon vieil ami à moitié idiot: «Reconnaissez-vous, monsieur l’accusé, avoir dérobé un jambon?…»


Et Constantin, entraîné par son sujet, représenta la scène entre le président et l’accusé, s’imaginant continuer ainsi la discussion.


Serge Ivanitch leva les épaules.


«Qu’entends-tu par là?


– J’entends que, lorsqu’il s’agira de droits qui me toucheront, qui toucheront à mes intérêts personnels, je saurai les défendre de toutes mes forces; lorsque, étant étudiant, on venait faire des perquisitions chez nous, et que les gendarmes lisaient nos lettres, je savais défendre mes droits à la liberté, à l’instruction. Je veux bien discuter le service obligatoire, parce que c’est une question qui touche au sort de mes enfants, de mes frères, au mien par conséquent; mais savoir comment employer les 40 mille roubles d’impôts, et faire le procès d’Alexis l’idiot, je ne m’en sens pas capable.»


La digue était rompue; Constantin parlait sans s’arrêter. Serge sourit.


«Et si demain tu as un procès, tu préférerais être jugé par les tribunaux d’autrefois?


– Je n’aurai pas de procès; je n’assassinerai personne, et tout cela ne me sert à rien. Nos institutions provinciales, vois-tu, dit-il en sautant selon son habitude d’un sujet à l’autre, me rappellent les petits bouleaux que nous enfoncions en terre le jour de la Trinité pour figurer une forêt. La forêt a poussé d’elle-même en Europe, mais, quant à nos petits bouleaux, il m’est impossible de les arroser et de croire en eux.»


Serge Ivanitch haussa les épaules en signe d’étonnement de voir ces petits bouleaux mêlés à leur discussion; il comprit cependant l’idée de son frère.


«Ceci n’est pas un raisonnement,» dit-il.


Mais Constantin, pour tâcher d’expliquer cette absence d’intérêt pour les affaires publiques, dont il se sentait coupable, continua:


«Je crois qu’il n’y a pas d’activité durable si elle n’est pas fondée sur l’intérêt personnel: c’est une vérité générale, philosophique», dit-il en appuyant sur ce dernier mot, comme pour prouver qu’il avait aussi bien qu’un autre le droit de parler philosophie.


Serge Ivanitch sourit encore. «Lui aussi, se dit-il, se fait une philosophie pour la mettre au service de ses penchants!


– Laisse la philosophie tranquille. Son but a précisément été, dans tous les temps, de saisir ce lien indispensable qui existe entre l’intérêt personnel et l’intérêt général. Mais je tiens à rectifier la comparaison. Les petits bouleaux n’ont pas été fichés en terre, ils ont été semés, plantés, et il faut les traiter avec ménagement. Les seules nations qui aient de l’avenir, les seules qu’on puisse nommer historiques, sont celles qui sentent l’importance et la valeur de leurs institutions, qui par conséquent y attachent du prix.»


Et pour mieux démontrer l’erreur que son frère commettait, il discuta la question au point de vue de la philosophie de l’histoire, un terrain sur lequel Constantin ne pouvait pas le suivre.


«Quant à ton peu de goût pour les affaires, tu m’excuseras si je le mets sur le compte de notre paresse russe, de nos anciennes habitudes de grands seigneurs; laisse-moi espérer que tu reviendras de cette erreur passagère.»


Constantin ne répondit pas; il se sentait battu à plate couture, et sentait également que son frère n’avait pas compris, ou n’avait pas voulu comprendre sa pensée. Était-ce lui qui ne savait pas s’expliquer clairement, ou son frère qui y mettait de la mauvaise volonté? Sans approfondir cette question, il ne répliqua pas et s’absorba dans ses réflexions.


Serge Ivanitch retira ses lignes, détacha le cheval, et ils partirent.

IV

Levine, l’année précédente, un jour qu’on fauchait, s’était mis en colère contre son intendant, et pour se calmer il avait pris la faux d’un paysan et s’était mis à faucher lui-même. Ce travail l’avait tant amusé, qu’il recommença plusieurs fois, faucha lui-même la prairie devant la maison, et se promit de faucher, l’année suivante, des journées entières avec les paysans.


Depuis l’arrivée de Serge, il se demandait s’il pourrait donner suite à ce projet. Il était confus d’abandonner son frère pendant toute une journée, et craignait aussi un peu ses plaisanteries. Les impressions de l’année précédente lui revinrent tandis qu’il traversait la prairie.


«Il me faut absolument un exercice violent, sinon mon caractère deviendra intraitable», pensa-t-il, décidé à braver l’ennui que pouvaient lui causer les observations de son frère et de ses gens.


Le même soir, en allant donner ses ordres pour les travaux du lendemain, Levine, dissimulant son embarras, dit à son intendant:


«Vous enverrez ma faux à Tite pour qu’il la repasse demain, je faucherai peut-être moi-même.»


L’intendant sourit et répondit:


«C’est bien.»


Plus tard, en prenant le thé, Levine dit à son frère:


«Décidément le temps se met au beau, je faucherai demain.


– J’aime beaucoup ce travail, dit Serge Ivanitch.


– Moi, je l’aime extrêmement; il m’est arrivé de faucher l’année dernière, et je veux m’y remettre demain toute la journée.»


Serge Ivanitch leva la tête et regarda son frère avec étonnement.


«Comment l’entends-tu? travailler toute la journée comme un paysan?


– Oui, c’est très amusant.


– C’est un excellent exercice physique, mais pourras-tu supporter une fatigue pareille? demanda Serge sans aucune intention ironique.


– Je l’ai essayé. Au commencement, c’est dur, puis on s’entraîne. Je crois bien que j’irai jusqu’au bout.


– Vraiment? Mais de quel œil les paysans voient-ils cela? Ne tournent-ils pas en ridicule les manies du maître? Et puis, comment feras-tu pour dîner? On ne peut guère se faire porter là-bas une bouteille de laffitte et un dindonneau rôti.


– Je rentrerai à la maison pendant que les paysans se reposeront.»


Le lendemain matin, quoique levé plus tôt que de coutume, Levine, en arrivant à la prairie, trouva les faucheurs déjà à l’ouvrage.


La prairie s’étendait au pied de la colline, avec ses rangées d’herbe déjà fauchée, et les petits monticules noirs formés par les vêtements des travailleurs. Levine découvrit, en approchant, les faucheurs marchant en échelle les uns derrière les autres, et avançant lentement sur le sol inégal de la prairie. Il compta quarante-deux hommes et distingua parmi eux des connaissances: le vieil Ermil, en chemise blanche, le dos voûté, et le jeune Wasia, autrefois son cocher.


Tite, son professeur, un petit vieillard sec, était là aussi, faisant de larges fauchées, sans se baisser, et maniant aisément la faux.


Levine descendit de cheval, attacha l’animal près de la route, et s’approcha de Tite, qui alla aussitôt prendre une faux cachée derrière un buisson, et la lui présenta.


«Elle est prête, Barine, c’est un rasoir, elle fauche toute seule», dit Tite, ôtant son bonnet en souriant.


Levine prit la faux. Les faucheurs, après avoir fini leur ligne, retournaient sur la route; ils étaient couverts de sueur, mais gais et de bonne humeur, et saluaient tous le maître en souriant. Personne n’osa ouvrir la bouche avant qu’un grand vieillard sans barbe, vêtu d’une jaquette en peau de mouton, lui adressât le premier la parole:


«Attention, Barine, quand on commence une besogne, il faut la terminer! dit-il, et Levine entendit un rire étouffé parmi les faucheurs.


«Je tâcherai de ne pas me laisser dépasser, répondit-il en se plaçant derrière Tite.


– Attention,» répéta le vieux.


Tite lui ayant fait place, il emboîta le pas derrière lui. L’herbe était courte et dure; Levine n’avait pas fauché depuis longtemps, et, troublé par les regards fixés sur lui, il débuta mal, quoiqu’il maniât vigoureusement la faux.


Deux voix derrière lui disaient:


«Mal emmanché, il tient la faux trop haut: regarde comme il se courbe.


– Appuie davantage le talon.


– Ce n’est pas mal, il s’y fera, dit le vieux; le voilà parti; tes fauchées sont trop grandes, tu te fatigueras vite. Jadis nous aurions reçu des coups pour de l’ouvrage fait comme cela.»


L’herbe devenait plus douce, et Levine, écoutant les observations sans y répondre, suivait Tite; ils firent ainsi une centaine de pas. Le paysan marchait sans s’arrêter, mais Levine s’épuisait, et craignait de ne pas arriver jusqu’au bout; il allait prier Tite de s’interrompre, lorsque celui-ci fit halte de lui-même, se baissa, prit une poignée d’herbe, en essuya sa faux et se mit à l’affiler. Levine se redressa, et jeta un regard autour de lui avec un soupir de soulagement. Près de lui, un paysan, tout aussi fatigué, s’arrêta aussi.


À la seconde reprise, tout alla de même; Tite avançait d’un pas après chaque fauchée. Levine, qui marchait derrière, ne voulait pas se laisser dépasser, mais, au moment où l’effort devenait si grand qu’il se croyait à bout de forces, Tite s’arrêtait et se mettait à aiguiser.


Le plus pénible était fait. Lorsque le travail recommença, Levine n’eut d’autre pensée, d’autre désir, que d’arriver aussi vite et aussi bien que les autres. Il n’entendait que le bruit des faux derrière lui, ne voyait que la taille droite de Tite marchant devant, et le demi-cercle décrit par la faux sur l’herbe qu’elle abaissait lentement, en tranchant les petites têtes des fleurs. Tout à coup il sentit une agréable sensation de fraîcheur sur les épaules: il regarda le ciel pendant que Tite affilait sa faux, et vit un gros nuage noir; il s’aperçut qu’il pleuvait. Quelques-uns des paysans avaient été mettre leurs vêtements, les autres faisaient comme Levine et recevaient avec plaisir la pluie sur leur dos.


L’ouvrage avançait; Levine avait absolument perdu la notion du temps et de l’heure. Son travail à ce moment lui sembla plein de douceur; c’était un état d’inconscience, où, libre et dégagé, il oubliait complètement ce qu’il faisait, bien que son ouvrage valût en cet instant celui de Tite.


Cependant Tite s’était approché du vieux, et il examina le soleil avec lui. «De quoi parlent-ils? pourquoi ne continuons-nous pas?» se dit Levine, sans songer que les paysans travaillaient sans repos depuis près de quatre heures, et qu’il était temps de déjeuner.


«Il faut manger, Barine, dit le vieux.


– Est-il déjà si tard? En ce cas, déjeunons.»


Levine rendit sa faux à Tite, et, traversant avec les paysans la grande étendue d’herbe fauchée que la pluie venait d’arroser légèrement, il alla chercher son cheval, tandis que ceux-ci prenaient leur pain déposé avec les caftans sur l’herbe. Il s’aperçut alors qu’il n’avait pas bien prévu le temps et que son foin serait mouillé.


«Le foin sera gâté, dit-il.


– Il n’y a pas de mal, Barine: fauche à la pluie, fane au soleil», dit le vieux.


Levine détacha son cheval et rentra prendre du café chez lui. Serge Ivanitch venait seulement de se lever; avant qu’il fût habillé et eût paru dans la salle à manger, Constantin était retourné à la prairie.

V

Après le déjeuner, Levine, en reprenant l’ouvrage, prit place entre le grand vieillard facétieux, qui l’invita à être son voisin, et un jeune paysan marié depuis l’automne, qui fauchait cet été pour la première fois.


Le vieillard avançait à grands pas réguliers, et semblait faucher avec aussi peu de peine que s’il eût simplement balancé les bras en marchant; sa faux, bien affilée, paraissait travailler toute seule.


Levine se remit à l’œuvre; derrière lui marchait le jeune Michel, les cheveux attachés autour de la tête par des herbes enroulées; son jeune visage travaillait avec le reste de son corps; mais aussitôt qu’on le regardait, il souriait, et aurait mieux aimé mourir que d’avouer qu’il trouvait la tâche rude.


Le travail parut à Levine moins pénible pendant la chaleur du jour; la sueur qui le baignait le rafraîchissait, et le soleil dardant sur son dos, sa tête et ses bras nus jusqu’au coude, lui donnait de la force et de l’énergie. Les moments d’oubli, d’inconscience, revenaient plus souvent, la faux travaillait alors toute seule. C’étaient d’heureux instants! Lorsqu’on se rapprochait de la rivière, le vieillard, qui marchait devant Levine, essuyait sa faux avec de l’herbe mouillée, la lavait dans la rivière, et y puisait une eau qu’il offrait à boire au maître.


«Que diras-tu de mon kvas, Barine? il est bon, hein?»


Et Levine croyait effectivement n’avoir rien bu de meilleur que cette eau tiède dans laquelle nageaient des herbes, avec le petit goût de rouille qu’y ajoutait l’écuelle de fer du paysan. Puis venait la promenade lente et pleine de béatitude, où, la faux au bras, on pouvait s’essuyer le front, respirer à pleins poumons, et jeter un coup d’œil aux faucheurs, aux bois, aux champs, à tout ce qui se faisait aux alentours. Les bienheureux moments d’oubli revenaient toujours plus fréquents, et la faux semblait entraîner à sa suite un corps plein de vie, et accomplir par enchantement, sans le secours de la pensée, le labeur le plus régulier. En revanche, lorsqu’il fallait interrompre cette activité inconsciente, enlever une motte de terre, ou arracher un bouquet d’oseille sauvage, le retour à la réalité semblait pénible. Pour le vieillard, ce n’était qu’un jeu. Quand une motte se présentait, il la serrait d’un côté avec le pied, de l’autre avec la faux, et l’enlevait à petits coups répétés. Rien n’échappait à son observation; c’était un petit fruit sauvage qu’il mangeait ou offrait à Levine, un nid de cailles d’où s’envolait le mâle, une couleuvre qu’il enlevait de la pointe de sa faux comme sur une fourchette, et jetait au loin après l’avoir montrée à ses compagnons. Mais pour Levine et le jeune paysan, une fois entraînés, c’était chose difficile que de changer de mouvements et d’examiner le terrain.


Le temps passait inaperçu, et déjà le moment du dîner approchait. Le vieillard attira l’attention du maître sur les enfants, à moitié cachés par les herbages, accourant de tous côtés, et apportant aux faucheurs du pain et des cruches de kvas, qui semblaient lourdes à leurs petits bras.


«Voilà les moucherons qui arrivent», dit-il en les montrant; et, s’abritant les yeux de la main, il examina le soleil.


L’ouvrage reprit pendant un peu de temps, puis le vieux s’arrêta et dit d’un ton décidé:


«Il faut dîner, Barine.»


Les faucheurs regagnèrent l’endroit où étaient déposés leurs vêtements, et où les enfants attendaient avec le dîner; les uns s’assemblèrent près des télègues, les autres sous un bouquet de cytises où ils avaient amassé de l’herbe. Levine s’assit auprès d’eux; il n’avait aucune envie de les quitter. Toute gêne devant le maître avait disparu, et les paysans s’apprêtèrent à manger et à dormir; ils se lavèrent, prirent leur pain, débouchèrent leurs cruches de kvas, pendant que les enfants se baignaient dans la rivière.


Le vieux émietta du pain dans une écuelle, l’écrasa avec le manche de sa cuiller, versa du kvas, coupa des tranches de pain, sala le tout, et se mit à prier en se tournant vers l’orient.


«Eh bien, Barine, viens goûter ma soupe», dit-il en s’agenouillant devant l’écuelle.


Levine trouva la soupe si bonne qu’il ne voulut pas rentrer chez lui. Il dîna avec le vieux, et leur conversation roula sur les affaires de ménage de celui-ci, auxquelles le maître prit un vif intérêt; à son tour, il raconta de ses plans et de ses projets ce qui pouvait intéresser son compagnon, se sentant plus en communauté d’idées avec cet homme simple qu’avec son frère, et souriant involontairement de la sympathie qu’il éprouvait pour lui.


Le dîner achevé, le vieillard fit sa prière, et se coucha après s’être arrangé un oreiller d’herbe. Levine en fit autant, et, malgré les mouches et les insectes qui chatouillaient son visage couvert de sueur, il s’endormit aussitôt, et ne se réveilla que lorsque le soleil, tournant le buisson, vint briller au-dessus de sa tête. Le vieux ne dormait plus; il aiguisait les faux.


Levine regarda autour de lui sans pouvoir s’y reconnaître; tout lui semblait changé. La prairie fauchée s’étendait immense avec ses rangées d’herbes odorantes, éclairée d’une façon nouvelle par les rayons obliques du soleil; la rivière, cachée naguère par les herbages, coulait limpide et brillante comme de l’acier, entre ses bords découverts; au-dessus de la prairie planaient des oiseaux de proie.


Levine calcula ce que ses ouvriers avaient fait et ce qui restait à faire; le travail de ces quarante-deux hommes était considérable; du temps du servage, trente-deux hommes travaillant pendant deux jours venaient à peine à bout de cette prairie, dont il ne restait plus que quelques coins intacts. Mais il aurait voulu faire plus encore; le soleil descendait trop tôt, à son gré; il ne sentait aucune fatigue.


«Qu’en penses-tu? demanda-t-il au vieux: n’aurions-nous pas encore le temps de faucher la colline?


– Si Dieu le permet! le soleil est encore haut, il y aura peut-être un petit verre pour les enfants


Lorsque les fumeurs eurent allumé leurs pipes, le vieux déclara «aux enfants» que, si la colline était fauchée, on aurait la goutte.


«Pourquoi pas! En avant, Tite, nous enlèverons cela en un tour de main. On mangera la nuit. – En avant!» crièrent quelques voix; et, tout en achevant leur pain, les faucheurs se levèrent.


«Allons, enfants, courage! dit Tite en ouvrant la marche au pas de course.


– Allons, allons! répéta la vieux, se hâtant de les rejoindre: si j’arrive le premier, je coupe tout!»


Vieux et jeunes fauchèrent à l’envi, et, quelque hâte qu’ils fissent, les rangées se couchaient nettes et régulières, sans que l’herbe fût abîmée. Les derniers faucheurs terminaient à peine leur ligne, que les premiers, mettant leurs caftans sur l’épaule, prenaient déjà la route de la colline. Le soleil descendait derrière les arbres, lorsqu’ils atteignirent le petit ravin; l’herbe y venait à la ceinture, tendre, douce, épaisse et semée de fleurs des bois.


Après un court conciliabule pour décider si l’on prendrait en long ou en large, un grand paysan à barbe noire, Piotr Ermilitch, un faucheur célèbre, fit en long le premier tour, et revint sur ses pas. Tous alors le suivirent, montant du ravin à la colline pour sortir sur la lisière du bois.


Le soleil disparaissait peu à peu derrière la forêt; la rosée tombait déjà; les faucheurs n’apercevaient plus le globe brillant que sur la hauteur, mais dans le ravin, d’où s’élevait une vapeur blanche, et sur le versant de la montagne, ils marchaient dans une ombre fraîche et imprégnée d’humidité. L’ouvrage avançait rapidement. L’herbe s’abattait en hautes rangées; les faucheurs, un peu à l’étroit et pressés de tous côtés, faisaient résonner les ustensiles pendus à leurs ceintures, entre-choquaient leurs faux, sifflaient, s’interpellaient gaiement.


Levine marchait toujours entre ses deux compagnons. Le vieux avait mis sa veste de peau de mouton, et conservait son entrain et la liberté de ses mouvements. Dans le bois, on trouvait des champignons cachés sous l’herbe; au lieu de les trancher avec la faux comme les autres, il se baissait dès qu’il en apercevait un, le ramassait et le cachait dans sa veste en disant: «Encore un petit cadeau pour la vieille.»


L’herbe tendre et douce se fauchait facilement, mais il était dur de monter et de descendre la pente souvent escarpée du ravin. Le vieux n’en laissait rien paraître, montant à petits pas énergiques, et maniant légèrement sa faux, quoiqu’il tremblât parfois de tout son corps. Il ne négligeait rien sur sa route, ni une herbe, ni un champignon, et ne cessait de plaisanter. Levine, derrière lui, croyait tomber à chaque instant, et se disait que jamais il ne gravirait, une faux à la main, ces hauteurs difficiles à escalader, même les mains libres, il n’en monta pas moins, et fit comme les autres. Une fièvre intérieure semblait le soutenir.

VI

Le travail terminé, les paysans remirent leurs caftans, et reprirent gaiement le chemin du logis. Levine remonta à cheval et se sépara à regret de ses compagnons. Il se retourna sur la hauteur pour les apercevoir encore une fois, mais les vapeurs du soir, s’élevant des bas-fonds, les cachaient. On n’entendait que le choc des faux, et le son de leurs voix riant et causant.


Serge Ivanitch avait dîné depuis longtemps, et dans sa chambre prenait de la limonade glacée, en parcourant les journaux et les revues que la poste venait d’apporter, lorsque Levine entra vivement, les cheveux en désordre, et collés au front par la sueur.


«Nous avons enlevé toute la prairie! tu ne t’imagines pas comme c’est bon! Et toi, qu’as-tu fait? dit-il, oubliant complètement les impressions de la veille.


– Bon Dieu, de quoi tu as l’air! dit Serge Ivanitch en jetant d’abord un regard mécontent sur son frère. Mais ferme donc la porte, tu en auras fait entrer au moins une dizaine!»


Serge Ivanitch avait horreur des mouches, et n’ouvrait jamais les fenêtres de sa chambre que le soir, ayant soin de tenir les portes toujours fermées.


«Je t’assure que je n’en ai pas laissé entrer une seule. Si tu savais la bonne journée! Comment l’as-tu passée, toi?


– Mais très bien. Tu ne vas pas me faire croire que tu as fauché toute la journée? Tu dois avoir une faim de loup! Kousma a tout apprêté pour ton dîner.


– Je n’ai pas faim, j’ai mangé là-bas; mais je vais me nettoyer.


– Va, va, je te rejoins, dit Serge Ivanitch, hochant la tête en regardant son frère. Dépêche-toi, – ajouta-t-il en souriant, et il se mit à ranger ses livres pour aller le retrouver, égayé à l’aspect de l’entrain et de l’animation de Constantin. – Où étais-tu pendant la pluie?


– Quelle pluie? c’est à peine s’il est tombé quelques gouttes. Je reviens à l’instant. Ainsi, tu as bien passé la journée? C’est pour le mieux.» Et Levine alla s’habiller.


Peu après, les frères se retrouvèrent dans la salle à manger. Levine croyait n’avoir pas faim, et ne se mit à table que pour ne pas offenser Kousma; mais, une fois qu’il eut entamé son dîner, il le trouva excellent. Serge Ivanitch le regardait en souriant.


«J’oubliais qu’il y a une lettre pour toi en bas, dit-il; Kousma, va la chercher, et fais attention de fermer la porte.»


La lettre était d’Oblonsky; il écrivait de Pétersbourg. Constantin lut à haute voix:


«Je reçois une lettre de Dolly de la campagne; tout y va de travers. Toi qui sais tout, tu serais bien aimable d’aller la voir, et de l’aider de tes conseils. La pauvre femme est toute seule. Ma belle-mère est encore à l’étranger avec tout son monde.»


«J’irai certainement la voir, dit Levine. Tu devrais venir avec moi. C’est une si excellente femme, n’est-ce pas?


– Leur terre n’est pas loin d’ici?


– À une trentaine de verstes, peut-être à une quarantaine; mais la route est très bonne. Nous ferions cela rapidement.


– Avec plaisir, dit Serge en souriant, car la vue de son frère le disposait à la gaieté. – Quel appétit! ajouta-t-il en regardant ce cou et cette figure hâlés et rouges penchés sur l’assiette.


– Il est excellent. Tu ne t’imagines pas combien ce régime-là chasse de la tête toutes les sottises. J’entends enrichir la médecine d’un terme nouveau: «Arbeitscur».


– Tu n’as pas grand besoin de cette cure, il me semble.


– Oui, mais c’est parfait pour combattre les maladies nerveuses.


– C’est une expérience à faire. J’ai voulu aller vous voir travailler, mais la chaleur était si insupportable que je me suis arrêté et reposé au bois; de là j’ai continué jusqu’au bourg, et j’ai rencontré ta nourrice, que j’ai questionnée sur la façon dont les paysans te jugent; j’ai cru comprendre qu’ils ne t’approuvent pas. «Ce n’est pas l’affaire des maîtres», m’a-t-elle répondu. Je crois que le peuple se forme en général des idées très arrêtées sur ce qu’il «convient aux maîtres» de faire; ils n’aiment pas à les voir sortir de leurs attributions.


– C’est possible: mais je n’ai pas éprouvé de plus vif plaisir de ma vie, et je ne fais de mal à personne, n’est-ce pas?


– Je vois que ta journée te satisfait complètement, continua Serge.


– Oui, je suis très content; la prairie a été fauchée tout entière, et je me suis lié avec un bien brave homme; tu ne saurais croire combien il m’a intéressé.


– Tu es content de ta journée, eh bien! je le suis aussi de la mienne. D’abord j’ai résolu deux problèmes d’échecs, dont l’un est très joli, je te le montrerai; puis j’ai pensé à notre conversation d’hier.


– Quoi? quelle conversation? dit Levine en fermant à demi les yeux après son dîner, avec un sentiment de bien-être et de repos, et incapable de se rappeler la discussion de la veille.


– Je trouve que tu as en partie raison. La différence de nos opinions tient à ce que tu prends l’intérêt personnel pour mobile de nos actions, tandis que je prétends que tout homme arrivé à un certain développement intellectuel doit avoir pour mobile l’intérêt général. Mais tu es probablement dans le vrai en disant qu’il faut que l’action, l’activité matérielle, se trouve intéressée à ces questions. Ta nature, comme disent les Français est primesautière: il te faut agir énergiquement, passionnément, ou ne pas agir du tout.»


Levine écoutait sans comprendre, sans chercher à comprendre, et craignait que son frère ne lui fît une question qui constatât l’absence de son esprit.


«N’ai-je pas raison, ami? dit Serge Ivanitch en le prenant par l’épaule.


– Mais certainement. Et puis, je ne prétends pas être dans le vrai, dit Levine avec un sourire d’enfant coupable. «Quelle discussion avons-nous donc eue?» pensait-il. Nous avons évidemment raison tous les deux, et c’est pour le mieux. Il faut que j’aille donner mes ordres pour demain.»


Il se leva, étira ses membres en souriant; son frère sourit aussi.


«Bon Dieu! cria tout à coup Levine si vivement que son frère en fut effrayé.


– Qu’y a-t-il?


– La main d’Agathe Mikhaïlovna? dit Levine en se frappant le front. Je l’avais oubliée!


– Elle va beaucoup mieux.


– C’est égal, je cours jusqu’à sa chambre. Tu n’auras pas mis ton chapeau que je serai de retour.»


Et il descendit en courant, faisant résonner ses talons sur les marches de l’escalier.

VII

Tandis que Stépane Arcadiévitch allait à Pétersbourg remplir ce devoir naturel aux fonctionnaires, et qu’ils ne songent pas à discuter, quelque incompréhensible qu’il soit pour d’autres, «se rappeler au souvenir du Ministre,» et qu’en même temps il se disposait, muni de l’argent nécessaire, à passer agréablement le temps aux courses et ailleurs, Dolly partait pour la campagne, à Yergoushovo, une terre qu’elle avait reçue en dot, et dont la forêt avait été vendue au printemps. C’était à cinquante verstes du Pakrofsky de Levine.


La vieille maison seigneuriale de Yergoushovo avait disparu depuis longtemps. Le prince s’était contenté d’agrandir et de réparer une des ailes pour en faire une habitation convenable.


Du temps où Dolly était enfant, vingt ans auparavant, cette aile était spacieuse et commode, quoique placée de travers dans l’avenue. Maintenant, tout tombait en ruines. Lorsque Stépane Arcadiévitch était venu au printemps à la campagne pour la vente du bois, sa femme l’avait prié de donner un coup d’œil à la maison afin de la rendre habitable. Stépane Arcadiévitch, désireux, comme tout mari coupable, de procurer à sa femme une vie matérielle aussi commode que possible, s’était empressé de faire recouvrir les meubles de cretonne et de faire poser des rideaux. On avait nettoyé le jardin, planté des fleurs, fait un petit pont du côté de l’étang; mais beaucoup de détails plus essentiels furent négligés, et Daria Alexandrovna le constata avec douleur. Stépane Arcadiévitch avait beau faire, il oubliait toujours qu’il était père de famille, et ses goûts restaient ceux d’un célibataire. Rentré à Moscou, il annonça avec fierté à sa femme que tout était en ordre, qu’il avait installé la maison en perfection, et lui conseilla fort de s’y transporter. Ce départ lui convenait sous bien des rapports: les enfants se plairaient à la campagne, les dépenses diminueraient; et enfin il serait plus libre. De son côté, Daria Alexandrovna pensait qu’il était nécessaire d’emmener les enfants après la scarlatine, car la plus jeune de ses filles se remettait difficilement. Elle laissait à la ville, entre autres ennuis, des comptes de fournisseurs auxquels elle n’était pas fâchée de se soustraire. Enfin, elle avait l’arrière-pensée d’attirer chez elle sa sœur Kitty, à laquelle on avait recommandé des bains froids, et qui devait rentrer en Russie vers le milieu de l’été. Kitty lui écrivait que rien ne pouvait lui sourire autant que de terminer l’été à Yergoushovo, dans ce lieu si plein de souvenirs d’enfance pour toutes deux.


La campagne, revue par Dolly au travers de ses impressions de jeunesse, lui semblait à l’avance un refuge contre tous les ennuis de la ville; si la vie n’y était pas élégante, et Dolly n’y tenait guère, elle pensait la trouver commode et peu coûteuse, et les enfants y seraient heureux! Les choses furent tout autres quand elle revint à Yergoushovo en maîtresse de maison.


Le lendemain de leur arrivée, il plut à verse; le toit fut transpercé et l’eau tomba dans le corridor et la chambre des enfants; les petits lits durent être transportés au salon. Jamais on ne put trouver une cuisinière pour les domestiques. Des neuf vaches que contenait l’étable, les unes, au dire de la vachère, étaient pleines, les autres se trouvaient trop jeunes ou hors d’âge; par conséquent, pas de beurre à espérer et pas de lait. Poules, poulets, œufs, tout manquait; il fallut se contenter pour la cuisine de vieux coqs filandreux. Impossible d’obtenir des femmes pour laver les planchers, toutes étaient à sarcler. L’un des chevaux, trop rétif, ne se laissant pas atteler, les promenades en voiture se trouvèrent impraticables. Quant aux bains, il fallut y renoncer: le troupeau avait raviné le bord de la rivière, et de plus on se trouvait trop en vue des passants. Les promenades à pied près de la maison étaient elles-mêmes dangereuses; les clôtures mal entretenues du jardin n’empêchaient plus le bétail d’entrer, et il y avait dans le troupeau un taureau terrible, qui mugissait, et qu’on accusait de donner des coups de cornes. Dans la maison, pas une armoire à robes! le peu d’armoires qui s’y trouvaient ne fermaient pas, ou bien s’ouvraient d’elles-mêmes quand on passait devant. À la cuisine, pas de marmites; à la buanderie, pas de chaudron pour la lessive, pas même une planche à repasser pour les femmes de chambre!


Au lieu de trouver le repos qu’elle espérait, Dolly tomba dans le désespoir; sentant son impuissance en face d’une situation qui lui apparaissait terrible, elle retenait avec peine ses larmes. L’intendant, un ancien vaguemestre, qui avait séduit Stépane Arcadiévitch par sa belle prestance, et de suisse avait passé intendant, ne prenait aucun souci des chagrins de Daria Alexandrovna; il se contentait de répondre respectueusement: «Impossible de rien obtenir, le monde est si mauvais», et ne bougeait pas.


La position eût été sans issue si chez les Oblonsky, comme dans la plupart des familles, il ne se fût trouvé ce personnage aussi utile qu’important, malgré ses attributions modestes, la bonne des enfants, Matrona Philémonovna. Celle-ci calmait sa maîtresse, lui assurait que tout se débrouillerait, et agissait sans bruit et sans embarras. Elle fit, aussitôt arrivée, la connaissance de la femme de l’intendant, et dès les premiers jours alla prendre le thé sous les acacias avec elle et son mari. C’est là que les affaires de la maison furent discutées. Un club, auquel se joignirent le starosta et le teneur de livres, se forma sous les arbres. Peu à peu, les difficultés de la vie s’y aplanirent. Le toit fut réparé; une cuisinière, amie de la femme du starosta, arrêtée; on acheta des poules; les vaches donnèrent tout à coup du lait; les clôtures furent réparées; on mit des crochets aux armoires, qui cessèrent de s’ouvrirent intempestivement; le charpentier installa la buanderie; la planche à repasser, recouverte d’un morceau de drap de soldat, s’étendit de la commode au dossier d’un fauteuil, et l’odeur des fers à repasser se répandit dans la pièce où travaillaient les femmes de chambre.


«La voilà, dit Matrona Philémonovna en montrant la planche à sa maîtresse: il n’y avait pas de quoi vous désespérer.»


On trouva même moyen de construire en planches une cabine de bain sur la rivière, et Lili put commencer à se baigner. L’espoir d’une vie commode, sinon tranquille, devint presque une réalité pour Daria Alexandrovna. Pour elle, c’était chose rare qu’une période de calme avec six enfants. Mais les inquiétudes et les tracas représentaient les seules chances de bonheur qu’eût Dolly; privée de ce souci, elle aurait été en proie aux idées noires causées par ce mari qui ne l’aimait plus. Au reste, ces mêmes enfants qui la préoccupaient par leur santé ou leurs défauts, la dédommageaient aussi de ses peines par une foule de petites joies. Pour être invisibles et semblables à de l’or mêlé à du sable, elles n’en existaient pas moins, et si, aux heures de tristesse, elle ne voyait que le sable, à d’autres moments l’or reparaissait. La solitude de la campagne rendit ces joies plus fréquentes; souvent, tout en s’accusant de partialité maternelle, Dolly ne pouvait s’empêcher d’admirer sa petite famille groupée autour d’elle, et de se dire qu’il était rare de rencontrer six enfants aussi beaux et, chacun dans son genre, aussi charmants.


Elle se sentait alors heureuse et fière.

VIII

Pendant le carême de la Saint-Pierre, Dolly mena ses enfants à la communion. Quoiqu’elle étonnât souvent ses parents et ses amies par sa liberté de pensée sur les questions de foi, Daria Alexandrovna n’en avait pas moins une religion qui lui tenait à cœur. Cette religion n’avait guère de rapport avec les dogmes de l’Église, et ressemblait étrangement à la métempsycose; pourtant Dolly remplissait et faisait strictement remplir dans sa famille les prescriptions de l’Église. Elle ne voulait pas seulement par là prêcher d’exemple, elle obéissait à un besoin de son âme, et en ce moment elle se tourmentait à l’idée de ne pas avoir fait communier ses enfants de l’année. Elle résolut d’accomplir ce devoir.


On s’y prit à l’avance pour décider les toilettes des enfants; des robes furent arrangées, lavées, allongées; on rajouta des volants, on mit des boutons neufs, des nœuds de rubans. L’Anglaise se chargea de la robe de Tania, et fit faire bien du mauvais sang à Daria Alexandrovna; les entournures se trouvèrent trop étroites, les pinces du corsage trop hautes; Tania faisait peine à voir, tant cette robe lui rendait les épaules étroites. Heureusement Matrona Philémonovna eut l’idée d’ajouter de petites pièces au corsage pour l’élargir, et une pèlerine pour dissimuler les pièces. Le mal fut réparé; mais on en était venu aux paroles amères avec l’Anglaise.


Tout étant terminé, les enfants, parés et rayonnants de joie, se réunirent un dimanche matin sur le perron, devant la calèche attelée, attendant leur mère pour se rendre à l’église. Grâce à la protection de Matrona Philémonovna, on avait remplacé à la calèche le cheval rétif par celui de l’intendant. Daria Alexandrovna parut en robe de mousseline blanche, et l’on partit.


Dolly s’était coiffée et habillée avec soin, presque avec émotion. Jadis elle avait aimé la toilette pour se faire belle et élégante, afin de plaire; mais, en prenant de l’âge, elle perdit un goût de parure qui la forçait de constater que sa beauté avait disparu. Maintenant, pour ne pas faire ombre au tableau, à côté de ses jolis enfants, elle revenait à une certaine recherche de toilette, toutefois sans qu’elle songeât à s’embellir. Elle partit après un dernier coup d’œil au miroir.


Personne à l’église, excepté les paysans et les gens de la maison; mais elle remarqua l’admiration que ses enfants et elle-même inspiraient au passage. Les enfants furent aussi charmants de visage que de tenue. Le petit Alexis eut bien quelques distractions causées par les pans de sa veste, dont il aurait voulu admirer l’effet par derrière, mais il était si gentil! Tania fut comme une petite femme, et prit soin des plus jeunes. Quant à Lili, la dernière, elle fut ravissante; tout ce qu’elle voyait lui causait l’admiration la plus vive, et il fut difficile de ne pas sourire quand, après avoir reçu la communion, elle dit au prêtre: «Please some more».


En rentrant à la maison, les enfants, sous l’impression de l’acte solennel qu’ils venaient d’accomplir, furent sages et tranquilles. Tout alla bien jusqu’au déjeuner; mais à ce moment Grisha se permit de siffler, et, qui pis est, refusa d’obéir à l’Anglaise, et fut privé de dessert! Quand elle apprit le méfait de l’enfant, Dolly, qui, présente, eût tout adouci, dut soutenir la gouvernante et confirmer la punition. Cet épisode troubla la joie générale.


Grisha se mit à pleurer, disant que Nicolas avait sifflé aussi, mais que lui seul était puni, et que, s’il pleurait, c’était à cause de l’injustice de l’Anglaise, et non pour avoir été privé de tarte. Daria Alexandrovna, attristée, voulut arranger la chose.


Pendant ce temps, le coupable, réfugié au salon, s’était assis sur l’appui de la fenêtre, et, en traversant cette pièce, Dolly l’aperçut, ainsi que Tania, debout devant lui, une assiette à la main. Sous prétexte de faire un dîner à ses poupées, la petite fille avait obtenu la permission d’emporter un morceau de tarte dans la chambre des enfants, et c’était à son frère qu’elle l’apportait. Grisha, tout en pleurant sur l’injustice dont il se croyait victime, mangeait en sanglotant et disait à sa sœur au milieu de ses larmes: «Mange aussi, mangeons à nous deux». Tania, pleine de sympathie pour son frère, mangeait les larmes aux yeux, avec le sentiment d’avoir accompli une action généreuse.


Ils eurent peur en apercevant leur mère, mais l’expression de son visage les rassura; ils coururent aussitôt vers elle, lui baisèrent les mains de leurs bouches pleines de tarte, et la confiture mêlée aux larmes leur barbouilla toute la figure.


«Tania, ta robe neuve; Grisha…» disait la mère souriant d’un air attendri, tout en cherchant à préserver de taches les habits neufs.


Les belles toilettes ôtées, on mit des robes ordinaires aux filles et de vieilles vestes aux garçons, on fit atteler le char à bancs, et l’on alla chercher des champignons au bois. Au milieu des cris de joie, les enfants remplirent une grande corbeille de champignons. Lili elle-même en trouva un. Autrefois, il fallait que miss Hull les lui cherchât; ce jour-là, elle le découvrit toute seule, et ce fut un enthousiasme général. «Lili a trouvé un champignon!»


La journée se termina par un bain à la rivière; les chevaux furent attachés aux arbres, et le cocher Terenti, les laissant chasser les mouches de leurs queues, s’étendit sous les bouleaux, alluma sa pipe, et s’amusa des rires et des cris joyeux qui partaient de la cabine.


Daria Alexandrovna aimait à baigner elle-même les enfants, quoique ce ne fût pas chose facile de les empêcher de faire des sottises, ni de se retrouver dans la collection de bas, de souliers, de petits pantalons qu’il fallait, le bain fini, reboutonner et rattacher. Ces jolis corps d’enfants qu’elle plongeait dans l’eau, les yeux brillants de ces têtes de chérubins, ces exclamations à la fois effrayées et rieuses, au premier plongeon, ces petits membres qu’il fallait ensuite réintroduire dans leurs vêtements, tout l’amusait.


La toilette des enfants était à moitié faite lorsque des paysannes endimanchées passèrent devant la cabine de bain et s’arrêtèrent timidement. Matrona Philémonovna héla l’une d’elles pour lui donner à faire sécher du linge tombé à la rivière, et Daria Alexandrovna leur adressa la parole. Les paysannes commencèrent par rire, en se cachant la bouche de la main, ne comprenant pas bien ses questions, mais elles s’enhardirent peu à peu, et gagnèrent le cœur de Dolly par leur sincère admiration des enfants.


«Regarde-la donc: est-elle jolie? et blanche comme du sucre! dit l’une d’elles en montrant Tania… mais bien maigre! ajouta-t-elle en secouant la tête.


– C’est parce qu’elle a été malade.


– Et celui-ci, le baigne-t-on aussi? dit une autre en désignant le dernier-né.


– Oh non, il n’a que trois mois, répondit Dolly avec fierté.


– Vrai?


– Et toi, as-tu des enfants?


– J’en ai eu quatre: il m’en reste deux, fille et garçon. J’ai sevré le dernier avant le carême.


– Quel âge a-t-il?


– Il est dans sa deuxième année.


– Pourquoi l’as-tu nourri si longtemps?


– C’est l’usage chez nous: trois carêmes.»


On continua à causer des enfants, de leurs maladies, du mari; le voyait-on souvent?


Daria Alexandrovna prenait intérêt à la conversation autant que les paysannes, et n’avait aucune envie de s’en aller. Elle était contente de voir que ces femmes lui enviaient le nombre de ses enfants et leur beauté. Puis elles la firent rire, et offensèrent miss Hull par leurs observations sur la toilette de celle-ci. Une des plus jeunes regardait de tous ses yeux l’Anglaise, se rhabillant la dernière, et mettant plusieurs jupons les uns par-dessus les autres. Au troisième, la paysanne n’y tint plus et s’écria involontairement: «Regarde donc ce qu’elle en met, cela ne finit pas!» Et toutes de rire.

IX

Daria Alexandrovna, un mouchoir sur la tête, entourée de ses petits baigneurs, approchait de la maison, lorsque le cocher s’écria: «Voilà un monsieur qui vient au-devant de nous: ce doit être le maître de Pakrofsky.»


À sa grande joie, Dolly reconnut effectivement le paletot gris, le chapeau mou et le visage ami de Levine; elle était toujours heureuse de le voir, mais elle fut particulièrement satisfaite ce jour-là de se montrer dans toute sa gloire, à lui qui, mieux que personne, pouvait comprendre ce qui la rendait triomphante.


En l’apercevant, Levine crut voir l’image du bonheur intime qui faisait son rêve.


«Vous ressemblez à une couveuse, Daria Alexandrovna.


– Que je suis contente de vous voir, dit-elle en lui tendant la main.


– Contente! et vous ne m’avez rien fait dire? Mon frère est chez moi; c’est par Stiva que j’ai su que vous étiez ici.


– Par Stiva? demanda Dolly étonnée.


– Oui, il m’a écrit que vous étiez à la campagne, et pense que vous me permettrez peut-être de vous être bon à quelque chose;» et, tout en parlant, Levine se troubla, s’interrompit, et marcha près du char à bancs en arrachant sur son passage des petites branches de tilleul qu’il mordillait. Il songeait que Daria Alexandrovna trouverait sans doute pénible de voir un étranger lui offrir l’aide qu’elle aurait dû trouver en son mari. En effet, la façon dont celui-ci se déchargeait de ses embarras domestiques sur un tiers, déplut à Dolly, et elle comprit que Levine le sentait; elle appréciait en lui ce tact et cette délicatesse.


«J’ai bien compris que c’était une façon aimable de me dire que vous me verriez avec plaisir, et j’en ai été touché. J’imagine que vous, habituée à la ville, devez trouver le pays sauvage; si je puis vous être bon à quelque chose, disposez de moi, je vous en prie.


– Oh! merci, dit Dolly. Le début n’a pas été sans ennuis, c’est vrai, mais maintenant tout va à merveille, grâce à ma vieille bonne», ajouta-t-elle en désignant Matrona Philémonovna qui, comprenant qu’il était question d’elle, adressa à Levine un sourire amical de satisfaction. Elle le connaissait bien, savait qu’il ferait un bon parti pour leur demoiselle et s’intéressait à lui.


«Veuillez prendre place, nous nous serrerons un peu, dit-elle.


– Non, je préfère vous suivre à pied. Enfants, lequel d’entre vous veut faire la course avec moi pour rattraper les chevaux?»


Les enfants connaissaient peu Levine, et ne se rappelaient pas bien quand ils l’avaient vu, mais ils n’éprouvèrent envers lui aucune timidité. Les enfants sont souvent grondés pour n’être pas aimables avec les grandes personnes; c’est que l’enfant le plus borné n’est jamais dupe d’une hypocrisie qui échappe parfois à l’homme le plus pénétrant; son instinct l’avertit infailliblement. Or, quelque défaut qu’on pût reprocher à Levine, on ne pouvait l’accuser de manquer de sincérité; aussi les enfants partagèrent-ils à son égard les bons sentiments exprimés par le visage de leur mère. Les deux aînés répondirent à son invitation, et coururent avec lui comme avec leur bonne, miss Hull ou leur mère. Lili voulut aussi aller à lui; il l’installa sur son épaule et se mit à courir en criant à Dolly:


«Ne craignez rien, Daria Alexandrovna, je ne lui ferai pas de mal.»


Et, en voyant combien il était prudent et adroit dans ses mouvements, Dolly le suivit des yeux avec confiance.


Levine redevenait enfant avec des enfants, surtout à la campagne et dans la société de Dolly, pour laquelle il éprouvait une véritable sympathie; celle-ci aimait à le voir dans cette disposition d’esprit, qui n’était pas rare chez lui; elle s’amusa de la gymnastique à laquelle il se livrait avec les petits, de ses rires avec miss Hull, à laquelle il parlait anglais à sa façon, et de ses récits sur ce qu’il faisait chez lui.


Après le dîner, seuls ensemble sur le balcon, il fut question de Kitty.


«Vous savez, Kitty va venir passer l’été avec moi?


– Vraiment, répondit Levine en rougissant; et il détourna aussitôt la conversation…


– Ainsi, je vous envoie deux vaches, et si vous tenez absolument à payer, et que cela ne vous fasse pas rougir de honte, vous donnerez cinq roubles par mois.


– Mais je vous assure que cela n’est plus nécessaire. Je m’arrange.


– Dans ce cas, j’examinerai, avec votre permission, vos vaches et leur nourriture: tout est là.»


Et pour ne pas aborder le sujet épineux dont il mourait d’envie de s’informer, il exposa à Dolly tout un système sur l’alimentation des vaches, système qui les rendait de simples machines destinées à transformer le fourrage en lait, etc. Il avait peur de détruire un repos si chèrement reconquis.


«Vous avez peut-être raison, mais tout cela exige de la surveillance, et qui s’en chargera?» répondit Dolly sans aucune conviction.


Maintenant que l’ordre s’était rétabli dans son ménage, sous l’influence de Matrona Philémonovna, elle n’avait nul désir d’y rien changer; d’ailleurs, les connaissances scientifiques de Levine lui étaient suspectes, et ses théories lui semblaient douteuses et peut-être nuisibles. Le système de Matrona Philémonovna était incomparablement plus clair: il consistait à donner plus de foin aux deux vaches laitières, et à empêcher le cuisinier de porter les eaux grasses de la cuisine à la vache de la blanchisseuse; Dolly tenait surtout à parler de Kitty.

X

«Kitty m’écrit qu’elle aspire à la solitude et au repos, commença Dolly après un moment de silence.


– Sa santé est-elle meilleure? demanda Levine avec émotion.


– Dieu merci, elle est complètement rétablie; je n’ai jamais cru à une maladie de poitrine.


– J’en suis bien heureux! – dit Levine; et Dolly crut lire sur son visage la touchante expression d’une douleur inconsolable.


– Dites-moi, Constantin Dmitrich, dit Dolly en souriant avec bonté et un peu de malice: pourquoi en voulez-vous à Kitty?


– Moi! mais je ne lui en veux pas du tout, répondit-il.


– Oh si! pourquoi n’êtes-vous venu chez aucun de nous à votre dernier voyage à Moscou?


– Daria Alexandrovna! dit-il en rougissant jusqu’à la racine des cheveux. Comment vous, bonne comme vous l’êtes, n’avez-vous pas pitié de moi, sachant…


– Mais je ne sais rien.


– Sachant que j’ai été repoussé! – et toute la tendresse qu’il avait éprouvée un moment auparavant pour Kitty, s’évanouit au souvenir de l’injure reçue.


– Pourquoi supposez-vous que je le sache?


– Parce que tout le monde le sait.


– C’est ce qui vous trompe: je m’en doutais, mais je ne savais rien de positif.


– Eh bien, vous savez tout maintenant.


– Ce que je savais, c’est qu’elle était vivement tourmentée par un souvenir auquel elle ne permettait pas qu’on fît allusion. Si elle ne m’a rien confié, à moi, c’est qu’elle n’a rien confié à personne. Qu’y a-t-il eu entre vous? dites-le-moi!


– Je viens de vous le dire.


– Quand cela s’est-il passé?


– La dernière fois que j’ai été chez vos parents.


– Savez-vous que Kitty me fait une peine extrême, dit Dolly. Vous souffrez dans votre amour-propre…


– C’est possible, dit Levine, mais…»


Elle l’interrompit.


«Mais elle, la pauvre petite, est vraiment à plaindre! Je comprends tout maintenant.


– Excusez-moi si je vous quitte, Daria Alexandrovna, dit Levine en se levant. Au revoir.


– Non, attendez, s’écria-t-elle en le retenant par la manche. Asseyez-vous encore un moment.


– Je vous en supplie, ne parlons plus de tout cela, – dit Levine se rasseyant, tandis qu’une lueur de cet espoir qu’il croyait à jamais évanoui se rallumait en son cœur.


– Si je ne vous aimais pas, dit Dolly les yeux pleins de larmes, si je ne vous connaissais pas comme je vous connais…»


Le sentiment qu’il croyait mort remplissait le cœur de Levine plus vivement que jamais.


«Oui, je comprends tout maintenant, continua Dolly. Vous autres hommes, qui êtes libres dans votre choix, vous pouvez savoir clairement qui vous aimez, tandis qu’une jeune fille doit attendre, avec la réserve imposée aux femmes; il vous est difficile de comprendre cela, mais une jeune fille peut souvent ne savoir que répondre.


– Oui, si son cœur ne parle pas.


– Même si son cœur a parlé. Songez-y: vous qui avez des vues sur une jeune fille, vous pouvez venir chez ses parents, l’approcher, l’observer, et vous ne la demandez en mariage que lorsque vous êtes sûr qu’elle vous plaît.


– Cela ne se passe pas toujours ainsi.


– Il n’en est pas moins vrai que vous ne vous déclarez que lorsque votre amour est mûr, ou lorsque, de deux personnes, l’une l’emporte dans vos préférences. Mais la jeune fille? On prétend qu’elle choisisse quand elle ne peut jamais répondre que oui ou non.


– Il s’agit du choix entre moi et Wronsky, – pensa Levine, et le mort qui ressuscitait dans son âme lui sembla mourir une seconde fois en torturant son cœur.


– Daria Alexandrovna, on choisit ainsi une robe ou quelque autre emplette de peu d’importance, mais non l’amour. Au reste, le choix a été fait, tant mieux; ces choses-là ne se recommencent pas.


– Vanité, vanité! dit Dolly d’un air de dédain pour la bassesse du sentiment qu’il exprimait, comparé à ceux que comprennent seules les femmes. Lorsque vous vous êtes déclaré à Kitty, elle se trouvait précisément dans une de ces situations complexes où l’on ne sait que répondre. Elle balançait entre vous et Wronsky. Lui, venait tous les jours, tandis que vous, n’aviez pas paru depuis longtemps. Plus âgée, elle n’eût pas balancé; moi par exemple, je n’aurais pas hésité à sa place. Je n’ai jamais pu le souffrir.»


Levine se rappela la réponse de Kitty: «Non, cela ne peut pas être.»


«Daria Alexandrovna, dit-il sèchement, je suis très touché de votre confiance, mais je crois que vous vous trompez. À tort ou à raison, cet amour-propre que vous méprisez en moi fait que tout espoir relativement à Catherine Alexandrovna est devenu impossible: vous comprenez, impossible.


– Encore un mot: vous sentez bien que je vous parle d’une sœur qui m’est chère comme mes propres enfants; je ne prétends pas qu’elle vous aime, j’ai simplement voulu vous dire que son refus, au moment où elle l’a fait, ne signifiait rien du tout.


– Je ne vous comprends pas! dit Levine en sautant de sa chaise. Vous ne savez donc pas le mal que vous me faites? C’est comme si vous aviez perdu un enfant et qu’on vînt vous dire: Voici comment il aurait été, et il aurait pu vivre, et vous en auriez eu la joie. Mais il est mort, mort, mort!…


– Que vous êtes singulier! dit Dolly avec un sourire attristé à la vue de l’émotion de Levine. Ah! je comprends de plus en plus, continua-t-elle d’un air pensif. Alors vous ne viendrez pas quand Kitty sera ici?


– Non! Je ne fuirai pas Catherine Alexandrovna, mais, autant que possible, je lui éviterai le désagrément de ma présence.


– Vous êtes un original, dit Dolly en le regardant affectueusement. Mettons que nous n’ayons rien dit… Que veux-tu, Tania? dit-elle en français à sa fille qui venait d’entrer.


– Où est ma pelle, maman?


– Je te parle français, réponds-moi de même.»


L’enfant ne trouvant pas le mot français, sa mère le lui souffla et lui dit ensuite, toujours en français, où il fallait aller chercher sa pelle.


Ce français déplut à Levine, à qui tout sembla changé dans la maison de Dolly; ses enfants eux-mêmes n’étaient plus aussi gentils.


«Pourquoi parle-t-elle français à ses enfants? C’est faux et peu naturel. Les enfants le sentent bien. On leur enseigne le français et on leur fait oublier la sincérité», pensa-t-il, sans savoir que vingt fois Dolly s’était fait ces raisonnements, et n’en avait pas moins conclu que, en dépit du tort fait au naturel, c’était la seule façon d’enseigner une langue étrangère aux enfants.


«Pourquoi vous dépêcher? restez encore un peu.»


Levine demeura jusqu’au thé, mais toute sa gaieté avait disparu et il se sentait gêné.


Après le thé, Levine sortit pour donner l’ordre d’atteler, et lorsqu’il rentra au salon, il trouva Dolly le visage bouleversé et les yeux pleins de larmes. Pendant la courte absence qu’il avait faite, tout l’orgueil de Daria Alexandrovna au sujet de ses enfants venait d’être subitement troublé. Grisha et Tania s’étaient battus pour une balle. Aux cris qu’ils poussèrent, leur mère accourut et les trouva dans un état affreux; Tania tirait son frère par les cheveux, et celui-ci, les traits décomposés par la colère, lui donnait force coups de poing. À cet aspect, Daria Alexandrovna sentit quelque chose se rompre dans son cœur, et la vie lui parut se couvrir d’un voile noir. Ces enfants, dont elle était si fière, étaient donc mal élevés, mauvais, enclins aux plus grossiers penchants! Cette pensée la troubla au point de ne pouvoir ni parler, ni raisonner, ni expliquer son chagrin à Levine. Il la calma de son mieux la voyant malheureuse, lui assura qu’il n’y avait rien là de si terrible, et que tous les enfants se battaient; mais au fond du cœur il se dit: «Non, je ne me torturerai pas pour parler français à mes enfants; il ne faut pas gâter et dénaturer le caractère des enfants, c’est ce qui les empêche de rester charmants. Oh! les miens seront tout différents!»


Il prit congé de Daria Alexandrovna et partit sans qu’elle cherchât à le retenir.

XI

Vers la mi-juillet, Levine vit arriver le starosta du bien de sa sœur, situé à vingt verstes de Pakrofsky, avec son rapport sur la marche des affaires et sur la fenaison. Le principal revenu de cette terre provenait de grandes prairies inondées au printemps, que les paysans louaient autrefois moyennant 20 roubles la dessiatine. Lorsque Levine prit l’administration de cette propriété, il trouva, en examinant les prairies, que c’était là un prix trop modique, et mit la dessiatine à 25 roubles. Les paysans refusèrent de les prendre à ces conditions et, comme le soupçonna Levine, firent en sorte de décourager d’autres preneurs. Il fallut se rendre sur place, louer des journaliers, et faucher à son compte, au grand mécontentement des paysans, qui mirent tout en œuvre pour faire échouer ce nouveau plan. Malgré cela, dès le premier été, les prairies rapportèrent près du double. La résistance des paysans se prolongea pendant la seconde et la troisième année, mais, cet été, ils avaient proposé de prendre le travail en gardant le tiers de la récolte pour eux, et le starosta venait annoncer que tout était terminé. On s’était pressé, de crainte de la pluie, et il fallait faire constater le partage et recevoir les onze meules qui formaient la part du propriétaire. Levine se douta, à la hâte qu’avait mise le starosta à établir le partage sans en avoir reçu l’ordre de l’administration principale, qu’il y avait là quelque chose de louche; l’embarras du paysan, le ton dont il répondit à ses questions, tout lui fit penser qu’il serait prudent de tirer lui-même l’affaire au clair.


Il arriva au village vers l’heure du dîner, laissa ses chevaux chez un vieux paysan de ses amis, le beau-frère de sa nourrice, puis se mit à chercher ce vieillard du côté où il gardait ses ruches, espérant obtenir de lui quelque éclaircissement sur l’affaire des prairies. Le bonhomme reçut le maître avec des démonstrations de joie, lui montra son petit domaine en détail, lui raconta longuement l’histoire de ses ruches et de ses essaims de l’année, mais répondit vaguement, et d’un air indifférent, aux questions qu’il lui posa. Les soupçons de Levine furent ainsi confirmés. Il se rendit de là aux meules, les examina, et trouva invraisemblable qu’elles continssent 50 charretées, comme l’affirmaient les paysans; il fit en conséquence venir une des charrettes qui avaient servi de mesure, et donna l’ordre de transporter tout le foin d’une des meules dans un hangar. La meule ne se trouva fournir que 32 charretées. Le starosta eut beau jurer ses grands dieux que tout s’était passé honnêtement, que le foin avait dû se tasser, Levine répondit que, le partage s’étant fait sans son ordre, il n’acceptait pas les meules comme valant 50 charretées. Après de longs pourparlers, il fut décidé que les paysans garderaient les onze meules pour eux, et qu’on ferait un nouveau partage pour le maître. Cette discussion se prolongea jusqu’à l’heure de la collation. Le partage fait, Levine alla s’asseoir sur une des meules marquées d’une branche de cytise, et admira l’animation de la prairie avec son monde de travailleurs.


Devant lui, la rivière formait un coude, et sur les bords on voyait des femmes se mouvoir en groupes animés autour du foin, le remuer, le soulever en traînées ondoyantes d’un beau vert clair, et le tendre aux hommes qui, à l’aide de longues fourches, l’enlevaient pour former de hautes et larges meules. À gauche, sur la prairie, arrivaient à grand bruit, à la file, les télègues sur lesquelles on chargeait la part des paysans; les meules disparaissaient, et, sur les charrettes derrière les chevaux, s’amoncelait le fourrage odorant.


«Quel beau temps! dit le vieux en s’asseyant près de Levine; le foin est sec comme du grain à répandre devant la volaille. Depuis le dîner, nous en avons bien rangé la moitié, ajouta-t-il en montrant du doigt la meule qu’on défaisait. – Est-ce la dernière? cria-t-il à un jeune homme debout sur le devant d’une télègue, qui passait près d’eux en agitant les brides de son cheval.


– La dernière, père! – répondit le paysan en souriant; et, se tournant vers une femme fraîche et animée, assise dans la charrette, il fouetta son cheval.


– C’est ton fils? demanda Levine.


– Mon plus jeune, répondit le vieux avec un sourire caressant.


– Le beau garçon!


– N’est-ce pas!


– Et déjà marié?


– Oui, il y a deux ans, à la Saint-Philippe.


– A-t-il des enfants?


– Des enfants! ah bien oui! il a fait l’innocent pendant plus d’un an; il a fallu lui faire honte… Pour du foin, c’est du foin,» ajouta-t-il, désireux de changer de conversation.


Levine regarda avec attention le jeune couple chargeant non loin de là leur charrette; le mari, debout, recevait d’énormes brassées de foin qu’il rangeait et tassait; sa jeune compagne les lui tendait d’abord avec les bras, ensuite avec une fourche; elle travaillait gaiement et lestement, se cambrant en arrière, avançant sa poitrine couverte d’une chemise blanche retenue par une ceinture rouge. La voiture pleine, elle se glissa sous la télègue pour y attacher la charge. Ivan lui indiquait comment les cordes devaient être fixées, et, sur une observation de la jeune femme, partit d’un éclat de rire bruyant. Un amour jeune, fort, nouvellement éveillé, se peignait sur ces deux visages.

XII

La charrette bien cordée, Ivan sauta à terre et prit le cheval, une bête solide, par la bride, puis se mêla à la file des télègues qui regagnaient le village; la jeune femme jeta son râteau sur la charrette, et alla d’un pas ferme se joindre aux autres travailleuses, rassemblées en groupe à la suite des voitures. Ces femmes, vêtues de jupes aux couleurs éclatantes, le râteau sur l’épaule, joyeuses et animées, commencèrent à chanter; l’une d’elles entonna d’une voix rude et un peu sauvage une chanson que d’autres voix, fraîches et jeunes, reprirent en chœur.


Levine, couché sur la meule, voyait approcher ces femmes comme un nuage gros d’une joie bruyante, prêt à l’envelopper, à l’enlever, lui, les meules et les charrettes. Au rythme de cette chanson sauvage avec son accompagnement de sifflets et de cris aigus, la prairie, les champs lointains, tout lui parut s’animer et s’agiter. Cette gaieté lui faisait envie; il aurait voulu y prendre part, mais ne savait exprimer ainsi sa joie de vivre, et ne pouvait que regarder et écouter.


La foule passée, il fut saisi du sentiment de son isolement, de sa paresse physique, de l’espèce d’hostilité qui existait entre lui et ce monde de paysans.


Ces mêmes hommes avec lesquels il s’était querellé, et auxquels, si leur intention n’était pas de le tromper, il avait fait injure, le saluaient maintenant gaiement au passage, sans rancune, et aussi sans remords. Le travail avait effacé tout mauvais souvenir; cette journée consacrée à un rude labeur trouvait sa récompense dans ce labeur même. Dieu qui avait donné ce jour, avait aussi donné la force de le traverser, et personne ne songeait à se demander pourquoi ce travail, et qui jouirait de ses fruits. C’étaient des questions secondaires et insignifiantes. Bien souvent, cette vie laborieuse avait tenté Levine; mais aujourd’hui, sous l’impression que lui avait causée la vue d’Ivan et de sa femme, il sentait, plus vif que jamais le désir d’échanger l’existence oisive, artificielle, égoïste dont il souffrait, pour celle de ces paysans, qu’il trouvait belle, simple et pure.


Resté seul sur sa meule, tandis que les habitants du voisinage rentraient chez eux, et que ceux qui venaient de loin s’installaient pour la nuit dans la prairie et préparaient le souper, Levine, sans être vu, regardait, écoutait, songeait. Il passa presque entière sans sommeil cette courte nuit d’été.


Pendant le souper, les paysans bavardèrent gaiement, puis ils entonnèrent des chansons. Leur longue journée de travail n’avait laissé d’autre trace que la gaieté. Un peu avant l’aurore, il se fit un grand silence. On n’entendait plus que le coassement incessant des grenouilles dans le marais, et le bruit des chevaux s’ébrouant sur la prairie. Levine revint à lui, quitta sa meule, et s’aperçut, en regardant les étoiles, que la nuit était passée.


«Eh bien, que vais-je faire? Et comment réaliser mon projet?» se dit-il en cherchant à donner une forme aux pensées qui l’avaient occupé pendant cette courte veillée.


D’abord, songeait-il, il faudrait renoncer à sa vie passée, à son inutile culture intellectuelle, renoncement facile, qui ne lui coûterait nul regret. Puis il pensait à sa future existence, toute de simplicité et de pureté, qui lui rendrait le repos d’esprit et le calme qu’il ne connaissait plus. Restait la question principale: comment opérer la transition de sa vie actuelle à l’autre? Rien à ce sujet ne lui semblait bien clair. Il faudrait épouser une paysanne, s’imposer un travail, abandonner Pakrofsky, acheter un lopin de terre, devenir membre d’une commune… Comment réaliser tout cela?


«Au surplus, se dit-il, n’ayant pas dormi de la nuit, mes idées ne sont pas nettes; une seule chose est certaine, c’est que ces quelques heures ont décidé mon sort. Mes rêves d’autrefois ne sont que folie; ce que je veux sera plus simple et meilleur. – Que c’est beau, pensa-t-il en admirant les petits nuages rosés qui passaient au-dessus de sa tête, semblables au fond nacré d’une coquille; que tout, dans cette charmante nuit, est charmant! Et comment cette coquille a-t-elle eu le temps de se former? J’ai regardé le ciel tout à l’heure, et n’y ai vu que deux bandes blanches! Ainsi se sont transformées, sans que j’en eusse conscience, les idées que j’avais sur la vie.»


Il quitta la prairie et s’achemina le long de la grand’route vers le village. Un vent frais s’élevait; tout prenait, à ce moment qui précède l’aurore, une teinte grise et triste, comme pour mieux accuser le triomphe du jour sur les ténèbres.


Levine marchait vite pour se réchauffer, en regardant la terre à ses pieds; une clochette tinta dans le lointain. «C’est quelque voiture qui passe», se dit-il. À quarante pas de lui, venant à sa rencontre sur la grand’route, il vit une voiture de voyage attelée de quatre chevaux. La route était mauvaise, et pour éviter les ornières, les chevaux se pressaient contre le timon, mais le yamtchik [8] adroit, assis de côté sur son siège, les dirigeait si bien, que les roues ne passaient que sur la partie unie du chemin.


Levine regarda distraitement la voiture sans songer à ceux qu’elle pouvait contenir.


Une vieille femme y sommeillait, et à la portière une jeune fille jouait avec le ruban de sa coiffure de voyage; sa physionomie calme et pensive semblait refléter une âme élevée. Elle regardait les lueurs de l’aurore au-dessus de la tête de Levine. Au moment où la vision allait disparaître, deux yeux limpides s’étaient arrêtés sur lui; il la reconnut, et une joie étonnée illumina son visage. Il ne pouvait s’y tromper: ces yeux étaient uniques au monde, et une seule créature humaine personnifiait pour lui la lumière de la vie et sa propre raison d’être. C’était elle. C’était Kitty. Il comprit qu’elle se rendait de la station du chemin de fer à Yergoushovo, et aussitôt les résolutions qu’il avait prises, les agitations de sa nuit d’insomnie, tout s’évanouit. L’idée d’épouser une paysanne lui fit horreur. Là, dans cette voiture qui s’éloignait, était la réponse à l’énigme de l’existence qui le tourmentait si péniblement. Elle ne se montra plus. Le bruit des roues cessa de se faire entendre; à peine le son des clochettes venait-il jusqu’à lui; il reconnut, aux aboiements des chiens, que la voiture traversait le village. De cette vision, il ne restait que les champs déserts, le village lointain, et lui-même, seul, étranger à tout, marchant solitaire le long de la route abandonnée.


Il regarda le ciel, espérant y retrouver ces teintes nacrées qu’il avait admirées, et qui lui avaient semblé personnifier le mouvement de ses idées et de ses sentiments pendant la nuit: rien n’y rappelait plus les teintes d’une coquille. Là-haut, à des hauteurs incommensurables, s’était opérée la mystérieuse transition qui, à la nacre, avait fait succéder un vaste tapis de petits nuages moutonnants. Le ciel devenait peu à peu lumineux et d’un beau bleu, et répondait avec autant de douceur et moins de mystère à son regard interrogateur.


«Non, pensa-t-il, quelque belle que soit cette vie simple et laborieuse, je n’y puis plus revenir. C’est elle que j’aime.»

XIII

Personne, excepté ses familiers, ne soupçonnait qu’Alexis Alexandrovitch, cet homme froid et raisonnable, fût la proie d’une faiblesse en contradiction absolue avec la tendance générale de sa nature. Il ne pouvait voir pleurer un enfant ou une femme sans perdre son sang-froid; la vue de ces larmes le troublait, le bouleversait, lui ôtait l’usage de ses facultés. Ses subordonnés le savaient si bien qu’ils mettaient les solliciteuses en garde contre tout accès de sensibilité afin de ne pas compromettre leur affaire. «Il se fâchera et ne vous écoutera plus», disaient-ils. Effectivement, le trouble que les larmes causaient à Alexis Alexandrovitch se traduisait par une colère agitée. «Je ne peux rien pour vous, veuillez sortir», disait-il généralement en pareil cas.


Lorsque, en revenant des courses, Anna lui eut avoué sa liaison avec Wronsky et, se couvrant le visage de ses mains, eut éclaté en sanglots, Alexis Alexandrovitch, quelque haine qu’il éprouvât pour sa femme, ne put se défendre d’un trouble profond. Pour éviter toute marque extérieure incompatible avec la situation, il chercha à s’interdire jusqu’à l’apparence de l’émotion, et resta immobile sans la regarder, avec une rigidité mortelle qui frappa vivement Anna.


En approchant de la maison, il fit un grand effort pour descendre de voiture et pour quitter sa femme avec les dehors de politesse habituels; il lui dit quelques mots qui n’engageaient à rien, bien résolu à remettre toute espèce de décision au lendemain.


Les paroles d’Anna avaient confirmé ses pires soupçons, et le mal qu’elle lui avait fait et qu’aggravaient ses larmes, était cruel. Cependant, resté seul en voiture, Alexis Alexandrovitch se sentit soulagé d’un grand poids. Il lui sembla qu’il était débarrassé de ses doutes, de sa jalousie, de sa pitié. Il éprouvait la même sensation qu’un homme souffrant d’un violent mal de dents, auquel on vient d’arracher sa dent malade; la douleur est terrible, l’impression d’un corps énorme, plus gros que la tête, qu’on enlève de la mâchoire, affreuse, mais c’est à peine si le patient croit à son bonheur; la douleur qui a empoisonné sa vie si longtemps n’existe plus; il peut penser, parler, s’intéresser à autre chose qu’à son mal.


Alexis Alexandrovitch en était là. Il avait éprouvé une souffrance étrange, terrible, mais c’était fini: il pourrait dorénavant avoir d’autre pensée que celle de sa femme.


«C’est une femme perdue, sans honneur, sans cœur, sans religion. Je l’ai toujours senti, et c’est par pitié pour elle que j’ai cherché à me faire illusion.» Et c’était sincèrement qu’il croyait avoir été perspicace; il se remémorait divers détails du passé, jadis innocents à ses yeux, qui lui paraissaient maintenant autant de preuves de la corruption d’Anna. «J’ai commis une erreur en liant ma vie à la sienne, mais mon erreur n’a rien eu de coupable, par conséquent je ne dois pas être malheureux. La coupable, c’est elle; ce qui la touche ne me concerne plus, elle n’existe plus pour moi…» Il cessait de s’intéresser aux malheurs qui pouvaient la frapper ainsi que son fils, pour lequel ses sentiments subissaient le même changement; l’important était de sortir de cette crise d’une façon sage, correcte, en se lavant de la boue dont elle l’éclaboussait, et sans que sa vie à lui, vie honnête, utile, active, fût entravée.


«Faut-il me rendre malheureux parce qu’une femme méprisable a commis une erreur? Je ne suis ni le premier ni le dernier dans cette situation.» Et, sans parler de l’exemple historique que la belle Hélène venait de rafraîchir récemment dans toutes les mémoires, Alexis Alexandrovitch se souvint d’une série d’épisodes contemporains où des maris de la position la plus élevée avaient eu à déplorer l’infidélité de leurs femmes.


«Darialof, Poltovsky, le prince Karibanof, Dramm, oui, l’honnête et excellent Dramm, Semenof, Tchaguine! Mettons qu’on jette un ridicule injuste sur ces hommes; quant à moi, je n’ai jamais compris que leur malheur, et les ai toujours plaints», pensait Alexis Alexandrovitch. C’était absolument faux: jamais il n’avait songé à s’apitoyer sur eux, et la vue du malheur d’autrui l’avait toujours grandi dans sa propre estime.


«En bien, ce qui a frappé tant d’autres me frappe à mon tour. L’essentiel est de savoir tenir tête à la situation.» Et il se rappela les diverses façons dont tous ces hommes s’étaient comportés.


«Darialof a pris le parti de se battre…» Dans sa jeunesse, et en raison même de son tempérament craintif, Alexis Alexandrovitch avait souvent été préoccupé de la pensée du duel. Rien ne lui semblait terrible comme l’idée d’un pistolet braqué sur lui, et jamais il ne s’était servi d’aucune arme. Cette horreur instinctive lui inspira bien des réflexions; il chercha à s’habituer à l’éventualité possible où l’obligation de risquer sa vie s’imposerait à lui. Plus tard, parvenu à une haute position sociale, ces impressions s’effacèrent; mais l’habitude de redouter sa propre lâcheté était si forte, qu’en ce moment Alexis Alexandrovitch resta longtemps en délibération avec lui-même, envisageant la perspective d’un duel, et l’examinant sous toutes ses faces, malgré la conviction intime qu’il ne se battrait en aucun cas.


«L’état de notre société est encore si sauvage que bien des gens approuveraient un duel: ce n’est pas comme en Angleterre.»


Et dans le nombre de ceux que cette solution satisferait, Alexis Alexandrovitch en connaissait à l’opinion desquels il tenait. «Et à quoi cela mènerait-il? Admettons que je le provoque.» Ici il se représenta vivement la nuit qu’il passerait après la provocation, le pistolet dirigé sur lui, et il frissonnait à l’idée que jamais il ne pourrait rien supporter de pareil. «Admettons que je le provoque, que j’apprenne à tirer, que je sois là devant lui, que je presse la détente, continua-t-il en fermant les yeux, que je l’aie tué!» Et il secoua la tête pour chasser cette pensée absurde. «Quelle logique y aurait-il à tuer un homme pour rétablir mes relations avec une femme coupable et son fils? La question sera-t-elle résolue? Et si, ce qui est beaucoup plus vraisemblable, le blessé ou le tué, c’est moi? moi qui n’ai rien à me reprocher et qui deviendrais la victime? Ne serait-ce pas plus illogique encore? Serait-il honnête de ma part d’ailleurs de le provoquer, sûr, comme je le suis d’avance, que mes amis interviendraient pour ne pas exposer la vie d’un homme utile au pays? N’aurais-je pas l’air de vouloir attirer l’attention sur moi par une provocation qui ne pouvait mener à rien? Ce serait chercher à tromper les autres et moi-même. Personne n’attend de moi ce duel absurde. Mon seul but doit être de garder ma réputation intacte et de ne souffrir aucune entrave à ma carrière.» Le «service de l’État», toujours important aux yeux d’Alexis Alexandrovitch, le devenait plus encore.


Le duel écarté, restait le divorce; quelques-uns de ceux dont le souvenir l’occupait y avaient eu recours. Les cas de divorce du grand monde lui étaient bien connus, mais Alexis Alexandrovitch n’en trouva pas un seul où cette mesure eût atteint le but qu’il se proposait. Le mari, dans chacun de ces cas, avait cédé ou vendu sa femme; et c’était la coupable, celle qui n’avait aucun droit à un second mariage, qui formait un nouveau lien. Quant au divorce légal, celui qui aurait pour sanction le châtiment de la femme infidèle, Alexis Alexandrovitch sentait qu’il ne pouvait y recourir. Les preuves grossières, brutales, exigées par la loi, seraient, dans les conditions complexes de sa vie, impossibles à fournir; eussent-elles existé, qu’il n’aurait pu en faire usage, ce scandale devant le faire tomber dans l’opinion publique plus bas que la coupable. Ses ennemis en profiteraient pour le calomnier et chercher à ébranler sa haute situation officielle, et son but, qui était de sortir avec le moins de trouble possible de la crise où il se trouvait, ne serait pas atteint.


Le divorce d’ailleurs rompait définitivement toute relation avec sa femme, en la laissant à son amant. Or, malgré le mépris indifférent qu’Alexis Alexandrovitch croyait éprouver pour Anna, un sentiment très vif lui restait au fond de l’âme: l’horreur de tout ce qui tendrait à la rapprocher de Wronsky, à lui rendre sa faute profitable. Cette pensée lui arracha presque un cri de douleur. Il se leva dans sa voiture, changea de place et, le visage sombre, enveloppa longuement de son plaid ses jambes frileuses.


«On pouvait encore, continuait-il en cherchant à se calmer, imiter Karibanof et ce bon Dramm, c’est-à-dire se séparer;» mais cette mesure avait presque les mêmes inconvénients que le divorce: c’était encore jeter sa femme dans les bras de Wronsky.


«Non, c’est impossible, impossible! se dit-il, tout en tiraillant son plaid. Je ne puis pas être malheureux, et ils ne doivent pas être heureux.»


Sans se l’avouer, ce qu’il souhaitait au fond du cœur était de la voir souffrir pour cette atteinte portée au repos, à l’honneur de son mari.


Après avoir passé en revue les inconvénients du duel, du divorce et de la séparation, Alexis Alexandrovitch en vint à la conviction que le seul moyen de sortir de cette impasse était de garder sa femme, en cachant son malheur au monde, d’employer tous les moyens imaginables pour rompre la liaison d’Anna et de Wronsky, et, ce qu’il ne s’avouait pas, de punir la coupable.


«Je dois lui déclarer que, dans la situation faite par elle à notre famille, je juge le statu quo apparent préférable pour tous, et que je consens à le conserver, sous la condition expresse qu’elle cessera toute relation avec son amant.»


Cette résolution prise, Alexis Alexandrovitch s’avisa d’un argument qui la sanctionnait dans son esprit. «De cette façon, j’agis conformément à la loi religieuse: je ne repousse pas la femme adultère, je lui donne le moyen de s’amender, et même, quelque pénible que ce soit pour moi, je me consacre en partie à sa réhabilitation.»


Karénine savait qu’il ne pourrait avoir aucune influence sur sa femme, et que les essais qu’il se proposait de tenter étaient illusoires; pendant les tristes heures qu’il venait de traverser, il n’avait pas songé un instant à chercher un point d’appui dans la religion, mais, sitôt qu’il sentit celle-ci d’accord avec sa détermination, cette sanction lui devint un apaisement. Il fut soulagé de penser que personne n’aurait le droit de lui reprocher d’avoir, dans une crise aussi grave de sa vie, agi en opposition avec la foi dont il portait si haut le drapeau au milieu de l’indifférence générale.


Il finit même, en y réfléchissant, par se dire qu’aucune raison ne s’opposait à ce que ses rapports avec sa femme restassent, à peu de chose près, ce qu’ils avaient été dans les derniers temps. Sans doute il ne pouvait plus l’estimer; mais bouleverser sa vie entière, souffrir personnellement parce qu’elle était infidèle, il n’en voyait pas le motif.


«Et le temps viendra, pensa-t-il, ce temps qui résout tant de difficultés, où ces rapports se rétabliront comme par le passé; il faut qu’elle soit malheureuse, mais moi, qui ne suis pas coupable, je ne dois pas souffrir.»

XIV

En approchant de Pétersbourg, Alexis Alexandrovitch avait complètement arrêté la ligne de conduite qu’il devait tenir envers sa femme, et même composé mentalement la lettre qu’il lui écrirait. Il jeta, en rentrant, un coup d’œil sur les papiers du ministère déposés chez le suisse, et les fit porter dans son cabinet.


«Qu’on dételle, et qu’on ne reçoive personne», répondit-il à une question du suisse, appuyant sur ce dernier ordre avec une espèce de satisfaction, signe évident d’une meilleure disposition d’esprit.


Rentré dans son cabinet, Alexis Alexandrovitch, après avoir marché de long en large pendant quelque temps, en faisant craquer les phalanges de ses doigts, s’arrêta devant son grand bureau où le valet de chambre venait d’allumer six bougies. Il s’assit, toucha successivement aux divers objets placés devant lui et, la tête penchée, un coude sur la table, se mit à écrire après une minute de réflexion. Il écrivit à Anna en français, sans s’adresser à elle par son nom, employant le mot vous, qu’il jugea moins froid et moins solennel qu’en russe.


«Je vous ai exprimé à notre dernière entrevue l’intention de vous communiquer ma résolution relativement au sujet de notre conversation. Après y avoir mûrement réfléchi, je viens remplir cette promesse. Voici ma décision: quelle que soit votre conduite, je ne me reconnais pas le droit de rompre des liens qu’une puissance suprême a consacrés. La famille ne saurait être à la merci d’un caprice, d’un acte arbitraire, voire du crime d’un des époux, et notre vie doit rester la même. Cela doit être ainsi pour moi, pour vous, pour votre fils. Je suis persuadé que vous vous êtes repentie, que vous vous repentez encore, du fait qui m’oblige à vous écrire, que vous m’aiderez à détruire dans sa racine la cause de notre dissentiment, et à oublier le passé. Dans le cas contraire, vous devez comprendre ce qui vous attend, vous et votre fils. J’espère causer avec vous à fond à notre prochaine rencontre. Comme la saison d’été touche à sa fin, vous m’obligeriez en rentrant en ville le plus tôt possible, pas plus tard que mardi. Toutes les mesures pour le déménagement seront prises. Je vous prie de remarquer que j’attache une importance très particulière à ce que vous fassiez droit à ma demande.


«A. KARÉNINE.


«P. S. – Je joins à cette lettre l’argent dont vous pouvez avoir besoin en ce moment.»


Il relut sa lettre et en fut satisfait; l’idée d’envoyer de l’argent lui parut heureuse; pas une parole dure, pas un reproche, mais aussi pas de faiblesse. L’essentiel était atteint, il lui faisait un pont d’or pour revenir sur ses pas. Il plia la lettre, passa dessus un grand couteau à papier en ivoire massif, la mit sous enveloppe ainsi que l’argent, et sonna avec la petite sensation de bien-être que lui causait toujours l’ordonnance parfaite de son installation de bureau.


«Tu remettras cette lettre au courrier pour qu’il la porte demain à Anna Arcadievna, dit-il au domestique en se levant.


– J’entends, Votre Excellence… Faudra-t-il apporter le thé ici?»


Alexis Alexandrovitch se fit servir du thé, puis, en jouant avec son coupe-papier, s’approcha du fauteuil près duquel une table portait la lampe et un livre français commencé. Le portrait d’Anna, œuvre remarquable d’un peintre célèbre, était suspendu dans un cadre ovale au-dessus de ce fauteuil. Alexis Alexandrovitch lui jeta un regard. Deux yeux impénétrables lui rendirent ce regard ironiquement, presque insolemment. Tout lui parut impertinent dans ce beau portrait, depuis la dentelle encadrant la tête et les cheveux noirs, jusqu’à la main blanche et admirablement faite, couverte de bagues. Après avoir considéré cette image pendant quelques minutes, il frissonna, ses lèvres frémirent, et il se détourna avec une exclamation de dégoût. Il s’assit et ouvrit son livre; il essaya de lire, mais ne put retrouver l’intérêt très vif que lui avait inspiré cet ouvrage sur la découverte d’inscriptions antiques; ses yeux regardaient les pages, ses pensées étaient ailleurs. Mais sa femme ne l’occupait plus; il pensait à une complication survenue récemment dans des affaires importantes dépendant de son service, et se sentait plus maître de cette question que jamais; il pouvait, sans vanité, s’avouer que la conception qui avait germé dans sa pensée sur les causes de cette complication, fournissait le moyen d’en résoudre toutes les difficultés. Il se voyait ainsi à la veille d’écraser ses ennemis, de grandir aux yeux de tous et, par conséquent, de rendre un service signalé à l’État.


Dès que le domestique eut quitté la chambre, Alexis Alexandrovitch se leva et s’approcha de son bureau. Il prit le portefeuille qui contenait les affaires courantes, saisit un crayon, et s’absorba dans la lecture des documents relatifs à la difficulté qui le préoccupait, avec un imperceptible sourire de satisfaction personnelle. Le trait caractéristique d’Alexis Alexandrovitch, celui qui le distinguait spécialement, et avait contribué à son succès au moins autant que sa modération, sa probité, sa confiance en lui-même et son amour-propre excessif, était un mépris absolu de la paperasserie officielle et la ferme volonté de diminuer autant que possible les écritures inutiles, pour prendre les affaires corps à corps, et les expédier rapidement et économiquement. Il arriva que, dans la célèbre commission du 2 juin, la question de la fertilisation du gouvernement de Zaraï, qui faisait partie du service ministériel d’Alexis Alexandrovitch, fut soulevée, et offrit un exemple frappant du peu de résultats obtenus par les dépenses et les correspondances officielles. Cette question datait encore du prédécesseur d’Alexis Alexandrovitch, et avait effectivement coûté beaucoup d’argent en pure perte. Karénine s’en rendit compte dès son entrée au ministère, et voulut prendre l’affaire en main; mais il ne se sentit pas sur un terrain assez solide au début, et s’aperçut qu’il froisserait beaucoup d’intérêts et agirait ainsi avec peu de discernement; plus tard, au milieu de tant d’autres affaires, il oublia celle-là. La fertilisation du gouvernement de Zaraï allait son train pendant ce temps comme par le passé, c’est-à-dire par la simple force d’inertie; beaucoup de personnes continuaient à en vivre, entre autres une famille fort honorable dont chaque fille jouait d’un instrument à cordes (Alexis Alexandrovitch avait servi de père assis [9] à l’une d’elles). Les ennemis du ministère s’emparèrent de cette affaire, et la lui reprochèrent avec d’autant moins de justice qu’il s’en trouvait de semblables dans tous les ministères, que personne ne songeait à soulever. Puisqu’on lui avait jeté le gant, il l’avait hardiment relevé en exigeant la nomination d’une commission extraordinaire pour examiner et contrôler les travaux de fertilisation du gouvernement de Zaraï; et, sans merci pour ces messieurs, il réclama en outre une commission extraordinaire pour étudier la question de la situation faite aux populations étrangères. Cette dernière question, également soulevée au comité du 2 juin, avait énergiquement été appuyée par Alexis Alexandrovitch, comme ne souffrant aucun délai, à cause de la situation déplorable faite à cette partie de la population. Les discussions les plus vives entre ministères s’ensuivirent. Le ministère hostile à Alexis Alexandrovitch prouva que la position des étrangers était florissante, qu’y toucher serait nuire à leur prospérité, que, si quelque fait regrettable y pouvait être constaté, on devait s’en prendre uniquement à la négligence avec laquelle le ministère d’Alexis Alexandrovitch faisait observer les lois. Pour se venger, celui-ci comptait exiger: 1° la formation d’une commission à laquelle serait confié le soin d’étudier sur place la situation des populations étrangères; 2° dans le cas où cette situation serait telle que les données officielles la représentaient, d’instituer une nouvelle commission scientifique pour rechercher les causes de ce triste état de choses au point de vue: (a) politique; (b) administratif; (c) économique; (d) ethnographique; (e) matériel; (f) religieux; 3° que le ministère fût requis de fournir des renseignements sur les mesures prises pendant les dernières années pour éviter les conditions déplorables imposées aux étrangers, et de donner des éclaircissements sur le fait d’avoir agi en contradiction absolue avec la loi organique et fondamentale, 2, page 18, avec remarque à l’article 36, ainsi que le prouvait un acte du comité sous les numéros 17015 et 18398, du 5 décembre 1863 et du 7 juin 1864.


Le visage d’Alexis Alexandrovitch se colora d’une vive rougeur en écrivant rapidement quelques notes pour son usage particulier. Après avoir couvert toute une page de son écriture, il sonna et fit porter un mot au chef de la chancellerie, pour lui demander quelques renseignements qui lui manquaient. Puis il se leva et se reprit à marcher dans son cabinet, levant encore une fois les yeux sur le portrait, avec un froncement de sourcils et un sourire de mépris. Il reprit ensuite son livre et retrouva l’intérêt qu’il y avait apporté la veille. Quand il se coucha, vers onze heures, et qu’avant de s’endormir il repassa dans sa mémoire les événements de la journée, il ne les vit plus sous le même aspect désespéré.

XV

Anna, tout en refusant d’admettre avec Wronsky que leur position fût fausse et peu honorable, ne sentait pas moins au fond du cœur combien il avait raison. Elle aurait vivement souhaité sortir de cet état déplorable, et lorsque, sous l’empire de son émotion, elle eut tout avoué à son mari en rentrant des courses, elle se sentit soulagée. Depuis le départ d’Alexis Alexandrovitch, elle se répétait sans cesse qu’au moins tout était expliqué, et qu’elle n’aurait plus besoin de tromper et de mentir; si sa situation restait mauvaise, elle n’était plus équivoque. C’était la compensation du mal que son aveu avait fait à son mari et à elle-même. Cependant, lorsque Wronsky vint la voir le même soir, elle ne lui dit rien de son aveu à son mari, rien de ce dont il aurait fallu l’avertir pour décider de l’avenir.


Le lendemain matin, en s’éveillant, la première pensée qui s’offrit à elle fut le souvenir des paroles dites à son mari; elles lui parurent si odieuses, dans leur étrange brutalité, qu’elle ne put comprendre comment elle avait eu le courage de les prononcer.


Qu’en résulterait-il maintenant?


Alexis Alexandrovitch était parti sans répondre.


«J’ai revu Wronsky depuis et ne lui ai rien dit. Au moment où il partait, j’ai voulu le rappeler, et j’y ai renoncé parce que j’ai pensé qu’il trouverait singulier que je n’eusse pas tout avoué dès l’abord. Pourquoi, voulant parler, ne l’ai-je pas fait?» Son visage, en réponse à cette question, se couvrit d’une rougeur brûlante; elle comprit que ce qui l’avait retenue était la honte. Et cette situation, qu’elle trouvait la veille si claire, lui parut plus sombre, plus inextricable que jamais. Elle eut peur du déshonneur auquel elle n’avait pas songé jusque-là. Réfléchissant aux différents partis que pourrait prendre son mari, il lui vint à l’esprit les idées les plus terribles. À chaque instant, il lui semblait voir arriver le régisseur pour la chasser de la maison, et proclamer sa faute à l’univers entier. Elle se demandait où elle chercherait un refuge si on la chassait ainsi, et ne trouvait pas de réponse.


«Wronsky, pensait-elle, ne l’aimait plus autant et commençait à se lasser. Comment irait-elle s’imposer à lui?» Et un sentiment amer s’éleva dans son âme contre lui. Les aveux qu’elle avait faits à son mari la poursuivaient; il lui semblait les avoir prononcés devant tout le monde, et avoir été entendue de tous. Comment regarder en face ceux avec lesquels elle vivait? Elle ne se décidait pas à sonner sa femme de chambre, encore moins à descendre déjeuner avec son fils et sa gouvernante.


La femme de chambre était venue plusieurs fois écouter à la porte, étonnée qu’on ne la sonnât pas; elle se décida à entrer. Anna la regarda d’un air interrogateur et rougit effrayée. Annouchka s’excusa, disant qu’elle avait cru être appelée; elle apportait une robe et un billet. Ce billet était de Betsy, qui lui écrivait que Lise Merkalof et la baronne Stoltz avec leurs adorateurs se réunissaient ce jour-là chez elle pour faire une partie de croquet. «Venez les voir, écrivait-elle, quand ce ne serait que comme étude de mœurs. Je vous attends.»


Anna parcourut le billet et soupira profondément.


«Je n’ai besoin de rien, dit-elle à Annouchka qui rangeait sa toilette. Va, je m’habillerai tout à l’heure et descendrai. Je n’ai besoin de rien.»


Annouchka sortit; mais Anna ne s’habilla pas. Assise, la tête baissée, les bras tombant le long de son corps, elle frissonnait, cherchait à faire un geste, à dire quelque chose, et retombait dans le même engourdissement. «Mon Dieu! mon Dieu!» s’écriait-elle par intervalles, sans attacher aucune signification à ces mots. L’idée de chercher un refuge dans la religion lui était aussi étrangère que d’en chercher un auprès d’Alexis Alexandrovitch, quoiqu’elle n’eût jamais douté de la foi dans laquelle on l’avait élevée. Ne savait-elle pas d’avance que la religion lui faisait d’abord un devoir de renoncer à ce qui représentait pour elle sa seule raison d’exister? Elle souffrait et s’épouvantait en outre d’un sentiment nouveau et inconnu jusqu’ici, qui lui semblait s’emparer de son être intérieur; elle sentait double, comme parfois des yeux fatigués voient double, et ne savait plus ni ce qu’elle craignait, ni ce qu’elle désirait: Était-ce le passé ou l’avenir? Que désirait-elle surtout?


«Mon Dieu! que m’arrive-t-il!» pensa-t-elle en sentant tout à coup une vive douleur aux deux tempes; elle s’aperçut alors qu’elle avait machinalement pris ses cheveux à deux mains, et qu’elle les tirait des deux côtés de sa tête. Elle sauta du lit et se mit à marcher.


«Le café est servi, et mademoiselle attend avec Serge, dit Annouchka en rentrant dans la chambre.


– Serge? Que fait Serge? demanda Anna, s’animant à la pensée de son fils, dont elle se rappelait pour la première fois l’existence.


– Il s’est rendu coupable, il me semble, dit en souriant Annouchka.


– Coupable de quoi?


– Il a pris une des pêches qui se trouvaient dans le salon, et l’a mangée en cachette, à ce qu’il paraît.»


Le souvenir de son fils fit sortir Anna de cette impasse morale où elle était enfermée.


Le rôle sincère, quoique exagéré, qu’elle s’était imposé dans les dernières années, celui d’une mère consacrée à son fils, lui revint à la mémoire, et elle sentit avec bonheur qu’il lui restait, après tout, un point d’appui en dehors de son mari et de Wronsky. Ce point d’appui était Serge. Quelque situation qui lui fût imposée, elle ne pouvait abandonner son fils. Son mari pouvait la chasser, la couvrir de honte, Wronsky pouvait s’éloigner d’elle et reprendre sa vie indépendante (ici elle eut encore un sentiment d’amer reproche): l’enfant ne pouvait être abandonné; elle avait un but dans la vie: il fallait agir, agir à tout prix, pour sauvegarder sa position par rapport à son fils, se hâter, l’emmener, et pour cela se calmer, se délivrer de cette angoisse qui la torturait; et la pensée d’une action ayant l’enfant pour but, d’un départ avec lui n’importe pour où, l’apaisait déjà.


Elle s’habilla vivement, descendit d’un pas ferme, et entra dans le salon où l’attendaient comme d’habitude pour déjeuner Serge et sa gouvernante.


Serge, vêtu de blanc, debout près d’une table, le dos voûté et la tête baissée, avait une expression d’attention concentrée qu’elle lui connaissait, et qui le faisait ressembler à son père; il arrangeait les fleurs qu’il venait d’apporter.


La gouvernante avait un air sévère.


En apercevant sa mère, Serge poussa, comme il le faisait souvent, un cri perçant:


«Ah! maman!» puis il s’arrêta indécis, ne sachant s’il jetterait les fleurs pour courir à sa mère, ou s’il achèverait son bouquet pour le lui offrir.


La gouvernante salua et entama le récit long et circonstancié des forfaits de Serge; Anna ne l’écoutait pas. Elle se demandait s’il faudrait l’emmener dans son voyage. «Non, je la laisserai, décida-t-elle, j’irai seule avec mon fils.»


«Oui, c’est très mal, – dit-elle enfin, et, prenant Serge par l’épaule, elle le regarda sans sévérité. – Laissez-le-moi,» dit-elle à la gouvernante étonnée, et, sans quitter le bras de l’enfant, troublé mais rassuré, elle l’embrassa, et s’assit à la table où le café était servi.


«Maman, je…, je… ne…» balbutiait Serge en cherchant à deviner à l’expression du visage de sa mère ce qu’elle dirait de l’histoire de la pêche.


«Serge, dit-elle aussitôt que la gouvernante eut quitté la chambre, c’est mal, mais tu ne le feras plus, n’est-ce pas? tu m’aimes?»


L’attendrissement la gagnait: «Puis-je ne pas l’aimer, – pensait-elle, touchée du regard heureux et ému de l’enfant, – et se peut-il qu’il se joigne à son père pour me punir? Se peut-il qu’il n’ait pas pitié de moi?» Des larmes coulaient le long de son visage; pour les cacher, elle se leva brusquement et se sauva presque en courant sur la terrasse.


Aux pluies orageuses des derniers jours avait succédé un temps clair et froid, malgré le soleil qui brillait dans le feuillage. Le froid, joint au sentiment de terreur qui s’emparait d’elle, la fit frissonner. «Va, va retrouver Mariette», dit-elle à Serge qui l’avait suivie, et elle se mit à marcher sur les nattes de paille qui recouvraient le sol de la terrasse.


Elle s’arrêta et contempla un moment les cimes des trembles, rendus brillants par la pluie et le soleil. Il lui sembla que le monde entier serait sans pitié pour elle, comme ce ciel froid et cette verdure.


«Il ne faut pas penser», se dit-elle en sentant comme le matin une douloureuse scission intérieure se faire en elle. «Il faut s’en aller, où? quand? avec qui?… À Moscou, par le train du soir. Oui, et j’emmènerai Annouchka et Serge. Nous n’emporterons que le strict nécessaire, mais il faut d’abord leur écrire à tous les deux». Et, rentrant vivement dans le petit salon, elle s’assit à sa table pour écrire à son mari.


«Après ce qui s’est passé, je ne puis plus vivre chez vous: je pars et j’emmène mon fils; je ne connais pas la loi, j’ignore par conséquent avec qui il doit rester, mais je l’emmène parce que je ne puis vivre sans lui; soyez généreux, laissez-le-moi.»


Jusque-là elle avait écrit rapidement et naturellement, mais cet appel à une générosité qu’elle ne reconnaissait pas à Alexis Alexandrovitch, et la nécessité de terminer par quelques paroles touchantes, l’arrêtèrent.


«Je ne puis parler de ma faute et de mon repentir, c’est pour cela…» Elle s’arrêta encore, ne trouvant pas de mots pour exprimer sa pensée. «Non, se dit-elle, je ne puis rien ajouter». Et, déchirant sa lettre, elle en écrivit une autre; d’où elle excluait tout appel à la générosité de son mari.


La seconde lettre devait être pour Wronsky: «J’ai tout avoué à mon mari,» écrivait-elle, puis elle s’arrêta, incapable de continuer: c’était si brutal, si peu féminin! «D’ailleurs que puis-je lui écrire?» Elle rougit encore de honte et se rappela le calme qu’il savait conserver, et le sentiment de mécontentement que lui causa ce souvenir lui fit déchirer son papier en mille morceaux. «Mieux vaut se taire», pensa-t-elle en fermant son buvard; et elle monta annoncer à la gouvernante et aux domestiques qu’elle partait le soir même pour Moscou. Il fallait hâter les préparatifs de voyage.

XVI

L’agitation du départ régnait dans la maison. Deux malles, un sac de nuit et un paquet de plaids étaient prêts dans l’antichambre, la voiture et deux isvostchiks attendaient devant le perron. Anna avait un peu oublié son tourment dans sa hâte de partir, et, debout devant la table de son petit salon, rangeait elle-même son sac de voyage, lorsque Annouchka attira son attention sur un bruit de voiture qui approchait de la maison. Anna regarda par la fenêtre et vit le courrier d’Alexis Alexandrovitch sonnant à la porte d’entrée.


«Va voir ce que c’est», dit-elle; et, croisant ses bras sur ses genoux, elle s’assit résignée dans un fauteuil.


Un domestique apporta un grand paquet dont l’adresse était de la main d’Alexis Alexandrovitch.


«Le courrier a l’ordre d’apporter une réponse», dit-il.


«C’est bien», répondit-elle, et, dès que le domestique se fut éloigné, d’une main tremblante elle déchira l’enveloppe.


Un paquet d’assignats sous bande s’en échappa; mais elle ne songeait qu’à la lettre, qu’elle lut en commençant par la fin.


«Toutes les mesures pour le déménagement seront prises… j’attache une importance très particulière à ce que vous fassiez droit à ma demande», lut-elle.


Et, reprenant la lettre, elle la parcourut pour la relire ensuite d’un bout à l’autre. La lecture finie, elle eut froid, et se sentit écrasée par un malheur terrible et inattendu.


Le matin même, elle regrettait son aveu et aurait voulu reprendre ses paroles; voici qu’une lettre les considérait comme non avenues, lui donnait ce qu’elle avait désiré, et ces quelques lignes lui semblaient pires que tout ce qu’elle aurait pu imaginer.


«Il a raison! raison! murmura-t-elle; comment n’aurait-il pas toujours raison, n’est-il pas chrétien et magnanime? Oh! que cet homme est vil et méprisable! et dire que personne ne le comprend et ne le comprendra que moi, qui ne puis rien expliquer. Ils disent: «C’est un homme religieux, moral, honnête, intelligent,» mais ils ne voient pas ce que j’ai vu; ils ne savent pas que pendant huit ans il a opprimé ma vie, étouffé tout ce qui palpitait en moi! A-t-il jamais pensé que j’étais une femme vivante, qui avait besoin d’aimer? Personne ne sait qu’il m’insultait à chaque pas, et qu’il n’en était que plus satisfait de lui-même. N’ai-je pas cherché de toutes mes forces à donner un but à mon existence? N’ai-je pas fait mon possible pour l’aimer, et, n’ayant pu y réussir, n’ai-je pas cherché à me rattacher à mon fils? Mais le temps est venu où j’ai compris que je ne pouvais plus me faire d’illusion! Je vis: ce n’est pas ma faute si Dieu m’a faite ainsi, il me faut respirer et aimer. Et maintenant? s’il me tuait, s’il le tuait, je pourrais comprendre, pardonner; mais non, il… Comment n’ai-je pas deviné ce qu’il ferait? Il devait agir selon son lâche caractère, il devait rester dans son droit, et moi, malheureuse, me perdre plus encore… «Vous devez comprendre ce qui vous attend, vous et votre fils», se dit-elle en se rappelant un passage de la lettre. C’est une menace de m’enlever mon fils, leurs absurdes lois l’y autorisent sans doute. Mais ne vois-je pas pourquoi il me dit cela? Il ne croit pas à mon amour pour mon fils; peut-être méprise-t-il ce sentiment dont il s’est toujours raillé; mais il sait que je ne l’abandonnerai pas, parce que, sans mon fils, la vie ne me serait pas supportable, même avec celui que j’aime, et si je l’abandonnais, je tomberais au rang des femmes les plus méprisables; il sait, il sait que jamais je n’aurais la force d’agir ainsi. «Notre vie doit rester la même»; cette vie était un tourment jadis; dans les derniers temps, c’était pis encore. Que serait-ce donc maintenant? Il le sait bien, il sait aussi que je ne saurais me repentir de respirer, d’aimer; il sait que, de tout ce qu’il exige, il ne peut résulter que fausseté et mensonge: mais il a besoin de prolonger ma torture. Je le connais, je sais qu’il nage dans le mensonge comme un poisson dans l’eau. Je ne lui donnerai pas cette joie: je romprai ce tissu de faussetés dont il veut m’envelopper. Advienne que pourra! Tout vaut mieux que tromper et mentir; mais comment faire?… Mon Dieu, mon Dieu! Quelle femme a jamais été aussi malheureuse que moi! Je romprai tout, tout!» dit-elle en s’approchant de sa table pour écrire une autre lettre; mais, au fond de l’âme, elle sentait bien qu’elle était impuissante à rien résoudre et à sortir de la situation où elle se trouvait, quelque fausse qu’elle fût.


Assise devant sa table, elle appuya, au lieu d’écrire, sa tête sur ses bras, et se mit à pleurer comme pleurent les enfants, avec des sanglots qui lui soulevaient la poitrine.


Elle pleurait ses rêves du matin, cette position nouvelle qu’elle avait crue éclaircie et définie; elle savait maintenant que tout resterait comme par le passé, que tout irait même beaucoup plus mal. Elle sentait aussi que cette position dans le monde, dont elle faisait bon marché il y a quelques heures, lui était chère, qu’elle ne serait pas de force à l’échanger contre celle d’une femme qui aurait quitté mari et enfant pour suivre son amant; elle sentait qu’elle ne serait pas plus forte que les préjugés. Jamais elle ne connaîtrait l’amour dans sa liberté, elle resterait toujours la femme coupable, constamment menacée d’être surprise, trompant son mari pour un homme dont elle ne pourrait jamais partager la vie. Tout cela elle le savait, mais cette destinée était si terrible qu’elle ne pouvait l’envisager, ni lui prévoir un dénouement. Elle pleurait sans se retenir, comme un enfant puni.


Les pas d’un domestique la firent tressaillir, et, cachant son visage, elle fit semblant d’écrire.


«Le courrier demande une réponse, dit le domestique.


– Une réponse? oui, qu’il attende, dit Anna, je sonnerai.»


«Que puis-je écrire? pensa-t-elle, que décider toute seule? que puis-je vouloir? qui aimer?» Et, s’accrochant au premier prétexte venu pour échapper au sentiment de dualité qui l’épouvantait: «Il faut que je voie Alexis, pensa-t-elle, lui seul peut me dire ce que j’ai à faire. J’irai chez Betsy, peut-être l’y rencontrerai-je.» Elle oubliait complètement que la veille au soir, ayant dit à Wronsky qu’elle n’irait pas chez la princesse Tverskoï, celui-ci avait déclaré ne pas vouloir y aller non plus. Elle s’approcha de la table et écrivit à son mari:


«J’ai reçu votre lettre.


«ANNA.»


Elle sonna et remit le billet au domestique.


«Nous ne partons plus, dit-elle à Annouchka qui entrait.


– Plus du tout?


– Non; cependant ne déballez pas avant demain, et que la voiture attende. Je vais chez la princesse.


– Quelle robe faut-il préparer?»

XVII

La société qui se réunissait chez la princesse Tverskoï pour la partie de croquet à laquelle Anna était invitée, se composait de deux dames et de leurs adorateurs. Ces dames étaient les personnalités les plus remarquables d’une nouvelle coterie pétersbourgeoise, qu’on avait surnommée «les Sept merveilles du monde», par imitation de quelque autre imitation. Toutes deux appartenaient au plus grand monde, mais à un monde hostile à celui que fréquentait Anna. Le vieux Strémof, un des personnages les plus influents de Pétersbourg, l’admirateur de Lise Merkalof, était l’ennemi déclaré d’Alexis Alexandrovitch. Anna, après avoir pour cette raison décliné une première invitation de Betsy, s’était décidée à se rendre chez elle, dans l’espoir d’y rencontrer Wronsky.


Elle arriva la première chez la princesse.


Au même moment, le domestique de Wronsky, ressemblant à s’y méprendre à un gentilhomme de la chambre avec ses favoris frisés, s’arrêta à la porte pour la laisser passer, et souleva sa casquette.


En le voyant, Anna se souvint que Wronsky l’avait prévenue qu’il ne viendrait pas: c’était probablement pour s’excuser qu’il envoyait un billet par son domestique.


Elle eut envie de demander à celui-ci où était son maître, de retourner pour écrire à Wronsky en le priant de venir la rejoindre, ou d’aller elle-même le trouver; mais une cloche avait déjà annoncé sa visite, et un laquais près de la porte attendait qu’elle entrât dans la pièce suivante.


«La princesse est au jardin, on va la prévenir», dit un second laquais.


Il lui fallait, sans avoir vu Wronsky et sans avoir rien pu décider, rester avec ses préoccupations dans ce milieu étranger, animé de dispositions si différentes des siennes; mais elle portait une toilette qui, elle le savait, lui allait bien; l’atmosphère d’oisiveté solennelle dans laquelle elle se trouvait lui était familière, et enfin, n’étant plus seule, elle ne pouvait se creuser la tête sur le meilleur parti à prendre.


Anna respira plus librement.


En voyant venir Betsy à sa rencontre, dans une toilette blanche d’une exquise élégance, elle lui sourit comme toujours. La princesse était accompagnée de Toushkewitch et d’une parente de province qui, à la grande joie de sa famille, passait l’été chez la célèbre princesse.


Anna avait probablement un air étrange, car Betsy lui en fit aussitôt l’observation.


«J’ai mal dormi», répondit Anna en regardant à la dérobée le laquais apportant le billet qu’elle supposait être de Wronsky.


«Que je suis contente que vous soyez venue, dit Betsy. Je n’en puis plus, et je voulais précisément prendre une tasse de thé avant leur arrivée… Et vous, dit-elle en se tournant vers Toushkewitch, vous feriez bien d’aller avec Marie essayer le crocket ground là où le gazon a été fauché. Nous aurons le temps de causer un peu en prenant notre thé, we’ll have a cosy chat, n’est-ce pas» ajouta-t-elle en se tournant vers Anna, avec un sourire, et lui tendant la main.


«D’autant plus volontiers que je ne puis rester longtemps; Il faut absolument que j’aille chez la vieille Wrede; voilà cent ans que je lui promets une visite», dit Anna, à qui le mensonge, contraire à sa nature, devenait non seulement simple, facile, mais presque agréable.


Pourquoi disait-elle une chose à laquelle, cinq minutes auparavant, elle ne songeait même pas? C’est que, sans se l’expliquer, elle cherchait à se ménager une porte de sortie pour tenter, dans le cas où Wronsky ne viendrait pas, de le rencontrer quelque part; l’événement prouva que, de toutes les ruses dont elle pouvait user, celle-ci était la meilleure.


«Oh! je ne vous laisse pas partir, répondit Betsy en regardant attentivement Anna. En vérité, si je ne vous aimais pas tant, je serais tentée de m’offenser: on dirait que vous avez peur que je ne vous compromette… Le thé au petit salon, s’il vous plaît», dit-elle en s’adressant au laquais, avec un clignement d’yeux qui lui était habituel; et, prenant le billet, elle le parcourut.


«Alexis nous fait faux bond, – dit-elle en français, d’un ton aussi simple et naturel que si jamais il ne lui fût entré dans l’esprit que Wronsky eût pour Anna un autre intérêt que celui de jouer au croquet. – Il écrit qu’il ne peut pas venir.»


Anna ne doutait pas que Betsy sût à quoi s’en tenir, mais, en l’entendant, la conviction lui vint momentanément qu’elle ignorait tout.


«Ah!» fit-elle simplement, comme si ce détail lui importait peu. «Comment, continua-t-elle en souriant, votre société peut-elle compromettre quelqu’un?»


Cette façon de cacher un secret en jouant avec les mots avait pour Anna, comme pour toutes les femmes, un certain charme. Ce n’était pas tant le besoin de dissimuler, ni le but de la dissimulation, que le procédé en lui-même qui la séduisait.


«Je ne saurais être plus catholique que le pape; Strémof et Lise Merkalof,… mais c’est le dessus du panier de la société! D’ailleurs ne sont-ils pas reçus partout? Quant à moi, – elle appuya sur le mot moi, – je n’ai jamais été ni sévère ni intolérante. Je n’en ai pas le temps.


– Non, mais peut-être n’avez-vous pas envie de rencontrer Strémof? Laissez-le donc se prendre aux cheveux avec Alexis Alexandrovitch dans leurs commissions cela ne nous regarde pas; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il n’y a pas d’homme plus aimable dans le monde, ni de joueur plus passionné au croquet; vous verrez cela, et vous verrez avec quel esprit il se tire de sa situation comique de vieil amoureux de Lise. C’est vraiment un charmant homme. Vous ne connaissez pas Sapho Stoltz? C’est le dernier mot du bon ton, un bon ton tout battant neuf.»


Betsy, tout en bavardant, regardait Anna d’un air qui fit comprendre à celle-ci que son interlocutrice se doutait de son embarras et cherchait un moyen de l’en faire sortir.


«En attendant, il faut répondre à Alexis». Et Betsy s’assit devant un bureau, et écrivit un mot qu’elle mit sous enveloppe, «Je lui écris de venir dîner, il me manque un cavalier pour une de mes dames; voyez donc si je suis assez impérative? Pardon de vous quitter un instant, j’ai un ordre à donner; cachetez et envoyez», lui dit-elle de la porte.


Sans hésiter un moment, Anna prit la place de Betsy au bureau, et ajouta ces lignes au billet: «J’ai absolument besoin de vous parler; venez au jardin Wrede, j’y serai à six heures». Elle ferma la lettre, que Betsy expédia en rentrant.


Les deux femmes eurent effectivement un cosy chat en prenant le thé; elles causèrent, en les jugeant, de celles qu’on attendait, et d’abord de Lise Merkalof.


«Elle est charmante et m’a toujours été sympathique, dit Anna.


– Vous lui devez bien cela: elle vous adore. Hier soir, après les courses, elle s’est approchée de moi, et a été désolée de ne plus vous trouver. Elle prétend que vous êtes une véritable héroïne de roman, et qu’elle ferait mille folies pour vous, si elle était homme. Strémof lui a dit qu’elle n’avait pas besoin d’être homme pour faire des folies.


– Mais expliquez-moi une chose que je n’ai jamais comprise, – dit Anna après un moment de silence, et d’un ton qui prouvait clairement qu’elle ne faisait pas simplement une question oiseuse: – Quels rapports y a-t-il entre elle et le prince Kalougof, celui qu’on appelle Michka? Je les ai rarement rencontrés ensemble. Qu’y a-t-il entre eux?»


Betsy sourit des yeux et regarda Anna attentivement.


«C’est un genre nouveau, répondit-elle. Toutes ces dames l’ont adopté en jetant leurs bonnets par-dessus les moulins: il y a manière de le jeter cependant.


– Oui, mais quels rapports y a-t-il entre elle et Kalougof?»


Betsy, ce qui lui arrivait rarement, partit d’un irrésistible accès de fou rire.


«Mais vous marchez sur les traces de la princesse Miagkaïa: c’est une question d’enfant, dit Betsy en riant aux larmes de ce rire contagieux propre aux personnes qui rient rarement. Il faut le leur demander.


– Vous riez, dit Anna gagnée par sa gaieté, mais je n’y ai réellement jamais rien compris. Quel est le rôle du mari?


– Le mari? mais le mari de Lise Merkalof porte son plaid et se tient à son service. Quant au fond de la question, personne ne tient à le connaître. Vous savez qu’il y a des articles de toilette dont on ne parle jamais dans la bonne société, dont on tient même à ignorer l’existence; il en est de même pour ces questions-là.


– Irez-vous à la fête des Rolandaki? dit Anna pour changer de conversation.


– Je ne pense pas, – répondit Betsy, et, sans regarder son amie, elle versa avec soin le thé parfumé dans de petites tasses transparentes, puis elle prit une cigarette et se mit à fumer.


– La meilleure des situations est la mienne, dit-elle en cessant de rire; je vous comprends, vous, et je comprends Lise. Lise est une de ces natures naïves, inconscientes comme celles des enfants, ignorant le bien et le mal; au moins était-elle ainsi dans sa jeunesse, et, depuis qu’elle a reconnu que cette naïveté lui seyait, elle fait exprès de ne pas comprendre. Cela lui va tout de même. On peut considérer les mêmes choses de façons très différentes; les uns prennent les événements de la vie au tragique, et s’en font un tourment; les autres les prennent tout simplement, et même gaiement… Peut-être avez-vous des façons de voir trop tragiques?


– Que je voudrais connaître les autres autant que je me connais moi-même, dit Anna d’un air pensif et sérieux. Suis-je meilleure, suis-je pire que les autres? Je crois que je dois être pire!


– Vous êtes une enfant, une terrible enfant, dit Betsy… Mais les voilà.»

XVIII

Des pas et une voix d’homme se firent entendre, puis une voix de femme et un éclat de rire. Après quoi les visiteurs attendus firent leur entrée au salon. C’étaient Sapho Stoltz et un jeune homme répondant au nom de Waska, dont le visage rayonnait de satisfaction, et d’une santé un peu trop exubérante. Les truffes, le vin de Bourgogne, les viandes saignantes lui avaient trop bien réussi. Waska salua les deux dames en entrant, mais le regard qu’il leur jeta ne dura pas plus d’une seconde: il traversa le salon derrière Sapho, comme s’il eût été mené en laisse, la dévorant de ses yeux brillants. Sapho Stoltz était une blonde aux yeux noirs; elle entra d’un pas délibéré, hissée sur des souliers à talons énormes, et alla vigoureusement secouer la main aux dames, à la façon des hommes.


Anna fut frappée de la beauté de cette nouvelle étoile, qu’elle n’avait pas encore rencontrée, de sa toilette, poussée aux dernières limites de l’élégance, et de sa désinvolture. La tête de la baronne portait un véritable échafaudage de cheveux vrais et faux d’une nuance dorée charmante. Cette coiffure élevée donnait à sa tête à peu près la même hauteur qu’à son buste très bombé; sa robe, fortement serrée par derrière, dessinait les formes de ses genoux et de ses jambes à chaque mouvement, et, en regardant le balancement de son énorme pouff, on se demandait involontairement où pouvait bien se terminer ce petit corps élégant, si découvert du haut et si serré du bas.


Betsy se hâta de la présenter à Anna.


«Imaginez-vous que nous avons failli écraser deux soldats, commença-t-elle aussitôt en clignant des yeux avec un sourire, et en rejetant la queue de sa robe en arrière. J’étais avec Waska. Ah! j’oubliais que vous ne le connaissez pas». Et elle désigna le jeune homme par son nom de famille, en rougissant et en riant de l’avoir nommé Waska devant des étrangers. Celui-ci salua une seconde fois, mais ne dit pas un mot, et se tournant vers Sapho:


«Le pari est perdu, dit-il: nous sommes arrivés premiers; il ne vous reste qu’à payer.»


Sapho rit encore plus fort.


«Pas maintenant cependant.


– C’est égal, vous payerez plus tard.


– C’est bon, c’est bon. Ah! mon Dieu! s’écria-t-elle tout à coup en se tournant vers la maîtresse de la maison, j’oubliais de vous dire, étourdie que je suis!… Je vous amène un hôte. Et le voilà.»


Le jeune hôte annoncé par Sapho, qu’on n’attendait pas, et qu’elle avait oublié, se trouva être d’une importance telle, que, malgré sa jeunesse, les dames se levèrent pour le recevoir.


C’était le nouvel adorateur de Sapho, et, à l’exemple de Waska, il suivait tous ses pas.


À ce moment entrèrent le prince Kalougof et Lise Merkalof avec Strémof. Lise était une brune un peu maigre, à l’air indolent, au type oriental, avec des yeux que tout le monde assurait être impénétrables; sa toilette de nuance foncée, qu’Anna remarqua et apprécia aussitôt, était en harmonie parfaite avec son genre de beauté; autant Sapho était brusque et décidée, autant Lise avait un laisser-aller plein d’abandon.


Betsy, en parlant d’elle, lui avait reproché ses airs d’enfant innocent. Le reproche était injuste; Lise était bien réellement un être charmant d’inconscience, quoique gâté. Ses manières n’étaient pas meilleures que celles de Sapho; elle aussi menait à sa suite, cousus à sa robe, deux adorateurs qui la dévoraient des yeux, l’un jeune, l’autre vieux; mais il y avait en elle quelque chose de supérieur à son entourage; on aurait dit un diamant au milieu de simples verroteries. L’éclat de la pierre précieuse rayonnait dans ses beaux yeux énigmatiques, entourés de grands cercles bistrés, dont le regard fatigué, et cependant passionné, frappait par sa sincérité. En la voyant, on croyait lire dans son âme, et la connaître c’était l’aimer. À la vue d’Anna, son visage s’illumina d’un sourire de joie.


«Ah! que je suis contente de vous voir, dit-elle en s’approchant; hier soir, aux courses, je voulais arriver jusqu’à vous,… vous veniez précisément de partir. N’est-ce pas, que c’était horrible? dit-elle avec un regard qui semblait lui ouvrir son cœur.


– C’est vrai, je n’aurais jamais cru que cela pût émouvoir à ce point,» répondit Anna en rougissant.


Les joueurs de croquet se levèrent pour aller au jardin.


«Je n’irai pas, dit Lise en s’asseyant plus près d’Anna. Vous non plus, n’est-ce pas? Quel plaisir peut-on trouver à jouer au croquet?


– Mais j’aime assez cela, dit Anna.


– Comment, dites-moi, comment faites-vous pour ne pas vous ennuyer? On se sent content rien que de vous regarder. Vous vivez, vous: moi, je m’ennuie!


– Vous vous ennuyez? mais on assure que votre maison est la plus gaie de tout Pétersbourg, dit Anna.


– Peut-être ceux auxquels nous paraissons si gais s’ennuient-ils encore plus que nous, mais, moi du moins, je ne m’amuse certainement pas: je m’ennuie cruellement!»


Sapho alluma une cigarette, et, suivie des jeunes gens, s’en alla au jardin, Betsy et Strémof restèrent près de la table à thé.


«Je vous le redemande, reprit Lise: comment faites-vous pour ne pas connaître l’ennui?


– Mais je ne fais rien, dit Anna en rougissant de cette insistance.


– C’est ce qu’on peut faire de mieux,» dit Strémof en se mêlant à la conversation.


C’était un homme d’une cinquantaine d’années, grisonnant, mais bien conservé; laid, mais d’une laideur originale et spirituelle; Lise Merkalof était la nièce de sa femme, et il passait auprès d’elle tous ses moments de loisir. Rencontrant Anna dans le monde, il chercha, en homme bien élevé, à se montrer particulièrement aimable pour elle, en raison même de ses mauvais rapports d’affaires avec son mari.


«Le meilleur des moyens est de ne rien faire, continua-t-il avec son sourire intelligent. – Je vous le répète depuis longtemps. Il suffit pour ne pas s’ennuyer de ne pas croire qu’on s’ennuiera: de même que si l’on souffre d’insomnie, il ne faut pas se dire que jamais on ne s’endormira. Voilà ce qu’a voulu vous faire comprendre Anna Arcadievna.


– Je serais ravie d’avoir effectivement dit cela, reprit Anna en souriant, car c’est mieux que spirituel, c’est vrai.


– Mais pourquoi, dites-moi, est-il aussi difficile de s’endormir que de ne pas s’ennuyer?


– Pour dormir, il faut avoir travaillé, et pour s’amuser aussi.


– Quel travail pourrais-je bien faire, moi dont le travail n’est bon à personne? Je pourrais faire semblant, mais je ne m’y entends pas, et ne veux pas m’y entendre.


– Vous êtes incorrigible», dit Strémof en s’adressant encore à Anna. Il la rencontrait rarement et ne pouvait guère lui dire que des banalités, mais il sut tourner ces banalités agréablement, lui parler de son retour à Pétersbourg, et de l’amitié de la comtesse Lydie pour elle.


«Ne partez pas, je vous en prie,» dit Lise en apprenant qu’Anna allait les quitter. Strémof se joignit à elle:


«Vous trouverez un contraste trop grand entre la société d’ici et celle de la vieille Wrede, dit-il; et puis vous ne lui serez qu’un sujet de médisances, tandis que vous éveillez ici des sentiments très différents!»


Anna resta pensive un moment; les paroles flatteuses de cet homme d’esprit, la sympathie enfantine et naïve que lui témoignait Lise, ce milieu mondain auquel elle était habituée, et dans lequel il lui semblait respirer librement, comparé à ce qui l’attendait chez elle, lui causèrent une minute d’hésitation. Ne pouvait-elle remettre à plus tard le moment terrible de l’explication? Mais, se rappelant la nécessité absolue de prendre un parti, et son profond désespoir du matin, elle se leva, fit ses adieux et partit.

XIX

Malgré sa vie mondaine et son apparente légèreté, Wronsky avait horreur du désordre. Un jour, étant jeune et encore au corps des pages, il se trouva à court d’argent, et essuya un refus lorsqu’il voulut en emprunter. Depuis lors il s’était juré de ne plus s’exposer à cette humiliation, et se tint parole. Cinq ou six fois par an, il faisait ce qu’il appelait sa lessive, et gardait ainsi ses affaires en ordre.


Le lendemain des courses, s’étant réveillé tard, Wronsky avant son bain, et sans se raser, endossa un sarrau de soldat, et procéda au classement de ses comptes et de son argent. Pétritzky, connaissant l’humeur de son camarade dans ces cas-là, se leva et s’esquiva sans bruit.


Tout homme dont l’existence est compliquée croit aisément que les difficultés de la vie sont une malechance personnelle, un privilège malheureux réservé à lui seul, et dont les autres sont exempts. Wronsky pensait ainsi, s’enorgueillissant, non sans raison, d’avoir jusqu’ici évité des embarras auxquels d’autres auraient succombé; mais, afin de ne pas aggraver la situation, il voulait au plus tôt voir clair dans ses affaires, et avant tout dans ses affaires d’argent.


Il écrivit de son écriture fine un état de ses dettes, et trouva un total de plus de 17 000 roubles, tandis que tout son avoir ne montait qu’à 1800 roubles, sans aucune rentrée à toucher avant le jour de l’an. Wronsky fit alors une classification de ses dettes, et établit trois catégories: d’abord les dettes urgentes, qui montaient à environ 4000 roubles, dont 1500 pour son cheval et 2000 pour payer un escroc qui les avait fait perdre à un de ses camarades. Cette dette ne le concernait pas directement, puisqu’il s’était simplement porté caution pour un ami, mais il tenait, en cas de réclamation, à pouvoir jeter cette somme à la tête du fripon qui l’avait escroquée.


Ces 4000 roubles étaient donc indispensables. Venaient ensuite les dettes de son écurie de courses, environ 8000 roubles, à son fournisseur de foin et d’avoine, ainsi qu’au bourrelier anglais; avec 2000 roubles on pouvait provisoirement tout régler.


Quant aux dettes à son tailleur et à divers autres fournisseurs, elles pouvaient attendre.


En somme il lui fallait 6000 roubles immédiatement, et il n’en avait que 1800.


Pour un homme auquel on attribuait 100 000 roubles de revenu, c’étaient de faibles dettes; mais ce revenu n’existait pas, car, la fortune paternelle étant indivise, Wronsky avait cédé sa part des deux cent mille roubles qu’elle rapportait, à son frère, au moment du mariage de celui-ci avec une jeune fille sans fortune, la princesse Barbe Tchirikof, fille du Décembriste. Alexis ne s’était réservé qu’un revenu de 25 000 roubles, disant qu’il suffirait jusqu’à ce qu’il se mariât, ce qui n’arriverait jamais. Son frère, très endetté, et commandant un régiment qui obligeait à de grandes dépenses, ne put refuser ce cadeau. La vieille comtesse, dont la fortune était indépendante, ajoutait 20 000 roubles au revenu de son fils cadet, qui dépensait tout sans songer à l’économie; mais sa mère, mécontente de la façon dont il avait quitté Moscou, et de sa liaison avec Mme Karénine, avait cessé de lui envoyer de l’argent: de sorte que Wronsky, vivant sur le pied d’une dépense de 45 000 roubles par an, s’était trouvé réduit tout à coup à 25 000. Avoir recours à sa mère était impossible, car la lettre qu’il avait reçue d’elle l’irritait, surtout par les allusions qu’elle contenait: on voulait bien l’aider dans l’avancement de sa carrière, mais non pour continuer une vie qui scandalisait toute la bonne société. L’espèce de marché sous-entendu par sa mère l’avait blessé jusqu’au fond de l’âme; il se sentait plus refroidi que jamais à son égard; d’un autre côté, reprendre la parole généreuse qu’il avait donnée à son frère un peu étourdîment, était aussi inadmissible. Le souvenir seul de sa belle-sœur, de cette bonne et charmante Waria, qui à chaque occasion lui faisait entendre qu’elle n’oubliait pas sa générosité, et ne cessait de l’apprécier, eût suffi à l’empêcher de se rétracter; c’était aussi impossible que de battre une femme, de voler ou de mentir; et cependant il sentait que sa liaison avec Anna pouvait lui rendre son revenu aussi nécessaire que s’il était marié.


La seule chose pratique, et Wronsky s’y arrêta sans hésitation, était d’emprunter 10 000 roubles à un usurier, ce qui n’offrait aucune difficulté, de diminuer ses dépenses, et de vendre son écurie. Cette décision prise, il écrivit à Rolandaki, qui lui avait souvent proposé d’acheter ses chevaux, fit venir l’Anglais et l’usurier, et partagea entre divers comptes l’argent qui lui restait. Ceci fait, il écrivit un mot bref à sa mère, et prit pour les relire encore une fois, avant de les brûler, les trois dernières lettres d’Anna: le souvenir de leur entretien de la veille le fit tomber dans une profonde méditation.

XX

Wronsky s’était fait un code de lois pour son usage particulier.


Ce code s’appliquait à un cercle de devoirs peu étendus, mais strictement déterminés; n’ayant guère eu à sortir de ce cercle, Wronsky ne s’était jamais trouvé pris au dépourvu, ni hésitant sur ce qu’il convenait de faire ou d’éviter. Ce code lui prescrivait, par exemple, de payer une dette de jeu à un escroc, mais ne déclarait pas indispensable de solder la note de son tailleur; il défendait le mensonge, excepté envers une femme; il interdisait de tromper, sauf un mari; admettait l’offense, mais non le pardon des injures.


Ces principes pouvaient manquer de raison et de logique, mais, comme Wronsky ne les discutait pas, il s’était toujours attribué le droit de porter haut la tête, du moment qu’il les observait. Depuis sa liaison avec Anna, il apercevait cependant certaines lacunes à son code; les conditions de sa vie ayant changé, il n’y trouvait plus réponse à tous ses doutes, et se prenait à hésiter en songeant à l’avenir.


Jusqu’ici ses rapports avec Anna et son mari étaient rentrés dans le cadre des principes connus et admis: Anna était une femme honnête qui, lui ayant donné son amour, avait tous les droits imaginables à son respect, plus même que si elle eût été sa femme légitime; il se serait fait couper la main plutôt que de se permettre un mot, une allusion blessante, rien qui pût sembler contraire à l’estime et à la considération sur lesquelles une femme doit compter.


Ses rapports avec la société étaient également clairs; chacun pouvait soupçonner sa liaison, personne ne devait oser en parler; il était prêt à faire taire les indiscrets, et à les obliger de respecter l’honneur de celle qu’il avait déshonorée.


Ses rapports avec le mari étaient plus clairs encore; du moment où il avait aimé Anna, ses droits sur elle lui semblaient imprescriptibles. Le mari était un personnage inutile, gênant, position certainement désagréable pour lui, mais à laquelle personne ne pouvait rien. Le seul droit qui lui restât était de réclamer une satisfaction par les armes, ce à quoi Wronsky était tout disposé.


Cependant les derniers jours avaient amené des incidents nouveaux, et Wronsky n’était pas prêt à les juger. La veille, Anna lui avait annoncé qu’elle était enceinte; il sentait qu’elle attendait de lui une résolution quelconque; or les principes qui dirigeaient sa vie ne déterminaient pas ce que devait être cette résolution; au premier moment, son cœur l’avait poussé à exiger qu’elle quittât son mari; maintenant il se demandait, après y avoir réfléchi, si cette rupture était désirable, et ses réflexions le jetaient dans la perplexité.


«Lui faire quitter son mari» c’est unir sa vie à la mienne: y suis-je préparé? Puis-je l’enlever, manquant d’argent comme je le fais? Admettons que je m’en procure: puis-je l’emmener tant que je suis au service? Au point où nous en sommes, je dois me tenir prêt à donner ma démission et à trouver de l’argent.»


L’idée de quitter le service l’amenait à envisager un côté secret de sa vie qu’il était seul à connaître.


L’ambition avait été le rêve de son enfance et de sa jeunesse, rêve capable de balancer dans son cœur l’amour que lui inspirait Anna, quoiqu’il n’en convînt pas avec lui-même. Ses premiers pas dans la carrière militaire avaient été aussi heureux que ses débuts dans le monde; mais depuis deux ans il subissait les conséquences d’une insigne maladresse.


Au lieu d’accepter un avancement qui lui fut proposé, il refusa, comptant sur ce refus pour se grandir et prouver son indépendance; il avait trop présumé du prix qu’on attachait à ses services, et depuis lors on ne s’était plus occupé de lui. Bon gré mal gré, il se voyait réduit à ce rôle d’homme indépendant, qui, ne demandant rien, ne peut trouver mauvais qu’on le laisse s’amuser en paix; en réalité, il ne s’amusait plus. Son indépendance lui pesait, et il commençait à craindre qu’on ne le tînt définitivement pour un brave et honnête garçon, uniquement destiné à s’occuper de ses plaisirs.


Sa liaison avec Anna avait un moment calmé le ver rongeur de l’ambition déçue, en attirant sur lui l’attention générale, comme sur le héros d’un roman; mais le retour d’un ami d’enfance, le général Serpouhowskoï, venait de réveiller ses anciens sentiments.


Le général avait été son camarade de classe, son rival d’études et d’exercices du corps, le compagnon de ses folies de jeunesse; il revenait couvert de gloire de l’Asie centrale, et, à peine rentré à Pétersbourg, on attendait sa nomination à un poste important; on le considérait comme un astre levant de premier ordre. Auprès de lui, Wronsky, libre, brillant, aimé d’une femme charmante, n’en faisait pas moins triste figure, comme simple capitaine de cavalerie auquel on permettait de rester indépendant tout à son aise.


«Certainement, se disait-il, je ne porte pas envie à Serpouhowskoï, mais son avancement prouve qu’il suffit à un homme comme moi d’attendre son heure, pour faire rapidement carrière. Il y a de cela trois ans à peine, il était au même point que moi; si je quittais le service, je brûlerais mes vaisseaux; en y restant, je ne perds rien; ne m’a-t-elle pas dit elle-même qu’elle ne voulait pas changer sa situation? Et puis-je, possédant son amour, envier Serpouhowskoï?»


Il frisa lentement le bout de sa moustache, se leva et se mit à marcher dans la chambre. Ses yeux brillaient, et il éprouvait le calme d’esprit qui succédait toujours chez lui au règlement de ses affaires; cette fois encore, tout était remis en bon ordre. Il se rasa, prit son bain froid, s’habilla, et s’apprêta à sortir.

XXI

«Je venais te chercher, dit Pétritzky en entrant dans la chambre. Ta lessive a duré longtemps aujourd’hui. Est-elle terminée?


– Oui, dit Wronsky en souriant des yeux.


– Quand tu sors de ces lessives, on dirait que tu sors du bain. Je viens de chez Gritzky (le colonel de leur régiment); on t’attend.»


Wronsky regardait son camarade sans lui répondre, sa pensée était ailleurs.


«Ah! c’est chez lui qu’est cette musique? dit-il en écoutant le son bien connu des polkas et des valses de la musique militaire, qui se faisait entendre dans le lointain. Quelle fête y a-t-il donc?


– Serpouhowskoï est arrivé.


– Ah! dit Wronsky, je ne savais pas». Et le sourire de ses yeux brilla plus vif.


Il avait pris en lui-même le parti de sacrifier son ambition à son amour, et de se trouver heureux; donc, il ne pouvait en vouloir à Serpouhowskoï de ne pas être encore venu le voir.


«J’en suis enchanté…»


Le colonel Gritzky occupait une grande maison seigneuriale; quand Wronsky arriva, toute la société était réunie sur la terrasse du bas; les chanteurs du régiment, en sarraus d’été, se tenaient debout dans la cour, autour d’un petit tonneau d’eau-de-vie; sur la première marche de la terrasse, le colonel avec sa bonne figure réjouie, entouré de ses officiers, criait plus fort que la musique, qui jouait un quadrille d’Offenbach, et il donnait avec force gestes des ordres à un groupe de soldats. Ceux-ci, avec le vaguemestre et quelques sous-officiers, s’approchèrent du balcon en même temps que Wronsky.


Le colonel, qui était retourné à table, reparut, un verre de champagne en main, et porta le toast suivant: «À la santé de notre ancien camarade le brave général prince Serpouhowskoï, hourra!»


Serpouhowskoï parut le verre en main à la suite du colonel.


«Tu rajeunis toujours, Bondarenko!» dit-il au vaguemestre, un beau garçon au teint fleuri.


Wronsky n’avait pas revu Serpouhowskoï depuis trois ans; il le trouva toujours aussi beau, mais d’une beauté plus mâle; la régularité de ses traits frappait moins encore que la noblesse et la douceur de toute sa personne. Il remarqua en lui la transformation propre à ceux qui réussissent, et qui sentent leur succès; ce certain rayonnement intérieur lui était bien connu.


Comme Serpouhowskoï descendait l’escalier, il aperçut Wronsky, et un sourire de contentement illumina son visage; il fit un signe de tête en levant son verre, pour indiquer par ce geste, en lui envoyant un salut affectueux, qu’il fallait trinquer avec le vaguemestre, raide comme un piquet, et tout prêt à recevoir l’accolade.


«Te voilà donc, cria le colonel, et Yashvine qui prétendait que tu étais dans tes humeurs noires!»


Serpouhowskoï, après avoir dûment embrassé trois fois le beau vaguemestre et s’être essuyé la bouche de son mouchoir, s’approcha de Wronsky.


«Que je suis content de te voir! dit-il en lui serrant la main et en l’emmenant dans un coin.


– Occupez-vous d’eux, cria le colonel à Yashvine, et il descendit vers le groupe de soldats.


– Pourquoi n’es-tu pas venu hier aux courses? Je pensais t’y voir, dit Wronsky en examinant Serpouhowskoï.


– J’y suis venu, mais trop tard. Pardon, dit-il en se tournant vers un aide de camp; distribuez cela de ma part, je vous prie.» Et il tira de son portefeuille trois billets de cent roubles.


«Wronsky! veux-tu boire ou manger? demanda Yashvine. Hé! qu’on apporte quelque chose au comte! Bois ceci en attendant.»


La fête se prolongea longtemps; on but beaucoup. On porta Serpouhowskoï en triomphe; puis ce fut le tour du colonel. Ensuite le colonel dansa lui-même une danse de caractère devant les chanteurs; après quoi, un peu las, il s’assit sur un banc dans la cour, et démontra à Yashvine la supériorité de la Russie sur la Prusse, notamment dans les charges de cavalerie, et la gaieté se calma un moment; Serpouhowskoï alla se laver les mains dans le cabinet de toilette, et y trouva Wronsky qui se versait de l’eau sur la tête; il avait ôté son uniforme d’été et s’arrosait le cou. Quand il eut fini ses ablutions, il vint s’asseoir près de Serpouhowskoï, et là sur un petit divan ils causèrent.


«J’ai toujours su tout ce qui te concernait par ma femme, dit Serpouhowskoï; je suis content que tu la voies souvent.


– C’est une amie de Waria, et ce sont les seules femmes de Pétersbourg que j’aie plaisir à voir, répondit Wronsky avec un sourire, prévoyant la tournure qu’allait prendre la conversation, et ne la trouvant pas désagréable.


– Les seules? demanda Serpouhowskoï en souriant aussi.


– Oui; moi aussi, je savais ce qui te concernait, mais ce n’était pas par ta femme seulement, dit Wronsky coupant court à toute allusion par l’expression sérieuse que prit son visage. J’ai été très heureux de tes succès, sans en être le moins du monde surpris. J’attendais plus encore.»


Serpouhowskoï sourit; cette opinion le flattait, et il ne voyait pas de raison pour le dissimuler.


«Moi, je n’espérais pas tant, à parler franchement; mais je suis content, très content; je suis ambitieux, c’est une faiblesse, je ne m’en cache pas.


– Tu t’en cacherais peut-être si tu réussissais moins bien, dit Wronsky.


– Je le crois; je n’irai pas jusqu’à dire que sans ambition il ne vaudrait pas la peine de vivre, mais la vie serait monotone; je me trompe peut-être, cependant il me semble que je possède les qualités nécessaires au genre d’activité que j’ai choisi, et que le pouvoir entre mes mains, quel qu’il soit, sera mieux placé qu’entre les mains de beaucoup d’autres à moi connus; par conséquent, plus j’approcherai du pouvoir, plus je serai content.


– C’est peut-être vrai pour toi, mais pas pour tout le monde; moi aussi, j’ai pensé comme toi, et cependant je vis, et ne trouve plus que l’ambition soit le seul but de l’existence.


– Nous y voilà, dit en riant Serpouhowskoï. Je commence par te dire que j’ai su l’affaire de ton refus, et je t’ai naturellement approuvé. Selon moi, tu as bien agi dans le fond, mais pas dans les conditions où tu devais le faire.


– Ce qui est fait, est fait, et tu sais que je ne renie pas mes actions; d’ailleurs, je m’en trouve très bien.


– Très bien, pour un temps. Tu ne t’en contenteras pas toujours. Ton frère, je ne dis pas, c’est un bon enfant comme notre hôte. L’entends-tu? ajouta-t-il en entendant des hourras prolongés dans le lointain. Mais cela ne peut te suffire à toi.


– Je ne dis pas que cela me suffise.


– Et puis, des hommes comme toi sont nécessaires.


– À qui?


– À qui? À la société, à la Russie. La Russie a besoin d’hommes, elle a besoin d’un parti: sinon tout ira à la diable.


– Qu’entends-tu par là? Le parti de Bertenef contre les communistes russes?


– Non, dit Serpouhowskoï avec une grimace, à l’idée qu’on pût le soupçonner d’une semblable bêtise. Tout cela, c’est une blague [10]: ce qui a toujours été sera toujours. Il n’y a pas de communistes, mais des gens qui ont besoin d’inventer un parti dangereux quelconque, par esprit d’intrigue. C’est le vieux jeu. Ce qu’il faut, c’est un groupe puissant d’hommes indépendants comme toi et moi.


– Pourquoi cela? – Wronsky nomma quelques personnalités influentes; – ceux-là ne sont cependant pas indépendants.


– Ils ne le sont pas, uniquement parce que de naissance ils n’ont pas eu d’indépendance matérielle, de nom, qu’ils n’ont pas, comme nous, vécu près du soleil. L’argent ou les honneurs peuvent les acheter, et pour se maintenir il leur faut suivre une direction à laquelle eux-mêmes n’attachent parfois aucun sens, qui peut être mauvaise, mais dont le but est de leur assurer une position officielle et certains appointements. Cela n’est pas plus fin que cela [11], quand on regarde dans leur jeu. Je suis peut-être pire, ou plus bête qu’eux, ce qui n’est pas certain, mais en tout cas j’ai comme toi l’avantage important d’être plus difficile à acheter. Plus que jamais, les hommes de cette trempe-là sont nécessaires.»


Wronsky l’écoutait attentivement, moins à cause de ses paroles que parce qu’il comprenait la portée des vues de son ami; tandis que lui-même ne tenait encore qu’aux intérêts de son escadron, Serpouhowskoï envisageait déjà la lutte avec le pouvoir, et se créait un parti dans les sphères officielles. Et quelle force n’acquerrait-il pas avec sa puissance de réflexion et d’assimilation, et cette facilité de parole, si rare dans son milieu?


Quelque honte qu’il en éprouvât, Wronsky se surprit un mouvement d’envie.


«Il me manque une qualité essentielle pour parvenir, répondit-il: l’amour du pouvoir. Je l’ai eu, et l’ai perdu.


– Je n’en crois rien, dit en souriant le général.


– C’est pourtant vrai, «maintenant» surtout, pour être absolument sincère.


– «Maintenant», peut-être, mais cela ne durera pas toujours.


– Cela se peut.


– Tu dis «cela se peut», et moi je dis «certainement non», continua Serpouhowskoï, comme s’il eût deviné sa pensée. C’est pourquoi je tenais à causer avec toi. J’admets ton premier refus, mais je te demande pour l’avenir carte blanche. Je ne joue pas au protecteur avec toi, et cependant pourquoi ne le ferais-je pas: n’as-tu pas été souvent le mien? Notre amitié est au-dessus de cela. Oui, donne-moi carte blanche, et je t’entraînerai sans que cela y paraisse.


– Comprends donc que je ne demande rien, dit Wronsky, si ce n’est que le présent subsiste.»


Serpouhowskoï se leva, et se plaçant devant lui: «Je te comprends, mais écoute-moi: nous sommes contemporains, peut-être as-tu connu plus de femmes que moi (son sourire et son geste rassurèrent Wronsky sur la délicatesse qu’il mettrait à toucher l’endroit sensible), mais je suis marié, et, comme a dit je ne sais qui, celui qui n’a connu que sa femme et l’a aimée, en sait plus long sur la femme que celui qui en a connu mille…


– Nous venons, cria Wronsky à un officier qui s’était montré à la porte pour les appeler de la part du colonel. Il était curieux de voir où Serpouhowskoï voulait en venir.


– La femme, selon moi, est la pierre d’achoppement de la carrière d’un homme. Il est difficile d’aimer une femme et de rien faire de bon, et la seule façon de ne pas être réduit à l’inaction par l’amour, c’est de se marier. Comment t’expliquer cela, continua Serpouhowskoï que les comparaisons amusaient? Suppose que tu portes un fardeau: tant qu’on ne te l’aura pas lié sur le dos, tes mains ne te serviront à rien. C’est là ce que j’ai éprouvé en me mariant; mes mains sont tout à coup devenues libres; mais traîner ce fardeau sans le mariage, c’est se rendre incapable de toute action. Regarde Masonkof, Kroupof… Grâce aux femmes, ils ont perdu leur carrière!


– Mais quelles femmes! dit Wronsky en pensant à l’actrice et à la Française auxquelles ces deux hommes étaient enchaînés.


– Plus la position sociale de la femme est élevée, plus la difficulté est grande: ce n’est plus alors se charger d’un fardeau, c’est l’arracher à quelqu’un.


– Tu n’as jamais aimé, murmura Wronsky en regardant devant lui et songeant à Anna.


– Peut-être, mais pense à ce que je t’ai dit, et n’oublie pas ceci: Les femmes sont toutes plus matérielles que les hommes; nous avons de l’amour une conception grandiose, elles restent toujours terre à terre… – Tout de suite, – dit-il à un domestique qui entrait dans la chambre; mais celui-ci ne venait pas les chercher, il apportait un billet à Wronsky.


– De la princesse Tverskoï.»


Wronsky décacheta le billet et devint tout rouge.


«J’ai mal à la tête et je rentre chez moi, dit-il à Serpouhowskoï.


– Alors adieu, tu me donnes carte blanche, nous en reparlerons; je te trouverai à Pétersbourg.»

XXII

Il était cinq heures passées. Pour ne pas manquer au rendez-vous, et surtout pour ne pas s’y rendre avec ses chevaux que tout le monde connaissait, Wronsky prit la voiture d’isvostchik de Yashvine et ordonna au cocher de marcher bon train; c’était une vieille voiture à quatre places; il s’y installa dans un coin, et étendit ses jambes sur la banquette.


L’ordre rétabli dans ses affaires, l’amitié de Serpouhowskoï et les paroles flatteuses par lesquelles celui-ci lui avait affirmé qu’il était un homme nécessaire, enfin l’attente d’une entrevue avec Anna, lui donnaient une joie de vivre si exubérante qu’un sourire lui vint aux lèvres; il passa la main sur la contusion de la veille, et respira à pleins poumons.


«Qu’il fait bon vivre», se dit-il en se rejetant au fond de la voiture, les jambes croisées. Jamais il n’avait éprouvé si vivement cette plénitude de vie, qui lui rendait même agréable la légère douleur qu’il ressentait de sa chute.


Cette froide et claire journée d’août, dont Anna avait été si péniblement impressionnée, le stimulait, l’excitait.


Ce qu’il apercevait aux dernières clartés du jour, dans cette atmosphère pure, lui paraissait frais, joyeux et sain comme lui-même. Les toits des maisons que doraient les rayons du soleil couchant, les contours des palissades bordant la route, les maisons se dessinant en vifs reliefs, les rares passants, la verdure des arbres et du gazon, qu’aucun souffle de vent n’agitait, les champs avec leurs sillons de pommes de terre, où se projetaient des ombres obliques: tout semblait composer un joli paysage fraîchement verni.


«Plus vite, plus vite,» dit-il au cocher en lui glissant par la glace de la voiture un billet de trois roubles. L’isvostchik raffermit de la main la lanterne de la voiture, fouetta ses chevaux, et l’équipage roula rapidement sur la chaussée unie.


«Il ne me faut rien, rien que ce bonheur!» pensa-t-il en fixant les yeux sur le bouton de la sonnette, placé entre les deux glaces de la voiture; et il se représenta Anna telle qu’il l’avait vue la dernière fois. «Plus je vais, plus je l’aime!… Et voilà le jardin de la villa Wrede. Où peut-elle bien être? Pourquoi m’a-t-elle écrit un mot sur la lettre de Betsy?» C’était la première fois qu’il y songeait; mais il n’avait pas le temps de réfléchir. Il arrêta le cocher avant d’atteindre l’avenue, descendit tandis que la voiture marchait encore, et entra dans l’allée qui menait à la maison: il n’y vit personne; mais en regardant à droite dans le parc, il aperçut Anna, le visage couvert d’un voile épais; il la reconnut à sa démarche, à la forme de ses épaules, à l’attache de sa tête, et sentit comme un courant électrique. Sa joie de vivre se communiquait à ses mouvements et à sa respiration.


Quand ils furent près l’un de l’autre, elle lui prit vivement la main:


«Tu ne m’en veux pas de t’avoir fait venir? J’ai absolument besoin de te voir, – dit-elle, et le pli sévère de sa lèvre sous son voile changea subitement la disposition joyeuse de Wronsky.


– Moi, t’en vouloir? mais comment et pourquoi es-tu ici?


– Peu importe, dit-elle en passant le bras sous celui de Wronsky; viens, il faut que je te parle.»


Il comprit qu’un nouvel incident était survenu, et que leur entretien n’aurait rien de doux; aussi fut-il gagné par l’agitation d’Anna sans en connaître la cause.


«Qu’y a-t-il?» demanda-t-il en lui serrant le bras et cherchant à lire sur son visage.


Elle fit quelques pas en silence pour reprendre haleine, et s’arrêta tout à coup.


«Je ne t’ai pas dit hier, commença-t-elle en respirant avec effort et parlant rapidement, qu’en rentrant des courses avec Alexis Alexandrovitch, je lui ai tout avoué…, je lui ai dit que je ne pouvais plus être sa femme,… enfin tout.»


Il l’écoutait, penché vers elle, comme s’il eût voulu adoucir l’amertume de cette confidence; mais aussitôt qu’elle eut parlé, il se redressa et son visage prit une expression fière et sévère.


«Oui, oui, cela valait mille fois mieux. Je comprends ce que tu as dû souffrir!» Mais elle n’écoutait pas et cherchait à deviner les pensées de son amant; pouvait-elle imaginer que l’expression de ses traits se rapportât à la première idée que lui avait suggérée le récit qu’il venait d’entendre; au duel, qu’il croyait dorénavant inévitable! jamais Anna n’y avait songé, et l’interprétation qu’elle donna au changement de physionomie de Wronsky fut très différente.


Depuis la lettre de son mari, elle sentait au fond de l’âme que tout resterait comme par le passé, qu’elle n’aurait pas la force de sacrifier sa position dans le monde, ni son fils, à son amant. La matinée passée chez la princesse Tverskoï l’avait confirmée dans cette conviction; néanmoins elle attachait une grande importance à son entrevue avec Wronsky, elle espérait que leur situation respective en serait changée. Si dès le premier moment il avait dit sans hésitation: «Quitte tout et viens avec moi», elle aurait même abandonné son fils; mais il n’eut aucun mouvement de ce genre, et lui sembla plutôt blessé et mécontent.


«Je n’ai pas souffert, cela s’est fait de soi-même, dit-elle avec une certaine irritation, et voilà…» Elle retira de son gant la lettre de son mari.


«Je comprends, je comprends, interrompit Wronsky en prenant la lettre sans la lire, et en cherchant à calmer Anna. Je ne désirais que cette explication pour consacrer entièrement ma vie à ton bonheur.


– Pourquoi me dis-tu cela? puis-je en douter? dit-elle. Si j’en doutais…


– Qui vient là? dit tout à coup Wronsky en désignant deux dames qui venaient à leur rencontre. Peut-être nous connaissent-elles…» Et il entraîna précipitamment Anna dans une allée de côté.


«Cela m’est si indifférent! – dit celle-ci; ses lèvres tremblaient, et il sembla à Wronsky qu’elle le regardait sous son voile avec une expression de haine étrange. – Je le répète: dans toute cette affaire, je ne doute pas de toi; mais lis ce qu’il m’écrit.» Et elle s’arrêta de nouveau.


Wronsky, tout en lisant la lettre, s’abandonna involontairement, comme il l’avait fait tout à l’heure en apprenant la rupture d’Anna avec son mari, à l’impression qu’éveillait en lui la pensée de ses rapports avec ce mari offensé; malgré lui il se représentait la provocation qu’il recevrait le lendemain, le duel, le moment où, toujours calme et froid, il serait en face de son adversaire, et, après avoir déchargé son arme en l’air, attendrait que celui-ci tirât sur lui;… et les paroles de Serpouhowskoï lui traversèrent l’esprit: «Mieux vaut ne pas s’enchaîner.» Comment faire entendre cela à Anna?


Après avoir lu la lettre, il leva sur son amie un regard qui manquait de décision; elle comprit qu’il avait réfléchi, et que, quelque chose qu’il dît, ce ne serait pas le fond de sa pensée. Il ne répondait pas à ce qu’elle avait attendu de lui; son dernier espoir s’évanouissait.


«Tu vois quel homme cela fait? dit-elle d’une voix tremblante.


– Pardonne-moi, interrompit Wronsky, mais je n’en suis pas fâché… Pour Dieu, laisse-moi achever, ajouta-t-il en la suppliant du regard de lui donner le temps d’expliquer sa pensée. Je n’en suis pas fâché parce qu’il est impossible d’en rester là, comme il le suppose.


– Pourquoi cela?» demanda Anna d’une voix altérée, n’attachant plus aucun sens à ses paroles, car elle sentait son sort décidé.


Wronsky voulait dire qu’après le duel, qu’il jugeait inévitable, cette situation changerait forcément, mais il dit tout autre chose:


«Cela ne peut durer ainsi. J’espère maintenant que tu le quitteras, et que tu me permettras – ici il rougit et se troubla – de songer à l’organisation de notre vie commune; demain…»


Elle ne le laissa pas achever:


«Et mon fils? Tu vois ce qu’il écrit: il faudrait le quitter. Je ne le puis, ni ne le veux.


– Mais, au nom du ciel, vaut-il mieux ne pas quitter ton fils, et continuer cette existence humiliante?


– Pour qui est-elle humiliante?


– Pour tous, mais pour toi surtout.


– Humiliante! ne dis pas cela, ce mot n’a pas de sens pour moi, murmura-t-elle d’une voix tremblante. Comprends donc que, du jour où je t’ai aimé, tout dans la vie s’est transformé pour moi: rien n’existe à mes yeux en dehors de ton amour; s’il m’appartient toujours, je me sens à une hauteur où rien ne peut m’atteindre. Je suis fière de ma situation parce que… je suis fière…» Elle n’acheva pas, des larmes de honte et de désespoir étouffaient sa voix. Elle s’arrêta en sanglotant.


Lui aussi sentit quelque chose le prendre au gosier, et pour la première fois de sa vie il se vit prêt à pleurer, sans savoir ce qui l’attendrissait le plus: sa pitié pour celle qu’il était impuissant à aider et dont il avait causé le malheur, ou le sentiment d’avoir commis une mauvaise action.


«Un divorce serait-il donc impossible?» dit-il doucement. Elle secoua la tête sans répondre. «Ne pourrais-tu le quitter en emmenant l’enfant?


– Oui, mais tout dépend de lui maintenant; il faut que j’aille le rejoindre», dit-elle sèchement; son pressentiment s’était vérifié: tout restait comme par le passé.


«Je serai mardi à Pétersbourg et nous déciderons.


– Oui, répondit-elle, mais ne parlons plus de tout cela.»


La voiture d’Anna, qu’elle avait renvoyée avec l’ordre de venir la reprendre à la grille du jardin Wrede, approchait.


Anna dit adieu à Wronsky et partit.

XXIII

La commission du 2 juin siégeait généralement le lundi. Alexis Alexandrovitch entra dans la salle, salua, comme d’ordinaire, le président et les membres de la commission, et s’assit à sa place, posant la main sur les papiers préparés devant lui, parmi lesquels se trouvaient ses documents particuliers et ses notes sur la proposition qu’il comptait soumettre à ses collègues. Au reste, les notes était superflues, car non seulement rien ne lui échappait de ce qu’il avait préparé, mais il se croyait encore tenu de repasser au dernier moment dans sa mémoire les sujets qu’il voulait traiter. Il savait d’ailleurs que l’instant venu, lorsqu’il se verrait en face de son adversaire qui chercherait à prendre une physionomie indifférente, la parole lui viendrait d’elle-même, avec toute la netteté nécessaire, et que chaque mot porterait. En attendant, il écoutait la lecture du rapport habituel de l’air le plus innocent, le plus inoffensif. Personne n’aurait pensé, en voyant cet homme à la tête penchée, à l’aspect fatigué, palpant doucement de ses mains blanches, aux veines légèrement gonflées, aux doigts longs et maigres, les bords du papier blanc posé devant lui, que, quelques minutes après, ce même homme allait prononcer un discours qui soulèverait une véritable tempête, obligerait les membres de la commission à crier plus fort les uns que les autres, en s’interrompant mutuellement, et forcerait le président à les rappeler à l’ordre. Quand le rapport fut terminé, Alexis Alexandrovitch, d’une voix faible, déclara qu’il avait quelques observations à présenter au sujet de la question à l’ordre du jour. L’attention générale se porta sur lui. Alexis Alexandrovitch éclaircit sa voix, toussa légèrement, et, sans regarder son adversaire, comme il le faisait toujours quand il débitait un discours, s’adressa au premier venu, assis devant lui, qui se trouva être un petit vieillard modeste, sans la moindre importance dans la commission. Quand il en vint au point capital, aux lois organiques, son adversaire sauta de son siège et lui répondit; Strémof, qui faisait aussi partie de la commission et qu’il piquait au vif, se défendit également. La séance fut des plus orageuses; mais Alexis Alexandrovitch triompha, et sa proposition fut acceptée; on nomma trois nouvelles commissions, et le lendemain, dans certain milieu pétersbourgeois, il ne fut question que de cette séance. Le succès d’Alexis Alexandrovitch dépassa même son attente.


Le lendemain matin, le mardi, Karénine, en s’éveillant, se rappela avec plaisir son triomphe de la veille, et ne put réprimer un sourire, malgré son désir de paraître indifférent, quand son chef de cabinet, pour lui être agréable, lui parla des rumeurs qu’excitait la réunion de la veille.


Alexis Alexandrovitch, absorbé par le travail, oublia complètement que ce mardi était le jour fixé pour le retour de sa femme; aussi fut-il désagréablement impressionné quand un domestique vint lui annoncer qu’elle était arrivée.


Anna était rentrée à Pétersbourg le matin de bonne heure; son mari ne l’ignorait pas, puisqu’elle avait demandé une voiture par dépêche; mais il ne vint pas la recevoir, et elle fut prévenue qu’il était occupé avec son chef de cabinet. Après l’avoir fait avertir de son retour, Anna alla dans son appartement, et y fit déballer ses effets, attendant toujours qu’Alexis Alexandrovitch parût; mais une heure se passa, et il ne parut pas; sous prétexte d’ordres à donner, elle entra dans la salle à manger, parla au domestique à voix haute, avec intention, toujours sans succès; elle entendit son mari reconduire jusqu’à la porte son chef de cabinet; d’habitude, il sortait après cette conférence, elle le savait et voulait absolument le voir pour régler leurs rapports futurs; il fallut se décider à entrer dans le cabinet de travail d’Alexis Alexandrovitch. Celui-ci en uniforme, prêt à sortir, était accoudé à une petite table et regardait tristement devant lui. Anna le vit avant qu’il l’aperçût, et comprit qu’il pensait à elle. Karénine, à sa vue, voulut se lever, hésita, rougit, ce qui ne lui arrivait guère, puis, se levant enfin brusquement, il fit quelques pas vers elle, en fixant les yeux sur son front et sa coiffure, pour éviter son regard. Quand il fut près de sa femme, il lui prit la main et l’invita à s’asseoir.


«Je suis très content de vous savoir rentrée,» dit-il en s’asseyant près d’elle avec le désir évident de parler, mais en s’arrêtant chaque fois qu’il ouvrait la bouche. Quoique préparée à cette entrevue, et disposée à l’accuser et à le mépriser, Anna ne trouvait rien à dire et avait pitié de lui. Leur silence se prolongea assez longtemps.


«Serge va bien? – dit-il enfin; et, sans attendre de réponse, il ajouta: – Je ne dînerai pas à la maison: il faut que je sorte tout de suite.


– Je voulais partir pour Moscou, dit Anna.


– Non, vous avez très, très bien fait de rentrer,» répondit-il. Et le silence recommença.


Le voyant incapable d’aborder la question, Anna prit la parole elle-même.


«Alexis Alexandrovitch, dit-elle en le regardant sans baisser les yeux sous ce regard fixé sur sa coiffure. Je suis une femme mauvaise et coupable; mais je reste ce que j’étais, ce que je vous ai avoué être, et je suis venue vous dire que je ne pouvais changer.


– Je ne vous demande pas cela, – répondit-il aussitôt d’un ton décidé, la colère lui rendant toutes ses facultés et, cette fois, regardant Anna en face, avec une expression de haine: – Je le supposais, mais ainsi que je vous l’ai dit et écrit, continua-t-il d’une voix brève et perçante, ainsi que je vous le répète encore, je ne suis pas tenu de le savoir, je veux l’ignorer; toutes les femmes n’ont pas comme vous la bonté de se hâter de donner à leurs maris cette agréable nouvelle. (Il insista sur le mot «agréable».) J’ignore tout tant que le monde n’en sera pas averti, ni mon nom déshonoré. C’est pourquoi je vous préviens que nos relations doivent rester ce qu’elles ont toujours été; je ne chercherai à mettre mon honneur à l’abri que dans le cas où vous vous compromettriez.


– Mais nos relations ne peuvent rester ce qu’elles étaient,» dit Anna timidement en le regardant avec frayeur.


En le retrouvant avec ses gestes calmes, sa voix railleuse, aiguë et un peu enfantine, toute la pitié qu’elle avait d’abord éprouvée disparut devant la répulsion qu’il lui inspirait; elle n’eut qu’une crainte, celle de ne pas s’expliquer d’une façon assez précise sur ce que devaient être leurs relations.


«Je ne puis être votre femme, quand je…»


Karénine eut un rire froid et mauvais.


«Le genre de vie qu’il vous a plu de choisir se reflète jusque dans votre manière de comprendre, mais je méprise et respecte trop, je veux dire que je respecte trop votre passé et méprise trop le présent pour que mes paroles prêtent à l’interprétation que vous leur donnez.»


Anna soupira et baissa la tête.


«Au reste, continua-t-il en s’échauffant, j’ai peine à comprendre que, n’ayant rien trouvé de blâmable à prévenir votre mari de votre infidélité, vous ayez des scrupules sur l’accomplissement de vos devoirs d’épouse.


– Alexis Alexandrovitch, qu’exigez-vous de moi?


– J’exige de ne jamais rencontrer cet homme. J’exige que vous vous comportiez de telle sorte que ni le monde ni nos gens ne puissent vous accuser; j’exige, en un mot, que vous ne le receviez plus. Il me semble que ce n’est pas beaucoup demander. Je n’ai rien de plus à vous dire; je dois sortir et ne dînerai pas à la maison.»


Il se leva et se dirigea vers la porte. Anna se leva aussi; il la salua sans parler, et la laissa sortir la première.

XXIV

Jamais, malgré l’abondance de la récolte, Levine n’éprouva autant de déboires que cette année et ne constata plus clairement ses mauvais rapports avec les paysans. Lui-même n’envisageait plus ses affaires au même point de vue, et n’y prenait plus le même intérêt. De toutes les améliorations introduites par lui avec tant de peine, il ne résultait qu’une lutte incessante, dans laquelle lui, le maître, défendait son bien, tandis que les ouvriers défendaient leur travail. Combien de fois n’eut-il pas à le remarquer cet été? Tantôt c’était le trèfle réservé pour les semences qu’on lui fauchait comme fourrage prétextant un ordre de l’intendant, mais uniquement parce que ce trèfle semblait plus facile à faucher; le lendemain, c’était une nouvelle machine à faner qu’on brisait, parce que celui qui la conduisait trouvait ennuyeux de sentir une paire d’ailes battre au-dessus de sa tête. Puis c’étaient les charrues perfectionnées qu’on ne se décidait pas à employer, les chevaux qu’on laissait paître un champ de froment, parce qu’au lieu de les veiller la nuit on dormait autour du feu allumé dans la prairie; enfin trois belles génisses, oubliées sur le regain de trèfle, moururent et jamais il ne fut possible de convaincre le berger que le trèfle en était cause. On consola le maître en lui racontant que douze vaches avaient péri en trois jours chez le voisin.


Levine n’attribuait pas ces ennuis à des rancunes personnelles de la part des paysans; il constatait seulement avec chagrin que ses intérêts resteraient forcément opposés à ceux des travailleurs.


Depuis longtemps il sentait sa barque sombrer, sans qu’il s’expliquât comment l’eau y pénétrait; il avait cherché à se faire illusion, mais maintenant le découragement l’envahissait; la campagne lui devenait antipathique, il n’avait plus goût à rien.


La présence de Kitty dans le voisinage aggravait ce malaise moral; il aurait voulu la voir, et ne pouvait se résoudre à aller chez sa sœur. Quoiqu’il eût senti en la revoyant sur la grand’route qu’il l’aimait toujours, le refus de la jeune fille mettait entre eux une barrière infranchissable. «Je ne saurais lui pardonner de m’accepter parce qu’elle n’a pas réussi à en épouser un autre», se disait-il, et cette pensée la lui rendait presque odieuse. «Ah! si Daria Alexandrovna ne m’avait pas parlé…, j’aurais pu la rencontrer par hasard, et tout se serait peut-être arrangé, mais désormais c’est impossible,… impossible!»


Dolly lui écrivit un jour pour lui demander une selle de dame pour Kitty, l’invitant à l’apporter lui-même. Ce fut le coup de grâce; comment une femme de sentiments délicats pouvait-elle ainsi abaisser sa sœur?


Il déchira successivement dix réponses.


Il ne pouvait venir et ne pouvait pas davantage se retrancher derrière des empêchements invraisemblables, ou, qui pis est, prétexter un départ. Il envoya donc la selle sans un mot de réponse, et le lendemain, sentant qu’il avait commis une grossièreté, il partit pour faire une visite lointaine, laissant son intendant chargé des affaires qui lui étaient devenues si pesantes. Swiagesky, un de ses amis, lui avait récemment rappelé sa promesse de venir chasser la bécasse; jusqu’ici, au milieu des occupations qui le retenaient, cette chasse, qui le tentait beaucoup, n’avait pu lui faire entreprendre ce petit voyage. Maintenant il fut content de s’éloigner de la maison, du voisinage des Cherbatzky, et d’aller chasser, remède auquel il avait recours dans ses jours de tristesse.

XXV

Il n’y avait dans le district de Sourof ni chemins de fer ni routes postales, et Levine partit en tarantass avec ses chevaux. À mi-chemin, il fit halte chez un riche paysan; celui-ci, un vieillard chauve, bien conservé, avec une grande barbe rousse grisonnant près des joues, ouvrit la porte cochère en se serrant contre le mur pour faire place à la troïka; il pria Levine d’entrer dans la maison.


Une jeune femme proprement vêtue, des galoches à ses pieds nus, lavait le plancher à l’entrée de l’izba; elle s’effraya en apercevant le chien de Levine et poussa un cri, mais elle se rassura quand on lui dit qu’il ne mordait pas. De son bras à la manche retroussée elle indiqua la porte de la chambre d’honneur, et cacha son visage en se remettant à laver, courbée en deux.


«Vous faut-il le samovar?


– Oui, je te prie.»


Dans la grande chambre, chauffée par un poêle hollandais, et divisée en deux par une cloison, se trouvaient en fait de meubles: une table ornée de dessins coloriés, au-dessus de laquelle étaient suspendues les images saintes, un banc, deux chaises, et près de la porte une petite armoire contenant la vaisselle. Les volets, soigneusement fermés, ne laissaient pas pénétrer de mouches, et tout était si propre, que Levine fit coucher Laska dans un coin près de la porte, de crainte qu’elle ne salît le plancher, après les nombreux bains qu’elle avait pris dans toutes les mares de la route.


«Bien sûr, vous allez chez Nicolas Ivanitch Swiagesky, dit le vieux paysan en s’approchant de Levine, lorsque celui-ci sortit de la chambre pour examiner la cour et les dépendances. Il s’arrête aussi chez nous en passant.»


Pendant qu’il parlait, la porte cochère cria une seconde fois sur ses gonds, et des ouvriers entrèrent dans la cour, revenant des champs avec les herses et les charrues.


Le vieillard quitta Levine, s’approcha des chevaux, vigoureux et bien nourris, et aida à dételer.


«Qu’a-t-on labouré?


– Les champs de pommes de terre. Hé! Fédor, laisse là ton cheval près de l’abreuvoir, tu en attelleras un autre.»


La belle jeune femme en galoches rentra en ce moment dans la maison avec deux seaux pleins d’eau, et d’autres femmes, jeunes, belles, laides ou vieilles, avec ou sans enfants, apparurent.


Le samovar se mit à chanter; les ouvriers, ayant dételé leurs chevaux, allèrent dîner, et Levine, faisant retirer ses provisions de la calèche, invita le vieillard à prendre le thé. Le paysan, visiblement flatté, accepta, tout en se défendant.


Levine, en buvant le thé, le fit jaser.


Dix ans auparavant ce paysan avait pris en ferme d’une dame 120 dessiatines, et l’année précédente les avait achetées; il louait en même temps 300 dessiatines à un autre voisin: une portion de cette terre était sous-louée; le reste, une quarantaine de dessiatines, était exploité par lui avec ses enfants et deux ouvriers.


Le vieux se lamentait, assurait que tout allait mal, mais c’était par convenance, car il cachait difficilement l’orgueil que lui inspiraient son bien-être, ses beaux enfants, son bétail et, par-dessus tout, la prospérité de son exploitation. Dans le courant de la conversation il prouva qu’il ne repoussait pas les innovations, cultivait les pommes de terre en grand, labourait avec des charrues, qu’il nommait «charrues de propriétaire», semait du froment et le sarclait, ce que Levine n’avait jamais pu obtenir chez lui.


«Cela occupe les femmes, dit-il.


– Eh bien, nous autres propriétaires n’en venons pas à bout.


– Comment peut-on mener les choses à bien avec des ouvriers? c’est la ruine. Voilà Swiagesky par exemple, dont nous connaissons bien la terre: faute de surveillance, il est rare que sa récolte soit bonne.


– Mais comment fais-tu, toi, avec tes ouvriers?


– Oh! nous sommes entre paysans; nous travaillons nous-mêmes, et si l’ouvrier est mauvais, il est vite chassé: on s’arrange toujours avec les siens.


– Père, on demande du goudron», vint dire à la porte la jeune femme aux galoches.


Le vieux se leva, remercia Levine, et, après s’être longuement signé devant les saintes images, il sortit.


Lorsque Levine entra dans la chambre commune pour appeler son cocher, il vit toute la famille à table; les femmes servaient debout. Un grand beau garçon, la bouche pleine, racontait une histoire qui faisait rire tout le monde, mais principalement la jeune femme, occupée à remplir de soupe une grande écuelle où chacun puisait.


Levine emporta de cet intérieur de paysans aisés une impression douce et durable, qu’il garda pendant le reste de son voyage.

XXVI

Swiagesky était maréchal de son district; plus âgé que Levine de cinq ans, il était marié depuis longtemps; sa belle-sœur, une jeune fille très sympathique, vivait chez lui, et Levine savait, comme les jeunes gens à marier savent ces choses-là, qu’on désirait la lui voir épouser. Quoiqu’il songeât au mariage, et qu’il fût persuadé que cette aimable personne ferait une charmante femme, il aurait trouvé aussi vraisemblable de voler dans les airs que de l’épouser. La crainte d’être pris pour un prétendant lui gâtait le plaisir qu’il se proposait de sa visite, et l’avait fait réfléchir en recevant l’invitation de son ami.


Swiagesky était un type intéressant de propriétaire adonné aux affaires du pays; mais il y avait peu de rapports entre les opinions qu’il professait et sa façon de vivre et d’agir. Il méprisait la noblesse, qu’il accusait d’être hostile à l’émancipation, traitait la Russie de pays pourri, dont le détestable gouvernement ne valait guère mieux que celui de la Turquie; et cependant il avait accepté la charge de maréchal de district, charge dont il s’acquittait consciencieusement; jamais il ne voyageait sans arborer la casquette officielle, bordée de rouge et ornée d’une cocarde. Le paysan russe représentait pour lui un intermédiaire entre l’homme et le singe, mais c’était aux paysans qu’il serrait de préférence la main pendant les élections, et eux qu’il écoutait avec le plus d’attention. Il ne croyait ni à Dieu ni au diable, mais se préoccupait beaucoup d’améliorer le sort du clergé, et tenait à garder l’église paroissiale dans sa terre. Dans la question de l’émancipation des femmes, il se prononçait pour les théories les plus radicales, mais, vivant en parfaite harmonie avec sa femme, il ne lui laissait aucune initiative, et ne lui confiait d’autre soin que celui d’organiser aussi agréablement que possible leur vie commune sous sa propre direction. Il affirmait qu’on ne pouvait vivre qu’à l’étranger, mais il avait en Russie des terres qu’il exploitait par les procédés les plus perfectionnés, et il suivait soigneusement les progrès qui s’accomplissaient dans le pays.


Malgré ces contradictions, Levine essayait de le comprendre, le considérant comme une énigme vivante, et grâce à leurs relations amicales il cherchait à dépasser ce qu’il appelait le «seuil» de cet esprit.


La chasse à laquelle son hôte l’emmena fut médiocre; les marais étaient à sec, et les bécasses rares; Levine marcha toute la journée pour rapporter trois pièces; en revanche, il revint avec un excellent appétit, une humeur parfaite, et une certaine excitation intellectuelle, qui résultait toujours pour lui d’un exercice physique violent.


Le soir, auprès de la table à thé, Levine se trouva assis près de la maîtresse de la maison, une blonde de taille moyenne, au visage rond embelli de jolies fossettes. Obligé de causer avec elle et sa sœur placée en face de lui, il se sentait troublé par le voisinage de cette jeune fille, dont la robe, ouverte en cœur, semblait avoir été revêtue à son intention. Cette toilette, découvrant une poitrine blanche, le déconcertait; il n’osait tourner la tête de ce côté, rougissait, se sentait mal à l’aise, et sa gêne se communiquait à la jolie belle-sœur. La maîtresse de la maison avait l’air de ne rien remarquer, et soutenait de son mieux la conversation.


«Vous croyez que mon mari ne s’intéresse pas à ce qui est russe? disait-elle. Bien au contraire; il est plus heureux ici que partout ailleurs; il a tant à faire à la campagne! vous n’avez pas vu notre école?


– Si fait; c’est cette maisonnette couverte de lierre?


– Oui, c’est l’œuvre de Nastia, dit-elle en désignant sa sœur.


– Vous y donnez vous-même des leçons? demanda Levine en regardant comme un coupable du côté du corsage ouvert.


– J’en ai donné et j’en donne encore, mais nous avons une maîtresse excellente.


– Non merci, je ne prendrai plus de thé; j’entends là-bas une conversation qui m’intéresse beaucoup», dit Levine se sentant impoli, mais incapable de continuer la conversation.


Et il se leva en rougissant.


Le maître de la maison causait à un bout de la table avec deux propriétaires; ses yeux noirs et brillants étaient fixés sur un homme à moustaches grises, qui l’amusait de ses plaintes contre les paysans. Swiagesky paraissait avoir une réponse toute prête aux lamentations comiques du bonhomme, et pouvoir d’un mot les réduire en poudre, si sa position officielle ne l’eût obligé à des ménagements.


Le vieux propriétaire, campagnard encroûté et agronome passionné, était visiblement un adversaire convaincu de l’émancipation; cela se lisait dans la forme de ses vêtements démodés, dans la façon dont il portait sa redingote, dans ses sourcils froncés et sa manière de parler sur un ton d’autorité étudiée; il joignait à ses paroles des gestes impérieux de ses grandes belles mains hâlées et ornées d’un vieil anneau de mariage.

XXVII

«N’était l’argent dépensé et le mal qu’on s’est donné, mieux vaudrait abandonner ses terres, et s’en aller, comme Nicolas Ivanitch, entendre la «Belle Hélène» à l’étranger, dit le vieux propriétaire, dont la figure intelligente s’éclaira d’un sourire.


– Ce qui ne vous empêche pas de rester, dit Swiagesky; par conséquent vous y trouvez votre compte.


– J’y trouve mon compte parce que je suis logé et nourri, et parce qu’on espère toujours, malgré tout, réformer le monde; mais c’est une ivrognerie, un désordre incroyables! les malheureux ont si bien partagé, que beaucoup d’entre eux n’ont plus ni cheval ni vache; ils crèvent de faim. Essayez cependant, pour les sortir de peine, de les prendre comme ouvriers,… ils gâcheront tout, et trouveront encore moyen de vous traduire devant le juge de paix.


– Mais, vous aussi, vous pouvez vous plaindre au juge de paix, dit Swiagesky.


– Moi, me plaindre? pour rien au monde! Vous savez bien l’histoire de la fabrique? Les ouvriers, après avoir touché des arrhes, ont tout planté là et sont partis. On a eu recours au juge de paix… Qu’a-t-il fait? Il les a acquittés. Notre seule ressource est encore le tribunal de la commune; là on vous rosse votre homme, comme dans le bon vieux temps. N’était le starchina [12], ce serait à fuir au bout du monde.


– Il me semble cependant qu’aucun de nous n’en vient là: ni moi, ni Levine, ni monsieur, dit Swiagesky en désignant le second propriétaire.


– Oui, mais demandez à Michel Pétrovitch comment il s’y prend pour faire marcher ses affaires; est-ce là vraiment une administration rationnelle? dit le vieux en ayant l’air de se faire gloire du mot rationnel.


– Dieu merci, je fais mes affaires très simplement, dit Michel Pétrovitch; toute la question est d’aider les paysans à payer les impôts en automne; ils viennent d’eux-mêmes: «Aide-nous, petit père», et comme ce sont des voisins, on prend pitié d’eux: j’avance le premier tiers de l’impôt en disant: «Attention, enfants: je vous aide, il faut que vous m’aidiez à votre tour, pour semer, faucher ou moissonner», et nous convenons de tout en famille. On rencontre, il est vrai, parfois des gens sans conscience…»


Levine connaissait de longue date ces traditions patriarcales; il échangea un regard avec Swiagesky, et, interrompant Michel Pétrovitch, s’adressa au propriétaire à moustaches grises:


«Et comment faut-il faire maintenant, selon vous?


– Mais comme Michel Pétrovitch, à moins d’affermer la terre aux paysans ou de partager le produit avec eux; tout cela est possible, mais il n’en est pas moins certain que la richesse du pays s’en va, avec ces moyens-là. Dans les endroits où, du temps du servage, la terre rendait neuf grains pour un, elle en rend trois maintenant. L’émancipation a ruiné la Russie.»


Swiagesky regarda Levine avec un geste moqueur; mais celui-ci écoutait attentivement les paroles du vieillard, trouvant qu’elles résultaient de réflexions personnelles, mûries par une longue expérience de la vie de campagne.


«Tout progrès se fait par la force, continua le vieux propriétaire: Prenez les réformes de Pierre, de Catherine, d’Alexandre. Prenez l’histoire européenne elle-même… Et c’est dans la question agronomique surtout qu’il a fallu user d’autorité. Croyez-vous que la pomme de terre ait été introduite autrement que par la force? A-t-on toujours labouré avec la charrue? Nous autres, propriétaires du temps du servage, avons pu améliorer nos modes de culture, introduire des séchoirs, des batteuses, des instruments perfectionnés, parce que nous le faisions d’autorité, et que les paysans, d’abord réfractaires, obéissaient et finissaient par nous imiter. Maintenant que nos droits n’existent plus, où trouverons-nous cette autorité? Aussi rien ne se soutient plus, et, après une période de progrès, nous retomberons fatalement dans la barbarie primitive. Voilà comment je comprends les choses.


– Je ne les comprends pas du tout ainsi, dit Swiagesky; pourquoi donc ne continuez-vous pas vos perfectionnements en vous aidant d’ouvriers payés?


– Permettez-moi de vous demander par quel moyen je continuerais, manquant de toute autorité?


«La voilà, cette force élémentaire», pensa Levine.


– Mais avec vos ouvriers.


– Mes ouvriers ne veulent pas travailler convenablement en employant de bons instruments. Notre ouvrier ne comprend bien qu’une chose, se soûler comme une brute, et gâter tout ce qu’il touche: le cheval qu’on lui confie, le harnais neuf de son cheval; il trouvera moyen de boire au cabaret jusqu’aux cercles de fer de ses roues, et d’introduire une cheville dans la batteuse pour la mettre hors d’usage. Tout ce qui ne se fait pas selon ses idées lui fait mal au cœur. Aussi l’agriculture baisse-t-elle visiblement; la terre est négligée et reste en friche, à moins qu’on ne la cède aux paysans; au lieu de produire des millions de tchetverts de blé, elle n’en produit plus que des centaines de mille. La richesse publique diminue. On aurait pu faire l’émancipation, mais progressivement.»


Et il développa son plan personnel, où toutes les difficultés auraient été évitées. Ce plan n’intéressait pas Levine, et il en revint à sa première question avec l’espoir d’amener Swiagesky à s’expliquer.


«Il est très certain que le niveau de notre agriculture baisse, et que dans nos rapports actuels avec les paysans il est impossible d’obtenir une exploitation rationnelle.


– Je ne suis pas de cet avis, répondit sérieusement Swiagesky. Que l’agriculture soit en décadence depuis le servage, je le nie, et je prétends qu’elle était alors dans un état fort misérable. Nous n’avons jamais eu ni machine, ni bétail convenables, ni bonne administration; nous ne savons pas même compter. Interrogez un propriétaire, il ne sait pas plus ce qui lui coûte que ce qui lui rapporte.


– La tenue de livres italienne, n’est-ce pas? dit ironiquement le vieux propriétaire. Vous aurez beau compter et tout embrouiller, vous n’y trouverez pas de bénéfice.


– Pourquoi embrouiller tout? Votre misérable batteuse russe ne vaudra certes rien et se brisera vite, mais une batteuse à vapeur durera. Votre mauvaise rosse qui se laisse traîner par la queue ne vaudra rien, mais des percherons, ou simplement une race de chevaux vigoureux, réussiront. Il en sera de tout ainsi. Notre agriculture a toujours eu besoin d’être poussée en avant.


– Encore faudrait-il en avoir le moyen, Nicolas Ivanitch. Vous en parlez à votre aise; mais lorsqu’on a comme moi un fils à l’Université et d’autres au Gymnase, on n’a pas de quoi acheter des percherons.


– Il y a des banques.


– Pour voir ma terre vendue aux enchères? Merci.»


Levine intervint dans le débat.


«Cette question de progrès agricole m’occupe beaucoup; j’ai le moyen de risquer de l’argent en améliorations, mais jusqu’ici elles ne me représentent que des pertes. Quant aux banques, je ne sais à quoi elles peuvent servir.


– Voilà qui est vrai! confirma le vieux propriétaire avec un rire satisfait.


– Et je ne suis pas le seul, continua Levine; j’en appelle à tous ceux qui ont fait des essais comme moi: à de rares exceptions près, ils sont tous en perte. Mais, vous-même, êtes-vous content?» demanda-t-il en remarquant sur le visage de Swiagesky l’embarras que lui causait cette tentative de sonder le fond de sa pensée.


Ce n’était pas de bonne guerre; Mme Swiagesky avait avoué pendant le thé à Levine qu’un comptable allemand, mandé exprès de Moscou, qui, pour 500 roubles, s’était chargé d’établir les comptes de leur exploitation, avait constaté une perte de 3000 roubles.


Le vieux propriétaire sourit en entendant Levine; il savait évidemment à quoi s’en tenir sur le rendement des terres de son voisin.


«Le résultat peut n’être pas brillant, répondit Swiagesky, mais cela prouve tout au plus que je suis un agronome médiocre, ou que mon capital rentre dans la terre afin d’augmenter la rente.


– La rente! s’écria Levine avec effroi. Elle existe peut-être en Europe, où le capital qu’on met dans la terre se paye, mais chez nous il n’en est rien.


– La rente doit exister cependant. C’est une loi.


– Alors c’est que nous sommes hors la loi; pour nous, ce mot de rente n’explique et n’éclaircit rien; au contraire, il embrouille tout; dites-moi comment la rente…


– Ne prendriez-vous pas du lait caillé? Macha, envoie-nous du lait caillé ou des framboises, dit Swiagesky en se tournant vers sa femme; les framboises durent longtemps cette année.»


Et il se leva enchanté, et probablement persuadé qu’il venait de clore la discussion, tandis que Levine supposait qu’elle commençait seulement.


Levine continua à causer avec le vieux propriétaire; il chercha à lui prouver que tout le mal venait de ce qu’on ne tenait aucun compte du tempérament même de l’ouvrier, de ses usages, de ses tendances traditionnelles; mais le vieillard, comme tous ceux qui sont habitués à réfléchir seuls, entrait difficilement dans la pensée d’un autre, et tenait passionnément à ses opinions personnelles. Pour lui, le paysan russe était une brute qu’on ne pouvait faire agir qu’avec le bâton, et le libéralisme de l’époque avait eu le tort d’échanger cet instrument utile contre une nuée d’avocats.


«Pourquoi pensez-vous qu’on ne puisse pas arriver à un équilibre qui utilise les forces du travailleur et les rende réellement productives? lui demanda Levine en cherchant à revenir à la première question.


– Avec le Russe, cela ne sera jamais: il faut l’autorité, s’obstina à répéter le vieux propriétaire.


– Mais où voulez-vous qu’on aille découvrir de nouvelles conditions de travail? dit Swiagesky se rapprochant des causeurs, après avoir mangé du lait caillé et fumé une cigarette. N’avons-nous pas la commune avec la caution solidaire, ce reste de barbarie, qui d’ailleurs tombe peu à peu de lui-même? Et maintenant que le servage est aboli, n’avons-nous pas toutes les formes du travail libre, l’ouvrier à l’année ou à la tâche, le journalier, le fermier, le métayer, sortez donc de là?


– Mais l’Europe elle-même est mécontente de ces formes!


– Oui, elle en cherche d’autres et peut-être en trouvera-t-elle.


– Alors pourquoi ne chercherions-nous pas de notre côté?


– Parce que c’est tout comme si nous prétendions inventer de nouveaux procédés pour construire des chemins de fer. Ces procédés sont inventés, nous n’avons qu’à les appliquer.


– Mais s’ils ne conviennent pas à notre pays, s’ils lui sont nuisibles?» dit Levine.


Swiagesky reprit son air effrayé.


«Aurions-nous donc la prétention de trouver ce que cherche l’Europe? Connaissez-vous tous les travaux qu’on a faits en Europe sur la question ouvrière?


– Peu.


– C’est une question qui occupe les meilleurs esprits; elle a produit une littérature considérable, Schulze-Delitzsch et son école, Lassalle, le plus avancé de tous, Mulhausen…, vous connaissez tout cela.


– J’en ai une idée très vague.


– C’est une manière de dire, vous en savez certainement aussi long que moi. Je ne suis pas un professeur de science sociale, mais ces questions m’ont intéressé, et puisqu’elles vous intéressent aussi, vous devriez vous en occuper.


– À quoi ont-ils tous abouti?


– Pardon…» les propriétaires s’étaient levés, et Swiagesky arrêta encore Levine sur la pente fatale où il s’obstinait en voulant sonder le fond de la pensée de son hôte. Celui-ci reconduisit ses convives.

XXVIII

Levine prit congé des dames en promettant de passer avec elles la journée du lendemain pour faire, tous ensemble, une promenade à cheval.


Avant de se coucher, il entra dans le cabinet de son hôte afin d’y chercher des livres relatifs à la discussion de la soirée.


Le cabinet de Swiagesky était une grande pièce, tout entourée de bibliothèques, avec deux tables, dont l’une, massive, tenait le milieu de la chambre, et l’autre était chargée de journaux et de revues en plusieurs langues, rangés autour d’une lampe. Près de la table à écrire, une espèce d’étagère contenait des cartons étiquetés de lettres dorées renfermant des papiers.


Swiagesky prit les volumes, puis s’installa dans un fauteuil à bascule.


«Que regardez-vous là? demanda-t-il à Levine qui, arrêté devant la table ronde, y feuilletait des journaux. Il y a, dans le journal que vous tenez, un article très bien fait. Il paraît, ajouta-t-il gaiement, que le principal auteur du partage de la Pologne n’est pas du tout Frédéric.»


Et il raconta, avec la clarté qui lui était propre, le sujet de ces nouvelles publications. Levine l’écoutait en se demandant ce qu’il pouvait bien y avoir au fond de cet homme. En quoi le partage de la Pologne l’intéressait-il? Quand Swiagesky eut fini de parler, il demanda involontairement: «Et après?» Il n’y avait rien après, la publication était curieuse et Swiagesky jugea inutile d’expliquer en quoi elle l’intéressait spécialement.


«Ce qui m’a intéressé, moi, c’est votre vieux grognon, dit Levine en soupirant. Il est plein de bon sens et dit des choses vraies.


– Laissez donc! c’est un vieil ennemi de l’émancipation, comme ils le sont du reste tous.


– Vous êtes à leur tête cependant?


– Oui, mais pour les diriger en sens inverse, dit en riant Swiagesky.


– Je suis frappé, moi, de la justesse de ses arguments, lorsqu’il prétend qu’en fait de systèmes d’administration, les seuls qui aient chance de réussir chez nous sont les plus simples.


– Quoi d’étonnant? Notre peuple est si peu développé, moralement et matériellement, qu’il doit s’opposer à tout progrès. Si les choses marchent en Europe, c’est grâce à la civilisation qui y règne: par conséquent l’essentiel pour nous est de civiliser nos paysans.


– Comment?


– En fondant des écoles, des écoles et encore des écoles.


– Mais vous convenez vous-même que le peuple manque de tout développement matériel: en quoi les écoles y obvieront-elles?


– Vous me rappelez une anecdote sur des conseils donnés à un malade: Vous feriez bien de vous purger. – J’ai essayé, cela m’a fait mal. – Mettez des sangsues. – J’ai essayé, cela m’a fait mal. – Alors priez Dieu. – J’ai essayé, cela m’a fait mal. – Vous repoussez de même tous les remèdes.


– C’est que je ne vois pas du tout le bien que peuvent faire les écoles!


– Elles créeront de nouveaux besoins.


– Tant pis si le peuple n’est pas en état de les satisfaire. Et en quoi sa situation matérielle s’améliorera-t-elle parce qu’il saura l’addition, la soustraction et le catéchisme? Avant-hier soir je rencontrai une paysanne portant son enfant à la mamelle; je lui demandai d’où elle venait: «De chez la sage-femme; l’enfant crie, je le lui ai mené pour le guérir». Et qu’a fait la sage-femme? – «Elle a porté le petit aux poules, sur le perchoir, et a marmotté des paroles.»


– Vous voyez bien, dit en souriant Swiagesky, pour croire à de pareilles sottises…


– Non, interrompit Levine contrarié, ce sont vos écoles, comme remède pour le peuple, que je compare à celui de la sage-femme. L’essentiel ne serait-il pas de guérir d’abord la misère?


– Vous arrivez aux mêmes conclusions qu’un homme que vous n’aimez guère, Spencer. Il prétend que la civilisation peut résulter d’une augmentation de bien-être, d’ablutions plus fréquentes, mais que l’alphabet et les chiffres n’y peuvent rien.


– Tant mieux ou tant pis pour moi, si je me trouve d’accord avec Spencer; mais croyez bien que ce ne seront jamais les écoles qui civiliseront notre peuple.


– Vous voyez cependant que l’instruction devient obligatoire dans toute l’Europe.


– Mais comment vous entendez-vous sur ce chapitre avec Spencer?»


Les yeux de Swiagesky se troublèrent et il dit en souriant:


«L’histoire de votre paysanne est excellente. – Vous l’avez entendue vous-même? – Vraiment?»


Décidément ce qui amusait cet homme était le procédé du raisonnement, le but lui était indifférent.


Cette journée avait profondément troublé Levine. Swiagesky et ses inconséquences, le vieux propriétaire qui, malgré ses idées justes, méconnaissait une partie de la population, la meilleure peut-être,… ses propres déceptions, tant d’impressions diverses produisaient dans son âme une sorte d’agitation et d’attente inquiète. Il se coucha, et passa une partie de la nuit sans dormir, poursuivi par les réflexions du vieillard. Des idées nouvelles, des projets de réforme germaient dans sa tête; il résolut de partir dès le lendemain, pressé de mettre ses nouveaux plans à exécution. D’ailleurs, le souvenir de la belle-sœur et de sa robe ouverte le troublait: il valait mieux partir sans retard, s’arranger avec les paysans avant les semailles d’automne, et réformer son système d’administration en le basant sur une association entre maître et ouvriers.

XXIX

Le nouveau plan de Levine offrait des difficultés qu’il ne se dissimulait pas; mais il persévéra, tout en reconnaissant que les résultats obtenus n’étaient pas proportionnés à ses peines. Un des principaux obstacles auxquels il se heurta fut l’impossibilité d’arrêter en pleine marche une exploitation tout organisée; il reconnut la nécessité de faire ses réformes peu à peu.


En rentrant chez lui le soir, Levine fit venir son intendant, et lui exposa ses nouveaux projets. Celui-ci accueillit avec une satisfaction non dissimulée toutes les parties de ce plan qui prouvaient que ce qu’on avait fait jusque-là était absurde et improductif. L’intendant assura l’avoir souvent répété sans être écouté; mais lorsque Levine en vint à une proposition d’association avec les paysans, il prit un air mélancolique, et représenta la nécessité de rentrer au plus tôt les dernières gerbes et de commencer le second labour. L’heure n’était pas propice aux longues discussions, et Levine s’aperçut que tous les travailleurs étaient trop occupés pour avoir le temps de comprendre ses projets.


Celui qui sembla le mieux entrer dans les idées du maître fut le berger Ivan, un paysan naïf, auquel Levine proposa de prendre part, comme associé, à l’exploitation de la bergerie; mais, tout en l’écoutant parler, la figure d’Ivan exprimait l’inquiétude et le regret; il remettait du foin dans les crèches, nettoyait le fumier, s’en allait puiser de l’eau, comme s’il eût été impossible de retarder cette besogne, et qu’il n’eût pas le loisir de comprendre.


L’obstacle principal auquel se heurta Levine fut le scepticisme enraciné des paysans; ils ne pouvaient admettre que le propriétaire ne cherchât pas à les exploiter: quelque raisonnement qu’il leur tînt, ils étaient convaincus que son véritable but restait caché. De leur côté, ils parlaient beaucoup, mais ils se gardaient bien d’exprimer le fond de leur pensée.


Levine songea au propriétaire bilieux lorsqu’ils posèrent pour condition première de leurs nouveaux arrangements qu’ils ne seraient jamais forcés d’employer les instruments agricoles perfectionnés, et qu’ils n’entreraient pour rien dans les procédés introduits par le maître. Ils convenaient que ses charrues labouraient mieux et que l’extirpateur avait du bon; mais ils trouvaient cent raisons pour ne pas s’en servir. Quelque regret qu’éprouvât Levine à renoncer ainsi à des procédés dont l’avantage était évident, il y consentit, et dès l’automne une partie de ses réformes fut mise en pratique.


Après avoir voulu étendre l’association à l’ensemble de son exploitation, Levine se convainquit de la nécessité de la restreindre à la bergerie, au potager et à un champ éloigné, resté depuis huit ans en friche. Le berger Ivan se forma un artel composé des membres de sa famille et se chargea de la bergerie. Le nouveau champ fut confié à Fédor Résounof, un charpentier intelligent, qui s’adjoignit six familles de paysans; et Chouraef, un garçon adroit, eut en partage le potager.


Levine dut bientôt s’avouer que les étables n’étaient pas mieux soignées, qu’Ivan s’entêtait aux mêmes errements quant à la façon de nourrir les vaches et de battre le beurre; il ne parvint même pas à lui faire comprendre que ses gages représentaient dorénavant un acompte sur ses bénéfices.


Il eut à constater d’autres faits regrettables: Résounof ne donna qu’un labour à son champ, fit traîner en longueur la construction de la grange qu’il s’était engagé à bâtir avant l’hiver; Chouraef chercha à partager le potager avec d’autres paysans, contrairement à ses engagements; mais Levine n’en persévéra pas moins, espérant démontrer à ses associés, à la fin de l’année, que le nouvel ordre de choses pouvait donner d’excellents résultats.


Vers la fin d’août, Dolly renvoya la selle, et Levine apprit par le messager qui la rapporta, que les Oblonsky étaient rentrés à Moscou. Le souvenir de sa grossièreté envers ces dames le fit rougir; sa conduite avec les Swiagesky n’avait pas été meilleure; mais il était trop occupé pour avoir le loisir de s’appesantir sur ses remords. Ses lectures l’absorbaient; il avait lu les livres prêtés par Swiagesky et d’autres qu’il s’était fait envoyer. Mill, qu’il étudia le premier, l’intéressa sans lui rien offrir d’applicable à la situation agraire en Russie. Le socialisme moderne ne le satisfit pas davantage. Le moyen de rendre le travail des propriétaires et des paysans russes rémunérateur ne lui apparaissait nulle part. À force de lire, il en vint à projeter d’aller étudier sur place certaines questions spéciales, afin de ne pas toujours être renvoyé aux autorités, comme Mill, Schulze-Delitzsch et autres. Au fond, il savait ce qu’il tenait à savoir: la Russie possédait un sol admirable qui, en certains cas, comme chez le paysan sur la route, rapportait largement, mais qui, traité à l’européenne, ne produisait guère. Ce contraste n’était pas un effet du hasard.


«Le peuple russe, pensait-il, destiné à coloniser des espaces immenses, se tient à ses traditions, à ses procédés propres; qui nous dit qu’il ait tort?» Le livre qu’il projetait devait démontrer cette théorie, et les procédés populaires devaient être mis en pratique sur sa terre.

XXX

Levine songeait à partir, lorsque des pluies torrentielles vinrent l’enfermer chez lui. Une partie de la moisson et toute la récolte de pommes de terre n’avaient pu être emmagasinées; deux moulins furent emportés et les routes devinrent impraticables. Mais, le 30 septembre au matin, le soleil parut, et Levine, espérant un changement de temps, envoya son intendant chez le marchand, pour négocier la vente de son blé. Lui-même résolut de faire une dernière tournée d’inspection, et rentra le soir, mouillé en dépit de ses bottes et de son bashlik, mais d’excellente humeur; il avait causé avec plusieurs paysans qui approuvaient ses plans, et un vieux garde, chez lequel il était entré pour se sécher, lui avait spontanément demandé de faire partie d’une des nouvelles associations.


«Il ne s’agit que de persévérer, pensait-il, et ma peine n’aura pas été inutile; je ne travaille pas pour moi seulement, ce que je tente peut avoir une influence considérable sur la condition du peuple. Au lieu de la misère, nous verrons le bien-être; au lieu d’une hostilité sourde, une entente cordiale et la solidarité de tous les intérêts. Et qu’importe que l’auteur de cette révolution, sans effusion de sang, soit Constantin Levine, celui qui est venu en cravate blanche se faire refuser par Mlle Cherbatzky!»


Lorsque Levine, livré à ses pensées, rentra chez lui, il faisait nuit noire. L’intendant avait rapporté un acompte sur la vente de la récolte, et raconta qu’on voyait sur la route des quantités de blé non rentré.


Après le thé, Levine s’installa dans un fauteuil avec son livre, et continua ses méditations sur le voyage projeté et le fruit qu’il en tirerait. Il se sentait l’esprit lucide, et ses idées se traduisaient en phrases qui rendaient l’essence de sa pensée; il voulut profiter de cette disposition favorable pour écrire; mais des paysans l’attendaient dans l’antichambre, demandant des instructions relatives aux travaux du lendemain. Quand il les eut tous entendus, Levine rentra dans son cabinet et se mit à l’ouvrage. Agathe Mikhaïlowna, avec son tricot, vint y prendre sa place habituelle.


Après avoir écrit pendant quelque temps, Levine se leva, et se mit à arpenter la chambre. Le souvenir de Kitty et de son refus venait de lui traverser l’esprit avec une vivacité cruelle.


«Vous avez tort de vous faire du souci, lui dit Agathe Mikhaïlowna. Pourquoi restez-vous à la maison? Vous feriez bien mieux de partir pour les pays chauds, puisque vous y êtes décidé.


– Aussi ai-je l’intention de partir après-demain; mais il me faut terminer mes affaires.


– Quelles affaires? N’avez-vous pas assez donné aux paysans? Aussi ils disent: «Votre Barine compte sans doute sur une grâce de l’Empereur!» Quel besoin avez-vous de tant vous préoccuper d’eux?


– Ce n’est pas d’eux que je me préoccupe, mais de moi-même.»


Agathe Mikhaïlowna connaissait en détail tous les projets de son maître, car il les lui avait expliqués, et s’était souvent disputé avec elle; mais en ce moment elle interpréta ses paroles dans un sens différent de celui qu’il leur donnait.


«On doit certainement penser à son âme avant tout, dit-elle en soupirant. Parfene Denisitch, par exemple, avait beau être ignorant, ne savoir ni lire ni écrire, Dieu veuille nous faire à tous la grâce de mourir comme lui, confessé, administré!


– Je ne l’entends pas ainsi, répondit Levine; ce que je fais est dans mon intérêt: si les paysans travaillent mieux, j’y gagnerai.


– Vous aurez beau faire, le paresseux restera toujours paresseux, et celui qui aura de la conscience travaillera; vous ne changerez rien à cela.


– Cependant vous êtes d’avis vous-même qu’Ivan soigne mieux les vaches?


– Ce que je dis et ce que je sais, répondit la vieille bonne, suivant évidemment une idée qui chez elle n’était pas nouvelle, c’est qu’il faut vous marier: voilà ce qu’il vous faut.»


Cette observation, venant à l’appui des pensées qui s’étaient emparées de lui, froissa Levine; il fronça le sourcil, et, sans répondre, se remit à travailler; de temps en temps, il écoutait le petit tintement des aiguilles à tricoter d’Agathe Mikhaïlowna, et faisait la grimace en se reprenant à retomber dans les idées qu’il voulait chasser.


Des clochettes et le bruit sourd d’une voiture sur la route boueuse interrompirent son travail.


«Voilà une visite qui vous arrive: vous n’allez plus vous ennuyer,» dit Agathe Mikhaïlowna en se dirigeant vers la porte, mais Levine la prévint; sentant qu’il ne pouvait plus travailler, il était content de voir arriver quelqu’un.

XXXI

Levine entendit, en descendant l’escalier, le son d’une toux bien connue; quelqu’un entrait dans le vestibule; mais, le bruit de ses pas l’empêchant d’entendre distinctement, il espéra un moment s’être trompé; il conserva même cet espoir en voyant un individu de haute taille se débarrasser, en toussant, d’une fourrure. Quoiqu’il aimât son frère, il ne supportait pas l’idée de vivre avec lui; sous l’influence des pensées réveillées dans son cœur par Agathe Mikhaïlowna, il aurait désiré un visiteur gai et bien portant, étranger à ses préoccupations, et capable de l’en distraire. Son frère, qui le connaissait à fond, allait l’obliger à lui confesser ses rêves les plus intimes, ce qu’il redoutait par-dessus tout.


Tout en se reprochant ses mauvais sentiments, Levine accourut dans le vestibule, et lorsqu’il reconnut son frère, épuisé et semblable à un squelette, il n’éprouva plus qu’une profonde pitié. Debout dans l’antichambre, Nicolas cherchait à ôter le cache-nez qui entourait son long cou maigre, et souriait d’un sourire étrange et douloureux. Constantin sentit son gosier se serrer.


«Hé bien! me voilà arrivé jusqu’à toi, dit Nicolas d’une voix sourde, en ne quittant pas son frère des yeux; depuis longtemps je désirais venir sans en avoir la force. Maintenant cela va beaucoup mieux,» dit-il en essuyant sa barbe de ses grandes mains osseuses.


– Oui, oui,» répondit Levine en touchant de ses lèvres le visage desséché de son frère et en remarquant, presque avec effroi, l’étrangeté de son regard brillant.


Constantin lui avait écrit, quelques semaines auparavant, qu’ayant réalisé la petite portion de leur fortune mobilière commune, il avait une somme d’environ 2000 roubles à lui remettre. C’était cet argent que Nicolas venait toucher; il désirait revoir par la même occasion le vieux nid paternel, et poser le pied sur la terre natale pour y puiser des forces, comme les héros de l’ancien temps. Malgré sa taille voûtée et son effrayante maigreur, il avait encore des mouvements vifs et brusques: Levine le mena dans son cabinet.


Nicolas s’habilla avec soin, ce qui ne lui arrivait pas autrefois, peigna ses cheveux rudes et rares, et monta en souriant. Il était d’une humeur douce et caressante; son frère l’avait connu ainsi dans son enfance; il parla même de Serge Ivanitch sans amertume. En voyant Agathe Mikhaïlowna, il plaisanta avec elle, et la questionna sur tous les anciens serviteurs de la maison; la mort de Parfene Denisitch parut l’impressionner vivement, sa figure prit une expression d’effroi; mais il se remit aussitôt.


«Il était très vieux, n’est-ce pas?» dit-il, et changeant aussitôt de conversation: «Eh bien, je vais rester un mois ou deux chez toi, puis j’irai à Moscou, où Miagkof m’a promis une place, et j’entrerai en fonctions. Je compte vivre tout autrement, ajouta-t-il. Tu sais, j’ai éloigné cette femme.


– Marie Nicolaevna. Pourquoi donc?


– C’était une vilaine femme qui m’a causé tous les ennuis imaginables.»


Il se garda de dire qu’il avait chassé Marie Nicolaevna parce qu’il trouvait le thé qu’elle faisait trop faible; au fond, il lui en voulait de le traiter en malade.


«Je veux, du reste, changer tout mon genre de vie; j’ai fait des bêtises comme tout le monde, mais je ne regrette pas la dernière. Pourvu que je reprenne des forces, tout ira bien; et, Dieu merci, je me sens beaucoup mieux.»


Levine écoutait et cherchait une réponse qu’il ne pouvait trouver. Nicolas se mit alors à le questionner sur ses affaires, et Constantin, heureux de pouvoir parler sans dissimulation, raconta ses plans et ses essais de réforme. Nicolas écoutait sans témoigner le moindre intérêt. Ces deux hommes se tenaient de si près, qu’ils se devinaient rien qu’au son de la voix; la même pensée les abordait en ce moment, et primait tout: la maladie de Nicolas et sa mort prochaine. Ni l’un ni l’autre n’osait y faire la moindre allusion, et ce qu’ils disaient n’exprimait nullement ce qu’ils éprouvaient.


Jamais Levine ne vit approcher avec autant de soulagement le moment de se coucher. Jamais il ne s’était senti aussi faux, aussi peu naturel, aussi mal à l’aise. Tandis que son cœur se brisait à la vue de ce frère mourant, il fallait entretenir une conversation mensongère sur la vie que Nicolas comptait mener.


La maison n’ayant encore qu’une chambre chauffée, Levine, pour éviter toute humidité à son frère, lui offrit de partager la sienne.


Nicolas se coucha, dormit comme un malade, se retournant à chaque instant dans son lit, et Constantin l’entendit soupirer en disant: «Ah! mon Dieu!». Quelquefois, ne parvenant pas à cracher, il se fâchait, et disait alors: «Au diable!» Longtemps son frère l’écouta sans pouvoir dormir, agité qu’il était de pensées qui le ramenaient toujours à l’idée de la mort.


C’était la première fois que la mort le frappait ainsi par son inexorable puissance, et elle était là, dans ce frère aimé qui geignait en dormant, invoquant indistinctement Dieu ou le diable; elle était en lui aussi, et si cette fin inévitable ne venait pas aujourd’hui, elle viendrait demain, dans trente ans, qu’importe le moment! Comment n’avait-il jamais songé à cela?


«Je travaille, je poursuis un but, et j’ai oublié que tout finissait et que la mort était là, près de moi!»


Accroupi sur son lit, dans l’obscurité, entourant ses genoux de ses bras, il retenait sa respiration dans la tension de son esprit. Plus il pensait, plus il voyait clairement que dans sa conception de la vie il n’avait omis que ce léger détail, la mort, qui viendrait couper court à tout, et que rien ne pouvait empêcher! C’était terrible!


«Mais je vis encore. Que faut-il donc que je fasse maintenant?» se demanda-t-il avec désespoir. Et, allumant une bougie, il se leva doucement, s’approcha du miroir et y examina sa figure et ses cheveux; quelques cheveux gris se montraient déjà aux tempes, ses dents commençaient à se gâter; il découvrit ses bras musculeux, ils étaient pleins de force. Mais ce pauvre Nicolas, qui respirait péniblement avec le peu de poumons qui lui restait, avait eu aussi un corps vigoureux. Et tout à coup il se souvint qu’étant enfants, le soir, lorsqu’on les avait couchés, leur bonheur était d’attendre que Fedor Bogdanowitch, leur précepteur, eût quitté la chambre pour se battre à coups d’oreiller, et rire, rire de si bon cœur, que la crainte du précepteur elle-même ne pouvait arrêter cette exubérance de gaieté. «Et maintenant le voilà couché, avec sa pauvre poitrine creuse et voûtée, et moi je me demande ce que je deviendrai, et je ne sais rien, rien!»


«Kha, Kha! que diable fais-tu là et pourquoi ne dors-tu pas? demanda la voix de Nicolas.


– Je n’en sais rien, une insomnie.


– Moi, j’ai bien dormi, je ne transpire plus: viens me toucher, plus rien.»


Levine obéit, puis se recoucha, éteignit la bougie, mais ne s’endormit pas encore et continua à réfléchir.


«Oui, il se meurt! il mourra au printemps; que puis-je faire pour l’aider? que puis-je lui dire? que sais-je? J’avais même oublié qu’il fallait mourir!»

XXXII

Levine avait souvent remarqué combien la politesse et l’excessive humilité de certaines gens se transforment subitement en exigences et en tracasseries, et il prévoyait que la douceur de son frère ne serait pas de longue durée. Il ne se trompait pas; dès le lendemain, Nicolas s’irrita des moindres choses, et s’attacha à froisser son frère dans tous ses points les plus sensibles.


Constantin se sentait coupable d’hypocrisie; mais il ne pouvait exprimer ouvertement sa pensée. Si ces deux frères avaient été sincères, ils se seraient regardés en face et Constantin n’aurait su que répéter: «Tu vas mourir, tu vas mourir!» À quoi Nicolas aurait répondu: «Je le sais, et j’ai peur, terriblement peur!» Ils n’avaient pas d’autres préoccupations dans l’âme. Mais, cette sincérité n’étant pas possible, Constantin tentait, ce qu’il faisait toujours sans succès, de parler de sujets indifférents, et son frère, qui le devinait, s’irritait et relevait chacune de ses paroles.


Le surlendemain, Nicolas entama une fois de plus la question des réformes de son frère qu’il critiqua et confondit, par taquinerie, avec le communisme.


«Tu as pris les idées d’autrui, pour les défigurer et les appliquer là où elles ne sont pas applicables.


– Mais je ne veux en rien copier le communisme qui nie le droit à la propriété, au capital, à l’héritage. Je suis loin de nier des stimulants aussi importants. Je cherche seulement à les régulariser.


– En un mot, tu prends une idée étrangère, tu lui ôtes ce qui en fait la force, et tu prétends la faire passer pour neuve, dit Nicolas en tiraillant sa cravate.


– Mais puisque mes idées n’ont aucun rapport…


– Ces doctrines, continua Nicolas en souriant ironiquement avec un regard étincelant d’irritation, ont du moins l’attrait que j’appellerai géométrique, d’être claires et logiques. Ce sont peut-être des utopies, mais on comprend qu’il puisse se produire une forme nouvelle de travail si on parvient à faire table rase du passé, s’il n’y a plus ni propriété ni famille; mais tu n’admets pas cela?


– Pourquoi veux-tu toujours confondre? Je n’ai jamais été communiste.


– Je l’ai été, moi, et je trouve que si le communisme est prématuré, il a de l’avenir, de la logique, comme le christianisme des premiers siècles.


– Et moi, je crois que le travail est une force élémentaire, qu’il faut étudier du même point de vue qu’une science naturelle, dont il faut reconnaître les propriétés et…


– C’est absolument inutile; cette force agit d’elle-même et, selon le degré de civilisation, prend des formes différentes. Partout il y a eu des esclaves, puis des métayers, des fermiers, des ouvriers libres. Que cherches-tu de plus?»


Levine prit feu à ces derniers mots, d’autant plus qu’il craignait que son frère n’eût raison en lui reprochant de vouloir découvrir un terme moyen entre les formes du travail existantes et le communisme.


«Je cherche une forme de travail qui profite à tous, à moi comme à mes ouvriers, répondit-il en s’animant.


– Ce n’est pas cela, tu as cherché l’originalité toute ta vie, et tu veux prouver maintenant que tu n’exploites pas tes ouvriers tout bonnement, mais que tu y mets des principes.


– Puisque tu le comprends ainsi, quittons ce sujet, répondit Levine, qui sentait le muscle de sa joue droite tressaillir involontairement.


– Tu n’as jamais eu de convictions, tu ne cherches qu’à flatter ton amour-propre.


– Très bien, mais alors laisse-moi tranquille.


– Certes oui, je te laisserai tranquille! j’aurais déjà dû le faire. Que le diable t’emporte! Je regrette fort d’être venu.»


Levine eut beau chercher à le calmer, Nicolas ne voulut rien entendre, et persista à dire qu’il valait mieux se séparer: Constantin dut s’avouer que la vie en commun n’était pas possible. Il vint cependant trouver son frère, lorsque celui-ci se prépara au départ, pour lui faire d’un ton un peu forcé des excuses, et le prier de lui pardonner s’il l’avait offensé.


– Ah! ah! de la magnanimité maintenant! dit Nicolas en souriant. Si tu es tourmenté du besoin d’avoir raison, mettons que tu es dans le vrai, mais je pars tout de même.»


Au dernier moment, cependant, Nicolas eut, en embrassant son frère, un regard étrangement grave.


«Kostia, ne me garde pas rancune!» dit-il d’une voix tremblante.


Ce furent les seules paroles sincères échangées entre les deux frères. Levine comprit que ces mots signifiaient: «Tu le vois, tu le sais, je m’en vais, nous ne nous reverrons peut-être plus!» Et les larmes jaillirent de ses yeux. Il embrassa encore son frère sans trouver rien à lui répondre.


Le surlendemain Levine partit à son tour. Il rencontra à la gare le jeune Cherbatzky, cousin de Kitty, et l’étonna par sa tristesse.


«Qu’as-tu? demanda le jeune homme.


– Rien, si ce n’est que la vie n’est pas gaie.


– Pas gaie? Viens donc à Paris avec moi au lieu d’aller dans un endroit comme Mulhouse; tu verras si l’existence y est amusante!


– Non, c’est fini pour moi: il est temps de mourir.


– Voilà une idée! dit en riant Cherbatzky. Je m’apprête à commencer la vie, moi.


– Je pensais de même il y a peu de temps, mais je sais maintenant que je mourrai bientôt.»


Levine disait ce qu’il pensait; il ne voyait devant lui que la mort, ce qui ne l’empêchait pas de s’intéresser à ses projets de réforme; il fallait bien occuper sa vie jusqu’au bout. Tout lui semblait ténèbres, mais ses projets lui servaient de fil conducteur et il s’y rattachait de toutes ses forces.


Fin du premier volume

(1877)

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