Wronsky et Anna passèrent à la campagne la fin de l’été et une partie de l’automne, sans faire aucune démarche pour régulariser leur situation, mais résolus à rester chez eux. Rien de ce qui constitue le bonheur ne leur manquait en apparence; ils étaient riches, jeunes, bien portants, ils avaient un enfant, leurs occupations leur plaisaient, et cependant après le départ de leurs hôtes ils sentirent que leur vie devait forcément subir quelque modification.
Anna continuait à prendre le plus grand soin de sa personne et de sa toilette; elle lisait beaucoup, et faisait venir de l’étranger les ouvrages de valeur que citaient les revues; aucun des sujets pouvant intéresser Wronsky ne lui restait indifférent; douée d’une mémoire excellente, elle l’étonnait par ses connaissances agronomiques et architecturales, puisées dans des livres ou des journaux spéciaux, et l’habituait à la consulter sur toute chose, même sur des questions de sport ou d’élève de chevaux. L’intérêt qu’elle prenait à l’installation de l’hôpital était très sérieux, et elle y apportait des idées personnelles qu’elle savait faire exécuter. Le but de sa vie était de plaire à Wronsky, de lui remplacer ce qu’il avait quitté pour elle, et celui-ci, touché de ce dévouement, savait l’apprécier. À la longue cependant, l’atmosphère de tendresse jalouse dont elle l’enveloppait l’oppressa, et il éprouva le besoin d’affirmer son indépendance; son bonheur eût été complet, croyait-il, si, chaque fois qu’il voulait quitter la maison, il n’eût éprouvé de la part d’Anna une vive opposition.
Quant au rôle de grand propriétaire auquel il s’était essayé, il y prenait un véritable goût, et se découvrait des aptitudes sérieuses pour l’administration de ses biens. Il savait entrer dans les détails, défendre obstinément ses intérêts, écouter et questionner son intendant allemand sans se laisser entraîner par lui à des dépenses exagérées, accepter parfois les innovations utiles, surtout lorsqu’elles étaient de nature à faire sensation autour de lui; mais jamais il ne dépassait les limites qu’il s’était tracées. Grâce à cette conduite prudente, et malgré les sommes considérables que lui coûtaient ses bâtisses, l’achat de ses machines et d’autres améliorations, il ne risquait pas de compromettre sa fortune.»
Le gouvernement de Kachine, où étaient situées les terres de Wronsky, de Swiagesky, d’Oblonsky, de Kosnichef et en partie celles de Levine, devait tenir au mois d’octobre son assemblée provinciale, et procéder à l’élection de ses maréchaux. Ces élections, à cause de certaines personnalités marquantes qui y prenaient part, attiraient l’attention générale; on se préparait à y venir de Moscou, de Pétersbourg, même de l’étranger. Wronsky aussi avait promis d’y assister.
L’automne était venu, sombre, pluvieux et singulièrement triste à la campagne.
La veille de son départ, le comte vint annoncer d’un ton froid et bref qu’il s’absentait pour quelques jours, tout préparé à une lutte dont il tenait à sortir vainqueur; sa surprise fut grande en voyant Anna prendre cette nouvelle avec beaucoup de calme et se contenter de lui demander l’époque exacte de son retour.
«J’espère que tu ne t’ennuieras pas, – dit-il, scrutant la physionomie d’Anna, et se méfiant de la faculté qu’elle possédait de se renfermer complètement en elle-même lorsqu’elle prenait quelque résolution extrême.
– Oh non! Je viens de recevoir une caisse de livres de Moscou, cela m’occupera.»
«C’est un nouveau ton qu’elle veut adopter», pensa-t-il, et il eut l’air de croire à la sincérité de cette apparence de raison.
Il partit donc sans autre explication, ce qui ne leur était jamais arrivé; et, tout en espérant que sa liberté serait à l’avenir respectée par Anna, il emportait une vague inquiétude. Tous deux gardèrent une impression pénible de cette petite scène.