La retraite des dragons.

Ils sont couchés…

Ils ne sont pas morts, ni endormis. Ni en attente, parce que l’attente suppose une espérance. L’expression que nous cherchons dans leur cas, c’est peut-être…

… en sommeil.

Et bien que l’espace qu’ils occupent ne ressemble pas à l’espace habituel, ils s’y tiennent serrés les uns contre les autres. Pas un centimètre cube que ne remplisse une griffe, une serre, une écaille, un bout de queue, si bien qu’on a l’impression de ces dessins astucieux où l’œil finit par s’apercevoir que l’intervalle séparant chaque dragon est en réalité un autre dragon.

Ils pourraient faire penser à une boîte de sardines, à condition d’imaginer les sardines gigantesques, squameuses, fières et arrogantes.

Et, quelque part, existe sûrement l’ouvre-boîte.


Dans un tout autre espace, c’était le petit matin à Ankh-Morpork, la plus ancienne, la plus grande et la plus crasseuse des cités. Une petite bruine pleuvotait du ciel gris et pointillait la brume fluviale qui serpentait dans les rues. Des rats de toutes espèces vaquaient à leurs tâches nocturnes. Dans leurs capes mouillées de la nuit, les assassins assassinaient, les voleurs volaient, les racoleuses racolaient. Et ainsi de suite.

Quant au capitaine Vimaire, du Guet de nuit, fin soûl, il descendait lentement la rue en titubant, avant de s’affaisser doucement dans le caniveau devant le poste du Guet et d’y rester étendu, tandis qu’au-dessus de lui d’étranges lettres de lumière grésillaient dans l’humidité et changeaient de couleur…

La ville étaitu… étaitu… étaitune… chaispusquoi. Une machine, là… femme. Chécha qu’ch’était. Une femme. Grondante, vieille, multicentenaire. Vous f’sait marcher, vous f’sait tomber machintruc, là… amoureux, puis elle vous flanquait un coup d’pied, vlan, en plein dans les… choses, là… les bidules. Qu’on a dans la bouche. Langue. Amygdales. Dents. Voilà, chécha… qu’elle faisait. C’taitune… truc, là… mais si, la meilleure amie d’l’homme, l’chiot femelle. Une chiotte. Poule. Chienne. Après ça, on pouvait plus la voir, et juste au moment où on s’figurait qu’on l’avait plus dans la… bidule, plus dans la… dans la… enfin, bref, alors elle ouvrait son grand cœur pourri et assourdissant, vous prenait au dé… dé… dé… machin, là… pourvu. Ouais. Chécha. On savait jamais de quel côté s’tourner. S’allonger. On était sûr que d’une chose, pas possible de la laisser partir. Parsque… parsqu’alle était à vous, z’aviez rien d’autre qu’elle, même dans ses caniveaux…


* * *

Une obscurité humide enveloppait de son linceul les bâtiments vénérables de l’Université de l’Invisible, première faculté de magie. Pour toute lumière, une faible lueur octarine tremblotait derrière les petites fenêtres de la nouvelle annexe de la magie des hautes énergies où des esprits affûtés sondaient le tissu même de l’Univers, que ça lui plaise ou non.

Bien entendu, il y avait aussi de la lumière dans la bibliothèque.

La bibliothèque, c’était la plus grande collection de textes magiques dans tout le multivers. Des milliers de volumes de tradition occulte alourdissaient ses rayonnages.

De grosses quantités de magie peuvent sérieusement déformer le monde ordinaire, aussi prétendait-on que la bibliothèque n’obéissait pas aux lois habituelles de l’espace et du temps. On disait qu’elle s’étendait à l’infini. On disait qu’on pouvait errer des jours durant parmi ses rayonnages les plus reculés, qu’il y vivait des tribus perdues d’étudiants de doctorat, que des créatures étranges se tapissaient dans des alcôves oubliées dont se repaissaient d’autres créatures plus étranges encore[1].

Les étudiants prudents en quête d’ouvrages classés dans des secteurs éloignés prenaient soin de laisser des marques à la craie sur les rayonnages quand ils s’enfonçaient à l’aventure dans les ténèbres empestant le moisi, et disaient à des amis de venir les chercher s’ils n’étaient pas rentrés pour le dîner.

Et comme il est difficile de tenir la magie enfermée, les livres de la bibliothèque étaient davantage que de la pulpe de bois et du papier.

La magie brute leur fusait du dos en crépitant et se mettait à la terre, sans causer de dégâts, dans les rails de cuivre cloués à cet effet sur toutes les étagères. De légères nervures de feu bleu parcouraient les rayonnages et l’air bruissait de chuchotements de papier comme en produirait une colonie d’étourneaux sur leurs perchoirs. Dans le silence de la nuit les livres discutaient entre eux.

On entendait aussi ronfler.

La lumière qui provenait des étagères éclairait moins l’obscurité qu’elle ne la soulignait, mais dans son vacillement violet un observateur aurait fini par identifier un vieux bureau fatigué, pile sous le dôme central.

Le ronflement sortait d’en dessous, là où un bout de couverture en loques couvrait à peine ce qui ressemblait à un tas de sacs de sable mais était en réalité un orang-outan mâle adulte.

Le bibliothécaire.

Peu de gens ces temps-ci soulignaient qu’il était un anthropoïde. La métamorphose datait d’un accident thaumaturgique, risque toujours possible dans une aussi forte concentration de livres magiques, et on trouvait qu’il s’en tirait à bon compte. Après tout, fondamentalement, il ne changeait guère physiquement. On lui avait d’ailleurs permis de garder son emploi, pour lequel il montrait certaines compétences, quoique « permis » ne soit pas vraiment le terme qui convienne. C’était sa faculté à retrousser sa lèvre supérieure pour découvrir des dents incroyables, le râtelier le plus jaune de mémoire du Conseil de l’Université, qui avait, d’une certaine façon, ôté toute envie d’aborder franchement le sujet.

Mais voilà qu’un nouveau bruit se faisait entendre : le grincement étranger aux lieux d’une porte qui s’ouvre. Des pas feutrés se déplacèrent et disparurent dans la cohue des étagères.

Les livres bruirent d’indignation, et certains des plus gros grimoires agitèrent leurs chaînes.

Le bibliothécaire continuait de dormir, bercé par le murmure de la pluie.

Dans les bras de son caniveau, à huit cents mètres de là, le capitaine Vimaire, du Guet de nuit, ouvrit la bouche et se mit à chanter.


* * *

Entre-temps, une silhouette en robe noire se hâtait dans les rues de la minuit en plongeant d’une encoignure de porte à l’autre pour arriver devant un portail lugubre et menaçant. On se disait qu’une simple entrée ne devenait pas aussi lugubre par hasard. Comme si on avait fait appeler l’architecte pour lui donner des directives précises. « On veut quelque chose d’effrayant en chêne foncé, avait-on dû lui dire. Arrangez-vous pour qu’elle claque aussi fort qu’un pas de géant et que tout le monde comprenne bien, en fait, qu’il ne s’agit pas d’une porte qui fait ding-dong quand on appuie sur la sonnette. »

La silhouette frappa au battant sombre selon un code savant. Un tout petit judas grillé s’ouvrit et un œil méfiant loucha au-dehors.

« La chouette influente hulule dans la nuit, annonça le visiteur en s’efforçant d’exprimer l’eau de pluie de sa robe.

— Mais nombre de seigneurs grisonnants vont tristement vers les hommes sans maître, psalmodia une voix de l’autre côté de la grille.

— Hourra, hourra pour la fille de la sœur de la vieille fille, riposta la silhouette dégoulinante.

— Pour qui manie la hache, tous les suppliants font la même taille.

— Oui, mais, en vérité, la rose est dans l’épine.

— La bonne mère fait de la soupe aux haricots pour le garçon de courses », répondit la voix derrière la porte.

Suivit une pause, uniquement troublée par la pluie. Puis le visiteur s’étonna : « Quoi ?

— La bonne mère fait de la soupe aux haricots pour le garçon de courses. »

Une autre pause, plus longue. Puis la silhouette mouillée demanda : « Vous êtes sûr que la tour mal bâtie ne tremble pas beaucoup au passage d’un papillon ?

— Dame non. C’est de la soupe aux haricots. Je regrette. »

La pluie chuintait, impitoyable, dans le silence gêné.

« Et la baleine en cage ? lança le visiteur trempé jusqu’aux os en essayant de se tasser sous le peu d’abri qu’offrait le terrible portail.

— Comment ça ?

— Elle devrait tout ignorer des profondeurs abyssales, si vous voulez savoir.

— Oh, la baleine en cage. Vous cherchez les Frères Éclairés de la Nuit d’Ébène. Trois portes plus bas.

— Vous êtes qui, vous, alors ?

— On est les Frères Illuminés et Anciens d’Ee.

— Je croyais que vous vous réunissiez dans la rue de la Mélasse, fit l’homme mouillé au bout d’un moment.

— Ben, ouais. Vous savez ce que c’est. Le club de découpage a le local le mardi. Y a eu confusion.

— Oh ? Ben, merci quand même.

— Pas de mal. » Le judas se referma en claquant.

La silhouette en robe le considéra un instant d’un regard mauvais, puis s’en fut barboter plus loin dans la rue. Elle trouva effectivement un autre portail. Le maître d’œuvre ne s’était pas trop creusé la tête pour changer de style.

Il frappa. Le judas grillé s’ouvrit d’un coup.

« Oui ?

— Écoutez, la chouette éloquente hulule dans la nuit, d’accord ?

— Mais nombre de seigneurs grisonnants se tournent tristement vers les hommes sans maître.

— Hourra, hourra pour la fille de la sœur de la vieille fille, ça va ?

— Pour qui manie la hache, tous les suppliants font la même taille.

— Oui, mais, en vérité, la rose est dans l’épine. Il pleut comme vache qui pisse dehors. Ça, vous le savez, non ?

— Oui », répondit la voix du ton de qui le sait bien mais ne se trouve pas dessous.

Le visiteur soupira.

« La baleine en cage ignore tout des profondeurs abyssales, dit-il. Si ça peut vous faire plaisir.

— La tour mal bâtie tremble beaucoup au passage d’un papillon. »

La silhouette implorante agrippa les barreaux du judas, se hissa jusqu’à l’ouverture et souffla : « Maintenant, laissez-moi entrer, je suis trempé comme une soupe. »

Il y eut une nouvelle pause mouillée.

« Les profondeurs, là… vous avez dit abyssales ou habitables ?

— Abyssales, j’ai dit. Des profondeurs abyssales. Vu qu’elles sont profondes, vous voyez. C’est moi : frère Crocheteur.

— J’ai bien cru entendre “habitable”, fit prudemment le portier invisible.

— Ecoutez, vous le voulez, ce putain de livre, oui ou non ? J’suis pas forcé de faire ça. J’pourrais être au pieu, chez moi.

— Vous êtes bien sûr que c’était “abyssal” ?

— Écoutez, je sais parfaitement jusqu’où elles sont profondes, ces putain de profondeurs, lança rapidement frère Crocheteur. J’savais déjà qu’elles étaient abyssales quand, vous, vous étiez encore qu’un foutu néophyte. Maintenant, vous me l’ouvrez, cette lourde ?

— Ben… Bon, d’accord. »

Le visiteur entendit le coulissement de verrous qu’on tirait. Puis la voix demanda : « Est-ce que vous pourriez pousser ? La Porte de la Connaissance Que Ne Peut Franchir l’Ignorant se coince vachement par temps humide. »

Frère Crocheteur y appuya l’épaule, entra en force, jeta un sale regard au frère Portier et s’enfonça en vitesse à l’intérieur.

Les autres l’attendaient dans le saint des saints, ils faisaient le pied de grue avec l’air embarrassé de ceux qui n’ont pas l’habitude de porter de sinistres robes noires à capuchon. Le Grand Maître Suprême lui adressa un signe de tête.

« Frère Crocheteur, n’est-ce pas ?

— Oui, Grand Maître Suprême.

— Avez-vous ce qu’on vous a envoyé chercher ? »

Frère Crocheteur sortit un paquet de sous sa robe.

« Exactement là où j’ai dit qu’on le trouverait, fit-il. Pas de problème.

— Bravo, frère Crocheteur.

— Merci, Grand Maître Suprême. »

Le Grand Maître Suprême donna de petits coups de son marteau pour obtenir l’attention générale. On forma un vague cercle dans la salle en traînant les pieds.

« Je rappelle à l’ordre la Loge Suprême et Unique des Frères Éclairés, psalmodia-t-il. La Porte de la Connaissance est-elle hermétiquement close aux hérétiques et aux non-initiés ?

— Complètement bloquée, répondit le frère Portier. C’est l’humidité. La semaine prochaine, j’amènerai mon rabot, ce sera vite…

— D’accord, d’accord, fit le Grand Maître Suprême avec irritation. Un simple oui aurait suffi. Le triple cercle est-il convenablement et fidèlement tracé ? Les présents céans sont-ils tous présents ? Et il vaudrait mieux pour le non-initié ne pas être parmi nous, car on le sortirait de ces lieux pour lui fendre la trousse, exposer les moules aux quatre vents, déchirer le velchet par écartèlement et planter le figuin au bout d’une pique… oui, qu’est-ce que c’est ?

— Excusez-moi, vous avez bien dit : les Frères Eclairés ? »

Le Grand Maître Suprême fusilla du regard la seule silhouette qui avait la main levée.

« Si fait, les Frères éclairés, gardiens de la connaissance sacrée depuis un temps reculé dont nul ne se souvient…

— Depuis février », le renseigna obligeamment le frère Portier. Le Grand Maître Suprême se dit que le frère Portier n’avait jamais vraiment pigé le coup.

« Pardon. Pardon. Pardon, fit la silhouette d’un air inquiet. Pas la bonne société, j’en ai peur. Pris la mauvaise rue, sûrement. Alors je vais me sauver, si vous voulez bien m’excuser…

— Et planter le figuin au bout d’une pique, répéta le Grand Maître Suprême d’un ton plein de sous-entendus par-dessus les grincements du bois gonflé du Terrible Portail que le frère Portier s’efforçait d’ouvrir. En avons-nous terminé ? Reste-t-il d’autres non-initiés qui se seraient fourvoyés chez nous en se rendant ailleurs ? ajouta-t-il avec une ironie mordante. Bien. Parfait. Vous m’en voyez ravi. Sans vouloir abuser, puis-je vous demander si les Quatre Tours de Guet sont à l’abri ? Oh, bien. Et le Pantalon de Sainteté, quelqu’un s’est-il occupé de l’absoudre ?… Oh, vous l’avez fait. Comme il faut ? Je vérifierai, vous savez… D’accord. Et a-t-on bien fermé les fenêtres avec les Cordons Rouges de l’Intellect, selon l’ancienne règle ? Bon. Maintenant, on va peut-être pouvoir poursuivre la séance. »

Avec l’air vaguement contrarié d’une belle-mère qui passe le doigt sur l’étagère la plus haute de sa bru et le retire, contre toute attente, net de tout grain de poussière, le Grand Maître Suprême poursuivit la séance.

Quel tas de crétins, se disait-il. Une bande d’incapables auxquels aucune autre société secrète ne voudrait toucher avec un Sceptre d’Autorité de trois mètres. Du genre à se démettre les doigts à la moindre poignée de main d’initié.

Mais des incapables non dénués de possibilités, cependant. Que les autres sociétés s’adjugent donc les talentueux, les prometteurs, les ambitieux, les sûrs d’eux. Lui récupérerait les geignards et les amers, les bouffis de rancune et de bile, les frustrés qui auraient pu faire une grande carrière, d’après eux, si seulement on leur avait donné leur chance. Qu’on lui laisse les aigris dont les torrents de venin et de rancœur n’étaient retenus que par de fragiles barrages de nullité et de paranoïa miteuse.

Et aussi d’imbécillité. Ils avaient tous prêté serment, songea-t-il, mais aucun parmi eux n’avait même demandé ce qu’était un figuin.

« Frères, dit-il, ce soir nous avons à discuter de questions de première importance. La bonne gouvernance, voire l’avenir même d’Ankh-Morpork sont dans nos mains. »

Ils se penchèrent en avant. Le Grand Maître Suprême sentit venir le bon vieux frisson du pouvoir. Ils étaient suspendus à ses lèvres. Rien que pour cette sensation-là, ça valait le coup de se déguiser dans des putain de robes ridicules.

« Ne savons-nous pas pertinemment que des individus corrompus tiennent la cité en esclavage, des individus qui s’engraissent de profits mal acquis, tandis que des hommes de valeur se voient évincés et réduits à une quasi-servitude ?

— Pour ça, oui ! fit le frère Portier avec véhémence une fois que tout le monde eut traduit mentalement la question. Pas plus tard que la semaine dernière, à la Guilde des Boulangers, j’ai voulu faire remarquer à maître Crichelet que… »

Le Grand Maître Suprême ne lui lança pas un regard, parce qu’il avait veillé à ce que les capuchons des frères leur dissimulent la figure dans une obscurité anonyme, mais il réussit néanmoins à clouer le bec au frère Portier par un simple silence outragé.

« Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi, poursuivit le Grand Maître Suprême. Il a autrefois existé un âge d’or où les hommes dignes de pouvoir et de respect étaient justement récompensés. Un âge où Ankh-Morpork n’était pas seulement une grosse ville mais une grande cité. Un âge de chevalerie. Un âge où… oui, frère Tourduguet ? »

Une silhouette corpulente en robe baissa la main. « Est-ce que vous voulez parler du temps où on avait des rois ?

— Bravo, frère, complimenta le Grand Maître Suprême, vaguement ennuyé par cette preuve inhabituelle d’intelligence. Et…

— Mais la question a été réglée y a des siècles de ça, fit le frère Tourduguet. Est-ce qu’il y a pas eu une grande bataille ou je n’sais quoi ? Et depuis on a les seigneurs dirigeants, comme le Patricien.

— Oui, très bien, frère Tourduguet.

— Y a plus de rois, c’est là où je veux en venir, expliqua obligeamment le frère Tourduguet.

— Comme le dit frère Tourduguet, la lignée des…

— C’est quand vous avez parlé de chevalerie que ça m’a mis la puce à l’oreille, ajouta le frère Tourduguet.

— Tout à fait, et…

— Ça va avec les rois, la chevalerie, continua joyeusement le frère Tourduguet. Tout comme les chevaliers. Et ils avaient des…

— Toutefois, le coupa sèchement le Grand Maître Suprême, il se pourrait bien que la lignée des rois d’Ankh ne soit pas aussi défunte qu’on l’a cru jusqu’ici, et que sa progéniture existe encore aujourd’hui. C’est ce que révèlent mes recherches dans des manuscrits anciens. »

Il recula, dans l’attente d’une réaction. Mais apparemment, il n’obtenait pas l’effet escompté. Ils comprennent sûrement « défunte », songea-t-il, mais j’aurais dû éviter « progéniture ».

Le frère Tourduguet avait encore la main levée.

« Oui ?

— Vous dites qu’y a un genre d’héritier du trône à se balader dans la nature ? demanda le frère Tourduguet.

— C’est peut-être le cas, oui.

— Ouais. Ils font ça, vous savez, dit le frère Tourduguet d’un air entendu. Ça arrive à tout bout de champ. On lit des trucs là-dessus. Des “reguetons”, ça s’appelle. Ils se cachent dans des trous perdus pendant un temps fou, ils se transmettent l’épée secrète, la tache de vin et ainsi de suite de génération en génération. Et puis, juste au moment où le vieux royaume a besoin d’eux, ils s’amènent et flanquent dehors les usurpateurs en place. Et après, on a droit à des réjouissances générales. »

Le Grand Maître Suprême sentit sa bouche s’ouvrir toute grande. Il n’avait pas prévu que ce serait aussi facile.

« Oui, d’accord, fit une silhouette dans laquelle le Grand Maître Suprême reconnut le frère Plâtrier. Et alors ? Mettons qu’un regueton s’amène, il va voir le Patricien et il lui dit : “Bien l’bonjour, je suis roi, voici la tache de vin comme prévu, maintenant tire-toi.” Il peut s’attendre à quoi, après ça ? Une espérance de vie de peut-être deux minutes, voilà tout.

— Vous écoutez pas, fit le frère Tourduguet. Ce qu’il faut, c’est que le regueton, il arrive quand le royaume est en danger, non ? Alors, tout le monde peut le voir. Après, on l’emmène au palais, il guérit quelques malades, annonce une demi-journée de congé, offre un peu de son trésor, et le tour est joué.

— Faut aussi qu’il épouse une princesse, ajouta le frère Portier. Vu qu’il est gardien de cochons. »

Ils le regardèrent.

« Qui a dit ça, qu’il était gardien de cochons ? demanda le frère Tourduguet. Moi, je l’ai jamais dit, qu’il était gardien de cochons. C’est quoi, cette histoire de gardien de cochons ?

— Y a pourtant du vrai dans ce qu’il dit, fit le frère Plâtrier. C’est en général un gardien de cochons, un forestier, quelque chose dans ce goût-là, le regueton classique. Rapport qu’il est un… machin, là. Cognito. Faut qu’ils aient l’air d’origine modeste, comprenez.

— Ç’a rien d’extraordinaire, les origines modestes, intervint un frère miniature qui paraissait uniquement composé d’une petite robe noire ambulatoire soutenue par une mauvaise haleine. J’en ai des tas, d’origines modestes, moi. Pour nous autres, dans ma famille, garder les cochons, c’était un boulot de rupins.

— Mais votre famille, elle est pas de sang royal, frère Cagoinces, fit observer le frère Plâtrier.

— Elle pourrait, répliqua le frère Cagoinces d’un ton boudeur.

— Bon, ça va, maugréa le frère Tourduguet. D’accord. Mais au moment décisif, vous voyez, le vrai roi rejette sa cape, il dit “Regardez !” et sa qualité de roi apparaît à tous.

— Elle apparaît comment, au juste ? demanda le frère Portier.

(— … Pourrais être de sang royal, moi, marmonna le frère Cagoinces. Pas l’droit de dire que j’pourrais pas être de sang…)

— Écoutez, elle apparaît, c’est tout, d’accord ? On la reconnaît quand on la voit.

— Mais avant ça, faut qu’il sauve le royaume, fit observer le frère Plâtrier.

— Oh, oui, fit le frère Tourduguet d’une voix accablée. Ça, c’est le plus important.

— Qu’il le sauve de qui, alors ?

(— … Autant l’droit qu’un autre de pouvoir être de sang royal…)

— Du Patricien ? » répondit le frère Portier.

Le frère Tourduguet, soudain promu expert ès royautés, secoua la tête.

« Pour ce que j’en sais, le Patricien, c’est pas exactement une menace, fit-il. C’est pas franchement un tyran. L’est moins mauvais que certains autres qu’on a eus. J’veux dire, il opprime pas vraiment.

— Moi, on m’opprime tout le temps, dit le frère Portier. Maître Crichelet, là où je travaille, il m’opprime matin, midi et soir, il me crie dessus et tout. Et la marchande de légumes, dans son magasin, elle m’opprime tout le temps aussi.

— C’est vrai, renchérit le frère Plâtrier. Moi, mon propriétaire, il m’opprime, c’est pas croyable. Il cogne à la porte et me réclame sans arrêt tous les loyers que je lui dois, paraît-il, ce qui est complètement faux. Et les voisins d’à côté, ils m’oppriment à longueur de nuits. Moi, je leur dis que je travaille toute la journée, qu’il faut laisser aux gens un peu de temps pour apprendre à jouer du tuba. Ça, c’est de l’oppression, dame oui. Si j’suis pas sous la botte de l’oppresseur, alors j’sais pas qui y est.

— Vu comme ça… fit lentement le frère Tourduguet, m’est avis que mon beau-frère m’opprime tout le temps, moi aussi, avec son nouveau cheval et son nouveau boguet qu’il vient d’acheter. Moi, j’en ai pas. Je veux dire, où est la justice là-dedans ? Je parie qu’un roi permettrait pas que continue ce genre d’oppression, des femmes qui oppriment leurs maris parce qu’ils ont pas de nouvelle voiture comme l’autre Rodney, là, tout ça. »

Le Grand Maître Suprême écoutait ces échanges avec une légère sensation de vertige. Comme s’il avait su qu’existaient des phénomènes tels que les avalanches mais n’avait jamais imaginé qu’en lâchant sa petite boule de neige en haut de la montagne il obtiendrait des résultats aussi étonnants. Il avait à peine besoin de les pousser.

« Je parie qu’un roi aurait beaucoup à dire sur les propriétaires, fit le frère Plâtrier.

— Et il mettrait hors la loi les conducteurs de voitures tape-à-l’œil, ajouta le frère Tourduguet. Sûrement achetées avec de l’argent volé, d’ailleurs, m’est avis.

— Moi, je crois, intervint le Grand Maître Suprême pour dévier légèrement la conversation, qu’un roi avisé se contenterait, disons, de mettre hors la loi les voitures des non-méritants. »

S’ensuivit un silence de réflexion dans l’auditoire : les frères divisaient mentalement l’univers entre méritants et non-méritants et se plaçaient dans le bon camp.

« Ça, ce serait juste, dit lentement le frère Tourduguet. Mais frère Plâtrier avait raison, en fait. Je vois mal un regueton révéler sa destinée uniquement parce que frère Portier croit que la marchande de légumes arrête pas de le regarder bizarrement. Sans vouloir l’offenser.

— En plus de ça, elle me carotte sur le poids, ajouta le frère Portier. Et elle…

— Oui, oui, oui, le coupa le Grand Maître Suprême. Ça ne fait aucun doute, les gens sains d’esprit d’Ankh-Morpork subissent le joug des oppresseurs. Cependant, un roi se révèle généralement dans des circonstances plus spectaculaires. À l’occasion d’une guerre, par exemple. »

L’affaire se présentait sous les meilleurs auspices. Malgré leur stupidité égocentrique, il se trouverait bien un petit malin pour faire la suggestion qu’il attendait.

« Y avait une vieille prophétie, un truc comme ça, dit le frère Plâtrier. Mon grand-père m’en a parlé. » Son regard se voila sous le colossal effort de mémoire. « En vérité, le roi viendra, il apportera la Loi et la Justice, il ne connaîtra que la Vérité, et son Épée servira et protégera le Peuple. Faut pas tous me regarder comme ça, j’invente rien.

— Oh, celle-là, on la connaît tous. Et ça nous ferait une belle jambe, rétorqua le frère Tourduguet. Je veux dire, il ferait quoi ? Il s’amènerait à cheval avec la Loi, la Vérité et ainsi de suite comme les Quatre Cavaliers de l’Apocralypse ? Salut tout le monde, c’est moi le roi, glapit le frère, et voici la Vérité, là-bas, qui donne à boire à son cheval. Pas très réaliste, hein ? Nan. Faut pas se fier aux vieilles légendes.

— Pourquoi ça ? demanda le frère Cagoinces d’une voix irritée.

— Parce qu’elles sont légendaires. C’est à ça qu’on les reconnaît, répliqua le frère Tourduguet.

— Les princesses endormies, ça c’est un bon truc, fit le frère Plâtrier. Y a qu’un roi qui peut les réveiller.

— Dites donc pas de bêtises, le réprimanda le frère Tourduguet. Si on a pas de roi, on peut pas avoir de princesse. Ça tombe sous le sens.

— Évidemment, dans le temps c’était facile, fit joyeusement observer le frère Portier.

— Pourquoi ?

— Il lui suffisait de tuer un dragon. »

Le Grand Maître Suprême claqua des mains et adressa une prière silencieuse à l’éventuel dieu à l’écoute. Il ne s’était pas trompé sur ces gens. Tôt ou tard leurs petits esprits décousus les conduisaient là où l’on voulait qu’ils aillent.

« Ça, c’est une idée intéressante, roucoula-t-il.

— Marcherait pas, objecta le frère Tourduguet d’un ton maussade. Y a plus de gros dragons de nos jours.

— Il pourrait y en avoir. »

Le Grand Maître Suprême fit craquer les articulations de ses doigts.

« Pardon ? fit le frère Tourduguet.

— J’ai dit qu’il pourrait y en avoir. »

Un rire nerveux s’échappa des profondeurs du capuchon du frère Tourduguet.

« Quoi ? Des vrais ? Avec les grosses écailles et les ailes ?

— Oui.

— Un souffle comme un haut-fourneau ?

— Oui.

— Les gros machins griffus au bout des pattes ?

— Des serres ? Oh, oui. Autant que vous voulez.

— Qu’est-ce que vous entendez par là, autant que je veux ?

— J’espère que c’est évident, frère Tourduguet. Si vous voulez des dragons, vous pouvez en avoir. Vous pouvez vous-même en faire venir un ici. Tout de suite. En ville.

— Moi ?

— Vous tous. Enfin, nous tous », répondit le Grand Maître Suprême.

Le frère Tourduguet hésitait. « Ben, j’sais pas si c’est une très bonne…

— Et il obéirait à chacun de vos ordres. »

La précision les arrêta. Tout net. Elle tomba devant leurs petits esprits de fouines comme un morceau de viande dans une fourrière pour chiens.

« Vous pouvez nous répéter ça ? demanda lentement le frère Plâtrier.

— Vous le dirigez. Vous lui faites faire tout ce que vous voulez.

— Quoi ? Un vrai dragon ? »

Les yeux du Grand Maître Suprême roulèrent dans l’intimité de son capuchon.

« Oui, un vrai. Pas un petit dragon des marais apprivoisé. Le modèle d’origine.

— Mais je croyais qu’ils étaient… vous savez… midiques. »

Le Grand Maître Suprême se pencha en avant.

« Ils étaient à la fois mythiques et réels, dit-il d’une voix forte. À la fois onde et particule.

— J’vous suis plus, avoua le frère Plâtrier.

— Je vais vous expliquer, alors. Le livre, je vous prie, frère Crocheteur. Merci. Frères, je dois vous dire, lorsque je suivais mes cours auprès des Maîtres Secrets…

— Les quoi, Grand Maître Suprême ? lança le frère Plâtrier.

— Pourquoi vous écoutez pas ? Vous écoutez donc jamais ! Les Maîtres Secrets, il a dit ! le réprimanda le frère Tourduguet. Vous savez, les sages vénérables qui vivent sur une montagne, qui dirigent tout en secret, qui lui ont appris les traditions et tout, qui marchent sur le feu et tout. Il nous en a parlé la semaine dernière. Il va nous apprendre, pas vrai, Grand Maître Suprême ? termina-t-il, obséquieux.

— Oh, les Maîtres Secrets, fit le frère Plâtrier. Pardon. C’est à cause de ces capuchons occultes. Pardon. Secrets. Je me souviens. »

Mais quand je dirigerai la cité, songea le Grand Maître Suprême, il n’y aura rien de tout ça. Je formerai une nouvelle société secrète d’hommes à l’esprit vif, intelligents, mais pas trop évidemment, pas trop intelligents. Ensuite nous renverserons le tyran cruel et froid, nous entrerons dans un nouveau siècle des Lumières, de fraternité et d’humanisme, Ankh-Morpork deviendra une Utopie et les individus dans le genre du frère Plâtrier se feront griller à petit feu, si j’ai voix au chapitre, ce que j’aurai. Eux et leur figuin[2].

« Je disais donc : quand je suivais mes cours auprès des Maîtres Secrets… reprit-il.

— C’est là qu’ils vous ont dit que vous deviez marcher sur du papier de riz, hein ? fit le frère Tourduguet sur le ton de la conversation. J’ai toujours trouvé que c’était un bon passage. Depuis, moi, je récupère celui dessous mes macarons. Vraiment étonnant. J’arrive à marcher dessus facile comme tout. C’est ça l’avantage d’appartenir à une bonne société secrète, dame oui. »

Il ne sera pas tout seul sur son gril, le frère Plâtrier, songea le Grand Maître Suprême.

« Vos pas sur la route de la lumière sont un exemple pour nous tous, frère Tourduguet, dit-il. Mais si vous me permettez de poursuivre… Parmi les nombreux secrets…

— … au cœur de l’Être… intervint le frère Tourduguet, approbateur.

— … Au cœur de l’Être, comme le dit si bien frère Tourduguet, c’est là que se trouvaient les dragons nobles. La croyance de leur extinction est totalement infondée. Ils ont tout bonnement trouvé une nouvelle voie dans l’évolution. Et on peut les en faire venir. Ce livre… – il le brandit – donne des instructions précises dans ce sens.

— C’est dans un livre, comme ça ? fit le frère Plâtrier.

— Il ne s’agit pas d’un livre ordinaire. C’est le seul exemplaire existant. Il m’a fallu des années pour retrouver sa trace, expliqua le Grand Maître Suprême. Il est de la main de Tubal de Malachite, un grand chercheur en tradition dragonnière. Écrit de sa vraie main. Il a invoqué des dragons de toutes tailles. Vous le pouvez aussi. »

Suivit un autre long silence embarrassant.

« Hum, fit le frère Portier.

— Ça m’a l’air un peu… vous savez… un peu magique, risqua le frère Tourduguet, du ton nerveux de celui qui a repéré sous quel godet se cache le petit pois mais hésite à le dire. Comprenez… sans vouloir mettre en doute votre suprême sagesseté et tout, mais… enfin… vous savez… la magie… »

Sa voix mourut.

« Ouais, renchérit le frère Plâtrier, mal à l’aise.

— C’est… euh… les mages, vous voyez, fit le frère Crocheteur. Z’étiez sans doute pas au parfum, vu que vous en baviez avec les zigotos vénérables sur leur montagne, mais les mages du coin, ils vous tombent sur le poil comme une tonne de briques s’ils vous chopent à faire des trucs pareils.

— Cloisonnement, ils appellent ça, expliqua le frère Plâtrier. Par exemple, je vais pas mettre mon nez dans les chaispasquoi cabalistiques interfoliés de causalité, et eux, ils touchent pas au plâtrage.

— Je ne vois pas où est le problème », dit le Grand Maître Suprême. En fait, il ne le voyait que trop bien. C’était le dernier obstacle. Il n’avait plus qu’à aider leurs tout petits esprits à le franchir, et il tiendrait le monde dans le creux de la main. Leur égoïsme incroyablement stupide ne l’avait pas déçu jusqu’ici, il n’allait tout de même pas lui faire faux bond maintenant…

Les membres de la société secrète raclèrent des pieds, mal à l’aise. Puis le frère Cagoinces prit la parole.

« Pfff… les mages. Est-ce qu’ils savent ce que ça veut dire, une journée de travail, ceux-là ? »

Le Grand Maître Suprême prit une profonde inspiration. Ah…

L’atmosphère ambiante de rancœur mesquine s’épaissit nettement.

« Pas du tout, l’fait est, dit le frère Crocheteur. Toujours à se balader en prenant de grands airs, sont trop bien pour des gens comme nous autres. J’les croisais souvent quand j’bossais à l’Université. Des prozes d’un kilomètre de large, c’est moi qui vous l’dis. Vous les avez déjà vus trimer pour un turbin honnête, vous ?

— Comme voler, sans doute ? lança le frère Tourduguet qui n’avait jamais beaucoup apprécié le frère Crocheteur.

— Comme de juste, poursuivit le frère Crocheteur en ignorant ouvertement la réflexion, ils vous bonissent qu’il faut pas s’amuser à faire d’la magie, rapport qu’eux seuls savent comment s’y prendre pour pas déranger l’harmonie universelle et tout l’bazar. Tout ça, c’est du pipeau, si vous voulez mon avis.

— Ben, moi, fit le frère Plâtrier, j’sais pas trop. Je veux dire, si je me trompe dans mon mélange, je récolte plein de plâtre humide autour des pieds, ça s’arrête là. Mais si on fait une petite erreur de magie, alors des machins horribles sortent des boiseries, à ce qu’on dit, et ils nous en font carrément baver.

— Ouais, mais c’est les mages qui racontent ça, fit remarquer le frère Tourduguet. Personnellement, j’ai jamais pu les piffrer, à vrai dire. Ils tiennent peut-être la bonne affaire et ils veulent pas que les autres en profitent aussi. Suffit d’agiter les bras et de chantonner, en fin de compte. »

Les frères s’absorbèrent dans leurs réflexions. Ça paraissait plausible. S’ils tenaient la bonne affaire, ils n’avaient sûrement pas envie qu’on s’immisce dedans.

Le Grand Maître Suprême estima le moment venu.

« Nous sommes donc d’accord, frères ? Vous êtes prêts à exercer la magie ?

— Oh, si c’est des exercices… dit le frère Plâtrier, soulagé. Moi, ça me gêne pas. Tant qu’on doit pas le faire pour de vrai… »

Le Grand Maître Suprême frappa le livre du poing.

« Je parle de lancer de vrais sortilèges ! De remettre la cité sur de bonnes voies ! D’invoquer un dragon ! » brailla-t-il.

Ils reculèrent d’un pas. Puis le frère Portier demanda : « Et après, si on a ce dragon, le roi légitime va apparaître, comme ça ?

— Oui ! répondit le Grand Maître Suprême.

— Pour moi, c’est évident, fit le frère Tourduguet en manière de soutien. Ça tombe sous le sens. À cause de la destinée et des rouages gnomiques de la providence. »

Il y eut un moment d’hésitation, puis les frères opinèrent en masse du capuchon. Seul le frère Plâtrier avait vaguement l’air mécontent.

« Beeeen, fit-il, il va pas échapper à notre contrôle, hein ?

— Je vous assure, frère Plâtrier, vous pourrez le renvoyer quand il vous plaira, répondit doucereusement le Grand Maître Suprême.

— Bon, ben… d’accord, dit le frère réticent. Rien qu’un petit peu, alors. Est-ce qu’on pourrait le garder assez longtemps pour qu’il brûle, par exemple, des boutiques de légumes qui oppriment le monde ? »

Ah…

Il avait gagné. Il y aurait à nouveau des dragons. Et un roi. Différent des anciens rois. Un roi qui ferait ce qu’on lui dirait de faire.

« Ce sera fonction de l’aide que vous apporterez, répondit le Grand Maître Suprême. Nous aurons besoin, au départ, de tous les articles de magie que vous pourrez trouver… »

Ce ne serait sans doute pas une bonne idée de leur laisser voir que la deuxième moitié du livre de Tubal de Malachite était toute carbonisée. Il ne s’en sentait franchement pas capable.

Il allait faire beaucoup mieux. Et personne ne pourrait l’arrêter.

Le tonnerre roula…


* * *

On dit que les dieux jouent avec les vies des hommes. Mais à quels jeux, pourquoi, quels en sont le but et les règles, quelles sont les identités des pions ? Allez savoir.

Mieux vaut éviter d’y penser.

Le tonnerre roula…

Il donna un six.


* * *

Maintenant retirons-nous un instant des rues dégoulinantes d’Ankh-Morpork, effectuons un panoramique sur les brumes matinales du Disque et concentrons-nous à nouveau sur un jeune homme qui se dirige vers la ville avec toute la candeur, la sincérité et la détermination innocente d’un iceberg à la dérive dans une grande voie de navigation.

Le jeune homme s’appelle Carotte. Non pas à cause de ses cheveux, que son père a toujours coupés court pour une question d’hygiène. Mais à cause de sa silhouette.

Le genre de silhouette fuselée qu’un garçon acquiert par une vie saine, une nourriture équilibrée et du bon air de montagne aspiré à pleins poumons. Quand il contracte ses épaules, les autres muscles doivent d’abord s’écarter pour leur faire de la place.

Il porte également une épée qu’on lui a offerte dans des circonstances mystérieuses. Très mystérieuses. Certaines particularités inattendues de cette arme ont par conséquent de quoi étonner. Elle n’est pas magique. Elle n’a pas de nom. Quand on la manie, on n’éprouve aucun sentiment de puissance, on ne récolte que des ampoules ; on pourrait croire qu’elle a beaucoup servi et n’est plus rien d’autre qu’une quintessence d’épée, un morceau de métal allongé aux bords affilés. Et aucune destinée n’est gravée sur sa lame.

Elle est quasiment unique, en fait.


* * *

Le tonnerre roula.

Les caniveaux de la cité gargouillaient doucement tandis que les parcouraient les détritus de la nuit, au prix, dans certains cas, d’une faible protestation.

En se heurtant à la forme étendue du capitaine Vimaire, l’eau se sépara en deux courants pour le contourner. Vimaire ouvrit les yeux. Il profita d’un bref instant de vide intérieur et de paix avant que la mémoire lui revienne comme un coup de pelle.

Le Guet avait passé une sale journée. D’abord, il y avait eu l’enterrement d’Herbert Trousse. Pauvre vieux Trousse. Il avait enfreint une des règles fondamentales du Guet. Pas le genre de règle qu’un gars comme Trousse pouvait enfreindre deux fois. Alors on avait descendu son cercueil dans la terre détrempée ; la pluie tambourinait sur le couvercle, et personne n’était venu le pleurer en dehors des trois membres survivants du Guet de nuit, l’escouade d’hommes la plus méprisée de toute la ville. Le sergent Côlon avait fondu en larmes. Pauvre vieux Trousse.

Pauvre vieux Vimaire, songea Vimaire.

Pauvre vieux Vimaire étendu dans le ruisseau. Mais c’est de là qu’il sortait. Pauvre vieux Vimaire dans l’eau dont les remous lui passaient sous le plastron. Pauvre vieux Vimaire qui regardait défiler les autres déchets du caniveau. Parlez d’une vue, même le pauvre vieux Trousse s’en paye une meilleure que moi en ce moment, c’est sûr, songea-t-il.

’yons voir… Il était parti après l’enterrement et il avait bu, jusqu’à être soûl. Non, pas soûl, un autre mot, ça commençait par « en ». Encoreplussoûl, voilà. Parce que le monde se brouillait et se faussait, comme dans du verre déformé, et il ne redevenait net que si on le regardait à travers le cul d’une bouteille.

Autre chose maintenant, c’est quoi, déjà ?

Ah, oui. La nuit. L’heure de prendre le service. Sauf pour Trousse. Va falloir trouver un nouveau gars. Y en avait un nouveau qu’arrivait, de toute façon, non ? Un crétin de péquenaud. Écrit une lettre. Un péquin de crétenaud…

Vimaire n’y pensa plus et retomba en arrière. L’eau continua de tourbillonner dans le caniveau.

Au-dessus, les lettres lumineuses grésillaient et tremblotaient sous la pluie.


* * *

Ce n’était pas seulement l’air pur de la montagne qui avait donné à Carotte son physique de colosse. Le fait d’avoir été élevé dans une mine d’or dirigée par des nains et d’avoir travaillé douze heures par jour à remonter des chariots à la surface y était sûrement aussi pour quelque chose.

Il marchait voûté. Ça aussi, il le devait au fait d’avoir été élevé dans une mine d’or dirigée par des nains qui estimaient qu’un mètre cinquante était une bonne hauteur de plafond.

Il avait toujours su qu’il était différent. Il avait davantage de bleus, pour commencer. Puis, un jour, son père était arrivé devant lui, ou plutôt lui était arrivé à la ceinture, pour lui apprendre qu’en réalité il n’était pas un nain comme il l’avait toujours cru.

C’est affreux, à près de seize ans, d’appartenir à la mauvaise espèce.

« On hésitait à te l’apprendre plus tôt, fils, avait expliqué son père. On se disait que ça te passerait en grandissant, t’vois.

— Quoi donc ?

— Ta croissance. Mais maintenant, ta mère pense, enfin… on pense tous les deux qu’il est temps pour toi d’aller retrouver ta propre race. Je veux dire, ce n’est pas juste de te garder enfermé ici sans compagnie à ta taille. » Son père tripotait un rivet desserré de son casque, signe infaillible d’inquiétude. « Euh… ajouta-t-il.

— Mais c’est vous, ma race ! protesta Carotte, au désespoir.

— Par certains côtés, oui, reconnut son père. Par certains autres, plus exacts et appropriés, non. Tout ça, c’est une histoire de génétique, t’vois. Alors, ce serait peut-être une bonne idée si tu t’en allais courir le monde.

— Quoi, pour toujours ?

— Oh, non ! Non. Bien sûr que non. Reviens nous voir quand tu veux. Mais, enfin, un gars de ton âge, rester comme ça sous terre… ce n’est pas normal. Tu comprends. Enfin, quoi. Plus un enfant. Te traîner la plupart du temps sur les genoux et tout. Pas normal, ça.

— C’est quoi, ma race, alors ? » demanda Carotte, déboussolé.

Le vieux nain prit une profonde inspiration. « Tu es humain, répondit-il.

— Quoi ? Comme monsieur Vernessi ? » Monsieur Vernessi montait les pistes de la montagne en char à bœufs une fois par semaine afin de troquer des articles divers contre de l’or. « Je suis du peuple des Grands ?

— Tu fais un mètre quatre-vingt-dix-huit. Lui, il ne fait qu’un mètre cinquante. » Le nain tripota encore le rivet desserré. « Tu comprends la situation.

— Oui, mais… mais peut-être que je suis seulement grand pour ma taille, fit Carotte au désespoir. Après tout, s’il existe des petits humains, pourquoi il n’existerait pas de grands nains ? »

Son père lui donna une petite tape compatissante derrière les genoux.

« Faut regarder les choses en face, fiston. Tu serais mieux dans ton élément à la surface. Tu as ça dans le sang. Le plafond y est moins bas, aussi. » Tu arrêteras de t’assommer contre le ciel, songea-t-il.

« Attends, fit Carotte, son front d’honnête garçon plissé par l’effort de calcul. Tu es un nain, d’accord ? Et m’man est une naine. Alors je devrais être un nain, moi aussi. C’est la nature. »

Le nain soupira. Il avait espéré aborder la question en douceur, sur plusieurs mois peut-être, lui annoncer la nouvelle avec plus ou moins de ménagement, mais il ne lui restait plus assez de temps.

« Assieds-toi, mon gars », demanda-t-il. Carotte s’assit.

« En fait, dit-il piteusement une fois la grande figure franche de son fils un peu plus près de la sienne, on t’a trouvé un jour dans les bois. Tu marchais à peine et tu errais au bord d’une des pistes… hum. » Le rivet desserré couina. Le nain se jeta à l’eau.

« En fait, tu vois… il y avait des chariots. En feu, quoi. Et des morts. Hum… oui. Très, très morts. À cause de bandits. C’était un sale hiver, cet hiver-là, il en venait de toutes sortes dans les collines… Alors on t’a ramené, évidemment, et après… ben… c’était un long hiver, je t’ai dit, et ta m’man, elle s’est habituée à toi et… ben… on n’a jamais eu l’occasion de demander à Vernessi de se renseigner. Voilà le fin mot de l’histoire. »

Carotte prit la nouvelle plutôt calmement, surtout parce qu’il n’y comprenait quasiment rien. D’ailleurs, pour ce qu’il en savait, être trouvé en train de trottiner dans les bois, c’était la méthode normale d’accouchement. On considère qu’un nain n’est pas en âge de se faire expliquer le processus technique tant qu’il[3] n’a pas atteint la puberté[4].

« D’accord, p’pa, fit-il avant de se pencher jusqu’au niveau de l’oreille de son père. Mais tu sais, je… Tu connais Gougnotte Claqueroche ? Elle est drôlement belle, p’pa, elle a la barbe douce comme… euh… comme quelque chose de très doux… On s’entend bien, et…

— Oui, dit le nain avec froideur. Je sais. Son père m’en a touché un mot. » Et aussi sa mère à la tienne, ajouta-t-il à part lui ; et après, ta mère m’en a touché un mot à son tour. Ou plutôt on a eu des mots.

Ce n’est pas qu’ils ne t’aiment pas, tu es un garçon sérieux, tu travailles bien, tu ferais un bon gendre. Tu en ferais même quatre à toi tout seul. Voilà l’ennui. Et de toute façon, elle n’a que soixante ans. Ce n’est pas convenable. Pas bien, ça.

Il avait entendu parler d’enfants élevés par des loups. Il se demanda s’il arrivait au meneur de la bande de régler des problèmes aussi épineux. Peut-être qu’il emmenait le gamin quelque part, dans une clairière tranquille et lui disait : Écoute, fiston, tu dois t’étonner de ne pas être aussi poilu que les autres…

Il en avait parlé avec Vernessi. Un homme sérieux, cet homme-là. Évidemment, il avait connu son père, à Vernessi. Et aussi son grand-père, maintenant qu’il y pensait. Les humains n’avaient pas l’air de durer longtemps, sans doute à cause des gros efforts déployés pour pomper le sang à de telles hauteurs.

« Là, y a un problème, Majesté. Pour ça, oui, avait dit le vieil homme tandis qu’ils partageaient une goutte d’alcool sur un banc à l’extérieur du puits n°2.

— C’est un bon garçon, remarquez, fit le roi[5]. Une bonne nature. Honnête. Pas franchement brillant, mais quand on lui dit de faire quelque chose, il n’a de cesse de l’avoir fini. Obéissant.

— Vous pourriez lui couper les jambes, dit Vernessi.

— Ses jambes, c’est pas ça qui va poser problème, fit sombrement le roi.

— Ah. Oui. Ben, dans ce cas, vous pourriez…

— Non.

— Non, admit pensivement Vernessi. Hmm. Bon, alors, ce que vous devriez faire, c’est l’envoyer au loin pendant un moment. Qu’il se mêle un peu aux humains. » Il se carra sur le banc. « Ce que vous avez là, Majesté, c’est un canard, ajouta-t-il d’un air entendu.

— À mon avis, faut pas que je lui dise ça. Il refuse déjà de croire qu’il est humain.

— Je veux dire un canard au milieu de poulets. Un phénomène bien connu des cours de fermes. Il trouve qu’il n’arrive pas à bien picorer et il ne sait pas ce que c’est que nager. » Le roi écoutait poliment. Les nains ne s’intéressent guère à l’agriculture. « Mais envoyez-le voir des tas d’autres canards, laissez-le se mouiller les pattes, et il ne s’amusera plus à courir après les poules de Barbarie. Et en voiture Simone. »

Vernessi se renversa en arrière, l’air plutôt content de lui.

Quand on passe une grande partie de sa vie sous terre, on développe un esprit extrêmement prosaïque. Les nains n’ont pas l’usage des métaphores et autres procédés de langage assimilés. Les cailloux sont durs, l’obscurité obscure. Vouloir perdre son temps avec des descriptions pareilles, c’est s’attirer de gros ennuis, voilà leur devise. Mais après avoir discuté pendant deux siècles avec des humains, le roi avait, au prix de gros efforts, comme qui dirait acquis un outillage mental presque suffisant pour saisir leur pensée.

« Je ne m’appelle pas Simone, mais j’ai un oncle Smon, Smon Fortdubras, et il a bien une voiture.

— Ça revient au même. »

Suivit une pause pendant laquelle le roi soumit les paroles de Vernessi à une analyse poussée.

« Vous dites, fit-il en pesant chaque mot, qu’on devrait envoyer Carotte pour qu’il devienne un canard chez les humains parce que Smon Fortdubras a une voiture.

— C’est un brave garçon. Beaucoup de débouchés pour un grand gars costaud comme lui, dit Vernessi.

— J’ai entendu dire que des nains partent parfois travailler à la grand-ville, dit le roi d’une voix hésitante. Et ils renvoient de l’argent à leurs familles, ce qui est très louable et très correct.

— Eh bien, voilà. Trouvez-lui un emploi dans… dans… – Vernessi chercha l’inspiration – dans le Guet, quelque chose comme ça. Mon arrière-grand-père était dans le Guet, vous savez. Bon boulot pour un grand gars, qu’il disait, mon grand-père.

— C’est quoi, un guet ? demanda le roi.

— Oh, répondit Vernessi avec l’air vague de celui dont la famille n’a pas voyagé à plus de trente kilomètres depuis trois générations, ils s’occupent de vérifier que les gens respectent la loi et font ce qu’on leur dit.

— Un souci fort convenable, dit le roi, lequel, étant d’ordinaire celui qui disait quoi faire aux autres, avait des vues bien arrêtées sur la question.

— Évidemment, ils n’embauchent pas n’importe qui, fit Vernessi qui draguait le fond de sa mémoire.

— Je m’en doute bien, pour une tâche aussi importante. J’écrirai à leur roi.

— Je ne crois pas qu’ils aient un roi, là-bas. Seulement quelqu’un qui leur dit quoi faire. »

Le roi des nains ne sourcilla pas. Pour ce qu’il en savait, c’était à quatre-vingt-dix-sept pour cent la définition de la royauté.

Carotte prit la nouvelle sans faire d’histoires, comme lorsqu’on lui donnait des instructions pour rouvrir le puits n°4 ou tailler des madriers en guise d’étais. Tous les nains sont par nature consciencieux, sérieux, instruits, obéissants et réfléchis ; ils n’ont qu’un petit défaut : la manie, après un verre, de se ruer sur leurs ennemis en criant « arrrrrrgh ! » pour leur trancher les jambes à la hache au niveau des genoux. Carotte ne voyait aucune raison d’être différent. Il irait dans cette ville – quel que soit le sens à donner à ce mot – et on ferait de lui un homme.

Ils n’embauchaient que les meilleurs, des messieurs, des vrais, avait dit Vernessi. Un garde du guet devait être un combattant accompli et irréprochable dans ses pensées, ses paroles et ses actes. Du fin fond de sa réserve ancestrale d’anecdotes, le vieillard avait remonté des histoires de poursuites au clair de lune sur les toits et de batailles terribles contre des gredins que son arrière-grand-père avait évidemment vaincus malgré leur supériorité numérique écrasante.

Carotte devait reconnaître que c’était plus alléchant que le travail à la mine.

Après un temps de réflexion, le roi avait écrit au dirigeant d’Ankh-Morpork et lui avait respectueusement demandé si on pouvait songer à Carotte pour un poste parmi ces Messieurs dont avait parlé Vernessi.

On écrivait rarement des lettres dans cette mine. Le travail s’était arrêté et tout le clan avait fait cercle dans un silence respectueux tandis que sa plume crissotait sur le parchemin. On avait envoyé sa tante chez Vernessi pour lui demander pardon, mais est-ce qu’il aurait moyen de mettre de côté un soupçon de cire ? On avait dépêché sa sœur au village dans la vallée pour demander à maîtresse Goussedail la sorcière comment s’arrêter d’écrire, une fois lancé, à la fin du mot « recommandation ».

Les mois avaient passé.

Puis la réponse était arrivée. Une réponse plutôt sale, vu que le courrier dans les montagnes du Bélier se confiait à n’importe qui allait plus ou moins dans la bonne direction, et plutôt brève aussi. Elle disait, sèchement, que sa candidature était acceptée, et lui demandait de se présenter sur-le-champ pour prendre ses fonctions.

« Comme ça, c’est tout ? s’était étonné Carotte. Je m’attendais à des tests et autres. Pour voir si je convenais.

— Tu es mon fils, avait expliqué le roi. C’est ce que je leur ai dit, t’vois. Ça tombe sous le sens, que tu conviens. Tu as sans doute l’étoffe d’un officier. »

Il avait tiré un sac de sous sa chaise, farfouillé dedans et présenté à Carotte une longueur de métal qui tenait davantage de l’épée que de la scie, mais de peu.

« Ça te revient sans doute de droit, dit-il. Quand on a trouvé les… chariots, c’était tout ce qui restait. Les bandits, t’vois. Entre nous… – il fit signe à Carotte de se rapprocher – on a demandé à une sorcière d’y jeter un coup d’œil. Au cas où elle serait magique. Mais non. Jamais vu d’épée aussi peu magique que ça, elle a dit. Elles le sont toujours un peu, d’habitude, vu que c’est comme du magnétisme, j’imagine. Elle est quand même bien équilibrée. »

Il la lui remit.

Il farfouilla encore un peu. « Et puis il y a ça. » Il brandit une chemise. « Ça te protégera. »

Carotte la palpa avec prudence. Elle était en laine de mouton du Bélier, une laine qui avait toute la chaleur et la douceur de la soie de cochon. Il s’agissait d’un de ces légendaires tricots de corps en laine que portent les nains, du genre auquel il faut des charnières.

« Me protégera de quoi ? demanda-t-il.

— Des rhumes, tout ça, répondit le roi. Ta mère insiste pour que tu le mettes. Et, euh… ça me rappelle : monsieur Vernessi a dit qu’il aimerait que tu passes le voir en descendant de la montagne. Il a quelque chose pour toi. »

Son père et sa mère lui avaient fait au revoir de la main jusqu’à ce qu’il soit hors de vue. Pas Gougnotte. Marrant, ça. On aurait dit qu’elle l’évitait depuis quelque temps.

Il avait l’épée en bandoulière sur son dos, des sandwiches et des sous-vêtements propres dans son havresac, et le monde plus ou moins à ses pieds. Dans sa poche se trouvait la fameuse lettre du Patricien, l’homme qui dirigeait la grande et belle cité d’Ankh-Morpork.

Du moins, c’est ce qu’avait affirmé sa mère. C’est vrai que des armoiries impressionnantes ornaient l’en-tête de la lettre, mais la signature ressemblait à quelque chose comme : Lupin Gribouille, Sec., pp.

Enfin, le Patricien ne l’avait peut-être pas signée, mais elle était sûrement de la main de quelqu’un qui travaillait pour lui. Ou dans le même bâtiment. Le Patricien devait au moins être au courant de cette lettre. De façon générale. Peut-être pas forcément de cette lettre-, mais il connaissait probablement l’existence des lettres en général.

Carotte descendait les sentiers de montagne d’un pas décidé, dispersant des nuages de bourdons au passage. Au bout d’un moment, il dégaina l’épée et porta, pour voir, des coups d’estoc à des souches d’arbres criminelles et des rassemblements illégaux d’orties brûlantes.

Vernessi, assis devant sa cabane, enfilait des champignons séchés sur une ficelle.

« Salut, Carotte, dit-il en l’invitant à l’intérieur. Content d’aller à la ville ? »

Carotte réfléchit un instant.

« Non, répondit-il.

— Tu commences à regretter, hein ?

— Non, je marchais comme ça, dit franchement Carotte. Je ne pensais à rien de spécial.

— Ton p’pa t’a donné l’épée, hein ? fit Vernessi en fourrageant sur une étagère nauséabonde.

— Oui. Et un gilet de laine pour me protéger contre les coups de froid.

— Ah. Oui, des fois c’est très humide, là-bas, à ce qu’on m’a dit. Se protéger. Très important. »

Il se retourna et ajouta, d’un ton théâtral : « Ça, c’était à mon arrière-grand-père. »

Il s’agissait d’un objet curieux, vaguement hémisphérique, bordé de lanières.

« Un genre de fronde ? » demanda Carotte après l’avoir examiné dans un silence poli.

Vernessi lui expliqua.

« Une coquille, comme les escargots ? fit Carotte, intrigué.

— Non. C’est pour quand tu te bats, marmonna Vernessi. Faut la porter tout le temps. Ça protège tes parties vitales, quoi. »

Carotte l’essaya.

« C’est un peu petit, monsieur Vernessi.

— C’est parce que tu l’as mise sur la tête, tu vois. »

Vernessi lui donna des explications plus précises, à l’étonnement croissant puis à la grande horreur de Carotte. « Mon arrière-grand-père me disait, conclut Vernessi, que sans ça je ne serais pas ici aujourd’hui.

— Qu’est-ce qu’il entendait par là ? »

La bouche de Vernessi s’ouvrit et se referma plusieurs fois. « Aucune idée », fit-il lâchement.

Bref, l’objet honteux gisait désormais tout au fond du havresac de Carotte. Les nains ne s’intéressent guère à ce genre de choses. L’horrible protection donnait un aperçu d’un monde aussi étranger que la face cachée de la lune.

Monsieur Vernessi lui avait fait un autre cadeau. Un petit livre, mais très épais, relié dans un cuir que les ans avaient rendu aussi dur que du bois.

Il s’intitulait : Lois Ordonnances des cités d’Ankh et de Morpork.

« Ça aussi, c’était à mon arrière-grand-père. C’est ce que doit savoir le Guet. Faut que tu connaisses toutes les lois pour devenir un bon officier », avait-il dit vertueusement.

Vernessi aurait peut-être dû se souvenir d’un détail : jamais dans toute la vie de Carotte on ne lui avait vraiment menti ni donné une consigne qu’il n’était pas censé prendre au pied de la lettre. Le jeune homme avait accepté le livre avec gravité. Il ne lui serait jamais venu à l’idée, s’il devait devenir officier du Guet, de ne pas en être un bon.

Ce fut un voyage de huit cents kilomètres qui, chose surprenante, se déroula sans histoires. Les particuliers de plus d’un mètre quatre-vingt-dix et de quasiment autant en largeur d’épaules voyagent souvent sans histoires. Les imprudents qui leur bondissent sous le nez de derrière des rochers finissent toujours par s’excuser : « Oh. Pardon. Je vous ai pris pour quelqu’un d’autre. »

Il avait passé le plus clair du trajet à lire.

Et maintenant Ankh-Morpork s’offrait à ses yeux.

Il se sentait un peu déçu. Il s’était attendu à de hautes tours blanches dressées au-dessus du paysage et à des drapeaux. Ankh-Morpork ne se dressait pas. On aurait plutôt dit qu’elle se tapissait, qu’elle s’accrochait au terrain comme si elle craignait de se faire voler. Il n’y avait pas de drapeaux.

Un garde se tenait de faction à la porte de la cité. Du moins il portait une cotte de mailles, et l’objet sur lequel il s’appuyait était une lance. C’était forcément un garde.

Carotte le salua et lui présenta la lettre. L’homme la considéra un moment.

« Mmm ? fit-il enfin.

— Je crois qu’il faut que je voie Lupin Gribouille, Sec. pp, dit Carotte.

— C’est quoi, le « pp » ? demanda le garde, soupçonneux.

— Ça ne serait pas « plutôt pressé » ? proposa Carotte qui s’était lui-même posé la question.

— Ben, jamais entendu causer de ce Sec. Faut voir le capitaine Vimaire, du Guet de nuit.

— Et il opère où ? demanda poliment Carotte.

— À cette heure de la journée, moi, j’irais voir à la Grappe de Raisins dans la rue Pignonsur », le renseigna le garde. Il toisa Carotte. « Tu t’engages dans le Guet, c’est ça ?

— J’espère m’en montrer digne, oui », répondit Carotte.

Le garde lui jeta ce qu’on pourrait abusivement appeler un regard de travers. Autant dire louche.

« C’est quoi, c’que t’as fait ? demanda-t-il.

— Pardon ?

— T’as dû faire quelque chose.

— Mon père a écrit une lettre, dit fièrement Carotte. J’ai été désigné volontaire.

— Bordel de dieux de l’enfer », lâcha le garde.


* * *

C’était à nouveau la nuit, et derrière le Terrible Portail : « A-t-on bien fait tourner les Roues du Supplice ? » demanda le Grand Maître Suprême.

Le cercle des Frères Éclairés remua des pieds. « Frère Tourduguet ? fit le Grand Maître Suprême.

— Pas mon boulot, ça, d’faire tourner les Roues du Supplice, marmonna le frère Tourduguet. L’boulot du frère Plâtrier d’les faire tourner, les Roues du Supplice…

— Merde, c’est pas vrai, mon boulot à moi c’est d’huiler les Axes du Citron Universel, protesta violemment le frère Plâtrier. Vous dites tout le temps que c’est mon boulot… »

Le Grand Maître Suprême soupira dans l’intimité de son capuchon tandis qu’une querelle de plus éclatait. C’était à partir de ces rebuts qu’il comptait générer un âge de Raison ?

« Vous allez la fermer, oui ? lança-t-il sèchement. Nous n’avons pas vraiment besoin des Roues du Supplice ce soir. Arrêtez, vous deux. À présent, frères… Vous avez tous apporté les objets qu’on vous a demandés ? »

Un murmure général lui répondit.

« Posez-les dans le Cercle d’Invocation », ordonna le Grand Maître Suprême.

Un attirail lamentable. Apportez des objets magiques, leur avait-il dit. Seul le frère Crocheteur avait trouvé quelque chose d’intéressant. Ça ressemblait à une espèce d’ornement d’autel, mieux valait ne pas lui demander d’où il le tenait. Le Grand Maître Suprême s’avança et tâta de l’orteil un des autres objets.

« Qu’est-ce que c’est ? fit-il.

— ’n’amulette, marmonna le frère Cagoinces. C’très puissant. L’ai achetée à un type. Garantie. Protège des morsures de crocodile.

— Vous êtes sûr de pouvoir vous en passer ? » lança le Grand Maître Suprême. Les autres frères se permirent un gloussement respectueux. « Moins de bricoles, frères, reprit le Grand Maître en pivotant. Apportez des objets magiques, j’ai dit. Pas des cochonneries ni des bijoux de pacotille ! Bon sang, la ville en déborde, de magie ! » Il baissa la main. « C’est quoi, ces machins-là, pour l’amour du ciel ?

— Des cailloux, répondit le frère Plâtrier d’une voix hésitante.

— Je vois bien. Pourquoi sont-ils magiques ? »

Le frère Plâtrier se mit à trembler. « Ils ont des trous, Grand Maître Suprême. Tout le monde sait que les cailloux avec des trous dedans sont magiques. »

Le Grand Maître Suprême revint à sa place dans le cercle. Il leva les bras en l’air.

« Bon, très bien, d’accord, fit-il d’une voix lasse. Puisqu’on ne peut pas faire autrement, on va faire comme ça. S’il nous arrive un dragon de quinze centimètres, nous saurons tous pourquoi. N’est-ce pas, frère Plâtrier ? Frère Plâtrier ? Excusez-moi. Je n’ai pas entendu ce que vous avez dit. Frère Plâtrier ?

— J’ai dit oui, Grand Maître Suprême, chuchota le frère Plâtrier.

— Parfait. Du moment que c’est bien compris. » Le Grand Maître Suprême se tourna et prit le livre.

« Et maintenant, dit-il, si nous sommes tous prêts…

— Hum. » Le frère Tourduguet leva timidement la main. « Prêts pour quoi, Grand Maître Suprême ? demanda-t-il.

— Pour l’invocation, évidemment. Bon sang, je croyais…

— Mais vous nous avez pas dit ce qu’on est censés faire, Grand Maître Suprême », gémit le frère Tourduguet.

Le Grand Maître hésita. C’était assez vrai, mais pas question de l’admettre.

« Eh bien, quoi, fit-il, c’est évident. Il faut vous concentrer. Penser fort à des dragons, traduisit-il. Tous.

— Rien d’autre, alors ? demanda le frère Portier.

— Voilà.

— Faut pas psalmodier des prunes mystiques, des trucs comme ça ? »

Le Grand Maître Suprême le regarda fixement. Le frère Portier réussit à se donner l’air aussi provocant face à l’oppression que pouvait se permettre une ombre anonyme dans un capuchon noir. Il ne s’était pas enrôlé dans une société secrète pour ne pas psalmodier des runes mystiques. Il avait attendu ça avec impatience.

« Vous pouvez si vous y tenez, répondit le Grand Maître Suprême. Maintenant, je veux que vous… Oui, qu’est-ce qu’il y a, frère Cagoinces ? »

Le petit frère baissa la main. « J’en connais pas, moi, des prunes mystiques, Grand Maître. Pas qu’on sale maudit, toujours bien…

— Fredonnez ! »

Il ouvrit le livre.

Il avait été plutôt surpris de découvrir, après des pages et des pages de radotages religieux, que l’invocation en elle-même se réduisait à une seule et petite phrase. Ni psalmodie ni poème court, ce n’était qu’une suite de syllabes sans signification. De Malachite prétendait qu’elles causaient des interférences dans les ondes de la réalité, mais le vieil imbécile avait dû imaginer ça en cours de route. L’ennui avec les mages, c’est que tout devait paraître difficile. On n’avait besoin de rien d’autre que de volonté. Et de la volonté, les frères en avaient à revendre. Une volonté mesquine et venimeuse, d’accord, saturée de malveillance, peut-être, mais néanmoins assez puissante dans son genre…

Ils ne tenteraient rien d’extraordinaire cette fois-ci. Quelque part, dans un coin discret…

Autour de lui chacun des frères psalmodiait ce dont il disposait, à son point de vue, de plus mystique dans son répertoire. L’ensemble rendait plutôt bien, en fait, tant qu’on n’écoutait pas les paroles.

Les paroles. Ah, oui…

Il laissa tomber son regard sur le livre et les prononça à haute voix.

Il ne se passa rien.

Il battit des paupières.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, il se trouvait dans une ruelle sombre, il avait le ventre plein de feu et il était très en colère.


* * *

Cette nuit s’annonçait comme la plus mauvaise de sa vie pour Zebbo Controvers, voleur de troisième classe, et son moral n’aurait pas remonté s’il avait su qu’elle allait en plus être la dernière. La pluie consignait les gens chez eux, et il était loin d’avoir atteint son quota. Du coup, il se montrait un peu moins prudent que d’habitude.

La nuit, dans les rues d’Ankh-Morpork, la prudence est une nécessité absolue. Et en matière de prudence, il n’y a pas de demi-mesure. On est soit très prudent, soit mort. On aurait beau déambuler et respirer, on serait mort quand même.

Il entendit les sons assourdis en provenance de la ruelle voisine, fit glisser sa matraque gainée de cuir de sa manche, attendit que la victime soit sur le point de passer l’angle, bondit, lâcha un « Oh, mer… » et mourut.

D’une mort fort peu banale. Personne n’était mort comme ça depuis des siècles.

Le mur de pierre derrière lui vira au rouge cerise sous l’effet d’une chaleur intense qui déclina peu à peu pour se fondre dans le noir.

Il était le premier à voir le dragon d’Ankh-Morpork. Ce qui lui faisait une belle jambe, maintenant qu’il était mort.

«…de », termina-t-il, et son esprit désincarné baissa les yeux sur le petit tas de charbon de bois d’où, il le savait avec une espèce de certitude inhabituelle de sa part, il venait justement de se désincarner. C’était une impression bizarre que de contempler ses propres restes mortels. Il ne trouvait pas ça aussi horrible qu’il l’aurait cru si on lui avait posé la question, disons, dix minutes plus tôt. La découverte qu’on est mort est atténuée par une autre : qu’il existe encore un « on » pour s’en apercevoir.

La ruelle devant lui était à nouveau vide.

« Drôlement bizarre, fit Controvers.

— EXTRÊMEMENT CURIEUX, C’EST SÛR.

— Vous avez vu ça ? C’était quoi ? » Controvers leva les yeux sur la silhouette noire qui émergeait de l’ombre. « Vous êtes qui, vous, d’abord ? ajouta-t-il avec méfiance.

— DEVINE », fit la voix.

Controvers regarda mieux la silhouette encapuchonnée.

« Ben merde ! s’exclama-t-il. Je croyais que vous vous dérangiez pas pour les types dans mon genre.

— JE ME DÉRANGE POUR TOUT LE MONDE.

— J’veux dire en… en personne, quoi.

— DE TEMPS EN TEMPS. POUR LES CAS INTÉRESSANTS.

— Ouais. Ben, fit Controvers, ça, c’en est un, pour sûr ! J’veux dire, ç’avait tout l’air d’un putain de dragon ! Qu’est-ce qu’on peut faire contre ça ? On s’attend pas à tomber sur un dragon au coin d’la rue !

— ET MAINTENANT, SI TU VEUX BIEN VENIR PAR ICI… fit la Mort en posant une main squelettique sur l’épaule de Controvers.

— Vous savez, une diseuse de bonne aventure m’a affirmé un jour que je mourrais dans mon lit, au milieu de mes petits-enfants en larmes, fit Controvers en suivant la silhouette imposante. Qu’est-ce que vous en dites, hein ?

— J’EN DIS QU’ELLE S’EST TROMPÉE.

— Un putain de dragon. Et qui crachait le feu, en plus. J’ai beaucoup souffert ?

— NON. UNE MORT PRATIQUEMENT INSTANTANÉE.

— Tant mieux. J’aimerais pas penser que j’ai beaucoup souffert. » Controvers regarda autour de lui. « Il se passe quoi, maintenant ? » demanda-t-il.

Derrière eux, la pluie délaya le petit tas de cendres noires dans la boue.


* * *

Le Grand Maître Suprême ouvrit les yeux. Il était allongé sur le dos. Frère Cagoinces s’apprêtait à lui faire le bouche-à-bouche. Cette seule idée aurait suffi à ramener d’un coup n’importe qui des confins de la conscience.

Il se redressa en position assise et s’efforça de chasser son impression de peser plusieurs tonnes et d’être recouvert d’écailles.

« Nous l’avons fait, chuchota-t-il. Le dragon ! Il est venu ! Je l’ai senti ! »

Les frères échangèrent des regards.

« On a rien vu, dit le frère Plâtrier.

— Moi, j’ai peut-être bien vu quelque chose, dit le frère Tourduguet, toujours dévoué.

— Non, pas ici, fit sèchement le Grand Maître Suprême. Vous ne tenez pas à ce qu’il se matérialise ici, tout de même ? C’était dehors, en ville. Le temps de quelques secondes… »

Il pointa le doigt. « Regardez ! »

Les frères se retournèrent d’un air coupable, s’attendant à tout moment à subir le feu ardent du châtiment.

Au centre du cercle, les objets magiques tombaient doucement en poussière. Sous leurs yeux, l’amulette du frère Cagoinces s’affaissa.

« Tout desséchés, souffla le frère Crocheteur. Ça, c’est trop fort !

— Trois piastres, qu’elle m’a coûté, cette amulette, marmonna le frère Cagoinces.

— Mais ça prouve que ça marche, dit le Grand Maître Suprême. Vous ne voyez donc pas, espèces d’imbéciles ? Ça marche ! Nous avons le pouvoir d’invoquer des dragons !

— Ça risque de revenir un peu chéro en machins magiques, fit observer le frère Crocheteur d’un air hésitant.

(— … Trois piastres, ça m’a coûté. Pas de la camelote…)

— Le pouvoir, gronda le Grand Maître Suprême, n’est jamais bon marché.

— C’est bien vrai, approuva le frère Tourduguet. Jamais bon marché. C’est bien vrai. » Il regarda encore le petit tas d’objets magiques pulvérisés. « Ben merde, dit-il. On l’a quand même fait, dites donc ! Putain, on a fait d’la magie, comme ça, vous vous rendez compte ?

— Vous voyez ? fit le frère Crocheteur. J’vous l’avais bien dit que c’était du tout cuit.

— Vous avez tous été épatants, les encouragea le Grand Maître Suprême.

(— … Coûtait six piastres, seulement il a dit, tant pis, qu’il courait à la ruine, autant dire qu’il s’tranchait la gorge, mais qu’il me la vendait trois…)

— Ouais, reprit le frère Tourduguet. On a pigé l’coup ! Ç’a pas fait mal du tout. On a fait d’la vraie magie ! Et on s’est pas fait bouffer non plus par des fées sorties des boiseries, frère Plâtrier, j’ai bien vu. »

Les autres frères opinèrent. De la vraie magie. Un jeu d’enfant. Que tout le monde fasse gaffe à eux, maintenant.

« Oui, mais, attendez, intervint le frère Plâtrier. Il est passé où, ce dragon ? J’veux dire, on l’a fait apparaître, oui ou non ?

— Quelle idée de poser une question aussi idiote », répliqua le frère Tourduguet d’un ton hésitant.

Le Grand Maître Suprême brossa la poussière de sa robe mystique. « Nous l’avons invoqué, dit-il, et il est venu. Mais seulement le temps qu’a duré la magie. Ensuite il est reparti. Si nous voulons qu’il reste plus longtemps, il nous faut davantage de magie. Vous comprenez ? Et c’est ce qu’il nous faut trouver.

(— … Trois piastres j’suis pas près d’revoir ça…)

— Ta gueule ! »


* * *

Cher père, écrivit Carotte,

Ça y est, je suis à Ankh-Morpork. Ce n’est pas comme chez nous. Je crois que la ville a dû changer un peu depuis le temps de l’arrière-grand-père de monsieur Vernessi. Je ne crois pas que les gens d’ici fassent la différence entre le bien et le mal.

J’ai trouvé le capitaine Vimaire dans un vulgaire cabaret. Je me suis souvenu de ce que tu disais, qu’un nain comme il faut ne fréquente pas ces lieux-là, mais comme il ne sortait pas, je suis entré. Il était affalé, la tête sur la table. Quand je lui ai parlé, il m’a dit : « À d’autres, mon gars, on me la fait pas. » Je crois qu’il avait bu un coup de trop. Il m’a dit de trouver un logement et de me présenter au sergent Côlon au poste du Guet le soir même. Il a dit que tous ceux qui voulaient s’engager dans le Guet avaient besoin de se faire examiner la tête.

Monsieur Vernessi n’a jamais parlé de ça. Ils le font peut-être pour une question d’hygiène.

Je suis allé me promener. Il y a beaucoup de monde ici. J’ai trouvé un quartier, ça s’appelle « les Ombres ». Puis j’ai vu des hommes qui essayaient de voler une jeune dame. Je leur ai sauté dessus. Ils ne savaient pas bien se battre et l’un d’eux a voulu me donner un coup de pied dans les Parties Vitales, mais je portais la Protection comme on m’avait dit, et il s’est fait mal. Puis la dame s’est approchée de moi et m’a demandé si ça m’intéressait de coucher. J’ai dit oui. Elle m’a emmené où elle habite, une pension, je crois que ça s’appelle. C’est une certaine madame Paluche qui la dirige. La dame à qui on voulait voler la bourse, Rita qu’elle s’appelle, elle a dit : « Fallait voir ça, ils étaient trois, c’était incroyable. » Madame Paluche a dit : « C’est la maison qui offre. » Elle a ajouté : « Quelle grosse Protection. » Alors je suis monté et je me suis endormi, pourtant c’est très bruyant. Rita m’a réveillé une ou deux fois pour dire : « Tu veux rien ? » Mais elles n’avaient pas de pommes. Je suis donc bien tombé, comme ils disent par ici, mais je ne vois pas comment c’est possible, parce que tomber c’est forcément moins bien que rester debout, c’est une question de bon sens.

Il y a sûrement beaucoup de travail. Quand je suis allé voir le sergent, je suis passé devant un bâtiment qui s’appelle la Guilde des Voleurs ! J’ai demandé à madame Paluche. Évidemment qu’elle a dit. Les chefs des voleurs de la ville se réunissent là, qu’elle a dit. Je suis donc allé au poste du Guet et j’ai vu le sergent Côlon, un homme très gros, et quand je lui ai parlé de la Guilde des Voleurs, il a dit : « Arrête de faire l’idiot. » Je ne crois pas qu’il est sérieux. Il a dit : « T’occupe pas des guildes des Voleurs, tout ce que tu as à faire, c’est te balader la nuit dans les rues et crier « Il est minuit, tout va bien ». – Et si tout ne va pas bien ? » je lui ai demandé. Alors il a dit : « Tu te démerdes pour trouver une autre rue vite fait. »

Tu parles d’un chef.

On m’a donné une cotte de mailles. Elle est rouillée et mal tricotée.

Ils donnent de l’argent pour faire le garde. C’est vingt piastres par mois. Quand je les aurai je te les enverrai.

J’espère que vous allez tous bien et que le puits n°5 est maintenant ouvert. Tantôt, je vais aller faire un tour à la Guilde des Voleurs. C’est scandaleux. Si je remédie à la situation, ce sera une perle à ma couronne. J’attrape déjà le coup pour parler comme les gens d’ici. Ton fils qui t’aime. Carotte.

P.S. : Embrasse Gougnotte pour moi. Elle me manque vraiment.


* * *

Le seigneur Vétérini, Patricien d’Ankh-Morpork, se mit la main au-dessus des yeux.

« Il a fait quoi ?

— Il m’a embarqué dans les rues, répondit Urdo van Priedieux, le président en exercice de la Guilde des Voleurs, Cambrioleurs et Disciplines Assimilées. En plein jour ! Les mains liées ! » Il s’avança de quelques pas vers le Patricien assis dans le sévère fauteuil de sa charge et agita un doigt.

« Vous savez parfaitement que nous sommes restés dans les limites du budget, dit-il. Se faire humilier comme ça ! Comme un vulgaire criminel ! Je tiens à des excuses complètes, sinon vous aurez une autre grève sur les bras. Nous y serons contraints, malgré notre sens civique inné », ajouta-t-il.

Le doigt. Le doigt était une erreur. Le Patricien fixait le doigt d’un regard glacial. Van Priedieux suivit le regard et baissa bien vite son index. Le Patricien n’était pas un homme qu’on menaçait du doigt, à moins d’avoir envie de ne plus pouvoir compter que jusqu’à neuf.

« Et vous dites qu’il ne s’agit que d’une personne ? fit le seigneur Vétérini.

— Oui ! C’est-à-dire… » Van Priedieux hésita.

L’incident lui paraissait vraiment bizarre, maintenant qu’il fallait l’expliquer à quelqu’un.

« Mais vous êtes des centaines là-dedans, fit observer le Patricien d’une voix calme. Des larrons en foire, si vous me passez l’expression. »

Van Priedieux ouvrit et referma la bouche plusieurs fois. La réponse honnête aurait dû être : Oui, et si des imprudents s’étaient infiltrés en douce pour aller rôder dans les couloirs, ils l’auraient vite regretté. C’était sa façon de s’amener d’un pas assuré comme s’il rentrait chez lui qui avait abusé tout le monde. Ça et sa manie de cogner sur les gens en leur recommandant de se corriger.

Le Patricien hocha la tête.

« Je vais régler cette affaire instantanément », dit-il. Une bonne formule, ça. Qui faisait toujours hésiter ses interlocuteurs. Ils n’étaient jamais sûrs de ce qu’il entendait par là : s’il allait la régler tout de suite ou en un rien de temps. Et personne n’osait jamais lui poser la question.

Van Priedieux recula.

« Des excuses complètes, j’y tiens. J’ai un rang à tenir, ajouta-t-il.

— Merci. Et moi, je ne voudrais pas vous retenir, dit le Patricien, en ayant l’air de penser détenir.

— D’accord. Bon. Merci. Très bien, fit le voleur.

— Après tout, vous avez tant de travail, poursuivit le Patricien.

— Ma foi, c’est effectivement le cas. » Le voleur hésita. Il devinait des barbillons dans la dernière réflexion du Patricien. Il se surprit à attendre qu’il ferre.

« Euh… fit-il, dans l’espoir d’obtenir un indice.

— Avec toutes les affaires que vous menez, j’entends. »

La panique envahit la figure du voleur. Un sentiment diffus de culpabilité lui inonda le cerveau. Nullement à cause de ce qu’il avait fait, mais à cause de ce que le Patricien avait découvert. L’homme avait des yeux partout, tous moins terrifiants que les deux d’un bleu glacial au-dessus de son nez.

« Je… euh… je ne vous suis pas très bien… commença-t-il.

— Curieux choix, vos victimes. » Le Patricien saisit une feuille de papier. « Par exemple, une boule de cristal appartenant à une diseuse de bonne aventure de la rue Apic. Un bibelot du temple d’Offler le dieu crocodile. Et ainsi de suite. Des babioles.

— Je ne vois pas du tout, je le crains… » fit le chef des voleurs. Le Patricien se pencha vers lui.

« Ce n’est pas du vol illicite, tout de même ? demanda-t-il[6].

— Je vais me renseigner là-dessus tout de suite ! bégaya le chef des voleurs. Vous pouvez y compter ! »

Le Patricien lui adressa un sourire suave. « J’en suis sûr, dit-il. Merci pour votre visite. N’ayez pas peur de partir. »

Le voleur sortit en traînant les pieds. C’était toujours pareil avec le Patricien, songeait-il amèrement. On venait lui soumettre une revendication légitime. Et on finissait par sortir à reculons, en faisant des courbettes et en rasant les murs, bien soulagé de prendre le large. Il fallait lui rendre cette justice, au Patricien, reconnut-il à contrecœur. Et quand on ne la lui rendait pas, il envoyait des hommes la récupérer de force.

Après son départ, le seigneur Vétérini agita la clochette de bronze pour appeler son secrétaire. Un secrétaire à l’écriture illisible du nom de Lupine Wonse. Il apparut, la plume brandie.

Un adjectif s’imposait à la vue de Lupine Wonse : impeccable. Il donnait toujours l’impression d’être flambant neuf, tout juste sorti d’usine. Même ses cheveux étaient tellement lissés et huilés qu’on les aurait dits peints sur son crâne.

« Le Guet a, semble-t-il, des ennuis avec la Guilde des Voleurs, dit le Patricien. Van Priedieux sort d’ici, il prétend qu’un membre du Guet l’a arrêté.

— Pour quel motif, monsieur ?

— Parce qu’il est un voleur, apparemment.

— Un membre du Guet ? fit le secrétaire.

— Je sais. Mais réglez-moi cette affaire, vous voulez bien ? »

Le Patricien souriait tout seul.

Il était toujours difficile de comprendre son sens de l’humour particulier, mais la figure cramoisie de colère du patron des voleurs lui revenait sans cesse à l’esprit.

Parmi ses plus importantes contributions à la bonne marche d’Ankh-Morpork, le Patricien avait légalisé l’ancienne Guilde des Voleurs, très tôt après son arrivée au pouvoir. On ne se débarrasse jamais du crime, s’était-il dit, alors, tant qu’à faire, que ce soit au moins un crime organisé.

On avait donc encouragé la Guilde à sortir de l’ombre, à se bâtir des locaux imposants, à participer à des banquets municipaux, à doter ses écoles professionnelles de cours à temps partiel sanctionnés par des diplômes municipaux et corporatifs, et ainsi de suite. En échange d’un relâchement du Guet à son égard, elle avait accepté, en essayant de garder son sérieux, de limiter le crime à un niveau fixé annuellement. De cette façon, tout le monde pouvait faire des projets à long terme, disait le seigneur Vétérini, et on avait éliminé une part d’incertitude du chaos qu’est la vie.

Puis, quelque temps après, le Patricien avait à nouveau convoqué les chefs des voleurs pour leur dire : « Oh, à propos, il y a autre chose. C’est quoi, déjà ? Ah, oui…

» Je sais qui vous êtes. Je sais où vous vivez. Je sais quel cheval vous montez. Je sais où votre femme se fait coiffer. Je sais où vos enfants adorables… – quel âge ça leur fait maintenant ? Ah bon ? Ce que le temps passe… – je sais où ils jouent. Ainsi vous n’oublierez pas nos accords, n’est-ce pas ? » Et il avait souri.

Eux aussi, tant bien que mal.

En définitive, chacun y avait trouvé son compte. En un rien de temps, les chefs des voleurs avaient pris de la bedaine, s’étaient fait faire des armoiries et se réunissaient dans un bâtiment décent plutôt que dans des repaires enfumés, ce que personne n’avait franchement apprécié. Vu que tout un chacun avait droit aux attentions de la Guilde, un système savant de bons et de reçus veillait à ce que personne n’obtienne davantage que le voisin, à la satisfaction de la population – du moins des citoyens assez fortunés pour payer les primes fort raisonnables que la Guilde proposait à qui voulait bénéficier d’une vie ininterrompue. Un curieux mot étranger désignait ce système : hache-sueur-rance. Nul ne connaissait exactement son sens premier, mais Ankh-Morpork l’avait adopté.

Le Guet n’avait pas vu la chose d’un bon œil, mais force était de constater que la Guilde maîtrisait le crime avec une efficacité dont lui n’avait jamais fait preuve. Après tout, le Guet devait travailler deux fois plus dur pour réduire un tant soit peu les délits, alors qu’il suffisait à la Guilde de travailler moins.

Ainsi la cité avait-elle prospéré, pendant que le Guet tombait peu à peu en désuétude, comme un appendice inutile, livré à une poignée d’incapables qu’aucune personne sensée n’aurait pu prendre au sérieux.

La dernière chose qu’on souhaitait le voir faire, c’était se mettre en tête de combattre le crime. Mais le spectacle du patron des voleurs dans ses petits souliers valait bien quelques désagréments, se disait le Patricien.


* * *

Le capitaine Vimaire frappa à la porte d’un doigt extrêmement hésitant, parce que chaque coup lui rebondissait en écho sous le crâne.

« Entrez. »

Vimaire ôta son casque, se le coinça sous le bras et poussa le battant. Le grincement des gonds lui fit l’effet d’une scie émoussée dans le cerveau antérieur.

Il se sentait toujours mal à l’aise devant Lupine Wonse. À ce compte-là, il se sentait mal à l’aise devant le seigneur Vétérini, mais ça n’avait rien à voir, c’était une question d’éducation. Et de vulgaire trouille, évidemment. Alors qu’il connaissait Wonse depuis leur enfance dans le quartier des Ombres. Tout gamin, il promettait déjà. Il n’avait jamais été chef de bande. Non, jamais chef de bande. Il lui manquait la force et l’endurance pour ça. Et finalement, ça avançait à quoi d’être chef de bande ? Derrière chaque chef piaffent deux ou trois lieutenants en mal de promotion. Le poste n’offre pas de grandes perspectives d’avenir. Mais dans chaque bande on trouve un jeune pâlichon auquel on permet de rester parce que c’est lui qui ramène les bonnes idées, en général relatives à des petites vieilles et des boutiques pas fermées à clé ; c’était la place naturelle, toute désignée de Wonse.

Vimaire, lui, avait été un membre de la troupe parmi d’autres, un béni-oui-oui à la voix de fausset. Il se rappelait le Wonse de l’époque : un gamin maigrichon en pantalon élimé qui trottinait toujours à la traîne selon une curieuse technique sautillante de son cru pour ne pas se laisser distancer par les plus grands, et qui proposait toujours de nouvelles idées pour les empêcher de se liguer sans motif contre lui, leur distraction habituelle quand rien de plus intéressant ne se présentait. L’apprentissage idéal aux rigueurs de la vie adulte, et Wonse y avait excellé.

Oui, ils avaient tous deux commencé dans le ruisseau. Mais Wonse en était sorti, alors que Vimaire – il était le premier à le reconnaître – n’avait fait que le descendre. Chaque fois qu’il pensait améliorer sa condition, il disait le fond de sa pensée ou le mot de trop. En général les deux en même temps.

Voilà ce qui le mettait mal à l’aise chez Wonse : le tic-tac de la mécanique reluisante de l’ambition.

Vimaire, lui, n’avait jamais éprouvé d’ambition. C’était un sentiment qui n’arrivait qu’aux autres.

« Ah, Vimaire.

— Monsieur », fit Vimaire avec une raideur maladroite. Il ne se risqua pas à saluer de crainte de s’affaler. Il regretta de ne pas avoir eu le temps de boire son déjeuner.

Wonse fourragea parmi les papiers sur son bureau.

« Il se prépare des choses bizarres, Vimaire. Une plainte sérieuse contre vous, j’en ai peur. » Wonse ne portait pas de lunettes. S’il en avait porté, il aurait regardé le capitaine par-dessus.

« Monsieur ?

— Un de vos hommes du Guet de nuit. Il aurait arrêté le patron de la Guilde des Voleurs. »

Vimaire vacilla un peu et s’efforça de se concentrer. Il n’était pas prêt pour des histoires de ce genre.

« Pardon, monsieur, fit-il. Je ne vous ai pas bien suivi, je crois.

— J’ai dit, Vimaire, qu’un de vos hommes a arrêté le patron de la Guilde des Voleurs.

— Un de mes hommes ?

— Oui. »

Les cellules cérébrales éparpillées de Vimaire tentèrent vaillamment de se regrouper. « Un membre du Guet ? » insista-t-il.

Wonse eut un sourire sans joie. « Il l’a ligoté et laissé devant le palais. Va y avoir du grabuge, je le crains. Il y avait un mot… Ah, le voilà : Cet homme est accusé de conspiration à des fins délictueuses, conformément à l’article 14 (iii) de la loi générale sur le crime, 1678, par moi, Carotte Fondeurenfersson. »

Vimaire le regarda en plissant les yeux.

« Quatorze hi-hi-hi ?

— Apparemment, fit Wonse.

— Ça veut dire quoi ?

— Je n’en ai vraiment pas la moindre idée, répondit sèchement Wonse. Et son nom, là… Carotte ?

— Mais on ne fait pas des trucs pareils ! s’exclama Vimaire. On ne va pas s’amuser à arrêter la Guilde des Voleurs. Je veux dire, on y passerait la journée !

— Visiblement, ce Carotte est d’un autre avis. »

Le capitaine secoua la tête et grimaça. « Carotte ? Ça ne me dit rien. » Le ton de vague conviction suffit même à Wonse qui fut un instant pris au dépourvu.

« Il était plutôt… – le secrétaire hésita – Carotte, Carotte, fit-il. J’ai déjà entendu ce nom-là. Je l’ai vu écrit quelque part. » Son visage se figea. « Le volontaire, ça y est ! Vous vous rappelez ? Je vous ai expliqué. »

Vimaire le considéra fixement. « Il n’y avait pas une lettre de… je ne sais plus qui… un nain… ?

— Qui parlait de servir la communauté et d’assurer la sécurité dans les rues, c’est ça. Il sollicitait… qu’on trouve son fils apte à occuper un poste modeste dans le Guet. » Le secrétaire farfouillait dans ses dossiers.

« Qu’est-ce qu’il a fait ? demanda Vimaire.

— Rien, justement. Rien du tout. »

Le front de Vimaire se creusa tandis que ses pensées appréhendaient un nouveau concept.

« Un volontaire ? fit-il.

— Oui.

— Il n’était pas obligé de s’engager ?

— Il voulait s’engager. Vous avez dit que ce devait être une blague, et moi j’ai dit qu’on devrait essayer d’incorporer davantage de minorités ethniques dans le Guet. Vous vous rappelez ? »

Vimaire essaya. Pas facile. Il avait vaguement conscience de boire pour oublier. Ce qui ne rimait pas à grand-chose, vu qu’il n’arrivait plus à se rappeler ce qu’il oubliait. En fin de compte, il buvait pour oublier la boisson.

« Ah bon ? » lança-t-il, au désespoir.

Wonse joignit les mains sur le bureau et se pencha en avant.

« Maintenant, écoutez, capitaine, fit-il. Sa Seigneurie exige une explication. Je ne tiens pas à lui dire que le capitaine du Guet de nuit n’a pas la moindre idée de ce qui se passe parmi les hommes sous ses ordres, si je puis me permettre ce terme impropre. Ce genre d’histoire n’amène que des ennuis, des questions et tout. Nous préférons éviter ça, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ?

— Oui, monsieur », marmonna Vimaire. Le vague souvenir d’un gars qui lui avait parlé d’un ton sérieux à la Grappe de Raisin refaisait surface, l’air penaud, du fond de son esprit. Ça n’était pas un nain, tout de même ? Ou alors, on avait radicalement modifié les caractéristiques de l’espèce.

« Bien sûr que nous préférons, fit Wonse. En souvenir du passé. Et du reste. Alors, je vais trouver une réponse à donner à Sa Seigneurie, et vous, capitaine, vous tâcherez de découvrir ce qui se passe et d’y mettre un terme. Donnez à ce nain un cours sur le métier de garde, d’accord ?

— Ah, ah, s’esclaffa respectueusement Vimaire.

— Pardon ? fit Wonse.

— Oh. J’ai cru que vous faisiez une blague ethnique, monsieur. Nain… court… Vous saisissez ?

— Écoutez, Vimaire, je suis très compréhensif. Etant donné les circonstances. Maintenant, je veux que vous alliez me régler tout ça. Vous m’avez compris, vous aussi ? »

Vimaire salua. Le cafard noir, toujours à l’affût pour profiter de sa sobriété, prit possession de sa langue.

« Vous avez raison, monsieur le Secrétaire, dit-il. Comptez sur moi pour lui apprendre que c’est illégal d’arrêter les voleurs. »

Il regretta ses paroles. Pourquoi ne gardait-il pas ce genre de réflexions pour lui ? Il aurait une meilleure situation aujourd’hui… capitaine des gardes du palais, un homme important. Le Patricien lui avait joué un bon tour en lui confiant le Guet. Mais Wonse lisait déjà un autre document sur son bureau. S’il avait remarqué le sarcasme, il n’en laissa rien paraître.

« Très bien », dit-il.


* * *

Chère mère, écrivit Carotte,

Aujourd’hui, la journée a été bien meilleure. Je suis allé à la Guilde des Voleurs, j’ai arrêté le chef des gredins et je l’ai traîné jusqu’au palais du Patricien. Il ne fera plus d’ennuis, j’ai l’impression. Et madame Paluche a dit que je peux rester dans le grenier parce que c’est toujours utile d’avoir un homme à la maison. Ça, c’est à cause de la nuit dernière, quand des gars éméchés ont fait des histoires dans la chambre d’une des filles, alors je suis allé leur dire deux mots, ils ont résisté et il y en a un qui a voulu me donner un coup de genou, heureusement j’avais ma protection et madame Paluche a dit qu’il s’est cassé la rotule mais que je n’avais pas besoin d’en payer une nouvelle.

Je ne comprends pas certaines fonctions du Guet. J’ai un collègue, il s’appelle Chicard. Il dit que je fais trop de zèle. Il dit que j’ai beaucoup à apprendre. Je crois que c’est vrai parce que je ne suis arrivé qu’à la page 326 des Lois Ordonnances des cités d’Ankh et de Morpork. Grosses bises à tout le monde. Ton fils, Carotte.

P. S. : Embrasse Gougnotte pour moi.


* * *

Ce n’était pas seulement la solitude, c’était cette vie sens devant derrière. Parfaitement, se disait Vimaire.

Le Guet de nuit se levait quand le reste du monde se couchait et se couchait quand l’aube se répandait sur le paysage. On passait tout son temps dans les rues noires et humides, dans un univers d’ombres. Le Guet de nuit attirait les individus enclins, pour une raison ou une autre, à ce genre d’existence.

Il arriva au poste du Guet. C’était une bâtisse ancienne, étonnamment grande, coincée entre une tannerie et un tailleur spécialisé dans des articles de cuir louches. Elle avait dû en imposer jadis, mais aujourd’hui elle était en grande partie inhabitable et seuls les chouettes et les rats y patrouillaient. Au-dessus de la porte on lisait avec peine, dans l’antique langue de la cité, une devise désormais quasi rongée par le temps, la saleté et le lichen : FABRICATI VOLVPTATEM, CONNARDVS.

Ce qui signifiait, selon le sergent Côlon qui avait servi dans des pays étrangers et se qualifiait d’expert en langues : « Protéger et Servir ».

Oui. Le métier de garde devait avoir eu jadis un sens.

Le sergent Côlon, songea Vimaire alors qu’il s’enfonçait en trébuchant dans l’obscurité à l’odeur de moisi. En voilà un qui aimait le noir. Le sergent Côlon devait ses trente années de bonheur conjugal au fait que madame Côlon travaillait toute la journée et lui toute la nuit. Ils communiquaient en se laissant des petits mots. Il préparait le thé de sa femme avant de partir le soir, elle lui gardait son petit-déjeuner bien au chaud dans le fourneau le matin. Ils avaient trois enfants adultes, tous nés, supposait Vimaire, au prix de billets extrêmement féconds.

Quant au caporal Chicque… Bah, n’importe qui dans le cas de Chicard aurait des tas d’excuses pour éviter de se montrer. Pas besoin de réfléchir longtemps pour comprendre ça. Une seule raison empêchait d’affirmer que Chicard se rapprochait du monde animal : le monde animal se serait levé pour partir.

Et puis, bien sûr, il y avait lui, le capitaine Vimaire. Décharné, mal rasé, un ramassis de mauvaises habitudes marinées dans l’alcool. C’était ça, le Guet de nuit. Rien qu’eux trois. Autrefois le corps avait compté des dizaines, des centaines de gardes. Et aujourd’hui… seulement trois.

Vimaire monta l’escalier à l’aveuglette, entra dans son bureau à tâtons, s’effondra dans son fauteuil de cuir des premiers âges affligé d’une descente de rembourrage, farfouilla dans le tiroir du bas, saisit une bouteille, mordit dans le bouchon, tira, recracha le bouchon, but. Attaqua sa journée.

Le monde tournoya et reprit de la netteté.

La vie, c’est une affaire de chimie, ni plus ni moins. Une goutte par-ci, une autre par-là et tout change. Une simple larme de jus fermentés et on gagne soudain quelques heures de vie supplémentaires.

Jadis, à l’époque où le quartier était encore respectable, un propriétaire entreprenant de la taverne voisine avait payé une grosse somme d’argent à un mage pour une enseigne lumineuse, chaque lettre d’une couleur différente. Aujourd’hui, elle ne fonctionnait que par intermittence et se mettait régulièrement en court-circuit par temps humide. Pour l’heure, le E, d’un rose criard, s’allumait et s’éteignait de façon aléatoire.

Vimaire avait fini par s’y habituer. Ça faisait partie de sa vie.

Il contempla un moment le jeu tremblotant de la lumière sur le plâtre effrité, puis il leva un pied chaussé d’une sandale et frappa deux fois lourdement sur le plancher.

Au bout de quelques minutes, une respiration sifflante au loin lui apprit que le sergent Côlon montait l’escalier.

Vimaire compta tout bas. Côlon marquait toujours une pause de six secondes sur le palier pour reprendre son souffle.

À la septième seconde, la porte s’ouvrit. La figure du sergent passa le battant comme une pleine lune.

On pouvait décrire le sergent Côlon comme le type d’homme qui, s’il embrasse la carrière militaire, se retrouve automatiquement au grade de sergent. Qu’on n’imagine pas caporal. Ni capitaine, d’ailleurs. Ou qui, à défaut de carrière militaire, a visiblement le profil pour, disons, la charcuterie ; n’importe quelle profession où une grosse figure rougeaude et une tendance à transpirer même par temps de gel font quasiment partie des attributs.

Il salua puis, avec beaucoup de soin, déposa sur le bureau de Vimaire un bout de papier chiffonné qu’il lissa.

« ’soir, mon capitaine, dit-il. Rapport de la journée d’hier, tout l’toutim. Et puis vous devez quatre sous à la cagnotte pour le thé.

— C’est quoi, cette histoire de nain, sergent ? » demanda brusquement Vimaire.

Le front de Côlon se plissa. « Quel nain ?

— Celui qui vient de s’engager chez nous. Il s’appelle… – Vimaire hésita – Carotte, quelque chose dans ce goût-là.

— Lui ? » La bouche de Côlon s’ouvrit toute grande. « C’est un nain ? J’ai toujours dit qu’il fallait pas leur faire confiance, à ces petits cons ! Je me suis fait entuber en beauté, mon capitaine, le p’tit salaud a dû me bourrer le mou sur sa taille ! » Côlon avait des préjugés sur la taille, du moins envers les plus petits que lui.

« Vous savez qu’il a arrêté le président de la Guilde des Voleurs ce matin ?

— Pourquoi donc ?

— Parce qu’il est président de la Guilde des Voleurs, apparemment. »

Le sergent parut perplexe. « Où est le délit, là-dedans ?

— Je crois que je ferais peut-être bien d’avoir une conversation avec ce Carotte, dit Vimaire.

— Vous l’avez pas vu, mon capitaine ? s’étonna Côlon. Il vous a fait son rapport, à ce qu’il dit, mon capitaine.

— Je… euh… je devais être occupé à ce moment-là. Tant d’affaires en tête.

— Oui, mon capitaine », fit poliment Côlon. Vimaire eut juste assez d’amour-propre pour regarder ailleurs et fourrager dans les strates de papier sur son bureau.

« Faut qu’on le retire des rues au plus vite, marmonna-t-il. La prochaine fois, il va nous ramener le patron de la Guilde des Assassins sous prétexte qu’ils tuent des gens ! Où il est ?

— Je l’ai envoyé en patrouille avec le caporal Chicque, mon capitaine. Pour qu’il le mette au courant, quoi.

— Vous avez envoyé un bleu avec Chicard ? » fit Vimaire d’une voix lasse.

Côlon bafouilla. « Ben, mon capitaine, un homme d’expérience, je m’suis dit, le caporal Chicque pourrait beaucoup lui apprendre…

— Espérons seulement que l’autre comprend lentement, dit Vimaire en s’enfonçant son casque en fer brun sur la tête. Venez. »

Lorsqu’ils sortirent du poste, ils virent une échelle appuyée contre le mur de la taverne. Un homme corpulent, à son sommet, jurait à mi-voix en s’escrimant sur l’enseigne lumineuse.

« C’est le E qui ne marche pas bien, lança Vimaire.

— Quoi ?

— Le E. Et le T grésille quand il pleut. Il est grand temps de la réparer.

— La réparer ? Oh. Oui. Réparer. C’est ce que j’fais, c’est ça. Je répare. »

Les deux gardes s’éloignèrent en barbotant dans les flaques. Le frère Tourduguet secoua lentement la tête et reporta son attention sur son tournevis.


* * *

On trouve des hommes comme le caporal Chicque dans toutes les armées. Malgré une connaissance quasi encyclopédique des points de détail du règlement, ils prennent grand soin de n’être jamais promus au-delà, disons, du grade de caporal. Il avait tendance à parler du coin de la bouche. Il fumait sans arrêt, mais Carotte remarqua un détail curieux : chaque cigarette que fumait Chicard devenait aussitôt un mégot et restait un mégot indéfiniment, ou jusqu’à ce qu’il se le coince derrière l’oreille, véritable cimetière des éléphants pour nicotine. Les rares fois où il se le décollait des lèvres, il le tenait dans le creux de sa main en coupe.

Petit, les jambes arquées, il offrait une certaine ressemblance avec un chimpanzé qu’on n’inviterait jamais à faire la lessive chez soi.

Il était d’âge indéterminé. Mais en termes de cynisme et de dégoût du monde en général, équivalent d’une datation au carbone 14 de la personnalité, il avait environ sept mille ans.

« Peinard, cet itinéraire-là », dit-il alors qu’ils déambulaient dans une rue mouillée du quartier des marchands. Il essaya une poignée de porte. Fermée. « Reste avec moi, ajouta-t-il, et tu le regretteras pas. Tiens, essaye-moi donc les poignées de portes de l’autre côté de la rue.

— Ah. Je comprends, caporal Chicque. Pour vérifier que personne n’a laissé son magasin ouvert, fit Carotte.

— Tu piges vite, fiston.

— J’espère prendre un gredin sur le fait, dit Carotte avec ferveur.

— Euh… ouais, répliqua Chicard d’un ton hésitant.

— Mais si on trouve une porte ouverte, je suppose qu’il faudra aller chercher le propriétaire, poursuivit Carotte. Et l’un de nous devra rester pour garder la boutique, c’est ça ?

— Ouais ? » La figure du caporal s’illumina. « C’est moi qui resterai, dit-il. Te fais pas d’mouron pour ça. Et tu pourras aller chercher la victime. Le proprio, j’veux dire. »

Il essaya une autre poignée de porte. Elle tourna sous sa main.

« Chez nous, dans les montagnes, dit Carotte, quand on attrape un voleur, on le pend par… »

Il marqua un temps en agitant distraitement un bouton de porte.

Chicard se figea.

« Par quoi ? demanda-t-il avec une horreur fascinée.

— Je n’arrive pas à me rappeler, répondit Carotte. Ma mère disait que c’était encore trop bon pour eux, n’importe comment. C’est mal de voler. »

Chicard avait survécu à bon nombre de massacres fameux en se trouvant ailleurs au moment crucial. Il lâcha la poignée de porte et lui donna une petite tape amicale.

« Ça y est ! » s’exclama Carotte. Chicard sauta en l’air.

« Ça y est quoi ? s’écria-t-il.

— Je me rappelle par où on les pend, répondit Carotte.

— Oh, fit Chicard d’une petite voix. Par où ?

— On les pend par-devant la mairie. Des fois pendant des jours. Ils ne recommencent jamais, moi, je vous le dis. Et en voiture Smon Fortdubras. »

Chicard appuya sa pique contre le mur, tâtonna dans les replis derrière son oreille et ramena un bout de mégot. Il fallait éclaircir deux ou trois points, se disait-il.

« Pourquoi t’as dû entrer chez les gardes, mon gars ? demanda-t-il.

— On me pose toujours cette question-là, répondit Carotte. Je n’étais pas obligé. C’est moi qui ai voulu. Pour devenir un homme. »

Chicard ne regardait jamais personne droit dans les yeux. Il fixa l’oreille droite du jeunot, l’air ahuri.

« Tu veux dire que tu fuis pas un truc ou un autre ? fit-il.

— Pourquoi je voudrais fuir un truc ? »

Chicard pataugeait un peu. « Ah. Y a toujours un truc. P’t-être… p’t-être qu’on t’a accusé à tort de quelque chose. Comme, j’sais pas, moi… – il sourit – des bricoles qu’auraient disparu mystérieusement des magasins, et on t’aurait fait porter l’chapeau. Ou on aurait trouvé des bricoles dans tes affaires et t’aurais pas su comment elles avaient atterri là. Ce genre de trucs. Tu peux l’dire au vieux Chicard. Ou… – il donna un coup de coude à Carotte – c’était p’t-être aut’chose, hein ? Cherchez la femme, hein ? Une fille à qui t’as fait avaler le pépin ?

— Je… » commença Carotte qui se souvint alors que, oui, il fallait toujours dire la vérité, même à des gens bizarres comme Chicard qui n’avait pas l’air de connaître le sens de ce mot. Et la vérité, c’est que des pépins, Gougnotte en avait toujours à cause de lui ; comment ça arrivait et pourquoi, ça restait un mystère. Mais presque à chaque fois qu’il partait après lui avoir rendu visite dans la grotte des Claqueroche, il entendait son père et sa mère lui crier dessus. Ils restaient toujours polis devant lui, mais il suffisait apparemment qu’on vît Gougnotte en sa compagnie pour qu’elle ait des pépins.

« Oui, dit-il.

— Ah. Ça arrive souvent, fit Chicard d’un air avisé.

— Tout le temps. Autant dire tous les soirs, par le fait.

— Ben merde, alors », lâcha Chicard, impressionné. Il baissa les yeux sur la Protection. « C’est pour ça qu’ils te font porter ce machin, hein ?

— Comment ça ?

— Bah, t’en fais pas. Tout l’monde a ses petits secrets. Ou ses gros secrets, à ce que j’vois. Même le capitaine. S’il est chez nous, c’est uniquement parce qu’une frangine lui a flanqué l’bourdon. D’après le sergent. Flanqué l’bourdon.

— Bon sang », fit Carotte. Ça devait faire mal, un coup de bourdon.

« Mais à mon avis, c’est parce qu’il dit c’qu’il pense. Il l’a dit une fois de trop au Patricien, il paraît. L’a dit que la Guilde des Voleurs, c’était qu’une bande de voleurs, quelque chose dans l’genre. C’est pour ça qu’il est chez nous. J’sais pas trop, en fait. » Il contempla le pavé d’un air méditatif, puis demanda : « Et tu loges où, mon gars ?

— Il y a une dame qui s’appelle madame Paluche… » commença Carotte.

Chicard avala sa fumée de travers et s’étrangla.

« Aux Ombres ? siffla-t-il. Tu crèches là-bas ?

— Oh, oui.

— Toutes les nuits ?

— Ben, tous les jours, plutôt. Oui.

— Et tu es venu ici pour devenir un homme ?

— Oui !

— J’crois pas que j’aimerais vivre dans l’pays d’où tu viens, dit Chicard.

— Écoutez, fit Carotte, complètement perdu, je suis venu parce que monsieur Vernessi a dit que c’était le plus beau métier du monde… faire respecter la loi, tout ça. C’est vrai, non ?

— Ben, euh… De ce côté-là… J’veux dire, pour ce qui est d’faire respecter la loi… J’veux dire, dans l’temps, oui, avant toutes les guildes et les machins… La loi, j’dirais, c’est pas vraiment… enfin, d’nos jours, tout est plus… oh, j’sais pas, moi. En gros, tu te contentes d’secouer ta clochette et tu gardes la tête baissée. »

Chicard soupira. Puis il grogna, saisit le sablier à sa ceinture et interrogea des yeux les grains de sable qui s’écoulaient à toute vitesse. Il le remit en place, ôta la sourdine de cuir du battant de sa clochette qu’il agita une ou deux fois, pas très fort.

« Il est minuit, marmonna-t-il, et tout va bien.

— Et c’est tout, c’est ça ? fit Carotte tandis que s’estompaient les tout petits échos.

— Plus ou moins. Plus ou moins. » Chicard tira une rapide bouffée de son mégot.

« Rien d’autre ? Pas de poursuites sur les toits au clair de lune ? Pas d’acrobaties aux lustres ? Rien de tout ça ? fit Carotte.

— J’crois pas, répondit Chicard avec ferveur. J’ai jamais rien fait de tout ça. Personne m’a jamais parlé d’ces histoires-là. » Il tira une autre rapide bouffée de sa cigarette. « On risque de clamser d’un mauvais rhume, à courir sur les toits. J’crois que je vais m’en tenir à la clochette si t’as rien contre.

— Je peux essayer ? » demanda Carotte.

Chicard ne se sentait pas les idées claires. C’est sûrement pour cette unique raison qu’il commit l’erreur de tendre sans un mot la clochette à Carotte.

Le jeune homme l’examina quelques secondes. Puis il l’agita vigoureusement au-dessus de sa tête.

« Il est minuit ! cria-t-il à pleins poumons. Et tout va biieeeen ! »

Les échos rebondirent d’avant en arrière dans la rue avant de finir submergés par un silence épais, horrible. Des chiens aboyèrent quelque part dans la nuit. Un bébé se mit à pleurer.

« Chhhhut ! souffla Chicard.

— Ben quoi, tout va bien, non ? fit Carotte.

— Pas pour longtemps si tu continues d’secouer cette putain d’clochette ! Donne-moi ça.

— Je ne comprends pas ! Écoutez, monsieur Vernessi m’a donné un livre… » Il tâtonna sur lui et sortit les Lois Ordonnances.

Chicard leur jeta un coup d’œil et haussa les épaules. « Jamais entendu causer d’ça, dit-il. Maintenant, ferme-la. Tu vas m’arrêter ton boucan. Tu risques de rameuter toutes espèces de gens. Viens par ici. »

Il empoigna le bras de Carotte et l’entraîna vite dans la rue.

« Des gens de quelle espèce ? protesta Carotte tandis que le caporal le poussait sans ménagement.

— De la mauvaise espèce, grommela Chicard.

— Mais on est le Guet !

— Tout juste ! Et on tient pas à se colleter avec des gens pareils ! Souviens-toi de ce qui est arrivé à Trousse !

— Je ne me souviens pas de ce qui est arrivé à Trousse ! fit Carotte, complètement désorienté. C’est qui, Trousse ?

— T’as pas connu », marmonna Chicard. Il se détendit un peu. « Pauvre type. Ç’aurait pu arriver à n’importe lequel d’entre nous. » Il leva un regard noir sur Carotte. « Maintenant tu vas m’arrêter tout ça, tu m’entends ? Ça m’énerve. Des putain de poursuites au clair de lune, mon cul ! »

Le caporal se déplaçait dans la rue à grands pas. Sa méthode normale de locomotion était un genre de pas glissé, et le mélange des deux – grands pas et pas glissés – produisait un effet curieux ; on aurait dit un crabe boiteux.

« Mais… Mais… fit Carotte, dans ce livre, on dit que…

— J’veux rien savoir d’aucun bouquin », grogna Chicard.

Carotte avait l’air complètement déconfit.

« Mais c’est la loi… » commença-t-il.

Il faillit être définitivement interrompu par une hache qui jaillit en ronflant d’une porte basse à côté de lui et rebondit sur le mur d’en face. Elle fut suivie d’un bruit de bois cassé et de verre brisé.

« Hé, Chicard ! fit aussitôt Carotte. Il y a une bagarre ! »

Chicard jeta un coup d’œil à la porte. « Évidemment, tiens, dit-il. C’est un bistro d’nains. Y a pas pire. T’en approche pas, petit. Ces p’tits salauds, ils adorent te faire des croche-pattes et te foutre une danse carabinée à coups d’latte. Viens donc avec le vieux Chicard, il va… »

Il saisit le bras façon tronc d’arbre du jeune homme. C’était comme vouloir déplacer un immeuble.

Carotte était devenu tout pâle.

« Des nains qui boivent ? Et qui se battent ? fit-il.

— Et comment, dit Chicard. Tout l’temps. Et ils parlent comme j’voudrais même pas parler à ma propre mère. T’avise pas de t’frotter à ces gars-là, c’est une sale bande de… Entre pas là-dedans ! »


* * *

Personne ne sait pourquoi les nains, adeptes dans leurs montagnes d’une vie calme et rangée, changent du tout au tout dès qu’ils s’installent dans la grande ville. Quelque chose s’empare même du mineur de fer le plus irréprochable et le pousse à porter en permanence une cotte de mailles, une hache, à s’affubler d’un nouveau patronyme genre Grippegorge Bottetibia et à sombrer dans un oubli hargneux à force de lever le coude.

C’est sans doute parce qu’ils mènent justement une vie calme et rangée chez eux. Après tout, la première envie d’un jeune nain quand il arrive dans la grande ville après soixante-dix ans de travail pour son père au fond d’une mine, ce doit être de boire un bon coup et de cogner sur quelqu’un.

La bagarre en question était une de ces amusantes rixes de nains qui mettent aux prises une centaine de participants et cent cinquante alliances de circonstance. Les cris, jurons et tintements des haches sur les casques de fer se mêlaient au chahut d’un groupe de poivrots près de la cheminée qui – autre coutume des nains – chantaient une chanson sur l’or.

Chicard se cogna dans le dos de Carotte qui contemplait la scène d’un œil horrifié.

« Écoute, c’est comme ça tous les soirs, ici, fit le caporal. Faut pas s’en mêler, c’est ce que dit le sergent. Chez eux, c’est une coutume ethnique, un truc comme ça. On rigole pas avec les coutumes ethniques.

— Mais… mais, bégaya Carotte, c’est mon peuple. Plus ou moins. C’est honteux de se conduire de cette façon-là. Qu’est-ce que tout le monde va penser ?

— On va penser que c’est des sales petits cons, dit Chicard. Maintenant, viens ! »

Mais Carotte s’était avancé dans la mêlée. Il se mit les mains en porte-voix et brailla dans une langue que Chicard ne comprit pas. Toutes les langues, y compris sa langue natale, entraient dans cette catégorie, mais dans le cas présent, c’était du nain.

« Gr’duzk ! Gr’duzk ! aaK’zt ezem ke bur’k tze tzim[7] ? »

La bagarre s’arrêta. Une centaine de faces barbues se levèrent et fusillèrent du regard la silhouette de Carotte au-dessus d’elles, l’air à la fois contrariées et surprises.

Une chope cabossée rebondit sur son plastron. Carotte baissa le bras et souleva sans effort apparent une forme gigotante.

« J’uk, ydtruz-t’rud-eztuza, hudr’zd dezek drez’huk, huzuk-ruk’t b’tduz g’ke’k me’ek b’tduz t’be’tk kce’drutk ke’hkt’d. aaDb’thuk[8] ? »

Aucun nain n’avait jamais entendu autant de mots de la Vieille Langue dans la bouche de quiconque de plus d’un mètre vingt. Ils n’en revenaient pas.

Carotte reposa le nain incriminé par terre. Il avait les larmes aux yeux.

« Vous êtes des nains ! dit-il. Des nains ne devraient pas se conduire comme ça ! Regardez-vous ! Vous n’avez pas honte ? »

Une centaine de figures poilues s’allongèrent.

« Enfin, regardez-vous, quoi ! » Carotte secoua la tête. « Pensez à votre pauvre et vieille mère à la barbe blanche qui s’échine là-bas dans son trou perdu, qui se demande ce que fait son fils ce soir, si ça marche pour lui, qu’est-ce qu’elle dirait si elle vous voyait en ce moment ? Votre mère que vous aimez, celle qui vous a appris à vous servir d’une pioche… »

Chicard, figé d’effroi et de stupeur près de la porte, prit conscience d’un concert grandissant de mouchages de nez et de sanglots étouffés tandis que Carotte poursuivait : « Elle se dit sans doute que vous faites tranquillement une partie de dominos ou autre chose… »

Un nain voisin, qui portait un casque hérissé de pointes de quinze centimètres, se mit à pleurer doucement dans sa bière.

« Et je parie en plus qu’aucun de vous ne lui a écrit depuis longtemps, et vous aviez promis d’envoyer une lettre toutes les semaines… »

Chicard sortit distraitement un mouchoir sale pour le passer à un nain appuyé contre le mur et secoué de sanglots.

« Alors voilà, fit aimablement Carotte. Je ne veux être sévère avec personne, mais à partir d’aujourd’hui je passerai ici tous les soirs et j’espère y trouver des nains qui se conduisent correctement. Je sais ce que c’est quand on est loin de chez soi, mais ce n’est pas une excuse. » Il se toucha le casque. « G’hruk, t’uk[9]. »

Il adressa un grand sourire à la ronde et sortit, mi-debout, mi-accroupi, du bistro. Lorsqu’il émergea dans la rue, Chicard lui tapota le bras.

« Me fais plus jamais un truc pareil, fulmina-t-il. T’es dans le Guet ! J’veux plus entendre causer de ces histoires de loi !

— Mais c’est très important, répliqua sérieusement Carotte en trottinant derrière le caporal qui s’engageait en crabe dans une rue plus étroite.

— Moins important qu’rester en un seul morceau. Des bistros de nains ! Si t’as un peu d’chou, mon gars, tu vas entrer là. Et la boucler. »

Carotte leva la tête et considéra le bâtiment où ils venaient d’arriver. Il se dressait un peu à l’écart de la boue de la rue. Le vacarme d’une beuverie monstre en sortait. Une enseigne fatiguée pendait au-dessus de la porte. Elle arborait un tambour.

« Une taverne, c’est ça ? fit pensivement Carotte. Ouverte à une heure pareille ?

— J’vois pas ce qui l’en empêcherait, répondit Chicard en poussant la porte. Une vachement bonne idée. Le Tambour Rafistolé.

— Encore des beuveries ? » Carotte feuilleta rapidement son manuel.

« J’espère bien », répondit Chicard. Il fit un signe de tête au troll que le Tambour employait comme éjecteur[10]. « ’soir, Détritus. J’mets l’bleubite au parfum. »

Le troll grogna et agita un bras tout croûteux.

Le Tambour Rafistolé appartenait désormais à la légende comme la plus célèbre taverne de mauvaise réputation du Disque-monde, un haut lieu d’Ankh-Morpork, au point que le nouveau propriétaire, après de récentes redécorations inévitables, avait passé des jours à recréer la patine d’origine de crasse, de suie et de substances moins identifiables sur les murs et importé une tonne de joncs prédécomposés pour tapisser le sol. Les consommateurs appartenaient à la bande habituelle de héros, assassins, mercenaires, hors-la-loi et bandits qui fréquentaient l’établissement, et seul un examen au microscope aurait permis de dire qui était quoi. D’épaisses volutes de fumée restaient suspendues en l’air, peut-être pour éviter de toucher les murs.

Les deux gardes entrèrent sans se presser ; les conversations baissèrent alors d’un tout petit cran avant de remonter à leur niveau premier. Deux copains firent signe à Chicard.

Il s’aperçut que Carotte était occupé.

« Qu’esse tu fous ? demanda-t-il. Et pas de discours sur les mères, vu ?

— Je prends des notes, répondit Carotte d’un air mécontent. J’ai un carnet.

— C’est ce qu’y faut. Ça va te plaire, ici. J’y viens becqueter tous les soirs.

— Comment vous écrivez ça : « contravention » ? demanda Carotte en tournant une page.

— Je l’écris pas », répondit Chicard qui s’enfonça dans la cohue. Un rare élan de générosité lui passa par la tête. « Tu bois quoi ?

— Je ne crois pas que ce serait une bonne idée. D’ailleurs, après un verre, tout s’accélère. »

Il eut conscience d’un regard appuyé sur sa nuque. Il se retourna et tomba sur la grosse figure affable et douce d’un orang-outan.

Il était assis au comptoir devant une chope d’un demi-litre et un bol de cacahuètes. Il inclina son verre amicalement vers Carotte, puis but à longs traits dans un bruit de canal qu’on assèche en donnant à sa lèvre inférieure la forme d’une espèce d’entonnoir préhensile.

Carotte décocha un coup de coude à Chicard.

« Il y a un sin… commença-t-il.

— Le dis pas ! le coupa vite le caporal. Dis pas ce mot-là ! C’est le bibliothécaire. Il bosse à l’Université. Vient toujours ici écluser un dernier godet avant d’aller s’pieuter.

— Et personne ne dit rien ?

— Pourquoi donc ? Il paye toujours sa tournée, comme tout l’monde. »

Carotte se retourna et se remit à observer l’anthropoïde. De nombreuses questions se bousculaient dans sa tête, telles que : Où range-t-il son argent ? Le bibliothécaire croisa son regard, l’interpréta de travers et poussa doucement le bol de cacahuètes vers lui.

Carotte se redressa de toute sa taille impressionnante et consulta son carnet. L’après-midi passé à lire les Lois Ordonnances avait été bien employé.

« Qui est le propriétaire, patron, tenancier ou maître de ces lieux ? demanda-t-il à Chicard.

— Quoi donc ? fit le petit garde. L’patron ? Ben, j’suppose que ce soir c’est Charley, là, le responsable. Pourquoi ça ? » Il désigna un gros costaud dont la figure n’était qu’un entrelacs de cicatrices ; l’homme s’arrêta un instant de répartir plus uniformément la crasse sur ses verres à l’aide d’un chiffon humide et lança à Carotte un clin d’œil complice.

« Charley, j’te présente Carotte, dit Chicard. Il pieute chez Rosie Paluche.

— Quoi ? Tous les soirs ? » fit Charley.

Carotte se racla la gorge.

« Si c’est vous le responsable, entonna-t-il, alors j’ai le devoir de vous informer que je vous mets en état d’arrestation.

— D’attestation de quoi, l’ami ? fit Charley en continuant d’astiquer.

— D’arrestation, répéta Carotte, en vue de vous inculper des délits suivants : 1) (i) En date ou aux alentours du 18 gruin, dans un établissement du nom du Tambour Rafistolé, rue des Filigranes, vous avez, a) servi ou, b) fait servir des boissons alcoolisées après l’heure de minuit, en violation des dispositions de la loi de 1678 sur l’ouverture des cabarets, et 1) (ii) En date ou aux alentours du 18 gruin, dans un établissement du nom du Tambour Rafistolé, rue des Filigranes, vous avez servi ou fait servir des boissons alcoolisées dans des récipients d’une dimension et d’une capacité autres que celles fixées par la loi précédemment citée ; 2) (i) En date ou aux alentours du 18 gruin, dans un établissement du nom du Tambour Rafistolé, rue des Filigranes, vous avez autorisé des clients à porter des armes tranchantes dégainées d’une longueur supérieure à 18 (dix-huit) centimètres, en violation du paragraphe trois de ladite loi, et 2) (ii) En date ou aux alentours du 18 gruin, dans un établissement du nom du Tambour Rafistolé, rue des Filigranes, vous avez servi des boissons alcoolisées sans licence pour la vente et/ou la consommation desdites boissons en violation du paragraphe trois de la loi précédemment citée. »

Il y eut un silence de mort lorsque Carotte tourna la page avant de reprendre : « Il est aussi de mon devoir de vous informer que j’ai l’intention de déposer en justice afin de vous inculper des délits tombant sous le coup de la loi sur les réunions publiques (chapitre du jeu) de 1567, des lois sur les établissements détenteurs d’une licence de débit de boissons (chapitre de l’hygiène) de 1433, 1456, 1463, 1465, euh… et de 1470 à 1690, et aussi… – il jeta un coup d’œil en coin au bibliothécaire qui savait reconnaître des ennuis quand il les entendait venir et se dépêchait de finir son verre – de la loi sur les animaux domestiques et apprivoisés (chapitre des soins et de la protection) de 1673. »

S’ensuivit un silence rare d’expectative haletante : les clients attendaient de voir ce qui allait maintenant se passer.

Charley reposa soigneusement le verre, dont les traînées douteuses reluisaient à force de polissage, et baissa les yeux sur Chicard.

Le caporal feignait autant que possible d’être tout seul et de n’avoir aucun lien avec un tel ou tel voisin qui porterait par le plus grand des hasards un uniforme identique au sien.

« Qu’est-ce qu’il veut dire par “justice” ? lui demanda le tavernier. Y en a pas, d’justice. »

Chicard répondit par un haussement d’épaules terrifié.

« Nouveau, hein ? fit Charley.

— Ne faites pas d’histoires, dit Carotte.

— Tout ça n’a rien de personnel, tu comprends, fit Charley à Chicard. C’est juste un chaispasquoi, là. Y avait un mage ici, l’autre soir, qui causait d’ça. Une espèce de truc d’école tordu, tu vois ? » Il eut l’air de réfléchir un moment. « Courbe d’apprentissage. Voilà. C’est une courbe d’apprentissage. Détritus, amène ton gros cul rocheux par ici une minute. »

Généralement, vers cette heure-là au Tambour Rafistolé, un client balance un verre. Et c’est justement ce qui se produisit.


* * *

Le capitaine Vimaire remonta au pas de course la rue Courte – la plus longue de la ville, ce qui donne un bref aperçu du fameux humour subtil de Morpork – suivi du sergent Côlon qui trébuchait et pestait à chaque pas.

Chicard attendait devant le Tambour et sautillait d’un pied sur l’autre. En présence du danger, il avait une façon de se projeter de lieu en lieu sans donner l’impression de franchir l’espace intermédiaire qui aurait ridiculisé n’importe quel télétransmetteur de matière classique.

« S’bat là-dedans ! bafouilla-t-il en agrippant le bras du capitaine.

— Tout seul ? demanda Vimaire.

— Non, avec tout le monde ! s’écria le caporal en sautant encore d’un pied sur l’autre.

— Oh. »

Sa conscience disait : Vous êtes trois. Il porte le même uniforme que vous. C’est un de tes hommes. Souviens-toi de ce pauvre vieux Trousse.

Une autre zone de son cerveau intervint, zone méprisable, détestée, mais qui lui avait permis de survivre chez les gardes ces dix dernières années : C’est impoli de se mêler des affaires d’autrui. On va attendre qu’il ait fini et on lui demandera s’il a besoin d’aide. D’ailleurs, le Guet a pour principe de ne pas intervenir dans les bagarres. C’est beaucoup plus simple d’entrer après coup et d’arrêter tous ceux qu’on ramasse par terre.

Il y eut un fracas lorsqu’une fenêtre voisine explosa et vomit un combattant étourdi de l’autre côté de la rue.

« Je crois, dit avec précaution le capitaine, qu’on ferait bien de se décider vite.

— C’est vrai, fit le sergent Côlon, on risque de s’faire blesser si on reste là. »

Ils descendirent prudemment en crabe un peu plus bas dans la rue, là où le vacarme de bois cassé et de verre brisé était moins assourdissant, et s’arrangèrent pour ne pas échanger de regard. Régulièrement, un cri s’échappait de la taverne, et de temps en temps un mystérieux son de cloche, comme si on tapait du genou sur un gong.

Ils restaient là, debout dans une flaque de silence embarrassé.

« Vous avez pris vos vacances, cette année, sergent ? finit par demander Vimaire en se balançant d’avant en arrière sur les talons.

— Ouimonp’taine. J’ai envoyé la patronne à Quirm le mois dernier, mon capitaine, pour voir sa tante.

— Très agréable en cette saison, il paraît.

— Ouimonp’taine.

— Les géraniums, tout ça. »

Une silhouette bascula par une fenêtre de l’étage et s’écrasa sur les pavés.

« C’est là qu’ils ont le cadran solaire floral, c’est ça ? fit le capitaine en désespoir de cause.

— Ouimonp’taine. Très joli, mon capitaine. Tout en p’tites fleurs, mon capitaine. »

Ils entendirent cogner sur quelque chose avec autre chose de lourd et en bois. Vimaire grimaça.

« J’crois pas qu’il se serait plu dans l’Guet, mon capitaine », fit obligeamment le sergent.

La porte du Tambour Rafistolé avait été si souvent arrachée au cours d’émeutes qu’on l’avait récemment pourvue de gonds spécialement trempés, aussi l’épouvantable fracas suivant qui décolla du mur à la fois le battant et le chambranle prouva-t-il qu’on avait dépensé beaucoup d’argent en pure perte. Une silhouette au milieu des débris essaya de se soulever sur les coudes, geignit et retomba en arrière.

« Ben, on dirait que tout est term… » commença le capitaine, mais Chicard le coupa : « C’est ce putain de troll !

— Quoi ? fit Vimaire.

— C’est l’troll ! Çui qu’est à la lourde ! »

Ils s’avancèrent avec d’infinies précautions.

C’était bel et bien Détritus l’éjecteur.

Il s’avère très difficile de faire mal à une créature qui est, par définition, un caillou ambulant. Quelqu’un y était quand même parvenu, semblait-il. La forme étendue gémissait comme deux briques qu’on écrase l’une contre l’autre.

« Ça, pour une surprise… » fit vaguement le sergent. Les trois hommes se tournèrent pour fixer des yeux le rectangle brillamment éclairé qu’avait occupé la porte. Le chahut s’était nettement calmé à l’intérieur.

« Vous croyez pas, reprit le sergent, qu’il va battre tout l’monde, quand même ? »

Le capitaine releva le menton. « On doit à notre collègue et camarade d’aller nous rendre compte », dit-il.

Une plainte s’éleva dans leur dos. Ils pivotèrent et virent Chicard qui sautait sur un pied pendant qu’il se tenait l’autre.

« Qu’est-ce qu’il vous arrive, mon vieux ? » demanda Vimaire.

Chicard répondit par des couinements atroces.

Le sergent Côlon finit par comprendre. Malgré l’obséquiosité prudente dont le Guet faisait généralement preuve, tous les membres de l’escouade sans exception s’étaient au moins une fois trouvés du mauvais côté des poings de Détritus. Chicard avait tout bonnement voulu lui rendre la monnaie de sa pièce dans la meilleure tradition de tous les agents de police du monde.

« Il lui a flanqué un coup d’latte dans les pierres précieuses, mon capitaine, dit-il.

— Honteux », fit distraitement Vimaire. Il hésita. « Ils en ont, les trolls, des précieuses ?

— Ça oui, croyez-moi, mon capitaine.

— Bon sang. Les voies de Dame Nature sont impénétrables, non ?

— Comme vous dites, mon capitaine, fit le sergent, discipliné.

— Et maintenant, dit Vimaire en dégainant son épée, en avant !

— Ouimonp’taine.

— Ça veut dire : vous aussi, sergent, ajouta Vimaire.

— Ouimonp’taine. »


* * *

Ce fut sans doute la progression la plus circonspecte dans toute l’histoire des manœuvres militaires, tout en bas de l’échelle dont les actions du type Charge de la brigade légère occupent le sommet.

Ils passèrent un œil prudent par la porte disparue.

Un grand nombre de corps jonchaient les tables ou ce qu’il en restait. Les clients encore conscients avaient l’air de le regretter.

Carotte se dressait au milieu de la salle. Sa cotte de mailles rouillée était déchirée, il n’avait plus de casque, il vacillait un peu sur ses jambes et un œil commençait déjà à lui enfler, mais il reconnut le capitaine, lâcha le client qu’il tenait malgré ses faibles protestations, puis exécuta en hâte un salut.

« Je tiens à signaler trente et une infractions pour rixe, mon capitaine, cinquante-six cas de conduite séditieuse, quarante et une infractions pour entrave à agent du Guet dans l’exercice de ses fonctions, treize infractions pour agression avec une arme mortelle, six cas de flemmardise avec intention de nuire et… et… le caporal Chicard ne m’a toujours pas montré une seule ficelle… »

Il s’écroula en arrière, brisant une table en cours de route.

Le capitaine Vimaire toussa. Il n’était pas très sûr de la marche à suivre après ça. À sa connaissance, le Guet ne s’était encore jamais trouvé dans une telle situation.

« Je crois qu’il aurait besoin d’un verre, sergent, dit-il.

— Ouimonp’taine.

— Et donnez-m’en un aussi.

— Ouimonp’taine.

— Et prenez-en un par la même occasion.

— Ouimonp’taine.

— Et vous, caporal, si vous voulez bien… Vous faites quoi, là ?

— Jfouillelescorpsmoncapitaine, répondit d’une traite Chicard en se relevant. Je cherche des pièces à conviction, tout ça.

— Dans leurs bourses ? »

Chicard rejeta vite les mains derrière le dos. « On sait jamais, mon capitaine », dit-il.

Le sergent avait repéré dans les décombres une bouteille d’alcool miraculeusement intacte et il en vidait une bonne partie de force entre les lèvres de Carotte.

« On va faire quoi avec tout ça, mon capitaine ? demanda-t-il par-dessus son épaule.

— Aucune idée », répondit Vimaire qui s’assit. La prison du Guet était juste assez grande pour six prisonniers, des tout petits, généralement les seuls qu’on y enfermait. Alors que ceux-là…

Il jeta autour de lui un regard désespéré. Il y avait là Nork l’Empaleur, qui gargouillait, étendu sous une table. Il y avait Henri le Gros. Et Chopeur Simmons, un des bagarreurs de taverne les plus craints de la ville. Bref, des tas de types dont il valait mieux se tenir à l’écart quand ils se réveilleraient.

« On pourrait leur couper la gorge, mon capitaine », proposa Chicard, vétéran des vestiges d’une vingtaine de champs de bataille. Il avait trouvé un combattant inconscient à peu près de sa taille et il lui retirait d’un air songeur ses bottes apparemment neuves et de la bonne pointure.

« Ça ne serait pas bien du tout », dit Vimaire. Il ne savait pas vraiment comment on s’y prenait pour couper une gorge. L’occasion ne s’était encore jamais présentée.

« Non, reprit-il, je crois qu’on va peut-être les laisser s’en tirer avec une réprimande. »

Un gémissement sortit de sous le banc.

« Et puis, poursuivit-il en hâte, il faut se dépêcher de conduire en lieu sûr notre camarade tombé au champ d’honneur.

— Très juste », dit le sergent. Il s’envoya une lampée d’alcool pour se détendre les nerfs.

Tous deux réussirent à suspendre Carotte entre eux et à guider ses jambes flageolantes dans l’escalier. Vimaire, qui s’affaissait sous le poids, chercha des yeux Chicard.

« Caporal Chicque, grinça-t-il, pourquoi vous donnez des coups de pied aux types qui sont par terre ?

— C’est plus sûr, mon capitaine », répondit Chicard.

Autrefois, on lui avait enjoint de se battre loyalement et de ne pas frapper un adversaire à terre, après quoi il avait mûrement réfléchi au bien-fondé de ces règles quand on mesure un mètre vingt et qu’on a le tonus musculaire d’un élastique.

« Eh ben, arrêtez ça. Moi, je veux que vous leur donniez des avertissements, aux délinquants, dit Vimaire.

— Comment j’fais, mon capitaine ?

— Ben, vous… » Le capitaine Vimaire n’alla pas plus loin. Est-ce qu’il savait, lui ? Il n’avait jamais essayé.

« Exécution, c’est tout, lança-t-il sèchement. Je ne vais quand même pas tout vous dire ? »

Chicard resta seul en haut des marches. Un concert de marmonnements et de gémissements indiquait qu’on se réveillait en dessous. Chicard réfléchit vite. Il agita un doigt réprobateur en forme d’allumette au fromage.

« Que ça vous serve de leçon, dit-il. Et que j’vous y reprenne pas ! »

Puis il s’enfuit à toutes jambes.

Dans l’obscurité des chevrons, le bibliothécaire se gratta d’un air songeur. La vie réservait décidément bien des surprises. La suite des événements ne manquerait pas d’intérêt. Il décortiqua distraitement une cacahuète avec les pieds puis se balança à bout de bras et s’enfonça dans les ténèbres.


* * *

Le Grand Maître Suprême leva les mains.

« Les Encensoirs du Destin ont-ils été rituellement châtiés, afin de bannir les Pensées Mauvaises et Décousues de ce Cercle Sanctifié ?

— Ouaip. »

Le Grand Maître Suprême baissa les mains.

« Ouaip ? fit-il.

— Ouaip, répéta le frère Cagoinces d’un ton joyeux. J’l’ai fait moi-même.

— Vous êtes censé répondre : « Oui-da, ô Maître Suprême. « Franchement, je vous l’ai suffisamment rappelé, si vous ne participez pas tous de bon cœur…

— Oui, écoutez ce que vous dit le Grand Maître Suprême, fit le frère Tourduguet en lançant un regard noir au frère dévoyé.

— J’ai passé des heures à les châtier, ces encensoirs, grommela le frère Cagoinces.

— Poursuivez, ô Grand Maître Suprême, fit le frère Tourduguet.

— Bon, très bien, dit le Grand Maître. Ce soir, nous allons nous livrer à une nouvelle invocation expérimentale. J’espère que vous avez trouvé les matières premières adéquates, frères ?

(— … J’ai frotté, frotté, et même pas un remerciement…)

— Tout est en ordre, Grand Maître Suprême », répondit le frère Tourduguet.

C’était, le Grand Maître en convint, une récolte légèrement meilleure. Les frères n’avaient assurément pas chômé. La place d’honneur revenait à une enseigne lumineuse de taverne dont la dépose, songea le Grand Maître, aurait mérité une médaille. Pour l’heure, le E, d’un rose blafard, s’allumait et s’éteignait par intermittence.

« C’est moi qu’ai ramené ça, dit fièrement le frère Tourduguet. Ils ont cru que j’la réparais, j’sais pas quoi, mais j’ai pris mon tournevis et…

— Oui, bravo, l’interrompit le Grand Maître Suprême. Une belle preuve d’initiative.

— Oh, merci, Grand Maître Suprême, fit le frère Tourduguet, rayonnant.

(— … Phalanges à vif à force de frotter, toutes rouges et crevassées. Même pas récupéré mes trois piastres non plus, personne a rien dit…)

— Et maintenant, annonça le Grand Maître Suprême en prenant le livre, nous allons commencer au début. La ferme, frère Cagoinces. »


* * *

Toutes les villes du Multivers ont un quartier dans le genre des Ombres à Ankh-Morpork. C’est en général le plus ancien ; ses ruelles suivent fidèlement les pistes d’origine des vaches médiévales qui descendaient au fleuve et elles ont pour nom « la Pagaille », « la Pouillerie », « ruelle Furtive »…

La majeure partie d’Ankh-Morpork se trouve dans ce cas, de toute façon. Mais les Ombres davantage que le reste, comme une espèce de trou noir d’illégalité imprimée dans la brique. En d’autres mots, même les criminels craignent d’y circuler. Le Guet n’y met jamais les pieds.

Et voilà que si, justement, il y mettait par hasard les pieds. Des pieds pas très sûrs. La nuit avait été éprouvante, et les quatre hommes s’étaient ressaisis. Tellement ressaisis que chacun cramponnait les trois autres pour rester droit et garder le cap.

Le capitaine Vimaire repassa la bouteille au sergent.

« Devriez avoir… avoir… avoir… – il réfléchit un instant – honte, dit-il. Soûl en ’résence d’un officilier supé… super… superérieur. »

Le sergent voulut parler mais n’émit qu’une suite de s.

« ’ettez-’ous auzarrêts », dit le capitaine Vimaire en rebondissant contre un mur. Il lança un regard mauvais à la maçonnerie. « Ce mur s’est livré à des voies d’fait sur ma personne, déclara-t-il. Hah ! Tu t’prends pour un dur, hein ? Eh ben, j’suis un r’présentatant d’ia… d’ia… d’ia loi, j’vaistefairevoirmoi, nous on marche pas là-d’dans… »

Il cligna une ou deux fois des yeux, lentement.

« C’est dans quoi qu’on marche pas, ’ergent ? fit-il.

— J’sais pas, moi, mon capitaine, dans la… ?

— Nonnonnon. Un aut’truc. Tant pis. ’porte comment, nous, on… on marche pas d’dans, jamais. » Des visions confuses lui défilaient dans la tête, une salle pleine de criminels, des gens qui s’étaient moqués de lui, des gens dont l’existence même l’offensait et lui faisait injure depuis des années, des gens qui gémissaient, étalés par terre. Il ne savait pas très bien comment c’était arrivé, mais une part de lui-même quasi oubliée, un Vimaire beaucoup plus jeune au plastron étincelant et aux grandes espérances, un Vimaire qu’il croyait depuis longtemps noyé dans l’alcool s’agita soudain.

« Voulez… voulez… voulez que j’vous dise, s’gent ? fit-il.

— Mon ’pitaine ? » Les quatre hommes rebondirent mollement contre un autre mur et se lancèrent dans une nouvelle valse lente en crabe à travers la ruelle.

« Cette ville. Cette ville. Cette ville, s’gent. Cette ville, c’est une… c’est une… c’est une femme, s’gent. ’rfaitement. Une femme, s’gent. Vieille, ridée, qu’était belle dans l’temps, s’gent. Maissitentombamoureux, alors là… là… là, atfiluncoudpiedanslesdents…

— ’n’femme ? » s’étonna Côlon.

Sa figure en sueur se tordit sous l’effort de réflexion.

« L’a douze kil’mètres de large, mon ’pitaine. L’a un fleuve au milieu. Pis des tas de… d’maisons et d’machins, mon ’pitaine, fit-il observer.

— Ah. Ah. Ah. » Vimaire lui agita un doigt mal assuré sous le nez. « Ja… ja… jamais j’ai dit qu’c’était une p’tite femme, j’vous signale. R’connaissez-le. » Il brandit la bouteille. Une autre pensée perdue explosa dans le vide de son cerveau.

« On leur a fait voir, en tout cas, dit-il avec excitation tandis que tous quatre repartaient de guingois vers le mur d’en face en traînant les pieds. On leur a fait voir, pas vrai ? Leur a oublié une leçon qu’y sont pas près de donner, hein ?

— Çacésûr », répondit le sergent, mais sans grand enthousiasme. Il continuait de se poser des questions sur la vie sexuelle de son supérieur.

Mais Vimaire était d’une humeur qui n’avait pas besoin d’encouragement.

« Hah ! s’écria-t-il à l’adresse des ruelles sombres. T’aimes pas ça, hein ? On t’a rendu la… la… la monnaie de ta… de ta chose, là… de ta pièce. Eh ben, maintenant, tu vas culer dans ta tremblote ! » Il jeta la bouteille vide en l’air.

« L’est deux heures ! brailla-t-il. Et tout va bieeeen ! »

Nouvelle stupéfiante pour les diverses silhouettes sombres qui filaient silencieusement le train aux quatre hommes depuis un moment. Seule la perplexité les empêchait de prouver plus vivement et concrètement leur intérêt. Ces types sont visiblement des gardes, se disaient-ils, ils ont les mêmes casques et tout, et pourtant ils se baladent dans les Ombres. Aussi les observaient-ils avec la fascination d’une bande de loups devant une poignée de moutons qui, outre qu’ils sont entrés au trot dans la clairière, jouent à se donner des coups de tête et bêlent à tout-va ; au bout du compte, ça finira par du gigot, mais, en attendant, la curiosité accorde un sursis à l’exécution.

Carotte leva une tête cotonneuse.

« Où qu’on est ? gémit-il.

— On rentre chez nous », répondit le sergent. Il leva les yeux sur l’écriteau rongé, mangé aux vers et strié de coups de couteau au-dessus d’eux. « On est dans… on est dans… dans… – il plissa les yeux – l’passage Tourtereau.

— L’passage Tourtereau, c’est pas not’route pour rentrer chez nous, bredouilla indistinctement Chicard. Vaut mieux éviter d’prendre le passage Tourtereau, c’est dans les Ombres. Qu’on nous trouve dans l’passage Tourtereau… »

Suivirent quelques secondes d’intense activité cérébrale durant lesquelles la prise de conscience fit le travail glacé d’une bonne nuit de sommeil et de plusieurs litres de café noir. Les trois vétérans, d’un même accord tacite, se regroupèrent autour de Carotte.

« Qu’esson va faire, mon capitaine ? demanda Côlon.

— Euh… on pourrait appeler à l’aide, répondit Vimaire d’une voix hésitante.

— Quoi, ici ?

— Ah oui, c’est vrai.

— Moi, j’dis qu’on aurait dû prendre à droite dans la rue d’Argent, pas à gauche, chevrota Chicard.

— Ben, cette erreur-là, on est pas près d’la r’faire », dit le capitaine. Une réflexion qu’il regretta aussitôt.

Ils entendaient marcher. Quelque part à gauche, on ricana.

« Faut qu’on forme un carré », dit le capitaine. Ils essayèrent tous de former un point.

« Hé ! C’était quoi, ça ? fit le sergent Côlon.

— Quoi donc ?

— Tiens, encore. Une espèce de bruit comme du cuir. »

Le capitaine Vimaire s’efforça de ne pas penser à des cagoules ni à des garrots.

Il existait, il le savait, une foultitude de dieux. Chaque métier avait le sien. Il y avait un dieu des mendiants, un dieu des prostituées, un dieu des voleurs, voire un dieu des assassins.

Il se demandait s’il se trouvait, quelque part dans ce vaste panthéon, un dieu pour porter un regard bienveillant sur des représentants de la loi aux abois et plus ou moins innocents qui n’allaient sûrement pas tarder à mourir.

Aucun sans doute, se dit-il amèrement. Un cas comme le leur manquait de classe pour un dieu. A-t-on déjà vu un dieu s’inquiéter du sort d’un pauvre couillon qui s’échine pour une poignée de piastres par mois ? Pas de danger. Les dieux s’emballent pour des petits malins dont la journée de travail se réduit à dégager en force l’Œil-Rubis du roi Persoreille de son orbite, pas pour un pue-la-sueur sans imagination qui bat le pavé toutes les nuits…

« Plutôt comme un glissement », reprit le sergent qui aimait la précision.

Il y eut alors un bruit…

… Un bruit de volcan, peut-être, ou de geyser en éruption, mais en tout cas une espèce de rugissement sec et prolongé, comme le soufflet de forge des Titans…

… Mais le pire, c’était la lumière, à la fois bleue et blanche, du genre à imprimer le réseau des vaisseaux sanguins des prunelles sur le fond du crâne.

Rugissement et lumière durèrent des siècles, puis s’arrêtèrent d’un coup.

L’obscurité revint, peuplée d’images violettes, et lorsque les oreilles retrouvèrent leur fonction, elles perçurent de légers tintements métalliques.

Les gardes restèrent parfaitement immobiles un bon moment.

« Bien, bien », fit le capitaine d’une petite voix.

Après une autre pause, il ordonna, très distinctement, chaque consonne tombant parfaitement en place : « Sergent, prenez quelques hommes et allez voir ça de plus près, je vous prie.

— Aller voir quoi de plus près ? » demanda Côlon, mais son supérieur s’était déjà aperçu que si le sergent prenait quelques hommes, lui, le capitaine Vimaire, se retrouverait tout seul.

« Non, j’ai une meilleure idée. On va tous y aller », dit-il d’un ton ferme. Ce qu’ils firent.

Maintenant que leur vue s’était habituée à l’obscurité, ils distinguèrent une vague lueur rouge un peu plus loin.

Il s’agissait d’un mur qui se refroidissait rapidement. Des bouts de brique calcinée tombaient à mesure qu’elle se contractait avec de petits crépitements.

Ce n’était pas le plus affreux. Le plus affreux, c’était ce qu’il y avait sur le mur.

Ils le fixèrent des yeux.

Ils le fixèrent un long moment.

Dans une heure ou deux seulement le jour se lèverait, et aucun des quatre hommes ne se risqua même à suggérer qu’ils pourraient essayer de retrouver le chemin du poste dans le noir. Ils attendirent près du mur. Au moins, il y faisait chaud.

Ils s’efforcèrent de ne pas le regarder.

Côlon finit par s’étirer, l’air gêné. « Du cran, mon capitaine. Ç’aurait pu être pire. »

Vimaire termina la bouteille. Sans effet. Parfois, quand on a dessoûlé, l’alcool reste impuissant.

« Oui, dit-il. Ç’aurait pu être nous. »


* * *

Le Grand Maître Suprême ouvrit les yeux.

« Une fois encore, dit-il, nous avons réussi. »

L’assistance éclata en acclamations confuses. Les frères Tourduguet et Crocheteur se donnèrent le bras et dansèrent une gigue endiablée dans leur cercle magique.

Le Grand Maître Suprême prit une profonde inspiration.

D’abord la carotte, songea-t-il, et maintenant le bâton. Il aimait bien ça, le bâton.

« Silence ! cria-t-il.

» Frère Crocheteur, frère Tourduguet, arrêtez-moi cette exhibition honteuse ! hurla-t-il. Les autres, taisez-vous ! »

Ils se calmèrent, comme des écoliers chahuteurs qui voient entrer le professeur dans la classe. Puis ils se calmèrent encore davantage, comme des écoliers qui voient la tête du professeur.

Le Grand Maître Suprême les laissa méditer là-dessus, puis il passa entre leurs rangs désordonnés à grands pas.

« Je suppose, dit-il, que nous pensons avoir fait de la magie, n’est-ce pas ? Hmmm ? Frère Tourduguet ? »

Le frère Tourduguet déglutit. « Ben, euh… vous avez dit qu’on était… euh… j’veux dire…

— Vous n’avez encore rien fait !

— Ben, euh… non, euh… » Le frère Tourduguet tremblait.

« Est-ce que les vrais mages sautent partout après des petits sortilèges de rien et se mettent à chanter « o-hé, ohé, ohé, ohé », frère Tourduguet ? Hmmm ?

— Ben, disons qu’on… »

Le Grand Maître Suprême pivota sur les talons.

« Et est-ce qu’ils regardent sans arrêt les boiseries d’un air inquiet, frère Plâtrier ? »

Le frère Plâtrier baissa le nez. Il ne s’était pas aperçu qu’on avait remarqué son manège.

Lorsqu’il estima la tension satisfaisante, comme la corde d’un arc, le Grand Maître Suprême recula.

« Pourquoi me décarcasser ? dit-il en secouant la tête. J’aurais pu choisir n’importe qui. J’aurais pu m’adjoindre les meilleurs. Mais j’ai hérité d’une bande de gamins.

— Euh… franchement, fit le frère Tourduguet, on faisait un effort, j’veux dire, on s’concentrait vraiment. Pas vrai, les gars ?

— Oui », répondirent-ils en chœur. Le Grand Maître Suprême les fusilla du regard.

« Il n’y a pas de place dans cette confrérie pour des frères qui ne nous soutiennent pas jusqu’au bout », les prévint-il.

Avec un soulagement presque visible, comme des moutons pris de panique qui voient une claie ouverte dans leur parc, les frères se ruèrent vers la brèche.

« Vous tracassez pas pour ça, Votre Suprêmeté, déclara avec ferveur le frère Tourduguet.

— Engagement, voilà notre mot d’ordre ! dit le Grand Maître Suprême.

— Engagement. Ouais », fit le frère Tourduguet. Il donna un coup de coude au frère Plâtrier dont les yeux s’étaient à nouveau égarés vers la plinthe.

« De quoi ? Oh. Ouais. Mot d’ordre. Ouais, dit le frère Plâtrier.

— Et aussi la confiance et la fraternité, ajouta le Grand Maître Suprême.

— Ouais. Ça aussi, dit le frère Crocheteur.

— Alors, reprit le Grand Maître Suprême, s’il se trouve un membre parmi nous qui ne désire pas, que dis-je ? qui n’est pas impatient de poursuivre cette grande tâche, qu’il s’avance tout de suite. »

Personne ne bougea.

Je les tiens. Grands dieux, je me défends à ce jeu-là, songea le Grand Maître Suprême. Je joue sur leurs affreux petits esprits comme sur un xylophone. Etonnant, le pouvoir de la banalité. Qui aurait cru que la faiblesse serait plus puissante que la force ? Mais il faut savoir la diriger. Et moi, je sais.

« Bon, très bien, dit-il. À présent, nous allons répéter le serment. »

Il mena le chœur de leurs voix hésitantes et terrifiées, notant avec satisfaction qu’ils s’étranglaient en prononçant le mot « figuin ». Et il gardait aussi un œil sur le frère Crocheteur.

Il est légèrement plus futé que les autres, se disait-il. Légèrement moins crédule, en tout cas. Vaut mieux m’arranger pour toujours partir le dernier. Pas question de lui fournir la riche idée de me suivre chez moi.


* * *

Il faut un esprit particulier pour gouverner une cité comme Ankh-Morpork, et le seigneur Vétérini avait cet esprit-là. Remarquez, il était lui-même un quidam particulier.

Il déroutait et horripilait les princes du commerce moins importants, au point qu’ils avaient depuis longtemps renoncé à l’assassiner et se contentaient désormais d’intriguer entre eux pour décrocher les meilleurs rôles. De toute façon, l’assassin qui aurait voulu s’attaquer au Patricien aurait été bien en peine de trouver assez de chair pour y enfoncer sa dague.

Alors que d’autres seigneurs déjeunaient d’alouettes fourrées aux langues de paons, le seigneur Vétérini considérait qu’un verre d’eau bouillie et une demi-tranche de pain sec suffisaient en matière de raffinement.

C’était exaspérant. Il n’avait apparemment aucun vice qu’on pût découvrir. À voir sa figure pâle et chevaline, on aurait cru que ses goûts le portaient vers les fouets, les aiguilles et les jeunes filles dans les cachots. Les autres seigneurs n’auraient rien trouvé à y redire. Les fouets et les aiguilles, ça n’allait pas loin, tant qu’on s’y adonnait avec modération. Mais le Patricien passait manifestement ses soirées à lire des comptes rendus et, en certaines occasions, quand il avait envie d’émotions fortes, à jouer aux échecs.

Il s’habillait beaucoup en noir. Il ne s’agissait pas d’un noir imposant comme celui que portaient les meilleurs assassins, mais du noir discret, légèrement passé de qui ne veut pas perdre son temps chaque matin à se demander quoi se mettre. Et il fallait se lever de bonne heure pour triompher du Patricien ; en fait, il était plus sage de ne pas se coucher du tout.

Mais il était populaire, d’une certaine façon. Sous sa férule, pour la première fois en mille ans, Ankh-Morpork fonctionnait. Peut-être pas dans le sens de l’équité, de la justice ou d’une grande démocratie, mais son système marchait. Il soignait sa ville comme on s’occupe d’un buisson d’ornement, encourageant une pousse par-ci, élaguant une branche égarée par-là. On disait qu’il tolérait absolument tout ce qui ne menaçait pas la cité[11], et voilà que…

Il contempla longuement le mur ravagé, tandis que la pluie lui dégouttait du menton et mouillait ses vêtements. Derrière lui, Wonse rôdait nerveusement.

Puis une main longue, fine et veinée de bleu se tendit et du bout des doigts suivit le dessin des ombres.

Enfin, il ne s’agissait pas vraiment d’ombres, plutôt d’un ensemble de silhouettes. Leurs contours étaient très nets. Ils délimitaient, à l’intérieur, l’habituel motif de briques empilées. À l’extérieur, en revanche, quelque chose avait liquéfié le mur en un joli fond de céramique, donnant aux anciens moellons un aspect uni, vitrifié.

Les formes ainsi dessinées dans la maçonnerie étaient celles de six hommes figés dans une attitude de surprise. Plusieurs mains levées avaient manifestement brandi des dagues et des coutelas.

Le Patricien baissa silencieusement les yeux sur le tas de cendres à ses pieds. Il y devina des traînées de métal fondu, sans doute tout ce qui restait de ces mêmes armes désormais définitivement gravées dans le mur.

« Hmmm », fit-il.

Le capitaine Vimaire le conduisit respectueusement de l’autre côté de la ruelle jusque dans le passage de la Chance-Ephémère, où il lui montra la première pièce à conviction, en l’occurrence…

« Des empreintes de pieds, dit-il. Ce qui est un peu exagéré, monsieur. Ça ressemble davantage à ce qui s’appelle des griffes. On pourrait même parler de serres. »

Le Patricien considéra les traces dans la boue. Son visage restait indéchiffrable.

« Je vois, dit-il enfin. Et avez-vous une opinion sur cette affaire, capitaine ? »

Le capitaine en avait une. Au cours des dernières heures de la nuit, il en avait eu de toutes sortes, des opinions, à commencer par la conviction d’avoir fait une grosse erreur en naissant.

Puis la lumière grise de l’aube avait filtré jusque dans les Ombres, il s’était retrouvé toujours vivant et cru, avait regardé à la ronde avec une expression idiote de soulagement et vu, à moins d’un mètre de lui, ces traces de pattes. Il avait alors regretté d’avoir déjà dessoûlé.

« Eh bien, monsieur, dit-il, je sais que les dragons sont éteints depuis des milliers d’années, monsieur…

— Oui ? » Les yeux du Patricien s’étrécirent.

Vimaire se jeta à l’eau. « Mais, monsieur, est-ce qu’eux-mêmes, ils le savent ? Voilà la question. Le sergent Côlon dit qu’il a entendu un bruit comme du cuir juste avant… juste avant… juste avant le… euh… le délit.

— Alors vous croyez qu’un dragon éteint, voire parfaitement mythique, est entré dans la ville en volant, s’est posé dans cette ruelle étroite, a incinéré un groupe de criminels puis est reparti comme il était venu ? demanda le Patricien. Cette créature ne manque pas d’esprit civique, on dirait.

— Ben, vu comme ça…

— Si je me souviens bien, les dragons des légendes étaient des créatures solitaires et rurales qui fuyaient les humains et vivaient dans des lieux abandonnés, à l’écart de tout. Pas vraiment des créatures urbaines.

— Non, monsieur, convint le capitaine en se retenant de signaler que si on voulait trouver un lieu vraiment abandonné, à l’écart de tout, les Ombres faisaient drôlement bien l’affaire.

— Et puis, poursuivit le seigneur Vétérini, quelqu’un aurait sûrement remarqué quelque chose, vous ne croyez pas ? »

Le capitaine désigna de la tête le mur et son horrible frise. « En dehors d’eux, vous voulez dire, monsieur ?

— D’après moi, reprit le seigneur Vétérini, il s’agit d’une espèce de guerre. Un gang rival a pu engager un mage. Un petit problème local.

— Peut-être lié à ces larcins étranges, monsieur, suggéra Wonse.

— Mais il y a les empreintes, monsieur, s’entêta Vimaire.

— Nous sommes tout près du fleuve, dit le Patricien. Il peut s’agir, pourquoi pas ? d’un quelconque échassier. Une simple coïncidence, mais je les recouvrirais, à votre place. Nous ne tenons pas à ce que les gens se fassent de mauvaises idées et tirent des conclusions aussi hâtives que ridicules, vous le comprenez, n’est-ce pas ? » ajouta-t-il sèchement.

Vimaire céda.

« Comme vous voulez, monsieur », répondit-il en se regardant les sandales.

Le Patricien lui tapota l’épaule.

« Ne vous en faites pas, dit-il. Continuez comme ça. Bon esprit d’initiative, mon vieux. Patrouiller dans les Ombres, eh bien dites donc. Bravo. »

Il se retourna et faillit rentrer dans le mur en cotte de mailles qu’était Carotte.

À sa grande horreur, le capitaine Vimaire vit sa nouvelle recrue montrer poliment du doigt le carrosse du Patricien. Tout autour, armés jusqu’aux dents et l’œil aux aguets, se tenaient les six membres de la Garde du palais qui se redressèrent et suivirent la scène d’un air méfiant. Vimaire les détestait copieusement. Leurs casques s’ornaient d’un plumet. Il ne supportait pas les gardes emplumés.

Il entendit Carotte demander : « Excusez-moi, monsieur, c’est votre véhicule, monsieur ? » Le Patricien le toisa sans comprendre. « Oui. Qui êtes-vous, jeune homme ? »

Carotte salua. « Agent Carotte, monsieur.

— Carotte, Carotte. Ce nom me dit quelque chose. »

Lupine Wonse, qui rôdait derrière lui, chuchota à l’oreille du Patricien. Le visage du seigneur Vétérini s’éclaira. « Ah, le jeune attrapeur de voleur. Une petite erreur, je pense, mais louable. Nul n’est au-dessus de la loi, hein ?

— Non, monsieur, fit Carotte.

— Louable, louable, répéta le Patricien. Et maintenant, messieurs…

— Au sujet de votre véhicule, monsieur, reprit Carotte, têtu, je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer que la roue avant gauche, contrairement à… »

Une conviction s’infiltra dans le cerveau de Vimaire comme un filet d’eau glacée. Il va arrêter le Patricien, se dit-il. Il va vraiment arrêter le Patricien. Le dirigeant suprême. Il va l’arrêter. C’est vraiment ce qu’il va faire. Le gamin ne connaît pas le sens du mot « peur ». Oh, si seulement il connaissait celui du mot « survie », voilà qui serait une bonne idée…

Et je n’arrive pas à ouvrir la bouche.

On est tous morts. Ou pire, on est tous livrés au bon plaisir du Patricien. Et comme chacun sait, il est difficile à contenter.

C’est à cet instant précis que le sergent Côlon se gagna une médaille métaphorique.

« Agent Carotte ! brailla-t-il. Gaaarde-à-vous ! Agent Carotte, demi-touuur, droite ! Agent Carotte, en avaaant, ’arche ! »

Carotte se mit au garde-à-vous comme une grange qu’on érige et regarda fixement devant lui avec une expression féroce d’obéissance aveugle.

« Bravo, mon vieux, fit le Patricien d’un air songeur tandis que Carotte s’éloignait raidement à grandes enjambées. Continuez comme ça, capitaine. Et réprimez sévèrement toute rumeur ridicule sur des dragons, d’accord ?

— Oui, monsieur, répondit le capitaine Vimaire.

— Parfait. »

Le carrosse partit en bringuebalant, escorté de chaque côté par les gardes du corps au pas de course.

Le capitaine Vimaire avait à peine conscience du sergent, derrière lui, qui criait de s’arrêter à un Carotte déjà loin.

Il réfléchissait.

Il examina les empreintes dans la boue. Il se servit de sa pique réglementaire, dont il connaissait la longueur exacte, deux mètres dix, pour mesurer leurs dimensions et la distance qui les séparait. Il siffla tout bas. Puis, avec une extrême prudence, il suivit la ruelle et tourna un angle ; la ruelle menait à une petite porte cadenassée couverte de crasse à l’arrière d’un entrepôt de bois d’œuvre.

Il y a quelque chose qui cloche, songea-t-il.

Les traces sortent de la ruelle, mais elles n’y entrent pas. Et on ne voit pas souvent d’échassiers dans l’Ankh, surtout parce que la pollution leur rongerait les pattes, et, de toute façon, ce serait plus facile pour eux de marcher à la surface.

Il leva la tête. Une myriade de fils à linge quadrillaient le rectangle étroit du ciel aussi efficacement qu’un filet.

Donc, se dit-il, quelque chose de gros et de féroce est sorti de cette ruelle mais n’y est pas entré.

Et ça inquiète beaucoup le Patricien.

On m’a ordonné de tout oublier.

Il remarqua autre chose en bordure de ruelle ; il se baissa et ramassa une cosse vide, toute fraîche, de cacahuète.

Il se la lança d’une main à l’autre, le regard dans le vide.

Il avait besoin, tout de suite, d’un coup à boire. Mais peut-être que ça devait attendre.


* * *

Le bibliothécaire se hâtait sur ses phalanges dans les allées sombres entre les rayonnages endormis.

Les toits de la ville lui appartenaient. Oh, les assassins et les voleurs s’en servaient peut-être, mais lui, il avait depuis longtemps compris que la forêt de cheminées, arcs-boutants, gargouilles et girouettes offrait une alternative pratique et plutôt réconfortante à la rue.

Du moins, jusqu’à aujourd’hui.

Il lui avait paru amusant et instructif de suivre le Guet dans les Ombres, une jungle urbaine sans danger pour un anthropoïde de trois cents livres. Mais le cauchemar qu’il avait alors vu, tandis qu’il franchissait à bout de bras une ruelle sombre, l’aurait fait douter du témoignage de ses propres yeux s’il avait été humain.

En tant qu’anthropoïde, il n’en doutait jamais, il croyait tout le temps ce qu’ils voyaient.

Pour l’heure, il voulait voir sans tarder un livre susceptible de contenir un indice. Un livre classé dans une section de la bibliothèque peu fréquentée ces temps-ci ; les ouvrages rangés là n’étaient pas vraiment magiques. Une couche de poussière accusatrice recouvrait le sol.

Une couche de poussière marquée d’empreintes de pas.

« Oook ? » fit le bibliothécaire dans la pénombre chaude.

Du coup, il s’avança précautionneusement, comprenant avec un sentiment de fatalité que les traces prenaient la même destination que lui.

Il tourna à un angle, c’était là.

La section.

Les rayonnages.

L’étagère.

Le trou.

Les visions horribles ne manquent pas dans le multivers. Mais, d’une certaine façon, pour une âme en harmonie avec les rythmes subtils d’une bibliothèque, il existe peu de spectacles pires qu’un espace que devrait occuper un bouquin.

On avait volé un livre.


* * *

Dans l’intimité du Bureau Oblong, son saint des saints personnel, le Patricien faisait les cent pas. Il dictait un flot d’ordres.

« Et envoyez des hommes repeindre ce mur », acheva-t-il.

Lupine Wonse haussa un sourcil.

« Est-ce bien sage ? dit-il.

— Vous croyez qu’une frise de silhouettes horrifiques ne suscitera pas de commentaires ni de suppositions ? fit le Patricien avec aigreur.

— Moins que de la peinture fraîche dans les Ombres », répondit Wonse d’un ton uni.

Le Patricien hésita un moment. « Très juste, reconnut-il sèchement. Envoyez des hommes démolir le mur. »

Arrivé au bout de la salle, il fit demi-tour et l’arpenta de nouveau en sens inverse. Des dragons ! Comme s’il n’avait pas assez d’affaires importantes et réelles pour lui prendre tout son temps.

« Croyez-vous aux dragons ? » demanda-t-il.

Wonse secoua la tête. « Ça n’existe pas, monsieur.

— À ce qu’il paraît. » Le seigneur Vétérini atteignit le mur opposé, fit demi-tour.

« Voulez-vous que je me renseigne davantage ? proposa Wonse.

— Oui. Allez-y.

— Et je vais veiller à ce que le Guet ouvre l’œil », ajouta Wonse.

Le Patricien arrêta ses allées et venues. « Le Guet ? Le Guet ? Mon cher ami, le Guet, ce n’est qu’une bande d’incapables commandés par un ivrogne. Il m’a fallu des années pour arriver à ce résultat. La dernière chose dont on a besoin de s’occuper, c’est bien le Guet. »

Il réfléchit un moment. « Déjà vu un dragon, Wonse ? Un gros, je veux dire ? Oh, ça n’existe pas. Vous l’avez dit.

— Ce ne sont que des légendes, en réalité. Des superstitions, répondit Wonse.

— Hmm, fit le Patricien. Et le propre des légendes, bien entendu, c’est d’être légendaires.

— Exactement, monsieur.

— Quand même… » Le Patricien marqua un temps et considéra Wonse un moment. « Ah, bah, fit-il. Réglez-moi ça. Je ne veux pas entendre parler de cette histoire de dragon. C’est le genre d’histoire qui inquiète les populations. Mettez-y un terme. »

Une fois seul, debout à la fenêtre, il parcourut d’un regard morne la ville double au-dehors. Il bruinait à nouveau.

Ankh-Morpork ! Cité braillarde de cent mille âmes ! Et – le Patricien s’en fit la réflexion – de dix fois plus d’habitants. La pluie fraîche luisait sur le panorama de tours et de toits, parfaitement inconsciente du monde grouillant, vindicatif où elle s’égouttait. Une pluie mieux lotie arrosait les moutons des hautes terres, chuintait doucement sur des forêts, crépitait à la surface de la mer avant de s’unir incestueusement à elle. Mais celle qui tombait sur Ankh-Morpork courait au-devant des ennuis. On faisait subir des choses horribles à l’eau dans cette ville. Se faire boire n’était que le début de ses malheurs.

Le Patricien aimait la sensation que lui procurait le spectacle d’une ville qui fonctionnait. Une ville ni belle, ni renommée, ni bien assainie, ni riche sur le plan architectural ; même ses habitants les plus enthousiastes le reconnaissaient : vue d’en haut, Ankh-Morpork donnait l’impression qu’on avait voulu obtenir en pierre et en bois un effet normalement associé aux trottoirs qui bordent les échoppes de plats à emporter ouvertes toute la nuit.

Mais elle fonctionnait. Elle avançait en tournant joyeusement comme une toupie au bord d’un virage surplombant un ravin. Et tout ça, croyait fermement le Patricien, parce qu’aucun groupe n’était assez puissant pour la faire basculer. Marchands, voleurs, assassins, mages, tous participaient activement à la course sans vraiment comprendre qu’elle ne servait absolument à rien, sans se faire non plus assez confiance pour s’arrêter et se demander qui avait tracé le parcours et qui tenait le drapeau de départ.

Le Patricien détestait le mot « dictateur ». Ce qualificatif l’offensait. Il ne dictait jamais sa conduite à personne. Il n’en avait pas besoin, c’était le bon côté de l’affaire. Il passait sa vie à s’arranger pour que la situation actuelle se maintienne.

Bien entendu, diverses coteries cherchaient à le renverser, réaction tout à fait légitime, révélatrice d’une société saine et vigoureuse. Personne ne pouvait le critiquer de ce point de vue là. Ne les avait-il pas presque toutes créées lui-même ? Le plus beau, c’est qu’elles perdaient les trois quarts de leur temps à se chamailler entre elles.

La nature humaine, disait toujours le Patricien, est merveilleuse. Dès lors qu’on a trouvé les manettes à actionner.

Il avait un pressentiment désagréable avec cette histoire de dragon. S’il existait une créature sans manettes évidentes, c’était bien un dragon. Il allait falloir régler cette question une fois pour toutes.

Le Patricien ne croyait pas à la cruauté inutile[12]. Il ne croyait pas à la vengeance gratuite. Mais il croyait dur comme fer aux questions qu’il fallait régler une fois pour toutes.


* * *

Curieusement, le capitaine Vimaire pensait la même chose. Il s’apercevait qu’il n’aimait pas l’idée qu’on transforme des particuliers, même du quartier des Ombres, en vulgaire coloris de céramique.

Et ça s’était passé sous le nez du Guet, ou à peu près. Comme si le Guet était quantité négligeable, détail sans importance. Voilà ce qui lui restait sur le cœur.

Évidemment, c’était vrai. Ça n’en faisait que plus mal. Une chose l’enrageait encore davantage : il avait désobéi aux ordres. Il avait piétiné les empreintes pour les effacer, d’accord. Mais dans le tiroir du bas de son vieux bureau, caché sous un tas de bouteilles vides, se trouvait un moulage en plâtre. Il le sentait qui le fixait à travers trois strates de bois.

Il ne comprenait pas ce qui lui avait pris. Et maintenant il allait courir des risques encore plus grands. Il passa en revue ce qu’il appelait, faute d’un meilleur mot, ses troupes. Il avait demandé aux deux anciens de venir en civil. Du coup, le sergent Côlon, qui avait porté l’uniforme toute sa vie, avait l’air rougeaud et mal à l’aise dans le costume qu’il mettait pour les enterrements. Tandis que Chicard…

« Je me demande si je me suis bien fait comprendre quand j’ai dit « en civil » ? lança le capitaine Vimaire.

— C’est ce que j’porte en dehors du boulot, patron, répondit Chicard d’un ton de reproche.

— Mon capitaine, le corrigea le sergent Côlon.

— J’cause aussi en civil, dit Chicard. Une idée à moi, ça. »

Vimaire fit lentement le tour du caporal.

« Quand vous vous baladez en civil dans la rue, les vieilles femmes ne s’évanouissent pas et les petits garçons ne vous courent pas après ? » demanda-t-il.

Chicard s’agita. Il n’était pas à l’aise avec l’ironie.

« Non, mon capitaine, patron, dit-il. C’est l’dernier cri, ce style-là. »

En gros, c’était vrai. La vogue actuelle à Ankh-Morpork était aux grands chapeaux à plumes, aux fraises, aux pourpoints à crevés et soutaches dorées, aux culottes évasées et aux bottes hérissées d’éperons de parade. L’ennui, songea Vimaire, c’est que la plupart des adeptes de la mode avaient un corps à placer entre ces divers éléments, alors que tout ce qu’on pouvait dire du caporal Chicque, c’est qu’il se trouvait quelque part au milieu de tout ça.

C’était peut-être un avantage. Après tout, en le voyant se promener dans la rue, personne ne le prendrait pour un membre du Guet cherchant à passer inaperçu.

Vimaire se rendit compte qu’il ignorait absolument tout de Chicque en dehors des heures de service. Il ne se rappelait même pas où l’homme vivait. Il le connaissait depuis des années et n’avait jamais compris que, dans la vie privée, le caporal Chicque entretenait secrètement un côté paon. Un paon très petit, il est vrai, un paon qu’on aurait frappé sur la tête à coups redoublés avec un objet lourd, peut-être, mais un paon tout de même. Comme quoi, on ne peut jamais savoir.

Il revint à ses moutons.

« Je veux que tous les deux, dit-il à Chicque et Côlon, vous vous mêliez ce soir discrètement… enfin… pas vous, caporal Chicque… à la population pour… euh… voir si vous ne détectez rien d’anormal.

— Anormal comme quoi ? » demanda le sergent.

Vimaire hésita. Il n’était pas très sûr lui-même. « N’importe quoi de judicieux, répondit-il.

— Ah. » Le sergent hocha la tête d’un air entendu. « De judicieux. D’accord. »

Suivit un silence embarrassé.

« Peut-être que des gens ont vu des choses bizarres, reprit le capitaine Vimaire. Peut-être des feux inexplicables. Ou des empreintes de pieds. Vous savez bien, termina-t-il d’une voix désespérée, des traces de dragons.

— Comme, disons, des tas d’or où qu’on aurait dormi dessus, fit le sergent.

— Et des vierges enchaînées à des rochers, ajouta Chicque en connaisseur.

— Je vois que vous êtes des experts, soupira Vimaire. Faites au mieux.

— Pour se mêler à la population, dit le sergent Côlon avec tact, va falloir aller dans les tavernes, boire et tout l’toutim, c’est ça ?

— Dans une certaine mesure, répondit Vimaire.

— Ah, fit le sergent, l’air joyeux.

— Avec modération.

— Et comment ! mon capitaine.

— Et à vos frais.

— Oh.

— Mais avant que vous ne partiez, reprit le capitaine, est-ce que l’un de vous connaîtrait quelqu’un qui sache vraiment quelque chose sur les dragons ? En dehors de ces histoires de dormir sur de l’or et de jeunes femmes attachées, j’entends.

— Les mages, ils sauraient, proposa Chicard.

— En dehors des mages », dit Vimaire, catégorique. On ne pouvait pas faire confiance aux mages. Le moindre garde savait ça. Ils étaient encore pires que les civils.

Côlon réfléchit à la question. « Il y a bien dame Ramkin, dit-il. Elle habite avenue Scoune. Elle élève des dragons des marais. Vous savez, les petites saletés que les gens prennent comme animaux de compagnie…

* * *

— Oh, celle-là, fit Vimaire d’un air lugubre. Je crois l’avoir déjà vue. Celle avec l’autocollant « J’ les dragons » à l’arrière de son carrosse ?

— Tout juste. Elle a un grain, dit le sergent Côlon.

— Et moi, vous voulez que je fasse quoi, mon capitaine ? demanda Carotte.

— Euh… tu as le boulot le plus important, dit très vite Vimaire. Je veux que tu restes ici pour surveiller le bureau. »

La figure de Carotte se fendit lentement d’un large sourire incrédule.

« Vous voulez dire que vous me confiez le poste, mon capitaine ? fit-il.

— D’une certaine façon, répondit Vimaire. Mais interdiction d’arrêter qui que ce soit, compris ? s’empressa-t-il d’ajouter.

— Même s’il enfreint la loi, mon capitaine ?

— Même si. Consigne l’infraction, c’est tout.

— Je vais lire mon livre, alors, dit Carotte. Et astiquer mon casque.

— Bravo », fit le capitaine. Il n’y a pas grand risque, se disait-il. Personne ne vient jamais ici, pas même pour signaler un chien perdu. Personne ne pense jamais au Guet. Faudrait vraiment ne plus être dans le coup pour aller chercher de l’aide auprès du Guet, songea-t-il amèrement.


* * *

L’avenue Scoune, large, bordée d’arbres, s’étendait dans un quartier incroyablement huppé d’Ankh, assez en hauteur par rapport au fleuve pour échapper à son odeur envahissante. Les résidants de l’avenue Scoune avaient de l’argent d’autrefois, soi-disant bien meilleur que l’actuel, mais le capitaine Vimaire n’avait jamais eu aucun des deux en quantité suffisante pour se rendre compte de la différence. Les résidants de l’avenue Scoune avaient leurs gardes du corps personnels. Les résidants de l’avenue Scoune, à ce qu’on disait, étaient si distants qu’ils refusaient même de parler aux dieux. Des accusations qui frisaient la diffamation. Ils acceptaient de leur parler dès lors que les dieux étaient de bonne famille et bien éduqués.

La maison de dame Ramkin n’était pas difficile à trouver. Elle dominait un affleurement rocheux, ce qui lui donnait une vue magnifique sur la ville, pour ceux que ça amusait. Des dragons de pierre surplombaient le montant du portail, et les jardins non entretenus avaient l’air d’une forêt vierge. Des statues d’anciens Ramkin morts depuis longtemps surgissaient dans la verdure. La plupart portaient l’épée et disparaissaient sous le lierre qui les recouvrait jusqu’au cou.

Vimaire sentait que le jardin restait dans cet état non parce que la propriétaire était trop pauvre pour y remédier, mais parce qu’elle estimait qu’il y avait beaucoup plus important que les ancêtres, réaction plutôt inhabituelle chez une aristocrate.

Elle pensait aussi qu’il y avait plus urgent que les réparations des bâtiments. Lorsqu’il sonna à la maison proprement dite, vieille et charmante, au milieu d’une forêt luxuriante de rhododendrons, plusieurs morceaux de plâtre se détachèrent de la façade.

Ce fut apparemment le seul effet de son coup de sonnette, en dehors du hurlement que quelque chose poussa à l’arrière de la bâtisse. Que quelques choses poussèrent.

Il se remit à pleuvoir. Au bout d’un moment, Vimaire se dit que cette situation manquait de dignité et il se faufila prudemment autour de la maison, mais à bonne distance au cas où d’autres morceaux s’écrouleraient.

Il arriva devant une porte de bois massive dans une épaisse paroi, de bois elle aussi. Contrastant avec la décrépitude générale, elle avait l’air relativement neuve et très solide.

Il y frappa. Ce qui déclencha une autre rafale de sifflements étranges.

La porte s’ouvrit. Une forme effrayante se pencha au-dessus de lui.

« Ah, mon brave. Vous vous y connaissez en saillies ? » demanda-t-elle d’une voix tonitruante.


* * *

Dans le poste du Guet, Carotte était au calme et au chaud. Il écoutait le chuintement des grains dans le sablier et s’appliquait à polir son plastron. Des siècles de ternissure avaient capitulé sous ses assauts enthousiastes. Le plastron rutilait.

On savait à quoi s’en tenir avec un plastron reluisant. Les bizarreries de la ville, avec toutes ses lois qu’on s’évertuait à ignorer, ça le dépassait. Mais un plastron reluisant, c’était un plastron qu’on avait bien fait reluire.

La porte s’ouvrit. Il jeta un coup d’œil par-dessus le vieux bureau. Personne.

Il redonna plusieurs coups de torchon énergiques.

Il entendit un vague bruit, comme quelqu’un qui en aurait marre d’attendre. Deux mains aux ongles violets agrippèrent le bord du bureau, et la face du bibliothécaire apparut comme une noix de coco matinale.

« Oook », dit-elle.

Carotte le regarda fixement. On lui avait bien expliqué que, contrairement aux apparences, les lois qui régissaient le règne animal ne s’appliquaient pas au bibliothécaire. De son côté, le bibliothécaire ne se souciait pas non plus d’obéir à celles qui régissaient le monde des humains. C’était une de ces anomalies dont il fallait s’accommoder.

« Hello, fit Carotte d’une voix hésitante. (« Faut pas l’appeler “mon gars” ni le caresser, ça l’énerve. »)

— Oook. »

Le bibliothécaire donna sur le bureau de petits coups d’un doigt long aux articulations multiples.

« Quoi ?

— Oook.

— Pardon ? »

Le bibliothécaire roula des yeux. C’était quand même curieux, se disait-il, que des chiens, des chevaux et des dauphins soi-disant intelligents n’aient jamais aucune difficulté à transmettre des nouvelles d’une importance vitale, par exemple que les trois enfants se sont perdus dans la grotte, ou que le train va prendre la voie qui mène au pont détruit, etc., pendant que lui, qui se trouvait à une poignée de chromosomes de porter un veston, avait un mal fou à persuader l’humain moyen d’entrer se mettre à l’abri de la pluie. Avec certaines personnes, on n’arrive pas à communiquer.

« Oook ! reprit-il en faisant signe de le suivre.

— Je ne peux pas quitter le bureau, répondit Carotte. J’ai des ordres. »

La lèvre du bibliothécaire se releva comme un store.

« C’est un sourire, ça ? » demanda Carotte. Le bibliothécaire fit non de la tête.

« On n’a pas commis un délit, tout de même ? reprit le jeune homme.

— Oook.

— Un délit grave ?

— Oook !

— Comme un meurtre ?

— Eeek.

— Pire qu’un meurtre ?

— Eeek ! » Le bibliothécaire gagna la porte sur ses phalanges et sauta sur place avec impatience.

La gorge de Carotte se serra. Les ordres, c’étaient les ordres, oui, mais ça, c’était autre chose. Les habitants de cette ville étaient capables de tout.

Il boucla son plastron, se vissa son casque étincelant sur la tête et se dirigea vers la porte à grands pas.

Il se souvint soudain de ses devoirs. Il revint au bureau, trouva un bout de papier puis écrivit avec application : Parti combattre le crime. Veuillez repasser plutard. Merci.

Alors seulement, il sortit dans la rue, sans peur et sous un plastron sans reproche.


* * *

Le Grand Maître Suprême leva les bras.

« Frères, dit-il, commençons… »

C’était tellement facile. Tout ce qu’il y avait à faire, c’était canaliser cette grande fosse septique de jalousie et de ressentiment servile dont les frères disposaient en abondance, domestiquer leurs dissensions terriblement vulgaires qui, à leur manière, avaient une force plus grande que le mal absolu, et ensuite ouvrir son propre esprit…

… Et pénétrer dans la retraite des dragons.


* * *

Vimaire se sentit saisi par le bras et tiré à l’intérieur. La lourde porte se referma derrière lui avec un claquement sec et précis.

« C’est Sire Montjoie Gaisquame Plongeserre III d’Ankh, dit l’apparition vêtue d’une armure imposante affreusement matelassée. Vous savez, je ne le crois vraiment pas à la hauteur.

— Ah non ? fit Vimaire en reculant.

— Il en faudrait deux comme vous.

— Oui, bien sûr, murmura Vimaire dont les omoplates s’efforçaient de passer à travers le panneau de bois.

— Vous voulez rendre service ? tonna la chose.

— Quoi ?

— Oh, ne faites pas le dégoûté, mon vieux. Il me faut juste un coup de main pour l’envoyer en l’air. C’est moi qui ai la tâche la plus difficile. Je sais que c’est cruel, mais s’il n’y arrive pas ce soir, alors il est bon pour l’abattoir. La survie du plus fort, tout ça, vous voyez. »

Le capitaine Vimaire parvint à se ressaisir. Il se trouvait manifestement en présence d’une obsédée sexuelle à tendances homicides, pour autant qu’on pût reconnaître une femme sous les étranges vêtements bosselés. Si ce n’était pas une femme, alors des phrases comme « c’est moi qui ai la tâche la plus difficile » éveillaient en lui des images qui le hanteraient un bon moment. Il savait que les riches ne faisaient pas les choses comme tout le monde, mais là, ça dépassait les bornes.

« Madame, dit-il avec froideur, je suis officier du Guet et je dois vous avertir que la ligne de conduite que vous suggérez enfreint les lois de la cité – et aussi de certains dieux les plus collet monté, ajouta-t-il intérieurement – et je dois vous conseiller de relâcher Sa Seigneurie sur-le-champ et sans dommage… »

La silhouette le fixa d’un regard étonné. « Pourquoi ça ? fit-elle. Il est à moi, ce putain de dragon. »


* * *

« Encore un coup, caporal incognito Chicard ? proposa le sergent Côlon d’une voix mal assurée.

— C’est pas d’refus, sergent incognito Côlon », répondit Chicard.

Ils prenaient l’incognitosité au sérieux. Ce qui éliminait la plupart des tavernes côté Morpork du fleuve, où ils étaient connus comme le loup blanc. Ils se trouvaient donc dans un débit de boissons plutôt chic du centre d’Ankh, où ils se montraient discrets comme ils savaient si bien le faire. Les autres consommateurs croyaient assister à un numéro de cabaret.

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