Le bibliothécaire contempla encore une fois sa plaque et la mordilla légèrement dans l’espoir optimiste qu’elle était devenue comestible. Pas de doute, il avait un devoir envers le capitaine.

Le capitaine avait toujours été gentil avec lui. Et le capitaine avait une plaque, lui aussi.

Oui.

Il y a des circonstances où un anthropoïde se doit d’agir en homme…

L’orang-outan exécuta un salut alambiqué et s’enfonça en se déhanchant dans l’obscurité.


* * *

Le soleil monta dans le ciel, roula à travers la brume et la fumée viciée comme un ballon égaré.

Les hommes du Guet étaient assis à l’ombre d’une souche de cheminée ; ils attendaient et tuaient le temps chacun à sa façon. Chicard explorait l’intérieur d’une narine, Carotte écrivait une lettre chez lui, et le sergent Côlon s’inquiétait.

Au bout d’un moment, il bougea sa masse, mal à l’aise. « J’ai réchéfli à un problème, dit-il.

— Quoi donc, sergent ? » fit Carotte.

Le sergent Côlon avait l’air malheureux. « Beeen, et si c’est pas une chance sur un million ? »

Chicard le regarda fixement.

« Comment ça ? demanda-t-il.

— Ben, d’accord, la dernière chance sur un million marche toujours, d’accord, pas de problème, mais… ben, c’est plutôt chaispasquoi, là… explicite. J’veux dire… non ?

— J’en sais rien, moi.

— Et si c’est seulement une chance sur mille ? fit Côlon, au martyre.

— Quoi ?

— Est-ce qu’on a déjà entendu parler d’un tir d’une chance sur mille qu’aurait fait mouche ? »

Carotte leva la tête. « Ne soyez pas bête, sergent, dit-il. Personne n’a jamais vu une chance sur mille se produire. Les chances pour ça sont… – ses lèvres remuèrent – d’une sur des millions.

— Ouais. Des millions, approuva Chicard.

— Donc ça pourra marcher que si c’est vraiment une chance sur un million, dit le sergent.

— J’suppose que oui, dit Chicard.

— Alors, une sur 999 943, par exemple… » commença Côlon.

Carotte secoua la tête. « Sans espoir. On ne dit jamais : il y a une chance sur 999 943 mais ça peut marcher quand même. »

Ils contemplèrent la ville dans le silence de calculs mentaux acharnés.

« On a p’t-être un vrai problème, là », dit enfin Côlon.

Carotte se mit à gribouiller furieusement. Quand on lui demanda ce qu’il faisait, il finit par expliquer comment on calculait la surface d’un dragon puis essaya d’estimer les chances d’une flèche de toucher un point précis.

« Un point qu’est visé, remarque, dit le sergent Côlon. Je vise, moi. » Chicard toussa.

« Dans ce cas-là, c’est forcément beaucoup moins qu’une chance sur un million, fit Carotte. Peut-être une sur cent. Si le dragon vole lentement et que c’est un gros point, ce serait presque une certitude. »

Les lèvres de Côlon formèrent toutes seules la phrase : C’est une certitude, mais ça peut marcher quand même. Il secoua la tête. « Nan, fit-il.

— Alors, ce qu’y faut faire, dit posément Chicard, c’est changer la cote… »


* * *

Il y avait maintenant un trou encore peu profond dans le mortier à côté du barreau central. Ce n’était pas grand-chose, Vimaire le savait, mais déjà un début.

« Vous n’avez pas besoin d’aide, par hasard ? demanda le Patricien.

— Non.

— Comme vous voulez. »

Le mortier était à moitié pourri, mais les barreaux s’enfonçaient profond dans la pierre. Leur couche de rouille dissimulait encore une bonne épaisseur de fer. C’était un travail de longue haleine, mais qui occupait les mains et se faisait par bonheur sans réfléchir. On ne pouvait pas enlever ça au prisonnier. Un bon défi, clair et net ; on savait qu’il suffisait de creuser et qu’on y arriverait un jour.

Le « un jour » le gênait. Un jour la Grande A’Tuin atteindrait le bout de l’Univers. Un jour les étoiles s’éteindraient. Un jour Chicard prendrait un bain, quoique l’événement entraînerait sûrement une révision complète de la nature du Temps.

Il continuait cependant d’affouiller le mortier lorsqu’il s’arrêta soudain en voyant tomber à l’extérieur, lentement, un petit objet pâle.

« Une cosse de cacahuète ? » fit-il.

La figure du bibliothécaire, entre deux bajoues façon chambre à air, s’encadra à l’envers dans l’ouverture grillée et lui fit un grand sourire qui, même vu dans l’autre sens, n’en était pas moins affreux.

« Oook ? »

L’orang-outan se laissa tomber le long du mur, empoigna deux barreaux et tira. Sous l’effort, les muscles de son torse puissant dansaient une pavane élaborée. Une concentration silencieuse lui ouvrait une gueule pleine de dents jaunes.

Il y eut deux clong sourds lorsque les barreaux cédèrent et se dégagèrent de leurs logements. Le primate les jeta de côté et passa les mains par le trou béant. Puis les plus longs bras connus de la Justice saisirent un Vimaire étonné sous les aisselles et le hissèrent dehors d’un seul mouvement.


* * *

Les hommes du Guet inspectèrent leur ouvrage.

« Bien, dit Chicard. Maintenant, quelles sont les chances d’un type debout sur une jambe, avec son casque à l’envers, et un mouchoir dans la bouche, de toucher les vénérables d’un dragon ?

— Mmph, fit Côlon.

— Ça donne une cote plutôt forte, dit Carotte. Mais je pense que le mouchoir, c’est un peu trop. »

Côlon le recracha. « Décidez-vous, dit-il. J’ai la jambe qui s’engourdit. »


* * *

Vimaire se releva sur les pavés glissants et fixa le bibliothécaire. Il faisait une découverte qui en avait choqué plus d’un, généralement dans des circonstances beaucoup plus désagréables comme une bagarre au Tambour Rafistolé quand l’anthropoïde avait envie d’un peu de calme pour savourer une bonne bière et réfléchir, et cette découverte c’était : le bibliothécaire ressemblait peut-être à un sac de caoutchouc gonflé, oui, mais gonflé de muscles.

« Incroyable », voilà tout ce qu’il trouva à dire. Il baissa les yeux sur les barreaux tordus et se sentit se rembrunir. Il saisit le métal déformé. « Tu ne saurais pas où est Wonse, des fois ? ajouta-t-il.

— Eeek ! » Le bibliothécaire lui brandit sous le nez un bout de parchemin en lambeaux. « Eeek ! »

Vimaire lut.

Il sied… attendu… à midi sonnant… une damoiselle pure mais de haut lignage… contrat entre gouvernant et gouvernés…

« Dans ma ville ! grogna-t-il. Dans ma putain de ville ! »

Il agrippa le bibliothécaire à deux mains par les poils de la poitrine et le hissa à hauteur d’yeux.

« Quelle heure il est ? cria-t-il.

— Oook ! »

Un bras démesuré à poils roux se déplia à la verticale. Le regard de Vimaire suivit le doigt pointé. Le soleil donnait vraiment l’impression d’un corps céleste presque à l’apogée de son orbite qui attend impatiemment la longue descente paresseuse en roue libre vers la couette du crépuscule…

« Je ne vais pas laisser faire ça, nom des dieux, compris ? brailla Vimaire en secouant l’anthropoïde d’avant en arrière.

— Oook, fit remarquer le bibliothécaire avec patience.

— Quoi ? Oh. Pardon. » Vimaire reposa le primate qui eut la sagesse de ne pas en faire une histoire, car un homme assez furieux pour soulever cent cinquante kilos d’orang-outan sans s’en apercevoir est un homme qui a trop de soucis en tête.

À présent il faisait des yeux le tour de la cour.

« Y a moyen de sortir d’ici ? demanda-t-il. Sans grimper aux murs, j’entends. »

Il n’attendit pas la réponse mais longea les murs par bonds et finit par trouver une porte étroite et sale qu’il ouvrit d’un coup de pied. Elle n’était pas fermée à clé, mais il lui donna quand même un coup de pied. Le bibliothécaire le suivit en se déhanchant sur ses articulations et en traînant les pieds.

La cuisine de l’autre côté de la porte était presque vide, le personnel ayant finalement perdu son sang-froid et conclu que tout chef prudent devait s’abstenir de travailler dans un établissement où régnait une plus grande gueule que soi. Deux gardes du palais avalaient un déjeuner froid.

« Écoutez, dit Vimaire, je ne tiens pas à… »

Mais ils ne voulurent pas l’écouter. L’un d’eux tendit la main vers une arbalète.

« Oh, y en a marre. » Vimaire empoigna un couteau de boucher sur un billot voisin et le lança.

Le lancer de couteau est un art, mais encore faut-il le bon type de couteau. Sinon il se produit ce qui se produisit alors, il manque complètement sa cible.

Le garde à l’arbalète se pencha de côté, se redressa et découvrit qu’un ongle violet bloquait sans forcer le mécanisme de son arme. Il regarda autour de lui. Le bibliothécaire lui flanqua un coup pile sur le haut du casque.

L’autre garde recula en agitant frénétiquement les mains.

« Nonnonnon ! fit-il. On s’est pas compris ! C’est quoi, ce que vous teniez pas à faire, vous avez dit ? Gentil, le singe !

— Oh, bon sang, dit Vimaire. La gaffe ! »

Il ignora les cris terrifiés et farfouilla dans les débris de la cuisine jusqu’à ce qu’il trouve un couperet. Il ne s’était jamais senti à l’aise avec les épées, mais un couperet, c’était autre chose. Un couperet, ç’a du poids. Ç’a une fonction. L’épée offre une certaine noblesse – sauf celle de Chicard, par exemple, que seule la rouille empêchait de tomber en poussière – mais le couperet, lui, manifeste une étonnante aptitude à couper.

Il se détourna de la leçon de zoologie – à savoir qu’aucun singe n’était capable de faire rebondir quelqu’un par terre par les chevilles –, découvrit une porte engageante et s’empressa de la passer. Il se retrouva une fois encore dehors, sur la grande aire pavée qui entourait le palais. Maintenant il pouvait s’orienter, maintenant il pouvait…

Un grondement tomba du ciel au-dessus de lui. Un coup de vent s’abattit de haut en bas et le renversa.

Le roi d’Ankh-Morpork, les ailes déployées, traversa l’espace en vol plané et se posa un instant sur le portail du palais, ses serres creusant de longues balafres dans la pierre tandis qu’il cherchait son équilibre. Le soleil se réfléchit sur son dos arqué lorsqu’il tendit le cou, rugit un jet de feu paresseux et bondit à nouveau en l’air.

Vimaire ne put retenir un grognement animal – de mammifère – au fond de sa gorge et courut à toutes jambes dans les rues vides.


* * *

Le silence régnait dans la demeure ancestrale des Ramkin. La porte d’entrée battait sur ses gonds, laissant passer un vent vulgaire, mal élevé, qui se promenait dans les pièces désertes, regardait partout bouche bée et cherchait la poussière sur les meubles. Il montait l’escalier et pénétrait bruyamment dans la chambre de dame Ramkin, agitait les flacons sur la coiffeuse et feuilletait les pages des Maladies du dragon.

Un lecteur vraiment rapide aurait appris tous leurs symptômes depuis l’Abcès à l’abdomen jusqu’au Zygomatique en zigzag.

Et en bas, dans le bâtiment trapu, chaud et fétide qui abritait les dragons des marais, on aurait dit qu’Errol les présentait tous, ces symptômes. Désormais assis au milieu de son box, il se balançait et gémissait doucement. De la fumée blanche s’échappait lentement de ses oreilles et se propageait à ras le sol. De quelque part dans son ventre gonflé parvenaient des explosions hydrauliques confuses, comme si des équipes de gnomes s’acharnaient à percer un tunnel dans une falaise en plein orage.

Ses naseaux grands ouverts se tournaient dans tous les sens, plus ou moins de leur propre chef.

Les autres dragons tendaient le cou par-dessus le mur de leurs stalles et l’observaient d’un œil prudent.

Un nouveau grondement gastrique retentit au loin. Errol bougea péniblement.

Les dragons échangèrent des regards. Puis, un à un, ils se couchèrent soigneusement par terre et se plaquèrent les pattes sur les yeux.


* * *

Chicard pencha la tête de côté.

« Ça m’a pas l’air mal, dit-il d’un ton critique. On y est presque, p’t-être bien. J’pense que les chances d’un gus avec la bouille pleine de suie, qui tire la langue et qui s’tient sur une patte en chantant la Chanson du hérisson, ouais, j’pense que ses chances de toucher les vénérables d’un dragon seraient… Tu dirais quoi, toi, Carotte ?

— D’une sur un million, je pense », répondit vertueusement Carotte.

Côlon leur jeta un regard noir.

« Écoutez, les gars, vous m’faites pas marcher, hein ? »

Carotte baissa les yeux sur la place en dessous d’eux.

« Oh, nom des dieux, lâcha-t-il doucement.

— Qu’esse y a ? demanda aussitôt Côlon en regardant autour de lui.

— Ils enchaînent une femme à un rocher ! »

Les hommes du Guet observèrent la scène par-dessus le parapet. L’immense foule silencieuse qui bordait la place la suivait aussi, elle fixait la silhouette blanche qui se débattait entre une demi-douzaine de gardes du palais.

« Je m’demande où ils ont dégoté le rocher, fit Côlon. La ville est bâtie sur du terreau, comprenez.

— J’sais pas qui c’est, mais c’est une sacrée gaillarde, dit Chicard d’un air approbateur tandis qu’un des gardes tournoyait sur lui-même, effectuait quelques pas, les jambes arquées, et s’écroulait. V’là un gus qui va pas savoir comment occuper ses soirées pendant quelques semaines. Elle a l’genou droit vicieux, ça oui.

— Quelqu’un qu’on connaît ? » demanda Côlon.

Carotte plissa les yeux.

« C’est dame Ramkin », dit-il. Il en restait bouche bée.

« Jamais d’la vie !

— Il a raison. En ch’mise de nuit, précisa Chicard.

— Les salauds ! » Côlon empoigna son arc et farfouilla en quête d’une flèche. « J’vais leur en donner, moi, du vénérable ! Une dame qui parle bien comme elle, c’est une honte !

— Euh… fit Carotte qui avait jeté un coup d’œil par-dessus son épaule. Sergent ?

— Voilà où qu’ça mène ! marmonnait Côlon. Les honnêtes femmes peuvent plus sortir dans la rue sans s’faire bouffer ! D’accord, salopards, vous êtes… vous êtes de la géographie ancienne…

— Sergent ! répéta Carotte d’un ton pressant.

— C’est histoire ancienne, pas géographie, dit Chicard. C’est ce qu’on dit. Histoire ancienne. « T’es de l’histoire ancienne », on dit.

— Bah, on s’en fout, cracha Côlon. Voyons voir comment…

— Ser-gent ! »

Chicard aussi regardait derrière eux.

« Oh, merde, fit-il.

— Peux pas rater, marmonna Côlon en train de viser.

— Sergent !

— Vos gueules, vous deux, j’peux pas m’concentrer si vous continuez d’brail…

— Sergent, le voilà ! »


* * *

Le dragon accéléra.

Les toits ivres d’Ankh-Morpork défilaient en une masse confuse sous ses ailes qui se riaient du vide. Son cou se tendait droit vers l’avant, les veilleuses de ses naseaux s’étiraient dans son sillage, le grondement de son vol zébrait le ciel en un long panoramique.


* * *

Les mains de Côlon tremblaient. Le dragon avait l’air de lui viser la gorge, et il se déplaçait trop vite, beaucoup trop vite…

« C’est ça ! » fit Carotte. Il jeta un coup d’œil vers le Moyeu, au cas où des dieux auraient oublié pourquoi ils étaient là, et ajouta lentement et distinctement : « Il y a une chance sur un million, mais ça peut marcher quand même !

— Tire ton putain d’bidule ! hurla Chicard.

— Je choisis ma cible, mon vieux, je choisis ma cible, chevrota Côlon. Vous en faites pas, les gars, j’vous l’ai dit, c’est ma flèche porte-bonheur. Une flèche de première, cette flèche-là, je l’ai depuis tout môme, j’ai tiré sur des tas de trucs avec, ça vous en boucherait un coin, vous en faites pas. »

Il marqua un temps, alors que le cauchemar fondait vers lui sur des ailes de terreur.

« Euh… Carotte ? fit-il tout doucement.

— Oui, sergent ?

— Ton grand-père, est-ce qu’il t’a dit à quoi ça ressemble, un vénérable ? »

Puis l’instant vint où le dragon n’approcha plus : il était là, passait à quelques mètres au-dessus de leurs têtes, mosaïque défilante d’écailles et de bruit qui emplissait tout l’espace.

Côlon tira.

Ils regardèrent la flèche monter tout droit vers son but.


* * *

Vimaire courait et titubait à la fois sur les pavés mouillés, hors d’haleine et hors de temps.

Ça ne peut pas se passer comme ça, songeait-il, affolé. Le héros s’y prend toujours un peu juste, mais il arrive toujours au dernier moment. Seulement, le dernier moment devait remonter à cinq minutes.

Et je ne suis pas un héros. Je ne suis pas en forme, j’ai besoin de boire un coup et je gagne une poignée de piastres par mois sans prime de plumet. Ce n’est pas une paye de héros, ça. Les héros gagnent des royaumes et des princesses, ils prennent régulièrement de l’exercice, et quand ils sourient, la lumière leur étincelle sur les dents, ting. Connards.

La sueur lui piquait les yeux. Le flux d’adrénaline qui l’avait poussé à sortir du palais s’était tari et réclamait désormais son dû inévitable.

Il s’arrêta en trébuchant et agrippa un mur afin de rester debout tandis qu’il cherchait sa respiration. C’est ainsi qu’il vit les silhouettes sur le toit.

Oh, non, se dit-il. Ce ne sont pas des héros, eux non plus ! Ils croient jouer à quoi ?


* * *

C’était une chance sur un million. Et qui prétendrait qu’ailleurs, dans les millions d’autres univers possibles, ça n’aurait pas pu marcher ?

Les dieux raffolent de ce genre de truc. Mais la Chance, qui parfois prévaut même contre les dieux, dispose de 999 999 voix prépondérantes.

Dans cet univers-ci, par exemple, la flèche rebondit sur une écaille et disparut bruyamment dans l’oubli.

Côlon, les yeux écarquillés, vit la queue pointue du dragon passer au-dessus de lui.

« Elle… elle l’a raté… dit-il sans émettre un son. Mais elle n’aurait pas dû l’rater ! » Il fixa les deux autres, les yeux rouges. « C’était une putain de dernière chance sur un million ! »

Le dragon se contorsionna les ailes, fit pivoter sa masse monstrueuse autour d’un axe invisible et piqua vers le toit.

Carotte attrapa Chicard par la taille et posa une main sur l’épaule de Côlon.

Le sergent pleurait de rage et de dépit.

« Une putain de dernière chance sur un putain de million !

— Sergent… »

Le dragon cracha un jet de feu.

C’était un trait de plasma magnifiquement maîtrisé. Il entra dans le toit comme dans du beurre.

Il transperça des escaliers.

Il pénétra en crépitant dans les vieilles poutres qui se tortillèrent comme du papier. Il trancha net les tuyauteries.

Il traversa en force les étages les uns après les autres comme le poing d’un dieu en colère et finit par atteindre la grande cuve de cuivre qui contenait cinq mille litres d’alcool nouveau de type whisky arrivé à maturité.

Le jet de feu plongea aussi là-dedans.

Heureusement, les chances des éventuels survivants à l’explosion qui s’ensuivit étaient exactement d’une sur un million.


* * *

La boule de feu grimpa à l’assaut du ciel comme une fleur de… une fleur grimpante, disons. Un rosier grimpant, voilà. Comme une immense rose orange marbrée de jaune. Elle emporta le toit avec elle et enveloppa dedans le dragon étonné, qu’elle souleva très haut dans un nuage bouillonnant de poutres brisées et de tronçons de tuyauteries.

La foule stupéfaite, tout au spectacle du souffle ardent qui projetait le monstre au diable vauvert, remarqua à peine un Vimaire ahanant et larmoyant qui se frayait un chemin dans la cohue.

Il franchit à coups d’épaules un cordon de gardes du palais et se traîna aussi vite qu’il put sur les dalles de la place. Personne ne lui prêtait beaucoup d’attention pour l’instant.

Il s’arrêta.

Ce n’était pas un rocher, car Ankh-Morpork était bâtie sur du terreau. C’était seulement un gros vestige de maçonnerie au mortier, sans doute plusieurs fois millénaire, récupéré quelque part dans les fondations de la ville. Ankh-Morpork avait maintenant un si grand âge que ses soubassements, c’était déjà Ankh-Morpork.

On l’avait traîné au centre de la place, et on y avait enchaîné dame Ramkin. Elle portait une chemise de nuit et de grandes bottes de caoutchouc. Vu son allure, elle s’était battue, et Vimaire ressentit un bref élan de sympathie pour ses adversaires. Elle lui lança un regard de rage pure.

« Vous !

— Vous ! »

Il agita distraitement le couperet.

« Mais pourquoi vous… ? commença-t-il.

— Capitaine Vimaire, fit-elle sèchement, vous m’obligeriez en cessant d’agiter cet objet dans tous les sens et en vous en servant à bon escient ! »

Vimaire n’écoutait pas.

« Trente piastres par mois ! marmonnait-il. Ils sont morts pour ça ! Trente piastres ! Et j’ai fait des retenues sur la paye de Chicard. Fallait bien, non ? C’est vrai, quoi, ce gars-là, il se néglige tellement qu’il ferait rouiller un melon !

— Capitaine Vimaire ! »

Son regard se posa sur le couperet.

« Oh, fit-il. Oui. D’accord. »

C’était un bon couperet d’acier, et les chaînes étaient en fer passablement vieux et oxydé. Il se mit à donner des coups à tour de bras, soulevant des étincelles de la maçonnerie.

La foule l’observait en silence, mais deux gardes du palais s’élancèrent vers lui.

« Vous croyez faire quoi, là ? demanda l’un d’eux qui n’avait pas beaucoup d’imagination.

— Et vous, alors, vous croyez faire quoi ? » gronda Vimaire en levant les yeux.

Ils le regardèrent fixement.

« Hein ? »

Vimaire donna un autre coup aux chaînes. Plusieurs maillons tombèrent par terre en cliquetant.

« Très bien, vous l’aurez vou… » commença un garde. Le coude de Vimaire l’atteignit sous la cage thoracique ; il ne s’était pas écroulé que le pied du même Vimaire percutait sauvagement les rotules de son collègue qui s’affaissa et offrit son menton à l’autre coude.

« Bon », fit distraitement l’ex-capitaine. Il se massa l’olécrane. Ça lui faisait un mal de chien.

Il se passa le couperet dans l’autre main et se remit à marteler les chaînes, conscient au fond de lui que d’autres gardes couraient dans sa direction, mais de cette course particulière à leur corporation. Il la connaissait bien. Une course qui disait : On est une dizaine, mieux vaut en laisser un autre arriver le premier. Qui disait aussi : Il a l’air prêt à tuer, je ne suis pas payé pour me faire tuer, peut-être que si je cours assez lentement il s’en ira…

Inutile de gâcher une belle journée par une arrestation.

Dame Ramkin se libéra d’une secousse. Des acclamations désordonnées s’élevèrent et s’enflèrent peu à peu. Même dans l’état d’esprit où il se trouvait, le peuple d’Ankh-Morpork savait apprécier une performance.

Elle attrapa un paquet de chaînes et se l’enveloppa autour d’un poing dodu.

« Certains de ces gardes ignorent comment on traite… commença-t-elle.

— Pas le temps, pas le temps », fit Vimaire en lui saisissant le bras. C’était comme vouloir déplacer une montagne.

Les acclamations cessèrent d’un coup.

Vimaire entendit un bruit dans son dos. Un bruit pas franchement puissant. Mais qui laissait une impression franchement mauvaise. Le claquement de quatre groupes de serres touchant terre en même temps.

Vimaire regarda autour puis au-dessus de lui.

De la suie s’accrochait à la peau du dragon. Quelques morceaux de bois calcinés s’étaient plantés ici et là et fumaient encore. Des traînées noires souillaient les magnifiques écailles de bronze.

L’animal baissa la tête jusqu’à ce que Vimaire ne se trouve plus qu’à six pas de ses yeux et s’efforça de mettre au point sur lui.

Ça ne sert sûrement à rien de courir, se dit le capitaine. De toute façon, je n’ai plus d’énergie pour ça.

Il sentit la main de dame Ramkin engloutir la sienne.

« Bravo, dit-elle. Ç’a failli marcher. »


* * *

Des débris calcinés et rougeoyants pleuvaient autour de la distillerie. La mare était un marécage de décombres sous une couche de cendres. Dégouttant de vase, le sergent Côlon en émergea.

Il se traîna vers le bord à la force du poignet et se releva, telle une forme de vie marine impatiente d’en finir une fois pour toutes avec cette histoire d’évolution.

Chicard s’y trouvait déjà, étendu de tout son long comme une grenouille, tout dégoulinant.

« C’est toi, Chicard ? demanda le sergent Côlon d’un ton anxieux.

— C’est moi, sergent.

— Ça me fait drôlement plaisir, Chicard, fit Côlon avec ferveur.

— À moi, non, sergent. »

Côlon vida l’eau de son casque puis marqua un temps.

« Et le p’tit Carotte ? » demanda-t-il.

Chicard se hissa sur des coudes vacillants.

« Chaispas, répondit-il. On était sur l’toit et puis on a sauté. »

Ils regardèrent tous deux les eaux cendreuses de la mare.

« J’suppose, dit lentement Côlon, qu’il sait nager ?

— Chaispas. L’a jamais dit. Y a guère où nager, là-haut dans les montagnes. Quand on y réfléchit, fit Chicard.

— Mais y avait p’t-être des pièces d’eau bleue limpide, dit le sergent avec espoir. Et des petits étangs glacés dans des vallées cachées, des trucs comme ça. Sans parler des lacs souterrains. L’aurait été forcé d’apprendre. Toute la journée à s’baigner, non ?… »

Ils ne quittaient pas des yeux la surface grise et grasse.

« C’est sûrement cette Protection, dit Chicard. P’t-être qu’elle s’est remplie d’flotte et qu’ça l’a entraîné au fond. »

Côlon hocha tristement la tête.

« J’vais te garder ton casque, fit Chicard au bout d’un moment.

— Mais j’suis ton supérieur !

— Oui, reconnut Chicard, mais si tu restes coincé là-dessous, tu voudras que ton meilleur homme soit là pour te sauver, non ?

— Ça… ça s’tient, répondit enfin Côlon. C’est un argument.

— Bon, alors.

— Seulement, l’ennui…

— Quoi ?

— … J’sais pas nager.

— Comment t’es sorti de là-dedans, alors ? »

Côlon haussa les épaules. « Je flotte naturellement… »

Leurs yeux, une fois de plus, se tournèrent vers la mare humide et froide. Puis Côlon fixa Chicard. Le caporal, très lentement, défit lentement son casque.

« Il ne reste plus personne là-dedans, quand même ? » lança Carotte dans leur dos.

Ils se retournèrent. Le jeune homme se retirait de la boue d’une oreille. Derrière lui, les restes de la distillerie fumaient.

« Je me suis dit que je ferais mieux de sortir en vitesse voir ce qui se passait », dit-il joyeusement en désignant du doigt un portail donnant à l’extérieur de la cour. Il pendait par un unique gond.

« Oh, fit Chicard d’une petite voix. Bravo.

— Il y a une ruelle, dehors, dit Carotte.

— Pas de dragon, des fois ? demanda Côlon avec méfiance.

— Pas de dragon, pas d’humains. Personne dans le coin », répondit Carotte avec impatience. Il tira l’épée. « Venez ! fit-il.

— Où ça ? » répliqua Chicard. Il avait tiré un mégot mouillé de derrière son oreille et l’examinait d’un air profondément peiné. Trop mal en point, visiblement. Il essaya quand même de l’allumer.

« On veut combattre le dragon, non ? » fit Carotte.

Côlon se trémoussa, mal à l’aise. « Oui, mais on a bien le droit de passer d’abord chez nous pour nous changer, non ?

— Et boire quelque chose de bien chaud ? renchérit Chicard.

— Et manger un bout, fit Côlon. Une bonne assiettée de…

— Vous devriez avoir honte, dit Carotte. Il y a une dame en détresse et un dragon à combattre, et vous, vous ne pensez qu’à boire et à manger !

— Oh, j’pense pas qu’à boire et à manger, protesta Côlon.

— On est peut-être tout ce qui se dresse encore entre la ville et la destruction totale !

— Oui, mais… » commença Chicard.

Carotte brandit son épée et l’agita au-dessus de sa tête.

« Le capitaine Vimaire, il y serait allé, lui ! dit-il. Tous pour un ! »

Il leur jeta un regard noir et se rua hors de la cour.

Côlon regarda Chicard d’un air penaud.

« Les jeunes d’aujourd’hui, fit-il.

— Tous pour un quoi ? » demanda Chicard.

Le sergent soupira. « Allez, viens.

— Oh, d’accord. »

Ils sortirent en titubant dans la ruelle. Elle était déserte.

« L’est passé où ? » fit Chicard.

Carotte émergea de l’ombre, la figure fendue d’un grand sourire.

« Je savais que je pouvais compter sur vous, dit-il. Suivez-moi !

— L’a un truc bizarre, ce môme, dit Côlon alors qu’ils boitillaient sur ses talons. Il réussit toujours à nous convaincre de l’suivre, t’as remarqué ?

— Tous pour un quoi ? répéta Chicard.

— Quelque chose dans la voix, j’pense.

— Oui, mais tous pour un quoi ? »


* * *

Le Patricien soupira et, marquant soigneusement sa page, posa son livre de côté. À en juger par le bruit, on s’agitait beaucoup dehors. Il y avait peu de chances pour que des gardes du palais traînent dans les parages, ce qui était aussi bien. Les gardes étaient des hommes hautement qualifiés et ce serait dommage de les gaspiller.

Il en aurait besoin plus tard.

Il s’approcha du mur à pas feutrés et poussa un petit moellon qui ne différait en rien de tous les autres petits moellons. Mais aucun autre petit moellon n’aurait fait se déplacer une portion du dallage dans un grincement pesant.

La cavité renfermait un assortiment d’articles sélectionnés avec soin : des rations de réserve, des vêtements de rechange, plusieurs coffrets de pierres et de métaux précieux, des outils.

Et une clé. Ne jamais bâtir un cachot d’où l’on ne peut pas sortir.

Le Patricien saisit la clé et se rendit tranquillement à la porte. Tandis que les gardes de la serrure coulissaient dans leurs rainures bien huilées, il se demanda une fois encore s’il n’aurait pas dû parler de la clé à Vimaire. Mais l’homme semblait prendre tellement plus de plaisir à s’évader. En parler ne lui aurait sûrement rien valu. N’importe comment, ça lui aurait gâché sa vision du monde. Et le Patricien avait besoin de Vimaire et de sa vision du monde.

Le seigneur Vétérini ouvrit la porte et, silencieusement, s’en fut à grands pas dans les ruines de son palais.

Lesquelles frémirent lorsque, pour la deuxième fois en deux minutes, la ville trembla.


* * *

La dragonnerie explosa. Les fenêtres furent soufflées. La porte se détacha du mur devant une grande bouffée de fumée noire et vola dans les airs, tournoya lentement sur elle-même et alla se planter dans les rhododendrons.

Le bâtiment était le théâtre d’une très grosse dépense d’énergie et de chaleur. Il vomit davantage de fumée épaisse, huileuse, dense. Un des murs s’affaissa sur lui-même, puis un autre bascula paresseusement sur la pelouse.

Les dragons des marais fusèrent résolument des décombres comme des bouchons de champagne, dans un vrombissement d’ailes frénétique.

La fumée se déversait toujours. Mais il y avait quelque chose à l’intérieur, un point de lumière blanche intense qui se soulevait doucement.

Il disparut aux regards lorsqu’il franchit une fenêtre ravagée, puis, alors qu’un morceau de tuile du toit lui tournait encore au sommet du crâne, Errol monta au-dessus de sa propre fumée à l’assaut du ciel d’Ankh-Morpork.

Les rayons du soleil se réfléchirent sur ses écailles argentées tandis qu’il voltigeait à trente mètres d’altitude, se retournait lentement, se tenait joliment en équilibre sur sa flamme…

Vimaire, qui attendait la mort sur la place, se rendit compte qu’il avait la bouche ouverte. Il la referma.

On n’entendait plus désormais aucun autre bruit dans toute la ville que le grondement de l’ascension d’Errol.

Ils peuvent réorganiser leur plomberie intérieure, songea Vimaire, stupéfait. Pour s’adapter aux circonstances. Lui, il l’a inversée. Mais ses machins, là, ses gènes… Il devait sûrement avoir des prédispositions. Pas étonnant si le pauvre petit bonhomme a des ailes aussi courtaudes. Son organisme devait savoir qu’il n’en aurait pas besoin, sauf pour se diriger.

Crénom. Je vois là le premier dragon qui pète le feu, qui crache le feu vers l’arrière.

Il risqua un coup d’œil directement au-dessus de lui. Le grand dragon était pétrifié, ses yeux monstrueux injectés de sang fixés sur la toute petite créature.

Dans un rugissement enflammé de défi et une volée de coups d’ailes, le roi d’Ankh-Morpork s’éleva sans plus songer aux vulgaires humains.

Vimaire se tourna brusquement vers dame Ramkin.

« Ils se battent comment ? demanda-t-il précipitamment. Comment ils se battent, les dragons ?

— Je… Ma foi… Eh bien, ils se donnent des coups d’aile et ils crachent le feu, dit-elle. Les dragons des marais, j’entends. Je veux dire, qui a déjà vu se battre un dragon noble ? »

Elle tapota sa chemise de nuit. « Il faut que je prenne des notes, j’ai mon carnet quelque part…

— Dans votre chemise de nuit ?

— C’est incroyable ce qu’on trouve comme idées au lit, je dis toujours. »

Des flammes rugirent dans l’espace là où s’était trouvé Errol, mais il n’y était plus. Le roi voulut pivoter en l’air. Le petit dragon décrivit sans peine une série de ronds de fumée, tressa un berceau-du-chat dans le ciel autour de son gigantesque adversaire qui pirouettait, impuissant, au milieu. D’autres jets de feu, plus ardents et plus longs, fusèrent vers lui et le manquèrent.

La foule suivait la scène dans un silence ému.

« ’lut, mon capitaine », fit une voix doucereuse.

Vimaire baissa les yeux. Une petite mare d’eau stagnante déguisée en Chicard leva vers lui un sourire penaud.

« Je vous croyais tous morts ! dit le capitaine.

— Ben, non, fit Chicard.

— Ah. Bon. » Il n’y avait sans doute pas grand-chose d’autre à dire.

« Qu’esse vous en pensez, du combat, dites ? »

Vimaire baissa de nouveau les yeux. Des spirales de fumée zébraient le ciel de la ville.

« J’ai peur que ça ne marche pas, dit dame Ramkin. Oh. Bonjour, Chicard.

— B’jour, m’dame, fit Chicard en portant la main à ce qu’il croyait son front.

— Comment ça, ça ne va pas marcher ? demanda Vimaire. Regardez-moi ça ! L’autre ne l’a pas encore touché !

— Oui, mais sa flamme à lui a touché son adversaire plusieurs fois. Sans grand effet, on dirait. Pas assez puissante, j’en ai peur. Oh, il esquive bien. Mais il lui faut de la chance à chaque coup. L’autre n’en a besoin qu’une seule fois. »

Ses paroles ne signifiaient qu’une chose.

« Vous voulez dire, fit Vimaire, que tout ça, c’est seulement de… de l’épate ? Il fait ça uniquement pour impressionner ?

— Pas d’sa faute, intervint Côlon qui se matérialisa derrière eux. C’est comme les chiens, non ? S’rend même pas compte, le pauvre petit, qu’y s’bat contre un gros. Il pense qu’à s’bagarrer. »

Les deux dragons parurent s’apercevoir qu’ils allaient droit au nœud klatchien, à l’impasse. Sur un nouveau rond de fumée et un nouveau jet de flammes blanches, ils se séparèrent pour se retirer à une centaine de mètres l’un de l’autre.

Le roi volait en hauteur en battant rapidement des ailes. L’altitude. C’était ça, le truc. Quand un dragon en combattait un autre, le truc, c’était toujours l’altitude…

Errol restait en équilibre sur sa flamme. L’air de réfléchir.

Puis il donna un coup nonchalant de ses pattes postérieures comme si la suspension sur ses propres gaz intestinaux était une technique que les dragons maîtrisaient depuis des millions d’années, effectua un saut périlleux et fila. Il resta un moment visible sous forme d’une traînée argentée, puis il franchit les murs de la ville et disparut.

Un gémissement le suivit. Qui s’échappait de dix mille gosiers.

Vimaire leva les bras au ciel.

« Vous faites pas d’mouron, patron, dit aussitôt Chicard. Il… il est sûrement allé… allé boire un coup. Ou autre chose. C’est p’t-être la fin d’la première reprise. Un truc comme ça.

— T’nez, il a mangé notre bouilloire et tout l’toutim, ajouta Côlon d’une voix hésitante. Il se sauverait pas comme ça après avoir boulotté une bouilloire. Ça tombe sous l’sens. Quand on est capable de bouffer une bouilloire, on se sauve devant rien.

— Et mon produit pour l’armure, dit Carotte. Un bidon de presque une piastre.

— Là, vous voyez, fit Côlon. C’est ce que j’disais.

— Écoutez, dit Vimaire aussi patiemment que possible, c’est un gentil dragon, je l’aimais autant que vous, une très gentille petite bête, mais il a fait la seule chose sensée, bons dieux, il n’allait pas finir en cendres juste pour nous sauver. La vie, ça ne marche pas comme ça. Autant regarder les choses en face. »

Au-dessus d’eux, le grand dragon fendit l’espace en se pavanant et incendia une tour voisine. Il avait gagné.

« Je n’ai encore jamais vu ça, dit dame Ramkin. Normalement, les dragons se battent jusqu’à la mort.

— Ils ont fini par en produire un moins bête que les autres, fit Vimaire d’un air sombre. Faut être honnête : les chances d’un dragon de la taille d’Errol de battre un machin aussi gros sont d’une sur un million. »

Il s’ensuivit un de ces silences qu’on obtient quand on fait tinter une note claire et que le monde s’arrête.

Les hommes du Guet échangèrent des regards.

« Une sur un million ? demanda négligemment Carotte.

— Parfaitement, fit Vimaire. Une sur un million. »

Les hommes échangèrent encore des regards.

« Une sur un million, dit Côlon.

— Une sur un million, renchérit Chicard.

— C’est ça, fit Carotte. Une sur un million. »

Il s’ensuivit un autre silence solennel. Les hommes se demandaient qui serait le premier à le dire.

Le sergent Côlon prit une profonde inspiration.

« Mais ça peut marcher quand même, fit-il.

— De quoi vous parlez ? lança Vimaire. Il n’y a pas… »

Chicard lui envoya un coup de coude pressant dans les côtes et pointa le doigt de l’autre côté des plaines.

Il y avait là-bas une colonne de fumée noire. Vimaire plissa les yeux. En avant de la fumée, au-dessus des champs de choux, fonçait et s’approchait à toute allure un boulet argenté.

Le grand dragon l’avait vu, lui aussi. Il cracha le feu en signe de défi et prit encore de l’altitude en brassant l’air de ses ailes immenses.

La flamme d’Errol était à présent visible, si ardente qu’elle en devenait presque bleue. Le paysage défilait sous lui à une vitesse incroyable, et il accélérait.

En face, le roi étendit ses griffes. Il souriait presque.

Errol va lui rentrer dedans, songea Vimaire. Que les dieux nous viennent en aide, ça va faire une bombe.

Quelque chose d’étrange se passait là-bas, dans les champs. À peu de distance derrière Errol, on aurait dit que la terre se labourait toute seule et jetait en l’air des trognons de choux. Une rangée d’arbres explosa dans une averse de sciure…

Errol franchit silencieusement les murs de la ville, le nez relevé, les ailes repliées à la dimension de tout petits volets, le corps fuselé comme un simple cône crachant le feu à un bout. Son adversaire produisit une langue enflammée ; Vimaire regarda Errol s’écarter facilement de la trajectoire d’un petit coup à peine visible de moignon d’aile. Puis il passa au-dessus des têtes et fila vers la mer dans le même silence fantomatique.

« L’a raté… » commença Chicard.

L’air se déchira. Un coup de tonnerre interminable survola la ville, désintégra des tuiles, renversa des cheminées. La vague sonique saisit le roi en plein ciel, le redressa, le fit tourner comme une toupie. Vimaire, les mains sur les oreilles, vit le monstre cracher désespérément le feu durant sa rotation et devenir le centre d’une folle spirale ardente.

La magie lui crépita le long des ailes. Il mugit comme la corne de brume d’un navire en détresse. Puis il secoua la tête, comme étourdi, et se mit à décrire un large cercle en vol plané.

Vimaire gémit. Le monstre avait survécu à un phénomène qui fendait en deux les bâtiments. Que faire pour vaincre ça ? On ne peut pas se battre contre un truc pareil. On ne peut pas le brûler, on ne peut pas le mettre en morceaux.

Le dragon atterrit. Ce n’était pas un atterrissage parfait. Un atterrissage parfait n’aurait pas démoli toute une enfilade de chaumières. Il se fit à petite vitesse, parut durer longtemps et défoncer une bonne portion de ville.

Battant inutilement des ailes, ondulant du cou et projetant du feu à tous vents, le dragon continua sa course à travers des décombres de charpentes et de chaume. Plusieurs incendies se déclarèrent dans son sillage de ravages.

Il finit par s’arrêter en bout de sillon, presque invisible sous un amas d’anciennes constructions.

Le silence qu’il laissa ne fut rompu que par les cris d’un habitant essayant de former une nouvelle chaîne depuis le fleuve afin d’éteindre les incendies.

Puis la foule se mit en branle.

Vue du ciel, Ankh-Morpork devait ressembler à une fourmilière en émoi tandis que des flots de silhouettes sombres s’écoulaient vers l’épave du dragon.

La plupart avaient une arme quelconque.

Beaucoup avaient une lance.

Certains avaient une épée.

Tous avaient un objectif en tête.

« Vous voulez que je vous dise ? fit Vimaire tout haut. Ça sera le premier dragon au monde à se faire tuer démocratiquement. Un homme, un coup.

— Alors vous devez les arrêter. Vous ne pouvez pas les laisser le tuer ! » dit dame Ramkin.

Vimaire la regarda en clignant des yeux.

« Pardon ? fit-il.

— Il est blessé !

— Madame, c’était le but, non ? De toute façon, il est juste étourdi.

— Je veux dire, vous ne pouvez pas le laisser tuer comme ça, insista dame Ramkin. La pauvre bête !

— Vous voulez faire quoi, alors ? demanda Vimaire dont le calme s’effilochait. Lui donner une dose fortifiante d’huile de goudron et un panier bien douillet devant le poêle ?

— C’est de la boucherie !

— Moi, ça me va !

— Mais c’est un dragon ! Il se conduit seulement en dragon ! Il ne serait jamais venu si on l’avait laissé tranquille ! »

Vimaire songeait : il était sur le point de la boulotter, et elle a quand même ce genre de réaction. Il hésita. Peut-être que ça lui donnait le droit d’émettre un avis…

Le sergent Côlon s’approcha discrètement tandis qu’ils se fusillaient des yeux, la figure blême, et sautilla désespérément d’un pied sur l’autre dans un bruit de succion.

« Vaudrait mieux rappliquer tout d’suite, mon capitaine, dit-il. Ça va être un putain d’meurtre ! »

Vimaire agita une main dans sa direction. « En ce qui me concerne, marmonna-t-il en évitant le regard noir de Sybil Ramkin, il l’a bien cherché.

— C’est pas ça, dit Côlon. C’est Carotte. Il a arrêté le dragon. »

Vimaire marqua un temps.

« Comment ça, arrêté ? fit-il. Vous ne voulez pas dire ce que je crois que vous voulez dire, hein ?

— P’t-être que si, mon capitaine, répondit Côlon en hésitant. P’t-être que si. Il a foncé sur le tas de décombres comme une flèche, mon capitaine, il l’a alpagué par une aile et il a dit : « T’es fait aux pattes, mon pote », mon capitaine. J’pouvais pas y croire, mon capitaine. Mon capitaine, y a que…

— Oui ? »

Le sergent sautilla encore d’un pied sur l’autre. « Vous savez, vous avez dit qu’on devait pas molester les prisonniers, mon capitaine… »


* * *

La poutre de faîtage était grosse et lourde et le mouvement de faux plutôt lent, mais les malchanceux qu’elle toucha boulèrent au tapis pour le compte.

« Maintenant, écoutez, fit Carotte en la ramenant et en repoussant son casque, je ne veux plus avoir à le redire, compris ? »

Vimaire s’ouvrit un chemin à coups d’épaules dans la foule compacte, les yeux fixés sur la silhouette massive au sommet du tas de décombres et de dragon. Carotte tournait lentement en tenant le madrier comme un banal bourdon. Son regard balayait la populace comme un faisceau de phare. Là où il tombait, elle baissait les armes, la mine grise et mal à l’aise.

« Je dois vous avertir, poursuivit Carotte : faire obstruction à un représentant de la loi dans l’exercice de ses fonctions est un délit grave. Et je tomberai comme une tonne de briques sur le dos du premier qui lancera une pierre. »

Un caillou rebondit sur l’arrière de son casque. Suivi d’une rafale de quolibets.

« On va s’occuper d’lui, nous autres !

— Parfaitement !

— C’est pas un garde qui va nous donner des ordres !

— Quis custodiet costard ?

— Ouais ? Parfaitement ! »

Vimaire tira le sergent vers lui. « Allez me chercher des cordes. Plein de cordes. Les plus grosses que vous trouverez. Je pense qu’on pourra… oh, lui ligoter les ailes ensemble, peut-être, et lui saucissonner la gueule pour l’empêcher de cracher le feu. »

Côlon le regarda d’un air interrogateur.

« Vous êtes sérieux, mon capitaine ? Vous allez vraiment l’arrêter ?

— Exécution ! »

On l’a déjà arrêté, songea-t-il en s’ouvrant un chemin dans la foule. Personnellement, j’aurais préféré le larguer en mer, mais on l’a arrêté, et maintenant il faut s’occuper de lui ou le laisser repartir libre.

Il sentit ses résolutions sur le monstre fondre face à la populace. On allait en faire quoi ? Le juger équitablement, répondit-il, puis l’exécuter. Pas le tuer. C’est ce que font les héros dans les pays incultes. On ne peut pas s’y prendre comme ça dans les villes. Ou plutôt si, on peut, mais dans ce cas, autant brûler tout de suite Ankh-Morpork et repartir à zéro. Il faut agir… disons, dans les règles.

C’est ça. On a essayé tout le reste. Alors on pourrait aussi bien essayer d’agir dans les règles.

N’importe comment, ajouta-t-il mentalement, c’est un garde municipal qui se trouve là-haut. Faut qu’on se serre les coudes. Personne d’autre n’aura envie de nous soutenir.

Une silhouette massive devant lui ramena en arrière un bras armé d’une demi-brique.

« Lance cette brique, et t’es mort », dit Vimaire qui baissa vite la tête et se fraya un chemin dans la cohue pendant que le lanceur en puissance regardait autour de lui d’un air étonné.

Carotte releva son madrier d’un geste menaçant lorsque Vimaire escalada le tas de décombres.

« Oh, salut, capitaine Vimaire, fit-il en rabaissant la poutre, je dois signaler que j’ai arrêté ce…

— Oui, je vois ça, dit Vimaire. Tu as une idée sur ce qu’on fait maintenant ?

— Oh, oui, mon capitaine. Je dois lui lire ses droits, mon capitaine, répondit Carotte.

— En dehors de ça, j’entends.

— Pas vraiment, mon capitaine. »

Vimaire considéra les bouts du dragon encore visibles sous les gravats. Comment tuer un bestiau pareil ? Il faudrait une journée entière.

Un gros caillou lui rebondit sur le plastron.

« Qui a fait ça ? » La voix cingla comme une mèche de fouet.

La foule se tut.

Sybil Ramkin grimpa comme elle put sur les décombres, les yeux en feu, et contempla la populace d’un air furieux.

« J’ai dit, répéta-t-elle : qui a fait ça ? Si le coupable ne se dénonce pas, je vais me mettre très en colère ! Vous devriez tous avoir honte ! »

Elle avait monopolisé leur attention. Plusieurs badauds qui tenaient des pierres ou autre chose les laissèrent discrètement tomber par terre.

Le vent fit claquer ce qu’il restait de sa chemise de nuit lorsque Sa Seigneurie prit une nouvelle posture pour mieux les haranguer.

« Voici le courageux capitaine Vimaire…

— Oh, dieux, fit d’une petite voix Vimaire qui se rabaissa son casque sur les yeux.

— … et ses intrépides adjoints, qui ont pris la peine de venir ici aujourd’hui pour sauver… »

Vimaire empoigna Carotte par le bras et l’entraîna à force de manœuvres sur le bord opposé du monticule.

« Ça va, mon capitaine ? demanda l’agent. Vous êtes tout rouge.

— Ne t’y mets pas toi aussi, cracha Vimaire. J’ai bien assez comme ça des coups d’œil égrillards de Chicard et du sergent. »

À son grand étonnement, Carotte lui tapota l’épaule avec sympathie.

« Je sais ce que c’est, compatit le jeune homme. J’avais une petite amie, là-bas, chez moi, son nom, c’était Gougnotte, et son père…

— Écoute, pour la dernière fois, il n’y a absolument rien entre… » commença Vimaire.

Ils entendirent un raclement à côté d’eux. Une petite avalanche de plâtre et de chaume roula au bas du monticule. Les décombres se soulevèrent et ouvrirent un œil. Une grosse pupille noire luisante injectée de sang s’efforça de faire le point sur les deux hommes.

« On est fous, sûrement, dit Vimaire.

— Oh, non, mon capitaine, fit Carotte. Il existe des tas de précédents. En 1135, on a arrêté une poule qui avait chanté le jeudi du Gâteau des Morts. Et sous le régime du seigneur Psychonévrotik Claqueboîte, on a exécuté une colonie de chauves-souris pour violations répétées du couvre-feu. C’était en 1401. En août, je crois. Grande époque pour la loi, en ce temps-là, rêvassa Carotte. En 1321, vous savez, on a poursuivi un nuage qui avait caché le soleil au moment le plus important de la cérémonie d’investiture du comte Forcené Hargath.

— J’espère que Côlon va se magner avec… » Vimaire s’arrêta. Il fallait qu’il sache. « Comment ? demanda-t-il. Qu’est-ce qu’on peut faire à un nuage ?

— Le comte l’a condamné à la lapidation, répondit Carotte. Il paraît que trente et une personnes ont été tuées. » Il sortit son carnet et lança un regard mauvais au dragon.

« Il nous entend, vous croyez ?

— J’imagine.

— Bon, alors. » Il s’éclaircit la gorge et se retourna vers le reptile stupéfait. « Il est de mon devoir de vous prévenir que vous risquez d’être inculpé pour l’ensemble ou une partie des chefs d’accusation suivants, à savoir : grand un, (petit un), i, le 18 ou aux alentours du 18 de gruin dernier, dans le passage dit Tourtereau, aux Ombres, vous avez illégalement craché du feu d’une manière susceptible de causer de graves dommages corporels, en contradiction avec la clause sept de la loi sur les procédés industriels, 1508 ; ensuite, grand un, (petit un), ii, le 18 ou aux alentours du 18 gruin dernier, dans le passage dit Tourtereau, aux Ombres, vous avez causé ou amené à causer la mort de six personnes inconnues… »

Vimaire se demanda combien de temps le monticule retiendrait la créature. Plusieurs semaines allaient être nécessaires, vu la longueur de la liste des accusations.

La foule s’était tue. Même Sybil Ramkin n’en revenait pas.

« Qu’est-ce que vous avez ? lança Vimaire aux visages levés. Vous n’avez encore jamais vu de dragon se faire interpeller ?

— … grand seize, (petit trois), ii, la nuit du 24 gruin, vous avez incendié ou provoqué l’incendie des locaux dénommés l’ancienne Maison du Guet, Ankh-Morpork, estimée à deux cents piastres ; ensuite, grand seize, (petit trois), iii, la nuit du 24 gruin dernier, alors que vous étiez appréhendé par un agent du Guet dans l’exercice de ses fonctions…

— Je crois qu’on devrait se dépêcher, chuchota Vimaire. Il commence à s’énerver. C’est bien indispensable, tout ça ?

— Ben, je pense qu’on peut résumer, dit Carotte. Dans certains cas exceptionnels, conformément au règlement de Bregg pour…

— Ça peut paraître étonnant, mais le cas présent est bel et bien exceptionnel, Carotte, fit Vimaire. Et il va devenir vachement exceptionnel si Côlon ne se magne pas avec cette corde. »

D’autres débris s’agitèrent lorsque le dragon s’efforça de se redresser. Une poutre fut repoussée d’un coup d’épaule avec un bruit sourd. La foule se lança dans un sauve-qui-peut général.

Ce fut à ce moment qu’Errol revint par-dessus les toits dans un chapelet de petites explosions, en laissant des ronds de fumée derrière lui. Il plongea en rase-mottes et frôla la populace dont il fit trébucher en arrière les premiers rangs.

Il hurlait aussi comme une corne de brume.

Vimaire empoigna Carotte et descendit du monticule d’un pas mal assuré tandis que le roi commençait à gratter comme un fou pour se libérer.

« Il revient pour la mise à mort ! cria-t-il. Il lui a sûrement fallu tout ce temps rien que pour ralentir ! »

Errol planait maintenant au-dessus du dragon déchu et poussait des hululements assez perçants pour faire éclater des bouteilles.

Le grand dragon sortit la tête dans une cascade de poudre de plâtre. Il ouvrit la gueule mais, au lieu du trait de feu blanc auquel Vimaire s’attendait avec angoisse, il se contenta d’émettre un cri de chaton. D’accord, d’un chaton dans un bain d’étain au fond d’une grotte, mais d’un chaton quand même.

Des bouts de chevrons s’écartèrent lorsque l’immense créature se remit tant bien que mal sur ses pattes. Les grandes ailes s’ouvrirent et arrosèrent les rues avoisinantes de poussière et de morceaux de chaume. Des gravats rebondirent en tintant sur le casque du sergent Côlon qui se dépêchait de revenir avec ce qui ressemblait à une petite corde à linge enroulée sur son bras.

« Tu le laisses se relever ! hurla Vimaire en poussant le sergent à l’abri. Faut pas le laisser se relever, Errol ! Le laisse pas se relever ! »

Dame Ramkin fronça les sourcils. « Ça n’est pas normal, dit-elle. Ils ne se battent jamais comme ça, d’habitude. D’habitude, le vainqueur tue le vaincu.

— Bravo ! s’écria Chicard.

— De toute façon, après ça il est tellement excité qu’il explose la plupart du temps.

— Regarde, c’est moi ! hurla Vimaire tandis qu’Errol survolait la scène d’un air détaché. Je t’ai payé la baballe en peluche ! Celle avec la clochette dedans ! Tu ne peux pas nous faire ça !

— Non, attendez une minute, dit dame Ramkin en lui posant une main sur le bras. Je me demande si nous ne comprenons pas de travers, là… »

Le grand dragon bondit en l’air et abattit les ailes dans un claquement sourd qui aplatit quelques autres bâtiments. La tête monstrueuse pivota, les yeux chassieux aperçurent Vimaire.

On les sentait qui réfléchissaient.

Errol décrivit un arc de cercle dans le ciel et plana devant Vimaire en manière de protection, défiant le monstre du regard. L’espace d’un instant, on crut qu’il allait finir en petit biscuit calciné volant, puis le dragon baissa les yeux d’un air vaguement embarrassé et commença à s’élever.

Il grimpa en une large spirale, prenant de la vitesse à chaque tour. Errol l’accompagna, orbita autour de l’immense bête comme un remorqueur autour d’un paquebot.

« C’est… c’est comme s’il voulait l’asticoter, dit Vimaire.

— Règle-lui sa facture, à ce salaud ! brailla Chicard avec ferveur.

— Son compte, Chicard, fit Côlon. Tu veux dire son compte ? »

Vimaire sentit le regard de dame Ramkin sur sa nuque. Il vit son expression.

Il comprit peu à peu. « Oh », fit-il.

Dame Ramkin hocha la tête.

« Non ? dit Vimaire.

— Si, répondit-elle. J’aurais vraiment dû y penser plus tôt. C’était une flamme tellement puissante, évidemment. Et elles sont tellement plus territoriales que les mâles.

— Pourquoi tu lui fous pas la raclée, à ce salaud ! cria Chicard aux dragons qui s’éloignaient.

— Salope, Chicard, rectifia calmement Vimaire. Pas salaud. Salope.

— Pourquoi tu lui fous… Quoi ?

— C’est un membre de la gent féminine, expliqua dame Ramkin.

— Quoi ?

— Entendez par là que si vous vouliez lui flanquer votre coup de pied préféré, Chicard, ça ne marcherait pas, fit Vimaire.

— C’est une fille, traduisit dame Ramkin.

— Mais elle est carrément énorme ! » fit Chicard.

Vimaire s’empressa de tousser. Les yeux de rongeur de Chicard louchèrent en coin sur dame Ramkin qui rougissait comme un coucher de soleil.

« Belle silhouette de dragon, j’veux dire, fit-il en vitesse.

— Euh… des hanches bien larges pour porter des œufs, renchérit Côlon avec sollicitude.

— Un porc d’arène, ajouta Chicard avec ferveur.

— La ferme », fit Vimaire. Il brossa la poussière de ce qui restait de son uniforme, redressa son plastron et enfila son casque bien droit. Il le tapota d’une main ferme. Ça n’était pas fini, il le savait. Ça ne faisait que commencer.

« Vous, les gars, vous venez avec moi. Allez, dépêchez-vous ! Pendant que tout le monde les regarde, ajouta-t-il.

— Mais… et le roi ? fit Carotte. Enfin, la reine, quoi ? Ou ce que c’est maintenant ? »

Vimaire contempla les formes qui rapetissaient à toute allure. « Je n’en sais foutre rien, dit-il. Ça dépend d’Errol, j’imagine. On a autre chose à faire. »

Côlon salua ; il n’avait toujours pas retrouvé son souffle. « On va où, mon capitaine ? parvint-il à dire.

— Au palais. Quelqu’un a encore une épée ?

— Vous pouvez prendre la mienne, mon capitaine », répondit Carotte. Il la tendit.

« Très bien », fit Vimaire d’une voix calme. Il leur lança un regard noir. « Allons-y. »


* * *

Les hommes suivaient Vimaire à la queue leu leu par les rues dévastées.

Il se mit à marcher plus vite. Eux passèrent au petit trot afin de ne pas se laisser distancer.

Vimaire se mit à trotter pour rester devant.

Les hommes commencèrent à accélérer.

Puis, comme s’ils répondaient à un ordre muet, ils se lancèrent au pas de course.

Puis au galop.

Les gens détalaient tandis qu’ils passaient dans un bruit de ferraille. Les sandales gigantesques de Carotte martelaient les pavés. Des étincelles jaillissaient sous les fers des bottes de Chicard. Côlon courait silencieusement pour un homme de sa corpulence, mais les hommes corpulents courent souvent comme ça, la figure figée dans une grimace de concentration intense.

Ils enfilèrent bruyamment la rue des Artisans-Ingénieux, tournèrent dans la venelle Dosdâne, débouchèrent dans la rue des Petits-Dieux et foncèrent vers le palais. Vimaire gardait la tête avec peine, l’esprit vide de toute préoccupation en dehors du besoin de courir encore et encore.

Enfin, presque de toute préoccupation. Mais son crâne bourdonnait et résonnait follement en sympathie avec ceux de tous les gardes municipaux du Multivers, de tous les arpenteurs de trottoirs imbéciles qui avaient jamais, ne serait-ce que de temps en temps, tenté de faire ce qui était juste.

Loin devant eux, une poignée de gardes du palais dégainèrent leurs épées, regardèrent une deuxième fois, se ravisèrent, refluèrent à toute vitesse dans l’enceinte et entreprirent de fermer les portes. Qui claquèrent au nez de Vimaire.

Il hésita, hors d’haleine, et considéra les battants massifs. On avait remplacé ceux que le dragon avait brûlés par d’autres encore plus menaçants. De derrière parvint le bruit de verrous qui coulissaient dans leurs logements.

L’heure n’était pas aux demi-mesures. Il était capitaine, nom des dieux. Officier. Des détails pareils ne posent pas de problème à un officier. Les officiers disposent d’une solution éprouvée pour les cas de ce genre. On appelle ça un sergent.

« Sergent Côlon ! lança-t-il sèchement, la tête encore bourdonnante de l’esprit de corps de toutes les polices de l’Univers, faites-moi sauter la serrure ! »

Le sergent hésita. « Quoi, mon capitaine ? Avec un arc et une flèche, mon capitaine ?

— Je veux dire… hésita à son tour Vimaire. Je veux dire : ouvrez-moi ces portes !

— Oui, mon capitaine ! » Côlon salua. Il contempla un moment les portes d’un regard mauvais. « À droite, droite ! aboya-t-il. Agent Carotte, un pas en avaaant, eeen avant ! Agent Carotte, maaagnez-vous l’train ! Ouuuvrez ces portes !

— Oui, sergent ! »

Carotte fit un pas en avant, salua, replia un poing gigantesque et frappa doucement au battant.

« Ouvrez, dit-il, au nom de la loi ! »

Il y eut des chuchotements de l’autre côté des portes, puis un petit guichet à mi-hauteur finit par s’entrouvrir en coulissant et une voix demanda :

« Pourquoi ?

— Parce que sinon vous empêcherez un agent du Guet d’accomplir son devoir, délit puni d’une amende d’au moins trente piastres, d’un mois de prison, ou d’une détention préventive pour complément d’information assortie d’une demi-heure avec un tisonnier rougi au feu », répondit Carotte.

Suivirent d’autres chuchotements assourdis, des bruits de verrous qu’on tirait, puis les portes s’ouvrirent à demi.

Personne n’était en vue de l’autre côté.

Vimaire se posa un doigt sur les lèvres. Il fit signe à Carotte de s’approcher d’un battant puis entraîna Chicard et Côlon vers l’autre.

« Poussez », chuchota-t-il. Ils poussèrent, dur. Des jurons de douleur fusèrent soudain derrière les panneaux de bois.

« On se tire ! brailla Côlon.

— Non ! » cria Vimaire. Il contourna le battant. Quatre gardes à moitié écrasés lui lancèrent des regards noirs.

« Non, dit-il. Plus question de se tirer. Je veux qu’on arrête ces hommes.

— Vous n’oseriez pas », fit l’un d’eux. Vimaire le regarda de plus près.

« Clarence, hein ? dit-il. Avec un C. Eh bien, Clarence avec un C, écoute-moi bien. Soit on te poursuit pour complicité, soit… – il s’approcha davantage et lança un regard lourd de sens à Carotte – on te poursuit à la hache.

— Ça t’en bouche un coin, sac à merde ! » ajouta Chicard qui sautait d’un pied sur l’autre, en proie à une excitation perverse.

Les petits yeux porcins de Clarence jetèrent un regard mauvais à la masse dressée de Carotte, puis à la figure de Vimaire. Ils n’y lurent aucune pitié. L’homme parut se décider à contrecœur.

« Très bien, dit Vimaire. Bouclez-les dans le corps de garde, sergent. »

Côlon banda son arc et redressa les épaules. « Vous avez entendu l’patron, grinça-t-il. Un seul geste de travers et vous… vous… – il se jeta à l’eau – vous faites partie des sciences naturelles !

— Ouais ! Flanque-les au trou ! » brailla Chicard. Même du sang de navet parfois ne fait qu’un tour, mais celui de Chicard tournait si vite qu’il aurait pu produire de l’énergie. « Faces de glands ! lança-t-il en ricanant à leurs dos qui battaient en retraite.

— Complicité de quoi, mon capitaine ? demanda Carotte tandis que s’éloignait le groupe des gardes désarmés. On est toujours complice de quelque chose.

— Dans le cas présent, je crois, ce sera de la complicité en général, répondit Vimaire. Complicité permanente et inconsidérée.

— Ouais, fit Chicard. J’peux pas les blairer, les complices. Des pue-d’la-gueule ! »

Côlon tendit au capitaine Vimaire la clé du corps de garde. « C’est pas très sûr là-dedans, mon capitaine, dit-il. Ils finiront par se faire la belle.

— Je l’espère, répliqua Vimaire, parce qu’au premier égout qu’on trouve, vous m’y balancez la clé. Tout le monde est là ? Bon. Suivez-moi. »


* * *

Lupine Wonse filait à toute allure dans les couloirs détruits du palais, l’Invocation des dragons sous un bras, l’épée royale étincelante serrée dans une main hésitante.

Il fit halte, hors d’haleine, à l’abri d’une porte.

Pour l’heure, il ne lui restait qu’une toute petite partie du cerveau en état de réfléchir correctement, mais elle n’arrêtait pas de ressasser qu’elle n’avait pas pu voir ce qu’elle avait vu ni entendre ce qu’elle avait entendu.

On le suivait.

Et il avait aperçu Vétérini rôder dans le palais. Il savait pertinemment qu’on avait soigneusement bouclé l’homme. La serrure était parfaitement impossible à crocheter. Il revoyait encore le Patricien insister lourdement sur ce point au moment de son installation.

Il devina un mouvement dans l’ombre au bout du couloir. Wonse bredouilla quelques mots, tripota la poignée de porte à côté de lui, ouvrit, se rua dans la pièce, claqua le battant et s’y adossa, le souffle court.

Il ouvrit les yeux.

Il se trouvait dans l’ancienne salle d’audience privée. Le Patricien occupait son vieux fauteuil, une jambe croisée par-dessus l’autre, et l’observait d’un œil vaguement intéressé.

« Ah, Wonse », fit-il.

Wonse sauta en l’air, actionna la poignée de porte à tâtons, bondit dans le couloir et détala jusqu’à l’escalier principal qui s’élevait désormais dans les ruines du palais central comme un tire-bouchon abandonné. Marches… hauteur… position élevée… défense. Il les grimpa quatre à quatre.

Tout ce qu’il lui fallait, c’était quelques minutes de tranquillité. Et alors il leur montrerait.

Les étages supérieurs comptaient encore davantage de coins d’ombre. Ce qui leur manquait, c’était une solidité architecturale. Piliers et murs avaient été renversés par le dragon lorsqu’il s’était bâti sa caverne. Les chambres béaient, pathétiques, au bord de l’abysse. Des lambeaux de tentures murales et de tapis pendouillaient et claquaient au vent qui entrait par les fenêtres défoncées. Le plancher rebondissait et s’agitait comme un trampoline sous la course éperdue de Wonse. Il parvint non sans mal à une première porte.

« Vous avez fait vite, félicitations », dit le Patricien.

Wonse lui claqua la porte au nez et détala dans un couloir en glapissant.

Sa raison prit un instant le dessus. Il s’arrêta près d’une statue. Il n’y avait aucun bruit, ni pas précipités, ni ronronnement de portes dérobées. Il jeta un regard soupçonneux à la statue et lui donna de petits coups de la pointe de son épée.

Comme elle ne réagissait pas, il ouvrit la porte la plus proche, la claqua derrière lui, trouva une chaise et la coinça sous la poignée. Il s’agissait d’une des salles de réception en étage, désormais vide de la majeure partie de son ameublement et dont le quatrième mur avait disparu. À la place béait le gouffre de la caverne.

Le Patricien sortit de l’ombre.

« Maintenant que vous vous êtes bien défoulé… »

Wonse pivota sur place, l’épée brandie.

« Vous n’existez pas réellement, fit-il. Vous êtes un… un fantôme, un truc comme ça.

— Je ne crois pas que ce soit le cas, dit le Patricien.

— Vous ne pouvez pas m’arrêter ! Il me reste encore de la magie, j’ai le livre ! » Wonse sortit un sac de cuir brun de sa poche. « Je vais en faire venir un autre ! Vous allez voir !

— Je vous conseille vivement de n’en rien faire, dit le seigneur Vétérini d’une voix douce.

— Oh, vous vous croyez tellement malin, tellement maître de tout, tellement diplomate, uniquement parce que j’ai une épée et que vous pas ! Eh bien, j’ai beaucoup plus que ça, moi, je vous le dis, fit Wonse d’un ton triomphant. Oui ! J’ai les gardes du palais avec moi ! C’est moi qu’ils suivent, pas vous ! Personne ne vous aime, vous savez. Personne ne vous a jamais aimé. »

Il pointa l’épée jusqu’à trente centimètres de la poitrine étroite du Patricien.

« Alors pour vous, c’est le retour en cellule, dit-il. Et cette fois je veillerai à ce que vous y restiez. Gardes ! Gardes ! »

On entendit une course de pieds nombreux dans le couloir. La porte trembla, la chaise frémit. Il y eut un moment de silence, puis porte et chaise volèrent en éclats.

« Emmenez-le ! s’écria Wonse. Allez chercher d’autres scorpions ! Jetez-le dans… Vous n’êtes pas les…

— Baisse-moi cette épée, dit Vimaire tandis que dans son dos Carotte se retirait des morceaux de porte du poing.

— Ouais, fit Chicard en pointant la tête de derrière le capitaine. Contre l’mur et tu m’étales tout ça, pue-du-gland !

— Hein ? Faut qu’il étale quoi ? » s’inquiéta le sergent Côlon dans un chuchotement.

Chicard haussa les épaules. « Chaispas, moi, répondit-il. Tout, j’disais. C’est l’plus sûr. »

Wonse fixait les hommes du Guet d’un œil incrédule.

« Ah, Vimaire, fit le Patricien. Vous allez…

— La ferme, le coupa calmement Vimaire. Agent Carotte ?

— Mon capitaine ?

— Lisez ses droits au prisonnier.

— Oui, mon capitaine. » Carotte sortit son carnet, se lécha le pouce, feuilleta les pages.

« Lupine Wonse, fit-il, dit Lupin Gribouille Sec. pp…

— ’uoi ? fit Wonse.

— … actuellement domicilié au domicile connu sous le nom du Palais, Ankh-Morpork, il est de mon devoir de vous informer que vous êtes en état d’arrestation et qu’on va vous inculper… – Carotte lança un regard angoissé à Vimaire – d’un certain nombre de meurtres au moyen d’un instrument contondant, à savoir un dragon, et de beaucoup d’autres délits de complicité généralisée qu’on vérifiera plus en détail ultérieurement. Vous avez le droit de garder le silence. Vous avez le droit de ne pas être jeté sommairement dans un bassin de piranhas. Vous avez le droit de vous soumettre au jugement des dieux. Vous avez le…

— C’est du délire, fit calmement le Patricien.

— Vous, je crois vous avoir dit de la fermer ! cracha Vimaire qui pivota et agita un doigt sous le nez du seigneur Vétérini.

— Dis-moi, sergent, murmura Chicard, tu crois qu’on va aimer ça, dans la fosse aux scorpions ?

— … parler, mais tout ce que vous direz sera noté, euh… là… dans mon carnet, et… euh… pourra être utilisé contre… »

La voix de Carotte mourut peu à peu.

« Ma foi, si cette pantomime vous amuse, Vimaire, finit par dire le Patricien, descendez-le donc au cachot. Je m’occuperai de lui demain matin. »

Wonse ne prévint pas. Il n’y eut ni cri ni hurlement. Il se contenta de se ruer sur le Patricien, l’épée brandie.

Différentes options traversèrent en un éclair l’esprit de Vimaire. En tête venait la suggestion que ce serait une bonne solution de s’écarter, de laisser faire Wonse, de le désarmer ensuite et de laisser la ville se remettre en ordre toute seule. Oui. Une bonne solution.

Ce fut donc un mystère total pour lui lorsqu’il choisit de se jeter en avant en levant l’épée de Carotte dans une tentative bâclée de parer le coup…

C’est peut-être parce qu’il voulait agir dans les règles.

Il y eut un tintement métallique. Pas particulièrement sonore. Il sentit quelque chose de brillant et d’argenté lui frôler l’oreille en bourdonnant et percuter le mur.

La bouche de Wonse s’ouvrit toute grande. Il lâcha ce qui restait de son épée et recula en serrant l’Invocation.

« Vous allez le regretter, cracha-t-il. Vous allez drôlement le regretter ! »

Il se mit à marmonner tout bas.

Vimaire se sentit trembler. Il était à peu près sûr de savoir ce qui lui avait sifflé au ras de la tête, et cette seule pensée lui mettait les mains en sueur. Il était venu au palais avec l’idée de tuer, puis il y avait eu cet instant, cet instant précis où pour une fois le monde lui avait paru tourner rond, où il en était responsable, et maintenant, maintenant, tout ce qu’il voulait, c’était un coup à boire. Et une bonne semaine de sommeil.

« Oh, laissez tomber ! fit-il. Est-ce que vous allez venir sans faire d’histoires ? »

Le marmonnement continua. L’atmosphère commença à donner une impression de chaud et de sec.

Vimaire haussa les épaules. « Alors, d’accord, fit-il avant de se détourner. Balancez-lui le règlement à la figure, Carotte.

— Très bien, mon capitaine. »

Vimaire se souvint trop tard.

Les nains ont du mal avec les métaphores.

Ils visent aussi drôlement bien.

Les Lois Ordonnances des cités d’Ankh et de Morpork heurtèrent le secrétaire en plein front. Il cligna des yeux, tituba et fit un pas en arrière.

Ce fut le plus long pas qu’il fit jamais. Il dura d’ailleurs le restant de sa vie.

Au bout de plusieurs secondes, les cinq hommes l’entendirent atterrir cinq étages plus bas.

Au bout de plusieurs autres secondes leurs figures apparurent par-dessus le bord du plancher détruit.

« Sale façon de clamser, fit le sergent Côlon.

— Tu l’as dit, fit Chicard en portant la main à son oreille pour récupérer un mégot.

— Tué par un trucbidule. Une métaphore.

— Chaispas. Moi, j’dirais que c’est plutôt l’plancher des vaches. T’as du feu, sergent ?

— J’ai bien fait, hein, mon capitaine ? s’inquiéta Carotte. Vous avez dit…

— Oui, oui, fit Vimaire. Pas de souci. » Il baissa une main tremblante, ramassa le sac que tenait Wonse et déversa un tas de cailloux. Tous percés d’un trou. Pourquoi ? se demanda-t-il.

Un bruit métallique derrière lui le fit se retourner. Le Patricien tenait le tronçon d’épée royale. Le capitaine le regarda retirer d’une torsion l’autre moitié de lame du mur d’en face. Elle s’était cassée net.

« Capitaine Vimaire, fit-il.

— Monsieur ?

— Votre épée, je vous prie ? »

Vimaire la lui tendit. Pour l’instant, il ne voyait pas ce qu’il aurait pu faire d’autre. Il était sûrement bon pour une fosse à scorpions pour lui tout seul.

Le seigneur Vétérini examina attentivement la lame rouillée.

« Depuis combien de temps avez-vous cette épée, capitaine ? demanda-t-il d’une voix douce.

— Elle n’est pas à moi, monsieur. C’est celle de l’agent Carotte, monsieur.

— L’agent… ?

— Moi, monsieur… Votre Gracieuseté, fit Carotte en saluant.

— Ah. »

Le Patricien tournait et retournait lentement l’arme sans la quitter des yeux, comme fasciné. Vimaire sentit l’atmosphère s’épaissir, comme si l’histoire se resserrait autour du point présent, mais il ne voyait absolument pas pourquoi. C’était un de ces points où le pantalon du Temps bifurque, et si on ne faisait pas gaffe on risquait d’enfiler la mauvaise jambe…


* * *

Wonse se releva dans un monde d’ombres, la tête envahie de confusion glacée. Mais pour l’heure il ne pensait qu’à la haute silhouette encapuchonnée qui s’intéressait de près à lui.

« Je vous croyais tous morts », marmonna-t-il. Tout était étrangement silencieux, et les couleurs autour de lui avaient l’air délavées, voilées. Quelque chose clochait. « C’est vous, frère Portier ? » hasarda-t-il.

La silhouette avança la main.

« METAPHORIQUEMENT », répondit-elle.


* * *

… Et le Patricien tendit l’épée à Carotte.

« Bien joué, jeune homme, dit-il. Capitaine Vimaire, je vous suggère de donner quartier libre à vos hommes pour le reste de la journée.

— Merci, monsieur, fit Vimaire. D’accord, les gars. Vous avez entendu Sa Seigneurie.

— Mais pas vous, capitaine Vimaire. Nous devons avoir un petit entretien.

— Oui, monsieur ? » fit innocemment Vimaire.

Les hommes du Guet décampèrent, non sans lancer au capitaine des regards chagrinés de sympathie.

Le Patricien s’approcha du bord du plancher et jeta un coup d’œil en bas.

« Pauvre Wonse, dit-il.

— Oui, monsieur. » Vimaire fixait le mur.

« Je l’aurais préféré vivant, vous savez.

— Monsieur ?

— Malavisé, certes, mais un homme utile. Sa tête aurait encore pu me servir.

— Oui, monsieur.

— Le reste, évidemment, nous nous en serions débarrassé.

— Oui, monsieur.

— Je blaguais, Vimaire.

— Oui, monsieur.

— Le malheurèux n’a jamais rien compris aux passages secrets, figurez-vous.

— Non, monsieur.

— Ce jeune gars… Carotte, vous l’avez appelé ?

— Oui, monsieur.

— Un garçon zélé. Il se plaît, au Guet ?

— Oui, monsieur. L’est comme chez lui, monsieur.

— Vous m’avez sauvé la vie.

— Monsieur ?

— Venez avec moi. »

Il partit à grands pas à travers le palais en ruine, Vimaire dans son sillage, et se rendit au Bureau Oblong. Les lieux étaient à peu près en ordre. Ils n’avaient guère subi de dégâts, en dehors d’une couche de poussière. Le Patricien s’assit, et soudain ce fut comme s’il n’était jamais parti. Vimaire se demanda s’il avait effectivement quitté son bureau.

L’homme prit une liasse de papiers et en épousseta le plâtre.

« Fâcheux, dit-il. Lupine avait un tel esprit méthodique.

— Oui, monsieur. »

Le Patricien mit ses mains en clocher et considéra Vimaire par-dessus.

« Laissez-moi vous donner un conseil, capitaine, dit-il.

— Oui, monsieur ?

— Ça pourrait vous aider à comprendre le monde.

— Monsieur.

— À mon avis, l’existence vous pose un problème parce que vous croyez que l’humanité se divise entre les bons et les méchants. Vous vous trompez, bien entendu. Il n’y a toujours que les méchants… mais certains sont dans des camps adverses. »

Il agita sa main fine en direction de la ville et s’approcha de la fenêtre.

« Tout un océan de mal, vaste et houleux, fit-il d’un ton de propriétaire. Peu profond par endroits, évidemment, mais beaucoup plus ailleurs, je dirais même abyssal. Seulement, des gens comme vous confectionnent de petits radeaux de règles et de simili bonnes intentions puis déclarent : Voici le bien, voici ce qui finira par triompher. Etonnant ! » Il asséna une claque aimable dans le dos de Vimaire.

« Là-bas, reprit-il, on trouve des gens prêts à suivre n’importe quel dragon, à vénérer n’importe quel dieu, à ignorer n’importe quelle iniquité. Ils témoignent d’une espèce de méchanceté banale, ordinaire. Rien à voir avec l’ignominie vraiment élevée, créative des grands pécheurs, ça me ferait plutôt penser à une noirceur d’âme fabriquée en série. Des pécheurs, pourrait-on dire, sans trace d’originalité. Ils acceptent le mal non seulement parce qu’ils disent « oui », mais parce qu’ils ne disent pas « non ». Je vous demande pardon si je vous choque, ajouta-t-il en tapotant l’épaule du capitaine, mais vous autres, vous avez grand besoin de nous.

— Ah bon, monsieur ? fit tranquillement Vimaire.

— Oh, oui. Nous sommes les seuls à savoir comment faire fonctionner le système. Vous voyez, l’unique compétence des bons, c’est de renverser les méchants. Et de ce côté-là, vous vous y entendez, je vous assure. Mais l’ennui, c’est que vous ne savez rien faire d’autre. Vous sonnez les cloches à la volée, vous détrônez le tyran malfaisant, et le lendemain tout le monde reste assis à se plaindre que depuis le départ du dictateur personne n’a ramassé les ordures. Parce que les méchants sont des organisateurs. Ça fait partie de leurs attributs, dirions-nous. Tout tyran malfaisant a un plan pour diriger le monde. Les bons n’ont apparemment pas ce talent-là.

— Peut-être. Mais vous avez tort pour le reste. C’est uniquement parce que les gens ont peur, qu’ils sont seuls… » Il s’arrêta. Ses paroles sonnaient creux, même à ses propres oreilles.

Il haussa les épaules. « Ce ne sont que des gens, reprit-il. Ils font seulement ce que font les gens. Monsieur. »

Le seigneur Vétérini lui fit un sourire amical.

« Bien sûr, bien sûr, dit-il. C’est ce qu’il vous faut croire, j’en suis conscient. Sinon vous tomberiez fou. Sinon vous auriez l’impression de marcher sur un pont de l’épaisseur d’une plume au-dessus des voûtes de l’enfer. Sinon l’existence ressemblerait à un horrible martyre et le seul espoir serait qu’il n’existe pas de vie après la mort. Je comprends parfaitement. »

Il regarda son bureau et soupira. « Et maintenant, dit-il, il y a tant à faire. Le pauvre Wonse était un bon serviteur mais un maître incompétent, j’en ai peur. Vous pouvez donc disposer. Prenez une bonne nuit de sommeil. Oh, et amenez-moi vos hommes demain. La ville doit exprimer sa gratitude.

— Elle doit quoi ? »

Le Patricien étudiait un rouleau de papier. Sa voix avait déjà retrouvé le ton distant de qui planifie, prévoit et prend en main. « Sa gratitude, répéta-t-il. Après chaque victoire triomphale, il faut des héros. C’est essentiel. Ainsi chacun sait que tout a été accompli dans les règles. »

Il jeta un regard à Vimaire par-dessus le rouleau.

« C’est dans l’ordre naturel des choses. »

Au bout d’un moment, il prit quelques notes au crayon sur le papier devant lui et leva les yeux.

« J’ai dit, fit-il, que vous pouviez disposer. »

Vimaire s’arrêta à la porte.

« Vous croyez tout ça, monsieur ? demanda-t-il. Le mal infini et la noirceur absolue ?

— En effet, en effet, fit le Patricien en retournant la page. C’est la seule analyse logique.

— Mais vous vous levez tous les matins, monsieur ?

— Hmm ? Oui ? Où voulez-vous en venir ?

— J’aimerais juste savoir pourquoi, monsieur.

— Oh, fichez-moi le camp, Vimaire. Soyez gentil. »


* * *

Dans l’obscurité pleine de courants d’air de la caverne creusée au cœur du palais, le bibliothécaire s’avança sur ses phalanges. Il gravit à quatre pattes les restes du trésor lamentable et baissa les yeux sur le corps écartelé de Wonse.

Puis il descendit la main, tout doucement, et retira en forçant l’Invocation des dragons des doigts qui se raidissaient. Il souffla sur le livre pour le débarrasser de la poussière. Il le caressa tendrement, comme s’il s’agissait d’un enfant apeuré.

Il fit demi-tour pour redescendre du monticule et s’arrêta. Il se pencha à nouveau et retira délicatement un autre livre des débris scintillants. Ce n’était pas un des siens, sauf au sens large, si l’on considérait que tous les livres relevaient de son domaine. Il tourna prudemment quelques pages.

« Garde-le, dit Vimaire derrière lui. Emporte-le. Range-le quelque part. »

L’orang-outan hocha la tête à l’adresse du capitaine et dégringola du tas. Il tapota doucement Vimaire sur la rotule, ouvrit l’Invocation des dragons, en feuilleta les pages abîmées jusqu’à ce qu’il trouve la bonne et passa silencieusement le livre au-dessus de lui.

Vimaire plissa les yeux sur l’écriture en pattes de mouche.

Toutesfois, les draggons ne sont pas tels les liscornes, je l’asfirme. Ils résydent en un royausme délymité par l’imaginaysre de la voslonté et aynsi, ycelui qui les invosque et leur ouvre une voie vers ce monsde-cy invosque ses propres draggons de l’espryt.

Toutesfois, je croys, il est possyble au cœur pur d’invosquer un draggon puyssant comme forse du bien dans le monsde, et ce soir mesme va commenser le gransd œuvre. Toust a été presparé. J’ai travaillé d’arrasche-piesd afyn d’estre un ynstrument efficasse…

Un royaume imaginaire, songea Vimaire. Alors c’est là leur retraite. Nos imaginations. Et quand on les rappelle, on leur donne forme, comme on garnit de pâte les moules à gâteaux. Seulement, on n’obtient pas des petits bonshommes en pain d’épice, on obtient ce qu’on est soi-même. On donne forme à sa propre noirceur…

Vimaire relut tout le passage, puis jeta un coup d’œil aux pages suivantes.

Il n’y en avait pas beaucoup. Le reste du livre était une masse calcinée.

Vimaire le rendit à l’anthropoïde.

« Quel genre d’homme était ce Malachite ? »

Le bibliothécaire réfléchit à la question avec toute l’attention de qui connaît le Dictionnaire biographique municipal par cœur. Puis il haussa les épaules.

« Particulièrement saint ? » demanda Vimaire.

L’anthropoïde secoua la tête.

« Ben, carrément méchant, alors ? »

L’anthropoïde haussa encore les épaules et refit non de la tête.

« Si j’étais toi, dit Vimaire, je rangerais ce bouquin dans un coin bien à l’abri. Pareil pour le manuel des lois. Ils sont vachement trop dangereux.

— Oook. »

Vimaire s’étira. « Et maintenant, fit-il, on va aller boire un coup.

— Oook.

— Mais juste un petit.

— Oook.

— Et c’est ta tournée.

— Eeek. »

Vimaire s’arrêta et baissa les yeux sur la grosse figure toute douce.

« Dis-moi, fit-il. J’ai toujours voulu savoir… C’est franchement mieux d’être un anthropoïde ? »

Le bibliothécaire réfléchit un moment. « Oook, répondit-il.

— Oh. Vraiment ? »


* * *

Le lendemain. La salle était entièrement moquettée d’édiles. Le Patricien occupait son fauteuil austère, entouré du Conseil.

Toute l’assistance arborait le grand sourire à la fois cireux et lumineux de ceux qui sont résolus à faire du bon travail.

Dame Sybil Ramkin, assise un peu à l’écart, portait quelques arpents de velours noir. Les joyaux de la famille Ramkin scintillaient à ses doigts, à son cou et dans les boucles brunes de sa perruque du jour. L’effet d’ensemble était saisissant, comme un globe céleste.

Vimaire fit entrer sa troupe au pas jusqu’au milieu de la salle et s’arrêta en frappant du pied, le casque sous le bras, conformément au règlement. Il avait eu la surprise de constater que même Chicard avait fait un effort : on voyait briller le métal ici et là sur son plastron. Et Côlon affichait un air important presque constipé. L’armure de Carotte étincelait.

Côlon se fendit d’un salut dans les règles pour la première fois de sa vie.

« Tous présents à l’appel, mon ’p’taine ! aboya-t-il.

— Très bien, sergent », répondit Vimaire avec froideur. Il se tourna vers le Patricien et leva poliment un sourcil.

Le seigneur eut un petit geste de la main.

« Reposez-vous, si c’est ainsi que vous dites, fit-il. Je suis sûr que nous pouvons nous passer de cérémonies ici. Qu’en pensez-vous, capitaine ?

— C’est comme vous voulez, monsieur, répondit Vimaire.

— Donc, messieurs, fit le Patricien en se penchant, on nous a rapporté de remarquables récits sur vos efforts magnifiques pour défendre la cité… »

Vimaire laissa vagabonder son esprit pendant que les platitudes sirupeuses lui défilaient au-dessus de la tête. Un moment, il prit un certain plaisir à observer les visages des membres du Conseil. Ils passaient par toute une série d’expressions à mesure que discourait le Patricien. Il était évidemment d’une importance vitale qu’une telle cérémonie ait lieu. Toute l’affaire serait alors clarifiée puis définitivement réglée. Puis oubliée. Ne serait plus qu’un chapitre de plus dans la longue histoire passionnante des ekcétra, ekcétra. Ankh-Morpork s’y entendait pour entamer de nouveaux chapitres.

À force de ratisser la salle, son regard tomba sur dame Ramkin. Elle battit des paupières. Vimaire ramena les yeux droit devant lui, la figure soudain aussi fermée qu’une porte de prison.

«… gage de notre gratitude », conclut le Patricien avant de se rasseoir.

Vimaire s’aperçut que tout le monde le regardait.

« Pardon ? fit-il.

— Je disais que nous avons cherché une récompense de circonstance, capitaine Vimaire. Divers citoyens soucieux du bien public… – les yeux du Patricien englobèrent le Conseil et dame Ramkin – et moi-même, bien entendu, estimons qu’une récompense appropriée vous revient. »

Vimaire avait toujours l’air interdit.

« Une récompense ? fit-il.

— C’est la coutume pour des actes aussi héroïques », répliqua le Patricien avec un soupçon d’irritation.

Vimaire regarda de nouveau droit devant lui. « N’y ai franchement pas pensé, monsieur, dit-il. Peux pas parler au nom de mes hommes, évidemment. »

Suivit un silence gêné. Du coin de l’œil, Vimaire eut conscience de Chicard donnant un coup de coude dans les côtes du sergent. Côlon finit par s’avancer d’un pas mal assuré et se fendit d’un autre salut. « Permission de prendre la parole, monsieur », marmonna-t-il.

Le Patricien accepta gracieusement de la tête.

Le sergent toussa. Il ôta son casque et sortit un bout de papier.

« Euh… fit-il. Alors voilà, sauf le respect de Votre Honneur, on s’est dit, voyez, pour ce qui est d’avoir sauvé la ville et tout l’toutim, ou quasiment, enfin, ce que j’veux dire… on a juste tenté l’coup, voyez, toujours sur la brèche, tout ça… Alors voilà, on trouve qu’on y a bien droit. Si vous m’comprenez. »

L’assemblée approuva du chef. Les choses rentraient dans l’ordre.

« Poursuivez, demanda le Patricien.

— Alors on s’est, comme on dit, tous consultés, fit le sergent. C’est un peu culotté, je sais…

— S’il vous plaît, venez-en au fait, sergent. Inutile de marquer tant de parenthèses. Nous avons parfaitement conscience de l’ampleur de la question.

— Oui, monsieur. D’accord, monsieur. D’abord, y a la solde.

— La solde ? » fit le seigneur Vétérini. Il regarda Vimaire qui, lui, regardait dans le vide.

Le sergent releva la tête. Son expression était celle d’un homme décidé à tenir jusqu’au bout.

« Oui, monsieur, répondit-il. Trente piastres par mois. C’est pas normal. On a pensé… – il se passa la langue sur les lèvres et jeta un coup d’œil derrière lui aux deux autres qui lui adressaient de vagues gestes d’encouragement – on a pensé à un taux de référence de… euh… trente-cinq piastres ? Par mois ? » Il fixa la mine glaciale du Patricien. « Avec des augmentations suivant le grade ? On a pensé à cinq piastres. »

Il se repassa la langue sur les lèvres, troublé par l’expression du Patricien. « On descendra pas en dessous de quatre, dit-il. Notre dernier mot. On regrette, Votre Altesse, mais c’est comme ça. »

Le Patricien jeta un nouveau coup d’œil à la figure impassible de Vimaire, puis revint aux hommes de troupe.

« C’est… tout ? » fit-il.

Chicard chuchota dans l’oreille de Côlon, puis reprit sa place en vitesse. Le sergent en sueur s’accrochait à son casque comme à la seule réalité au monde.

« Y a autre chose, Votre Révérence, dit-il.

— Ah. » Le Patricien sourit d’un air entendu.

« Y a la bouilloire. L’était pas bien fameuse, d’ailleurs, mais Errol l’a mangée quand même. Elle avait coûté presque deux piastres. » Il déglutit. « On en voudrait bien une nouvelle, si ça vous fait rien, Votre Seigneurie. »

Le Patricien se pencha en avant, agrippé aux accoudoirs de son fauteuil.

« Je veux que ce soit bien clair, dit-il avec froideur. Devons-nous croire que vous demandez une petite augmentation de salaire et un ustensile de cuisine ? »

Carotte chuchota dans l’autre oreille de Côlon.

Le sergent tourna deux yeux globuleux et larmoyants vers les dignitaires. Le bord de son casque lui tournait dans les doigts comme une roue de moulin.

« Ben… reprit-il, des fois, qu’on s’est dit, vous savez, quand on a la pause dîner ou quand on est, comme qui dirait, à la fin d’une garde, quoi, et qu’on veut se détendre un brin, voyez, s’relaxer… » Sa voix mourut.

« Oui ? »

Colon prit une profonde inspiration.

« J’imagine qu’un jeu de fléchettes c’est trop demander… ? »

Le silence tonitruant qui suivit fut rompu par des pouffements convulsifs.

Le casque de Vimaire tomba de sa main secouée de tremblements. Son plastron s’agita tandis que le rire retenu depuis des années éclatait en grandes éruptions irrépressibles. Il se tourna vers le rang des conseillers et rit de plus belle jusqu’à ce que les larmes lui viennent aux yeux.

Rit en les voyant se lever d’un air de gêne et de dignité outragée.

Rit devant l’expression soigneusement imperturbable du Patricien.

Rit pour le monde et le salut des âmes.

Rit encore et encore, rit toutes les larmes de son corps.

Chicard tendit le cou pour atteindre l’oreille de Côlon.

« Je te l’avais bien dit, souffla-t-il. Je t’avais dit qu’ils accepteraient jamais ça. J’savais bien qu’avec le jeu de fléchettes on y allait trop fort. Là, tu les as mis dans tous leurs états. »


* * *

Chère mère et cher père, écrivit Carotte,

Vous ne devinerez jamais, je suis au Guet depuis quelques semaines seulement et je vais déjà passer agent titulaire. Le capitaine Vimaire l’a dit, même le Patricien l’a dit, et aussi qu’il espérait me voir réussir une longue carrière au Guet et qu’il la suivrait avec un intérêt tout particulier. Ma solde aussi va augmenter de dix piastres, et on a touché une prime spéciale de vingt piastres que le capitaine Vimaire a payée lui-même de sa poche, d’après le sergent Côlon. Vous trouverez l’argent ci-joint. J’en garde un petit peu parce que je suis allé voir Rita, et madame Paluche a dit que toutes les filles suivent ma carrière avec beaucoup d’intérêt elles aussi, et que je dois aller dîner chez elles mon soir de congé. Le sergent Côlon m’a montré comment commencer à faire la cour, c’est très intéressant et pas du tout compliqué apparemment. J’ai arrêté un dragon mais il m’a échappé. J’espère que monsieur Vernessi va bien.

Je suis aussi heureux que n’importe qui au monde.

Votre fils, Carotte.


* * *

Vimaire frappa à la porte.

On avait fait un effort pour astiquer la demeure des Ramkin, remarqua-t-il. On avait impitoyablement taillé et refoulé les arbustes envahissants. Un ouvrier d’un certain âge en haut d’une échelle reclouait le stuc sur les murs tandis qu’un autre, armé d’une pelle, délimitait arbitrairement la frontière entre la pelouse et l’ancien parterre de fleurs.

Donc Vimaire se coinça le casque sous le bras, se lissa les cheveux en arrière et frappa. Il avait pensé demander au sergent Côlon de l’accompagner mais avait vite rejeté cette idée. Il n’aurait pas enduré les ricanements. Et puis de quoi devait-il avoir peur ? Il avait regardé trois fois la mort au fond des yeux ; quatre, si on comptait celle où il avait ordonné au seigneur Vétérini de la fermer.

À son grand étonnement, la porte finit par s’ouvrir sur un majordome tellement vieux qu’on aurait pu le croire ressuscité par les coups donnés sur le battant.

« Ouiii ? fit-il.

— Capitaine Vimaire, du Guet des Orfèvres », dit Vimaire.

L’homme le toisa.

« Oh, oui, fit-il. Sa Seigneurie m’a mis au courant. Je crois que Sa Seigneurie se trouve auprès de ses dragons. Si vous voulez bien patienter ici, je vais…

— Je connais le chemin », dit Vimaire qui s’engagea sur le sentier sinueux envahi par la végétation.

La dragonnerie n’était que ruines. Un lot de caisses en bois fatiguées gisait, dispersé sous un auvent en toile huilée. Du fond de celles-ci, quelques dragons des marais lui soufflèrent tristement le bonjour.

Deux femmes allaient et venaient d’un air affairé parmi les caisses. Deux dames, plutôt. Elles étaient bien trop débraillées pour qu’il s’agisse de simples femmes. Aucune femme ordinaire n’aurait souhaité paraître aussi dépenaillée ; pour se permettre de porter des vêtements pareils, il fallait la confiance en soi absolue qu’on acquiert quand on connaît l’identité de son arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père. Mais c’étaient, nota Vimaire, des vêtements de tout premier ordre, ou qui l’avaient jadis été ; des vêtements achetés par des parents, mais si onéreux et d’une telle qualité qu’ils ne s’usaient jamais et se transmettaient de génération en génération comme la porcelaine ancienne, l’argenterie et la goutte.

Des éleveuses de dragons, songea-t-il. On les reconnaît. Elles ont quelque chose. Leur façon de porter leurs écharpes de soie, leurs vieux manteaux de tweed et les bottes de cheval du grand-père. Et l’odeur, évidemment.

Une petite femme noueuse, à la figure comme du vieux cuir de selle, l’aperçut.

« Ah, fit-elle, vous êtes sûrement le courageux capitaine. » Elle rentra une mèche vagabonde de cheveux blancs sous un fichu et tendit une main brune aux veines saillantes. « Brenda Rodley. Là, c’est Rosie Devant-Molei. C’est elle qui dirige le Sanctuaire du Soleil, vous savez. » L’autre femme, à la carrure à soulever des chevaux de trait d’une main et à les ferrer de l’autre, lui fit un grand sourire amical.

« Samuel Vimaire, se présenta le capitaine d’une petite voix.

— Mon père aussi s’appelait Sam, fit distraitement Brenda. On peut toujours faire confiance aux Sam, il disait. » Elle renvoya un dragon dans sa caisse. « On donne un coup de main à Sybil. De vieilles amies, vous savez. Toute la bande a filé. Ils sont partout en ville, les petits monstres. Mais ils reviendront sûrement quand ils auront faim. Quelle lignée, hein ?

— Je vous demande pardon ?

— D’après Sybil, c’était une variété atypique, mais à mon avis, on devrait pouvoir retrouver la lignée en trois ou quatre générations. Je suis connue pour mon élevage, vous savez, précisa-t-elle. Ça serait quelque chose, quand même. Une toute nouvelle espèce de dragon. »

Vimaire imagina un entrelacs de sillages supersoniques dans le ciel.

« Euh, fit-il. Oui.

— Bon, on n’a pas que ça à faire.

— Euh… Dame Ramkin n’est pas par là ? demanda Vimaire. Elle m’a envoyé un mot, c’était indispensable que je vienne, elle disait.

— Elle est quelque part dans la maison, répondit mademoiselle Rodley. Elle a dit qu’elle avait quelque chose d’important à voir. Oh, fais attention à celui-là, Rose, petite idiote !

— Plus important que les dragons ? s’étonna Vimaire.

— Oui. Je ne sais pas ce qui lui prend. » Brenda Rodley plongea la main dans la poche d’un gilet trop grand. « Ravie de vous avoir connu, capitaine. Toujours agréable de souhaiter à de nouveaux membres la bienvenue au club. Passez donc nous voir à l’occasion. Je ne serais que trop heureuse de vous faire visiter. » Elle sortit une carte douteuse et la lui fourra dans la main. « Faut que j’y aille, maintenant, paraît qu’il y en a qui veulent bâtir leurs nids sur la tour de l’Université. C’est hors de question. Il faut les déloger de là avant la nuit. »

Vimaire loucha sur la carte tandis que les deux femmes descendaient l’allée dans un crissement de graviers, en portant des filets et des cordes.

Il lut : Brenda, dame Rodley. Manoir du Douaire, château de Quirm, Quirm. Autrement dit, comprit-il, ce qui s’éloignait à grands pas sur le sentier comme un bric-à-brac ambulant n’était autre que la duchesse douairière de Quirm, qui possédait plus de terres qu’on ne pouvait en embrasser depuis le sommet d’une très haute montagne par temps clair. Chicard n’aurait pas approuvé. Il existait sans doute une forme particulière de pauvreté que seuls les très, très riches pouvaient s’offrir…

Voilà comment on devient influent dans le pays, se dit-il. On se fiche comme d’une guigne de ce que pensent les autres et on ne doute jamais, jamais de rien.

Il revint à pas de loup vers la maison. Une porte était ouverte. Elle donnait sur un grand corridor, mais sombre et sentant le moisi. Au-dessus de lui, dans la pénombre, des têtes d’animaux morts hantaient les murs. Les Ramkin avaient visiblement mis en péril davantage d’espèces que l’âge glaciaire.

Vimaire franchit nonchalamment une autre entrée en acajou.

Il pénétra dans une salle à manger meublée d’une de ces tables où les convives assis à l’autre bout se trouvent dans une autre zone temporelle. L’une des extrémités avait d’ailleurs été colonisée par des bougeoirs d’argent.

Elle était dressée pour deux. Une batterie de couverts flanquait chaque assiette. Des verres anciens étincelaient à la lueur des bougies.

Un pressentiment horrible envahit Vimaire en même temps qu’une bouffée de Séduction, le parfum le plus cher disponible à Ankh-Morpork, lui passait sous le nez.

« Ah, capitaine. C’est gentil d’être venu. »

Vimaire Se retourna lentement sans que ses pieds aient l’air de bouger.

Dame Ramkin se tenait devant lui, magnifique.

Il eut vaguement conscience d’une robe d’un bleu éclatant qui scintillait à la lumière des bougies, d’une masse de cheveux auburn, d’un visage légèrement anxieux qui donnait à penser qu’un bataillon entier de peintres et de décorateurs habiles venaient tout juste de démonter leurs échafaudages pour rentrer chez eux, et d’un faible grincement révélant que par-dessous l’ensemble un malheureux corset subissait une tension telle qu’on en trouve d’ordinaire dans le cœur des étoiles géantes.

« Je… euh… fit-il. Si vous… euh… Si vous m’aviez dit… euh… je me serais… euh… habillé mieux… euh… Beaucoup… euh… Très. Euh… »

Elle lui fonça dessus comme un engin de siège resplendissant.

Dans une espèce de rêve il se laissa pousser vers une chaise. Il dut manger, parce que des serviteurs surgis du néant avec des machins chargés d’autres machins revinrent plus tard retirer les assiettes. Le majordome se ranimait régulièrement pour remplir systématiquement son verre de vins étranges. Il avait l’impression de cuire à la chaleur des bougies. Et durant tout ce temps dame Ramkin parla d’une voix à la fois enjouée et crispée – des dimensions de la maison, des responsabilités d’un immense domaine, du sentiment que l’heure était venue de prendre plus sérieusement position dans la société –, tandis que le soleil couchant enluminait la salle de teintes rouges et que la tête de Vimaire commençait à tourner.

La société, parvint-il à penser, ne savait pas ce qui l’attendait. Pas une seule fois il ne fut question de dragons, mais au bout d’un moment quelque chose sous la table posa sa tête sur le genou du capitaine et bava.

Vimaire trouva impossible de participer à la conversation. Il se sentait assiégé, débordé. Il tenta une sortie, dans l’espoir de se dégager de la mêlée et de fuir en exil.

« D’après vous, ils sont allés où ? lança-t-il.

— Où quoi ? fit dame Ramkin, momentanément interrompue.

— Les dragons. Vous savez. Errol et sa femm… sa femelle.

— Oh, dans un repaire isolé et rocheux, j’imagine, répondit dame Ramkin. L’idéal, pour les dragons.

— Mais c’est… je veux dire elle, c’est un animal magique. Qu’est-ce qu’il va se passer quand la magie disparaîtra ? »

Dame Ramkin lui fit un sourire timide.

« La plupart des gens se débrouillent, apparemment. »

Elle tendit le bras par-dessus la table et lui toucha la main.

« Vos hommes pensent qu’il faut s’occuper de vous, reprit-elle avec douceur.

— Oh. Ils pensent ça ? fit Vimaire.

— Le sergent Côlon trouve qu’on s’entendrait comme lardons en poêle, c’est ce qu’il a dit.

— Oh. Il a dit ça ?

— Et il a dit autre chose. C’était quoi, déjà ? Ah, oui : « Il y a une chance sur un million », il a dit, je crois, « mais ça pourrait marcher ». »

Elle lui sourit.

Puis l’idée vint et frappa Vimaire que, dans sa catégorie très à part, elle était franchement belle ; elle appartenait à la catégorie de toutes les femmes qui l’avaient jamais jugé, depuis sa prime enfance, digne d’un sourire. Elle ne pouvait pas trouver pire que lui, mais, d’un autre côté, lui ne pouvait pas trouver mieux qu’elle. Alors peut-être que ça compensait. Elle ne rajeunissait pas, mais qui rajeunissait ? Et elle avait de la classe, de l’argent, du bon sens, de l’assurance et tout ce que lui n’avait pas ; elle avait ouvert son cœur, et si vous la laissiez faire, elle pouvait vous engloutir ; la femme est une ville.

Et finalement, en état de siège, vous faisiez ce qu’Ankh-Morpork avait toujours fait : ouvrir les portes, laisser entrer les conquérants et les assimiler.

Par où commencer ? Elle avait l’air d’attendre quelque chose.

Il haussa les épaules, prit son verre de vin et chercha quoi dire. Une phrase s’insinua dans son cerveau empli de résonances sauvages.

« T’as d’beaux yeux, tu sais. »


* * *

Divers gongs sonnaient autant de fois la minuit et la mort du jour écoulé.

(… Et plus loin vers le Moyeu, là où les montagnes du Bélier rejoignent les cimes sévères du massif central, où d’étranges créatures poilues parcourent les neiges éternelles, où les blizzards hurlent autour des pics glacés, les lumières d’une lamaserie solitaire brillent au-dessus des hautes vallées. Dans la cour, deux moines en robe jaune entassent la dernière caisse de petites bouteilles vertes sur un traîneau, prêts à entamer la première étape du voyage terriblement difficile qui les descendra vers les plaines lointaines. La caisse porte, tracée à coups de pinceau appliqués, l’inscription : Planteur J.M.T.L.G., Ankh-Morpork.

« Tu sais, Lobsang, dit le premier, on est bien forcé de se demander ce qu’il en fait, de ce truc-là. »)

Le caporal Chicard et le sergent Côlon se prélassaient dans l’ombre près du Tambour Rafistolé, mais ils se redressèrent lorsque Carotte en sortit avec un plateau. Le troll Détritus s’écarta respectueusement.

« Et voilà, les gars, dit le jeune homme. Trois pintes. Offertes par la maison.

— Nom des dieux, j’aurais jamais cru que tu y arriverais, fit Côlon en saisissant une anse. Tu lui as dit quoi ?

— J’ai juste expliqué que c’était le devoir de tout bon citoyen d’aider le Guet à toute heure, répondit innocemment Carotte, et je l’ai remercié pour sa coopération.

— Ouais, et l’reste, fit Chicard.

— Non, c’est tout ce que j’ai dit.

— Alors, t’as dû lui causer d’un ton convaincant.

— Ah. Ben, faut en profiter, les gars, tant que ça marche », fit Côlon.

Ils burent pensivement. Ce fut un moment de paix intense, quelques minutes arrachées aux réalités de l’existence. Ce fut une brève bouchée de fruit chapardé, et ils la goûtèrent comme telle. Personne dans toute la ville n’avait l’air de se battre, de donner des coups de couteau ni de déclencher une bagarre, et en cet instant on aurait pu croire que cette situation idyllique allait durer.

Et même si elle ne durait pas, il leur restait les souvenirs pour leur remonter le moral. Souvenirs de galopades dans les rues et de gens qui s’écartaient de leur chemin. Souvenirs des expressions sur les figures des affreux gardes du palais. D’avoir été là quand tous les voleurs, héros et dieux avaient échoué. D’avoir à peu près fait les choses à peu près bien.

Chicard poussa la chope sur un rebord de fenêtre fort à propos, tapa des pieds afin d’y ramener un peu de vie et souffla sur ses doigts. Après un bref tâtonnement dans les recoins sombres derrière son oreille il ramena un bout de mégot.

« Quelle aventure, hein ? » fit Côlon avec satisfaction tandis que la flamme d’une allumette illuminait les trois hommes.

Les deux autres hochèrent la tête. Hier leur paraissait remonter à une éternité, même maintenant. Mais ils ne pourraient jamais oublier, une histoire pareille, même si d’autres l’oubliaient, quoi qu’il arrive désormais.

« Si j’revois plus jamais de putain d’roi, ça sera encore trop tôt, dit Chicard.

— À mon avis, ce n’était pas le bon roi, de toute façon, fit Carotte. En parlant de rois : quelqu’un veut une chips bien grillée ?

— Y a pas de bons rois », dit Côlon, mais sans trop de rancœur. Dix piastres par mois allaient faire une grosse différence. L’attitude de madame Côlon avait beaucoup changé maintenant qu’il gagnait pour le ménage dix piastres de plus par mois. Ses petits mots sur la table de la cuisine étaient beaucoup plus aimables.

« Non, ce que je veux dire, ça n’a rien d’extraordinaire d’avoir une vieille épée, dit Carotte. Ou une tache de naissance. Tenez, regardez. J’en ai bien une, moi, de tache de naissance sur le bras.

— Mon frère aussi, il en a une, fit Côlon. En forme de bateau.

— La mienne, elle ressemble plutôt à une espèce de couronne, dit Carotte.

— Ho, ho ! ça fait de toi un roi, alors, fit Chicard avec un grand sourire. Ça tombe sous le sens.

— J’vois pas pourquoi. Mon frère, c’est pas un amiral, fit observer Côlon avec bon sens.

— Et j’ai cette épée », dit Carotte.

Il la dégaina. Côlon la lui prit des mains, la tourna et la retourna à la lumière de la torche plantée au-dessus de la porte du Tambour. La lame était courte, émoussée, ébréchée comme une scie. Elle était de bonne facture et elle avait peut-être jadis porté une inscription, hélas rendue illisible par un usage régulier.

« Une bonne épée, dit-il d’un air songeur. Bien équilibrée.

— Mais pas une épée de roi, fit Carotte. Les épées de rois sont grandes, brillantes, magiques, incrustées de pierres précieuses, et quand on les lève, elles réfléchissent la lumière, ting.

— Ting, répéta Côlon. Oui, ça m’étonnerait pas, moi.

— Je prétends seulement qu’on ne va pas s’amuser à distribuer des trônes pour des trucs pareils. C’est ce qu’a dit le capitaine Vimaire.

— Un chouette boulot, remarquez, intervint Chicard. De bons horaires, quand on est roi.

— Hmm ? » Côlon s’était momentanément plongé dans un petit monde de réflexions. Les vrais rois possédaient des épées étincelantes, bien sûr. Sauf, sauf, sauf peut-être que le vraiment vrai roi de… disons, des temps anciens, il avait une épée qui n’étincelait pas du tout, mais vachement efficace pour tailler n’importe quoi. Ce n’était qu’une idée comme ça.

« Moi, j’dis qu’être roi, c’est un bon boulot, répéta Chicard. Pas beaucoup d’heures.

— Ouais. Ouais. Mais pas beaucoup d’jours non plus », répliqua Côlon. Il jeta à Carotte un regard songeur.

« Ah. Ça aussi, évidemment.

— N’importe comment, mon père dit qu’être roi, c’est trop dur comme travail, fit Carotte. Les études géologiques, les analyses de minéraux et tout. » Il vida sa pinte. « Ces trucs-là, ce n’est pas pour nous. Pour nous… – il prit un air fier – des gardes. Ça va, sergent ?

— Hmm ? Quoi ? Oh. Oui. » Côlon haussa les épaules. Qu’est-ce que ça pouvait faire, de toute façon ? Peut-être que ça valait mieux comme ça. Il termina sa bière. « Faut y aller, dit-il. Il est quelle heure, déjà ?

— Dans les minuit, répondit Carotte.

— Rien d’autre ? »

Carotte réfléchit. « Et tout va bien ? fit-il.

— Voilà. J’voulais juste vérifier.

— Tu sais, fit Chicard, t’as une manière de dire ça, mon gars, on croirait presque que c’est vrai. »


* * *

Laissons l’œil de l’observateur prendre du recul…

Voici le Disque, monde et miroir des mondes, porté à travers l’espace à dos de quatre éléphants géants juchés sur la carapace de la Grande A’Tuin, la Tortue Céleste. Tout autour du Bord de ce monde, l’océan se déverse perpétuellement dans la nuit. En son Moyeu s’élève le pic haut de quinze kilomètres de Cori Celesti, au sommet miroitant duquel les dieux s’amusent à des jeux avec le destin des hommes…

… Dont on ne sait rien des règles ni des pions.

À l’autre bout du Disque le soleil se lève. La lumière du matin entreprend de se répandre sur le patchwork des mers et des continents, mais lentement, parce que la lumière se sent paresseuse et un peu lourde en présence d’un champ magique.

Sur le croissant sombre, là où l’ancienne clarté du coucher de soleil vient à peine de quitter les vallées les plus encaissées, deux points, un gros et un petit, volent hors des ténèbres, rasent la houle de l’océan du Bord et s’élancent résolument par-dessus les profondeurs insondables et piquetées d’étoiles de l’espace.

Peut-être la magie durera-t-elle. Peut-être pas. Mais sait-on ce qui dure ?


AINSI PREND FIN « AU GUET ! » HUITIEME LIVRE DES ANNALES DU DISQUE-MONDE.
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