« J’réfléchissais à un truc, dit le sergent Côlon.

— À quoi ?

— Si on s’achetait une bouteille ou deux, on pourrait rentrer chez nous, et là, on s’rait vraiment incognito. »

Chicard étudia la question.

« Mais il a dit qu’il fallait qu’on ouvre les esgourdes, fit-il. On est censés, qu’il a dit, détecter des trucs.

— On pourrait faire ça chez moi, répliqua le sergent Côlon. On pourrait esgourder toute la nuit, de toutes nos esgourdes ouvertes.

— Ça, c’est vrai », reconnut Chicard. Plus il y réfléchissait, plus l’idée lui paraissait bonne.

« Mais d’abord, annonça-t-il, faut que j’aille quelque part.

— Moi aussi, dit le sergent. Détecter, au bout d’un moment ça porte sur l’système, dame. »

Ils sortirent en trébuchant dans la ruelle derrière la taverne. La lune était haute et pleine dans le ciel, mais quelques lambeaux de nuages échevelés passaient devant. Les deux hommes se rentrèrent dedans incognito dans le noir.

« C’est toi, sergent détecteur Côlon ? fit Chicard.

— Tout juste ! Dis, est-ce que tu peux détecter la porte des cabinets, caporal détecteur Chicque ? On r’cherche une petite porte basanée à l’air louche, ah ah ah. »

Il y eut deux chocs métalliques, puis un juron étouffé de Chicard au moment où il traversait la ruelle d’un pas titubant, auquel succéda un miaulement lorsqu’un des innombrables chats d’Ankh-Morpork retournés à l’état sauvage lui fila entre les jambes.

« J’crois que j’ai vu un ’ros minet, lâcha Chicard tout bas.

— Moi, j’tiens plus », dit le sergent Côlon, et il se tourna vers un angle qui tombait à pic.

Un grognement du caporal interrompit ses rêveries solitaires.

« T’es là, s’gent ?

— Pour toi, Chicard, c’est « sergent détecteur » », répondit Côlon sur le ton de la plaisanterie.

Celui de Chicard était pressant et comme s’il venait d’un coup de dessoûler. « Toi, tu t’sens p’t-être plus pisser, mais moi, j’viens de voir voler un dragon !

— J’ai déjà vu un poisson voler, dit le sergent Côlon en hoquetant légèrement. J’ai même vu voler un portefeuille. Mais j’ai jamais vu voler un dragon.

— J’te dis qu’si, tête de nœud, insista Chicard. Écoute, j’raconte pas de conneries ! L’avait des ailes comme… comme… comme de grandes ailes ! »

Le sergent Côlon se retourna, majestueux. La figure du caporal était si blanche qu’elle se détachait dans l’obscurité.

« Parole, sergent ! »

Le sergent Côlon leva les yeux vers le ciel humide et la lune aspergée de pluie.

« D’accord, dit-il, fais-moi voir ça. »

Il entendit un glissement derrière lui, et deux tuiles s’écrasèrent dans la ruelle.

Il pivota. Et là, sur le toit, se tenait le dragon.

« Y a un dragon sur le toit ! gazouilla-t-il. Chicard, c’est vraiment un dragon, sur le toit ! Qu’est-ce que j’fais, Chicard ? Y a un dragon sur le toit ! Il me r’luque, Chicard !

— Déjà, tu pourrais t’reculotter », suggéra le caporal de derrière le mur le plus proche.


* * *

Même dépouillée de ses couches de vêtements protecteurs, dame Sybil Ramkin restait imposante. Vimaire savait que le peuple barbare axlandais avait des légendes sur de grandes jeunes femmes en cottes de mailles, soutiens-gorge d’airain, montées sur des chevaux de trait, qui fondaient sur les champs de bataille et emportaient en croupe les guerriers morts vers une autre vie de bamboche merveilleuse, tout en chantant d’une belle voix de mezzo-soprano. Dame Ramkin aurait pu être de ces femmes-là. Elle aurait pu les conduire. Elle aurait pu en diriger tout un bataillon. Quand elle parlait, chaque mot faisait l’effet d’une bonne claque dans le dos et vibrait de cette assurance aristocratique que confère la bonne éducation. La seule sonorité des voyelles aurait découpé du teck.

Les ancêtres dépenaillés de Vimaire avaient connu ce genre de voix ; celle de types en lourdes armures qui leur expliquaient du haut de leur destrier pourquoi ce serait une sacrée bonne idée, n’est-ce pas, de charger l’ennemi et de lui flanquer la pâtée. Ses jambes avaient envie de se mettre au garde-à-vous.

Les hommes préhistoriques l’auraient vénérée ; d’ailleurs ils avaient réussi, chose incroyable, à sculpter des statues criantes de vérité à son effigie des milliers d’années plus tôt. Une masse de cheveux châtains la coiffait ; une perruque, Vimaire l’apprit plus tard. Quand on a souvent affaire à des dragons, on ne garde pas ses cheveux longtemps.

Elle avait aussi un dragon sur l’épaule. Elle l’avait présenté sous le nom de Plongeserre Vincent Lamerveille de Quirm, mais elle l’appelait Vinny ; apparemment, il était responsable pour une bonne part de l’odeur chimique insolite qui baignait la maison. Une odeur qui imprégnait tout. Même la part généreuse de gâteau qu’elle lui avait offerte en avait le goût.

« Le… euh… l’épaule… ça fait… très bien, dit-il dans un effort désespéré pour entretenir la conversation.

— La bonne blague, fit Sa Seigneurie. Je le forme parce que les dragons d’épaule valent deux fois plus cher. »

Vimaire murmura qu’il avait parfois vu des dames de la société en porter des petits, tout colorés, à l’épaule, et qu’il avait trouvé ça très… euh… bien.

« Oh, ç’a l’air très bien, dit-elle. Je vous l’accorde. Seulement, elles se retrouvent vite avec des brûlures de suie, des cheveux grillés et de la merde tout le long du dos. Sans parler des serres qui leur rentrent dans la peau. Et après, la bestiole devient trop grande à leur goût, elle sent trop fort, alors le pauvre petit chéri a droit au Sanctuaire du Soleil pour les dragons perdus de Morpork, ou alors au bon vieux plongeon dans le fleuve avec une corde au cou. » Elle s’assit et arrangea une jupe qui aurait pu équiper en voiles toute une petite armada. « Enfin, bref. Capitaine Vimaire, c’est ça ? »

Vimaire était dans ses petits souliers. Les Ramkin défunts le fixaient des yeux depuis leurs cadres ouvragés accrochés en hauteur sur les murs sombres. Entre les portraits, comme au-dessus et en dessous, s’étalaient les armes dont ils avaient dû se servir, souvent et efficacement à en juger par leur état. Des armures complètes s’alignaient en rangs cabossés autour de la salle. Un grand nombre, ne put-il s’empêcher de noter, exhibaient de grands trous. Le plafond disparaissait sous une débauche de bannières fanées, mangées aux mites. Pas besoin d’un examen médico-légal pour comprendre que les aïeux de dame Ramkin n’avaient jamais refusé un combat.

Que dame Ramkin fût capable d’un geste aussi peu guerrier que prendre une tasse de thé avait de quoi étonner.

« Mes ancêtres, dit-elle en suivant son regard hypnotisé. Vous savez, aucun Ramkin n’est mort dans son lit depuis mille ans.

— Ah oui, m’dame ?

— La fierté de la famille, ça.

— Oui, m’dame.

— Un certain nombre sont morts dans celui des autres, évidemment. »

La tasse du capitaine Vimaire bringuebala dans sa soucoupe. « Oui, m’dame, dit-il.

— Capitaine, c’est un titre qui a tellement d’allure, je trouve. » Elle lui adressa un grand sourire crispé. « Je veux dire, les colonels, tout ça, sont toujours si guindés, les commandants si pompeux, mais on sent comme un je ne sais quoi de merveilleusement dangereux chez un capitaine. Vous vouliez me montrer quelque chose, de quoi s’agit-il ? »

Vimaire serra son paquet comme une ceinture de chasteté.

« Je me demandais, bredouilla-t-il, quelle taille les dragons des marais… euh… »

Il s’arrêta. Quelque chose d’atroce se passait dans la moitié inférieure de son individu.

Dame Ramkin suivit son regard. « Oh, ne faites pas attention, dit-elle joyeusement. Flanquez-lui un coup de coussin s’il vous embête. »

Un petit dragon d’un certain âge s’était extrait de sous le fauteuil de Vimaire pour lui poser son museau mafflu sur les cuisses. L’air attendri, la bête levait ses grands yeux marron sur le capitaine et laissait doucement goutter sur ses genoux un liquide très corrosif, à en juger par les picotements. Et elle puait comme l’auréole résiduelle d’un bain d’acide.

« C’est Perlederosée Mabelline Plongeserre Ier, dit Sa Seigneurie. Champion et père d’une lignée de champions. Il ne lui reste plus rien de son feu d’antan, au pauvre vieux débris. Il aime bien qu’on lui gratte le ventre. »

Vimaire donna en douce des secousses brutales pour déloger le vieux dragon. L’animal cligna tristement de ses yeux chassieux et retroussa un coin de babine pour découvrir une barrière de dents noires de suie.

« Envoyez-le donc promener, s’il vous ennuie, fit gaiement dame Ramkin. Bon, alors, vous vouliez savoir quoi, déjà ?

— Je me demandais quelle taille les dragons des marais pouvaient atteindre ? » répéta Vimaire en essayant de changer de position. Un léger grognement lui répondit.

« Vous avez fait tout ce chemin pour ça ? Eh bien… je crois me rappeler que Cœurgai Plongeserre d’Ankh mesurait quatorze paumes, des doigts de pieds au roupet, rêvassa dame Ramkin.

— Euh…

— Pas loin d’un mètre dix, ajouta-t-elle aimablement.

— Pas plus ? » s’étonna-t-il, plein d’espoir. Sur ses cuisses, le vieux dragon se mit à ronfler doucement.

« Mince alors, non. C’était plutôt un phénomène, pour tout dire. En général, ils ne dépassent guère huit paumes. »

Les lèvres de Vimaire se livrèrent à un calcul rapide. « Soixante centimètres ? hasarda-t-il.

— Bravo. Les cobins, évidemment. Les poules sont un peu plus petites. »

Le capitaine Vimaire n’allait pas renoncer comme ça. « Un cobin, c’est un dragon mâle ? demanda-t-il.

— Seulement après l’âge de deux ans, répondit dame Ramkin d’un air triomphant. Jusqu’à huit mois, c’est un pumet, puis un cochet jusqu’à quatorze mois et ensuite un bandeau… »

Le capitaine Vimaire se laissa submerger, extasié, par un flot de renseignements, alors qu’il mangeait un gâteau détestable et que son pantalon se dissolvait peu à peu ; il apprit que les mâles se battaient à la flamme mais qu’en période de ponte seules les poule[13] crachaient le feu, grâce à la combustion de gaz intestinaux complexes, afin d’incuber les œufs qui avaient besoin d’une température de fournaise, pendant que les mâles ramassaient du bois de chauffage ; un groupe de dragons des marais s’appelait une « crise » ou un « embarras » ; une femelle pouvait pondre jusqu’à trois couvées de quatre œufs par an, dont la plupart se faisaient écraser par des mâles distraits ; mâles comme femelles ne s’intéressaient guère à leurs congénères du sexe opposé, ils ne s’intéressaient en fait à rien d’autre que le bois de chauffage, sauf environ une fois tous les deux mois quand ils devenaient aussi obsédés qu’une scie circulaire.

Il ne put couper à la visite de la dragonnerie à l’arrière de la maison ; harnaché de la tête aux pieds d’une armure de cuir renforcée de plaques d’acier sur le devant, il fut introduit dans le long bâtiment bas d’où s’étaient échappés les sifflements.

La température était épouvantable, mais moins que le cocktail d’odeurs. Il tituba sans but d’une cage doublée de métal à l’autre, tandis qu’on lui présentait de petites horreurs glapissantes en forme de poire et aux yeux rouges : Soudelune Duchesse Marchepaine, gravide en ce moment, et Brumelune Plongeserre II, médaille d’or à Pseudopolis l’année dernière. Des jets de feu vert pâle jouèrent sur ses genoux.

Des cocardes et des diplômes étaient épinglés au-dessus d’un grand nombre de stalles.

« Et celui-ci, hélas, c’est Bravegars Balluchon Plumepierre de Quirm », dit dame Ramkin, impitoyable.

L’air sonné, Vimaire regarda par-dessus le portillon calciné le petit animal replié sur lui-même au milieu du réduit. Il offrait à peu près autant de ressemblance avec ses congénères que Chicard avec l’être humain moyen. Quelque chose chez ses ancêtres l’avait doté d’une paire de sourcils guère moins grands que ses ailes courtaudes, lesquelles ne l’auraient jamais maintenu en vol. Sa tête avait une forme bizarre, comme celle d’un fourmilier. Il avait des narines comme des réacteurs d’avion. Même s’il avait réussi à décoller, elles l’auraient autant freiné qu’un double parachute.

Et son regard muet était le plus intelligent qu’une bête avait jamais posé sur le capitaine Vimaire, le caporal Chicque compris.

« Ça arrive, commenta tristement dame Ramkin. C’est une histoire de gènes, vous savez.

— Ah bon ? » fit Vimaire. On aurait dit que la créature arrivait à concentrer dans son regard façon chalumeau toute l’énergie que ses frères et sœurs dépensaient en bruit et en flammes. Il ne put s’empêcher de se rappeler combien il avait désiré un chiot quand il était petit. Remarquez, ils crevaient de faim, n’importe quoi avec de la viande dessus aurait fait l’affaire.

Il entendit la femme aux dragons expliquer : « On veut améliorer la sélection et obtenir une bonne flamme, des écailles larges, une couleur correcte et ainsi de suite, alors on jette des idées en l’air. Mais de temps en temps on fait un mauvais jet et on obtient une réaction curieuse. »

Le petit animal posa sur Vimaire un regard qui lui aurait sans discussion valu le prix du « Dragon que les juges préféreraient emmener chez eux comme briquet ».

Un mauvais jet, songea Vimaire. Il n’était pas sûr de bien comprendre, mais il croyait deviner. Ça devait désigner ceux qui n’atteignaient pas leur objectif, qui passaient à côté de tout, les ratés. Comme le Guet, se dit-il. De mauvais jets, tous autant qu’ils en étaient. Et lui aussi. Toute l’histoire de sa vie.

« La nature, c’est comme ça, dit Sa Seigneurie. Bien entendu, je n’envisage pas un instant d’en faire un reproducteur, mais il en serait de toutes manières incapable.

— Pourquoi ça ? demanda Vimaire.

— Parce que les dragons doivent s’accoupler en l’air et que lui ne peut hélas pas voler avec des ailes pareilles. Je suis navrée que sa lignée s’arrête là, naturellement. Son père, c’était Arbremord Ecailledor de Brenda Rodley. Vous connaissez Brenda ?

— Euh… non », répondit Vimaire. Dame Ramkin était de ces gens qui se figuraient que tout le monde en savait autant que tout un chacun.

« Brave fille. En tout cas, ses frères et sœurs profitent bien. »

Pauvre bougre, songea Vimaire. La nature, elle est comme ça, voilà. Elle sert toujours les cartes du dessous.

La mère nature, on l’appelle. L’amère nature, oui…

« Vous aviez quelque chose à me montrer, disiez-vous », lui souffla dame Ramkin.

Vimaire, sans un mot, lui tendit le paquet. Elle se débarrassa de ses épaisses mitaines et le déballa.

« Un moulage en plâtre d’une empreinte de pied, dit-elle abruptement. Et alors ?

— Ça ne vous rappelle rien ? demanda Vimaire.

— Peut-être un échassier.

— Oh. » Vimaire était découragé.

Dame Ramkin se mit à rire. « Ou un très gros dragon. Vous l’avez trouvé dans un musée, c’est ça ?

— Non. Dans la rue, ce matin.

— Ah ? On vous a fait une blague, mon vieux.

— Euh… il y avait… euh… des preuves indirectes. »

Il lui raconta. Elle le regarda fixement.

« Draco nobilis, dit-elle d’une voix rauque.

— Pardon ?

— Draco nobilis. Le dragon noble. Contrairement à ceux-là… – elle agita une main en direction des rangs serrés de lézards sifflants – des Draco vulgaris, tous. Mais les grands ont disparu, vous savez. Cette histoire est ridicule. C’est clair. Tous disparus. De belles bêtes, ça, oui. Ils pesaient des tonnes. On n’a jamais rien vu voler de plus gros. Personne ne sait comment ils faisaient. »

Ils s’aperçurent alors d’un détail. Le silence était soudain tombé.

Tout au long des rangées de stalles, les dragons s’étaient tus, les yeux brillants et attentifs. Ils fixaient le plafond.


* * *

Carotte regarda autour de lui. Des rayonnages s’étendaient dans toutes les directions. Sur ces rayonnages : des livres. Il crut avoir deviné.

« La bibliothèque, c’est ça ? » dit-il.

Le bibliothécaire continua de lui tenir doucement mais fermement la main et le conduisit dans le dédale des allées.

« Il y a un cadavre ? » demanda le jeune homme. Forcément. Pire qu’un meurtre ! Un cadavre dans la bibliothèque. Il pouvait en sortir n’importe quoi, d’une histoire pareille.

L’anthropoïde finit par interrompre sa marche feutrée devant une étagère nullement différente, à première vue, des centaines d’autres. Certains livres étaient enchaînés. Il y avait un vide. Le bibliothécaire le montra du doigt.

« Oook.

— Ben, et alors ? Un trou à la place d’un livre.

— Oook.

— On a pris un livre. On a pris un livre ? Vous avez fait venir le Guet… – Carotte se redressa fièrement – parce qu’on a pris un livre ? Vous trouvez ça pire qu’un meurtre ? »

Le bibliothécaire lui adressa le genre de regard qu’on réserve à ceux qui qualifient le génocide de détail.

« Ça peut passer pour un délit, de faire perdre son temps au Guet, dit Carotte. Pourquoi vous n’allez pas voir les mages en chef ou je ne sais qui ?

— Oook. » Le bibliothécaire fit comprendre avec une économie de gestes étonnante que la plupart des mages ne trouveraient pas leur propre derrière avec les deux mains.

« Ben, je ne vois pas ce qu’on peut y faire, dit Carotte. Il s’appelle comment, ce livre ? »

Le bibliothécaire se gratta la tête. Ça n’allait pas être facile. Il fit face à Carotte, colla ses mains l’une contre l’autre puis les ouvrit.

« Je le sais bien, que c’est un livre. C’est quoi, son titre ? » Le bibliothécaire soupira et leva une main. « Quatre mots ? fit Carotte. Premier mot. » L’anthropoïde rapprocha un index et un pouce ridés. « Un petit mot ? Un. Le. La. Pou…

— Oook !

— La ? La. Deuxième mot… Troisième mot ? Petit mot. Le ? Un ? A ? De ? Des ? Pa… Des ? Des. La quelque chose des quelque chose. Deuxième mot. Quoi ? Oh. Première syllabe. Un ? Un, d’accord. Deuxième syllabe. Cornes ? Vache ? Petite vache ? Veau ? Veau, bon. Troisième syllabe. Rame ? Bateau ? Jeter l’ancre ? Accoster ? Quai ? Quai, ça va. Un veau quai. Invoquer ! Presque ? Invocation ? Invocation. La invocation… l’invocation des quelque chose. C’est amusant, hein ? Quatrième mot. Tout le mot… »

Il observa avec une vive attention le bibliothécaire qui tournait mystérieusement sur lui-même.

« Quelque chose de gros. De très gros. Qui bat des ailes. Quelque chose de gros qui bat des ailes et qui saute. Des dents. Qui se met en colère. Qui souffle. Quelque chose de très gros qui souffle et qui bat des ailes. » La sueur coula sur le front de Carotte qui s’appliquait à comprendre. « Se lécher les doigts. Quelque chose qui se lèche les doigts. S’est brûlé. Chaud. Quelque chose de très gros et chaud qui souffle et bat des ailes… »

Le bibliothécaire leva les yeux au ciel. L’homo sapiens ? Non, merci, sans façons.


* * *

Le grand dragon dansait, virevoltait et galopait dans le ciel de la cité. Il était de la couleur du clair de lune qui se réfléchissait sur ses écailles. Parfois il zigzaguait et planait à une vitesse trompeuse au-dessus des toits pour le seul plaisir d’exister.

Pourtant ce n’était pas bien, se disait Vimaire. Une partie de lui-même s’extasiait devant la beauté du spectacle, mais un petit groupe insistant de cellules grises du mauvais côté de ses synapses gribouillaient sournoisement leurs graffitis sur la façade de son émerveillement.

C’est un putain de grand lézard, se moquaient-elles. Doit peser des tonnes. Rien d’aussi gros ne peut voler, même avec de jolies ailes. Et qu’est-ce qu’un lézard volant fait avec de grandes écailles sur le dos ?

À cent cinquante mètres au-dessus du capitaine, un jet de feu bleu-blanc perfora le ciel en rugissant.

Il ne peut pas faire un truc pareil ! Ça lui grillerait la gueule !

Près de lui, dame Ramkin restait bouche bée. Derrière elle, les petits dragons geignaient et hurlaient.

La grande bête vira dans les airs et piqua au-dessus des toits. Le feu gicla une nouvelle fois. En dessous, des flammes jaunes jaillirent. Le dragon avait agi avec tant de calme et d’élégance que Vimaire mit plusieurs secondes à comprendre qu’il venait bel et bien d’incendier plusieurs bâtiments.

« Mince alors ! fit dame Ramkin. Regardez ! Il se sert des courants thermiques ascendants ! C’est pour cette raison qu’il crache le feu ! » Elle se tourna vers Vimaire, le regard luisant, éperdu. « Vous rendez-vous compte que nous voyons sans doute ce que personne n’a vu depuis des siècles ?

— Oui, c’est un putain d’alligator volant qui flanque le feu à ma ville ! » s’écria Vimaire.

Elle ne l’écoutait pas. « Il doit y avoir une colonie quelque part, dit-elle. Au bout de tant de siècles ! Il vit où, à votre avis ? »

Vimaire n’en savait rien. Mais il se jura de le découvrir et de poser au monstre des questions pressantes.

« Un seul œuf, soupira l’éleveuse. Si je mettais la main sur un seul œuf… »

Vimaire la fixa d’un œil ahuri. L’idée lui vint qu’il devait sûrement être fêlé.

En dessous d’eux, un autre bâtiment explosa en flammes.

« Jusqu’à quelle distance exactement, demanda-t-il très lentement et distinctement comme à un enfant, ça volait, ces bêtes-là ?

— Ce sont des animaux très territoriaux, murmura Sa Seigneurie. Selon la légende, ils… »

Vimaire comprit qu’il était bon pour un nouveau cours sur les dragons. « Tenez-vous-en aux faits, m’dame, dit-il avec impatience.

— Pas très loin, en réalité, répondit-elle, un peu décontenancée.

— Merci beaucoup, m’dame, votre aide a été précieuse », marmonna le capitaine avant de prendre ses jambes à son cou.

Quelque part en ville. Il n’y avait rien sur des kilomètres à la ronde que des terres basses et des marais. Il vivait forcément en ville.

Ses sandales claquaient sur les pavés tandis qu’il dévalait les rues. Quelque part en ville ! C’était parfaitement ridicule, bien sûr. Parfaitement ridicule et impossible.

Il ne méritait pas ça. Il y a dans ce monde des milliers de villes, songea-t-il, et il a fallu qu’il choisisse la mienne…


* * *

Le temps que Vimaire arrive au fleuve, le dragon avait disparu. Mais un voile de fumée flottait au-dessus des rues et plusieurs chaînes humaines se passaient dans des seaux des paquets d’Ankh jusqu’aux bâtiments touchés[14]. Leur tâche était considérablement gênée par des flots de gens qui se déversaient des rues en transportant leurs biens. Le gros de la ville était bâti en bois et en chaume, et ils ne voulaient pas courir de risques.

En réalité le danger était extrêmement minime. Mystérieusement minime, à la réflexion.

Ces derniers temps, Vimaire avait mine de rien pris l’habitude d’emporter un carnet, et il avait noté les dégâts comme si le simple fait de les écrire rendait le monde plus compréhensible.

— Une remyse (appartenant à un inoffensif homme d’affaires qui avait vu sa voiture neuve s’embraser).

— Une petiste boutyque de lesgumes (touchée avec une précision chirurgicale).

Vimaire se posa des questions. Il y avait acheté des pommes une fois, et il n’y avait rien vu susceptible de froisser un dragon.

Tout de même, quelle prévenance de la part du dragon ! se dit-il tandis qu’il se dirigeait vers le poste du Guet. Quand on pense à tous les chantiers de bois, meules de foin, toits de chaume et magasins d’huile qu’il aurait pu toucher par hasard, il a réussi à flanquer la frousse à tout le monde sans vraiment abîmer la ville.

Les premiers rayons du soleil perçaient les nuages de fumée lorsqu’il poussa la porte. C’était son chez-lui, ici. Nullement la petite chambre vide au-dessus du fabricant de bougies dans la ruelle de Vixon, où il dormait, mais cette petite pièce brune désagréable qui sentait les cheminées jamais ramonées, la pipe du sergent Côlon, le mystérieux problème personnel de Chicard et, depuis peu, le produit d’entretien pour l’armure de Carotte. Oui, il était chez lui.

Il n’y avait personne. Vimaire n’en fut pas autrement surpris. Il monta d’un pas lourd à son bureau et se renversa dans son fauteuil, dont un chien incontinent aurait jeté le coussin de son panier d’une mine dégoûtée, se baissa son casque sur les yeux et s’efforça de réfléchir.

Pas de précipitation. Le dragon avait disparu au milieu de la fumée et de la confusion aussi soudainement qu’il était apparu. Il serait toujours temps de se précipiter. L’important, c’était de trouver où se précipiter…

Il avait vu juste. Un échassier ! Mais par où commencer à chercher un putain de gros dragon dans une ville d’un million d’habitants ?

Il s’aperçut que sa main droite avait de son propre chef ouvert le tiroir du bas de son bureau et que trois doigts, obéissant à des ordres sous scellés de son cerveau postérieur, en avaient tiré une bouteille. Une de ces bouteilles qui se vidaient toutes seules. La raison lui dit qu’il devait lui arriver de temps en temps d’en entamer une, de briser le cachet, de voir le liquide ambré miroiter jusqu’en haut du goulot. Seulement, il ne se souvenait pas des sensations qu’il en retirait. Comme si les bouteilles lui arrivaient aux deux tiers vides…

Il examina l’étiquette. Apparemment, du vieux whisky premier choix Sang-de-Dragon de Jacquin Constricteur. Pas cher et costaud, on pouvait s’en servir pour allumer des feux, pour nettoyer des couverts. Pas besoin d’en boire beaucoup pour être soûl, ce qui était aussi bien.

Ce fut Chicard qui le réveilla d’une secousse pour lui annoncer qu’il y avait un dragon en ville et que ç’avait fait un drôle de choc au sergent Côlon. Vimaire, dans son fauteuil, cligna des yeux comme un hibou sous le flot de paroles. Manifestement, un lézard cracheur de feu qui s’intéresse de près à la moitié inférieure d’un individu peut secouer la constitution la plus forte. Une aventure pareille risque de laisser des traces durables.

Vimaire n’avait pas fini de digérer les nouvelles que Carotte débarqua ; le bibliothécaire le suivait de sa démarche rythmée.

« Vous l’avez vu ? Vous l’avez vu ? fit le jeune homme.

— On l’a tous vu, répondit Vimaire.

— Je suis au courant de tout ! s’exclama Carotte d’une voix triomphante. Quelqu’un l’a fait venir par magie. On a volé un livre dans la bibliothèque, et vous savez comment il s’appelle, le livre ?

— Pas la moindre idée, dit faiblement Vimaire.

— Il s’appelle l’Invocation des dragons !

— Oook, confirma le bibliothécaire.

— Oh ? Ça parle de quoi ? » demanda Vimaire. Le bibliothécaire leva les yeux au ciel.

« Ça dit comment invoquer des dragons. Par la magie !

— Oook.

— Et ça, c’est illégal, dame ! fit Carotte d’un ton joyeux. Lâcher des bêtes sauvages dans les rues, ça tombe sous le coup de la… »

Vimaire gémit. Ça voulait dire des mages. On ne s’attirait que des ennuis avec les mages.

« J’imagine, dit-il, qu’il n’existe pas d’autre exemplaire de ce bouquin, je me trompe ?

— Oook. » Le bibliothécaire fit non de la tête.

« Et vous ne sauriez pas, des fois, ce qu’il raconte ? soupira Vimaire. Quoi ?… Oh… Quatre mots, fit-il d’un ton las… Premier mot… Deux syllabes. À peu près comme… Livre ? Histoire ? Roman ? À peu près comme roman. Boman… Coman… Coman ? Ah oui, comment. Deuxième mot… Trois syllabes. Première syllabe. Un doigt ? Ah, un. Deuxième syllabe. Taureau ? Vache ? Petit ? D’accord, veau. Comment un veau… Ça va, j’ai compris. Ce que je voulais dire, c’est si vous saviez les détails ? Non. Je vois.

— Qu’est-ce qu’on va faire, maintenant, mon capitaine ? s’inquiéta Carotte.

— Il est là, dehors, psalmodia Chicard. Terré, comme qui dirait, pendant les heures du jour. Lové dans sa tanière secrète, au sommet d’un gros trésor en or, plongé dans d’vieux rêves reptiliens qui r’montent à l’aube des temps, attendant qu’on tire les rideaux noirs d’la nuit pour repartir en vadrouille… » Il hésita et ajouta d’un air renfrogné : « Qu’esse t’as, à m’reluquer comme ça ?

— Très poétique, fit Carotte.

— Ben, quoi, tout l’monde sait que les vrais dragons de dans l’temps, ils dormaient sur un trésor, expliqua Chicard. Un mythe populaire archiconnu. »

Vimaire, impassible, envisageait l’avenir immédiat. Malgré son côté dépravé, Chicard donnait une bonne idée de ce qui passait par la tête du citadin moyen. On pouvait s’en servir comme d’une espèce de rat de laboratoire pour prévoir les événements prochains.

« J’imagine que ça vous plairait drôlement de trouver où se cache ce magot, pas vrai ? » lança Vimaire, pour voir.

Chicard parut encore plus sournois que d’habitude. « Ben, mon ’p’taine, j’pensais justement aller fouiner par-ci par-là. Vous voyez. En dehors des heures de service, ’videmment, ajouta-t-il d’un air vertueux.

— Oh là là », fit le capitaine Vimaire.

Il souleva la bouteille vide et, avec un grand soin, la remit dans le tiroir.


* * *

Les Frères Eclairés étaient nerveux. Une espèce de trouille passait de l’un à l’autre en crépitant. La trouille de qui s’est rendu compte, après avoir versé la poudre et bourré la balle en rigolant, que ça fait un putain de boucan de presser la détente et qu’on ne va pas tarder à venir dire deux mots au responsable.

Mais le Grand Maître Suprême savait qu’il les tenait. Des moutons et des agneaux, des moutons et des agneaux. Vu qu’ils ne pouvaient guère accomplir pires actions que celles dont ils s’étaient déjà rendus coupables, autant qu’ils enfoncent le clou, dévastent le monde et laissent entendre qu’ils l’avaient toujours voulu ainsi. Oh, quel plaisir…

Seul le frère Plâtrier était vraiment content.

« Ça leur apprendra, aux marchands d’légumes oppresseurs du peuple, répétait-il sans arrêt.

— Oui, euh… fit le frère Portier. Seulement, dites, on risque pas, des fois, d’invoquer par accident le dragon ici, hein ?

— Je… enfin, nous… le tenons bien en main, répondit le Grand Maître Suprême d’une voix douce. Il est en notre pouvoir. Je vous assure. »

Les frères reprirent un peu courage.

« À présent, poursuivit le Grand Maître, il reste la question du roi. »

Les frères prirent un air solennel, sauf le frère Plâtrier.

« On l’a trouvé, alors ? fit-il. Ça, c’est un coup de chance.

— Vous n’écoutez donc jamais, hein ? lança sèchement le frère Tourduguet. On a tout expliqué la semaine dernière : on va pas s’amuser à trouver qui que ce soit, on va le fabriquer, le roi.

— J’croyais qu’il devait arriver comme ça. À cause de sa destinée. »

Le frère Tourduguet ricana. « Disons qu’on l’aide un peu, la destinée. »

Le Grand Maître Suprême sourit dans les replis de sa robe. Incroyable, cette combine mystique. Vous leur débitez un mensonge, puis, quand il ne vous sert plus, vous en débitez un autre et vous leur dites qu’ils progressent sur le chemin de la sagesse. Au lieu de rire, ils vous suivent encore plus fidèlement et espèrent qu’au milieu de tous ces mensonges ils vont découvrir la vérité. Et peu à peu ils acceptent l’inacceptable. Incroyable.

« Putain, ça, c’est malin, dit le frère Portier. Comment on fait, alors ?

— Écoutez, intervint le Grand Maître Suprême, voilà comment on fait : on trouve un jeune gars à la bonne mine qui accepte les ordres sans rechigner, il tue le dragon, et en voiture Simone. Simple. Beaucoup plus intelligent qu’attendre un soi-disant vrai roi.

— Mais… – le frère Plâtrier avait l’air en pleine cogitation – si nous le tenons bien en main, et on le tient bien en main, hein ? alors, on a pas besoin de le faire tuer, on arrête de l’invoquer et tout le monde est content, non ?

— Ah oui, fit méchamment le frère Tourduguet. J’vois ça d’ici, hein ? On s’en va raconter partout : “Salut, on va plus mettre le feu à vos maisons, on est pas gentils ?” C’est ça ?… L’ennui, dans cette histoire de roi, c’est que ce sera un… une sorte de…

— Un symbole indéniablement puissant et romantique d’autorité absolue, dit le Grand Maître Suprême d’une voix douce.

— Voilà, fit le frère Tourduguet. Une autorité puissante.

— Oh, je vois, dit le frère Plâtrier. Bon. D’accord. Le roi, il sera comme ça.

— Voilà, répéta le frère Tourduguet.

— Personne discute avec une autorité puissante, hein ?

— Tout juste.

— Un coup de chance, alors, d’avoir déjà trouvé le bon roi, dit le frère Plâtrier. Une chance sur un million, sûrement.

— Nous n’avons pas trouvé le bon roi. Nous n’en avons pas besoin, du bon roi, fit le Grand Maître d’un ton las. Pour la dernière fois ! je crois avoir trouvé le petit gars qu’il nous faut. Il porte bien la couronne, obéit aux ordres et sait brandir l’épée. Alors, maintenant écoutez… »

Qu’il sache brandir l’épée, évidemment, avait son importance. Ça n’était pas tout à fait comme la manier. Manier l’épée, estimait le Grand Maître Suprême, relevait purement et simplement de la chirurgie dynastique. Une question d’estoc et de taille, rien d’autre. Tandis qu’un roi devait brandir la sienne. Sa lame devait capter la lumière sous le bon angle afin de ne laisser aucun doute dans l’esprit des observateurs qu’il était l’élu du Destin. Le Grand Maître avait passé beaucoup de temps à préparer l’épée et le bouclier. Il y avait laissé aussi beaucoup d’argent. Le bouclier brillait comme une piastre dans l’oreille d’un ramoneur, mais l’épée… l’épée était magnifique…

Elle était longue et luisante. On aurait dit l’œuvre d’un génie de la ferronnerie – un de ces petits bonshommes zen qui ne travaillent qu’à la lumière de l’aube, capables de marteler un club-sandwich de plaques d’acier repliées sur elles-mêmes jusqu’à obtenir une arme au tranchant de scalpel et à la puissance d’arrêt d’un rhinocéros obsédé sexuel sous mauvais acide –, lequel génie aurait ensuite pris sa retraite, en larmes, parce qu’il n’atteindrait jamais plus une telle perfection. Tant de pierres précieuses en ornaient la garde qu’il lui fallait une gaine de velours, qu’on devait la regarder à travers du verre fumé. Rien qu’en posant la main dessus, on se sentait déjà presque roi.

Quant au gamin… c’était un lointain cousin, bouillant, vaniteux et affligé d’une bêtise passablement aristocratique. Pour l’heure, il se trouvait sous bonne garde dans une ferme éloignée où il ne manquait ni de boisson ni de jeunes dames, même si ses goûts semblaient surtout le porter vers les miroirs. Sûrement de l’étoffe de héros, se disait tristement le Grand Maître Suprême.

« J’imagine, dit le frère Tourduguet, que c’est pas lui le vrai ’ritier du trône ?

— Que voulez-vous dire ? fit le Grand Maître Suprême.

— Ben, vous savez ce que c’est. Le destin, ça joue des drôles de tours. Ha, ha. Ça serait marrant, dites donc, si ce gamin, c’était vraiment le vrai roi. Après toutes ces histoires…

— Il n’y a plus de vrai roi ! le coupa sèchement le Grand Maître Suprême. Qu’est-ce que vous vous figurez ? Que des gens errent dans le désert pendant des siècles et des siècles et se transmettent patiemment une épée et une tache de vin ? Qu’il existe une espèce de magie ? » Il cracha le mot. Il s’était servi de la magie, moyen d’arriver à ses fins, la fin justifie les moyens et ainsi de suite, mais de là à y croire, à voir en elle une espèce de force morale, comme la logique… Cette seule idée le fit grimacer. « Bon sang, mon vieux, un peu de logique ! Soyez rationnel. Même si un seul membre de la famille royale avait survécu, la lignée se serait tellement diluée depuis le temps que des milliers de gens pourraient sûrement prétendre au trône aujourd’hui. Même… – il s’efforça d’imaginer le moins plausible des prétendants – même quelqu’un comme frère Cagoinces. » Il passa en revue les frères rassemblés. « Tiens, je ne le vois pas, ce soir.

— Marrant, ça, fit le frère Tourduguet d’un air songeur. Vous êtes pas au courant ?

— Quoi ?

— Il s’est fait mordre par un crocodile hier au soir en rentrant chez lui. Le pauvre gars.

— Quoi ?

— Une chance sur un million. Le crocodile s’était échappé d’une ménagerie, un truc comme ça, et il se cachait dans sa cour de derrière. Le frère Cagoinces a voulu chercher sa clé sous son paillasson, et l’autre l’a attrapé par les funes[15]. » Le frère Tourduguet fouilla sous sa robe et sortit une enveloppe brune d’une propreté douteuse. « On fait une collecte pour lui acheter des oranges et tout, j’sais pas si ça vous dit… euh…

— Inscrivez-moi pour trois piastres », dit le Grand Maître Suprême.

Le frère Tourduguet hocha la tête. « Marrant, ça, dit-il. Je l’ai déjà fait. »

Encore quelques nuits, songea le Grand Maître Suprême. Demain, le peuple sera tellement désespéré qu’il couronnerait même un troll unijambiste qui le débarrasserait du dragon. Et on aura un roi, et lui aura un conseiller, un homme de confiance, évidemment, et cette bande de crétins pourra retourner à son caniveau. Finis les déguisements, finis les rituels.

Finies les invocations du dragon.

Je peux arrêter, se dit-il. Je peux arrêter quand je veux.


* * *

Les rues devant le palais du Patricien grouillaient de monde. Il flottait comme un air de carnaval dément. Vimaire promena un œil exercé sur l’assortiment humain rassemblé. La foule morporkienne habituelle des temps de crise : la moitié était là pour se plaindre, un quart pour regarder la moitié, et le reste pour voler, racoler ou vendre des hot-dogs à tous les autres. Quelques têtes nouvelles, pourtant : un certain nombre d’individus à la mine patibulaire, l’espadon en bandoulière et le fouet à la ceinture, fendaient la cohue à grands pas.

« Les nouvelles vont vite, pas vrai ? fit remarquer une voix familière près de son oreille. Bonjour, capitaine. »

Vimaire tomba sur la figure cadavéreuse et ricanante de Planteur Je-m’tranche-la-gorge, dit J’creuse-ma-tombe, dit J’cours-à-la-ruine, pourvoyeur d’absolument toutes sortes d’articles garantis achetés à la foire d’empoigne qui pouvaient se vendre à la sauvette d’une valise ouverte dans une rue animée.

« B’jour, la Gorge, répondit distraitement Vimaire. Qu’est-ce que tu vends ?

— De l’authentique, capitaine. » La Gorge se pencha tout près. C’était le genre de camelot capable de faire prendre un simple « bonjour » pour une offre qu’on-ne-rencontre-qu’une-fois-dans-sa-vie et qui-ne-se-reproduira-pas. Ses yeux virèrent de droite et de gauche dans leurs orbites, comme deux rongeurs qui chercheraient à s’échapper. « Moi, j’peux pas m’en passer, souffla-t-il. De la crème antidragon. Garantie personnelle : si vous êtes carbonisé, vous êtes remboursé, on chipote pas.

— Ce que tu dis, fit lentement Vimaire, et si je comprends bien ta proposition, c’est qu’au cas où le dragon me grillerait vif, tu me rendrais l’argent ?

— Sur demande de votre part », précisa Je-m’tranche-la-gorge. Il dévissa le couvercle d’un pot de pommade vert vif qu’il fourra sous le nez de Vimaire. « Concocté à partir de plus de cinquante épices et herbes rares selon une recette uniquement connue d’une bande de vieux moines qui vivent sur une montagne quelque part. Une piastre le pot, autant dire qu’à ce prix-là je m’tranche la gorge. C’est vraiment pour rendre service à la société, ajouta-t-il pieusement.

— Faut reconnaître que ces vieux moines, ils l’ont préparée drôlement vite, ta crème.

— Des petits malins, convint Je-m’tranche-la-gorge. Ça doit être toutes leurs méditations et le yaourt de yack.

— Qu’est-ce qui se passe, la Gorge ? demanda Vimaire. Qui sont tous ces gars avec leurs grandes épées ?

— Des chasseurs de dragons, cap’taine. Le Patricien a offert une récompense de cinquante mille piastres à celui qui lui ramènera la tête du dragon. Mais sans le reste de la bête ; pas folle, la guêpe.

— Quoi ?

— C’est ce qu’il a dit. C’est écrit sur des affiches.

— Cinquante mille piastres !

— C’est pas d’la crotte de bique, hein ?

— Plutôt de la bouse de dragon », répliqua Vimaire. Une source d’emmerdes, en tout cas, songea-t-il. « Je suis étonné que tu ne te trouves pas une épée pour te joindre à eux.

— Moi, j’suis davantage dans la branche des services, comme qui dirait, cap’taine. » La Gorge jeta des coups d’œil de conspirateur d’un côté puis de l’autre avant de glisser à Vimaire un bout de parchemin.

Lequel disait :


Boucliers miroirs antidragons : 500 PA.

Détecteurs de tanières portables : 250 PA.

Flèches perce-dragons : 100 PA l’unité.

Pelles : 5 PA. Pioches : 5 PA. Sacs : 1 PA.


Vimaire le lui rendit. « Pourquoi les sacs ? voulut-il savoir.

— À cause du trésor, répondit la Gorge.

— Ah, oui, fit Vimaire d’un air sombre. Bien sûr.

— J’vais vous dire, moi, lui souffla le camelot, j’vais vous dire. Pour nos représentants de l’ordre, dix pour cent de remise.

— Et là, tu te tranches la gorge, la Gorge ?

— Quinze pour cent pour les officiers ! » s’empressa de proposer l’autre à Vimaire qui s’éloignait. La légère panique dans son regard s’expliqua bientôt. La concurrence était sévère.

Les habitants d’Ankh-Morpork n’étaient pas naturellement héroïques, mais ils étaient naturellement commerçants. En l’espace de quelques mètres, Vimaire aurait pu acheter un nombre incroyable d’armes magiques – Vérytable certyfycat d’orthenticité avec chasque artycle –, une cape d’invisibilité – une bonne idée, se dit-il, davantage impressionné encore par l’astuce du propriétaire du stand qui se servait d’un miroir dépourvu de verre –, et, pour détendre les esprits, des biscuits pour dragons, des ballons et des moulins à vent sur des bâtonnets. Une bonne idée : des bracelets de cuivre garantis pour éloigner les dragons de vertu.

Il y avait apparemment autant de sacs et de pelles à se balader que d’épées.

L’or, c’était ça. Le trésor. Hah !

Cinquante mille piastres ! Un officier du Guet en gagnait trente par mois et devait payer pour qu’on lui refaçonne le portrait.

Qu’est-ce qu’il ne ferait pas avec cinquante mille piastres… ?

Vimaire réfléchit un moment à la question puis imagina ce qu’il ferait avec cinquante mille piastres. L’éventail était déjà beaucoup plus large.

Il faillit emboutir un groupe d’hommes rassemblés autour d’une affiche clouée au mur. Elle annonçait effectivement que la tête du dragon qui avait terrorisé la ville vaudrait cinquante mille piastres au héros courageux qui la livrerait au palais.

Un des badauds, dans lequel Vimaire sentit un héros de premier plan, vu sa taille, son armement et la manière dont il suivait les lettres du doigt, un des badauds, donc, faisait la lecture aux autres.

«… ve-re-ra au pe-a-le-ais, conclut-il.

— Cinquante mille, fit un autre d’un air pensif en se frottant le menton.

— Pas cher payé, intervint l’intellectuel du groupe. Bien en dessous du tarif. Devrait donner la moitié du royaume et la main d’sa fille en mariage.

— Oui, mais il est pas roi. Il est patricien.

— Ben, la moitié de son patrimoine ou j’sais pas comment ça s’appelle. Elle ressemble à quoi, sa fille ? »

Le groupe de chasseurs l’ignorait.

« Il n’est pas marié, les renseigna Vimaire. Et il n’a pas de fille. »

Ils se retournèrent et le toisèrent. Il lisait le mépris dans leurs regards. Des comme lui, ils s’en envoyaient sans doute des dizaines par jour.

« L’a pas d’fille ? fit l’un d’eux. Il veut qu’on tue des dragons, et il a pas d’fille ? »

Vimaire, bizarrement, se sentit tenu de prendre la défense du seigneur de la ville. « Il a un petit chien qu’il aime beaucoup, dit-il avec obligeance.

— Vachement dégueulasse, de même pas avoir une fille, fit l’un des chasseurs. Et qu’est-ce que c’est, cinquante mille piastres, de nos jours ? Ça paye… quoi ?… Les filets.

— ’xact, approuva un collègue. Les gens croient que c’est une fortune, mais ils se rendent pas compte que… ben, on a pas d’retraite, y a des frais médicaux, l’achat et la maintenance du matériel…

— … L’usure des vierges, renchérit un petit gros.

— Ouais, et puis aussi… Quoi ?

— J’suis spécialisé dans les licornes, expliqua le chasseur petit gros avec un sourire embarrassé.

— Ah, d’accord. » Le premier chasseur avait l’air de celui qui meurt d’envie depuis longtemps de poser une question. « J’croyais qu’elles étaient très rares, de nos jours.

— Là, t’as raison. On voit pas beaucoup de licornes non plus », répondit le chasseur de licornes. Vimaire eut l’impression que c’était sa première blague dans toute sa vie.

« Ouais, bon. Les temps sont durs, fit sèchement le premier.

— Et c’est qu’ils ruent de plus en plus dans les brancards, les monstres, fit un autre. J’ai entendu causer d’un type, il a tué un monstre dans un lac, jusque-là pas de problème, il a exposé son bras au-dessus de sa porte…

— Pour encouradgeay layze ôtres, fit avec un accent étranger l’un des badauds.

— C’est ça, et vous savez quoi ? Sa mère est venue se plaindre. Oui, sa mère s’est amenée direct au château le lendemain et elle s’est plainte. Vraiment plainte. Voilà comment on nous respecte.

— Les femelles, c’est toujours les pires, fit sombrement un autre chasseur. Une fois, j’suis tombé sur une gorgone qui louchait, oh, c’était une vraie terreur. Elle s’pétrifiait l’nez à tout bout d’champ.

— C’est notre cul à nous qu’on risque à chaque coup, fit l’intellectuel. Je veux dire, j’aimerais qu’on me donne une piastre par cheval qu’on m’a bouffé sous le derrière.

— Parfaitement. Cinquante mille piastres ? Il peut s’les mettre quelque part.

— Ouais.

— Parfaitement. Rapiat.

— On va aller boire un coup.

— Parfaitement. »

Ils approuvèrent tous d’un hochement de tête entendu et partirent à grands pas vers le Tambour Rafistolé, sauf l’intellectuel, qui revint furtivement vers Vimaire, l’air gêné.

« Quel genre de chien ? demanda-t-il.

— Quoi ? fit le capitaine.

— J’ai dit : quel genre de chien ?

— Un petit terrier à poil dur, il me semble. »

Le chasseur réfléchit un moment. « Nan », finit-il par lâcher avant de se dépêcher de rattraper les autres.

« Il a une tante à Pseudopolis, je crois », lui lança Vimaire.

Il n’eut pas de réponse. Le capitaine du Guet haussa les épaules et repartit à travers la cohue vers le palais du Patricien…


* * *

… Où le Patricien passait une mauvaise heure du déjeuner.

« Messieurs ! fit-il d’un ton brusque. Je ne vois vraiment pas quoi faire de plus ! »

Les représentants municipaux rassemblés marmonnèrent entre eux.

« Dans un cas pareil, la tradition veut qu’un héros se présente, dit le président de la Guilde des Assassins. Un tueur de dragons. Où est-il ? Voilà ce que je veux savoir. Pourquoi nos écoles ne forment-elles pas des jeunes gens aux compétences dont la ville a besoin ?

— Cinquante mille piastres, ça ne me paraît pas beaucoup, dit le président de la Guilde des Voleurs.

— Ça ne vous paraît sans doute pas beaucoup, à vous, cher monsieur, mais c’est tout ce que la ville peut se permettre, dit le Patricien d’un ton ferme.

— Si elle ne peut pas se permettre davantage, je n’ai pas l’impression qu’elle va durer longtemps, la ville, dit le voleur.

— Et le commerce, alors ? intervint le représentant de la Guilde des Marchands. Personne ne va envoyer des bateaux de denrées comestibles rares pour se les faire carboniser, pas vrai ?

— Messieurs ! Messieurs ! » Le Patricien leva les mains en un geste conciliant. « Il me semble, reprit-il en profitant de la brève interruption, que nous sommes ici en présence d’un phénomène strictement magique. J’aimerais connaître l’opinion de nos doctes amis sur la question. Hmm ? »

On donna un coup de coude à l’Archichancelier de l’Université de l’Invisible qui s’était assoupi.

« Hein ? Quoi ? fit le mage en se réveillant en sursaut.

— Nous nous demandions, dit le Patricien d’une voix forte, ce que vous comptiez faire au sujet de votre dragon ? »

L’Archichancelier était vieux, mais une existence entière de survie dans le monde de compétition magique et de politique byzantine de l’Université de l’Invisible lui avait appris à trouver un argument de défense en une fraction de seconde. On ne restait pas longtemps Archichancelier quand on laissait siffler ce genre de réflexion ingénue à ses oreilles.

« Mon dragon ? fit-il.

— Il est bien connu que la race des grands dragons est éteinte, dit le Patricien avec rudesse. Par ailleurs, leur habitat naturel était exclusivement rural. Il me semble donc que celui-là ne peut être que mag…

— Sans vouloir vous contredire, seigneur Vétérini, le coupa l’Archichancelier, on a souvent prétendu la race des dragons éteinte, mais l’actualité, si je peux me permettre de faire remarquer, tend à jeter un certain doute sur cette thèse. Quant à l’habitat, nous avons ici tout bonnement affaire à une modification du type de comportement due à l’avancée des zones urbaines dans les campagnes, laquelle a conduit maintes créatures jusque-là rurales à adopter, voire dans certains cas à positivement épouser, un mode d’existence davantage urbain, source de perspectives nouvelles dont un grand nombre d’entre elles ne manquent pas de profiter. Si je vous disais, par exemple, que les renards n’arrêtent pas de renverser mes poubelles… »

Il rayonnait. Il avait réussi à tout débiter sans avoir véritablement eu besoin de mettre son cerveau à contribution.

« D’après vous, fit lentement l’assassin, ce qu’on aurait là, ce serait le premier dragon citadin ?

— C’est ça, l’évolution, répondit joyeusement le mage. Il devrait bien s’acclimater, d’ailleurs, ajouta-t-il. Des sites de nidification en pagaïe, et de quoi manger en veux-tu en voilà. »

Un silence suivit sa déclaration, que brisa le marchand. « Ils se nourrissent de quoi, exactement ? »

Le voleur haussa les épaules. « Je crois me souvenir d’histoires de vierges enchaînées à de gros rochers.

— Il va crever de faim chez nous, alors, dit l’assassin. On est sur du terreau.

— Ils maraudaient en quête de proies, reprit le voleur. J’sais pas si ça peut aider…

— En tout cas, fit le patron des marchands, on dirait que c’est à nouveau votre problème, monseigneur. »

Cinq minutes plus tard, le Patricien arpentait le Bureau Oblong dans le sens de la longueur et il fulminait.

« Ils se moquaient de moi, disait-il. Je l’ai bien vu !

— Avez-vous proposé une commission d’enquête ? demanda Wonse.

— Évidemment, tiens ! Ça n’a pas pris, cette fois. Vous savez, j’ai bien envie d’augmenter la récompense.

— Je ne crois pas que ça marcherait, monseigneur. N’importe quel tueur de dragons compétent connaît le tarif pour ce genre de prestation.

— Ha ! La moitié du royaume, marmonna le Patricien.

— Et la main de votre fille.

— J’imagine qu’une tante, ça ne fait pas l’affaire ? lança le Patricien, de l’espoir dans la voix.

— La tradition exige une fille, monseigneur. »

Le Patricien hocha la tête, la mine sombre.

« Nous pourrions peut-être l’acheter, dit-il tout haut. Les dragons sont-ils intelligents ?

— Je crois que le terme traditionnel, c’est « rusés », monseigneur, répondit Wonse. À ce que j’ai compris, ils aiment beaucoup l’or.

— Vraiment ? À quoi ils le dépensent ?

— Ils dorment dessus, monseigneur.

— Quoi ? Vous voulez dire : dans un matelas ?

— Non, monseigneur. À même dessus. »

La réponse fit réfléchir le Patricien. « Ils ne trouvent pas ça plein de bosses ? fit-il.

— C’est ce que je pense, monseigneur. Mais, à mon avis, personne ne le leur a jamais demandé.

— Hmm. Ils parlent ?

— Censément, ils se débrouillent bien, monseigneur.

— Ah. Intéressant. »

Le Patricien se disait : S’il parle, il peut négocier. S’il peut négocier, alors j’aurai sa pe… ses écailles, enfin, ce qui le recouvre.

« On dit aussi qu’ils ont la langue bien pendue et que leur parole est d’argent », fit Wonse.

Le Patricien se renversa dans son fauteuil.

« Seulement d’argent ? »

Des voix assourdies leur parvinrent du couloir et on introduisit Vimaire.

« Ah, capitaine, fit le Patricien, où en êtes-vous ?

— Pardon, monseigneur ? s’étonna Vimaire tandis que la pluie dégouttait de sa cape.

— Pour ce qui est de l’arrestation de ce dragon, répondit le Patricien d’une voix dure.

— L’échassier ?

— Vous savez très bien ce que je veux dire, jeta sèchement le Patricien.

— L’enquête suit son cours », répondit mécaniquement le capitaine.

Le Patricien grogna. « Tout ce que vous avez à faire, c’est trouver sa tanière, dit-il. Une fois que vous avez la tanière, vous avez le dragon. C’est évident. La moitié de la ville la cherche, on dirait.

— Si tanière il y a », objecta Vimaire.

Wonse leva brusquement les yeux.

« Pourquoi dites-vous ça ?

— Nous examinons un certain nombre de pistes, répondit le capitaine, le visage inexpressif.

— S’il n’a pas de tanière, où passe-t-il ses journées ? fit le Patricien.

— L’enquête se poursuit.

— Alors poursuivez-la promptement. Et trouvez la tanière, dit le Patricien avec aigreur.

— Oui, monsieur. Puis-je me retirer, monsieur ?

— D’accord. Mais ce soir je veux du nouveau, vous m’avez compris ? »

Pourquoi est-ce que je me suis demandé s’il avait une tanière ? songeait Vimaire en sortant dans la lumière du jour, sur la place noire de monde. Parce qu’il n’avait pas l’air réel, voilà pourquoi. Et s’il n’est pas réel, il n’est pas obligé de faire ce que nous attendons de lui. Comment peut-il sortir d’une ruelle où il n’est pas entré ?

Une fois l’impossible exclu, le reste, même l’improbable, est forcément vérité. Le hic, c’était d’abord de trouver l’impossible, évidemment. Oui, c’était ça, le truc.

Il y avait aussi le bizarre incident de l’orang-outan pendant la nuit…


* * *

Dans la journée, la bibliothèque bourdonnait d’activité. Vimaire s’y aventura avec quelque hésitation. En principe, il pouvait se rendre partout dans la ville, mais l’Université avait toujours considéré qu’elle relevait de la loi thaumaturgique, et il se disait qu’il serait malavisé de se faire des ennemis dans un lieu d’où seuls les veinards ressortaient avec la même température corporelle, voire sous la même forme.

Il découvrit le bibliothécaire penché sur son bureau. L’anthropoïde lui lança un regard interrogateur.

« Pas encore trouvé. Je regrette, dit Vimaire. L’enquête suit son cours. Mais vous pouvez me donner un petit coup de main.

— Oook ?

— Ben, cette bibliothèque est magique, pas vrai ? Je veux dire, ces livres sont plus ou moins intelligents, je me trompe ? Alors je me suis dit : je parie que si je m’introduisais ici en pleine nuit, ils ne tarderaient pas à en faire tout un plat. Parce qu’ils ne me connaissent pas. Mais s’ils me connaissaient, ils s’en ficheraient. Alors celui qui a pris le livre, c’est sûrement un mage, non ? Ou quelqu’un qui travaille pour l’Université, en tout cas. »

Le bibliothécaire jeta un coup d’œil d’un côté puis de l’autre, saisit la main du capitaine et le conduisit à l’écart entre deux rayonnages. Alors seulement, il hocha la tête.

« Quelqu’un qu’ils connaissent ? »

Un haussement d’épaules, puis un autre hochement de tête.

« C’est pour ça que vous nous en avez parlé d’abord à nous, j’imagine ?

— Oook.

— Et pas au Conseil de l’Université ?

— Oook ?

— Une idée sur l’identité du voleur ? »

Le bibliothécaire haussa les épaules, un mouvement décidément expressif pour un corps qui n’était guère plus qu’un sac entre deux omoplates.

« Bah, c’est déjà ça. Tenez-moi au courant si d’autres faits bizarres se produisent, vous voulez bien ? » Vimaire leva la tête vers les empilements d’étagères. « Plus bizarres que d’habitude, j’entends.

— Oook.

— Merci. C’est un plaisir de tomber sur un citoyen qui estime de son devoir d’aider le Guet. »

Le bibliothécaire lui donna une banane.

Vimaire se sentit curieusement allègre lorsqu’il sortit et se replongea dans les rues vibrantes d’animation. Pas de doute, il découvrait des éléments. De tout petits éléments, comme les pièces d’un puzzle. Individuellement, ils ne signifiaient rien, mais tous suggéraient un tableau plus vaste. Tout ce qu’il lui fallait, c’était trouver un coin, ou un morceau d’un bord…

Il était à peu près sûr qu’il ne s’agissait pas d’un mage, malgré ce qu’en pensait le bibliothécaire. Pas d’un mage digne de ce nom, à jour de sa cotisation. Ce genre de coup, ça n’était pas leur style.

Et il y avait, bien sûr, cette histoire de tanière. La meilleure solution serait d’attendre le soir, des fois que le dragon sortirait, et d’essayer de repérer d’où il sortirait. Il lui faudrait donc se poster en altitude. Existait-il un moyen de détecter les dragons eux-mêmes ? Il avait jeté un coup d’œil aux détecteurs de Planteur Je-m’tranche-la-gorge, lesquels consistaient uniquement en un bout de bois sur une tige en métal. Quand la tige fondait, on avait trouvé le dragon. Comme beaucoup d’articles de Je-m’tranche-la-gorge, ils étaient parfaitement efficaces à leur manière, en même temps que complètement inutiles.

Il existait sûrement un meilleur moyen de dénicher la bête que d’attendre que vos doigts tombent en cendres.


* * *

Le soleil couchant s’étala sur l’horizon comme un œuf légèrement poché.

Les toits d’Ankh-Morpork se hérissaient déjà d’une belle collection de gargouilles en temps ordinaire, mais à présent ils s’animaient d’un ramassis impressionnant de trognes fantomatiques comme on n’en avait jamais vu en dehors des gravures sur bois dénonçant les méfaits du gin dans les milieux sociaux non amateurs de gravures sur bois. Nombre de trognes surmontaient des corps bardés d’une panoplie redoutable d’armes de tous calibres transmises depuis des siècles de génération en génération, souvent à la force du poignet.

De son perchoir sur le toit du poste du Guet, Vimaire voyait les mages qui frangeaient les faîtes de l’Université et les bandes de chercheurs de trésors opportunistes qui attendaient dans les rues, la pelle prête à l’action. Si le dragon avait vraiment fait son lit en ville, demain il dormirait par terre.

De quelque part en dessous fusa le cri de Planteur Je-m’tranche-la-gorge, ou d’un de ses collègues, qui vendait des saucisses. Vimaire sentit soudain monter en lui une vague de fierté civique. Il y avait forcément du bon chez des citoyens qui, face à la catastrophe, songeaient à vendre des saucisses aux participants.

La ville attendait. Quelques étoiles apparurent.

Côlon, Chicard et Carotte se trouvaient aussi sur le toit. Côlon faisait la tête parce que Vimaire lui avait interdit de se servir de son arc et de ses flèches.

Cette catégorie d’arme était déconseillée en ville : vu son poids et son tir hasardeux, la flèche risquait de transpercer un innocent badaud cent mètres plus loin plutôt que l’innocent badaud visé.

« C’est vrai, fit Carotte, c’est la loi sur les armes de jet (Sécurité publique), 1634.

— Arrête de tout l’temps citer ce genre de trucs, lança sèchement Côlon. On en a plus, d’ces lois-là ! Tout ça, c’est de l’histoire ancienne ! Maintenant, c’est plus… chaispasquoi, là… pragmatique.

— Loi ou pas, fit Vimaire, moi, je vous ai dit de ranger ça.

— Mais, mon capitaine, j’suis un as du tir ! protesta Côlon. Et puis, ajouta-t-il avec humeur, y en a des tas qui l’ont amené, leur arc. »

Il avait raison. Les toits voisins ressemblaient à des hérissons. Si jamais la sale bête montrait son museau, elle allait s’imaginer voler à travers un panneau de bois ajouré. Pour un peu, on l’aurait plainte.

« Je vous ai dit de ranger ça, répéta Vimaire. Je ne veux pas que mes hommes descendent des civils. Alors rangez ça.

— Ça, c’est bien vrai, renchérit Carotte. On est là pour protéger et servir, voilà, mon capitaine. »

Vimaire lui lança un regard en coin. « Euh… fit-il. Ouais. Oui. Affirmatif. »

Sur le toit de sa maison sur la colline, dame Ramkin mit en place un pliant plutôt inadéquat en un tel lieu, disposa le télescope, la bouteille de café et les sandwiches sur le parapet devant elle et s’installa pour attendre. Elle avait un carnet sur les genoux.

Une demi-heure s’écoula. Des nuées de flèches accueillirent un nuage de passage, plusieurs chauves-souris infortunées et la lune montante.

« Merde, c’est pas du boulot d’soldat, ça, finit par déclarer Chicard. On lui a foutu les chocottes, au bestiau. »

Le sergent Côlon baissa sa pique. « Ça m’en a tout l’air, reconnut-il.

— Et il commence à faire frisquet, ici », dit Carotte. Il donna un coup de coude poli au capitaine Vimaire, affalé contre une cheminée, l’air maussade et le regard perdu dans le vide.

« Peut-être qu’on devrait redescendre, mon capitaine ? dit-il. Il y en a beaucoup qui le font.

— Hmm ? fit Vimaire sans bouger la tête.

— Ça pourrait tourner à la pluie, en plus », ajouta Carotte.

Vimaire ne répondit pas. Depuis quelques minutes il observait la Tour de l’Art, centre de l’Université et, d’après ce qu’on racontait, plus vieux bâtiment d’Ankh-Morpork. C’était assurément le plus haut. Le temps, les conditions atmosphériques et les réparations sommaires lui avaient donné l’aspect noueux d’un arbre qui aurait essuyé trop de tempêtes.

Il essayait de se souvenir de sa forme. Comme c’est souvent le cas des éléments de décor familiers, il ne l’avait pas vraiment regardée depuis des années. Maintenant il essayait de se convaincre que la forêt de petites tourelles et de créneaux à son sommet ressemblait à celle de la veille.

Il avait du mal.

Sans en détacher les yeux, il attrapa le sergent Côlon par l’épaule et l’orienta doucement dans la bonne direction.

« Vous ne voyez rien de bizarre en haut de la tour ? » demanda-t-il.

Côlon scruta un moment l’édifice puis se mit à rire nerveusement. « Ben, on dirait qu’y a un dragon assis d’sus, non ?

— Oui. Je trouve aussi.

— Seulement, seulement, seulement quand on regarde comme il faut, quoi, on voit que c’est un effet des ombres, des touffes de lierre et tout l’toutim. J’veux dire, si on ferme à moitié un œil, ça ressemble à deux vieilles bonnes femmes avec une brouette. »

Vimaire essaya. « Ben non, dit-il. Ça ressemble toujours à un dragon. Un très gros, même. Un peu courbé, qui regarde en bas. Tenez, on voit ses ailes repliées.

— ’mande pardon, mon capitaine. Ça, c’est juste une tourelle cassée qui donne cette impression. »

Ils l’observèrent un moment.

Puis Vimaire demanda : « Dites-moi, sergent – c’est juste histoire de savoir –, d’après vous, qu’est-ce qui donne l’impression de deux ailes immenses qui se déplient ? »

Côlon déglutit.

« D’après moi, ce qui donne cette impression, c’est deux ailes immenses, mon capitaine, répondit-il.

— Dans le mille, sergent. »

Le dragon se laissa tomber. Ce n’était pas un piqué. Il bascula tout bonnement de la tour d’un coup de pattes et descendit tout droit, moitié chutant, moitié volant, pour disparaître aux regards derrière les bâtiments de l’Université.

Vimaire se surprit à tendre l’oreille dans l’attente du choc sourd.

Puis le dragon réapparut ; il fendait l’espace comme une flèche, comme une étoile filante, comme quelque chose qui a converti un plongeon de neuf mètres soixante-quinze par seconde en une chandelle irrésistible. Il rasa les toits, à hauteur de tête, guère davantage, en un vol plané que le bruit rendait encore plus horrible. Comme si on déchirait lentement et soigneusement la nuit en deux.

Les hommes du Guet se jetèrent à plat ventre. Vimaire eut la vision fugitive d’une tête immense, vaguement chevaline, qui passait au-dessus de lui. « Putain d’connards », fit Chicard, affalé quelque part dans les gouttières.

Vimaire raffermit sa prise sur la cheminée et se releva. « Vous êtes en uniforme, caporal Chicque, dit-il d’une voix à peine tremblante.

— Pardon, mon capitaine. Putain d’connards, mon capitaine.

— Où est le sergent Côlon ?

— Là, en dessous, mon capitaine. Accroché à la gouttière, mon capitaine.

— Oh, par pitié. Aidez-le à remonter, Carotte.

— Bon sang, fit Carotte, regardez-le filer ! »

On localisait sans peine le dragon grâce au crépitement des flèches dans la ville ainsi qu’aux cris et gargouillements de toutes les victimes de tirs ratés et de ricochets.

« Il n’a toujours pas battu des ailes ! s’exclama Carotte en essayant de se mettre debout sur le tuyau de cheminée. « Regardez-le filer ! »

Il ne devrait pas être aussi grand, se dit Vimaire en regardant la gigantesque silhouette virer à la verticale du fleuve. Il est aussi long qu’une rue ! »

Il y eut une bouffée de feu au-dessus des docks, et, l’espace d’un instant, la créature passa devant la lune. Alors seulement, elle battit des ailes, une fois, dans un claquement mouillé de draps mis à sécher en plein vent.

Le dragon décrivit un cercle étroit, brassa l’air plusieurs fois afin de prendre de la vitesse et revint.

Lorsqu’il passa au-dessus du poste du Guet, il cracha un jet de feu blanc qui s’écrasa sur le toit. Les tuiles non seulement fondirent, mais giclèrent en gouttes incandescentes. La cheminée explosa et fit pleuvoir des briques à travers la rue.

Des ailes immenses battirent tandis que la créature survolait le bâtiment incendié ; le feu se propagea à toute vitesse vers la base de ce qui ne fut bientôt qu’une masse rougeoyante. Puis, lorsqu’il ne resta plus qu’une flaque grandissante de roche en fusion parcourue de traînées et de bulles curieuses, le dragon se redressa d’une saccade méprisante des ailes avant de filer et de monter en flèche au-dessus de la ville.


* * *

Dame Ramkin baissa son télescope et secoua lentement la tête.

« Ce n’est pas normal, murmura-t-elle. Pas normal du tout. Il ne devrait pas pouvoir faire des choses pareilles. »

Elle releva la lunette et fouilla l’obscurité pour tâcher de voir ce qui avait pris feu. En dessous, dans la longue dragonnerie, les petits dragons hurlaient.


* * *

La tradition veut qu’en sortant d’une défaillance heureusement sans complications on demande : « Où suis-je ? » Une question qui relève sûrement de la conscience collective, quelque chose comme ça.

Vimaire la posa.

La tradition offre un choix de formules subsidiaires. Détail capital dans le processus de sélection : la vérification comptable afin de s’assurer que le corps possède encore tous les morceaux qu’il se souvient avoir eus la veille.

Vimaire vérifia.

Puis vient l’instant atroce. Maintenant que la boule de neige de la conscience commence à rouler, va-t-on découvrir qu’on se réveille dans un caniveau avec de multiples machins – derrière un adjectif tel que « multiple », le substantif importe peu, « multiple » n’annonce jamais rien de bon –, ou dans des draps raides, sous la main rassurante d’une silhouette blanche et sérieuse qui va ouvrir les rideaux sur une nouvelle journée ensoleillée ? Tout est-il terminé, n’y a-t-il rien de pire à attendre désormais que du thé léger, du gruau nutritif, des promenades courtes et fortifiantes dans le jardin, voire une brève aventure platonique avec un ange de bonté, ou s’agissait-il seulement d’un bref évanouissement, une espèce de salaud va-t-il surgir et passer vraiment aux choses sérieuses avec le gros bout d’un manche de pioche ? Va-t-on avoir droit à des oranges ? veut savoir la conscience.

À partir de là, un stimulus extérieur est d’un grand secours. « Ça va aller » rencontre toutes les faveurs, tandis que « Est-ce que quelqu’un a noté son numéro ? » est franchement mauvais signe ; en tout cas, l’un et l’autre sont préférables à « Vous deux, tenez-lui les mains derrière le dos ».

Or, on annonça : « Pour un peu, vous étiez foutu, mon capitaine. »

Les douleurs, qui avaient profité de l’inconscience de Vimaire pour filer en griller une petite vite fait, métaphoriquement parlant, revinrent en trombe.

Vimaire fit : « Arrgh. » Puis il ouvrit les yeux.

Il y avait un plafond. Ce qui éliminait toute une catégorie d’hypothèses désagréables et faisait bien plaisir. Sa vision trouble lui révéla le caporal Chicque, ce qui faisait moins plaisir. Le caporal Chicque ne prouvait rien ; on pouvait être mort et tomber sur des horreurs dans le genre du caporal Chicque.

Ankh-Morpork n’avait pas beaucoup d’hôpitaux. Toutes les guildes possédaient leur propre infirmerie, et on trouvait quelques établissements publics dirigés par les organisations religieuses les plus bizarres, comme les Moines Equilibristes, mais dans l’ensemble l’assistance médicale était nulle et les habitants devaient mourir n’importe comment, sans l’aide de médecins. L’opinion prévalait que les guérisons encourageaient le laisser-aller et qu’elles étaient de toute façon sûrement contre nature.

« Est-ce que j’ai déjà dit : Où suis-je ? demanda Vimaire d’une voix faible.

— Oui.

— J’ai eu une réponse ?

— Chais pas où on est, mon capitaine. C’est chez une moukère d’la haute. Elle a dit d’vous monter ici. »

Malgré son cerveau qui lui semblait plein de mélasse rose, il retint deux indices qu’il rapprocha. L’amalgame de « riche » et de « monter » voulait dire quelque chose. Tout comme l’étrange relent chimique dans la chambre, qui masquait même les odeurs plus communes de Chicard.

« On ne parlerait pas de dame Ramkin, des fois ? fit-il d’un ton prudent.

— C’est bien possible. Une grande nénette baraquée. Dingue de dragons. » La figure de Chicard se fendit du sourire entendu le plus affreux qu’avait jamais vu Vimaire. « Vous êtes dans son pieu », dit-il.

Vimaire fit du regard le tour des lieux, sentant les prémisses d’une vague panique l’envahir. Car maintenant que sa vision retrouvait une partie de sa netteté, il s’apercevait qu’il manquait les vieilles chaussettes typiques des chambres de célibataires. Un soupçon de talc flottait dans l’air.

« Un genre de boudoir, fit Chicard avec un air de connaisseur.

— Attendez, attendez un peu, dit Vimaire. Il y avait le dragon. Juste au-dessus de nous… »

La mémoire se leva et le frappa comme un zombie rancunier.

« Ça va, mon capitaine ? »

… Les serres, toutes griffes dehors, aussi larges qu’un homme bras écartés ; le battement sourd des ailes, plus grandes que des voiles de bateau ; la puanteur de produits chimiques, seuls les dieux savent de quelle nature…

Il était passé si près qu’il avait distingué les toutes petites écailles des pattes et la lueur rouge des yeux. Des yeux qui étaient davantage que des yeux de reptile. Des yeux où l’on pouvait se noyer.

Et le souffle, si chaud qu’il ne ressemblait en rien à du feu, comme solide, qui brûlait moins qu’il ne réduisait en miettes…

Pourtant, Vimaire était là, en vie. Il avait l’impression qu’on lui avait flanqué un coup de barre de fer dans le flanc gauche, mais il était en vie, pas de doute.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il.

— C’est le p’tit Carotte, répondit Chicard. Il vous a attrapés, l’sergent et vous, et il a sauté du toit juste avant que l’dragon ait pu nous choper.

— J’ai mal au côté. Il a dû me choper, moi, fit Vimaire.

— Non, m’est avis que vous vous êtes cogné sur le toit des gogues. Après, vous avez roulé et vous êtes tombé en plein sur la citerne.

— Et Côlon ? Il est blessé ?

— Pas blessé. Pas vraiment blessé. Il a atterri un peu plus en douceur. L’est tellement lourd que, lui, il est passé à travers le toit. Vous parlez d’une belle giclée de…

— Et après, il s’est passé quoi ?

— Ben, on vous a installé à peu près à l’aise, et puis tout le monde est allé à la recherche du sergent à l’aveuglette et en gueulant son nom. Jusqu’à ce qu’ils trouvent où il était tombé, ’videmment, et alors ils ont plus bougé, ils ont juste gueulé. Et après, l’autre bonne femme a rappliqué en hurlant, dit Chicard.

— C’est de dame Ramkin que vous parlez ? » fit Vimaire d’un ton glacial. Ses côtes le faisaient joliment souffrir à présent.

« Ouais. Un gros morcif, dit Chicard, indifférent. Ça, elle sait mener son monde à la baguette ! “Oh, le pauvre homme, il faut le monter chez moi tout de suite.” C’est ce qu’on a fait. On peut pas trouver mieux, ici. En bas, en ville, ils cavalent tous partout comme des poulets à qui on aurait coupé l’cou.

— Le dragon a fait beaucoup de dégâts ?

— Ben, pendant que vous étiez hors du coup, les mages lui ont balancé des boules de feu. Il a pas du tout apprécié. On aurait dit que ça l’rendait plus costaud et plus fumasse. Il a rasé toute l’aile rétrograde de l’Université.

— Et… ?

— C’est tout, par le fait. Il a incendié un ou deux autres trucs, après il a dû s’tirer dans la fumée.

— Personne n’a vu où il est allé ?

— Si quelqu’un l’a vu, il a pas moufté. » Chicard se renversa dans son siège, le regard mauvais. « C’est écœurant, j’trouve, de pieuter dans une crèche pareille. Elle a un paquet d’fric, d’après le sergent, elle a pas besoin d’vivre dans des carrées ordinaires. Ça les avance à quoi, les rupins, de refuser d’être pauvres, si on les laisse s’amuser à s’loger comme tout le monde ? Devrait y avoir du marbre partout. » Il renifla. « En tout cas, elle a dit qu’il fallait que j’aille la chercher à votre réveil. En ce moment, elle file à bouffer à ses dragons. Bizarres, ces bestiaux-là, j’trouve. C’est étonnant qu’on l’autorise à les garder.

— Comment ça ?

— Vous savez bien. Tous à mettre dans l’même sac, quoi. »

Une fois Chicard sorti de son pas traînant, Vimaire parcourut une fois encore la chambre des yeux. Elle n’affichait effectivement pas les feuilles d’or et le marbre que Chicard estimait de rigueur chez les gens de haute condition. Le mobilier était ancien et les tableaux aux murs, quoique sûrement de valeur, ressemblaient à tous ceux qu’on accroche dans les chambres parce qu’on ne voit nulle part ailleurs où les mettre. S’y mêlaient quelques aquarelles de dragons, œuvres d’amateur. Dans l’ensemble, elle avait l’air d’une chambre qui n’a jamais connu qu’un seul occupant, sur qui elle s’est inconsciemment moulée au fil des ans, comme un costume avec un plafond.

C’était manifestement une chambre de femme, mais d’une femme qui préférait vivre avec entrain, sans perdre bêtement son temps en ménage, en laissant à d’autres, ailleurs, les romances fleur bleue, et qui s’estimait heureuse d’avoir la santé.

Les vêtements en évidence avaient été choisis pour des raisons de commodité et de robustesse, peut-être par une génération précédente à en juger par leur aspect, davantage que pour tenir lieu d’artillerie légère dans la guerre entre les sexes. Des flacons et des pots s’alignaient en bon ordre sur la coiffeuse, mais une certaine austérité dans leurs formes donnait à penser que les étiquettes préconisaient « une friction tous les soirs » plutôt qu’« un soupçon derrière les oreilles ». On imaginait sans peine que l’occupante de cette chambre y avait dormi toute sa vie et que son père l’avait appelée « ma petite fille » jusqu’à l’âge de quarante ans.

Un grand peignoir fonctionnel pendait derrière la porte. Vimaire savait, sans même regarder, qu’il avait un lapin sur la poche.

Bref, c’était la chambre d’une femme qui n’avait jamais imaginé qu’un homme en verrait l’intimité.

La table de nuit disparaissait sous les papiers. Avec un sentiment coupable mais qui ne l’arrêta pas, Vimaire y jeta un coup d’œil.

Tous avaient trait aux dragons. Il y avait des lettres du Comité d’expositions du club Caverne et de l’Amicale des cracheurs de feu. Des pamphlets et des appels du Sanctuaire pour les dragons malades – « Le feu du pauvre petit Vinny n’était plus qu’une veilleuse après cinq ans d’utilisation cruelle comme décapant à peinture, mais aujourd’hui… » Sans compter des demandes de dons, conférences et autres qui témoignaient au bout du compte d’un cœur assez vaste pour accueillir le monde entier, du moins sa gent ailée des cracheurs de feu.

Si on se laissait obnubiler par des chambres pareilles, on risquait de se retrouver bizarrement triste, plein d’une compassion étrange et diffuse inclinant à penser que ce serait peut-être une bonne idée d’anéantir toute l’espèce humaine et de recommencer avec les amibes.

À côté du tas de papier, il y avait un livre. Vimaire se contorsionna douloureusement et en lut le dos. Il disait : Maladies du dragon, par Sybil Deirdre Olgivanna Ramkin.

Il tourna les pages raides, fasciné en même temps qu’horrifié. Elles ouvraient sur un autre monde, un monde de problèmes tout à fait stupéfiants. Gorge en plaques. Pilons noirs. Poumon sec. Stocage. Vertigo. Nausées. Pleurs. Calculs. C’était étonnant, se dit-il après avoir lu quelques pages, qu’un dragon des marais ait jamais survécu pour voir un second lever du soleil. Même la traversée d’une chambre devait passer pour un triomphe biologique.

Il détourna vite les yeux des illustrations laborieusement dessinées. Difficile de supporter autant d’entrailles.

On frappa à la porte.

« Dites ? Vous êtes visible ? tonitrua joyeusement dame Ramkin.

— Euh…

— Je vous apporte quelque chose de joliment revigorant. »

Pour une quelconque raison, Vimaire imagina de la soupe.

Mais il s’agissait d’une pleine assiettée d’œufs, de bacon et de frites. À cette seule vue, il entendit ses artères paniquer.

« Je vous ai aussi fait du pouding, dit dame Ramkin d’un air vaguement penaud. En temps normal, je ne cuisine pas beaucoup, uniquement pour moi. Vous savez ce que c’est, quand on fait à manger pour une personne. »

Vimaire songea aux repas de sa pension. Bizarrement, la viande était toujours grise, parcourue de tubes mystérieux.

« Euh… commença-t-il, peu habitué à s’adresser à des dames en reposant couché dans leur propre lit. Le caporal Chicque m’a dit…

— Un original, ce petit Chicard ! » fit dame Ramkin.

Vimaire n’était pas sûr de bien suivre.

« Original ? répéta-t-il d’une voix faible.

— Un phénomène. On s’est entendus comme larrons en foire.

— Ah bon ?

— Oh, oui. Il en a, des anecdotes à raconter.

— Oh, oui. Il en a, c’est sûr. » Vimaire s’étonnait toujours de la facilité du caporal à s’entendre avec à peu près tout le monde. Une histoire de dénominateur commun, se dit-il. Dans l’univers entier des mathématiques, il ne devait pas exister de dénominateur plus commun que Chicard.

« Euh… fit-il en s’apercevant qu’il préférait encore poursuivre cette nouvelle et curieuse digression, vous ne trouvez pas son langage un peu… euh… mûr ?

— Salé, le corrigea gaiement dame Ramkin. Vous auriez dû entendre mon père quand il était en colère. En tout cas, nous nous sommes trouvés beaucoup de points communs. La coïncidence est incroyable, mais un jour mon grand-père a fait fouetter le sien pour lambinerie délictueuse. »

Alors, ils sont quasiment de la famille, se dit Vimaire. Un nouvel élancement douloureux dans son flanc meurtri le fit grimacer.

« Vous avez de très vilaines contusions et sans doute une ou deux côtes fêlées, dit-elle. Vous n’avez qu’à vous retourner, je vais vous remettre une couche de ça. » Dame Ramkin brandit un pot d’onguent jaune.

Une ombre de panique passa sur la figure de Vimaire. Instinctivement, il se remonta les draps jusqu’au cou.

« Ne vous fichez pas de moi, mon vieux, fit-elle. J’en ai vu d’autres. Tous les derrières se ressemblent. Ceux que je vois d’habitude ont des queues, c’est tout. Maintenant, retournez-vous et remontez votre chemise de nuit. C’était celle de mon grand-père, vous savez. »

Impossible de ne pas obéir à un ton pareil. Vimaire faillit demander que Chicard vienne lui servir de chaperon, mais il se dit que ça ne ferait qu’empirer les choses.

La crème brûlait comme de la glace.

« C’est quoi ?

— Toutes sortes de produits. Ça va atténuer l’ecchymose et favoriser la repousse d’écailles saines.

— Hein ?

— Pardon. Sans doute pas des écailles. Ne prenez pas cet air inquiet. Je suis presque sûre de ce que je dis. Voilà, c’est fait. » Elle lui donna une claque sur les fesses.

« Madame, je suis capitaine du Guet de nuit, protesta Vimaire tout en sachant que c’était une réflexion complètement idiote au moment même où il l’exprimait.

— Et aussi à demi nu dans le lit d’une dame, fit Sybil Ramkin, indifférente. Maintenant, asseyez-vous et prenez votre thé. Nous tenons à vous rendre toutes vos forces. »

La panique envahit les yeux de Vimaire.

« Pourquoi ? » demanda-t-il.

Dame Ramkin fouilla dans la poche de sa veste douteuse.

« J’ai pris quelques notes hier soir, dit-elle. Sur le dragon.

— Oh, le dragon. » Vimaire se détendit un peu. Dans l’immédiat, le dragon lui paraissait une perspective beaucoup moins risquée.

« Et j’ai fait aussi quelques découvertes. Je vais vous dire une chose : c’est une bête très curieuse. Il ne devrait pas pouvoir décoller.

— Là, vous avez raison.

— S’il est bâti comme les dragons des marais, il devrait peser dans les vingt tonnes. Vingt tonnes ! C’est impossible. C’est une question de rapport entre le poids et l’envergure, vous voyez.

— Je l’ai vu tomber de la tour comme une hirondelle.

— Je sais. La chute aurait dû lui arracher les ailes et creuser un sacré grand trou par terre, dit dame Ramkin d’un ton ferme. On ne rigole pas avec l’aérodynamique. On peut seulement augmenter les proportions pour obtenir un plus grand modèle, on s’en tient à ça. C’est une question de puissance musculaire et de surface portante.

— Je le savais bien, que quelque chose clochait, dit Vimaire qui s’anima. C’est comme le feu. On ne voit jamais de feu qui dégage autant de chaleur. Comment ils arrivent à faire ça, les dragons des marais ?

— Oh, c’est uniquement une histoire de produits chimiques, répondit évasivement dame Ramkin. Ils distillent une substance inflammable de ce qu’ils ont mangé et allument le feu au moment où elle sort des canaux. Ils n’ont jamais vraiment de feu intérieur, sauf dans les cas de retour de flamme.

— Il se passe quoi, alors ?

— Vous effacez un dragon du paysage, fit joyeusement dame Ramkin. Ce ne sont pas des créatures bien conçues, les dragons, je le crains. »

Vimaire absorba l’exposé.

Ils n’auraient jamais survécu si les marais où ils vivaient n’avaient pas été isolés ni dépourvus de prédateurs. Les dragons n’étaient guère comestibles, de toute façon – une fois enlevés la peau écailleuse et les muscles surdéveloppés qui leur permettaient de voler, ce qui restait devait avoir goût d’usine chimique mal gérée. Pas étonnant si les dragons étaient toujours malades. Leur approvisionnement en combustible dépendait de maux d’estomac continuels. La majeure partie de leur puissance cérébrale s’employait à surmonter les difficultés de leur digestion, laquelle pouvait distiller des combustibles producteurs de flammes à partir des ingrédients les plus invraisemblables. Ils étaient même capables de réaménager leur plomberie interne du jour au lendemain pour venir à bout de certains processus délicats. Ils vivaient en permanence sur un fil de rasoir chimique. Un seul hoquet mal à propos et ils se fondaient dans le décor, ne relevaient plus que de la cartographie.

Lorsqu’il s’agissait de choisir le site de nidification, les femelles faisaient preuve du bon sens et de l’instinct maternel d’une brique.

Vimaire se demanda pourquoi on s’était autrefois autant inquiété des dragons. Quand il y en avait un dans une caverne proche, il suffisait d’attendre qu’il prenne feu tout seul, qu’il explose ou qu’il meure d’une indigestion aiguë.

« Vous les avez étudiés de près, à ce que je vois, dit-il.

— Fallait bien que quelqu’un le fasse.

— Mais, et les gros ?

— Bon sang, oui. Ils sont un grand mystère, vous savez, répondit-elle, le visage soudain sérieux.

— Oui, vous l’avez dit.

— Il existe des légendes, voyez-vous. On dirait qu’une espèce de dragons s’est mise à grossir de plus en plus puis… a disparu, comme ça.

— Elle s’est éteinte, vous voulez dire ?

— Non… Ils réapparaissaient de temps en temps. D’on ne savait où. Pleins d’énergie et de vigueur. Et puis un jour, ils ne sont plus venus du tout. » Elle lança à Vimaire un regard triomphant. « Moi, je crois qu’ils se sont trouvés un coin où ils pouvaient pleinement être.

— Pleinement être quoi ?

— Des dragons. Où ils pouvaient vraiment aller au bout de leurs potentialités. Une autre dimension, n’importe quoi. Où la gravité serait moins forte, quelque chose comme ça.

— Je me suis dit, quand je l’ai vu, fit Vimaire, je me suis dit : Un truc qui vole et qui a des écailles comme ça, c’est impossible. »

Ils se regardèrent.

« Faut le trouver dans sa tanière, dit dame Ramkin.

— Ce n’est pas une saloperie de salamandre volante qui va mettre le feu à ma ville, lança Vimaire.

— Pensez à l’accroissement de nos connaissances sur les dragons.

— Ecoutez, si quelqu’un doit mettre le feu à cette ville, ce sera moi.

— C’est une occasion inespérée. Il y a tant de questions…

— Là, vous avez raison. » Une expression de Carotte vint à l’esprit du capitaine. « On en aurait quelques-unes à lui poser, suggéra-t-il.

— Mais demain matin », fit dame Ramkin d’un ton sans réplique. L’air de détermination farouche s’effaça du visage de Vimaire.

« Je dormirai en bas dans la cuisine, précisa dame Ramkin d’un ton enjoué. J’y installe d’habitude un lit de camp durant la période de couvaison. Certaines femelles ont toujours besoin d’aide. Ne vous inquiétez pas pour moi.

— Vous êtes bien aimable, marmonna Vimaire.

— J’ai envoyé Chicard en ville aider les autres à installer vos bureaux. »

Vimaire avait complètement oublié le poste du Guet. « Ils doivent être salement endommagés, hasarda-t-il.

— Complètement détruits. Une flaque de roche fondue. Alors je vous installe à l’ancienne Maison des Orfèvres.

— Pardon ?

— Oh, mon père avait des propriétés dans toute la ville, expliqua-t-elle. Elles ne me servent pas à grand-chose, en vérité. Alors j’ai dit à mon agent de remettre au sergent Côlon les clés de la vieille Maison des Orfèvres. Ça ne lui fera pas de mal d’être aérée.

— Mais le quartier… Je veux dire, il y a de vrais pavés dans les rues… Rien que le loyer, je veux dire, le seigneur Vétérini ne voudra jamais…

— Ne vous inquiétez pas pour ça, dit-elle en lui donnant une tape amicale. Maintenant, vous avez vraiment besoin de dormir. »

Allongé dans son lit, Vimaire avait la tête en ébullition. La Maison des Orfèvres se trouvait sur la rive Ankh du fleuve, dans un secteur à loyers élevés. La vue de Chicard ou du sergent Côlon descendant la rue en plein jour produirait sans doute le même effet sur le voisinage que l’inauguration d’une léproserie.

Il somnolait, sombrait puis émergeait d’un sommeil où des dragons géants le poursuivaient en agitant des pots d’onguent…

Et fut réveillé par des bruits d’émeute.


* * *

Impossible d’oublier le spectacle de dame Ramkin se redressant avec hauteur, mais on pouvait essayer quand même. Cela tenait d’une dérive des continents à rebours : des îles et sous-continents divers se joignaient pour former une seule proto-femme, massive et furieuse.

La porte défoncée de la dragonnerie pendait sur ses gonds. Déjà aussi tendus que les cordes d’une harpe défoncée aux amphétamines, les occupants devenaient fous. De petites giclées de feu s’écrasaient sur les revêtements de métal tandis qu’ils se ruaient en tous sens dans leurs stalles.

« Que-he signifie ceci ? » lança-t-elle.

Un Ramkin qui se serait adonné à l’introspection aurait reconnu que la réplique manquait singulièrement d’originalité. Mais elle était commode. Elle joua son rôle. Si les clichés deviennent des clichés, c’est qu’ils sont les marteaux et les tournevis dans la boîte à outils de la communication.

La populace bouchait l’entrée forcée. Certains éléments agitaient divers instruments tranchants dans un mouvement de va-et-vient propre aux émeutiers.

« Ho, dit le meneur, c’est l’dragon, là-d’dans ? »

S’ensuivit un chœur de marmonnements approbateurs.

« Et halors ? fit dame Ramkin.

— Ho. L’a brûlé la ville. Ça vole pas loin, ces bestiaux-là. Vous avez des dragons, ici. Ça pourrait être un d’ceux-là, non ?

— Ouais.

— Tout jus’.

— CQFD[16].

— Alors, nous, ce qu’on va faire, on va les zigouiller.

— Tout jus’.

— Ouais.

— Pro bono publico. »

La poitrine de dame Ramkin évoquait l’ascension et la chute d’un empire. Elle tendit le bras et saisit la fourche à fumier accrochée au mur.

« Un pas de plus, je vous préviens, et vous allez le regretter », dit-elle.

Le meneur plongea le regard derrière la femme vers les dragons affolés.

« Ah ouais ? fit-il d’un air mauvais. Et vous allez faire quoi, hein ? »

La bouche de dame Ramkin s’ouvrit et se referma une fois ou deux. « Je vais appeler le Guet ! » lâcha-t-elle enfin.

La menace n’eut pas l’effet escompté. Dame Ramkin n’avait jamais prêté grande attention aux résidants de la cité dépourvus d’écailles.

« Ben ça, c’est la tuile, fit le meneur. C’est vraiment embêtant, vous savez ? Je me sens tout mou des genoux, pour sûr. »

Il tira de sa ceinture un long fendoir. « Maintenant, écartez-vous, ma p’tite dame, parce que… »

Un trait de feu vert fusa du fond du local, passa à trente centimètres au-dessus des têtes de la foule et grava une rosace calcinée dans le linteau de la porte.

Puis une voix s’éleva, ronronnement doucereux d’une menace de mort en bonne et due forme.

« Je vous présente Sire Montjoie Crocvif Hivercarante IV, le dragon le plus ardent de la ville. Il vous ferait sauter la tête d’un seul coup de feu. »

Le capitaine Vimaire sortit de l’ombre en boitillant.

Il serrait sous son bras un petit dragon doré terriblement effrayé. De l’autre main il le tenait par la queue.

Les émeutiers regardèrent la bête, fascinés.

« Maintenant, je sais ce que vous pensez, poursuivit Vimaire d’une voix douce. Vous vous demandez : Après toute cette agitation, est-ce qui lui reste assez de feu ? Ben, j’vais vous dire, j’en suis pas trop sûr moi-même… »

Il se pencha pour viser entre les oreilles du dragon, et sa voix bourdonna comme une lame de couteau : « Ce qu’il faut vous demander, c’est : Est-ce que je me sens en veine ? » Ils eurent un mouvement de recul lorsqu’il s’avança. « Alors ? dit-il. Vous vous sentez en veine ? » L’espace d’un instant, on n’entendit plus que les gargouillis inquiétants de l’estomac de Sire Montjoie Crocvif Hivercarante IV tandis que le carburant alimentait ses chambres de combustion.

« Dites, euh… fit le meneur, comme hypnotisé, les yeux fixés sur la tête du dragon, y a pas d’raison de…

— D’ailleurs, il pourrait bien décider tout seul de cracher le feu, reprit Vimaire. Ils y sont obligés pour éviter que le carburant s’accumule trop. Ça s’accumule quand ils deviennent nerveux. Et, vous savez, j’ai dans l’idée que vous les avez drôlement énervés. »

Le meneur fit ce qu’il espérait un geste vaguement conciliant, mais malheureusement avec la main qui tenait toujours un couteau.

« Lâche ça, lui jeta sèchement Vimaire, sinon tu ne seras bientôt plus que de l’histoire ancienne. »

Le couteau tinta sur les dalles. Il y eut une bousculade à l’arrière de la foule : un certain nombre de personnes, si elles méritaient encore ce vocable, placées trop loin, voulaient savoir ce qui se passait.

« Mais avant qu’en bons citoyens que vous êtes vous vous dispersiez tous dans le calme et retourniez à vos affaires, dit Vimaire d’un ton éloquent, je vous suggère de bien observer ces dragons. Est-ce qu’un seul a l’air de faire vingt mètres de long ? Diriez-vous qu’ils ont une envergure de vingt-cinq mètres ? Quelle est leur puissance de feu, à votre avis ?

— Chaispas, moi », fit le meneur.

Vimaire releva légèrement la tête du dragon. Le meneur roula des yeux.

« Chaispas, monsieur, rectifia-t-il.

— Tu as envie de le savoir ? »

Le meneur secoua la tête. Mais il réussit à retrouver sa voix.

« Vous êtes qui, vous, d’abord ? » demanda-t-il.

Vimaire se redressa. « Capitaine Vimaire, du Guet municipal. »

Un silence quasi complet accueillit ses paroles. Quasi, parce qu’une voix goguenarde, quelque part dans les derniers rangs, lança : « L’équipe de nuit, sans doute ? »

Vimaire baissa les yeux sur sa chemise de nuit. Dans sa hâte à sortir de son lit de malade, il avait enfilé une paire de pantoufles de dame Ramkin. Il s’apercevait à présent qu’elles s’ornaient de deux pompons roses.

C’est l’instant que choisit Sire Montjoie Crocvif Hivercarante IV pour roter.

Ce ne fut pas un jet de flammes rugissantes. Seulement une boule presque invisible de feu humide qui roula au-dessus des têtes de la populace et roussit quelques sourcils. Mais elle fit grosse impression.

Vimaire se ressaisit magnifiquement. On n’avait sûrement pas remarqué l’horreur absolue qui l’avait saisi une fraction de seconde.

« Ce coup-là, c’était juste pour obtenir votre attention, dit-il, la figure impassible. Le prochain sera pointé un peu plus bas.

— Euh… fit le meneur. D’accord. Pas de problème. On partait, de toute façon. Pas de grands dragons ici, c’est vrai. Pardon pour le dérangement.

— Ah, non ! lança dame Ramkin d’une voix triomphante. Vous n’allez pas vous en tirer comme ça ! » Elle leva la main vers une étagère et ramena une boîte en fer-blanc. Une fente en perçait le couvercle. Ça bringuebalait à l’intérieur. Sur le côté, on lisait la légende : Sanctuaire du Soleil pour les dragons malades.

La première collecte rapporta quatre piastres et trente et un sous. Le capitaine Vimaire fit un geste explicite avec le dragon, aussitôt vingt-cinq piastres et seize sous supplémentaires apparurent miraculeusement. Puis la foule se débanda.

« La journée a bien rapporté, en tout cas, dit Vimaire une fois qu’ils furent à nouveau seuls.

— Vous avez été rudement courageux !

— Espérons seulement que ça ne se saura pas », dit Vimaire en reposant prudemment le dragon dans sa cage. Il se sentait un peu étourdi.

Une fois encore, il eut conscience des yeux qui le fixaient. Il lança un regard en coin à la tête effilée de Bravegars Balluchon Plumepierre dressé dans la pose du « dernier chiot du magasin ».

À son grand étonnement, il se vit avancer la main et le gratter derrière les oreilles, du moins derrière les deux trucs pointus sur le côté de la tête qui devaient être ses oreilles. La bête réagit par un bruit étrange qui ressemblait à une obstruction compliquée dans une brasserie. Il retira vivement la main.

« Tout va bien, dit dame Ramkin. C’est son estomac qui gargouille. Ça veut dire qu’il vous aime bien. »

Vimaire, avec surprise, se sentit plutôt content. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, jamais on n’avait jusqu’ici estimé qu’il valait davantage qu’un pet de lapin.

« Je croyais que vous alliez… euh… vous débarrasser de lui, dit-il.

— J’imagine qu’il le faudra, fit-elle. Mais vous savez ce que c’est. Quand ils lèvent sur vous leurs grands yeux tristes… »

Suivit un bref silence de gêne commune.

« Et si je…

— Vous ne croyez pas que vous pourriez… »

Ils s’arrêtèrent.

« C’est le moins que je pourrais faire, dit dame Ramkin.

— Mais vous nous donnez déjà des nouveaux locaux et tout !

— Je ne fais que mon devoir de bonne citoyenne. S’il vous plaît, acceptez Bravegars comme… comme ami. »

Vimaire sentit qu’on le poussait centimètre après centimètre sur une planche très étroite au-dessus d’un gouffre insondable.

« Je ne sais même pas ce qu’ils mangent, dit-il.

— Ils sont omnivores, en réalité, le renseigna-t-elle. Ils mangent tout sauf le métal et les pierres ignées. On ne fait pas la fine bouche, vous savez, quand on grandit dans des marais.

— Mais est-ce qu’il ne faut pas le sortir en promenade ? Ou en vol, je ne sais pas, moi ?

— Il dort les trois quarts du temps. » Elle gratta le dessus de la tête écailleuse de l’affreuse bête. « C’est le dragon le plus tranquille que j’aie jamais élevé, je dois dire.

— Et pour ce qui est de… euh… vous savez ? » Il montra la fourche à fumier.

— Eh bien, il s’agit surtout de gaz. Installez-le simplement dans un local bien aéré. Vous n’avez pas de tapis de valeur, je pense ? Il vaut mieux éviter qu’ils vous lèchent la figure, mais on peut les habituer à maîtriser leur flamme. Ils sont très pratiques pour allumer des feux. »

Bravegars Balluchon Plumepierre se coucha en rond dans un déluge de bruits de plomberie.

Ils ont huit estomacs, se souvint Vimaire ; les illustrations du livre montraient bien les détails. Et ils ont encore des tas d’autres machins comme des tubes de distillation fractionnée et des appareils alchimiques délirants.

Aucun dragon des marais ne pourrait terroriser un royaume, sauf par accident. Vimaire se demanda combien de hardis héros en avaient tué. C’était affreusement cruel de s’en prendre à des créatures dont le seul crime était d’exploser distraitement en vol, ce qui n’était d’ailleurs pas leur habitude. Rien que d’y penser, la colère le prenait. Une race de ratés, de… mauvais jets, voilà ce qu’étaient les dragons. Nés pour perdre. Pour vivre vite et mourir à tous les vents. Omnivores ou pas, ils ne vivaient en vérité que grâce à leur courage, en parcourant le monde à tire-d’aile, l’air de s’excuser, dans une peur bleue de leur propre système digestif. La famille à peine remise de l’explosion du père, un crétin en armure débarquait avec ses gros sabots dans le marais pour planter une épée dans un paquet d’intestins qui n’étaient de toute façon qu’à deux doigts de l’autodestruction.

Hah. Ce serait intéressant de voir comment les vaillants tueurs de dragons d’antan affrontaient le grand dragon. En armure ? Mieux valait s’abstenir d’en porter. Le résultat serait le même, n’importe comment, et les cendres ne se retrouveraient pas pré-emballées dans leur papier alu.

Il fixa longuement la bestiole difforme, et l’idée qui frappait à la porte de son cerveau depuis plusieurs minutes pour attirer son attention put enfin entrer. Tout le monde à Ankh-Morpork voulait découvrir la tanière du dragon. La découvrir vide, en tout cas. Des morceaux de bois sur une tige ne suffiraient pas, ça, il en était sûr. Mais, comme on dit, à voleur[17]

Vimaire demanda : « Est-ce qu’un dragon pourrait en flairer un autre ? Le suivre à la trace, quoi ? »


* * *

Chère mère, écrivit Carotte,

Ça, pour une surprise… Hier soir, le dragon a brûlé nos bureaux, et voilà qu’on nous en donne des mieux, dans une maison qui s’appelle la Maison des Orfèvres, en face de l’opéra. Comme dit le sergent Côlon, on fait notre chemin dans le monde, et il a demandé à Chicard d’éviter de vendre les meubles. Faire son chemin dans le monde, ça s’appelle une métaphore, et j’apprends à les reconnaître : c’est comme mentir, mais en plus décoratif. On a des vrais tapis pour cracher dessus. Deux fois aujourd’hui des groupes de citoyens ont voulu fouiller les caves pour trouver le dragon, c’est incroyable. Ils retournent les cabinets de tout le monde et fourrent leur nez dans les greniers, on dirait une fièvre. C’est que les gens n’ont pas le temps de s’occuper de grand-chose d’autre, et comme dit le sergent Côlon, quand on va faire notre ronde et qu’on crie « il est minuit et tout va bien » pendant qu’un dragon est en train de fondre la rue, on se sent un peu couillons.

J’ai déménagé de chez madame Paluche parce qu’il y a des dizaines de chambres ici. C’était triste, et elles m’ont fait un gâteau, mais je crois que j’y gagne, même si madame Paluche ne m’a jamais réclamé de loyer, ce qui est très gentil de sa part, vu quelle est veuve d’un monsieur Poignet, qu’elle a beaucoup de jolies filles à élever, plus les dots, ekcétra.

Je suis aussi devenu l’ami de ce singe – mais il préfère qu’on l’appelle anthropoïde – qui n’arrête pas de passer voir si on a retrouvé son livre. Chicard dit que c’est un crétin plein de puces parce que le singe lui a gagné dix-huit sous à Monsieur-l’Oignon-l’Andouille, un jeu de hasard avec des cartes auquel je ne joue pas. J’ai parlé à Chicard des lois sur le jeu (règlement), et il m’a répondu « Fais pas chier » ; ce qui enfreint, je pense, les ordonnances sur la décence de 1389, mais j’ai décidé de ne pas en tenir compte.

Le capitaine Vimaire est malade, et c’est une dame qui le soigne. D’après Chicard, tout le monde sait qu’elle est folle, mais d’après le sergent Côlon, c’est parce qu’elle vit dans une grande maison avec des tas de dragons, seulement elle vaut une fortune et tant mieux pour le capitaine s’il peut se mettre les pieds sous la table. Je ne vois pas ce que le mobilier vient faire là-dedans. Ce matin, je suis allé me promener avec Rita et je lui ai montré toutes sortes d’exemples intéressants de la ferronnerie qu’on trouve en ville. Elle a dit qu’elle trouvait ça passionnant. Elle a dit aussi que j’étais différent des gens qu’elle connaissait. Ton fils affectionné. Grosses bises, Carotte.

PS. : J’espère que Gougnotte va bien.


Il plia soigneusement le papier et le fourra dans l’enveloppe.

« Le soleil se couche », dit le sergent Côlon.

Carotte leva les yeux de sa cire à cacheter.

« Ça veut dire qu’il va bientôt faire nuit, reprit Côlon avec pertinence.

— Oui, sergent. »

Côlon se passa un doigt autour du col. Il avait la peau exceptionnellement rose, résultat d’un récurage matinal, mais on continuait de se tenir à distance respectueuse de lui.

Certains individus sont nés pour le commandement. D’autres obéissent aux commandements. À d’autres encore échoit un commandement ; le sergent entrait à présent dans cette dernière catégorie, et ça ne l’enchantait guère.

D’une minute à l’autre, il le savait, il allait devoir annoncer que c’était l’heure de partir en patrouille. Il ne voulait pas partir en patrouille. Il voulait trouver un second sous-sol agréable quelque part. Mais, noblesse oblige, si c’était lui le responsable, il devait s’y résoudre.

Ce n’était pas la solitude du chef qui l’embêtait. Plutôt la cuisson du chef qui lui posait des problèmes.

Il était aussi quasiment sûr qu’à moins de lui ramener en vitesse du nouveau sur le dragon, on mécontenterait le Patricien. Et quand le Patricien était mécontent, il se révélait très démocratique. Il trouvait des moyens raffinés et douloureux de faire partager son mécontentement au plus grand nombre. La responsabilité, songeait le sergent, c’était affreux. Se faire horriblement torturer aussi. De son point de vue, les deux phénomènes convergeaient rapidement l’un vers l’autre.

* * *

Il se sentit donc terriblement soulagé lorsqu’un petit carrosse se rangea devant les Orfèvres. Il était très vieux et déglingué. Des armoiries délavées ornaient ses portières. À l’arrière, peint plus récemment, s’étalait le bref message : J’ les dragons.

En grimaçant, le capitaine Vimaire en descendit. Le suivit la femme que le sergent appelait Sybil Ramkin la Folle. Et enfin, sautant sagement de la voiture au bout de sa laisse, apparut un petit…

Le sergent était trop nerveux pour apprécier la taille réelle de la bête.

« Là, j’en suis baba ! Ils sont allés l’attraper comme ça ! »

Chicard leva les yeux de la table dans l’angle où il n’arrivait pas à comprendre qu’il est presque impossible de jouer à un jeu de subtilité et de bluff contre un adversaire qui sourit tout le temps. Le bibliothécaire profita de la diversion pour se servir deux cartes de sous le paquet.

« Déconne donc pas. C’est qu’un dragon des marais, dit Chicard. L’est très bien, dame Sybil. Une vraie dame. »

Les deux autres gardes se retournèrent et le regardèrent fixement. C’était bien Chicard qui parlait.

« Arrêtez donc d’faire une gueule pareille, vous deux, dit-il. Pourquoi que j’reconnaîtrais pas une dame quand j’en vois une ? M’a offert du thé dans une tasse fine comme du papier à cigarette avec une cuiller d’argent d’dans, poursuivit-il du ton du gars qui a jeté un coup d’œil par-dessus la plateforme de la distinction sociale. Et même que j’y ai r’donnée, alors arrêtez de m’regarder comme ça !

— Qu’esse tu fais vraiment les soirs où t’es pas de service ? demanda Côlon.

— C’est pas tes oignons.

— Vous avez vraiment rendu la cuiller ? fit Carotte.

— Oui, merde, j’y ai rendue ! répondit violemment Chicard.

— ’arde-à-vous, les gars », lança le sergent, baignant dans l’euphorie du soulagement.

Le capitaine et dame Ramkin entrèrent. Vimaire posa sur ses hommes son regard habituel de consternation résignée.

« Ma brigade, marmonna-t-il.

— Une belle équipe, dit dame Ramkin. Qui sent la bonne vieille troupe.

— Ça, pour ce qui est de sentir… » fit Vimaire.

Dame Ramkin leur adressa un sourire radieux d’encouragement. S’ensuivirent de curieux raclements de pieds parmi les hommes. Le sergent Côlon, à force de volonté, réussit à faire saillir son torse davantage que son ventre. Carotte, d’ordinaire voûté, se redressa. Chicard, frémissant, avait pris une allure martiale, les mains plaquées tout droit de chaque côté des cuisses, les pouces fièrement pointés vers le haut, la poitrine tellement renflée que ses pieds menaçaient de quitter terre.

« Je me dis toujours que tout le monde peut dormir tranquille dans mon lit, sachant que ces braves veillent sur nous, déclara dame Ramkin en passant posément la troupe en revue comme un galion chargé d’or courant par vent léger arrière. Et celui-ci, qui est-ce ? »

Il est difficile pour un orang-outan de se mettre au garde-à-vous. Son organisme comprend bien l’idée générale, mais sa peau, non. Le bibliothécaire faisait de son mieux, pourtant ; dressé en un vague tas respectueux au bout de la rangée, il restait figé dans un salut tarabiscoté que seul permet un bras d’un mètre vingt.

« L’est en civil, m’dame, répondit Chicard du tac au tac. Défense Simienne du Territoire.

— Excellente initiative. Oui, excellente initiative, fit dame Ramkin. Depuis quand êtes-vous simien, mon garçon ?

— Oook.

— Bravo. » Elle se tourna vers un Vimaire à l’air parfaitement incrédule.

« Tout à votre honneur, dit-elle. Une belle brochette d’hommes…

— Oook.

— … d’anthropoïdes », rectifia dame Ramkin qui interrompit à peine le débit de ses paroles.

L’espace d’un instant, la troupe eut l’impression de rentrer d’une expédition où elle avait conquis toute seule une province lointaine. Ils se sentaient l’âme de héros, ainsi que l’aurait sûrement déclaré dame Ramkin qui ne se trompait que d’une lettre – la première – pour ce qui était de leur âme habituelle. Même le bibliothécaire se sentait flatté, et pour une fois il avait laissé passer l’expression « mon garçon » sans relever.

Un bruit de gouttes qui tombent et une forte odeur chimique les poussèrent à regarder autour d’eux.

Bravegars Balluchon Plumepierre se tenait assis, l’air à la fois penaud et innocent, à côté de ce qui était moins une tache sur le tapis qu’un trou dans le plancher. Quelques volutes de fumée montaient du pourtour.

Dame Ramkin soupira.

« Vous inquiétez pas, m’dame, intervint spontanément Chicard avec bonne humeur. On va nettoyer ça vite fait.

— Ils sont hélas souvent ainsi quand ils sont excités, dit-elle.

— Belle bête que vous avez là, m’dame, poursuivit Chicard qui se délectait de l’expérience nouvelle pour lui des rapports sociaux.

— Il n’est pas à moi. Il appartient au capitaine maintenant. Ou à vous tous peut-être. Un genre de mascotte. Il s’appelle Bravegars Balluchon Plumepierre. »

Bravegars Balluchon Plumepierre tint stoïquement le coup sous le poids du nom et renifla un pied de table.

« Y r’semble drôlement à mon frangin Errol, dit Chicard en jouant à fond la carte du moineau joyeux, effronté mais sympathique. L’a l’même nez pointu, si vous m’permettez, m’dame. »

Vimaire regarda la créature qui inspectait son nouvel environnement et sut qu’elle serait désormais, irrévocablement, Errol. Le petit dragon mordit pour voir dans le pied de table, mâcha quelques secondes, recracha et se mit en rond pour dormir.

« Il va pas mettre le feu, dites ? demanda anxieusement le sergent.

— Je ne crois pas. Il n’a pas l’air d’avoir encore compris à quoi servent ses conduits à feu, répondit dame Ramkin.

— Mais on n’a rien à lui apprendre question relaxation, dit Vimaire. En tout cas, les gars…

— Oook.

— Je ne m’adressais pas à vous, monsieur. Qu’est-ce qu’il fait chez nous, celui-là ?

— Euh… s’empressa de répondre le sergent Côlon. Je… euh… comme vous étiez parti et tout, et que nous, on serait sans doute à court de personnel… Carotte, là, a dit que c’était légal et tout… J’l’ai assermenté, mon capitaine. L’anthropoïde, mon capitaine.

— Assermenté comme quoi, sergent ?

— Comme agent spécial, mon capitaine, fit Côlon en rougissant. Vous savez, mon capitaine. Une espèce de garde civil. »

Vimaire leva les bras au ciel. « Spécial ? Plutôt unique en son genre, bordel de merde ! »

Le bibliothécaire adressa un grand sourire à Vimaire.

« Juste provisoirement, mon capitaine. Le temps de cette affaire, quoi, implora Côlon. Il nous rendrait bien service, mon capitaine, et… ben, c’est le seul qu’a l’air de nous apprécier…

— Je trouve l’idée franchement excellente, dit dame Ramkin. Bravo, l’anthropoïde. »

Vimaire haussa les épaules. Le monde était déjà assez dingue comme ça, qu’est-ce qui pourrait aggraver son cas ?

« D’accord, dit-il. D’accord ! J’abandonne. Très bien ! Qu’on lui donne un insigne, mais je me demande bien où il va se l’accrocher ! Ah bon ! Oui ! Pourquoi pas ?

— Ça va, mon capitaine ? s’inquiéta Côlon.

— Bon ! Bon ! Bienvenue au nouveau Guet des Orfèvres ! lança sèchement Vimaire en arpentant distraitement la pièce.

Génial ! Après tout, le boulot vaut son pesant de cacahuètes, non ? alors on peut tout aussi bien employer des sin… »

La main du sergent se plaqua respectueusement sur la bouche de son supérieur.

« Euh… juste un truc, mon capitaine, conseilla aussitôt Côlon aux yeux étonnés de Vimaire. Dites pas le mot qui commence par s. Quand il entend ça, la moutarde lui monte au nez, mon capitaine. C’est plus fort que lui, il se sent plus. Comme un chiffon rouge qu’on agite devant un chaispasquoi, mon capitaine. « Anthropoïde », ça va, mais pas le mot qui commence par s. Parce que, mon capitaine, quand il se met en rogne, il est pas du genre à bouder dans son coin, mon capitaine, si vous m’suivez. À part ça, il pose pas de problèmes. D’accord ? Suffit de pas dire “singe”. Ohmerde. »


* * *

Les frères étaient nerveux.

Il les avait entendus discuter. Les choses allaient trop vite pour eux. Il avait cru les faire entrer petit à petit dans la conspiration, en ne leur révélant jamais plus de vérité que ne pouvaient en absorber leurs petits cerveaux, mais il les avait quand même surestimés. Il fallait les tenir d’une main ferme. Ferme mais juste.

« Frères, dit le Grand Maître Suprême, les Manchettes de la Véracité sont-elles convenablement mises en valeur ?

— Quoi ? fit distraitement le frère Tourduguet. Oh. Les Manchettes. Ouais. Mises en valeur. Parfaitement.

— Et les Martinets de l’Appel sont-ils convenablement dépouillés ? »

Le frère Plâtrier sursauta d’un air coupable. « Moi ? Quoi ? Oh. Oui, pas de problème. Dépouillés. Oui. »

Le Grand Maître Suprême marqua un temps.

« Frères, dit-il d’une voix douce, nous sommes si près du but. Encore un tout petit effort. Encore quelques heures. Un petit effort, et le monde est à nous. Vous me comprenez, frères ? »

Le frère Tourduguet racla un pied par terre.

« Ben… fit-il. J’veux dire, évidemment. Oui. Pas d’inquiétude là-d’sus. On est derrière vous à cent dix pour cent… »

Il va dire « seulement », songea le Grand Maître Suprême.

«… Seulement… »

Ah.

«… on… enfin, nous tous, quoi, on a trouvé ça bizarre, vous avez l’air tellement différent, vous voyez, après l’invocation du dragon, comme qui dirait…

— Complètement nettoyé, fit avec obligeance le frère Plâtrier.

— … Oui, comme si… – le frère Tourduguet se débattit avec les serpents de l’expression orale – comme si on vous avait enlevé quelque chose…

— Vidé jusqu’à la dernière goutte, précisa le frère Plâtrier.

— Oui, comme il dit, et nous, on… Ben, c’est peut-être un peu risqué…

— Comme si des bouts de votre cerveau vivant se faisaient aspirer par des créatures effroyables de l’au-delà, poursuivit le frère Plâtrier.

— Moi, j’aurais plutôt vu ça comme une migraine, dit le frère Tourduguet au désespoir. Et on s’demandait, vous comprenez… cette histoire d’équilibre cosmique et tout… parce que, ben, vous avez vu ce qui est arrivé à ce pauvre vieux Cagoinces. Ça pourrait être une espèce de jugement. Hum.

— Ce n’était qu’un crocodile fou caché dans un parterre de fleurs, dit le Grand Maître Suprême. Ç’aurait pu arriver à n’importe qui. Mais je comprends ce que vous ressentez.

— Ah bon ? fit le frère Tourduguet.

— Oh, oui. C’est tout naturel. Tous les grands mages se sentent un peu mal à l’aise avant d’entreprendre une œuvre de l’importance de la nôtre. » Les frères se gonflèrent d’orgueil. Les grands mages. C’est nous, ça. Ouais. « Mais dans quelques heures tout sera terminé, et je suis sûr que le roi vous récompensera généreusement. L’avenir s’annonce radieux. »

Après une déclaration pareille, normalement, le tour était joué. Cette fois, ça n’eut pas l’air de prendre.

« Mais le dragon… commença le frère Tourduguet.

— Il n’y aura pas de dragon ! Nous n’en avons pas besoin. Écouter, dit le Grand Maître Suprême, c’est tout simple. Le jeune roi aura une épée merveilleuse. Tout le monde sait que les rois ont des épées merveilleuses…

— L’épée merveilleuse dont auquelle vous nous avez causé, c’est ça ? demanda le frère Plâtrier.

— Et quand elle touchera le dragon, dit le Grand Maître Suprême, pfuiiit !

— Ouais, ça fait comme ça, dit le frère Portier. Mon oncle, une fois, il a flanqué un coup de pied à un dragon des marais. Il l’avait surpris à boulotter ses citrouilles. Cette saleté a failli lui arracher la jambe. »

Le Grand Maître Suprême soupira. Encore quelques heures, oui, et alors, fini tout ça. La seule décision qu’il n’avait pas encore prise, c’était s’il allait leur ficher la paix – qui les croirait, après tout ? – ou envoyer la Garde les arrêter pour bêtise au dernier degré.

« Non, fit-il avec patience, je veux dire que le dragon disparaîtra. Nous le renverrons. Fin du dragon.

— Les gens, ils vont pas se douter de quelque chose ? demanda le frère Plâtrier. Ils vont pas s’attendre à trouver des bouts de dragon dans tous les coins ?

— Non, répondit le Grand Maître Suprême d’une voix triomphante, parce que le seul contact de l’Epée de Vérité et de Justice anéantira la Progéniture du Mal ! »

Les frères le fixèrent des yeux.

« C’est ce qu’ils croiront, en tout cas, ajouta-t-il. Nous pourrons lâcher un peu de fumée magique au même moment.

— Vachement facile, la fumée magique, dit le frère Crocheteur.

— Pas de bouts de dragon, alors ? » fit le frère Plâtrier, un brin déçu.

Le frère Tourduguet toussa. « Chais pas si les gens vont gober ça, fit-il. Ça paraît un peu trop propre, comme qui dirait.

— Écoutez, cracha le Grand Maître Suprême, ils accepteront tout ! Ils verront la chose se faire ! Les gens auront tellement envie de voir le gamin gagner qu’ils n’iront pas chercher plus loin ! Je vous le garantis ! Maintenant… commençons… »

Il se concentra.

Oui, c’était plus facile. Plus facile à chaque fois. Il sentait les écailles, sentait la rage animale tandis qu’il pénétrait dans la retraite des dragons et imposait sa volonté.

C’était ça le pouvoir, et il était à lui.


* * *

Le sergent Côlon grimaça. « Ouille.

— Ne jouez donc pas les mauviettes, dit joyeusement dame Ramkin en serrant le bandage d’une main experte, fruit de générations successives de femmes Ramkin. Il vous a à peine touché.

— Et il le regrette beaucoup, ajouta sévèrement Carotte. Faites voir au sergent que vous le regrettez. Allez.

— Oook, dit le bibliothécaire d’un air contrit.

— Le laissez pas m’embrasser ! couina Côlon.

— Vous croyez qu’attraper quelqu’un par les chevilles et lui faire rebondir la tête par terre, ça se trouve dans la rubrique « Voies de faits sur un supérieur » ? demanda Carotte.

— J’engage pas d’poursuites, moi, s’empressa de répondre le sergent.

— Est-ce qu’on peut se remettre au boulot ? lança Vimaire avec impatience. On va voir si le flair d’Errol permettra de repérer la tanière du dragon. D’après dame Ramkin, ça vaut le coup d’essayer.

— Vous voulez dire : faut un grand trou aux parois truffées de ressorts, de fils de détente, de lames de couteaux tournoyantes mues par la force hydraulique, de verre pilé et de scorpions pour attraper un voleur, mon capitaine ? fit le sergent d’un ton dubitatif. Ouille !

— Oui, nous ne voulons pas perdre la piste, dit dame Ramkin. Arrêtez de faire l’enfant, sergent.

— Se servir d’Errol, ça c’est une idée formidable, m’dame, si j’peux m’permettre », dit Chicard pendant que le sergent rougissait sous son pansement.

Vimaire n’était pas sûr de savoir combien de temps il pourrait supporter Chicard en alpiniste de l’échelle sociale.

Carotte se taisait. Il acceptait peu à peu l’idée qu’il n’était sans doute pas un nain, mais le sang de nain lui coulait dans les veines selon le principe fameux de la résonance morphique, et ses gênes d’emprunt lui disaient que rien n’allait être aussi simple. Trouver un trésor même quand le dragon n’était pas chez lui présentait pas mal de risques. En tout cas, il était certain qu’il le saurait s’il y en avait un dans les parages. En présence d’une grosse quantité d’or, les paumes d’un nain le démangeaient toujours, et les siennes ne le démangeaient pas.

« On va commencer par ce mur dans le quartier des Ombres », dit le capitaine.

Le sergent Côlon lança un coup d’œil en coin à dame Ramkin et se découvrit incapable d’afficher de la couardise devant une admiratrice. Il se contenta d’un : « Est-ce que c’est raisonnable, mon capitaine ?

— Évidemment que non. Si on était raisonnables, on ne serait pas au Guet.

— Dites ! Tout ça, c’est terriblement passionnant, fit dame Ramkin.

— Oh, je ne crois pas que vous devriez venir, m’dame… commença Vimaire.

— … Sybil, s’il vous plaît !…

— … C’est un quartier peu recommandable, vous voyez.

— Mais je suis sûre de rester en parfaite sécurité avec vos hommes. Je suis sûre que les vagabonds se volatilisent littéralement quand ils vous voient. »

Ça, c’est quand ils voient les dragons, songea Vimaire. Ils se volatilisent quand ils les voient, et il ne reste plus que leurs ombres sur le mur. Chaque fois qu’il se sentait mollir ou perdre de l’intérêt, il se rappelait ces ombres, et il avait l’impression qu’on lui versait du feu lancinant dans la colonne vertébrale. Il ne faut pas laisser faire des trucs pareils. Pas dans ma ville.


* * *

À vrai dire, les Ombres ne posaient pas de problème. Nombre de ses résidants étaient de toute façon partis à la chasse au trésor, et ceux qui restaient avaient beaucoup moins envie qu’avant de rôder dans les ruelles sombres. D’un autre côté, les plus perspicaces reconnaissaient que s’ils agressaient dame Ramkin, elle leur dirait sûrement de se remuer et de ne pas faire les idiots, d’un ton tellement habitué à commander qu’ils se surprendraient à obéir.

On n’avait pas encore abattu le mur qui exposait toujours sa fresque macabre. Errol le renifla de-ci de-là, remonta une ou deux fois la ruelle au petit trot et se coucha pour dormir.

« Ç’a pas marché, dit le sergent Côlon.

— Une bonne idée, pourtant, fit Chicard, toujours dévoué.

— C’est sans doute à cause de la pluie et du monde qui est passé par là, j’imagine », dit dame Ramkin.

Vimaire ramassa le dragon. C’était un espoir vain, de toute façon. Enfin, qui ne tente rien n’a rien.

« On ferait mieux de rentrer, dit-il. Le soleil est couché. »

Ils revinrent en silence. Le dragon a même maté les Ombres, songeait Vimaire. Il tient toute la ville, même quand il n’est pas là. Les gens vont se mettre à enchaîner des vierges à des rochers d’un jour à l’autre maintenant.

C’est une métaphore de cette putain d’existence, un dragon. Et comme ça ne suffit pas, c’est en plus un putain de grand bestiau volant qui crache le feu.

Il sortit la clé de leurs nouveaux locaux. Alors qu’il farfouillait dans la serrure, Errol s’éveilla et se mit à gémir.

« Pas maintenant », dit Vimaire. Ses côtes le tiraillaient. La nuit commençait à peine et il se sentait déjà trop fatigué.

Une ardoise glissa du toit et s’écrasa près de lui sur les pavés.

« Mon capitaine, souffla le sergent Côlon.

— Quoi ?

— Il est sur le toit, mon capitaine. »

Une nuance dans la voix du sergent mit la puce à l’oreille de Vimaire. Elle n’était pas excitée. Elle n’était pas effrayée. Elle exprimait seulement une terreur sourde et intense.

Il leva les yeux. Errol se mit à faire des bonds sous son bras.

Le dragon – le dragon – avait passé la tête par-dessus la gouttière et les observait avec intérêt. Une tête à elle seule plus grande qu’un homme. Ses yeux avaient la taille de très grands yeux, d’une couleur rouge de feu qui couve, habités d’une intelligence sans le moindre rapport avec l’humanité. D’abord, elle était beaucoup plus vieille. Il s’agissait d’une intelligence déjà pétrie de perfidie et imprégnée de ruse depuis longtemps à l’époque où une bande de simili-singes se demandaient s’ils n’y gagneraient pas à se tenir debout sur deux pattes. Une intelligence qui ne voulait rien savoir ni rien comprendre des arts de la diplomatie.

Elle ne jouait pas avec ses proies, elle ne leur posait pas d’énigmes. Mais elle s’y entendait en arrogance, pouvoir et cruauté, et si jamais elle le pouvait, elle leur réduisait la tête en cendres. Parce qu’elle aimait ça.

Pour l’heure, la bête était encore plus furieuse que d’habitude. Elle sentait une présence derrière ses prunelles. Un tout petit esprit, faible, étranger, bouffi de suffisance. C’était exaspérant, comme une démangeaison impossible à gratter. Il la poussait à agir contre son gré… et l’empêchait de faire ce dont elle avait très envie.

Les yeux se braquaient pour l’instant sur un Errol dans tous ses états. Vimaire comprit qu’une seule chose le séparait d’une chaleur de plusieurs millions de degrés : le vague intérêt du dragon qui se demandait ce que fichait un congénère plus petit sous son bras.

« Ne faites pas de gestes brusques, lança la voix de dame Ramkin dans son dos. Et ne montrez pas que vous avez peur. Ils sentent toujours quand vous les craignez.

— Vous avez d’autres conseils à donner, là, tout de suite ? fit lentement Vimaire en s’efforçant de parler sans remuer les lèvres.

— Eh bien, les chatouiller derrière les oreilles, souvent ça marche.

— Oh, fit Vimaire d’une petite voix.

— Ou un “non !” bien sec, et leur retirer leur bol de pâtée.

— Ah ?

— Leur taper sur le museau avec un rouleau de papier, c’est ce que je fais dans les cas extrêmes. »

Dans le monde désespéré, ralenti, aux contours brillamment tracés où il vivait désormais et qui avait l’air de tourner autour des narines taillées à la serpe à quelques mètres de lui, Vimaire eut conscience d’un léger sifflement.

Le dragon prenait une profonde inspiration.

L’inhalation s’arrêta. Vimaire plongea les yeux dans les ténèbres des conduits à feu et se demanda s’il verrait quelque chose, une toute petite lueur blanche, n’importe quoi, avant que l’oubli ardent ne l’engloutisse.

À cet instant retentit une trompe.

Le dragon leva une tête étonnée puis émit un son vaguement interrogateur qui n’avait rien d’un mot.

La trompe retentit à nouveau. La sonnerie donnait l’impression de générer une multitude d’échos animés d’une vie propre. On aurait dit un défi. S’il s’agissait d’autre chose, le souffleur de trompe n’allait pas tarder à connaître des ennuis, parce que le dragon lança à Vimaire un regard de braise, déploya ses ailes gigantesques, bondit lourdement dans le vide et, contre toutes les lois de l’aéronautique, s’éloigna d’un vol indolent dans la direction de la sonnerie.

Rien au monde n’aurait dû voler de cette façon-là. Les ailes brassaient pesamment l’air dans un bruit de tonnerre condensé, mais le dragon avançait comme s’il ramait dans l’espace. On sentait, en voyant une nage pareille, que s’il cessait son battement il planerait tout bonnement sur sa lancée jusqu’à l’immobilisation totale. Il flottait, il ne volait pas. Pour un animal de la taille d’une grange et à la peau blindée, ça n’était pas mal réussi.

Il passa au-dessus de leurs têtes comme une péniche, le cap sur la place des Lunes-Brisées.

« Suivez-le ! s’écria dame Ramkin.

— Ça n’est pas normal, qu’il vole comme ça. Je suis sûr qu’il y a quelque chose dans une des lois sur la sorcellerie, dit Carotte en sortant son calepin. En plus, il a endommagé le toit. Il accumule les délits, vous savez.

— Ça va, mon capitaine ? fit le sergent Côlon.

— Je lui voyais jusque dans les trous de nez », dit le capitaine Vimaire d’un air rêveur. Ses yeux se fixèrent sur la figure inquiète du sergent. « Où il est parti ? » demanda-t-il. Côlon pointa le doigt le long de la rue.

Vimaire lança un regard mauvais à la forme qui disparaissait au-dessus des toits.

« Suivez-le ! » dit-il.


* * *

La trompe sonna une nouvelle fois.

D’autres gens se pressaient vers la place. Le dragon planait devant eux comme un requin vers un matelas pneumatique épris d’indépendance en donnant de petits coups de queue de gauche à droite.

« Y a un dingue qui va s’colleter avec lui ! lança Chicard.

— Je me disais bien qu’y s’en trouverait un pour tenter l’coup, fit Côlon. Le pauvre type va cuire dans son armure. »

C’était apparemment l’avis de la foule qui bordait la place. Les habitants d’Ankh-Morpork avaient une conception simple et pleine de bon sens du divertissement : tout impatients qu’ils étaient de voir occire un dragon, ils seraient ravis, à défaut, de voir un contemporain se faire griller vif dans son armure. On n’avait pas tous les jours la chance d’assister à pareil spectacle. Ça ferait des souvenirs pour les enfants.

Vimaire fut bousculé, renvoyé de part et d’autre par la cohue à mesure que d’autres curieux envahissaient la place derrière eux.

La trompe lança une quatrième fois son défi.

« Ça, c’est un cor-limace, affirma Côlon d’un ton de connaisseur. Comme un tocsin, mais en plus grave.

— T’es sûr ? fit Chicard.

— Ouaip.

— Ça devait être une putain de grosse limace.

— Cacahuètes ! Figuins ! Saucisses chaudes ! piaula une voix dans leur dos. Salut, les gars. Salut, capitaine Vimaire ! Z’êtes venus pour la mise à mort, hein ? Prenez donc une saucisse. C’est la maison qui régale.

— Qu’est-ce qui se passe, la Gorge ? demanda Vimaire, collé au plateau du marchand ambulant tandis que davantage de badauds se répandaient autour d’eux.

— Y a un gamin qu’est arrivé à cheval en ville et qu’a dit qu’il allait tuer le dragon, répondit Je-m’tranche-la-gorge. Il a une épée magique, qu’il dit.

— Est-ce qu’il a une peau magique ?

— Vous avez l’esprit trop terre-à-terre, capitaine, vous manquez de poésie, dit la Gorge qui retira une fourchette à griller le pain très chaude de la toute petite poêle posée sur son plateau afin de l’appliquer doucement contre le derrière d’une grosse femme devant lui. Écartez-vous, madame, le commerce, c’est l’élément moteur de la cité, merci beaucoup, ’videmment, poursuivit-il, en toute justice, devrait y avoir une jeune fille enchaînée à un rocher. Seulement, la tante a dit non. C’est ça le problème avec beaucoup de gens. Aucun sens des traditions. Le jeune gars, il dit aussi qu’il est le loir légitime du trône. »

Vimaire secoua la tête. Le monde autour de lui sombrait bel et bien dans la folie. « Là, je ne saisis pas bien, dit-il.

— Loir, répéta la Gorge avec patience. Vous savez bien. Le loir du trône.

— Ah, l’hoir. L’héritier, c’est ça ?

— C’est ce que j’dis, le loir du trône.

— Quel trône ?

— Le trône d’Ankh.

— Quel trône d’Ankh ?

— Vous savez bien. Les rois, tout ça… » La Gorge parut réfléchir. « J’voudrais bien savoir comment qu’il s’appelle, çui-là. J’ai passé une commande à la poterie en gros d’Igné le Troll de trois grosses de chopes commémoratives pour le couronnement et ça va être la plaie de peindre son nom sur tout ça après. J’vous inscris pour deux, cap’taine ? Pour vous, j’les fais à quatre-vingt-dix sous, autant dire que je m’tranche la gorge. »

Vimaire céda et revint à coups de coudes à travers la cohue en se servant de Carotte comme phare. L’agent du Guet dominait la foule, et le reste de la troupe s’accrochait à lui.

« C’est de la folie furieuse, cria le capitaine. Qu’est-ce qui se passe, Carotte ?

— Il y a un gars à cheval au milieu de la place, répondit le jeune homme. Il brandit une épée étincelante, vous savez. Mais pour l’instant, il n’a pas l’air de faire grand-chose. »

Vimaire se fraya un chemin pour s’abriter derrière dame Ramkin.

« Des rois, haleta-t-il. D’Ankh. Et des trônes. Ça se peut ?

— Quoi ? Oh, oui. Il y en a eu, répondit dame Ramkin. Ça remonte à des siècles. Pourquoi ?

— Il y a un gamin qui se prétend l’héritier du trône !

— C’est vrai, intervint la Gorge qui avait suivi Vimaire dans l’espoir de réaliser une vente. Il a fait un grand discours pour dire qu’il allait tuer le dragon, renverser l’usurpateur et réparer toutes les injustices. Tout le monde a applaudi. Saucisses chaudes, deux pour une piastre, du pur cochon, pourquoi pas en payer une à la dame ?

— Vous ne voulez pas dire du porc, monsieur ? demanda prudemment Carotte en lorgnant les tubes luisants.

— Façon de parler, façon de parler, répondit vite la Gorge. D’la vraie cochonnerie, garanti. Du pur cochon.

— On applaudit n’importe quel discours dans cette ville, grogna Vimaire. Ça ne veut rien dire !

— Saucisses de cochon, cinq pour deux piastres ! lança la Gorge qui ne laissait jamais la conversation prendre le pas sur le commerce. Ça pourrait être bon pour les affaires, la monarchie. Saucisses de cochon ! Saucisses de cochon ! Dans un p’tit pain ! Et le coup de réparer les injustices. Ça me paraît une idée formidable. Avec des oignons !

— Est-ce que je peux m’permettre de vous offrir une saucisse chaude, m’dame ? » demanda Chicard.

Dame Ramkin regarda le plateau pendu au cou de la Gorge. Des millénaires de bonne éducation vinrent à son secours, et sa voix ne trahit qu’un très léger accent d’horreur lorsqu’elle répondit : « Ma foi, elles m’ont l’air délicieuses. Très appétissante, cette charcuterie.

— C’est fait par des moines sur une montagne secrète ? » voulut savoir Carotte.

La Gorge lui jeta un drôle de regard. « Non, fit-il d’un ton patient, par des cochons.

— Quelles injustices ? demanda instamment Vimaire. Allez, dis-moi. Quelles injustices il va réparer ?

— Eh ben, fit la Gorge, y a, euh… les impôts. Ça, c’est de l’injustice, déjà. » Il eut la bonne grâce de prendre un air gêné. Payer des impôts, dans le monde de la Gorge, ça n’arrivait qu’aux autres.

« C’est vrai, approuva une vieille femme à côté de lui. C’est comme la gouttière de ma maison, elle fuit que ç’en est une calamité, et le propriétaire, il veut rien faire. Ça, c’est de l’injustice.

— Et la calvitie précoce, fit un homme devant elle. Ça aussi, ç’en est, de l’injustice. » La bouche de Vimaire s’ouvrit toute grande.

« Ah. Les rois, ils guérissent ça, vous savez, dit un autre protomonarchiste d’un air entendu.

— Y s’trouve, fit la Gorge en fourrageant dans son sac, qu’y m’reste une bouteille de cet onguent extraordinaire préparé… – il lança un regard mauvais à Carotte – par des vieux moines qui vivent sur une montagne…

— Et ils ne peuvent pas répondre effrontément, vous savez, poursuivit le monarchiste. C’est à ça qu’on reconnaît les vrais rois. Ça leur est complètement impossible. C’est une histoire de gracieuseté.

— Ah, tiens, fit la femme dont la gouttière fuyait.

— C’est comme l’argent, dit le monarchiste, ravi de l’attention qu’on lui manifestait. Ils n’en portent pas sur eux. C’est comme ça qu’on les reconnaît toujours.

— Pourquoi ? Ça n’est pas si lourd, fit l’homme dont les rares cheveux parsemaient le dôme de son crâne comme les rescapés d’une armée vaincue. Moi, je peux porter des centaines de piastres, pas de problème.

— Sans doute qu’on a de la faiblesse dans les bras, quand on est roi, avança judicieusement la femme. À force de saluer, sûrement.

— J’ai toujours pensé, reprit le monarchiste en tirant une pipe qu’il se mit à bourrer de l’air solennel du professeur qui va donner un cours, que l’un des plus grands dangers pour un roi, c’est que sa fille reçoive un coup d’épine. »

Suivit une pause de réflexion.

« Et s’endorme pour cent ans, termina le monarchiste, imperturbable.

— Ah, firent les autres, inexplicablement soulagés.

— Et puis il y a l’usure des petits pois, ajouta-t-il.

— Ben… sûrement, fit la femme d’une voix hésitante.

— À force de dormir tout le temps dessus, renchérit le monarchiste.

— Sans parler des centaines de matelas.

— Tout à fait.

— Ah bon ? Je pense que je pourrais leur en trouver au prix de gros », dit la Gorge. Il se tourna vers Vimaire qui avait suivi la discussion d’un air profondément abattu. « Vous voyez, capitaine ? Et vous, vous seriez dans la Garde royale, j’suis sûr. Avec un plumet sur votre casque.

— Ah, l’apparat… fit le monarchiste en pointant sa pipe. Très important. Beaucoup de revues.

— Quoi ? Gratuites ?

— Be-en… j’imagine que ça dépendrait du nombre de pages.

— Vous êtes tous complètement cinglés ! s’écria Vimaire. Vous ne savez rien de lui, et il n’a même pas encore gagné !

— Une formalité, je pense, dit la femme.

— C’est un dragon cracheur de feu ! brailla Vimaire en se rappelant les narines. Et lui, ce n’est qu’un type sur un cheval, nom des dieux ! »

La Gorge le poussa doucement du doigt sur le plastron. « Vous êtes trop terre-à-terre, cap’taine, dit-il. Quand un étranger arrive dans la ville esclave du dragon et qu’il le défie avec une épée étincelante, y a qu’une issue, non ? C’est sans doute la destinée.

— Esclave ? beugla Vimaire. Esclave ? Espèce de salaud d’escroc, la Gorge, hier tu fourguais des dragons en peluche !

— Ça, c’était le biznesse, cap’taine. Faut pas vous fâcher pour ça », répondit aimablement le camelot.

Vimaire se rapprocha de ses hommes, animé d’une rage noire. On pouvait dire ce qu’on voulait des habitants d’Ankh-Morpork, ils restaient résolument indépendants, ils ne reconnaissaient à personne le droit de voler, frauder, escroquer et assassiner sur un pied d’égalité. Ce qui semblait parfaitement normal au capitaine. Rien ne différenciait l’homme le plus riche du mendiant le plus pauvre, si ce n’est que le premier avait beaucoup d’argent, de quoi manger, du pouvoir, de beaux vêtements et une bonne santé. Mais au moins, il n’était en rien meilleur. Seulement plus riche, plus gras, plus puissant, mieux habillé et mieux portant. Il en allait ainsi depuis des siècles.

« Et aujourd’hui qu’ils flairent une robe d’hermine, les voilà qui donnent tous dans l’eau de rose », marmonna-t-il.

Le dragon décrivait des cercles lents et prudents autour de la place. Vimaire tendit le cou pour voir par-dessus les têtes devant lui.

De la même façon que les prédateurs gardent la silhouette de leur proie quasiment programmée dans leurs gènes, il était possible que celle d’un cavalier armé d’une épée mette en branle des engrenages dans le cerveau d’un dragon. Il manifestait un intérêt vif mais circonspect.

Revenu dans la foule, Vimaire haussa les épaules. « Je ne savais même pas qu’on était un royaume.

— Eh bien, ce n’est plus le cas depuis une éternité, dit dame Ramkin. Les rois se sont fait renverser, et c’était tant mieux. Il leur arrivait de se montrer effroyables.

— Mais vous, ben… vous êtes de la hau… de haute naissance. Je vous aurais crue du côté des rois.

— Certains étaient d’affreux péquenauds, vous savez, fit-elle d’un ton dégagé. Des femmes partout, ils coupaient les têtes des gens, livraient des guerres pour un oui pour un non, mangeaient avec leur couteau, lançaient des cuisses de poulet à moitié terminées par-dessus leur épaule, ce genre de choses. Pas du tout notre style. »

Le silence tomba sur la place. Le dragon avait lentement gagné l’autre bout de l’esplanade et se tenait pour ainsi dire immobile en l’air, en dehors du battement indolent de ses ailes.

Vimaire sentit quelque chose lui labourer doucement le dos, puis Errol lui émergea sur l’épaule, où il ancra ses griffes postérieures. Ses ailes courtaudes battaient en rythme avec celles du spécimen géant. Il avait la respiration sifflante. Ses yeux ne quittaient pas la masse en vol stationnaire.

Le cheval royal se trémoussa nerveusement sur les dalles lorsque le jeune garçon mit pied à terre, brandit l’épée et se retourna face à l’ennemi au loin.

Il avait assurément l’air confiant, se dit Vimaire. D’un autre côté, en quoi le talent d’occire les dragons rend-il apte à la royauté par les temps qui courent ?

C’était en tout cas une épée vraiment brillante. Ça, fallait reconnaître.


* * *

Deux heures le lendemain matin. Et tout va bien, si l’on excepte la pluie. Il bruine encore.

Certaines villes du Multivers croient savoir s’amuser. La Nouvelle-Orléans et Rio, par exemple, s’imaginent non seulement savoir faire la bombe mais aussi tout faire péter ; pourtant, auprès d’Ankh-Morpork qui se défoule, elles rappellent un village gallois à deux heures de l’après-midi un dimanche de pluie.

Des feux d’artifice éclataient et scintillaient dans le ciel humide au-dessus de la vase turbide du fleuve Ankh. Divers animaux domestiques rôtissaient dans les rues. Des farandoles de danseurs passaient de maison en maison, ce dont elles profitaient souvent pour rafler les bibelots qui traînaient. Partout on lampait à tour de bras. Des gens qui en d’autres circonstances n’y auraient jamais songé criaient « hourra ».

Vimaire marchait à grands pas dans les rues noires de monde, la mine sombre, avec l’impression d’être le seul oignon au vinaigre dans une salade de fruits. Il avait donné quartier libre pour la nuit à ses hommes.

Il ne se sentait pas du tout royaliste. Il ne croyait pas avoir de grief contre les rois en tant que tels, mais le spectacle d’Ankh-Morporkiens agitant des drapeaux l’affligeait inexplicablement. Seuls des imbéciles soumis se comportaient comme ça, dans d’autres pays. Et puis l’idée d’un plumet royal dans son couvre-chef le révoltait. Il avait toujours eu horreur des plumes. Les plumes, eh bien, ça achetait les hommes, ça proclamait à tout le monde qu’ils ne s’appartenaient pas. Et il aurait l’impression d’être un oiseau. Ce serait la goutte d’eau.

Ses pieds vagabonds le ramenèrent aux Orfèvres. Après tout, que lui restait-il ? Sa pension était déprimante et sa propriétaire s’était plainte des trous que, malgré force engueulades, Errol continuait de faire dans le tapis. Et de l’odeur qu’il dégageait. Et Vimaire ne pourrait pas boire cette nuit dans une taverne sans assister à des spectacles qui le rendraient encore davantage malade que ceux qu’il voyait d’ordinaire quand il était soûl.

Tout était tranquille, même si on entendait par la fenêtre les échos des festivités au loin.

Errol descendit tant bien que mal de son épaule et entreprit de manger le coke dans la cheminée.

Vimaire se renversa dans son fauteuil et se mit les pieds sur le bureau.

Quelle journée ! Et quel combat ! Les esquives, les zigzags, les cris de la foule, le jeune homme debout, l’air tout petit et sans défense, le dragon qui prenait une profonde inspiration d’une façon désormais très familière à Vimaire…

Mais pas de flamme. Vimaire en avait été surpris. La foule aussi. Et encore davantage le dragon qui s’était efforcé de loucher sur son museau et avait griffé désespérément ses conduits à feu. Il était resté surpris jusqu’au moment où le gamin s’était baissé sous une griffe et avait plongé son épée droit au but.

Ensuite, un coup de tonnerre.

Franchement, on se serait attendu à ce qu’il reste des bouts de dragon.

Vimaire attira vers lui un morceau de papier. Il regarda les notes qu’il avait prises la veille :


— Draggon lourd, et pourtant il vole très byen.

— Feu très chaud, pourtant sort d’un estre vyvant.

— Draggons des marays de gentylles petites bestes, pourtant cette forme monstrueuse a développé une grande puyssance.

— D’où il vyent, on ne sayt pas, ni où il va, ni où il attend entretemps.

— Pourquoy a-t-il si byen bruslé ?


Il approcha la plume et l’encre et, d’une écriture lente et ronde, ajouta :


— Un draggon peust-il estre détruyt sans qu’il n’en reste ryen ?


Il réfléchit un instant et poursuivit :


— Pourquoy a-t-il explosé sans que personne ne le retrouve, même en cherchant byen ?


Une énigme, ça. D’après dame Ramkin, quand un dragon des marais explosait, on en retrouvait partout. Et celui-là, c’était un sacré gros morceau. D’accord, ses entrailles tenaient sûrement du cauchemar alchimique, n’empêche que les habitants auraient quand même dû passer la nuit à pelleter du dragon pour déblayer les rues. Personne ne s’en était étonné, apparemment. La fumée violette était rudement impressionnante, pourtant.

Errol termina le coke et attaqua les garnitures de foyer. Jusqu’à ce soir il avait mangé trois pavés, un bouton de porte, quelque chose de non identifiable trouvé dans le caniveau et, à la surprise générale, trois saucisses de Je-m’tranche-la-gorge à base d’authentiques organes de cochon. Les craquements du tisonnier qui disparaissait se mêlèrent au tambourinement de la pluie sur les carreaux des fenêtres.

Vimaire contempla encore le papier puis écrivit :


— Comment les roys peuvent-ils sortyr du néanst ?


Il n’avait même pas vu le gamin de près. Il présentait plutôt bien ; sans donner l’impression d’un grand penseur, il avait le type de profil à orner la petite monnaie sans qu’on y trouve à redire. Remarquez, après avoir tué le dragon, il aurait été un gobelin affublé d’un strabisme que ça n’aurait rien changé. La populace l’avait porté en triomphe au palais du Patricien.

On avait enfermé le seigneur Vétérini dans ses propres cachots. Il n’avait pas opposé une grande résistance, apparemment. Il avait souri à tout le monde et s’en était allé tranquillement, voilà tout.

Quelle heureuse coïncidence pour la ville qu’un roi se soit présenté au moment même où elle avait besoin d’un champion pour tuer le dragon.

Vimaire médita quelques instants sur cette réflexion. Puis il la retourna dans l’autre sens. Il saisit la plume et nota :


— Quelle bonne fortusne, pour un jeune homme qui veust estre roy, qu’il exyste un draggon à occyre afyn de prouver sans le moyndre doute sa bonne foy.


Nettement mieux que les taches de vin et les épées, c’est sûr.

Il joua un peu avec la plume, puis griffonna distraitement :


— Le draggon n’était pas une maschyne mécanyque, mais il est évydent qu’aucun mage n’a le pouvoyr de créer une beste de xette mag magg maggnyt taille.

— Pourquoy, au moment crucyal, n’a-t-il pas pu cracher le feu ?

— D’où est-il vesnu ?

— Où est-il allé ?


La pluie martela plus fort les carreaux. Les bruits de la fête prirent distinctement eau, puis sombrèrent corps et biens. Le murmure du tonnerre les remplaça.

Vimaire souligna plusieurs fois allé. Après réflexion, il ajouta deux autres points d’interrogation : ? ?

Il contempla quelque temps l’effet produit, puis roula le papier en boule et le jeta dans la cheminée où Errol le rattrapa et l’avala.

Il y avait eu crime. Des sens dont Vimaire se croyait dépourvu, d’antiques sens de policier, lui redressaient les poils du cou et lui disaient qu’il y avait eu crime. Un crime sans doute tellement bizarre qu’il ne figurait pas dans le manuel de Carotte, mais on l’avait bel et bien commis. Le lot de meurtres à haute température n’en avait été que le début. Il trouverait ce que c’était et lui donnerait un nom.

Ensuite il se leva, prit sa pèlerine de cuir pour la pluie au crochet derrière la porte et sortit dans la ville nue.


* * *

La retraite des dragons.

Ils sont couchés…

Ils ne sont pas morts, ni endormis. Ni en attente parce que l’attente suppose une espérance. L’expression que nous cherchons dans leur cas, c’est peut-être…

… en colère.

L’animal se rappelait la sensation de l’air véritable sous ses ailes et le pur bonheur du feu. Au-dessus, le ciel vide, et en dessous, un monde intéressant, peuplé d’étranges créatures galopantes. L’existence y avait une texture différente. Meilleure.

Et juste au moment où il commençait à l’apprécier, on l’avait estropié, empêché de cracher le feu et renvoyé brutalement d’où il venait, comme un vulgaire mammifère canin poilu.

On lui avait retiré le monde.

Dans les synapses reptiliennes du cerveau du dragon, l’idée se fit jour que, pourquoi pas ? il pourrait remettre la patte sur le monde. On l’avait invoqué et renvoyé avec dédain. Mais peut-être existait-il une piste, une trace, un fil qui le conduirait vers le ciel…

Peut-être existait-il un chemin qu’empruntait seulement la pensée…

Il se souvint d’une pensée, justement. La voix grincheuse, tellement imbue de son importance dérisoire, un esprit voisin de l’esprit d’un dragon, mais petit, tout petit, à peine sorti de l’écaille.

Ha-ha.

Il déploya ses ailes.


* * *

Dame Ramkin se prépara une tasse de cacao puis écouta la pluie gargouiller dehors dans les gouttières de descente.

Elle retira les chaussures de danse exécrées qui ressemblaient, elle-même le reconnaissait, à deux canoës roses. Mais noblesse oblige, comme disait le petit sergent rigolo, et en tant que dernière représentante d’une des plus anciennes familles d’Ankh-Morpork, elle avait dû assister au bal de la victoire en gage de bonne volonté.

Le seigneur Vétérini, lui, donnait rarement des bals. Des balloches, comme disaient ses sujets. Il existait d’ailleurs une chanson populaire sur les balloches du Patricien. Quel que soit le nom qu’on leur donnait, on n’allait désormais pas en manquer.

Elle ne supportait pas les bals. Question plaisir, c’était loin de valoir le nettoyage du local à dragons. On savait à quoi s’en tenir, quand on nettoyait les dragons. On ne crevait pas de chaud, on ne rosissait pas, on n’était pas obligée de grignoter des bêtises enfilées sur des bâtonnets ni de porter une robe qui donnait l’air d’un nuage peuplé de chérubins. Les petits dragons se fichaient bien de votre allure tant que vous aviez un bol de pâtée à la main.

C’était drôle, quand même. Elle avait toujours cru que ça demandait des semaines, voire des mois, d’organiser un bal. Les invitations, la décoration, les saucisses sur des petites piques, l’affreuse mixture vaguement au poulet à fourrer dans les petites croûtes. Mais on avait tout réalisé en l’espace de quelques heures, à croire qu’on s’y attendait. Un miracle de la Restauration, pas de doute.

Elle avait même dansé avec celui qu’on appelait, faute d’un meilleur terme, le nouveau roi, lequel l’avait gratifiée de quelques mots polis, quoiqu’étouffés par le brouhaha.

Et un couronnement demain. Elle aurait parié qu’il fallait des mois de préparation pour une cérémonie pareille.

Elle y pensait encore tandis qu’elle mélangeait la ration de la nuit des dragons : huile de pierre et tourbe, le tout pimenté de fleurs de soufre. Elle ne prit pas la peine d’ôter sa robe de bal mais passa par-dessus le lourd tablier, enfila les gants et le casque, baissa la visière sur son visage et courut, les mains serrées sur les seaux de pâtée, sous la pluie battante jusqu’au local.

Elle sut dès qu’elle ouvrit la porte. Normalement, des hululements, des sifflets et de brefs jets de flammes accueillaient l’arrivée de la pitance.

Chacun dans son box individuel, assis dans un silence attentif, la tête levée, les dragons regardaient à travers le toit.

Pour une raison inconnue, dame Ramkin en eut le frisson. Elle cogna les seaux l’un contre l’autre.

« N’ayez pas peur, le vilain gros dragon est parti ! dit-elle joyeusement. Jetez-vous là-dessus, vous tous ! »

Un ou deux pensionnaires lui lancèrent un bref regard puis reprirent leur…

Leur quoi ? Ils n’avaient pas l’air d’avoir peur. Ils étaient seulement très, très attentifs. Comme s’ils veillaient. Ils attendaient quelque chose.

Le tonnerre gronda encore.

Deux minutes plus tard, dame Ramkin descendait dans la ville mouillée de pluie.


* * *

Certaines chansons ne se chantent jamais à jeun. La Petite Huguette en est une. Ainsi que toutes les chansons qui commencent par « C’est en passant… » Dans la région autour d’Ankh-Morpork, la plus populaire reste Le bourdon d’un mage a un nœud au bout.

Les hommes de troupe étaient soûls. Du moins, deux sur trois. On avait décidé Carotte à goûter un panaché, et il n’avait pas trouvé ça fameux. Il ne connaissait pas tous les mots utilisés dans les chansons non plus, et beaucoup de ceux qu’il connaissait, il ne les comprenait pas.

« Oh, je vois, dit-il enfin. C’est une espèce de jeu sur les mots, pour rire, c’est ça ?

— T’sais, dit Côlon d’un ton mélancolique et le regard perdu dans les brumes de plus en plus épaisses arrivant de l’Ankh par vagues, ch’est dans des moments comme cha qu’il me manque, ce vieux…

— Faut pas l’dire, le coupa Chicard en titubant un peu. T’étais d’accord, on d’vait rien dire, c’est pas bon d’en causer.

— Ch’était sa chanson préférée, fit tristement Côlon. Un bon ténor léger, qu’il était.

— Écoute, chef…

— Ch’était un type bien, not’ Trousse.

— On pouvait rien y faire, dit Chicard d’un air maussade.

— Si, répliqua Côlon. On aurait pu courir plus vite.

— Qu’est-ce qui s’est passé, dites ? demanda Carotte.

— L’est mort, répondit Chicard, dans l’hexercice de son d’voir.

— J’y avais pourtant dit, fit Côlon en buvant un coup à même la bouteille qu’ils avaient amenée pour la nuit. J’y avais pourtant dit. Moins vite, j’y disais. Tu vas t’faire du mal, j’y disais. J’sais pas c’qui lui a pris d’courir devant comme ça.

— Pour moi, c’est la faute à la Guilde des Voleurs, fit Chicard. Laisser des zigotos pareils dans les rues…

— Un soir, on voit un mec faire un casse, expliqua Côlon d’une voix lamentable. Carrément sous not’nez ! L’capitaine Vimaire, il nous dit : “On y va.” Alors on court. Seulement, le truc, c’est d’pas courir trop vite, t’vois. Sinon, tu pourrais leur mettre le grappin d’sus. Ça crée des tas d’problèmes d’mettre le grappin sur les gens…

— Ils aiment pas ça », fit Chicard. Il y eut un grondement de tonnerre suivi d’une rafale de pluie.

« Ils aiment pas ça, non, renchérit Côlon. Mais Trousse, il a oublié, l’a couru à fond de train, l’a passé l’coin d’la rue et… ben… l’mec, il avait deux copains qu’attendaient…

— C’est son palpitant, en réalité, dit Chicard.

— Bon. Bref. Alors voilà. L’capitaine Vimaire en était tout retourné. Faut pas courir vite dans l’Guet, mon gars, fit le sergent d’un ton solennel. Tu peux faire un garde rapide, ou tu peux faire un vieux garde, mais tu peux pas être un vieux garde rapide. Pauv’vieux Trousse.

— Ça n’aurait pas dû arriver comme ça », dit Carotte.

Côlon but un coup à la bouteille.

« Eh ben, si », dit Côlon. La pluie rebondit sur son casque et lui dégoulina sur la figure.

« Mais ça n’aurait pas dû arriver, répéta Carotte, catégorique.

— Mais si », dit Côlon.


* * *

Quelqu’un d’autre en ville ne se sentait pas à l’aise non plus. Le bibliothécaire.

Le sergent Côlon lui avait remis une plaque. Le bibliothécaire la tournait et la retournait dans ses grandes mains douces en la mordillant.

Que la ville ait soudain écopé d’un roi ne le gênait pas. L’orang-outan est traditionaliste, et il est difficile de trouver plus traditionnel qu’un roi. Mais il aime aussi que les choses soient claires, et là, elles ne l’étaient pas. Ou plutôt, elles l’étaient trop. La vérité et la réalité ne sont jamais aussi claires que ça. Les héritiers inopinés de trônes anciens ne poussent pas sur les arbres, il était bien placé pour le savoir.

Et puis personne ne cherchait son livre. Les voilà bien, les priorités humaines.

Le livre, c’était la clé de l’affaire. De ça il était sûr. En tout cas, il existait un moyen de savoir ce que contenait le bouquin. Un moyen risqué, mais des risques, le bibliothécaire en courait à longueur de journée.

Dans le silence de la bibliothèque endormie, il ouvrit son bureau et sortit du fin fond une petite lanterne soigneusement conçue pour empêcher la moindre flamme nue de brûler à l’air libre. On n’était jamais trop prudent avec tout ce papier dans les parages…

Il prit aussi un sachet de cacahuètes et, tout compte fait, une grosse pelote de ficelle. Il en coupa avec les dents un petit bout dont il se servit pour se nouer la plaque autour du cou, comme un talisman. Puis il attacha une extrémité de la pelote au bureau et, après un instant de réflexion, partit à coups de phalanges entre les rayonnages en dévidant la pelote derrière lui.

La connaissance, c’est le pouvoir…

La ficelle était importante. Au bout d’un moment, le bibliothécaire s’arrêta. Il concentra toute sa puissance professionnelle.

Le pouvoir, c’est l’énergie…

Les gens étaient bêtes, des fois. Ils croyaient la bibliothèque dangereuse à cause de tous les livres magiques qu’elle contenait, ce qui n’était pas franchement faux, mais ce qui la rangeait parmi les lieux les plus dangereux existants, c’était tout simplement son statut de bibliothèque.

L’énergie, c’est la matière…

Il enfila d’un pas rythmé une avenue de rayonnages qui ne faisait apparemment que quelques mètres de long et la suivit vivement pendant une demi-heure.

La matière, c’est la masse.

Et la masse déforme l’espace. Elle le déforme en un espace B polyfractal.

Donc, malgré toutes les qualités du système Dewey, quand on veut chercher quelque chose dans les replis multidimensionnels de l’espace B, rien ne vaut une bonne pelote de ficelle.


* * *

La pluie redoublait maintenant d’efforts. Elle miroitait sur les dalles de la place des Lunes-Brisées jonchée ici et là de banderoles déchirées, de drapeaux, de bouteilles cassées, voire d’un dîner régurgité. Le tonnerre grondait encore souvent, et une odeur verte et fraîche flottait dans l’air. Quelques lambeaux de brume venant de l’Ankh survolaient les pierres. Le jour allait bientôt se lever.

Les bâtiments environnants renvoyèrent l’écho mouillé des pas de Vimaire tandis qu’il traversait l’esplanade avec précaution. Le gamin s’était tenu ici.

Il scruta des yeux à travers les lambeaux de brume les bâtisses voisines afin de s’orienter. Donc le dragon s’était dressé – il avança – ici.

« Et, fit Vimaire, c’est ici qu’il s’est fait tuer. »

Il fouilla dans ses poches. Elles contenaient toutes sortes d’objets : clés, bouts de ficelle, bouchons. Ses doigts se refermèrent sur un petit morceau de craie.

Il s’agenouilla. Errol sauta de son épaule et s’en fut en se dandinant inspecter les détritus de la fête. Il reniflait toujours tout avant de passer à table, remarqua Vimaire. Pourquoi il s’embêtait à faire ça, mystère, vu qu’il finissait toujours par le manger.

La tête du dragon s’était trouvée à peu près… voyons, ici.

Il marcha à reculons en traçant un trait à la craie sur les dalles ; il se déplaçait lentement sur l’esplanade humide et déserte comme un ancien adorateur suivant un labyrinthe. Ici une aile, laquelle s’infléchissait vers une queue qui s’étendait jusqu’ici, changement de main, puis direction l’autre aile…

Une fois son dessin terminé, il en gagna le centre et passa les paumes sur les dalles. Il s’aperçut qu’il s’attendait plus ou moins à les trouver chaudes.

Il devait forcément rester quelque chose. Du… oh, il ne savait pas, de la graisse, n’importe quoi, des bouts tout secs de dragon frit.

Errol entreprit de consommer une bouteille cassée avec un plaisir manifeste.

« Tu sais ce que je pense ? dit Vimaire. Je pense qu’il est parti quelque part. »

Le tonnerre gronda une nouvelle fois.

« D’accord, d’accord, marmonna Vimaire. Je pensais, c’est tout. Pas de quoi en faire un drame. »

Errol s’arrêta au milieu d’une bouchée.

Tout doucement, comme si elle était montée sur des roulements à billes parfaitement huilés, la tête du dragon pivota sans à-coups et se leva vers le ciel.

Ce que l’animal fixait attentivement, c’était une portion d’espace vide. Difficile de mieux dire.

Vimaire frissonna sous sa pèlerine. C’était dingue.

« Écoute, ne sois pas bête, dit-il. Il n’y a rien là-haut. »

Errol se mit à trembler.

« C’est juste la pluie. Allez, finis ta bouteille. Bonne, la bouteille. »

Un gémissement faible et inquiet s’échappa de la gueule du dragon.

« Je vais te faire voir », dit-il. Il chercha des yeux autour de lui et repéra une saucisse de la Gorge abandonnée par un fêtard affamé bien décidé à ne jamais avoir faim à ce point-là. Il la ramassa.

« Regarde », fit-il, et il la lança en l’air.

Il était certain, en observant sa trajectoire, que la saucisse aurait dû retomber verticalement par terre. Elle n’aurait pas dû tomber loin de lui comme ça, comme s’il l’avait envoyée avec précision dans un tunnel en plein ciel. Et le tunnel n’aurait pas dû le regarder.

Un éclair violet éclatant fusa du néant et frappa les maisons du côté le plus près de l’esplanade, ricocha le long des murs avant de s’éteindre si soudainement qu’on aurait presque douté l’avoir jamais vu.

Puis il jaillit à nouveau pour cette fois toucher le mur côté Bord. Il se brisa au point d’impact en un réseau de vrilles fureteuses qui s’éparpillèrent sur les pierres.

Le troisième tir monta vers le ciel sous forme d’une colonne actinique qui atteignit les quinze ou vingt mètres, parut se stabiliser et se mit à tourner lentement sur elle-même.

Vimaire se dit qu’un commentaire s’imposait. « Arrgh », fit-il.

Le tourbillon de feu projeta de minces flèches lumineuses qui zigzaguèrent frénétiquement de toit en toit, plongeant parfois ou revenant en arrière. Qui cherchaient.

Errol grimpa vite sur le dos de Vimaire dans une galopade de griffes et s’ancra fermement sur son épaule. La douleur atroce rappela au capitaine qu’il devait faire quelque chose. Le moment était-il venu de pousser un autre cri ? Il tenta un second « arrgh ». Non, sans doute que non.

L’atmosphère se mit à sentir le fer-blanc brûlé.

Le carrosse de dame Ramkin déboucha en bringuebalant sur la place dans un bruit de roulette de casino et fonça lourdement sur Vimaire avant de s’arrêter dans un dérapage qui lui fit effectuer un demi-tour trépidant et força les chevaux à volter dans l’autre sens s’ils voulaient éviter de se tresser les pattes. Une vision de furie en cuir matelassé, gants, tiare et trente mètres de tulle rose mouillé se baissa vers lui et cria : « Amenez-vous, foutu crétin ! »

Un gant l’attrapa sous une aisselle docile et le hissa à bras-le-corps dans la voiture.

« Et cessez de brailler ! » ordonna le fantôme, résumant des générations d’autorité naturelle dans ces quatre mots. Un autre cri éperonna les chevaux ahuris qui passèrent instantanément d’un départ arrêté au grand galop.

Le carrosse s’éloigna en rebondissant sur les dalles. Une vrille exploratrice de lumière tremblotante frôla un instant les rênes avant de s’en désintéresser.

« Je suppose que vous n’avez pas la moindre idée de ce qui se passe ? hurla Vimaire par-dessus le crépitement du feu tournoyant.

— Pas l’ombre d’une ! »

Les serpentins fureteurs se répandaient comme une toile d’araignée sur la ville, de plus en plus pâles avec la distance. Vimaire les imagina qui s’introduisaient par les fenêtres et se glissaient sous les portes.

« On dirait qu’il cherche quelque chose ! beugla-t-il.

— Alors prendre le large avant qu’il le trouve, c’est une riche idée, vous ne croyez pas ? »

Une langue de feu frappa la sombre Tour de l’Art, descendit à l’aveuglette le long de ses flancs envahis de lierre et disparut par le dôme de la bibliothèque de l’Université de l’Invisible.

Les autres serpentins s’éteignirent d’un coup.

Dame Ramkin arrêta le carrosse à l’autre bout de la place.

« Pourquoi la bibliothèque ? fit-elle, les sourcils froncés.

— Peut-être qu’il veut y chercher quelque chose ?

— Ne dites pas de bêtises, railla-t-elle. Il n’y a que des tas de livres là-dedans. Qu’est-ce qu’un éclair voudrait lire ?

— Un texte très court ?

— Je crois vraiment que vous pourriez faire un effort pour m’aider. »

L’unique serpentin explosa en un arc lumineux entre le dôme de la bibliothèque et le centre de la place, puis resta suspendu en l’air, ruban brillant d’un bon mètre de large.

Alors, dans une envolée subite, il forma une boule de feu qui grossit rapidement, engloba presque toute l’esplanade et disparut d’un coup pour peupler la nuit d’ombres violettes vibrantes.

Et la place, de dragon.


* * *

Qui aurait pu deviner ? Toute cette puissance, autant dire sous la main. Le dragon sentait le flux de magie la parcourir, la renouveler à chaque seconde, au mépris de toutes les lois assommantes de la physique. Rien à voir avec la malheureuse imitation qu’on lui avait servie jusque-là. Ça, c’était de l’authentique. Il n’y avait aucune limite à ce qu’il pouvait faire, avec une puissance pareille.

Mais d’abord, il lui fallait présenter ses hommages à certaines personnes…

Il flaira l’air du petit matin. Il cherchait la puanteur des esprits.

Les dragons nobles n’ont pas d’amis. À leurs yeux, ce qui se rapprocherait le plus d’un ami, c’est un ennemi encore en vie.


* * *

L’atmosphère se figea au point qu’on entendait presque la chute indolente de la poussière. Le bibliothécaire avançait en rythme sur ses phalanges entre les rayonnages interminables. Le dôme de la bibliothèque se trouvait encore au-dessus de lui, mais de toute façon c’était toujours comme ça.

Il paraissait parfaitement logique au bibliothécaire, puisqu’il y avait des passages bordés d’étagères tournées dans l’autre sens, qu’il devait donc exister d’autres allées dans l’espace entre les livres eux-mêmes, dues aux ondulations quantiques générées par le simple poids des mots. Assurément, des bruits bizarres parvenaient depuis l’arrière de certains rayonnages, et le bibliothécaire savait que s’il retirait doucement un livre ou deux, il apercevrait d’autres bibliothèques sous d’autres cieux.

Les livres gauchissent le temps et l’espace. Une des raisons pour lesquelles les bouquinistes, dans les petites boutiques exiguës et pleines de recoins dont on a déjà parlé, ont toujours l’air de tomber du ciel, c’est que nombre d’entre eux débarquent effectivement d’ailleurs, qu’ils se sont égarés chez nous après avoir pris un mauvais embranchement dans leurs propres librairies, sur des mondes où l’on estime de bon ton pour la profession l’habitude de porter en permanence des pantoufles et d’ouvrir à la clientèle uniquement quand on en a envie. On s’égare dans l’espace B à ses risques et périls.

Les bibliothécaires de haut niveau, cependant, dès lors qu’ils ont accompli un acte professionnel héroïque qui les en rend dignes, sont admis dans un ordre secret où ils apprennent les techniques de la survie au-delà des Étagères Connues. Notre bibliothécaire était un expert dans chacune d’elles, mais ce qu’il allait tenter à présent ne le ferait pas expulser seulement de l’Ordre, mais sans doute aussi du monde des vivants.

Toutes les bibliothèques, partout, sont reliées dans l’espace B. Toutes les bibliothèques. Partout. Et le bibliothécaire, qui se dirigeait d’après les symboles gravés sur les étagères par d’anciens explorateurs, qui se dirigeait à l’odeur, qui se dirigeait même d’après les murmures enjôleurs de la nostalgie, marchait résolument vers l’une d’elles, très particulière.

Une chose le consolait. S’il se trompait, il ne le saurait jamais.


* * *

D’une certaine manière, le dragon avait l’air pire au sol. En vol, il gardait un côté surnaturel, gracieux même quand il essayait de vous griller jusqu’aux doigts de pieds. Par terre, ça n’était plus qu’une sacrée grosse bête.

Sa tête gigantesque se dressa sur le fond de grisaille de l’aube et pivota lentement.

Dame Ramkin et Vimaire jetèrent un coup d’œil prudent de derrière un abreuvoir. Le capitaine avait la main plaquée sur le museau d’Errol. Le petit dragon gémissait comme un chiot qui aurait écopé d’un coup de savate et se débattait pour se sauver.

« C’est une bête magnifique, fit dame Ramkin dans ce qu’elle croyait sans doute un chuchotement.

— J’aimerais bien que vous arrêtiez de dire ça », protesta Vimaire.

Ils entendirent un raclement lorsque le dragon se traîna sur les pierres.

« Je savais bien qu’on ne l’avait pas tué, grogna Vimaire. Il ne restait pas de morceaux. C’était trop propre. On l’a envoyé en lieu sûr par une espèce de magie, je parie. Regardez-le. C’est impossible, merde ! Il faut de la magie pour le maintenir en vie !

— Que voulez-vous dire ? » fit dame Ramkin sans détourner le regard des flancs blindés de l’animal.

Que voulait-il dire ? Oui, au fait, que voulait-il dire ? Il réfléchit à toute vitesse.

« C’est physiquement impossible, voilà ce que je veux dire, répondit-il. Rien d’aussi lourd ne devrait pouvoir voler, ni cracher du feu comme ça. Je vous l’ai déjà dit.

— Mais il a l’air bien réel. Vous comprenez, une créature magique, on s’attend à ce qu’elle soit… vaporeuse, quoi.

— Oh, il est réel. Pour ça, oui, fit Vimaire d’un ton amer. Mais supposons qu’il ait besoin de magie comme nous de… de soleil ? Ou de manger ?

— C’est un thaumivore, vous voulez dire ?

— Je crois seulement qu’il se nourrit de magie, c’est tout, répliqua Vimaire qui n’avait pas suivi d’études classiques. Je veux dire, tous ces petits dragons des marais, toujours au bord de l’extinction, supposez qu’un jour, dans les temps préhistoriques, certains aient trouvé comment se servir de la magie ?

— Autrefois, il y avait beaucoup de magie naturelle ambiante, reconnut dame Ramkin d’un air songeur.

— Voilà, vous y êtes. Après tout, certaines créatures se servent de l’air et de la mer. Je veux dire, dès qu’il existe une ressource naturelle ambiante, quelque chose finit par s’en servir, non ? Du coup, les digestions difficiles, le poids et l’envergure des ailes, tout ça n’a plus d’importance parce que la magie résout la question. Zou ! »

Mais il en faudrait vraiment beaucoup, songea-t-il. Il n’était pas certain de la quantité nécessaire pour changer assez le monde et permettre à une carcasse blindée de plusieurs tonnes de voltiger dans le ciel comme une hirondelle, mais il aurait parié qu’elle était énorme.

Tous les larcins qu’on avait commis. Quelqu’un avait donné à manger au dragon.

Il tourna les yeux vers la masse de la bibliothèque remplie de livres magiques, la plus grande accumulation de puissance magique distillée de tout le Disque-monde.

Et maintenant le dragon avait appris à se nourrir tout seul.

Le capitaine, horrifié, eut conscience que dame Ramkin avait bougé, et il vit à sa grande horreur qu’elle marchait d’un pas décidé vers le monstre, le menton pointé en avant comme une enclume.

« Qu’est-ce que vous faites, bon sang ? chuchota-t-il très fort.

— S’il descend des dragons des marais, alors je peux sûrement le mater, lança-t-elle en se retournant. Il faut les regarder dans les yeux et leur parler d’une voix raisonnable. Ils ne résistent pas à une voix humaine sévère. Ils n’ont pas la volonté, vous savez. Ce ne sont que de grosses poules mouillées. »

À sa grande honte, Vimaire s’aperçut que ses jambes refuseraient l’idée même d’un sprint pour ramener dame Ramkin. Sa fierté en prenait un coup, mais son corps lui rappela que ce n’était pas sa fierté qui courait le risque probable de finir laminé comme une feuille de papier à cigarette collée sur le bâtiment le plus proche. Ses oreilles rouges d’embarras entendirent dame Ramkin lancer : « Vilain garnement ! »

Les échos de cette réprimande cinglante retentirent d’un bout à l’autre de la place.

Bons dieux, songea-t-il, c’est comme ça que vous dressez un dragon ? En lui montrant du doigt la tache de brûlure par terre et en le menaçant de lui frotter le museau dedans ?

Il risqua un œil par-dessus l’abreuvoir.

La tête du dragon se balançait lentement de droite à gauche, comme une flèche de grue. Il avait un peu de mal à concentrer son regard sur dame Ramkin, juste en dessous de lui. Vimaire voyait s’étrécir les grands yeux rouges de la bête qui louchait le long de son museau. Elle paraissait intriguée. Le capitaine n’en était pas surpris.

« Assis ! » mugit dame Ramkin d’un ton tellement impérieux que même Vimaire sentit ses jambes fléchir toutes seules. « Gentille bête ! Je crois que j’ai peut-être un morceau de coke quelque part… » Elle se tapota les poches.

Le contact oculaire. C’était ça, l’important. Elle n’aurait vraiment pas dû baisser les yeux, se dit Vimaire, même l’espace d’une seconde.

Le dragon leva nonchalamment une serre et cloua dame Ramkin par terre.

Au moment où Vimaire, horrifié, se relevait à demi, Errol lui échappa et franchit d’un bond l’abreuvoir. Il traversa la place par petits sauts successifs en arcs de cercle, les ailes vrombissantes, la gueule ouverte, en lâchant des rots poussifs dans ses efforts pour lancer des flammes.

La riposte arriva sous forme d’une langue de feu blanc-bleu qui laissa une traînée de pierre fondue bouillonnante de plusieurs mètres de long mais manqua le challengeur. Il s’avérait difficile de le garder dans une ligne de mire parce que même Errol, visiblement, ne savait pas où il allait retomber ni de quel côté il allait rebondir. Son seul espoir résidait dans la mobilité, aussi sautait-il et pirouettait-il entre les jets de feu de plus en plus furieux comme une particule folle, terrorisée mais décidée.

Le grand dragon se cabra dans un raffut d’une douzaine de chaînes d’ancres jetées en tas et tenta de frapper son persécuteur en plein vol.

Les jambes de Vimaire capitulèrent alors et décidèrent de faire provisoirement preuve d’héroïsme. Il franchit à toute vitesse la distance qui le séparait du monstre, l’épée brandie comme si ça pouvait y changer quelque chose, attrapa dame Ramkin par un bras et une poignée de robe de bal débraillée, puis se la jeta sur l’épaule.

Il effectua plusieurs enjambées avant de comprendre l’erreur fondamentale de son geste.

« Gngh », fit-il. Ses vertèbres et ses genoux cherchaient à fusionner pour ne former qu’un seul bloc. Des taches violettes clignotaient devant ses yeux. Pour couronner le tout, un objet insolite mais probablement en fanon de baleine lui rentrait vivement dans la nuque.

Il réussit à parcourir encore quelques pas sur sa lancée, sachant qu’il allait finir complètement écrasé dès qu’il s’arrêterait. La lignée des Ramkin avait produit des individus dotés d’une solide santé et d’une ossature robuste plutôt que d’une grande beauté, caractéristiques qui n’avaient fait que s’affirmer au fil des siècles.

Un jet de feu livide crépita sur les dalles tout près.

Après coup, il se demanda s’il avait seulement cru sauter en l’air de quelques centimètres avant de couvrir le reste de la distance jusqu’à l’abreuvoir comme une flèche. Peut-être qu’à la dernière seconde tout le monde découvre le geste instantané qui était une seconde nature chez Chicard. En tout cas, l’abreuvoir fut derrière lui et dame Ramkin dans ses bras, du moins elle lui clouait les bras par terre. Il parvint à les dégager et s’efforça d’y ramener un peu de vie en les massant. Que faire ensuite ? Elle n’avait pas l’air blessée. Il se rappela vaguement une histoire de délaçage de vêtements, mais dans le cas de dame Ramkin l’opération risquait d’être dangereuse sans outils spéciaux.

Elle résolut le problème immédiat en agrippant le bord de l’abreuvoir et en se relevant.

« D’accord, fit-elle, tu vas avoir droit à la pantoufle… » Ses yeux se fixèrent sur Vimaire pour la première fois.

« Qu’est-ce qui se passe, bon sang… ? reprit-elle avant d’apercevoir la scène qui se jouait par-dessus l’épaule du capitaine. Oh, merde, lâcha-t-elle. Excusez mon langage. »

Errol commençait à s’épuiser. Les ailes courtaudes étaient effectivement incapables de voler réellement, et il ne se maintenait en l’air qu’au prix de battements frénétiques de poulet. Les grandes serres fendaient le vide en sifflant. L’une s’abattit sur une fontaine de la place et la détruisit.

Le coup suivant atteignit proprement Errol. Il fusa au-dessus de la tête de Vimaire en ligne droite ascendante, percuta un toit derrière lui et glissa le long de la pente. « Attrapez-le ! s’écria dame Ramkin. Il le faut ! C’est vital ! » Vimaire la fixa puis fonça en avant à l’instant où le corps piriforme d’Errol franchissait le rebord du toit et tombait. Il était étonnamment lourd.

« Les dieux soient loués, fit dame Ramkin en se remettant péniblement debout. Ils explosent si facilement, vous savez. Ç’aurait pu être très dangereux. »

Ils se rappelèrent l’autre dragon. Il n’était pas du genre à exploser, lui. Plutôt du genre à tuer les gens. Ils se retournèrent lentement.

La créature surgit au-dessus d’eux, renifla, puis se détourna, comme s’ils ne présentaient absolument aucun intérêt. Elle bondit lourdement en l’air et, d’un seul battement lent de ses ailes, godilla tranquillement sur la longueur de la place, prit de l’altitude et disparut dans la brume qui se vautrait sur la ville.

Pour l’heure, Vimaire se souciait davantage du spécimen plus petit qu’il tenait dans les bras. L’estomac d’Errol gargouillait de façon alarmante. Il regretta de ne pas avoir assez potassé le livre sur les dragons. Est-ce qu’un pareil bruit d’estomac annonçait une explosion imminente, ou fallait-il surveiller l’instant où il s’arrêterait ?

« Il faut le suivre ! s’écria dame Ramkin. Qu’est-ce qu’elle est devenue, la voiture ? »

Vimaire agita vaguement la main dans la direction qu’avaient prise, autant qu’il pouvait en juger, les chevaux paniqués.

Errol éternua un nuage de gaz chaud qui puait davantage que si on l’avait muré dans une cave, donna un coup de patte alangui dans le vide, lécha la figure de Vimaire d’une langue comme une râpe à fromage, se dégagea avec peine de ses bras et s’en fut au petit trot.

« Où est-ce qu’il s’en va ? » tonitrua dame Ramkin qui émergeait du brouillard en traînant les chevaux derrière elle. Ils refusaient de la suivre, leurs sabots soulevaient des étincelles, mais ils livraient une bataille perdue d’avance.

« Il veut encore se battre contre lui ! dit Vimaire. On s’attendrait à ce qu’il laisse tomber, non ?

— Ils sont tout feu tout flamme quand ils se battent, dit dame Ramkin alors qu’il grimpait dans le carrosse. Le but, c’est de faire exploser l’adversaire, vous voyez.

— Je croyais que, dans la nature, l’animal vaincu se mettait sur le dos en signe de soumission, et terminé, fit Vimaire tandis qu’ils se lançaient bruyamment à la poursuite du dragon des marais.

— Ça ne marcherait pas avec les dragons, dit dame Ramkin. Quand un imbécile se met sur le dos, on l’étripe. C’est comme ça qu’ils voient la chose. Presque humains, vraiment. »


* * *

Les nuages s’étaient rassemblés en une masse épaisse au-dessus d’Ankh-Morpork. Plus haut, le soleil du Disque-monde répandait lentement sa lumière dorée.

Le dragon étincela dans l’aube tandis qu’il fendait joyeusement l’espace, effectuant des virages et des tonneaux invraisemblables par pur plaisir. Puis il se souvint des affaires courantes.

Ils avaient eu l’audace de l’invoquer…

En dessous, les hommes du Guet suivaient sans but et d’un bord à l’autre la rue des Petits-Dieux. Malgré l’épais brouillard, elle commençait à s’animer.

« Comment qu’ça s’appelle, ces machins, là, comme des escaliers tout maigres ? demanda le sergent Côlon.

— Des échelles, répondit Carotte.

— Y en a plein, dans l’coin », fit Chicard. Il alla d’un pas traînant vers la plus proche et lui flanqua un coup de pied.

« Hé-là ! » Une silhouette descendit tant bien que mal, à moitié enfouie dans un chapelet de drapeaux.

« Qu’est-ce qui s’passe ? » voulut savoir Chicard.

Le porteur de drapeaux le toisa.

« Qui c’est qui demande ça, p’tit mioche ? cracha-t-il.

— « Excusez-moi, c’est nous », répondit Carotte qui émergea du brouillard tel un iceberg. L’homme se fendit d’un sourire pâle.

« Ben, c’est le couronnement, s’pas ? fit-il. Faut que les rues soient prêtes pour le couronnement. Faut accrocher les drapeaux. Faut ressortir les vieilles banderoles, non ? »

Chicard jeta un œil mauvais sur les décorations trempées. « M’ont pas l’air si vieilles que ça, dit-il. M’ont l’air neuves. C’est quoi, ces gros tas tout flasques sur ce blason ?

— Ça, c’est les hippopotames royaux d’Ankh, répondit fièrement l’homme. Pour rappeler notre noble héritage.

— Depuis quand on a un noble héritage, dis ? fit Chicard.

— Depuis hier, tiens.

— Un héritage, ça ne vient pas en un jour, intervint Carotte. Faut beaucoup de temps, normalement.

— Si on en a pas, dit le sergent Côlon, j’vous parie qu’on tardera pas à en avoir. Ma femme m’a laissé un mot là-d’sus. Après toutes ces années, la v’là monarchiste. » Il donna un méchant coup de pied dans le trottoir. « Hah ! fit-il. On s’décarcasse pendant trente ans pour mettre un peu d’beurre dans les épinards, mais elle, plus rien l’intéresse que ce gamin qui s’retrouve roi après cinq minutes de boulot. Vous savez ce que j’ai eu pour mon thé hier soir ? Des sandwiches à la graisse de bœuf ! »

Il n’eut pas la réaction escomptée de la part des deux célibataires.

« Mince alors ! fit Chicard.

— De la vraie graisse de bœuf ? fit Carotte. Avec les petits bouts croustillants dessus ? Et les morceaux de gras brillants ?

— Je m’rappelle pas quand je m’suis payé un bol de graisse pour la dernière fois, songea Chicard, perdu dans un paradis gastronomique. Avec juste une pincée d’sel et de poivre, t’as un repas de r…

— T’avise pas de l’dire, le prévint Côlon.

— Le meilleur moment, c’est quand on plonge le couteau dedans, on perce le gras et tout ce qu’il y a dessous remonte en bouillons marron doré, rêvassa Carotte. Dans un moment comme ça, on est heureux comme un ro…

— Tais-toi ! Tais-toi ! brailla Côlon. Vous… C’est quoi, ça, merde ? »

Ils sentirent le souffle soudain, virent la brume au-dessus d’eux se tordre en spirales qui se brisèrent sur les murs des maisons. Un courant d’air froid balaya la longueur de la rue puis cessa.

« On aurait dit comme un machin qui planait quelque part là-haut », fit le sergent. Il se figea. « Dites donc, vous croyez pas… ?

— On l’a vu s’faire zigouiller, non ? s’empressa de faire remarquer Chicard.

— On l’a vu disparaître », rectifia Carotte.

Ils s’entreregardèrent, seuls et mouillés dans la rue et son linceul de brouillard. Il pouvait y avoir n’importe quoi là-haut. L’imagination peuplait l’atmosphère humide et froide d’apparitions horribles. Le pire, c’était de se dire que Dame Nature risquait d’avoir fait encore plus fort dans le genre.

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