La planète des Araignées avait une lune ; l’agglomérat L1 avait été placé en orbite synchrone sur la longitude de Princeton. Comparée à celles de la plupart des mondes habités, c’était une compagne pitoyable, à peine visible du sol. À quarante mille kilomètres d’altitude, l’amas de diamants et de glace luisait faiblement sous la lumière des étoiles et du soleil. Il n’en rappelait pas moins à la moitié des habitants du monde que l’univers n’était pas ce qu’ils croyaient.
En avant et en arrière de l’agglomérat s’étirait un chapelet de minuscules étoiles qui augmentaient d’éclat chaque année : les temp’s et les usines des Araignées. Au début, c’étaient les structures les plus primitives qui aient jamais flotté dans l’espace, édifiées au moindre coût, surchargées de constructions et surpeuplées, hissées sur des ailes en cavorite. Mais les Araignées apprenaient vite et bien…
Il y avait déjà eu des dîners officiels dans le Grand Temp’ arachnien. Le Roi lui-même était monté en orbite pour le départ de l’escadre à Triland – quatre vaisseaux interstellaires, armés de neuf par les nouvelles industries capitalistes de son royaume et du monde entier. Et cette escadre ne transportait pas seulement des Qeng Ho, des Trilandiens et des ex-Émergents. Deux cents Araignées étaient à bord, dirigées par Djirlib Lighthill et Rachner Thract. Ces vaisseaux intégraient aussi les premières améliorations concrètes des ramjets et du matériel cryostatique. Plus important encore, ils acheminaient les clefs permettant de déchiffrer les connaissances codées préalablement transmises par-delà les années-lumière à Triland et à Canberra.
À l’occasion de ce départ, près de dix mille Araignées s’étaient rendues dans l’espace – le Roi sur l’un des premiers transbordeurs intégralement arachniens – et ce « dîner » avait duré plus de trois cents Ksec. Depuis lors, il y avait plus d’Araignées que d’humains dans le proche-espace d’Arachnia.
Pour Pham Nuwen, c’était normal. Les civilisations Clientes devaient dominer le territoire entourant leurs planètes. Pour les Qeng Ho, n’était-ce pas la fonction la plus importante des autochtones : fournir des ports d’accueil où les vaisseaux puissent être reconstruits et remis à neuf, représenter des marchés qui fassent du vagabondage interstellaire une activité lucrative ?
Pour ces deuxièmes adieux, le Grand Temp’ était presque aussi bondé que pour le Départ à Triland, mais le dîner lui-même était beaucoup plus modeste – entre dix et quinze convives. Pham savait qu’Ezr, Qiwi, Trixia et Viki s’étaient arrangés pour que les gens soient en nombre suffisamment restreint pour parler et se faire entendre. C’était peut-être la dernière fois que les protagonistes survivants pourraient se voir tous ensemble dans un même lieu.
La salle de bal du Grand Temp’ arachnien était une nouveauté absolue dans l’univers. Les Araignées étaient dans l’espace depuis deux cents Msec seulement, soit à peine sept de leurs années. Cet édifice était leur premier essai d’architecture de prestige en apesanteur. Elles ne pouvaient rivaliser avec l’ingénierie biologique des parcs Qeng Ho. En fait, la plupart des Araignées n’avaient pas encore compris que, pour des spationavigateurs, un parc vivant est le symbole le plus grandiose de la puissance et de la maîtrise de l’espace. Au lieu de quoi les ingénieurs du Roi avaient emprunté aux constructions inorganiques Qeng Ho et essayé d’adapter leurs propres traditions architecturales à l’apesanteur. Nul doute que dans un siècle ils trouveraient ridicule le résultat de leurs efforts. À moins que les erreurs deviennent partie intégrante de la tradition.
Le mur extérieur était une mosaïque de centaines de plaques transparentes maintenues sur une grille de titane. Certaines étaient en diamant, d’autres en quartz, d’autres encore étaient presque opaques aux yeux de Pham. Les Araignées préféraient encore les vues directes. Le papier vidéo et les technologies d’affichage humaines étaient loin d’atteindre la richesse spectrale de leur vision. La surface polyédrique s’incurvait vers l’extérieur pour former une bulle de cinquante mètres de diamètre. À sa base, les paysagistes araignées avaient édifié une éminence en terrasses qui s’étageaient jusqu’à la table du banquet au sommet. Pour des Araignées, la pente était douce, avec de larges gradins arrondis. Pour des yeux humains, le monticule était un pinacle escarpé et les marches d’étranges échelles surdimensionnées. Mais le résultat – pour les humains comme pour les Araignées – était que les convives pouvaient voir la moitié du ciel où qu’ils soient placés. Le Grand Temp’ était une structure en longueur, stabilisée pour présenter toujours la même face à la planète, et la salle de bal se trouvait à l’extrémité qui donnait sur Arachnia. Pour un observateur qui regardait juste au-dessus de lui, la planète des Araignées occupait une grande partie du ciel. Pour qui regardait sur le côté, l’agglomérat L1 et les temp’s humains constituaient un fouillis ordonné dont la longueur augmentait chaque année. Dans l’autre direction, on pouvait voir les Chantiers spatiaux royaux. À cette distance, les Chantiers étaient un amas de lumières anonyme où scintillaient de temps à autre de minuscules éclairs. Les Araignées fabriquaient les outils qui fabriqueraient d’autres outils. Dans un an ou deux, elles pourraient construire l’ossature de leur premier vaisseau ramjet.
Anne et Pham arrivèrent précisément à l’heure prévue. C’était peut-être un modeste banquet, mais leurs hôtes avaient exigé le respect du protocole. Ils flottèrent d’un degré à l’autre de l’éminence, reprenant çà et là contact avec les marches pour se guider vers la table circulaire au sommet. Leurs hôtes étaient déjà là – Trixia et Viki, Qiwi et Ezr, comme tous les autres invités, à la fois arachniens et humains. Anne et Pham, les invités de l’Adieu, furent les derniers à arriver.
Après que les convives se furent installés, des serveurs araignées sortirent de la base de l’éminence, porteurs d’un assortiment de plats araignées et humains. Les deux races pouvaient effectivement manger ensemble, même si chacune trouvait la nourriture de l’autre plutôt grotesque.
On consomma les hors-d’œuvre de bienvenue en silence, conformément à la tradition araignée. Puis Trixia Bonsol, attablée à sa place au milieu des Araignées, se leva pour prononcer un discours préparé aussi pompeux que tout ce qu’on avait pu entendre pour les Adieux de Djirlib. Pham gémissait en silence. À part Belga Underville, tous les participants étaient des amis intimes. Il savait qu’ils n’étaient pas vraiment à cheval sur les convenances. Et pourtant, il y avait une certaine tristesse dans cette réunion, plus qu’il ne devrait y en avoir même dans une cérémonie d’adieux normale. Il jeta discrètement un coup d’œil circulaire. Ce qu’ils étaient sérieux, ces humains, dans leur tenue de soirée spéciale apesanteur qui remontait au moins à un millier d’années ! Ce n’était pas qu’ils soient obligés ici de se conformer aux politesses diplomatiques. Si Underville était peut-être la créature la plus susceptible de l’assistance, même elle n’insistait pas trop sur le respect de l’étiquette. Et si personne ne prenait la parole maintenant, le dîner risquait de se dérouler jusqu’au bout sans véritable conversation.
Quand Trixia eut terminé et se fut rassise, Pham vida donc délicatement un demi-litre de vin en l’air au-dessus de sa place à la table. Le liquide rouge sombre oscilla sur lui-même, débordement gênant qui risquait de l’être encore plus selon la personne qu’il éclabousserait. Pham enfonça l’index dans le liquide tremblant et se mit à l’agiter. Le globule s’étira et se replia sur lui-même sous l’effet de la tension superficielle. Pham avait certainement attiré l’attention sur lui, celle des Araignées encore plus que celle des humains. Décourageant d’un geste un serveur qui s’approchait avec un torchon aspirant, il sourit à son public.
— Joli, n’est-ce pas ?
Qiwi se pencha en avant pour le regarder.
— Ce serait encore plus joli si tu pouvais faire atterrir ce machin sans faire de dégâts.
Elle sourit à son tour.
— Je suis bien placée pour le savoir ; ma fille joue avec sa nourriture, elle aussi.
— Oui. Eh bien, je vais le garder en un seul morceau aussi longtemps que je le pourrai.
Sous sa main, la tresse virevoltante redevint une sphère oscillante. Jusque-là, il n’avait même pas taché la dentelle de ses manchettes. Qiwi regardait la scène attentivement, avec un intérêt tout professionnel. C’était le genre d’exploit qu’elle accomplissait jadis avec des rochers de plusieurs milliards de tonnes. Pham ne douta pas que la jeune Kira Vinh-Lisolet joue avec sa nourriture ; Qiwi encourageait probablement la petite diablesse.
Laissant le rouge bibelot flotter au-dessus de sa place, il fit signe aux serveurs d’apporter le plat suivant.
— Je vous montrerai d’autres tours plus tard ; vous n’avez qu’à me regarder.
Victory Lighthill se haussa légèrement sur son perchoir. Ses mains nourricières modulèrent sa voix en un pépiement attristé.
— Tours… triste parti longtemps… drexip.
Du moins c’est ce que Pham crut avoir compris. Même après tout ce temps – même avec le gadget transcripteur qui rendait audibles tous les phonèmes – la langue araignée était plus difficile que toutes les langues humaines dont il connaissait l’existence. Assise à côté de Lighthill, Trixia sourit et lui donna sa traduction :
— Vos tours vont nous manquer, magicien.
Sa voix avait la même tristesse qu’il avait détectée dans la phonation araignée. Zut. À les entendre, c’est une vraie veillée funèbre.
Pham afficha donc un sourire éclatant et feignit de ne pas avoir compris.
— Oui, dans moins d’une Msec, Anne et moi-même serons partis.
Avec un millier d’autres – Émergents, ex-Focalisés, et même quelques Qeng Ho. Trois vaisseaux interstellaires et mille hommes d’équipage.
— Lorsque nous reviendrons, il se sera peut-être écoulé deux siècles. Oui mais… il y a souvent des séparations plus longues chez les Qeng Ho. Je sais qu’il y a des vaisseaux en construction dans vos chantiers.
Il montra les points lumineux qui clignotaient au fond du ciel derrière Victory Lighthill.
— Vous allez être nombreux à voyager, vous aussi. Il y a de grandes chances que certains d’entre nous se revoient… nous aurons alors de nouveaux récits à échanger, comme le font depuis toujours les Qeng Ho et les gens des mondes spationavigants.
Ezr hochait la tête.
— Oui, il y aura des retrouvailles, même si nous ne savons pas exactement comment nous nous rencontrerons, ni en quel lieu. Mais pour beaucoup d’entre nous, cette réunion sera la dernière.
Ezr n’osait pas vraiment le regarder en face. Au fond, même Ezr a des doutes. Et Ezr avait donné la moitié de sa prime de mission pour aider Pham et Anne à se préparer.
Mais Qiwi posa la main sur l’épaule d’Ezr.
— Je suggère que nous nous fixions des coordonnées pour nous retrouver, comme c’est l’usage dans les Grandes Familles.
Un lieu et une date, l’espace d’une vie écoulée. Elle regarda Anne en face d’elle et sourit. Qiwi était à présent mère de famille en plus d’être ingénieur. La plupart du temps, elle donnait l’impression d’être la personne la plus heureuse du monde. Mais Pham voyait parfois une ombre passer sur ce bonheur, peut-être lorsqu’elle songeait à sa propre mère, l’autre Kira. Qiwi approuvait cette expédition vers Balacrea. Pham était sûr qu’elle serait à bord, s’il n’y avait pas eu Ezr, les enfants et le monde nouveau qu’elle était en train de créer ici. Ezr avait beaucoup appris en matière de gestion de personnel, surtout depuis qu’il était effectivement devenu gestionnaire d’escadre responsable de tous les humains. Mais le génie de Qiwi fournissait le cadre dont dépendait Ezr. C’était elle qui pouvait deviner quelle technologie serait la plus intéressante pour les Araignées. Sans les accords qu’elle avait conclus, le chantier spatial des Araignées serait encore du domaine du rêve. Ezr s’était toujours considéré comme un fils cadet en panne de réussite. Je me demande si lui et Qiwi comprennent vraiment ce qu’ils sont en train de créer. Ils avaient des enfants, comme Jau et Rita, et bien d’autres. Gonle et Benny avaient construit une garderie pour les tout-petits, un lieu où gosses humains et petits faucheux jouaient pendant que leurs parents travaillaient ensemble. L’entreprise humano-arachnienne progressait d’année en année. Comme Sura Vinh très longtemps avant eux, Qiwi et Ezr ne voyageraient pas beaucoup eux-mêmes, mais cette extrémité de l’espace Qeng Ho était promise à une explosion de lumière, une naissance qui éclipserait Canberra et Namqem.
Une explosion de lumière. C’est ça !
— Nous allons donc poser une balise ! Le prochain Nouveau Soleil… ou peut-être quelques Msec plus tard, puisque, si je me souviens bien, l’ambiance est plutôt intenable lorsque le soleil se rallume.
Dans deux siècles environ. Et ça cadrera avec mes autres projets.
— Oui, dit Victoria par la bouche de Trixia, juste après la prochaine Clarté. Ici, dans le Grand Temp’, si grand soit-il.
On l’entendit rire doucement.
— Je veillerai à ne pas être en sommeil ou à des années-lumière d’ici.
— D’accord, dirent les voix autour de la table. D’accord !
Belga Underville bourdonna et siffla et, comme d’habitude, Pham ne comprit rien à son discours, sauf que ses inflexions étaient chargées d’une truculente incrédulité. Par bonheur, en tant que chef des Renseignements royaux, elle avait droit à un traducteur à temps complet. Assis à côté d’elle, Zinmin Broute l’écoutait avec un discret sourire. Il donnait vraiment l’impression d’aimer cette vieille peau. Quand elle eut terminé, Broute effaça son sourire et afficha un regard furieux.
— C’est de la folie pure, ou alors une insanité humaine que je ne comprends pas encore. Vous avez trois vaisseaux, et c’est avec cela que vous avez l’intention d’abattre l’empire émergent ? Mais vous dites depuis sept ans que les Araignées n’ont rien à craindre d’une invasion extérieure, qu’une civilisation planétaire dotée d’une technologie évoluée peut toujours se défendre avec succès. Les Émergents doivent avoir des milliers de vaisseaux militaires sur leurs territoires, et vous parlez quand même de les renverser. Ou bien vous nous avez menti, ou bien vous prenez vos désirs pour des réalités.
Victory Lighthill posa une bourdonnante question en des termes si simples et si clairs que Trixia n’eut pas besoin de traduire.
— Mais, peut-être… vous avez l’aide… des Qeng Ho lointains ?
— Non, dit Ezr. Je… je vous le dis franchement, les Qeng Ho n’aiment pas se battre. Il est bien plus facile de laisser carrément les tyrannies se débrouiller toutes seules. « Qu’elles commercent entre elles », dit le proverbe.
Anne Reynolt avait suivi la conversation sans intervenir. Puis elle dit :
— Ne t’inquiète pas, Ezr. Tu nous as bel et bien aidés…
Puis, se tournant vers Belga Underville :
— Madame la générale, il faut bien que quelqu’un se dévoue. Les Émergents et la Focalisation sont un phénomène récent. Si on les laisse faire, ils vont devenir de plus en plus forts… et, un jour ou l’autre, ils vous dévoreront.
L’incrédulité était manifeste dans le tressaillement des longs bras d’Underville.
— Oui, encore des contradictions. Ces dernières années, vous nous avez persuadées d’aller au-delà du simple commerce et de vous aider à vous armer et à vous équiper.
Un interlocuteur humain aurait peut-être jeté un coup d’œil en direction de Victory Lighthill : Victory jouissait de la confiance du Roi en la matière.
— Mais à quoi cela vous sert-il de vous engager dans une action suicidaire ? C’est ainsi que je vois vos chances.
Anne sourit, mais Pham voyait que ces questions l’inquiétaient. Belga les avait déjà posées avec insistance lors de réunions plus officielles et il y avait peu de chances qu’elle reçoive ici satisfaction. Ces questions obsédaient Anne elle aussi. Mais Belga ne comprenait pas que, pour Anne Reynolt, cette mission avait plus de chances de réussir que tout ce qu’elle avait jamais entrepris.
— Ce n’est pas un suicide, madame la générale. Nous avons des avantages particuliers, et Pham et moi-même savons en tirer parti.
Et de poser la main sur celle de Pham.
— J’emploie l’un des rares commandants des Histoires humaines qui ait réussi une entreprise comparable.
Ouais, c’était un peu pareil sur Strentmann. Dieu merci. Personne ne dit rien pendant un moment. Le demi-litre de vin s’était envolé. Pham enfonça l’index dans son centre de rotation et le ramena doucement devant lui.
— Nous avons des avantages plus concrets que mon intrépide direction des opérations. Anne sait aussi bien que tout Subrécargue comment fonctionne le système interne.
Et leur modeste escadre transporterait du matériel inédit – les premiers produits de la nouvelle technologie humano-arachnienne. Mais ce n’était pas leur plus grande force. Les équipages de leurs trois vaisseaux étaient en majorité formés d’ex-Focalisés qui comprenaient les mécanismes de l’automatisation émergente et qui voulaient tout autant qu’Anne la renverser. Il y avait même quelques Émergents originels non Focalisés. Pham vit que Jau Xin l’observait attentivement – et que Rita Liao observait Jau. Ils viendraient bien s’ils n’avaient pas leurs trois enfants en bas âge. Il y avait encore une chance, même maintenant. Il restait encore quatre jours à Pham pour les convaincre. Xin était gestionnaire des pilotes pour le compte de l’oncle de Nau avant l’expédition vers Arachnia. Et les dernières télécoms en provenance de Balacrea indiquaient que la clique Nau avait retrouvé sa position dominante.
Tout en décrivant le plan de l’opération, Pham examina les visages l’un après l’autre. Ezr et Qiwi, Trixia et Victory, et, certainement, Jau et Rita : ils n’ont pas vraiment l’impression de participer à une veillée funèbre ; ils comprennent que nous avons de bonnes chances de réussir, mais ils se font du souci pour nous.
— Nous avons donc étudié les archives de Nau et les messages radio qu’il a reçus et que nous recevons encore de Balacrea. Nous avons fait croire à Balacrea que les Émergents ont gagné ici. Nous comptons être en mesure d’arriver à l’intérieur de leur système solaire avant qu’ils se rendent compte que nous ne venons pas en amis. Nous avons une très bonne connaissance des factions internes dans les sphères dirigeantes de leur société. Tout bien considéré…
Tout bien considéré, il ferait peut-être mieux de ne pas se lancer dans pareille entreprise. Mais Anne avait raison pour ce qui était de la Focalisation et elle tenait à ce projet par-dessus tout. Et ensuite, bon, il y avait son grand projet à lui, et s’assurer alors la collaboration d’Anne vaudrait bien tous les risques qu’il prenait.
— Tout bien considéré, nous avons une chance de réussir. Ce sera une entreprise risquée, une aventure. Je voulais baptiser mon vaisseau amiral la Chimère, mais Anne m’en a empêché.
— Ah ! dit l’intéressée. Je crois que la Récompense des Émergents est un nom bien plus approprié. Tu pourras l’appeler la Chimère, mais quand nous aurons gagné !
Les entrées arrivaient déjà, et Pham n’eut pas le temps de lui répliquer. Au lieu de quoi, il montra à la galerie qu’on peut vraiment remettre un demi-litre de vin dans son bulbe d’origine sans créer de gouttes plus petites. Il sourit intérieurement. Même les autres Qeng Ho n’avaient jamais vu ça. Ce n’était qu’un petit exemple des avantages qu’on a quand on a beaucoup voyagé.
Le banquet dura de nombreuses Ksec. Ils eurent le temps de parler de bien des choses, de se rappeler les mondes qu’ils avaient visités et d’évoquer les amis qui étaient morts pour rendre cette journée possible. Mais la plus grosse surprise arriva tout à la fin, lorsque Anne leur révéla une chose qu’aucune des Araignées, pas même Victory Lighthill, n’avait soupçonnée.
Anne s’était décontractée au cours du dîner. Pham savait qu’elle était encore mal à l’aise avec des groupes de gens. Si elle pouvait jouer presque n’importe quel rôle, il y avait en elle une timidité qui ne se manifestait pas, sauf lorsqu’elle faisait un effort de sincérité. Elle avait appris à faire confiance à ces gens ; tant que la conversation évitait le sujet de ses rapports avec l’Émergence, elle pouvait véritablement y prendre plaisir. Et Anne Reynolt avait encore beaucoup de qualités dont ses amis pourraient avoir besoin. Elle comprenait les ex-Focalisés mieux que quiconque. Pham l’écouta bavarder avec Trixia Bonsol et Victory Lighthill ; elle leur suggérait des moyens d’étoffer leurs services de traductions. Dès le premier instant où je t’ai vue, tu m’as semblé tout à fait exotique. La flamboyante chevelure rousse, la peau pâle, presque rose étaient aux antipodes des cheveux noirs et du teint grisâtre de Pham. Pareille apparence physique était en effet rare de ce côté de l’Espace Humain. Mais il avait appris ce qu’il y avait derrière cette apparence : l’intelligence, le courage… Il vaudrait la peine de la suivre sur Balacrea même si rien n’était prévu ensuite.
Les boissons qui concluaient le dîner furent apportées aux humains. Les équivalents araignées étaient de petites boules noires qu’on crevait, qu’on suçait et qu’on jetait dans des crachoirs sophistiqués.
Pham se surprit à porter des toasts au succès des entreprises de chaque groupe… et à celui de la réunion qu’ils avaient prévue pour dans deux siècles.
Ezr Vinh se pencha par-dessus Qiwi pour regarder Pham.
— Et après nos retrouvailles ? Quand vous aurez libéré Balacrea et Frenk ? Qu’est-ce qu’il y aura ? Quand allez-vous enfin nous le dire ?
— Oui, dit Anne en souriant à Pham, parle-leur de ta chimère.
— Hmmph.
Pham ne simulait pas tout à fait son embarras. Il n’avait jamais abordé le sujet qu’avec Anne. C’était peut-être parce que ce projet était grandiose même en comparaison des grandioses projets du passé.
— D’accord. Vous connaissez les raisons qui nous ont amenés sur Arachnia : le mystère de l’étoile MarcheArrêt et l’existence ici d’une vie intelligente. Nous avons passé quarante ans sous la botte de Tomas Nau, mais nous avons quand même appris des choses stupéfiantes.
— Exact, dit Ezr. Jamais l’Humanité n’a trouvé autant de merveilles différentes concentrées en un seul endroit.
— Nous autres humains croyions savoir que c’était impossible. Seuls quelques cinglés pensaient autrement, surtout des astronomes qui observaient des énigmes lointaines. Bon, MarcheArrêt a été la première que nous ayons vue de près. Et regardez ce que nous avons trouvé : une physique stellaire que nous ne comprenons pas encore correctement ; la cavorite, que nous comprenons encore moins…
Pham se tut en voyant le regard de Qiwi. Elle se rappelait un cauchemar. Elle détourna les yeux, mais Pham ne continua pas, et, au bout d’un moment Qiwi dit très doucement :
— Tomas Nau parlait ainsi. Tomas était un homme malfaisant, mais…
Mais les hommes malfaisants, même les plus dangereux d’entre eux, ont souvent des idées brillantes. Elle déglutit, et poursuivit d’une voix plus ferme :
— Je me souviens du jour où les Focalisés ont analysé l’ADN de la glace océanique que nous avions remontée en L1. La variété était plus grande que celle de mille planètes. Les analystes en attribuaient la cause à la variété des niches biologiques sur Arachnia. Tomas… Tomas, au contraire, pensait que s’il y avait une telle variété, c’était parce qu’il y a longtemps, très longtemps, Arachnia était un carrefour.
— Pas seulement Tomas Nau, dit Ezr en prenant la main de Qiwi. Nous nous sommes tous posé des questions devant ces phénomènes. Il y a bien trop de carbone cristallin : les forains diamant, l’agglomérat. Les ordinateurs de quelqu’un d’autre ? Mais les forams sont trop petits, et nos montagnes en L1 sont trop grosses… et ce n’est plus que de la pierre morte, maintenant.
— Pas tout à fait, peut-être, dit Jau Xin de l’autre côté de la table. Il y a bien la cavorite.
Belga Underville émit un commentaire râpeux : elle n’était pas impressionnée. Victory Lighthill bourdonna facétieusement. Au bout d’un moment, Zinmin traduisit :
— Les Difformes de Khelm ont donc un nouveau disciple, mais alors, notre monde est un dépotoir et nous autres Araignées sommes le produit évolutif de la vermine qui hante les ordures des dieux. Si c’est vrai, où est passé le reste du super-empire ?
— Je… je ne sais pas. N’oubliez pas que c’était il y a entre cinquante et cent millions d’années. Peut-être qu’il y a eu une guerre. L’une des explications les plus simples de votre système solaire est que c’était un champ de bataille, qu’un soleil a été détruit et que toutes les planètes ont été volatilisées, sauf une.
Et que cette survivante a été protégée par une magie remarquable.
— Ou peut-être que l’empire est devenu autre chose en s’agrandissant, ou alors qu’il nous laisse nous développer à l’allure qui nous plaît.
Certaines possibilités semblaient très fantaisistes quand Pham les exprimait tout haut.
Les mains nourricières d’Underville s’écartèrent dans un geste que Pham identifia comme un sourire sceptique.
— Quand vous dites cela, on croirait bien entendre Khelm ! Mais, voyez-vous, votre théorie explique toutes sortes de choses sans servir à quoi que ce soit ni surtout fournir les moyens de se vérifier elle-même.
Gonle Fong trancha l’air de la main dans un geste araignée qu’elle avait inconsciemment adopté.
— Et c’est quoi, l’objet du litige ? « Arachnia était un lieu où jadis tous les Rêves Déçus étaient vrais. » Parfait. Une supposition simple et unificatrice. Ce qui ne nous empêche pas de vivre dans l’Ici-et-Maintenant : quelques centaines d’années-lumière, quelques milliers d’années. Quelle que soit l’explication, il y a toute une vie de bénéfices à faire rien qu’en jouant avec ce que nous voyons sur Arachnia aujourd’hui !
Pham hocha poliment la tête.
— Certes. Voilà une bonne attitude Qeng Ho. Mais, Gonle… je suis né dans une civilisation de forteresses et de canons. J’ai vécu longtemps – sans compter la cryostase – et j’ai vu beaucoup de choses. Depuis l’Aube des temps, nous autres humains avons grappillé des connaissances à droite et à gauche, mais nous avons surtout appris nos limites. Les civilisations planétaires prospèrent et s’effondrent. À leur apogée, ce sont des entités prodigieuses, mais il y a tant d’obscurité dans l’intervalle.
Des forteresses, des canons, et pis encore.
— Et même nous autres Qeng Ho… nous survivons et prospérons, mais nous avons trouvé des limites que nous pouvons seulement approcher, comme la vitesse de la lumière elle-même. Je me suis heurté à ces limites à la Brèche de Brisgo. Quand j’ai appris l’existence de la Focalisation, j’ai cru que ce serait le moyen de mettre fin aux âges sombres entre les civilisations. Je me trompais.
Il regarda Anne dans les yeux.
— Alors, j’ai abandonné mon rêve, le rêve de toute ma vie… et puis j’ai regardé autour de moi. Ici, sur Arachnia, nous avons finalement découvert quelque chose à l’extérieur de toutes nos limites. C’est un aperçu minuscule, des bribes et des miettes de la gloire la plus éclatante. Gonle, il y a horizon de prévisions et horizon de prévisions… Ezr m’a demandé ce que je ferai après notre victoire sur les Émergents, après nos retrouvailles. Voilà, c’est simple : j’irai là d’où est venue Arachnia.
La traduction de Trixia prolongea un instant ses propos, puis il y eut un silence absolu autour de la table. Ezr était pétrifié. Pham avait gardé cela entre lui et Anne ; vu tout ce qui se passait par ailleurs, ce secret avait été facile à garder. Mais Ezr Vinh avait toute sa vie durant admiré l’Aube des Temps et les Rêves Déçus, et voilà qu’il s’apercevait maintenant qu’on pouvait peut-être encore les réaliser. Le gamin resta sous le charme un moment, puis sa pensée critique se réveilla. Ses paroles n’étaient pas des remontrances ; il voulait que le plan de Pham réussisse, mais…
— Mais quelle direction vas-tu prendre ? Et…
— Quelle direction ? Question facile, bien que nous ayons deux siècles pour y réfléchir. Mais, écoute, l’Humanité contemple le ciel avec une technologie évoluée depuis des milliers d’années. À un moment ou un autre, presque chaque civilisation Cliente a installé des batteries de miroirs de cent mètres et a employé toutes les autres méthodes intelligentes d’espionnage des objets lointains. Nous voyons quelques énigmes lointaines. Çà et là, d’un bout à l’autre de cette galaxie, nous voyons des ramjets et captons de vieilles émissions radio.
— Donc, s’il y avait autre chose, dit Ezr, nous l’aurions déjà vu.
Mais il savait manifestement ce qui allait suivre. Ces arguments étaient de l’histoire ancienne.
— Uniquement si c’est un lieu que nous pouvons observer. Or le cœur de la galaxie est fortement obscurci par endroits. Si notre super-civilisation hypothétique ne se sert pas d’ondes radio, si elle dispose de quelque chose de mieux que les ramjets… c’est du côté du cœur que se trouve le seul endroit où elle ait pu échapper à nos recherches.
Et l’orbite excentrique de MarcheArrêt a traversé au moins une fois ces invisibles profondeurs.
— Je suis d’accord avec toi, Pham. Le raisonnement se tient. Mais tu envisages une distance de trente mille années-lumière jusqu’au cœur de la Galaxie, et presque autant jusqu’aux nuages opaques.
— C’est cent fois plus que tout ce que les Qeng Ho ont jamais essayé, dit Gonle. Sans civilisations où ils pourraient faire escale, tes ramjets vont tomber en panne en moins de mille ans. Nous pouvons rêver d’une mission pareille, mais elle est totalement au-delà de nos capacités.
— Elle est totalement au-delà de nos capacités, maintenant, dit Pham avec un grand sourire.
— C’est ce que j’ai dit ! Ça a toujours été impossible.
Mais une lueur de compréhension apparaissait dans les yeux d’Ezr.
— Gonle, il veut dire que ce ne sera peut-être pas impossible dans l’avenir.
— Exact ! dit Pham en se penchant en avant.
Il se demanda combien d’entre eux il pouvait entraîner dans son rêve.
— Faites marcher un peu votre imagination. Transportez-vous à l’Aube de l’Humanité. À l’époque, et pendant quelques petits siècles, les gens s’attendaient à ce que leur situation s’améliore radicalement dans l’avenir. Avec Arachnia, vous allez ressusciter un peu de cet optimisme. Peut-être que vous n’y croyez pas maintenant. Que vous ne voyez pas la civilisation que vous êtes en train d’édifier. Ezr et Qiwi, vous êtes en train de fonder une Grande Famille qui éclipsera toutes celles de l’histoire Qeng Ho. Trixia, Victory et toutes les Araignées seront le facteur le plus important qui ait jamais impulsé notre commerce. Et vous commencez tout juste à comprendre les contradictions d’Arachnia. Vous avez raison : qui parle aujourd’hui d’aller jusqu’au cœur de la galaxie est comme l’enfant qui marche dans le ressac et parle de traverser un océan. Mais je vous parie ceci : à la prochaine Clarté, vous disposerez de la technologie dont j’ai besoin.
Il regarda Anne à côté de lui. Elle lui adressa un sourire moitié joyeux, moitié moqueur.
— Anne et moi, et tous ceux et celles à bord des trois vaisseaux de notre escadre avons l’intention de démanteler le système des Émergents. Si nous y réussissons – quand nous y réussirons – ce qui restera sera encore une civilisation de haut niveau technologique. Nous construirons une escadre plus importante, d’au moins vingt unités. Et Anne me permettra de rebaptiser son vaisseau amiral la Chimère. Et nous reviendrons ici pour nous équiper et partir… en exploration.
Et Anne l’accompagnerait-elle vraiment dans ces conditions ? Elle dit que oui. La destruction de la tyrannie émergente dissiperait-il le geas qui l’animait ? Peut-être que non. La victoire laisserait des mondes entiers dans l’état du service de déFocalisation des Combles. Peut-être lui serait-il impossible d’abandonner les gens qu’elle avait sauvés. Et alors ? Je n’en sais rien. Il fut un temps où il se débrouillait très bien tout seul. Maintenant, j’ai changé. Bizarre.
Anne lui souriait tendrement. Elle lui prit la main et hocha la tête pour approuver le pacte qu’il venait de décrire. Pham regarda autour de lui : Qiwi était abasourdie. Ezr avait l’air de quelqu’un qui voulait désespérément croire, mais qui avait devant lui toute une vie de projets pour le distraire. Quant aux Araignées, leurs aspects allaient du truculent « je demande à voir » de Belga Underville au…
Pendant tout le discours de Pham, Victory était demeurée silencieuse et immobile sur son perchoir, ne bougeant même pas ses mains nourricières. Elle se mit alors à parler, dans un babil guttural, doux, triste et étonné, qui rendit obligatoire la traduction de Trixia :
— Papa aurait adoré ce plan.
— Oui, dit Pham, d’une voix étranglée.
Underhill était un génie et un rêveur digne de l’Aube de l’Humanité. Pham avait lu depuis longtemps les « chroniques de vidéomancie » de Trixia, qui relataient l’histoire de la contre-écoute d’Underhill. Le faucheux avait profondément creusé dans l’automatisation des Émergents, parfois si profondément qu’Anne Reynolt la Focalisée avait remarqué ces manipulations et avait cru y voir la preuve d’une conspiration humaine. Finalement, Underhill sut ce qu’était la Focalisation ; il comprit que les humains ne possédaient pas l’IA ni aucune autre technologie immensément supérieure à la sienne. Sherkaner Underhill avait dû être très déçu d’apprendre les limites du progrès.
À côté de Pham, Anne commença à hocher la tête, puis hésita. C’est alors qu’elle surprit tout le monde, y compris elle-même, et surtout les Araignées.
— Et qu’est-ce qui te fait croire qu’il n’a pas survécu ? Il avait autant d’informations que nous… et bien plus d’imagination. Qu’est-ce qui te fait croire qu’il n’a pas eu la même idée ?
— Anne, j’ai lu les chroniques. S’il était en vie, il serait ici.
Elle hocha la tête.
— Je me le demande. Le délire fouisseur est un phénomène que nous autres humains sommes mal équipés pour comprendre, et Sherkaner croyait sûrement que Smith était morte. Mais Sherkaner Underhill a plus d’une fois surpris les humains comme les Araignées. Il a mené les Araignées dans des directions impensables… il avait vu leur avenir au tréfonds du ciel. Je crois qu’il est quelque part en bas, et qu’il a l’intention de survivre à tous les mystères.
— Ce ne serait pas impossible… dit Trixia (ou était-ce Victory ?) d’une voix douce, pleine de respect. Nous ne savons pas vraiment où il a atterri dans l’altiplano. Si c’est dans un endroit qu’il avait repéré à l’avance, il aurait encore une chance.
Pham regarda dehors, vers Arachnia. La planète, vaste perle noire, couvrait trente degrés. Des nervures de lumière or et argent sillonnaient le continent de l’hémisphère sud et le terne miroir de l’océan oriental. Et pourtant, il restait encore de vastes régions d’obscurité non diluée, terres protégées qui demeureraient inertes et froides jusqu’à la fin de la Ténèbre. Pham frissonna, brusquement saisi par une révélation. Oui. Quelque part là-bas, le vieil Araignée dormait peut-être encore, attendant sa Dame perdue… et préparant la plus grandiose Contre-Écoute de tous les temps.
Par monts et par vaux, on n’en sait jamais trop.