Troisième partie

Quarante-quatre

Il y a toujours un moyen de s’en sortir. Gonle Fong avait vécu toute sa vie selon ce principe. La mission vers l’étoile MarcheArrêt était une entreprise de longue haleine qui intéressait surtout les scientifiques. Mais Gonle avait vu comment elle pourrait s’en sortir. Puis les Émergents avaient tendu leur embuscade et l’entreprise prestigieuse s’était transformée en esclavage et en exil. Une prison dirigée par des malfrats. Mais on pouvait encore s’en sortir. Pendant presque vingt années de sa vie, Gonle avait exploité ses combines et avait prospéré – dans la mesure où c’était possible dans ce trou pourri.

Les choses étaient en train de changer. Jau Xin était parti depuis plus de quatre jours, du moins depuis le début de la Veille actuelle de Fong. D’abord, le bruit courait que Rita et lui avaient été discrètement transférés en Veille C et qu’ils étaient encore en cryo. Ça foutait en l’air quelques-uns des contrats de programmation qu’elle avait mis au point avec Rita Liao – et c’était tout à fait inhabituel, en plus. Le bordel, quoi ! Ensuite, Trinli avait signalé que deux pilotes zombies manquaient à l’appel dans les Combles de Hammerfest. Donc, Rita était peut-être encore au frigo, mais Jau Xin et ses zombies étaient… ailleurs. Les rumeurs étaient parties de là : Jau participait à une expédition autour du soleil mort, Jau débarquait sur la planète des Araignées. Chez Benny, Trud Silipan se pavanait, plein de suffisance, comme s’il détenait quelque secret que, pour une fois, il ne partageait pas. Ça prouvait en tout cas qu’il se passait quelque chose de très anormal.

Gonle avait ouvert une officine de paris sur les différentes hypothèses, mais elle était elle-même atteinte du virus de la crédulité. Elle ne fut nullement déçue lorsque les patrons décidèrent de mettre tout le monde au parfum.

Tomas Nau invita une poignée de péons dans sa propriété pour une réunion d’information. C’était la première fois que Gonle se rendait au Parc du Lac depuis la journée portes ouvertes. Nau n’avait alors pas ménagé ses efforts en matière d’hospitalité. Ensuite, l’endroit avait été bouclé, mais c’était peut-être – soyons honnêtes – un peu à cause de ce qui était arrivé à Anne Reynolt pendant cette fameuse journée. Tandis que Gonle et les trois autres péons privilégiés remontaient en traînant les pieds l’allée menant au pavillon de Nau, elle émit un jugement critique sur le paysage :

— Ils ont donc trouvé comment faire de la pluie.

C’était plutôt une brume poussée par le vent, si fine qu’elle nimbait de rosée ses cheveux et ses cils, si fine que l’absence de réelle pesanteur n’avait pas d’importance.

Pham Trinli gloussa cyniquement.

— Je parie que ça a un rapport avec le ramassage des ordures. Dans ma vie, j’en ai vu pas mal, de ces parcs en fausse pesanteur, habituellement construits par quelque Client avec plus de fric que de bon sens. Si on veut avoir un côté sol et un côté ciel, les déchets commencent à s’accumuler. Très vite, on a un ciel plein de saloperies.

— Le ciel m’a l’air plutôt propre, dit Silipan qui marchait à côté de lui.

Trinli leva les yeux dans la brume venteuse. Les nuages, bas, gris et véloces, venaient de l’autre rive du lac. Une partie de ce processus était réelle, et le reste devait être du papier vidéo, mais la fusion s’accomplissait sans transition visible. Pour Gonle, le spectacle, loin d’être réjouissant, était d’une froide perfection.

— Ouais, dit Trinli au bout d’un moment. Je te tire mon chapeau, Trud. Ton Ali Lin est un génie.

— Y a pas que lui, se rengorgea Silipan. C’est la coordination qui compte. J’ai mis une équipe de zombies là-dessus. On est chaque année encore plus performants. Un jour, on va même trouver comment simuler des vagues naturelles.

Gonle se tourna vers Ezr Vinh et roula les yeux. Aucun de ces deux bouffons n’aimait reconnaître à quel point ces prouesses dépendaient de la coopération de tout le monde – une coopération très rentable. Les péons n’étaient peut-être plus les bienvenus, mais ils n’en continuaient pas moins à fournir un flot ininterrompu de produits alimentaires, de bois finis, de plantes vivantes et de conceptions de programmes.

La brume dessinait de petites volutes autour du pavillon, et l’illusion de la pesanteur fut douloureusement mise à l’épreuve lorsque les visiteurs se mirent à vaciller de droite à gauche sur leurs chaussures à semelles de crampofeutre. Puis ils entrèrent dans le pavillon, réchauffés par les bûches très réalistes qui flambaient dans l’imposante cheminée de Tomas Nau. Le Subrécargue leur fit signe d’approcher d’une table de conférence. Il y avait là Nau, Brughel et Reynolt. Trois autres silhouettes se découpaient sur les fenêtres et la grisaille au-delà. L’une d’elles était Qiwi.

— Tiens, bonjour, Jau, dit Ezr. Heureux de… te revoir.

Effectivement, c’étaient Jau et Rita. Tomas Nau augmenta la puissance de l’éclairage intérieur. La chaleur et la lumière n’étaient pas plus fortes que dans n’importe quelle habitation civilisée, mais le froid et la pénombre maintenus à si grands frais dehors enrichissaient en quelque sorte cette clarté intérieure d’une réconfortante impression de sécurité.

Le Subrécargue les invita d’un geste à s’asseoir, puis s’assit lui-même. Comme d’habitude, Nau était l’image même du chef généreux aux nobles aspirations. Mais je ne me laisse pas abuser une seule seconde, songea Gonle. Avant cette mission, elle avait eu une longue carrière : elle s’était occupée d’une douzaine de cultures Clients, et sur trois mondes. Les Clients étaient des humains de toutes tailles et de toutes couleurs. Et leurs gouvernements étaient encore plus variés : tyrannies, démocraties, démarchies. Il y avait toujours moyen de faire des affaires avec eux. Le big boss Nau était un méchant, mais un méchant intelligent qui comprenait la nécessité de faire du commerce. Qiwi y veillait depuis des années. Dommage qu’il ait physiquement le pouvoir – ça, c’était étranger à l’environnement commercial Qeng Ho normal. On travaillait sans filet quand on ne pouvait pas échapper aux gros méchants. Mais, à long terme, même ça n’avait plus d’importance.

Le Subrécargue les salua chacun d’un hochement de tête.

— Merci d’être venus en personne. Vous devriez savoir que cette réunion est retransmise en direct sur le réseau local ; j’espère toutefois que vous raconterez à vos amis ce que vous avez vu de vos propres yeux. De quoi alimenter les conversations chez Benny, ajouta-t-il en souriant. J’ai donc des nouvelles incroyablement bonnes, mais aussi un défi de taille à vous présenter. Voyez-vous, le gestionnaire des pilotes Xin vient de rentrer d’un survol d’Arachnia en orbite basse…

Il s’interrompit. Je parie que c’est le silence total chez Benny.

— Et ce qu’il y a découvert est… intéressant. Jau… s’il vous plaît. Décrivez-nous la mission.

Xin se leva un peu trop vite. Sa femme l’attrapa par la main et il s’immobilisa, debout en face d’eux. Gonle essaya sans succès de capter le regard de Rita, mais toute son attention était concentrée sur Jau. Je parie qu’ils l’ont gardée au frigo jusqu’à ce qu’il rentre ; autrement, ils n’auraient pas pu l’empêcher d’ouvrir sa grande gueule. Rita semblait immensément soulagée. Quelle que soit la nouvelle, elle ne pouvait être mauvaise.

— Oui, monsieur. Conformément à vos instructions, j’ai été placé prématurément en état de Veille pour entreprendre un survol rapproché d’Arachnia.

Tandis qu’il parlait, Qiwi distribua quelques ATH de qualité Qeng Ho. Quand elle passa près d’elle, Gonle remua les lèvres silencieusement : J’achète.

— Bientôt ! lui chuchota Qiwi avec un grand sourire.

Les maîtres des lieux n’autorisaient toujours pas les péons à se servir de ces dispositifs. Peut-être que finalement ça aussi allait changer. Une seconde s’écoula avant que les ATH se synchronisent sur l’image consensuelle. L’espace au-dessus de la table se brouilla et devint une vue de l’agglomérat L1. Très loin, au-delà du plancher, flottait le disque de la planète araignée.

— Mes pilotes et moi-même avons pris la dernière chaloupe en état de marche.

Un fil doré s’éjecta de l’agglomérat sur une trajectoire incurvée ; l’engin accéléra jusqu’au point d’équilibre et se mit à ralentir. Le PDV rattrapa la chaloupe ; droit devant, le disque d’Arachnia grossit démesurément. La planète avait l’air presque aussi gelée et aussi morte que le jour où les premiers humains l’avaient abordée. À une – grosse – différence près : un scintillement ténu de lumières urbaines sur tout l’hémisphère nord, qui se ramifiait çà et là autour des principales métropoles.

— Je parie que vous vous êtes fait repérer ! glapit un Pham Trinli incrédule au-delà du cercle obscur.

— Ils nous ont logés au radar. Montrez les radars de défense et les satellites indigènes.

L’affichage obéit. Un nuage de points verts et bleus s’épanouit dans l’espace entourant la planète. Au sol, il y avait des arcs de lumière clignotante – le balayage des radars antimissiles des Araignées.

— Le problème va empirer dans l’avenir.

— Mes spécialistes réseaux ont effacé toutes les preuves concrètes, intervint Anne Reynolt. Ça valait bien la peine de prendre des risques.

— Hein ? Ça devait être quelque chose de sacrément important !

— Mais oui, Pham, dit Jau. Mais oui.

S’écartant de l’image consensuelle, il enfonça profondément la main dans la brume de satellites et marqua l’un des points bleus avec l’étiquette SATELLITE RECONN. AÉRIENNE PARENTÉ no 543 accompagnée de paramètres orbitaux. Il interrogea Pham du regard avec un sourire tranquille, comme s’il s’attendait à une réaction quelconque. Les chiffres ne signifiaient rien pour Gonle. Elle se pencha sur le côté et regarda Trinli derrière le coin de l’image. Le vieux fourbe semblait tout aussi perplexe que les autres, et n’appréciait pas du tout le sourire de Xin ni le petit rire prétentieux de Silipan.

Trinli examina l’affichage en plissant les yeux.

— C’est ça, vous avez donc aligné votre orbite sur Recon543.

À côté de lui, Ezr Vinh s’étrangla de surprise. Le froncement de sourcils de Trinli n’en fut que plus prononcé.

— Date de lancement moins sept cents Ksec, propulseurs auxiliaires à combustible chimique, période synchrone, altitude… euh…

Sa voix se perdit dans une espèce de gargouillis.

— Altitude douze mille klims. Merde ! Y doit y avoir une erreur.

— Il n’y a pas d’erreur, dit Jau en souriant de plus belle. C’est bien pour ça que je suis allé y voir de plus près.

La signification de ces chiffres filtra enfin jusqu’à Gonle. Aux Fournitures et Services, elle s’occupait essentiellement des négociations tarifaires et de la gestion des inventaires. Mais l’expédition avait une forte incidence sur le prix, et Gonle était une Qeng Ho. Arachnia était une planète terrestroïde, avec un jour de quatre-vingt-dix Ksec. L’altitude géosynchrone aurait dû être considérablement plus élevée que douze mille klims. Même pour un non-spécialiste, ce satellite était une impossibilité tenant de la magie.

— Stabilisation autonome ? s’enquit-elle. Des mini-fusées ?

— Non. Même des fusées à fusion auraient du mal à faire ça des jours entiers d’affilée.

— La cavorite, dit Ezr d’une voix sourde, mêlée de crainte.

Où avait-elle déjà entendu ce mot ?

Mais Jau hochait la tête.

— Exact.

Il donna un ordre à l’affichage et le point de vue devint celui de sa chaloupe.

— Le problème, dit-il, c’était d’aller y voir de près, surtout que je ne voulais pas montrer mon réacteur principal. Au lieu de quoi, j’ai grillé les caméras du satellite et j’ai opéré un alignement instantané par le bas. Vous commencez d’ailleurs à voir l’objet, au centre de mon réticule. La vitesse d’approche est tombée de cinquante mètres par seconde au stade – maintenant – où nous sommes immobiles l’un par rapport à l’autre. Il est à environ cinq mètres au-dessus de nous.

Il y avait quelque chose dans le réticule, quelque chose d’anguleux et d’un noir absolu qui tombait sur eux comme un yo-yo au bout de son fil. L’objet ralentit, passa à un mètre et demi en dessous d’eux et commença à remonter vers eux. La partie supérieure n’était pas noire, mais formait un motif irrégulier de gris sombres.

— C’est bon, arrêt sur image. Cela devrait vous donner une bonne idée de l’engin. Architecture à plat, probablement stabilisée par gyroscope. La coque polyédrique lui permet d’échapper aux radars. Si on oublie cette orbite impossible, l’objet est typique des satellites furtifs de basse technologie…

Le satellite glissa à nouveau vers le haut, mais, cette fois, il fut stoppé par des grappins.

— Là, c’est le moment où nous l’avons pris à bord de la chaloupe… en laissant à sa place une explosion assez crédible.

— Beau travail, mon brave, dit Pham Trinli, reconnaissant qu’on pouvait être aussi compétent que lui.

— Ah ! C’était encore plus dur que ça en a l’air. J’ai dû manœuvrer mes zombies à la limite de la panique irrémédiable pendant tout le rendez-vous. Il y avait carrément trop d’incohérences dans la dynamique.

— Ça va changer, coupa gaiement Silipan. On est en train de reprogrammer tous les pilotes pour les manœuvres sous cavorite.

Jau éteignit l’imagerie et considéra Silipan d’un œil sévère.

— Si tu déconnes, on n’a plus de pilotes.

Gonle ne pouvait plus encaisser ce bavardage sans intérêt.

— Le satellite ? Vous l’avez ici ? Comment les Araignées ont réussi un truc pareil ?

Elle remarqua que Nau lui adressait un grand sourire.

— Je crois que Mlle Fong a identifié l’enjeu immédiat. Vous vous souvenez de ces histoires d’anomalies gravitationnelles dans l’altiplano ? Bref, ces histoires étaient vraies. Les militaires de la Parenté ont découvert une sorte de… d’antigravitation, si vous voulez. Nous ne nous en sommes jamais aperçus, car l’information a échappé aux services de renseignements de l’Accord et notre pénétration de la Parenté est toujours passée au second plan. Ce petit satellite avait une masse de huit tonnes, dont deux tonnes de blindage en « cavorite ». Les Araignées de la Parenté utilisent cette remarquable substance pour accroître carrément la charge utile de leurs fusées. Je vous ai préparé une petite démonstration…

— Éteignez la cheminée, coupez la ventilation, dit-il à la cantonade.

La pièce devint très silencieuse. Qiwi referma une grande baie verticale qui avait laissé entrer l’humidité du lac. Le soleil simulé du Parc perçait dans les trouées entre les nuages et des banderoles de lumière scintillaient sur l’eau. Gonle se demanda confusément si les zombies de Nau étaient assez performants pour pouvoir orchestrer son univers dans ces instants particuliers. Probablement que oui.

Le Subrécargue tira un mince étui de sa poche de chemise. Il l’ouvrit et prit entre deux doigts un objet qui étincela sous l’éclairage rasant du soleil, une sorte de petit carreau. Des mouchetures lumineuses auraient pu être du vulgaire mica, mais les couleurs y oscillaient dans une iridescence coordonnée.

— C’est une des tuiles du revêtement du satellite. Il y avait aussi une couche de diodes électro-luminescentes à faible puissance, mais nous les avons décollées. Du point de vue chimique, il reste des fragments de diamant noyés dans de l’époxy. Regardez.

Il posa le carré sur la table et braqua dessus une lampe de poche. Et tous de regarder… Au bout d’un moment, le petit carré iridescent flotta vers le haut. Le mouvement suggérait d’abord un phénomène courant dans l’environnement en microgravité, comme lorsqu’un presse-papier non fixé s’agite dans un courant d’air ascendant. Mais l’air ambiant était stationnaire. Au fil des secondes, le carreau prit de la vitesse, culbuta sur lui-même et tomba… droit vers le haut. Il heurta le plafond avec un cliquetis audible.

Personne ne dit rien pendant plusieurs secondes.

— Mesdames et messieurs, nous sommes venus tourner autour de l’étoile MarcheArrêt en espérant y trouver un trésor. Jusqu’ici, nous avons glané quelques nouvelles notions d’astrophysique, nous avons mis au point une propulsion ramjet légèrement plus performante. La biologie du monde des Araignées est un autre trésor, qui suffirait aussi à amortir le coût de notre expédition. Mais, à l’origine, nous espérions plus que cela. Nous nous attendions à découvrir les vestiges d’une race spationavigante… eh bien, au bout de quarante ans, il semble que nous ayons réussi. Une réussite spectaculaire…

C’était peut-être aussi bien que Nau n’ait pas convoqué une assemblée générale pour annoncer la nouvelle. Tout le monde s’était brusquement mis à parler en même temps. Dieu sait comment l’ambiance était chez Benny. Ezr parvint finalement à placer une question :

— Vous croyez que ce sont les Araignées qui ont fabriqué ces trucs ?

Nau secoua la tête.

— Non. Rien que pour obtenir cette menue portion de substance magique, la Parenté a été obligée d’extraire des milliers de tonnes de minerai à faible teneur.

— Nous savons depuis longtemps, dit Trinli, que les Araignées ont évolué sur place, qu’elles n’ont jamais eu de technologie plus avancée.

— Exactement. Et leurs propres archéologues n’ont aucune preuve concrète de visites extraplanétaires. Mais cette… ce matériau est manifestement un artefact, même si nous sommes les seuls à le voir ainsi. L’automatisation d’Anne a passé plusieurs jours à l’étudier. Il s’agit d’une matrice de traitement coordonnée.

— Je croyais que vous aviez dit que cette substance provenait du raffinage de minerais indigènes.

— Oui. Et la conclusion n’en est que plus fantastique. Quarante ans durant, nous avons cru que les poudres de diamant d’Arachnia étaient soit des précipitats minéraux soit des squelettes biologiques. Il semble à présent qu’il s’agisse de dispositifs fossiles de traitement de l’information. Et au moins certains d’entre eux reprennent leur mission lorsqu’on les rapproche les uns des autres. À l’instar des localiseurs, mais en beaucoup plus petit, et dans un but particulier… manipuler les lois physiques suivant des processus que nous ne pouvons ne serait-ce que commencer à appréhender.

Trinli avait l’air d’avoir reçu un coup de poing en plein visage qui lui avait fait cracher des décennies de vantardise.

— La nanotechnologie, dit-il doucement. Le rêve.

— Quoi ? Oui, le Rêve Déçu. Jusqu’à maintenant.

Le Subrécargue leva les yeux vers la tuile qui reposait au plafond.

— Les entités non identifiées qui ont débarqué sur cette planète, dit-il en souriant, sont venues il y a des millions ou des milliards d’années. Je doute que nous trouvions jamais des vestiges de tentes ou des tas d’ordures… mais les signes de leur technologie sont omniprésents.

— Nous cherchions des spationavigateurs, dit Vinh, mais nous étions trop petits et n’avons vu que leurs chevilles.

Il s’arracha à la contemplation du plafond et montra la fenêtre.

— Peut-être que même ces machins, là-bas… Peut-être que ce sont des artefacts eux aussi.

Gonle se rendit compte qu’il parlait des gros diamants de L1.

— Balivernes, dit Brughel en se penchant en avant. Ce sont de simples rochers en diamant.

Mais il y avait une trace d’incertitude dans le regard agressif qu’il jeta à la ronde.

Nau hésita un instant, se permit un petit rire de gorge et leva la main pour réduire son nervi au silence.

— Nous commençons tous à retomber dans les fantasmes de l’Aube de l’Humanité. Les données brutes sont suffisamment extraordinaires pour qu’on n’y ajoute pas de charabia superstitieux. Avec ce dont nous disposons déjà, cette expédition risque d’être la plus importante de toute l’histoire humaine.

Et la plus rentable, aussi. Gonle se cala sur son siège et essaya de cataloguer toutes les choses qu’ils pourraient faire avec le matériau scintillant collé au plafond. Quelle est la meilleure méthode pour commercialiser un truc pareil ? Combien de siècles de monopole pourrait-on en tirer ?

Mais le Subrécargue était revenu à des préoccupations plus pratiques.

— Voilà donc notre fantastique découverte. À long terme, elle sera bénéfique au-delà de nos rêves les plus fous. À court terme… eh bien, elle risque de bouleverser le Plan pour de bon. Qiwi ?

— Oui. Comme vous le savez, les Araignées ne vont pas avoir de réseau informatique planétaire fonctionnel avant cinq ans environ, de système fiable qui nous permettrait d’agir sur elles.

Un système assez perfectionné pour nous permettre de l’utiliser. Jusqu’à ce jour, c’était le plus gros trésor sur lequel Gonle ait imaginé de faire main basse au terme de toutes ces années d’exil. Oublions les progrès mineurs dans les domaines de la propulsion ramjet ou même de la biologie. Il y avait là, en bas, tout un monde industrialisé, doté d’une culture garantie non contaminée par les autres marchés. S’ils contrôlaient la situation, ou même s’assuraient une position commerciale dominante, ils rejoindraient les ténors au firmament de la mercatique Qeng Ho. Gonle en était consciente. Nau aussi, sûrement. Et Qiwi, bien qu’en ce moment elle ne sorte pas du simple idéalisme :

— Jusqu’à présent, nous croyions qu’elles n’auraient pas vraiment besoin de notre aide avant cinq ans environ. Nous croyions que d’ici là il n’y aurait pas de guerre entre la Parenté et l’Accord. Eh bien… nous nous trompions. Les gens de la Parenté n’ont pas grand-chose en fait de réseau informatique… mais ils possèdent les mines de cavorite. Leurs satellites furtifs à cavorite sont pour l’instant indétectables, mais cet avantage n’est que provisoire. Leur flotte de missiles va être très bientôt rénovée. Sur le plan politique, nous les voyons en train de subvertir des petites nations et de les pousser à la confrontation avec l’Accord. Nous ne pouvons carrément pas attendre encore cinq ans pour intervenir.

— Il y a d’autres raisons pour avancer les échéances, dit Jau. Avec cette cavorite, il va être quasiment impossible de garder nos activités secrètes. Les Araignées vont se retrouver bientôt dans l’espace local. Il se peut même qu’elles aient alors des vaisseaux plus maniables que les nôtres… tout va dépendre de la quantité de produit fini dont elles disposent.

Et de désigner du pouce la tuile chatoyante au plafond.

À ses côtés, Rita était de plus en plus troublée.

— Tu veux dire qu’il y a une chance que Pedure et sa bande gagnent ? Si nous devons avancer les échéances du Plan, alors c’est le moment d’arrêter de tergiverser. Il faut débarquer là-bas pour intervenir militairement aux côtés de l’Accord.

Le Subrécargue hocha la tête d’un air solennel à l’adresse de Liao.

— Je vous entends, Rita. Il y là-bas des gens que nous avons tous fini par respecter, et même à…

Il agita la main comme pour repousser des sentiments plus profonds et se concentrer sur la réalité pure et dure.

— Mais, en tant que votre Subrécargue, je dois examiner les priorités : ma priorité numéro un est votre survie et celle de tous les humains de notre petite communauté. Ne vous méprenez pas sur la beauté que vous avez tous créée ici. La vérité est que nous disposons de très peu de réelle puissance militaire.

Le soleil couchant avait teinté d’or l’eau du lac, et les rayons inclinés donnaient à la salle de réunion une tiédeur également répartie.

— En fait, nous sommes presque des naufragés, et nous sommes sans doute plus loin de l’Humanité que nul ne l’a jamais été. Notre deuxième priorité – inextricablement liée à la première – est la survie de la civilisation avancée des Araignées et, partant, de sa population et de sa culture. Nous devons procéder avec beaucoup de prudence. Nous ne pouvons nous laisser guider par la seule affection… Et sachez que j’écoute les traductions moi aussi. Je crois que des gens comme Victory Smith et Sherkaner Underhill comprendraient.

— Mais ils peuvent nous aider !

— Peut-être. Je les appellerais sur-le-champ si nous disposions de meilleures informations et d’une meilleure pénétration sur les réseaux. Mais si nous révélons inutilement notre présence, les Araignées pourraient s’unir contre nous… ou alors, nous risquerions d’inciter Pedure à attaquer prématurément les gens de l’Accord. Nous devons les sauver, et nous ne devons pas nous sacrifier.

Rita hésita. À la droite de Nau, mais juste dans l’ombre, Ritser Brughel la fixait d’un regard mauvais. Le Vice-Subrécargue n’avait jamais vraiment compris que les vieilles règles émergentes devraient évoluer. L’idée qu’on puisse le contredire le mettait encore en colère. Heureusement que ce n’est pas lui qui commande, Dieu merci. Mielleux et implacable malgré toutes ses belles paroles, Nau n’était pas commode – mais on pouvait s’arranger avec lui.

Personne ne s’exprima pour soutenir Rita ; elle revint néanmoins à la charge.

— Nous savons que Sherkaner Underhill est un génie. Il comprendrait. Il pourrait nous aider.

— Oui, Underhill, soupira Tomas Nau. Nous lui devons beaucoup. Sans lui, nous serions probablement à vingt ans du succès, et pas cinq ans seulement. Mais je crains que…

Son regard se posa sur Ezr Vinh en bout de table.

— Vous en savez plus que quiconque sur Underhill et sur la technologie de l’Aube de l’Humanité, Ezr. Votre avis ?

Gonle faillit s’esclaffer. Vinh avait suivi la conversation comme un spectateur d’un match de tennis ; la balle venait de le frapper entre les deux yeux.

— Euh… oui. Underhill est remarquable. Il est comme von Neumann, Einstein, Minsky, Zhang : une douzaine de génies de l’Aube dans un seul corps… ou alors ce type a du génie pour choisir ses étudiants. Je suis désolé, Rita, dit-il en souriant tristement. Pour toi et moi, l’Exil ne dure que depuis dix ou quinze ans. Underhill l’a vécu jusqu’à la dernière seconde. Pour les Araignées – et pour les humains prétechnologiques –, c’est un vieillard. Je crains qu’il soit au bord de la sénilité. Lui qui a vécu tous les succès faciles du progrès technique se heurte maintenant à des impasses… La flexibilité s’est changée en superstition fadasse. S’il nous faut abandonner l’avantage de la clandestinité, je suggérerais de prendre carrément contact avec le gouvernement de l’Accord et de voir les choses comme une simple transaction commerciale.

Vinh aurait peut-être continué sur sa lancée, mais le Subrécargue dit :

— Rita, nous essayons de trouver la solution la moins dangereuse pour toutes les parties. Si cela implique de nous en remettre à la merci des Araignées… eh bien, ainsi soit-il. Je vous le promets.

Il lança un coup d’œil sur la droite et Gong comprit que le message s’adressait tout autant à Brughel qu’aux autres. Nau attendit un moment, mais personne n’avait rien à ajouter. Il prit un ton plus professionnel.

— Le Plan est brusquement à un stade beaucoup plus avancé que prévu. Cela nous a été imposé par les circonstances, mais ce défi ne me déplaît pas.

Son sourire étincela dans les rayons du faux soleil couchant.

— D’une manière ou d’une autre, notre Exil sera terminé dans un an. Nous pouvons nous permettre d’utiliser nos ressources… c’est même indispensable. Dès maintenant, et jusqu’à ce que nous sauvions le monde des Araignées, tout le monde sera en Veille.

Ça alors !

— Nous allons commencer à faire tourner la centrale à volatiles au maximum de sa capacité.

Les têtes se levèrent tout autour de la table.

— N’oubliez pas que, si nous en avons encore besoin dans un an, c’est que nous aurons perdu. Nous avons énormément de préparatifs devant nous, mes amis ; il nous faut libérer notre potentiel jusqu’à la dernière miette. J’abolis dès maintenant les dernières limitations imposées par l’usage communautaire des ressources. L’économie « parallèle » aura accès à tout sauf à l’automatisation de sécurité la plus critique.

Oui ! Gonle adressa un grand sourire à Qiwi Lisolet en face d’elle, et la vit lui rendre son sourire. Voilà donc ce que Qiwi voulait dire par « bientôt » ! Nau poursuivit quelques secondes encore, moins pour exposer des plans détaillés que pour supprimer ici et là un de ces règlements stupides qui avaient tant entravé la marche des affaires pendant des années. Gonle sentait l’enthousiasme monter à chaque phrase. Peut-être que je peux démarrer un marché à terme avec le commerce au sol.

La réunion se termina dans une incroyable allégresse. En sortant, Gonle serra Qiwi dans ses bras.

— T’as réussi, ma petite, dit-elle doucement.

Qiwi se contenta de sourire, mais c’était un sourire comme Gonle ne lui en avait jamais connu depuis bien longtemps. Ensuite, les quatre péons invités remontèrent sur la colline ; les derniers rayons du soleil projetaient de longues ombres devant eux. Gonle se retourna une dernière fois avant que leur groupe pénètre dans la forêt. Plutôt présomptueux, ce parc. Mais il était beau, et j’y étais pour quelque chose. L’ultime clarté solaire était visible derrière de lointains nuages. Manipulation de Nau ou résultat aléatoire de l’automatisation du parc ? Quoi qu’il en fût, c’était de bon augure. Le père Nau s’imaginait qu’il manipulait tout. Gonle savait que le Subrécargue pourrait éventuellement essayer de remettre sous l’éteignoir cette soudaine et finale libéralisation le jour où l’imagination alliée au commerce sans retenue se révélerait trop dangereuse. Mais Gonle était une Qeng Ho. Au fil des années, avec Qiwi, Benny et des douzaines d’autres, elle avait sapé la tyrannie étriquée des Émergents jusqu’à ce que presque tous les Émergents soient « corrompus » par le marché parallèle. Nau avait appris qu’on gagne à faire du commerce. Une fois que les marchés araignées seraient ouverts, il s’apercevrait qu’il n’y aurait aucun intérêt à mettre la liberté sous l’éteignoir.


Tomas Nau tint une deuxième réunion plus tard dans la journée, à bord de la Main invisible. Là, ils pouvaient parler, loin des oreilles innocentes.

— J’ai le rapport de Kal Omo, Subrécargue. D’après les mouchards, vous avez fait marcher presque tout le monde.

— Presque ?

— Bon, vous connaissez Vinh… mais il n’a pas tout deviné dans ce que vous avez dit. Et Jau Xin semble… avoir des doutes.

Nau interrogea Anne Reynolt du regard. La réponse fut instantanée.

— Nous avons vraiment besoin de Xin, Subrécargue. C’est le seul gestionnaire de pilotage qu’il nous reste. Sans lui, nous aurions bien failli perdre cette chaloupe. Les zombies pilotes ont disjoncté quand ils ont vu l’orbite cavoritique. Toutes les règles avaient brusquement changé et ils ne pouvaient carrément plus faire face à la situation.

— D’accord, c’est un sceptique secret.

On n’y pouvait vraiment rien. Xin s’était trouvé au centre des opérations un peu trop souvent. Il soupçonnait probablement la vérité sur le Massacre Diem.

— Alors, on ne peut pas le mettre au frigo, on ne peut pas lui raconter des salades, et on va avoir besoin de lui pour la phase la plus saignante du boulot ! Cela dit… je crois que Rita Liao a suffisamment de poids. Ritser, assurez-vous que Jau sache que le bien-être de sa moitié dépend de la qualité de son service à lui.

Ritser se fendit d’un petit sourire et prit note.

Nau consulta discrètement le rapport d’Omo.

— Oui, nous nous en sommes bien tirés. Seulement, c’est facile de dire aux gens ce qu’ils veulent croire. Apparemment, personne n’a saisi toutes les implications d’une mise en œuvre du Plan avancée de cinq ans. Il nous est désormais impossible d’investir en douceur les réseaux des Araignées, et nous avons besoin d’une écologie intacte… mais il n’est pas indispensable que toute la planète soit impliquée.

Nau jeta un coup d’œil aux tout derniers rapports des zombies d’Anne Reynolt.

— Actuellement, sept nations araignées ont l’arme nucléaire. Quatre ont des arsenaux substantiels, et trois disposent de systèmes de lancement.

— Alors, nous organisons une guerre, dit Reynolt en haussant les épaules.

— Un conflit précisément délimité, qui laisse intact le système financier mondial dont nous prenons le contrôle.

Un exercice de gestion de catastrophe.

— Et les gens de la Parenté ?

— Nous voulons qu’ils survivent, évidemment… mais suffisamment affaiblis pour que nous puissions, au bluff, leur imposer un contrôle total. Nous allons leur donner un petit coup de pouce supplémentaire.

Reynolt hochait la tête.

— Oui. Nous pouvons faire du sur-mesure. Terresud possède des missiles à longue portée, mais est arriérée dans les autres domaines ; la plupart des habitants seront en train d’hiberner pendant la Ténèbre. Ils ont terriblement peur de ce que vont leur faire les puissances avancées. L’Honorée Pedure envisage de profiter de cet état d’esprit. Nous pouvons nous assurer qu’elle réussisse…

Anne continua de décrire en détail les mensonges et les malentendus qui pourraient être utilisés, les villes dont les populations pourraient être massacrées sans risques, et les moyens de sauver des sites de l’Accord détenant des ressources que les gens de la Parenté ne possédaient pas encore. La plupart des massacres seraient effectués par leurs mandataires, ce qui serait tout aussi bien, vu l’état lamentable de leur propre système d’armements… Brughel observait Anne avec une perplexité mêlée de respect, comme il le faisait toujours lorsqu’elle parlait ainsi. Elle n’élevait pas la voix, était aussi calme que d’habitude – et pourtant elle pouvait être aussi sanguinaire que Brughel lui-même.

Anne Reynolt était encore une jeune femme lorsque l’Émergence était arrivée sur Frenk. Si l’Histoire était écrite par les perdants, son nom aurait passé dans la légende. Après la reddition de l’armée frenkienne, les résistants hétéroclites d’Anne Reynolt avaient continué de se battre pendant des années… et ce n’était pas une nuisance marginale. Nau avait vu les estimations des Renseignements : Reynolt avait triplé le coût de l’invasion. S’appuyant sur une opposition populaire en voie de formation, elle avait été à un cheveu de battre le corps expéditionnaire des Émergents. Et lorsque sa cause avait finalement eu le dessous… bon, mieux vaut se débarrasser rapidement de cette sorte d’ennemis. Mais Alan Nau avait remarqué que cette ennemie était particulière au point d’être unique. Focaliser les facultés nobles en rapport avec les relations humaines était normalement une proposition sans avenir. La nature même de la Focalisation tendait à négliger les sensibilités à spectre large nécessaires à la gestion des humains. Et pourtant… Reynolt était jeune, brillante, et absolument dévouée aux principes. Rien ne ressemblait plus à sa résistance fanatique que la loyauté d’un zombie envers son maître. Et si on pouvait quand même la Focaliser d’une manière rentable ?

L’expérience risquée d’Alan Nau s’était révélée payante. L’unique spécialité universitaire de Reynolt était la littérature ancienne, mais la Focalisation avait on ne sait trop comment saisi les facettes plus subtiles de sa carrière accidentelle : la guerre, la subversion, le commandement. Alan Nau avait pris soin de ne pas ébruiter sa découverte et avait utilisé cette zombie très spéciale tout au long des décennies suivantes. Les talents de Reynolt avaient permis à l’oncle Alan de devenir le Subrécargue dominant du Régime Central. Elle avait été le cadeau très spécial destiné à un neveu très favorisé…

Et, bien qu’il ne l’admette jamais devant Ritser Brughel, lorsque parfois Tomas regardait dans les yeux bleu pâle d’Anne Reynolt… il était traversé d’un frisson superstitieux. Anne Reynolt avait œuvré cent ans de sa vie à défaire et à supprimer tout ce qui était important pour son être non Focalisé. Si elle voulait lui faire du mal, elle pouvait lui en faire beaucoup. Mais – et c’était là que résidait la beauté de la Focalisation – c’était pour cela que l’Émergence l’emporterait. Avec la Focalisation, on avait les capacités du sujet sans l’humanité. Et, pourvu qu’on soigne l’entretien, l’attention et la loyauté du zombie restaient centrés sur son sujet et sur son propriétaire.

— D’accord, Anne. Vous faites plancher vos gens là-dessus. Vous avez un an. Nous aurons probablement besoin de mettre un gros vaisseau en orbite basse dans les Ksec finales.

— Vous savez, dit Ritser, je crois que la partie planétaire de cette affaire se présente très bien. Avec la Parenté, un ou deux types sont aux commandes. Nous saurons sur qui faire porter la responsabilité quand nous donnerons des ordres. Avec cet Accord de mes deux…

— C’est vrai. Il y a trop de centres de pouvoir autonomes à l’intérieur de l’Accord ; leur espèce de royaume non souverain est encore plus délirant qu’une démocratie.

Nau haussa les épaules.

— C’est une question de chance. Nous sommes obligés de prendre ce que nous pouvons contrôler. Sans la cavorite, nous aurions encore cinq ans de marge. À ce moment-là, l’Accord aurait déjà un réseau fonctionnel et nous pourrions prendre le pouvoir partout sans tirer un seul coup de feu… c’est plus ou moins l’objectif que je vise encore en public.

— Et ça, dit Ritser en se penchant en avant, ça va être notre plus gros problème. Une fois que les gens de chez nous comprendront que les Araignées vont se bousiller et que c’est leurs petites chéries qui vont passer à la casserole…

— Bien sûr, mais si l’affaire est bien ficelée, l’issue finale devrait apparaître comme une tragédie inévitable, et qui aurait été beaucoup plus horrible sans notre intervention.

— Ça va être encore plus coton que l’affaire Diem. Je regrette que vous ayez accordé aux Fourgueurs un accès plus large aux ressources.

— C’est inévitable, Ritser. Nous avons besoin de leur génie logistique. Mais je leur interdirai le traitement intégral des informations réseau. Nous mettrons en service tous les zombies de la sécurité et maintiendrons une surveillance véritablement intense. Si nécessaire, il pourra y avoir quelques accidents mortels.

Il regarda Anne Reynolt.

— À propos d’accidents… où en êtes-vous avec votre théorie du sabotage ?

Il s’était presque écoulé presque un an depuis l’accident supposé d’Anne dans la clinique RMN. Un an, et pas le moindre signe d’une offensive ennemie. Bien entendu, il n’y avait pas eu beaucoup d’indices avant l’événement non plus.

Mais Anne Reynolt n’en démordait pas.

— Quelqu’un manipule nos systèmes, Subrécargue, à la fois les localiseurs et les zombies. Les indices sont dispersés sur des coïncidences à grande échelle… j’ai du mal à exprimer cela verbalement. Mais il devient plus agressif… et je suis très près de le coincer, peut-être aussi près que je l’étais juste avant qu’il passe à l’action.

Anne n’avait jamais accepté l’explication voulant qu’elle ait été victime d’une erreur stupide. N’empêche que sa Focalisation était alors effectivement déréglée, d’une quantité assez minime pour avoir échappé à ses propres contrôles. Jusqu’à quel point devrais-je être parano ? Anne avait exonéré Ritser de tous soupçons dans cette affaire.

— Lui ? Lui ?

— Vous connaissez la liste des suspects. Pham Trinli est toujours numéro un. Au fil des années, il a extorqué à mes techs toutes les informations possibles. Et c’est lui qui nous a donné le secret des localiseurs Qeng Ho.

— Mais vous avez eu vingt ans pour les étudier.

Anne fronça les sourcils.

— Le comportement d’ensemble est extrêmement complexe, et il y a des problèmes dans la couche physique. Donnez-moi encore trois ou quatre ans.

Nau se tourna vers Ritser.

— Opinion ?

— Nous avons déjà parlé de tout ça, monsieur, dit le Vice-Subrécargue. Trinli est utile et nous avons de quoi le tenir. C’est un sournois, mais il roule pour nous.

Exact. Trinli avait beaucoup à gagner en servant les Émergents, et encore plus à perdre si jamais les Qeng Ho apprenaient la vérité sur son peu glorieux passé. Veille après Veille, le vieillard avait réussi tous les tests imposés par Nau, et était par la même occasion devenu encore plus utile. Avec le recul, il se révélait toujours aussi intelligent qu’il devait l’être. C’était évidemment la preuve la plus accablante dont on disposait contre lui. Purulence et pestilence !

— D’accord, Ritser. Je veux qu’Anne et vous fassiez en sorte que nous puissions, au cas où, mettre Trinli et Vinh hors d’état de nuire dans les plus brefs délais. Quant à Jau Xin, nous serons obligés de le laisser vivre quoi qu’il arrive… mais nous avons Rita pour le faire marcher droit.

— Et Qiwi Lisolet, monsieur ?

Le visage de Brughel était sans expression, mais le Subrécargue savait qu’un sourire narquois se cachait juste en dessous de la surface.

— Ah ! je suis sûr que Qiwi va deviner certaines choses ; nous serons peut-être obligés de la remettre à zéro plusieurs fois avant le point de non-retour.

Mais, avec un peu de chance, elle pourra peut-être servir jusqu’au bout.

— Bon. C’étaient nos cas à problèmes, mais pratiquement n’importe qui pourrait deviner la vérité si nous jouions de malchance. La surveillance et la préparation à des suppressions instantanées doivent avoir la plus haute priorité.

Il hocha la tête à l’adresse de son Vice-Subrécargue et poursuivit :

— L’année qui s’annonce va nous donner du fil à retordre. Les Fourgueurs sont des gens compétents et dévoués. Il faudra les maintenir en service jusqu’à ce que nous passions à l’action… et il nous en faudra encore beaucoup ensuite. Il se peut que le seul répit se situe pendant la prise de pouvoir. Il est raisonnable qu’ils fonctionnent alors comme simples observateurs.

— Et c’est à ce moment-là que nous leur ferons gober l’histoire de nos nobles efforts pour limiter le génocide. Ça me plaît.

Ritser sourit, intrigué par ce défi.

Ils mirent au point le scénario général. Anne et ses zombies stratèges seraient chargés d’étoffer les détails. Ritser avait raison ; cette opération serait plus délicate que la préparation logistique du Massacre Diem. D’un autre côté, s’ils pouvaient carrément faire marcher les autres jusqu’à la prise de pouvoir… ça suffirait peut-être. Une fois qu’il contrôlerait Arachnia, il pourrait sélectionner chez les Araignées comme chez les Qeng Ho, histoire d’avoir ce qu’on trouvait de mieux sur les deux mondes. Et éliminer le reste. Cette perspective était un oasis de fraîcheur au terme de sa longue, très longue traversée du désert.

Quarante-cinq

La Ténèbre était sur eux une fois de plus. Hrunkner pouvait presque sentir sur ses épaules le poids des valeurs traditionnelles. Pour les tradoques – et, au tréfonds de son être, il en serait toujours un – il y avait un temps pour naître et un temps pour mourir ; la réalité était cyclique. Et le cycle suprême était le cycle du soleil.

Hrunkner avait déjà vécu deux cycles solaires. C’était un vieux faucheux. La dernière fois que la Ténèbre était venue, il était jeune. Il y avait une guerre mondiale en cours, et il avait vraiment douté que son pays puisse survivre. Et cette fois-ci ? Il y avait des conflits mineurs sur tout le globe. Mais la guerre mondiale n’avait pas éclaté. Si elle éclatait, Hrunkner en serait partiellement responsable. Si elle n’éclatait pas… eh bien, il lui plaisait de penser qu’il serait partiellement responsable de cela aussi.

Quoi qu’il advienne, les cycles étaient à jamais anéantis. Hrunkner salua d’un signe de tête le sergent qui lui tenait la portière et descendit sur les pavés verglacés. Il portait des bottes, des revêtements et des manches épaisses. Le froid lui rongeait les pointes des mains, lui brûlait les voies respiratoires même derrière son réchauffeur d’air. Sa ceinture de collines mettait Princeton à l’abri des chutes de neige les plus importantes ; cette situation et le port fluvial en eau profonde avaient permis à la ville de renaître d’un cycle à l’autre. Mais c’était la fin de l’après-midi en plein été et il fallait fouiller le ciel pour trouver le disque sombre qui était jadis le soleil. Le monde avait dépassé la généreuse douceur des Années du Déclin et même de la Première Ténèbre. Il était au bord de l’effondrement thermique, lorsque tourbillonneraient les tempêtes faiblissantes qui aspireraient les dernières traces d’eau dans l’atmosphère, ouvrant ainsi la voie à des périodes bien plus froides, et à l’immobilité finale.

Les générations précédentes, toute la population, à l’exception des soldats, serait déjà dans les profonds. Même dans sa propre génération, pendant la Grande Guerre, seuls les purs et durs des tunnels avaient combattu si longtemps dans la Ténèbre. Cette fois-ci… eh bien, il y avait des soldats en abondance. Hrunkner avait son escorte militaire personnelle. Et même les gens de la Sécurité affectés à la résidence Underhill étaient en uniforme, de nos jours. Mais ce n’étaient plus des veilleurs chargés de repousser des pillards de fin de cycle. Princeton débordait littéralement. Les nouveaux quartiers résidentiels adaptés à la Ténèbre étaient embouteillés. La ville était animée comme jamais Unnerby ne l’avait connue.

Et l’ambiance ? La peur à la limite de l’affolement alternait souvent avec un enthousiasme frénétique. Les affaires étaient florissantes. Rien que deux jours auparavant, Prosperity Software avait pris une participation dominante dans la Banque de Princeton. Cette acquisition avait sans aucun doute massivement entamé les réserves financières de Prosperity et placé la société sur un terrain auquel ses concepteurs de logiciels ne connaissaient rien. C’était du délire – tout à fait dans l’air du temps.

Les gardes de Hrunkner furent obligés de se frayer un chemin dans la cohue devant l’entrée de la Colline. Même en dehors de l’enceinte de la résidence, il y avait des reporters avec leurs petites caméras quadrichromes accrochées à des ballons gonflés à l’hélium. Ils ne pouvaient savoir qui était Hrunkner, mais ils virent son escorte et la direction qu’il prenait.

— Monsieur, pouvez-vous nous dire… ?

— Terresud a-t-elle menacé de procéder à une frappe préventive ?

Ce reporter tirait sur la ficelle de son ballon, remorquant la caméra jusqu’à ce qu’elle flotte juste au-dessus des yeux de Hrunkner.

Unnerby leva les avant-bras dans un haussement d’épaules soigneusement calculé.

— Comment je saurais ? Je suis qu’un putain de sergent.

En fait, il était toujours sergent, mais cette dénomination ne voulait rien dire. Unnerby était l’un de ces sans-grade qui menaient à la baguette toute une bureaucratie militaire. Jeune officier, il avait déjà repéré pareils individus. Ils lui avaient semblé aussi distants que le Roi lui-même. Maintenant… maintenant, il était tellement occupé que même une visite rendue à un ami devait être planifiée à la minute près et mise en parallèle avec ce qu’elle risquait de coûter en vies humaines dans l’emploi du temps qu’il se devait de respecter.

Sa réplique arrêta les reporters juste assez longtemps pour que son équipe franchisse l’obstacle et grimpe les marches à tous jambages. Il n’empêche qu’il avait peut-être eu tort de parler ainsi. Derrière lui, Unnerby voyait les journalistes se rassembler. Demain, à la première heure, son nom serait sur leur liste. Ah, qu’il était loin le temps où tout le monde croyait que la Colline n’était qu’une annexe chic de l’Université ! Avec les années, le masque avait fini par tomber. La presse croyait désormais tout savoir sur Sherkaner.

Derrière les portes en verre armé, il n’y avait plus d’intrus. Tout s’était soudain calmé et il faisait beaucoup trop chaud pour conserver vestes et jambières. Tandis qu’il se débarrassait de ses vêtements isolants, Unnerby aperçut Underhill et son guidebogue juste au coin du couloir, hors du champ de vision des reporters. Au bon vieux temps, même au summum de sa notoriété radiophonique, Sherkaner serait sorti pour l’accueillir. Mais les consignes de sécurité de Smith étaient désormais strictement appliquées.

— Et voilà, Sherk, je suis venu.

Je viens toujours quand tu m’appelles. Des décennies durant, chaque nouvelle idée avait semblé plus délirante que la précédente – et avait changé le monde une fois de plus. Mais Sherkaner avait lentement changé, lui aussi. La générale lui avait donné le premier avertissement à Calorica, cinq ans plus tôt. Après quoi, il y avait eu des rumeurs. Sherkaner avait peu à peu pris ses distances vis-à-vis de la recherche active. Apparemment, ses travaux sur l’antigravitation n’avaient mené nulle part, et voilà que la Parenté lançait des satellites autosustentés, nom de Dieu !

— Merci, Hrunk, dit-il avec un sourire rapide et nerveux. Junior m’a dit que vous seriez en ville et que…

— Petite-Victory ? Elle est ici ?

— Oui ! Quelque part dans l’immeuble. Vous la verrez.

Sherk conduisit Hrunkner et son équipe dans le couloir principal, sans cesser de parler de Petite-Victory, des autres enfants, des recherches de Djirlib et de la formation de base que recevaient les plus jeunes. Hrunkner essaya d’imaginer à quoi ils ressemblaient. Il s’était écoulé dix-sept ans depuis l’enlèvement collectif… depuis qu’il avait vu les petits faucheux pour la dernière fois.

Ils défilèrent dans le couloir comme une vraie caravane, le guidebogue, en tête, menant Sherkaner, Sherkaner menant Hrunkner et les gens de sa protection rapprochée. La démarche d’Underhill était une lente dérive vers la gauche, corrigée par les douces tractions que Mobiy imprimait constamment à sa laisse. La dysbasie latérale de Sherk n’était pas une maladie mentale ; comme son tremblement, c’était un trouble nerveux primaire. Les hasards de la Ténèbre avaient fait de lui une victime très tardive de la Grande Guerre. Il avait à présent l’apparence et la manière de parler d’un individu plus vieux d’une génération.

Sherkaner s’arrêta près d’un ascenseur qu’Unnerby ne se rappelait pas avoir vu lors de ses visites précédentes.

— Regardez ceci, Hrunk… Appuie sur le neuf, Mobiy.

Le bogue tendit l’une des ses longues pattes antérieures velues. La pointe hésita pendant une seconde, puis s’enfonça dans la fente « 9 » sur la porte de l’ascenseur.

— Il paraît qu’on ne peut pas apprendre à compter aux bogues. Nous y travaillons, Mobiy et moi.

Hrunkner prit congé de son entourage en entrant dans l’ascenseur. Seuls eux deux – et Mobiy – allaient dans les étages. Sherkaner sembla se détendre, et son tremblement s’atténua. Il tapota doucement le dos de Mobiy, mais il tenait la laisse moins serré, à présent.

— Ça ne concerne que nous deux, sergent.

Le regard de Hrunkner se fit plus vif.

— Mes gardes sont habilités Secret Défense, Sherk. Ils ont vu des choses que…

Underhill dressa une main. Tous ses yeux étincelaient sous les ampoules du plafonnier. Ces yeux semblaient pleins du génie habituel.

— Ceci est… différent. C’est quelque chose dont je désire depuis longtemps vous parler, et maintenant que la situation est désespérée…

L’ascenseur ralentit et s’arrêta. Les portes s’ouvrirent. Sherkaner les avaient emmenés tout en haut de la colline.

— C’est ici que j’ai mon bureau, maintenant. Avant, c’était celui de Junior, mais depuis qu’elle s’est engagée, elle a bien voulu me le léguer.

Le couloir était alors à l’extérieur ; Hrunkner s’en souvenait comme d’un chemin qui surplombait le petit parc réservé aux enfants. Il était désormais fermé par du verre épais, assez solide pour résister à la pression, même quand l’atmosphère se serait intégralement condensée sous forme de neige.

Des moteurs électriques bourdonnèrent et la porte coulissa. Underhill invita d’un geste son ami à entrer dans la pièce. De hautes fenêtres donnaient sur la ville. Petite-Victory avait disposé d’une chambre exceptionnelle. C’était à présent un fouillis à la Sherkaner. Dans un coin trônait la maison de poupée en forme de fusée, près du perchoir de nuit de Mobiy. Mais la pièce était dominée par des coffrets de processeurs et des affichages très haute qualité. Les images représentées étaient des paysages de Montroyal, avec des couleurs plus sauvages que tout ce que Hrunk avait pu voir en dehors de la nature. Et pourtant, ces images étaient surréalistes. Des nuances écossaises vibraient dans l’ombre de vallons arborés. Des nappes de grizzard pleuvaient sur un volcan en éruption, dans toutes les couleurs de la lave. C’était du délire graphique… une vidéomancie stupide. Hrunkner s’arrêta et désigna d’un geste les couleurs.

— Je suis impressionné, mais tout cela n’est pas bien étalonné, Sherk.

— Mais si, c’est étalonné… mais le sens profond a été conservé.

Sherk grimpa sur un perchoir face à une console et fit mine d’examiner les images.

— Ouais. Effectivement, les couleurs sont criardes ; au bout d’un moment, on ne le remarque plus… Hrunkner, avez-vous jamais songé que nos problèmes actuels puissent être plus graves qu’ils ne devraient l’être ?

— Comment le saurais-je ? Tout est nouveau.

Unnerby s’avachit sur ses jambages et poursuivit :

— Ouais, nous sommes sur une pente infernale. Avec Terresud, c’est le bordel, le cauchemar intégral. Ces gens ont des armes nucléaires, deux cents, peut-être, et des systèmes de lancement. Ils se sont ruinés uniquement pour ne pas se laisser dépasser par les nations évoluées.

— Ils se sont ruinés rien que pour massacrer les autres, et nous avec ?

Trente-cinq ans plus tôt, Sherk avait vu comment les choses allaient tourner, du moins dans les grandes lignes. Il posait maintenant des questions d’arriéré mental.

— Non, dit Unnerby d’un ton presque professoral. Du moins, ce n’est pas ainsi que cela a commencé. Ils ont essayé de créer une infrastructure industrialo-agricole qui puisse demeurer active dans la Ténèbre. Ils ont échoué. Ils ont de quoi faire fonctionner deux grandes villes et une ou deux divisions militaires, c’est tout. À l’heure qu’il est, Terresud est en avance de cinq ans sur le reste du monde en ce qui concerne le froid. Les ouragans secs commencent déjà à se préparer au-dessus du pôle Sud.

Terresud était, au mieux, un endroit très modérément hospitalier ; au milieu de la Clarté, il y avait quelques années où l’agriculture était possible. Mais ce continent était fabuleusement riche en minéraux. Depuis cinq générations, les Terresudiens étaient exploités par les compagnies minières nordiques, dont la rapacité augmentait à chaque nouveau cycle. Mais, dans la génération actuelle, il y avait au sud un État souverain, qui n’avait pas peur du Nord ni de la future Ténèbre.

— Ils ont tellement investi pour essayer de passer d’un coup à l’électricité nucléaire qu’ils n’ont même pas approvisionné tous leurs profonds, dit Unnerby.

— Et la Parenté est en train d’empoisonner toute la bonne volonté qui pourrait autrement leur rester.

— Évidemment.

Pedure était un génie. Assassinats, chantages, intox, panique – Pedure excellait à faire le mal. Et voilà que le gouvernement de Terresud s’imaginait que c’était l’Accord qui projetait de l’attaquer lâchement sous couvert de la Ténèbre.

— Les réseaux de presse l’ont bien compris, Sherk : les Sudiens pourraient nous atomiser.

Hrunkner porta son regard au-delà des affichages criards de Sherkaner. D’ici, il voyait Princeton dans toutes les directions. Certains édifices – la Colline, par exemple – seraient habitables même après que l’air se serait condensé. Ils étaient pressurisés et correctement alimentés en courant. La majeure partie de la ville était légèrement enterrée. Il avait fallu quinze ans de travaux frénétiques pour réaliser cet objectif dans toutes les métropoles de l’Accord, mais toute une civilisation pouvait à présent survivre, éveillée, jusqu’au bout de la Ténèbre. Toutefois, les habitants étaient tellement près de la surface qu’ils périraient rapidement en cas de conflit nucléaire. Les industries que Hrunkner avait contribué à créer avaient fait des miracles… Alors, maintenant, nous courons plus de risques que jamais. Il fallait encore plus de miracles. Hrunkner et des millions d’autres se colletaient avec ces exigences impossibles à satisfaire. Depuis trente jours, Hrunkner ne dormait en moyenne que trois heures par nuit. Le détour qu’il faisait pour bavarder avec Underhill avait sabordé une réunion préparatoire et une inspection. Suis-je ici par loyauté… ou parce que j’espère que Sherk peut tous nous sauver une fois de plus ?

Underhill joignit les avant-bras en une sorte de petit temple devant sa tête.

— Avez-vous… avez-vous déjà songé qu’autre chose puisse être responsable de nos problèmes ?

— Nom de Dieu, Sherkaner, quoi, par exemple ?

Sherkaner se cala sur son perchoir et dit rapidement, et à voix basse :

— Par exemple, des étrangers venus de l’espace. Ils sont ici depuis avant même le Nouveau Soleil. Vous et moi les avons vus pendant la Ténèbre, Hrunkner. Vous vous souvenez de ces lumières dans le ciel ?

Il continua ainsi sur un ton très différent de celui du Sherkaner Underhill d’autrefois. L’Underhill d’alors révélait ses élucubrations avec un regard canaille ou un rire provocant. Or Underhill s’exprimait maintenant d’un trait, à croire qu’on allait l’interrompre… Ou le contredire ? L’Underhill actuel parlait comme… un désespéré, qui s’accrochait à une chimère.

Le vieillard sembla se rendre compte que son auditoire ne l’écoutait plus.

— Vous ne me croyez pas, hein, Hrunk ?

Hrunkner se recroquevilla sur son perchoir. Combien de ressources avait-on déjà englouties dans cette redoutable folie ? L’existence d’autres mondes – la vie sur d’autres mondes – était l’une des plus anciennes et des plus délirantes idées d’Underhill. Et voilà qu’elle refaisait surface après des années d’une obscurité justifiée. Unnerby connaissait la générale : elle ne serait pas plus impressionnée que lui par ces lubies. Le monde vacillait au bord du gouffre. Plus question de passer ses caprices au pauvre Sherkaner. La générale ne se laissait sûrement pas distraire par cette affaire.

— C’est comme la vidéomancie, n’est-ce pas, Sherk ?

Toute ta vie, tu as fait des miracles. Mais maintenant, tu as besoin de miracles plus vite et plus désespérément que jamais. Et il ne te reste que des superstitions.

— Mais non, Hrunk. La vidéomancie n’était qu’un moyen, une couverture, pour que les extraterrestres ne se doutent de rien. Regardez, je vais vous montrer quelque chose !

Les mains de Sherkaner pianotèrent dans des alvéoles de commande. Les images clignotèrent, la colorimétrie changea. Un paysage d’été se transforma en paysage d’hiver.

— Il va falloir un certain temps. Le taux de transfert est faible, mais le paramétrage d’un canal représente un très gros volume de calculs.

La tête d’Underhill se pencha vers de minuscules affichages que Hrunkner ne pouvait voir. Ses mains tambourinaient impatiemment sur la console.

— Plus que tout autre, vous méritiez d’être informé en la matière, Hrunk. Vous avez tant fait pour nous ; vous auriez pu faire tellement plus si seulement nous vous avions sollicité. Mais la générale…

Sur l’affichage, les couleurs se modifiaient, les paysages se dissolvaient dans un chaos à basse résolution. Plusieurs secondes s’écoulèrent.

Et Sherkaner poussa un petit cri de surprise et de tristesse.

Ce qui restait de l’image était encore reconnaissable, bien qu’avec une bande passante très inférieure à celle de la vidéo d’origine. La source principale semblait être un canal vidéo standard huit couleurs. Ce qu’ils voyaient était capté par une caméra installée dans le bureau de Victory Smith à la Commanderie des Terres. L’image, quoique bonne, était grossière comparée à la vision vraie, ou même à la vidéomancie de Sherk.

Or cette image montrait quelque chose de bien réel : le général Smith les regardait, perchée derrière son bureau. Des piles de documents s’entassaient autour d’elle. Elle congédia d’un geste un collaborateur puis fixa Underhill et Unnerby.

— Sherkaner… tu as amené Hrunkner Unnerby dans ton bureau, dit-elle sèchement, d’une voix irritée.

— Oui, je…

— Je croyais que nous en avions déjà discuté, Sherkaner. Tu peux jouer avec tes jouets tant que tu veux, mais tu ne dois pas embêter les gens qui ont du vrai travail à faire.

Hrunkner n’avait jamais entendu la générale parler à Underhill sur un ton aussi sarcastique. Il aurait donné cher pour ne pas être témoin de pareille scène, même si elle était nécessaire.

Underhill fit mine de protester. Il s’agita sur son perchoir et ses bras décrivirent des moulinets suppliants.

— Oui, chérie, dit-il enfin.

Le général Smith hocha la tête et fit signe à Hrunkner.

— Désolée pour ce désagrément, sergent. Si vous avez besoin d’aide pour rattraper votre emploi du temps…

— Merci, madame. Ça se pourrait. Je vais voir avec l’aéroport et je vous rappelle.

— Très bien.

L’image en direct de la Commanderie disparut.

Sherkaner baissa la tête jusqu’à ce qu’elle repose sur la console. Ses bras et jambages étaient rétractés et immobiles. Le guidebogue s’approcha et se poussa contre lui d’un air interrogateur.

Unnerby fit un pas vers lui.

— Sherk ? dit-il doucement. Ça va ?

L’autre resta un moment silencieux. Puis il releva la tête.

— Ça ira. Je suis désolé, Hrunk.

— Je… euh… Sherkaner, il faut que je parte. J’ai une autre réunion…

Ce n’était pas tout à fait exact. Il avait déjà raté la réunion et l’inspection. En revanche, il était exact qu’il avait des tas d’autres choses à faire. Avec l’aide de Smith, il se pourrait qu’il arrive à quitter Princeton assez rapidement pour rattraper son retard.

Underhill descendit maladroitement de son perchoir et laissa Mobiy le guider pour raccompagner le sergent. Lorsque les lourdes portes coulissèrent, Sherkaner lui tendit une seule antérieure et le tira gentiment par une de ses manches. Encore une idée loufoque ?

— N’abandonnez jamais, Hrunk. Il y a toujours un moyen de s’en sortir, comme dans le temps. Vous verrez.

Unnerby hocha la tête, bredouilla des excuses et quitta lentement la pièce. Sherkaner resta avec Mobiy sur le seuil du bureau tandis qu’il s’éloignait dans le couloir vitré pour reprendre l’ascenseur. Autrefois, Underhill l’aurait raccompagné jusqu’au hall d’entrée principal. Mais il semblait avoir compris que quelque chose avait changé entre eux. Quand les portes de l’ascenseur se refermèrent derrière lui, Unnerby vit son vieil ami lui adresser un timide signe d’adieu.

Puis il disparut, et l’ascenseur se mit à plonger. Un instant, Unnerby s’abandonna à la colère et à la tristesse. C’était drôle de voir comment ces émotions pouvaient se mêler. Il avait entendu les rumeurs qui couraient sur Sherkaner, et il s’était forcé à ne pas les croire. Comme Sherkaner, il avait voulu que certaines choses soient vraies et avait ignoré les symptômes contraires. Contrairement à Sherkaner, Hrunkner Unnerby ne pouvait ignorer les vérités pures et dures de leur situation. L’ultime défi de la crise actuelle devrait donc être gagné ou perdu sans Sherkaner Underhill…

Unnerby obligea son esprit à se détourner de Sherkaner. Il viendrait bien un jour, espérait-il, où on pourrait se rappeler les bons moments au lieu de cet après-midi. Pour l’instant… s’il pouvait réquisitionner un aéronef à réaction pour quitter Princeton, il serait de retour à la Commanderie des Terres à temps pour parler à ses directeurs adjoints.

Au niveau de l’ancien parc des petits faucheux, l’ascenseur ralentit. Unnerby avait cru que l’ascenseur était réservé à l’usage personnel de Sherkaner. Qui d’autre pouvait l’avoir appelé ?

Les portes se rétractèrent…

— Ça alors ! Sergent Unnerby ! Puis-je monter avec vous ?

Une jeune lieutenant en treillis de quartier-maître. Victory Smith telle qu’elle était bien des années avant. Son aspect avait la même vivacité, ses mouvements avaient la même grâce, la même précision. L’espace d’un instant, Unnerby resta pétrifié devant l’apparition sur le palier.

La vision entra dans l’ascenseur et Unnerby recula involontairement, encore sous le choc. Puis la raideur militaire de l’autre se relâcha un instant. La lieutenant baissa timidement la tête.

— Oncle Hrunk, vous ne me reconnaissez pas ? C’est moi, Viki, mais j’ai fini de grandir.

Bien sûr. Unnerby se força à rire.

— Je… je ne vous appellerai plus jamais Petite-Victory.

Viki lui posa affectueusement deux bras sur les épaules.

— Mais si. Vous avez le droit. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne crois pas que je vous donnerai jamais des ordres. Papa a dit que vous veniez aujourd’hui… Vous l’avez vu ? Vous avez un moment pour parler avec moi ?

L’ascenseur allait s’arrêter au niveau du hall d’entrée.

— Je… oui, je l’ai vu. Écoutez, je suis un peu pressé de rentrer à la Commanderie.

Après la débâcle en haut dans le bureau, il ne savait plus tellement quoi dire à Viki.

— Pas de problème. Je suis déjà en retard moi-même. Si on allait ensemble à l’aéroport ? Avec une double protection rapprochée, ajouta-t-elle dans un geste souriant.


S’il arrive que des lieutenants commandent une escorte de sécurité, il est rare qu’ils en soient l’objet. Les gardes affectés à Victory Junior étaient moitié moins nombreux que ceux d’Unnerby, mais avaient l’air encore plus compétents. Plusieurs étaient manifestement des anciens combattants. L’individu sur le perchoir supérieur derrière le conducteur était l’un des soldats les plus imposants qu’Unnerby ait jamais vus. Lorsqu’ils étaient montés dans le véhicule, il avait salué Unnerby d’un geste bizarrement relâché, pas du tout militaire. Aïe ! C’était Brent.

— Bon. Qu’est-ce que papa avait à dire ?

Le ton était badin, mais Hrunkner percevait l’anxiété sous-jacente. Viki n’avait pas l’opacité complète de l’officier de renseignements idéal. C’était peut-être un défaut, mais, de toute façon, il la connaissait depuis qu’elle avait ses yeux.

Il en était d’autant plus gêné de lui dire la vérité.

— Viki, il faut que vous sachiez que votre père n’est plus ce qu’il était. Il ne pense qu’à des monstres extraterrestres et à la vidéomancie. Il a fallu que ce soit la générale elle-même qui le fasse taire.

La jeune Victory était silencieuse, mais ses bras se crispèrent dans un geste de colère. Il crut un instant qu’elle lui en voulait. Puis il l’entendit marmonner tout bas.

— Le vieux con.

Elle soupira et ils continuèrent quelques instants sans rien dire.

La circulation en surface était réduite, essentiellement constituée par des véhicules se déplaçant entre des localités isolées. L’éclairage urbain répandait des flaques d’une lumière bleue et outrebleue qui étincelait sur le givre recouvrant les caniveaux et les murs des édifices. Les lumières à l’intérieur des immeubles brillaient sous la pellicule gelée, avec des nuances verdâtres là où elles interceptaient des taches de mousseneige dans la glace. Des vers de cristal s’épanouissaient par millions sur les murs, cherchant sans trêve les dernières miettes de chaleur au bout de leurs racines. Ici à Princeton, le monde naturel avait des chances de survivre presque jusqu’au cœur de la Ténèbre. La ville autour d’eux et en dessous d’eux était une masse chaude en expansion. Derrière ces murs et sous la surface du sol, Princeton était plus active que jamais dans toute son histoire. Les immeubles les plus récents du quartier des affaires brillaient de leurs dix mille fenêtres, ruisselant d’énergie électrique et répandant de larges tranches de lumière sur les structures plus anciennes… Même une attaque nucléaire modeste tuerait tout le monde ici.

Viki lui toucha l’épaule.

— Je suis désolée… pour papa.

Elle devait savoir mieux que lui jusqu’où Sherkaner était tombé.

— Depuis quand est-il comme ça ? Je me rappelle l’avoir entendu exposer ses hypothèses de monstres venus de l’espace, mais ce n’était jamais sérieux.

Elle haussa les épaules, manifestement attristée par la question.

— Il a commencé à jouer avec la vidéomancie après les enlèvements.

Déjà ! Il se souvint alors du désespoir de Sherkaner lorsque le pauvre faucheux s’était rendu compte que toute sa science et toute sa logique ne pourraient sauver ses enfants. C’était ainsi qu’avaient été semés les germes de sa folie.

— D’accord, Viki. Votre mère a raison. L’essentiel est que cette absurdité ne devienne pas un obstacle. Il y a tellement de gens qui aiment et admirent votre père…

Et j’en fais encore partie.

— Personne ne croira à ces foutaises, mais je crains qu’un nombre non négligeable de gens essaient de l’aider, au point même de détourner des ressources pour faire les expériences qu’il suggère. Nous ne pouvons nous permettre ça, pas maintenant.

— Bien sûr, dit-elle.

Mais elle hésita un instant ; les pointes de ses mains se raidirent. Si Unnerby ne l’avait pas connue depuis qu’elle était enfant, il n’aurait rien remarqué. Elle ne lui disait pas tout, et elle était gênée par sa propre duplicité. La petite Victory était une grande menteuse, sauf lorsqu’elle se sentait coupable pour une raison ou une autre.

— La générale lui passe ses caprices, n’est-ce pas ? Même maintenant ?

— Écoutez, ce n’est pas grand-chose. Un peu de bande passante, un peu de temps de calcul.

Un peu de temps de calcul sur quoi ? Sur les machines de bureau d’Underhill ou sur les super-ordinateurs des Renseignements. Ça n’avait peut-être pas d’importance ; il comprenait maintenant à quel point l’humble position de Sherk dépendait des efforts de la générale visant à l’empêcher d’intervenir dans des projets critiques. Mais prions pour elle, la pauvre ! Pour Victory Smith, perdre Sherkaner, ce devait être comme si on l’amputait des jambages droits.

— J’ai compris.

Quelles que soient les ressources que Sherk était en train de gaspiller, Hrunkner Unnerby ne pouvait rien y changer. Il était peut-être sage en l’occurrence d’aller de l’avant, toujours de l’avant, comme disait la vieille devise militaire. Il jeta un coup d’œil à l’uniforme de Victory Junior. La plaque nominative fixée à son col était de l’autre côté, invisible pour lui. S’appellerait-elle Victory Smith (de quoi attirer sûrement l’attention d’un officier supérieur !) ou Victory Underhill, ou quoi encore ?

— Alors, lieutenant, vous vous plaisez dans l’armée ?

Viki sourit, manifestement soulagée de parler d’autre chose.

— C’est un grand défi, sergent. En fait, je prends mon pied. La formation de base était… hmm, bon, vous en savez autant que moi là-dessus. À dire vrai, ce sont des sergents comme vous qui en font la « charmante » expérience qu’elle est. Mais j’avais un atout : quand j’ai fait la FDB, presque toutes les recrues étaient en phase ; moi, j’étais beaucoup plus jeune. Oui ! Ce n’était pas difficile de se distinguer. Maintenant… bon, vous voyez qu’il ne s’agit pas d’une première affectation ordinaire, dit-elle en désignant d’un geste la voiture et l’escorte. Brent est sergent confirmé, maintenant ; nous travaillons ensemble. Rhapsa et Petit-Hrunk finiront par entrer à l’École militaire, mais ils sont pour l’instant engagés comme cadets. Vous les venez peut-être à l’aéroport.

— Vous travaillez tous ensemble ? demanda Unnerby en essayant de cacher sa surprise.

— Oui. Nous formons une équipe. Lorsque la générale veut une inspection rapide, et qu’elle exige une loyauté absolue… nous sommes les quatre qu’elle envoie.

Tous les enfants survivants, sauf Djirlib. Un instant, cette révélation vint déprimer encore plus Unnerby. Il se demanda ce que pensaient l’État-Major et les gradés ordinaires en voyant une troupe d’enfants Smith fourrer leur museau dans des affaires classées Secret Défense. Mais… Hrunkner Unnerby avait jadis lui-même accédé aux secrets des Renseignements. Le vieux Strut Greenval avait lui aussi ses passe-droits. Le Roi accordait certaines prérogatives au chef des Renseignements. Beaucoup d’agents de niveau moyen estimaient que ce n’était là qu’une stupide tradition, mais si le général Smith pensait avoir besoin d’une équipe d’inspecteurs généraux prise dans sa propre famille, alors peut-être qu’elle en avait réellement besoin.


À l’aéroport de Princeton, c’était le chaos. Il y avait plus de vols, plus d’appareils affrétés par des entreprises et plus de chantiers délirants que jamais. Chaos ou pas, le général Smith était au-dessus des problèmes ; un aéronef à réaction avait été réquisitionné pour elle. Les véhicules de Viki reçurent l’autorisation d’entrer directement sur la partie militaire du terrain. Ils avancèrent prudemment dans des couloirs ad hoc, sous les ailes des appareils circulant sur les pistes. Les voies secondaires étaient éventrées par des chantiers qui creusaient tous les cent pieds des espèces de cratères. Au terme de l’année, toutes les opérations d’entretien devraient s’effectuer sans exposition à l’extérieur. Finalement, ces installations devraient desservir des aéronefs d’un type nouveau et permettre des opérations aux températures ultrabasses où l’air se condense.

Viki déposa Unnerby près de son appareil. Elle ne lui avait pas dit où elle allait ce soir. Ce détail lui plut. Malgré toute l’étrangeté de la situation présente, elle savait au moins se taire quand il le fallait.

Elle l’accompagna dans le froid glacial. Comme il n’y avait pas de vent, il prit le risque de sortir sans son réchauffeur. Chaque bouffée d’air lui brûlait la gorge. Il faisait si froid qu’il voyait des nuages de givre flotter autour des jointures exposées de ses mains.

Viki était peut-être trop jeune et trop robuste pour s’en apercevoir. Elle traversa d’un pas martial les trente verges qui les séparaient de l’appareil d’Unnerby sans cesser de parler une seule seconde. N’étaient les mauvais présages qui entouraient cette visite, le fait de revoir Viki lui aurait causé une joie sans mélange. Elle avait beau être hors phase, elle était devenue une si belle créature – merveilleuse réincarnation de sa mère où le tranchant de Smith était émoussé par ce que Sherkaner avait été de mieux. Zut ! C’était peut-être, en partie, parce qu’elle était hors phase, précisément ! Cette pensée faillit l’immobiliser au milieu de la piste. Mais oui, Viki avait passé toute sa vie en décalage et voyait les choses sous un autre angle. Bizarrement, le simple fait de l’observer diminuait les doutes qu’il avait quant à l’avenir.

Viki s’écarta de lui lorsqu’ils atteignirent l’abri qui protégeait les passagers au pied de l’aéronef. Elle se redressa et le salua d’un geste bien carré. Unnerby lui rendit son salut. C’est alors qu’il aperçut sa plaque nominative.

— Quel patronyme intéressant, lieutenant ! Ni une profession ni quelque profond oublié. Où donc…

— Eh bien, ni mon père ni ma mère ne sont des « forgerons ». Et personne ne sait de quelle « basse colline » la famille de papa est sortie. Mais… regardez derrière vous.

Unnerby obéit. Derrière lui, le bitume s’étalait sur des centaines de verges d’une plate immensité ponctuée de chantiers, jusqu’à l’aérogare. Mais Viki lui montrait un endroit plus élevé, au-dessus des plaines entourant le lit du fleuve. Les lumières de Princeton s’incurvaient à l’horizon, depuis les tours scintillantes du centre-ville jusqu’aux collines des banlieues.

— Regardez à environ cinq degrés de la tour radio sur votre arrière droit. Même d’ici, vous voyez ce dont je parle.

Elle désignait la résidence d’Underhill. C’était l’objet le plus brillant dans cette direction, une tour lumineuse rayonnant dans toutes les couleurs que pouvaient créer les fluorescents modernes.

— Papa l’avait bien conçue. Nous n’avons presque pas eu de changements à faire dans la maison. Même lorsque l’air sera gelé, la lumière de mon père sera encore là-haut sur la colline. Comme il le dit lui-même, « on peut soit descendre et s’enfermer, soit rester au sommet et tendre les mains à l’univers ». Je suis heureuse d’avoir grandi là-haut, et je veux porter le nom de cet endroit.

Elle souleva sa plaque, qui brilla sous les feux de l’appareil. LIEUTENANT VICTORY LIGHTHILL.

— Ne vous inquiétez pas, sergent. Ce que mon père, ma mère et vous-même avez commencé à édifier va durer longtemps.

Quarante-six

Belga Underville commençait un peu à se lasser de la Commanderie des Terres. Elle y passait apparemment dix pour cent de son temps – et ce serait bien plus si elle n’était pas devenue grosse consommatrice de télématique. Le colonel Underville était chef de la Sécurité intérieure depuis 60//15, donc depuis plus de la moitié de la dernière Clarté. C’était un lieu commun – du moins à l’époque moderne – de dire que la fin de la Clarté coïncidait avec le début des guerres les plus sanglantes. Elle s’attendait à en baver, mais pas à ce point.

Underville se présenta de bonne heure à la réunion de l’état-major. Elle craignait assez de manifester ses intentions ; elle n’avait nullement le désir de contrarier sa supérieure hiérarchique, mais c’était exactement l’impression que pourrait donner sa requête. Rachner Thract était déjà là, occupé à mettre au point sa propre prestation. Des photos aériennes granuleuses en dix couleurs, prises par des engins de reconnaissance, étaient projetées sur le mur derrière lui. Il avait apparemment découvert de nouvelles bases de lancement terresudiennes – autant de preuves supplémentaires de l’aide apportée par la Parenté aux « victimes potentielles de la perfidie de l’Accord ». Thract hocha poliment la tête, et Underville et ses collaborateurs s’assirent. Il y avait toujours un peu de friction entre les Renseignements et la Sécurité intérieure. Les Renseignements se conformaient à des règles d’une brutalité inacceptable pour les opérations sur le territoire national, mais ils trouvaient toujours des prétextes pour intervenir. Ces dernières années, les relations avaient été exceptionnellement tendues entre Thract et Underville. Depuis que Thract s’était fourvoyé en Terresud, il était bien plus facile à manipuler. Même la fin du monde peut comporter des avantages à court terme, songea amèrement Belga.

Elle feuilleta l’ordre du jour. Mon Dieu, encore des diversions délirantes. À moins que…

— Que pensez-vous de ces fantômes de haute altitude, Rachner ?

Ce n’était pas censé être une question litigieuse ; Thract ne devrait pas être en difficulté quand il s’agissait de défense aérienne.

Les mains de Thract s’agitèrent dans une réfutation brutale.

— Après avoir poussé les hauts cris, la Défense aérienne ne signale que trois repérages attestés. « Repérages » mon cul. Même maintenant que nous connaissons les capacités de la Parenté en matière d’antigravitation, ils sont encore incapables d’identifier correctement ces zigues. Et voilà que le directeur de la DA prétend que la Parenté possède un site de lancement dont j’ignore l’existence. Vous savez que la patronne va me tarabuster pour que je le trouve… Merde !

Underville ne savait pas si ce monosyllabe résumait la réponse de Thract ou s’il venait de remarquer quelque chose de choquant dans ses notes. Quoi qu’il en fût, Thract n’avait plus rien à lui dire.

Les autres arrivaient en ordre dispersé : le directeur de la Défense aérienne, Dugway – qui choisit un perchoir loin de Rachner Thract –, le directeur de l’Offensive balistique, le directeur des Relations publiques. La patronne elle-même entra, suivie presque immédiatement de la ministre des Finances royales.

Le général Smith déclara la séance ouverte et salua la ministre des Finances conformément au protocole. Sur le papier, la ministre Nizhnimor était l’unique supérieure placée entre Smith et le Roi lui-même. En fait, Amberdon Nizhnimor était une vieille complice de Smith.

La question des fantômes était le premier point de l’ordre du jour, et tout se passa comme Thract l’avait prédit. La Défense aérienne avait poursuivi l’exploitation de données concernant les trois repérages. La toute dernière analyse informatique de Dugway confirmait qu’il s’agissait de satellites de la Parenté : engins de reconnaissance à déploiement automatique, ou alors – pourquoi pas ? – il s’agissait des tests de maniabilité d’un missile antigravitationnel. Quoi qu’il en soit, aucun d’entre eux n’avait été lancé à partir d’un des sites connus sur le territoire de la Parenté. Le directeur de la Défense aérienne insista très précisément sur le besoin de renseignements au sol fiables. Si l’ennemi disposait de lanceurs mobiles, il était essentiel d’en savoir plus sur eux. Underville s’attendait presque à ce que Thract explose quand on suggérait que ses gens avaient échoué encore une fois, mais le Colonel accepta avec une courtoisie impassible les sarcasmes de la DA et les ordres attendus du général Smith. Thract savait que c’était là le cadet de ses soucis ; sa vraie bête noire était le dernier point de l’ordre du jour.

Ce fut le tour des Relations publiques.

— Je suis désolé. Il nous est impossible de mettre sur pied un Plébiscite de Guerre, encore moins de le faire approuver. Les gens ont plus peur que jamais, mais nous n’avons carrément pas le temps d’organiser un Plébiscite.

Belga hocha la tête ; elle n’avait pas besoin des remarques des Relations publiques pour le deviner. En théorie, le Gouvernement du Roi était plutôt autocratique. Mais depuis dix-neuf générations – depuis le Pacte de l’Accord –, son pouvoir civil était terriblement réduit. Si la Couronne conservait la possession exclusive de domaines ancestraux tels que la Commanderie des Terres et jouissait de pouvoirs limités en matière d’impôts, elle avait perdu le monopole de la planche à billets, le droit de réquisition foncière, le droit d’imposer par conscription le service militaire à ses sujets. En temps de paix, le Pacte fonctionnait. Les tribunaux étaient réglés par un système d’honoraires et les forces de police locales savaient qu’elles ne pouvaient se montrer pointilleuses sous peine de se heurter à une résistance armée tout ce qu’il y avait de réel. En temps de guerre, bon, c’était à cela que servait le Plébiscite – à mettre le Pacte entre parenthèses pendant un certain temps. Ce système avait fonctionné pendant la Grande Guerre, et de justesse. Cette fois-ci, les choses bougeaient tellement vite que le simple fait de parler de Plébiscite risquait de précipiter une guerre. Et un conflit nucléaire majeur pourrait être terminé en moins d’une journée.

Le général Smith accepta ces platitudes avec une patience considérable. Puis ce fut le tour de Belga. Elle procéda à l’inventaire habituel des menaces intérieures. On contrôlait la situation, plus ou moins. Il y avait des minorités significatives qui détestaient la modernisation. Certaines étaient déjà sur la touche et dormaient dans leurs propres profonds. D’autres s’étaient ensevelies dans des redoutes, mais pas pour y dormir ; elles poseraient problème le jour où les choses tourneraient vraiment mal. Hrunkner Unnerby avait multiplié ses miracles d’ingénierie. Même les plus anciennes cités du Nord-Ouest disposaient maintenant de l’électricité nucléaire et – tout aussi important – d’un espace vital climatisé.

— Mais, évidemment, il n’y a guère de structures durcies pour résister à une attaque. Même une frappe nucléaire mineure anéantirait la plupart de ces gens, et les survivants n’auraient pas les ressources nécessaires à une hibernation réussie.

En fait, lesdites ressources avaient été pour la plupart investies dans la création de centrales électriques et d’exploitations agricoles souterraines.

Le général Smith sollicita les autres d’un geste.

— Des commentaires ?

Il y en eut plusieurs. Le directeur des Relations publiques suggéra de prendre une participation dans certaines des entreprises sous abri antiatomique ; il tirait déjà des plans pour l’après-fin du monde, cet emmerdeur doublé d’une mauviette. La patronne hocha simplement la tête puis confia à Belga et à la mauviette la tâche d’examiner cette possibilité. Elle consulta le rapport de la Sécurité intérieure annexé à son exemplaire de l’ordre du jour.

Belga Underville dressa une main.

— Madame ? Il y a encore une question dont j’aimerais qu’on débatte ici.

— Mais certainement.

Intimidée, Underville se passa les mains nourricières sur la bouche. Elle ne pouvait plus reculer, à présent. Zut. Si seulement la ministre des Finances n’était pas là.

— Je… Madame, vous avez été par le passé très, euh… généreuse dans votre gestion des opérations confiées à vos subordonnés. Vous nous donnez un travail à faire, et vous nous laissez travailler. Je vous en suis très reconnaissante. Seulement voilà – et, très vraisemblablement, vous n’en avez pas précisément connaissance –, des gens de votre proche entourage ont procédé à des visites inopinées sur…

Des raids nocturnes, à vrai dire.

— Sur des sites intérieurs relevant de ma responsabilité.

Le général Smith hocha la tête.

— Le groupe Lighthill.

— Oui, madame.

Vos propres enfants, qui courent dans tous les sens comme s’ils étaient les Inspecteurs généraux du Roi. Pleins d’exigences délirantes, irrationnelles, ils mettaient en sommeil des projets de valeur et lui enlevaient certains de ses meilleurs agents. C’était surtout cela qui lui donnait à penser que l’époux excentrique de sa supérieure exerçait encore une grande influence. Belga se recroquevilla sur son perchoir. Elle n’avait pas besoin d’en dire plus, en fait. Victory Smith la connaissait assez bien pour voir qu’elle était troublée.

— Lors de ces visites d’inspection, Lighthill a-t-elle trouvé quoi que ce soit de significatif ?

— Dans un seul cas, madame.

Un problème plutôt sérieux que Belga elle-même aurait sans aucun doute débusqué en l’espace de dix jours, tout au plus. Autour de la table, elle voyait que la plupart des autres participants étaient simplement surpris par sa protestation. Deux d’entre eux hochèrent mollement la tête dans sa direction – elle s’y attendait. Thract tambourinait furieusement sur la table ; il semblait prêt à se jeter dans la mêlée. Rien d’étonnant à ce qu’il ait été la cible du personnel népotique de Smith, mais, mon Dieu, faites qu’il ait l’intelligence de se taire. Thract était déjà tellement déconsidéré que son soutien serait aussi utile qu’une enclume à un alpiniste.

La patronne inclina la tête, attendit poliment un instant d’éventuels commentaires, puis dit :

— Colonel Underville, je comprends que cela puisse porter atteinte au moral de vos subordonnés. Mais nous entrons à présent dans une phase très critique, beaucoup plus dangereuse qu’une guerre déclarée. J’ai besoin de collaborateurs d’exception, de gens capables d’agir très rapidement et que je comprends parfaitement. L’équipe Lighthill agit directement sous mes ordres. Veuillez me dire si vous avez l’impression qu’elle sort du droit chemin… mais je vous demande de respecter l’autorité qui lui est déléguée.

Smith avait beau parler sur le ton du regret, son message était sans compromis ; elle était en train de bousculer une politique en vigueur depuis des décennies. Belga avait l’impression troublante que sa supérieure hiérarchique était au courant de toutes les déprédations de sa progéniture.

Jusque-là, la ministre des Finances semblait presque s’ennuyer. Nizhnimor était un héros militaire ; elle avait arpenté la Ténèbre aux côtés de Sherkaner Underhill. On risquait de l’oublier en la voyant ; Amberdon Nizhnimor avait passé toutes les décennies de la présente génération à gravir les échelons de l’Autre Face du service royal, en tant que politicienne et arbitre de cour. Son accoutrement et sa démarche étaient ceux d’une vieille idiote. Longue, frêle et de peu d’épaisseur, Nizhnimor était une caricature de ministre des Finances. Elle se pencha en avant. Sa voix sifflante semblait aussi inoffensive que sa personne.

— Je crains que tout cela soit quelque peu en dehors de mes compétences. Je peux cependant formuler un avis. Bien que nous ne puissions pas avoir de Plébiscite, nous sommes bel et bien en guerre. À l’intérieur du gouvernement, nous évoluons vers l’état de guerre. Les procédures normales d’appel et de révision sont suspendues. Vu le caractère exceptionnel de la situation, il est essentiel que vous compreniez que moi-même et – plus important encore – le Roi faisons totalement confiance au général Smith pour mener les opérations. Vous savez tous que le chef des Renseignements jouit de prérogatives particulières. La tradition n’est pas passée de mode, mesdames et messieurs. C’est une politique royale mûrement réfléchie, et vous devez tous l’accepter.

Ça alors ! Où était le « peu d’épaisseur » des ministres des Finances ? Il y eut des hochements de tête très sérieux tout autour de la table, et personne n’eut rien à ajouter, surtout pas Belga Underville. Bizarrement, Belga préférait être rabrouée d’une manière aussi définitive. On roulait peut-être sur la route de l’Enfer, mais, au moins, on n’avait plus à se demander qui occupait le perchoir du conducteur.

Au bout d’un moment, le général Smith retourna à l’ordre du jour.

— Il nous reste encore un point. C’est aussi le problème le plus critique que nous ayons à affronter. Colonel Thract, voulez-vous nous informer de la situation en Terresud ?

Smith se montrait courtoise, presque sympathique. N’empêche que le pauvre Thract allait y passer à son tour.

Mais Thract avait encore du ressort. Il bondit à bas de son perchoir et s’approcha prestement du podium.

— Madame la ministre, mon général. Nous estimons que la situation s’est quelque peu stabilisée dans les quinze dernières heures.

Il projeta les photos aériennes que Belga l’avait vu examiner avant la réunion. La majeure partie de Terresud était enveloppée d’un tourbillon de tempêtes, mais les bases de lancement, situées en haute altitude dans les Montagnes Sèches, étaient pour la plupart visibles. Thract fit défiler ses images tout en analysant les modalités de ravitaillement.

— Les fusées à longue portée des Terresudiens sont des engins très fragiles, à carburant liquide. Leur Parlement est en plein délire guerrier depuis quelques jours – à preuve leur « Ultimatum pour une Survie Coopérative », par exemple –, mais, en fait, nous ne croyons pas que plus d’un dixième des fusées soient parées pour le lancement. Il faudra trois ou quatre jours aux Terresudiens pour faire le plein de tous les réservoirs.

— C’est drôlement stupide de leur part, dit Belga.

Thract approuva d’un signe de tête.

— Mais n’oubliez pas que leur système parlementaire les empêche de prendre des décisions aussi rapidement que le nôtre ou celui de la Parenté. On a fait croire à ces gens qu’ils ont le choix entre mener une guerre maintenant ou se laisser assassiner dans leur sommeil. L’Ultimatum a peut-être été lancé au mauvais moment, mais c’était également une tentative, de la part de certains membres du Parlement, pour rendre la perspective d’une guerre si effrayante que leurs collègues en abandonneraient le projet.

— Vous avez donc l’impression que la paix va se maintenir jusqu’à ce qu’ils aient terminé leur ravitaillement ? demanda le directeur de la Défense aérienne.

— Oui. Le moment critique sera la séance du Parlement à Pleinsud dans quatre jours. C’est là qu’ils examineront notre réponse – si nous en avons donné une – à l’Ultimatum.

— Pourquoi ne pas carrément accéder à leurs demandes ? suggéra le freluquet des Relations publiques. Ils n’ont pas de revendications territoriales. Nous sommes tellement forts que leur céder n’entraînerait guère de perte de prestige.

Il y eut un brouhaha indigné autour de la table. Le général Smith répondit en des termes bien plus modérés que ne le méritait la question :

— Malheureusement, ce n’est pas une simple affaire de prestige. L’Ultimatum de Terresud nous impose d’affaiblir plusieurs de nos armes. En fait, je doute que cela améliore en quoi que ce soit la sécurité des Terresudiens dans leurs profonds… mais cela accroîtrait notre vulnérabilité à une première frappe de la Parenté.

— En effet, confirma Chezny Neudep, directeur de l’Offensive balistique. Les Terresudiens sont maintenant de simples marionnettes de la Parenté. Pedure et ses sanguinaires doivent pavoiser. Quoi qu’il arrive, ils sont gagnants.

— Peut-être que non, dit la ministre Nizhnimor. Je connais beaucoup de hauts responsables terresudiens ; ils ne sont ni malfaisants, ni fous, ni incompétents. Tout se résume maintenant à une question de confiance mutuelle. Le Roi est disposé à se rendre à Pleinsud pour cette prochaine séance du Parlement terresudien et à y rester jusqu’à la fin de la session. Il est difficile d’imaginer une plus grande manifestation de confiance de notre part… et je crois que les Terresudiens l’accepteront, quelles que soient les exigences de Pedure.

Bien entendu, c’était pour cela qu’il y avait des Rois. Néanmoins, la proposition de la ministre causa un choc. Même « Mégatonnes » Neudep semblait déconcerté.

— Madame… je sais que le Roi a le pouvoir de prendre pareille décision, mais je conteste qu’il s’agisse là d’une question de confiance. Il y a certainement des gens très honorables chez les Terresudiens de haut rang. Il y a un an, Terresud était presque notre alliée. Nous avions des sympathisants dans toutes les instances gouvernementales. Le colonel Thract nous a dit que nous y avions – soyons francs – des espions haut placés. Sinon, je ne crois pas que le général Smith ait jamais encouragé la croissance technique de Terresud… Or, en moins d’un an, il semble que nous ayons perdu tous nos avantages. Ce que je vois maintenant, c’est un État complètement infiltré par la Parenté. La majorité des membres du Parlement sont peut-être honorables, mais cela ne compte pas. Votre analyse, colonel ?

Et de tendre deux bras en direction de Thract.

On en était aux reproches. C’était devenu un trait habituel des réunions récentes, et Thract était à chaque fois de plus en plus visé.

Il inclina légèrement la tête à l’adresse de Mégatonnes.

— Monsieur, votre appréciation est correcte dans ses grandes lignes, bien que je ne voie guère d’infiltration des forces balistiques terresudiennes. Nous avions là-bas un gouvernement ami… et dont je jurerais qu’il avait été soigneusement « instrumenté » par des agents de l’Accord. Les gens de la Parenté étaient actifs, mais ils avaient été neutralisés. Ensuite, par étapes successives, nous avons perdu du terrain. À des lacunes dans la surveillance ont succédé des accidents mortels, puis des assassinats que nous n’avons pu empêcher à temps. Récemment, il y eu des inculpations truquées… notre ennemi est habile.

— L’Honorée Pedure serait-elle donc un génie au-delà de notre compréhension ? s’enquit le directeur de la Défense aérienne, dégoulinant de sarcasme.

Thract resta sans voix un instant. Ses mains nourricières se tordaient dans tous les sens. Lors des réunions précédentes, c’était le moment où il contre-attaquait avec des statistiques et d’élégants nouveaux projets. À présent… on eût dit que quelque chose se brisait en lui. Belga Underville avait considéré Thract comme un ennemi bureaucratique depuis le jour où les enfants Smith avaient été kidnappés, mais elle était maintenant gênée pour lui. Lorsque Thract parla enfin, sa voix était un piaulement angoissé.

— Non ! Vous ne savez donc pas que j’ai… envoyé des amis à la mort ; j’en ai perdu d’autres parce que je n’avais plus confiance en eux. Longtemps, j’ai cru qu’il devait y avoir un agent de la Parenté à un échelon élevé dans ma propre organisation. J’ai partagé des informations critiques avec de moins en moins de gens. Même pas avec ma supérieure hiérarchique, dit-il en désignant le général Smith d’un hochement de tête. À la fin, on nous a dérobé des secrets que j’étais le seul à connaître et que je communiquais avec mon propre matériel de chiffrage.

Le silence se fit tandis que les implications évidentes de ces aveux s’imposaient dans l’esprit de ses auditeurs. Thract sembla se replier sur lui-même, comme s’il lui était égal que les autres le prennent pour le Traître Absolu. C’est d’un ton plus calme qu’il poursuivit :

— Je suis allé aussi loin qu’un individu paranoïaque peut aller quand il veut chercher partout. J’ai varié les cheminements télématiques, j’ai varié les procédures de chiffrage. J’ai utilisé des camouflages différentiels… Et je peux vous dire que notre ennemi est un peu plus qu’une simple « Honorée Pedure ». Inexplicablement, toute notre science raffinée se retourne contre nous.

— C’est absurde ! dit la Défense aérienne. Mon ministère utilise plus que tout le monde ce que vous qualifiez de « science raffinée », et nous sommes totalement satisfaits des résultats. Dans des mains compétentes, ordinateurs, réseaux et reconnaissance satellitaire sont des instruments d’une puissance incroyable. À preuve l’analyse en profondeur que nous avons effectuée sur les objets non identifiés repérés au radar. Certes, les réseaux peuvent être manipulés, mais nous occupons la première place mondiale dans ces technologies. Et, même s’il y a des défaillances dans d’autres domaines, nous disposons d’une technologie de chiffrage d’une robustesse à toute épreuve… Ou alors, prétendez-vous que l’ennemi puisse percer nos codes ?

Thract oscilla légèrement depuis sa place à côté de l’estrade.

— Non, c’était ma toute première grande inquiétude, mais nous avions pénétré jusqu’au cœur des services du Chiffre de la Parenté… et nous y étions en sécurité jusqu’à une date très récente. S’il y a une chose dont je suis convaincu, c’est bien qu’ils ne peuvent percer nos procédures de chiffrage. Vous ne comprenez pas, hein ? lança-t-il en désignant son auditoire d’un geste circulaire. Je vous dis qu’il y a comme une force à l’œuvre dans nos réseaux, quelque chose qui s’oppose activement à nous. Nous avons beau faire, l’Autre en sait plus et Il soutient nos ennemis…

C’était une scène pathétique, une sorte d’abject effondrement. Il ne restait plus à Thract que des fantômes pour expliquer ses échecs. Peut-être que Pedure était intelligente au-delà de tout ce qu’on pouvait imaginer ; plus vraisemblablement, Thract était un Traître Absolu.

Sans quitter Thract des yeux, Belga se concentra sur sa supérieure. Le général Smith jouissait de la pleine confiance du Roi. Nul doute qu’elle puisse survivre à la chute de Thract rien qu’en le désavouant énergiquement.

Smith fit signe au sergent en faction à la porte.

— Raccompagnez le colonel Thract au bureau de l’état-major. Colonel, je viendrai m’entretenir avec vous dans quelques minutes. Considérez-vous comme toujours en service.

Le message sembla mettre une seconde pour traverser la frousse de Thract. Il était bon pour la sortie, mais, apparemment, ni pour être placé en état d’arrestation ni pour être immédiatement interrogé par des sous-fifres.

— À vos ordres.

Il se redressa dans un semblant de vivacité et sortit derrière le sergent.

Un grand calme se fit dans la salle après le départ de Thract. Belga pouvait constater que tout le monde s’observait avec des arrière-pensées féroces.

— Mes amis, dit finalement le général Smith, le Colonel a raison sur un point. Il ne fait pas de doute que nous sommes infestés d’agents de la Parenté parfaitement camouflés. Mais leur action s’exerce efficacement sur un éventail bien trop large de nos services. Il y a donc une lacune essentielle dans notre dispositif de sécurité, et pourtant, nous ne l’avons pas encore identifiée… Vous saisissez maintenant l’utilité du groupe Lighthill.

Quarante-sept

Il y avait quarante ans que l’étoile MarcheArrêt s’était ranimée. Ritser Brughel n’était pas resté en Veille tout ce temps, mais l’Exil avait tout de même consumé des années de sa vie. La fin approchait. L’attente qui se comptait en années n’était plus qu’une question de jours. Dans moins de quatre jours, il serait vice-monarque d’une planète.

Penché sur l’épaule du zombie qui guidait le module de débarquement télécommandé, Brughel regardait tranquillement les images retransmises par le minuscule engin. Quelques secondes plus tôt, le module était sorti de sa phase de freinage et avait déployé des ailes d’un mètre d’envergure. À quarante kilomètres d’altitude, ils avaient déjà secrètement survolé une clarté sans solution de continuité, innervée par un réseau lumineux qui se ramifiait dans une infinie récursivité. « Greater Kingston South » était le nom zombie de cette ville. Une mégapole arachnienne. Ce monde avait beau être froid et en passe de geler, ce n’était pas un désert. Les mégapoles des Araignées avaient presque l’air de cités frenkiennes. C’était là une vraie civilisation, le couronnement de quarante ans de progrès soutenu. La technologie de base était encore en dessous des plus hauts niveaux atteints par l’Humanité, mais, avec l’appui des zombies, ce retard pourrait être rattrapé dans une ou deux décennies. Pendant quarante ans, j’ai végété avec quelques dizaines d’individus sous mes ordres, et je vais bientôt en avoir des dizaines de millions. Et ultérieurement… si le monde des Araignées détenait vraiment les secrets d’une Technologie supérieure… Tomas et lui retourneraient un jour ou l’autre sur Balacrea et Frenk pour y régner, là aussi.

En l’espace de trois secondes, l’image se fragmenta en une douzaine de copies, puis en une douzaine de douzaines de copies.

— C’est quoi, ça ?

— Le module vient de se scinder en sous-unités, Subrécargue.

L’explication de Reynolt était d’une froideur presque méprisante.

— Presque deux cents mobiles… Nous allons bien en placer quelques-uns à Pleinsud.

Elle se détourna de l’affichage et le regarda presque dans les yeux.

— Bizarre, ce soudain accès de curiosité pour les détails opérationnels, Subrécargue.

Il sentit palpiter une étincelle de colère ancienne devant cette impudence, mais c’était un phénomène bénin, qui n’affectait pas sa respiration, et encore moins sa vision. Il se contenta de hausser légèrement les épaules. Maintenant, je peux m’entendre même avec Reynolt. Peut-être que Tomas Nau avait raison : peut-être qu’il était en train de mûrir.

— Je veux voir à quoi ressemblent vraiment ces créatures.

Histoire de connaître ses esclaves. Ils allaient bientôt griller les Araignées par centaines de millions, mais il fallait bien qu’il apprenne tant bien que mal à tolérer celles qui seraient épargnées.

Les mini-espions descendirent silencieusement sur une trajectoire incurvée au-dessus d’un détroit gelé. Certains tournaient encore sur eux-mêmes, et Ritser entrevit des nuages, la partie supérieure d’un… ouragan ? Deux cents capsules grosses comme le pouce. Elles se posèrent toutes dans les deux mille secondes suivantes – beaucoup dans la neige profonde, d’autres sur du désert rocheux. Mais il y eut aussi des succès.

Plusieurs capsules terminèrent leur course sur une sorte de route ruisselante d’éclairage urbain bleu. L’une des vues montrait des ruines drapées de neige au loin. De lourds véhicules fermés progressaient péniblement. Le zombie de Reynolt secoua ses mini-espions, qui se répandirent sur la chaussée. Il essayait d’en placer un dans un des véhicules. Un par un, ils cessèrent d’émettre, aplatis comme des punaises. Ritser jeta un coup d’œil à une fenêtre d’inventaire.

— Il vaudrait mieux que ça marche, Anne. Il ne nous reste qu’un seul autre module à têtes multiples.

Reynolt ne daigna pas répondre. Ritser se baissa pour taper sur l’épaule du zombie.

— Alors, vous allez réussir à mettre une sonde à l’intérieur ?

Il y avait peu de chances de réponse ; un esprit Focalisé pris dans une boucle de contrôle est normalement inaccessible. Mais, au bout d’un moment, le zombie hocha la tête.

— La sonde 132 s’en tire bien. Il me reste trois cents secondes sur la liaison large bande. Nous ne sommes qu’à quelques mètres de la porte étanche. Ce véhicule va entrer…

Le type se pencha encore plus sur sa console. Il oscillait d’avant en arrière comme un toxico en train de tester ses réflexes, ce qui, en un sens, correspondait exactement à la situation. L’une des images bascula verticalement lorsqu’il inséra au jugé la sonde dans la circulation.

Brughel se retourna vers Reynolt.

— C’est ce foutu décalage. Comment on peut espérer…

— Gérer une télécommande de ce type n’est pas le bout du monde. Melin a une très bonne coordination décalée. Notre principal problème, c’est d’opérer sur les réseaux des Araignées. Nous pouvons y récupérer des données, mais, très vite, nous allons interagir en temps réel, et ça va être critique. Dix secondes de décalage, c’est plus que certaines temporisations réseau.

Tandis qu’elle parlait, un motif texturé traversa en un éclair le champ de la caméra miniature. Dans une intuition zombie quasi magique, Melin avait collé le gadget sur le flanc du véhicule. L’image tourbillonna follement plusieurs secondes jusqu’à ce que Melin ait synchronisé sa rotation avec la vision. Une porte s’ouvrit dans le mur devant eux, et ils entrèrent. Trente secondes s’écoulèrent. Les murs semblèrent glisser vers le haut. Une sorte d’ascenseur ? Mais si l’échelle affichée était exacte, le local était plus vaste qu’un court de tennis.

Des secondes s’écoulèrent, et Ritser se laissa captiver par la scène. Depuis des années, tout ce qu’ils avaient appris sur les Araignées était de seconde main, relayé par les zombies traducteurs de Reynolt. Là-dessus, il y avait forcément un gros pourcentage de bobards style conte de fées ; c’était carrément trop mignon. De vraies images, voilà ce qu’il lui fallait. La reconnaissance optique par microsats avait produit quelques photos, mais la résolution était atroce. Pendant plusieurs années, Ritser s’était imaginé qu’il pourrait enfin voir à quoi les Araignées ressemblaient le jour où elles inventeraient la vidéo haute résolution. Mais les physiologies visuelles étaient trop différentes, tout simplement. Actuellement, cinq pour cent environ de toutes les télécoms militaires des Araignées relevaient de ce machin à ultra-haute résolution que Trixia Bonsol appelait « vidéomancie ». Sans interprétation massive, c’était pour l’œil humain un fouillis incompréhensible. Ritser aurait très fortement soupçonné un camouflage stéganographique si les traducteurs n’avaient pas prouvé aux mouchards de Kal Omo que c’était de la vidéo innocente… mais sans doute impressionnante quand on était une Araignée.

Or maintenant, dans quelques secondes, il allait voir d’un PDV humain à quoi ressemblaient les monstres.

Aucun mouvement n’était visible. Si c’était un ascenseur, il descendait à une très grande profondeur. Ce qui n’était pas absurde, vu les intempéries au pôle sud.

— On va perdre le signal ?

Reynolt ne répondit pas immédiatement.

— Je n’en sais rien. Melin essaie d’implanter des relais dans cette cage d’ascenseur. J’ai surtout peur que le signal soit détecté. Même si les dispositifs d’autodestruction fonctionnent…

— Aucune importance ! s’esclaffa Ritser. Vous ne comprenez donc pas, Reynolt ? Dans moins de quatre jours, on met le grappin sur la planète.

— Les gens de l’Accord commencent à s’affoler. Ils viennent de limoger un haut responsable. J’ai des rapports d’écoute de réunions qui prouvent que Victory Smith soupçonne maintenant une corruption des réseaux.

— Le chef de leurs Renseignements ?

La nouvelle fit réfléchir Ritser un instant. Ce devait être très récent. De toute façon :

— Il leur reste moins de quatre jours. Qu’est-ce qu’ils peuvent faire ?

Reynolt avait son regard de pierre habituel.

— Ils pourraient cloisonner leur réseau, voire cesser totalement de s’en servir. Ça nous bloquerait.

— Et ils perdraient par la même occasion la guerre contre la Parenté.

— Oui. À moins qu’ils puissent fournir à la Parenté des preuves concrètes de l’existence de « Monstres venus de l’Espace ».

Pour ça, ils pouvaient toujours courir. La femme était obsédée. Ritser sourit à son visage renfrogné. Évidemment. C’est comme ça que nous t’avons faite.

Les portes de l’ascenseur s’étaient ouvertes. La caméra ne leur transmettait plus qu’une image par seconde, en basse résolution. Merde.

— Oui !

C’était Melin qui poussait un cri de triomphe.

— Il a réussi à implanter un relais.

L’image fut soudain nette et lissée. Tandis que le mini-espion s’éloignait discrètement des portes de l’ascenseur, Melin orienta ses objectifs pour plonger dans un escalier invraisemblablement raide – plutôt une échelle, à vrai dire. Ils étaient où, au juste ? Dans un garage, un dépôt ? À présent, planquée dans les coins, la petite caméra observait les Araignées. D’après l’indicateur d’échelle, les monstres étaient de la taille attendue. Un individu adulte arriverait au niveau de la cuisse de Ritser. Les créatures s’étiraient au ras du sol, exactement comme dans les images d’archives récupérées avant le Rallumage. Elles étaient très éloignées des images mentales suggérées par les zombies traducteurs. Portaient-elles des vêtements ? Pas comme les humains. Elles étaient emmaillotées dans des machins qui ressemblaient à des drapeaux boutonnés. D’énormes sacoches battaient les flancs de nombre d’entre elles. Elles se déplaçaient par saccades sinistres, tranchant l’air de leurs pattes antérieures effilées. Il y en avait toute une foule, d’un noir chitineux uniquement égayé par les couleurs dépareillées de leurs vêtements. Leurs têtes étincelaient comme si elles étaient couvertes de pierres précieuses plates. Des yeux. Quand à la bouche… le terme de « gueule » utilisé parfois par les traducteurs se révélait correct : une cavité pleine de dents entourée de griffes minuscules – ce que Bonsol et compagnie appelaient « mains nourricières » ? – qui semblaient se tortiller en permanence.

En masse, les Araignées étaient plus cauchemardesques qu’il ne l’avait imaginé – le genre de saloperies qu’on n’arrête pas d’écraser et qui continuent de vous grimper dessus. Ritser faillit s’étrangler. La seule consolation, c’était que, dans moins de quatre jours – si tout se passait bien –, les individus qui défilaient sous ses yeux seraient morts.


Pour la première fois depuis quarante ans, un vaisseau interstellaire traverserait le système MarcheArrêt. Ce serait un saut de puce – moins de deux millions de kilomètres – guère plus qu’un changement de mouillage selon les normes civilisées. C’était presque le maximum que puisse accomplir le meilleur des vaisseaux survivants.

Jau Xin avait supervisé les préparatifs à bord de la Main invisible. La Main était depuis toujours le fief portable de Ritser Brughel, mais Jau savait que c’était aussi le seul vaisseau qui n’ait pas été totalement cannibalisé au fil des années.

Les jours précédant l’embarquement des « passagers », Jau avait siphonné tout l’hydrogène produit par la distillerie en L1. Quelques petits milliers de tonnes, une goutte d’eau comparée aux mégatonnes que pouvaient contenir les réservoirs d’amorçage du ramscoop, mais assez pour franchir la distance entre L1 et la planète des Araignées.

Jau et Pham Trinli procédèrent à une ultime inspection de la gorge d’admission du réacteur, ce bizarre étranglement de deux mètres de diamètre. Ici, les forces de l’enfer avaient brûlé pendant des décennies, propulsant le vaisseau Qeng Ho jusqu’à trente pour cent de la vitesse de la lumière. Sa surface interne était lisse au micromètre près. Le seul témoignage de son flamboyant passé était le motif fractal or et argent qui scintillait à la lumière des torches incorporées aux combinaisons. C’était en réalité le microréseau de processeurs derrière ces parois qui guidait les champs, mais si la paroi de l’avaloir s’effondrait par cavitation pendant le trajet, les processeurs les plus rapides de l’univers ne les sauveraient pas. Trinli procéda au contrôle laser des surfaces avec une minutie exagérée, puis en commenta dédaigneusement les résultats :

— Il y a un retrait de quatre-vingt-dix microns à bâbord… mais on fera avec. Tu pourrais graver ton nom dans les parois, et ça ne changerait rien sur un trajet aussi court. Qu’est-ce que t’as prévu, deux cents Ksec à une fraction de g ?

— Euh… Nous allons commencer par une longue poussée en douceur, mais le freinage durera mille secondes à un peu plus d’un g.

Ils ne freineraient pas avant de survoler l’océan à basse altitude. Sinon, ils embraseraient le ciel à en effacer la lueur du soleil et seraient vus par toutes les Araignées sur la face concernée de la planète.

Trinli agita la main dans un geste désinvolte.

— T’inquiète pas. J’ai souvent pris plus de risques que ça en traversant des systèmes.

Ils sortirent en rampant par l’ouverture antérieure ; la surface lisse s’évasait pour former les projecteurs de champs avant. Trinli n’avait pas cessé de raconter ses bobards. Erreur ! La plupart de ces histoires étaient vraisemblables, mais elles avaient été soutirées à tous les authentiques aventuriers que le vieil homme avait pu connaître. Trinli s’y connaissait un peu en systèmes de propulsion. Hélas, trois fois hélas, ils n’avaient personne sous la main qui en sache beaucoup plus. Tous les ingénieurs de vol Qeng Ho avaient été tués dans le combat initial… et le dernier zombie ingénieur de la base avait succombé à la forme galopante du sida mental.

Ils émergèrent de la partie antérieure de la Main et regagnèrent leur navette en grimpant le long d’un filin d’amarrage. Trinli s’arrêta et se retourna.

— Je t’envie, Jau, mon pote. Regarde ton vaisseau ! Presque un million de tonnes à vide ! Tu n’iras pas très loin, mais tu vas amener la Main jusqu’au trésor et aux Clients pour lesquels elle a parcouru cinquante années-lumière.

Jau accompagna du regard le geste ample de son interlocuteur. Au fil des années, il avait fini par comprendre que la grandiloquence de Trinli n’était qu’une façade… mais, parfois, elle vous touchait jusqu’au tréfonds de votre âme. La Main invisible semblait effectivement parée à affronter l’espace interstellaire, avec sa coque incurvée qui s’étirait sur des centaines de mètres, profilée pour des vitesses et des environnements aux limites de toutes les possibilités humaines. Et, au-delà des anneaux de la poupe – un million et demi de kilomètres plus loin –, flottait le disque pâle et terne d’Arachnia. Un Premier Contact, et je serai le gestionnaire des pilotes. Jau aurait dû se sentir fier…


Sa dernière journée avant le départ avait été chargée, pleine de vérifications ultimes et de procédures d’avitaillement. Avec les zombies et le personnel, il y aurait plus d’une centaine de personnes à bord. Jau ne savait pas exactement quelles spécialités étaient représentées, mais il était évident que les Subrécargues voulaient manipuler les réseaux des Araignées de manière intensive, sans le délai de dix secondes affectant les opérations depuis L1. C’était raisonnable. Éviter aux Araignées de s’entretuer nécessiterait deux ou trois supercheries incroyables, voire la prise en main de l’intégralité des systèmes d’armement stratégiques.

Jau allait terminer son service lorsque Kal Omo se présenta devant le petit bureau de Xin jouxtant la passerelle de la Main.

— Encore un boulot, gestionnaire. Disons que c’est des heures sup.

Le visage longiligne d’Omo se fendit d’un sourire dénué d’humour.

Ils regagnèrent l’agglomérat en navette, mais n’allèrent pas sur Hammerfest. Derrière l’arc de Diamant Un, incrustée dans la glace et le diamant, s’ouvrait l’entrée de L1-A. Deux autres navettes étaient déjà amarrées près du sas de l’arsenal.

— Vous avez étudié l’armement de la Main invisible, gestionnaire ?

— Oui.

Xin avait étudié la Main de fond en comble, à l’exception des appartements de Brughel.

— Mais un Qeng Ho connaîtrait sûrement mieux que moi les…

Omo secoua la tête.

— Ce n’est pas un travail approprié pour un Fourgueur, même pas M. Trinli.

Il leur fallut quelques secondes pour négocier le dispositif de sécurité du sas principal, mais, une fois à l’intérieur, ils purent gagner sans encombre le compartiment des armements. Ils y furent accueillis par le vacarme des rectifieuses et des scies circulaires. Les ovoïdes trapus entassés dans leurs casiers le long des cloisons étaient frappés du glyphe des armes – l’antique signe Qeng Ho symbolisant les nucléaires et les engins à énergie dirigée. Depuis des années, la rumeur publique n’avait cessé d’émettre des hypothèses sur ce qui avait survécu au juste à L1-A. Jau pouvait maintenant le constater de visu.

Il suivit Omo sur une passerelle qui longeait des armoires anonymes. Il n’y avait pas d’imagerie consensuelle à L1-A. Et c’était l’un des rares endroits sur L1 où l’on n’employait pas de localiseurs Qeng Ho. Ici, l’automatisation était simple et fiable. Ils croisèrent Rei Ciret, qui supervisait une équipe de zombies dans la construction d’une sorte de berceau de lancement.

— Nous allons transférer la plupart de ces armes sur la Main invisible, monsieur Xin. Au fil des années, nous avons rassemblé des pièces détachées pour essayer de fabriquer autant d’engins fonctionnels que possible. Nous avons fait de notre mieux, mais, sans ateliers d’entretien, ce n’est pas grand-chose.

Il désigna d’un geste ce qui ressemblait à des propulseurs Qeng Ho appariés à des ogives tactiques émergentes.

— Comptez-les. Dix-huit têtes nucléaires à courte portée. Dans les armoires, nous avons les entrailles d’une douzaine d’armes laser.

— Je… je ne comprends pas, sergent. Vous êtes un soldat. Vous avez vos propres spécialistes. Pourquoi faudrait-il que…

— Qu’un gestionnaire des pilotes s’occupe de ces problèmes ? compléta Omo avec son sourire glacial habituel. Pour sauver la civilisation araignée, il est très possible que nous soyons obligés d’utiliser ces engins depuis la Main invisible en orbite basse. Les séquences d’insertion et d’engagement seront très importantes pour vos pilotes.

Xin hocha la tête. Il avait réfléchi un peu à la question. Très vraisemblablement, un conflit mondial suicidaire serait déclenché par la situation de crise actuelle au pôle sud d’Arachnia. Une fois arrivés, ils seraient en position au-dessus de ce site toutes les cinq mille trois cents secondes, avec une couverture quasi permanente assurée par des véhicules plus petits. Tomas Nau avait déjà évoqué les lasers. Quant aux nucléaires… peut-être qu’on pouvait bluffer avec.

Le sergent d’intendance continua sa tournée, lui signalant les limitations de chaque engin ressuscité. La plupart des armes étaient des charges creuses que les zombies d’Omo avaient converties en bombes fouisseuses grossières.

— Et nous aurons la plupart des zombies spécialistes des réseaux à bord de la Main. Ce sont eux qui fourniront les informations de contrôle de tir pour vos manœuvres ; selon les cibles, il se peut que nous devions procéder à des modifications d’orbite substantielles.

Omo parlait avec l’enthousiasme du spécialiste des munitions et mit rapidement Jau au pied du mur. Depuis un an, Jau observait les préparatifs avec une inquiétude croissante ; on ne pouvait lui cacher certains détails. Mais, pour chaque possibilité malhonnête, il y avait toujours une explication raisonnable. Il s’était farouchement accroché à ces « explications raisonnables ». Elles lui permettaient de conserver un minimum de respectabilité ; elles lui permettaient de rire avec Rita lorsqu’ils envisageaient leur avenir avec les Araignées et les enfants qu’ils auraient elle et lui.

L’horreur devait être visible sur le visage de Jau. Omo cessa d’étaler ses sinistres révélations et se tourna pour le regarder en face.

— Pourquoi ? demanda Jau.

— Pourquoi faut-il que je vous l’explique noir sur blanc ?

Omo braqua un doigt sur la poitrine de Jau, le forçant à lâcher la main courante et à s’aplatir contre la paroi. Il recommença. Son visage aux traits durs exprimait une furieuse indignation – la juste indignation de l’autorité émergente dans laquelle Jau avait grandi sur Balacrea.

— Ça ne devrait vraiment pas être nécessaire, pas vrai ? Mais vous êtes comme trop de membres de notre communauté. Vous avez pourri à l’intérieur, vous êtes devenu une sorte de Fourgueur. Nous pouvons laisser les autres se négliger un peu plus longtemps, mais quand la Main sera en orbite basse, nous aurons besoin de votre obéissance intelligente et instantanée.

Omo lui enfonça à nouveau l’index dans l’estomac.

— Vous comprenez, maintenant ?

— Euh… oui. Oui !

Oh, Rita ! Nous ferons toujours partie de l’Émergence.

Quarante-huit

Plus d’une centaine de zombies quittaient les Combles de Hammerfest. Le génie de l’organisation qu’était Trud Silipan avait prévu de les transférer en une seule fois. Tentant de gagner la cellule de Trixia, Ezr nageait à contre-courant d’une véritable marée humaine. Rassemblés en groupes de quatre et de cinq, les Focalisés étaient d’abord conduits dans les étroits tunnels capillaires qui desservaient leurs logettes, puis dans les coursives adventices et, finalement, dans les couloirs principaux. Les gardiens étaient prévenants, mais la manœuvre était difficile.

Ezr s’effaça latéralement dans une niche de service, comme rejeté par le flux principal. Devant lui défilaient des gens qu’il n’avait pas vus depuis des années. C’était des spécialistes Qeng Ho et trilandiens Focalisés juste après l’embuscade, exactement comme Trixia. Certains des gardiens étaient des amis des Focalisés qu’ils guidaient. Veille après Veille, ils étaient venus rendre visite à ces âmes perdues. Au début, il y en avait beaucoup. Mais les années avaient passé et l’espoir s’était presque éteint. Peut-être qu’un jour… Nau honorerait ses promesses de manumission collective. En attendant, les zombies semblaient insensibles à tout témoignage d’affection ; pour eux, une visite était tout au plus un sujet d’irritation. Rares étaient les fous qui avaient persisté des années dans leur démarche.

Ezr n’avait jamais vu autant de zombies en déplacement. L’aération des tunnels n’était pas aussi bonne que celle des alvéoles et l’odeur des corps mal lavés était omniprésente. Anne veillait à la santé du matériel humain, ce qui ne voulait pas dire que tout le monde était joli et propre.

Accroché à une sangle de maintien près d’un confluent, Bil Phuong dirigeait les gardiens de ses différentes équipes. La plupart des zombies d’une même équipe avaient une spécialité commune. Vinh surprit des bribes d’une conversation agitée. Se pouvait-il qu’ils s’intéressent au sort prévu pour le monde des Araignées ? Mais non, ce n’était qu’impatience, propos sans suite et charabia technique. Une femme âgée – une des spécialistes du piratage des protocoles réseau – bouscula son gardien et s’adressa même directement à lui :

— Quand, alors ? dit-elle d’une voix aiguë. Quand est-ce qu’on reprend le travail ?

L’un des membres de son équipe cria quelque chose comme : « Ouais, elle est pas fraîche, la face de cube ! » et s’attaqua au gardien par l’autre côté. Une fois déconnectés, les malheureux perdaient la tête. Toute l’équipe se mit à insulter le gardien. Le groupe formait comme le centre d’un caillot qui s’épaississait dans le flot humain. Ezr se rendit soudain compte qu’une sorte de révolte d’esclaves était vraiment possible… si on empêchait les esclaves de travailler ! L’Émergent qui avait la garde de l’équipe avait manifestement compris le danger. Il se dégagea et tira les cordons neutraliseurs des deux zombies les plus bruyants. Un spasme les traversa, puis ils retombèrent, inertes. Privées de centre, les récriminations de leurs camarades se résorbèrent dans une irascibilité diffuse.

Bil Phuong arriva pour calmer les derniers zombies combatifs.

— Encore deux que je vais être obligé de réaligner ! constata-t-il avec un froncement de sourcils à l’adresse du gardien.

— Va le dire à Trud.

Le gardien lui rendit son regard mauvais et essuya le sang sur sa joue. Empoignant les cordons, il évacua les zombies inconscients par-dessus la tête de leurs collègues. La foule se remit à circuler et, quelques secondes plus tard, Vinh put se catapulter sans encombre jusqu’au bout du couloir.


Les traducteurs n’embarquaient pas sur la Main invisible. Le calme aurait dû régner dans leur section des Combles. Mais lorsque Ezr arriva, il trouva les portes des cellules ouvertes et les traducteurs en train d’engorger les tunnels capillaires. Il se fraya un chemin tortueux au milieu des zombies qui trépignaient et vociféraient. Aucun signe de Trixia. Mais, quelques mètres plus loin, il tomba sur Rita Liao qui venait de la direction opposée.

— Rita ! Où sont les gardiens ?

Irritée, Liao leva les mains.

— Occupés ailleurs, évidemment ! Et voilà qu’un idiot a ouvert les portes des traducteurs !

Trud s’était véritablement surpassé, bien que, très vraisemblablement, il ne s’agisse là que d’une bavure secondaire. Ironiquement, les traducteurs – qui n’étaient pas censés aller où que ce soit – n’avaient pas eu besoin de se faire prier pour quitter leurs cellules, et demandaient bruyamment leur chemin.

— Nous voulons aller sur Arachnia !

— Nous voulons voir les choses de près !

Où était Trixia ? Ezr entendit encore crier au coin d’un couloir ascendant. Il suivit la dérivation et Trixia apparut avec le reste des traducteurs. Elle avait l’air salement désorientée ; elle n’était tout simplement pas habituée au monde extérieur à sa cellule. Mais elle sembla reconnaître Ezr.

— Taisez-vous ! cria-t-elle. Taisez-vous !

Et les criailleries cessèrent. Elle regarda vaguement dans la direction d’Ezr.

— Numéro Quatre, quand allons-nous sur Arachnia ?

Numéro Quatre ?

— Euh… Bientôt. Trixia. Mais pas cette fois-ci, pas à bord de la Main invisible.

— Pourquoi pas ? Je n’aime pas le décalage temporel !

— Pour l’instant, le Subrécargue veut vous avoir sous la main.

En fait, c’était la version officielle : seules des fonctions réseau primaires étaient nécessaires en orbite basse. Pham et Ezr connaissaient une explication plus sinistre. Nau voulait aussi peu de monde que possible à bord de la Main lorsqu’elle accomplirait sa véritable mission.

— Tu iras là-bas quand il n’y aura plus de danger, Trixia. Je te le promets.

Il tendit la main vers elle. Trixia n’eut pas de sursaut de recul, mais elle s’accrocha à un arrêtoir mural, résistant à toute tentative pour la ramener dans sa cellule. Ezr regarda Rita Liao par-dessus son épaule.

— Qu’est-ce qu’on devrait faire ?

— Une seconde !

Elle se toucha l’oreille et écouta.

— Phuong et Silipan vont venir ici les remettre dans leurs trous dès qu’ils auront installé les autres sur la Main.

Ça pouvait prendre un bout de temps ! En attendant, il y aurait vingt traducteurs en liberté dans le labyrinthe des Combles. Il tapota doucement le bras de Trixia.

— On va revenir dans ta chambre, Trixia. Euh… écoute, plus tu vas rester dehors, plus tu vas perdre le contact. Je parie que tu as laissé tes ATH chez toi. Tu pourrais t’en servir pour poser tes questions au réseau de l’escadre.

Trixia avait probablement abandonné ses ATH parce qu’ils étaient déconnectés. Mais, à ce stade, Ezr essayait seulement de dire des banalités raisonnables.

Indécise, Trixia rebondit de butoir en butoir. Soudain, elle le bouscula et s’envola vers le couloir descendant qui menait à sa logette. Ezr la suivit.

La cellule réagit à la présence de Trixia et l’éclairage retrouva sa faible intensité habituelle. Trixia chaussa ses ATH ; Ezr se synchronisa. Elle n’était pas complètement déconnectée. Ezr vit les images et les bribes de texte habituelles : ce n’était pas encore la planète en direct, mais presque. Le regard de Trixia sautait d’un affichage à l’autre. Ses doigts martelaient le vieux clavier, mais elle semblait avoir oublié de contacter le service d’information de l’escadre. La seule vue de son plan de travail l’avait ramenée au centre de sa Focalisation. Des fenêtres de texte s’ouvrirent. Un flot de glyphes absurdes les traversait si vite que ce devait être la représentation du langage parlé araignée, une émission de radio ou – vu la situation politique – une interception de communications militaires.

— Je ne supporte pas le décalage. C’est injuste.

Long silence. Elle ouvrit un nouvel écran de texte. Les images qui l’accompagnaient papillotaient dans une série de fluctuations colorées : un des formats vidéo des Araignées. Ça n’avait toujours pas l’air d’être du direct, mais Ezr reconnut l’indicatif pour l’avoir vu assez souvent dans l’alvéole de Trixia. Il s’agissait du bulletin d’informations d’une chaîne privée que Trixia traduisait quotidiennement.

— Ils se trompent. C’est le général Smith qui ira à Pleinsud et non le Roi.

Elle était toujours tendue, mais c’était sa concentration habituelle de Focalisée.

Quelques secondes plus tard, Rita Liao passa la tête par l’embrasure. Ezr se retourna, vit sur son visage une expression de tranquille stupéfaction.

— Tu es un vrai magicien, Ezr. Comment tu as fait pour calmer tout le monde ?

— Je… je crois que Trixia a confiance en moi, c’est tout.

Un espoir secret énoncé sous la forme d’une timide hypothèse.

Rita ressortit la tête pour inspecter le couloir dans les deux sens.

— Ouais. Mais tu sais quoi, après que tu l’as remise au travail ? Les autres on réintégré leurs chambres tout aussi calmement. Ces traducteurs sont plus faciles à contrôler que les zombies militaires. On n’a qu’à convaincre leur numéro un, et tous les autres s’alignent sur lui, dit-elle en souriant. Mais ça, on l’a déjà vu, avec les traducteurs qui contrôlent les zombies des couches alternées. Ce sont les composants essentiels, pas vrai ?

— Trixia est une personne !

Tous les Focalisés sont des humains, connasse !

— Je sais, Ezr. Excuse-moi. Mais si, je comprends… Trixia et les autres traducteurs semblent effectivement être différents. Il faut être drôlement calé pour traduire les langues naturelles. De tous les… de tous les Focalisés, ce sont les traducteurs qui semblent se rapprocher le plus des personnes véritables… Écoute, je vais faire un dernier contrôle, et puis je confirme à Bil Phuong que nous avons la situation en main.

— D’accord, répondit Ezr d’une voix lugubre.

Rita sortit de l’alvéole à reculons. La porte se referma. Au bout d’un moment, Ezr entendit d’autres portes claquer dans le couloir.

Penchée sur son clavier, Trixia était indifférente aux opinions qui venaient d’être exprimées. Ezr l’observa quelques secondes en songeant à l’avenir qu’elle pourrait avoir, en se demandant comment il pourrait finalement la sauver. Même au bout des quarante ans qu’avait duré la Planque en L1, les traducteurs ne pourraient simuler les communications vocales en temps réel avec les Araignées. Tomas Nau ne gagnerait rien à amener ses traducteurs sur le sol d’Arachnia. Du moins, pas encore. Une fois la planète conquise, Trixia et les autres seraient la voix du conquérant.

Mais cela n’aura pas lieu. Le plan de Pham et d’Ezr se déroulait comme prévu. Sauf pour quelques vieux systèmes, quelques dispositifs de sauvegarde électromécaniques, les localiseurs Qeng Ho pourraient contrôler totalement la situation. Pham et Ezr allaient finalement passer au sabotage pur et simple – au premier chef, couper les communications radio sur Hammerfest. L’interrupteur, presque entièrement mécanique, était imperméable à toute subtilité. Mais Pham avait encore un autre usage pour les localiseurs. L’équivalent du sable dans les rouages. Ces dernières Msec, ils avaient accumulé des couches de granules autour dudit interrupteur et installé des dispositifs de sabotage similaires dans d’autres systèmes anciens et à bord de la Main invisible. Les cent dernières secondes allaient comporter des risques flagrants. C’était là un stratagème qu’ils ne pourraient essayer qu’une seule fois, lorsque Nau et ses nervis seraient le plus occupés par leur propre prise de pouvoir.

Si le sabotage marchait – quand il marcherait – les localiseurs Qeng Ho feraient la loi. Et notre heure viendra.

Quarante-neuf

Hrunkner Unnerby passait beaucoup de temps à la Commanderie des Terres ; essentiellement parce que c’était le siège de ses entreprises de travaux publics. Dix fois par an, peut-être, il visitait les centres névralgiques des Renseignements de l’Accord. Il s’entretenait quotidiennement avec le général Smith par courrier électronique ; il la voyait lors des réunions de l’état-major. Si leur rencontre à Calorica – il y avait déjà cinq ans de cela – ne s’était pas déroulée dans une ambiance cordiale, elle leur avait au moins permis de partager une sincère anxiété. Mais depuis dix-sept ans… depuis la mort de Gokna… il n’avait pas remis les pieds dans le bureau personnel du général Smith.

La générale avait un nouvel assistant, quelqu’un de jeune et hors phase. Unnerby se retrouva dans l’ambiance silencieuse de la tanière de sa supérieure. L’endroit était aussi vaste que dans ses souvenirs, avec des renfoncements en mezzanine et des perchoirs isolés. Il était apparemment seul pour l’instant. Avant Smith, Strut Greenval avait occupé ce bureau-sanctuaire, comme les chefs des Renseignements pendant les deux générations avant la sienne. Ces occupants précédents auraient du mal à le reconnaître à présent. Il y avait encore plus de matériel de télécommunication et d’ordinateurs que dans le bureau de Sherk à Princeton. Un pan de la pièce était dévolu à un affichage en vision intégrale aussi perfectionné que la meilleure vidéomancie. Il recevait à présent des images prises par des caméras en surface. Les Chutes royales s’étaient figées depuis plus de deux ans et le regard portait jusqu’en haut de la vallée. Les collines étaient des silhouettes brutes en cours de refroidissement avec du givre de gaz carbonique en altitude. Mais, tout près… les ultrarouges suintaient des immeubles, flamboyaient dans les gaz d’échappement de la circulation urbaine. Hrunkner contempla un instant ce spectacle, tentant d’imaginer à quoi avait dû ressembler la scène rien qu’une génération plus tôt, cinq ans après le début de la dernière Ténèbre. Diantre, ce local aurait déjà été abandonné ! Les gens de Greenval, terrés dans leur petite caverne de commandement, respireraient un air vicié en guettant les derniers messages radio et se demanderaient si Hrunk et Sherk allaient survivre dans leur profond sous-marin. Encore quelques jours, et Greenval aurait mis le point final à ses activités, et la Grande Guerre se serait figée dans son propre sommeil meurtrier.

Mais dans cette génération, nous poursuivons carrément notre existence, et dans la perspective de la guerre la plus atroce de tous les temps.

Derrière lui, il vit la générale entrer sans bruit dans la pièce.

— Sergent, veuillez vous asseoir, dit-elle en lui indiquant le perchoir devant son bureau.

Unnerby s’arracha à la contemplation du paysage et s’assit. Sur le bureau en U de Smith, où s’entassaient des recopies de rapports, trois afficheurs étaient allumés sur cinq ou six. Deux montraient des motifs abstraits similaires aux images dans lesquelles Sherkaner s’était englouti. Donc, elle lui passe toujours ses caprices.

Le sourire de la générale semblait raide, forcé, et pouvait donc être sincère.

— Je vous appelle « sergent ». Ce grade est une pure fiction. Mais… merci d’être venu.

— Bien sûr, madame.

Pourquoi m’avoir fait venir ici ? Peut-être que son délirant projet pour le Nord-Est avait encore une chance. Peut-être que…

— Avez-vous vu mes propositions d’excavation, général ? Avec des explosifs nucléaires, nous pourrions creuser des cavernes à l’épreuve des radiations, et rapidement. Les schistes du Nord-Est seraient le terrain idéal. Donnez-moi les bombes, et en cent jours je pourrais protéger l’essentiel de l’agriculture et de la population là-bas.

Ces paroles avaient jailli spontanément. La dépense serait énorme, au-delà des possibilités de la Couronne ou du financement privé. La générale serait contrainte de prendre les pouvoirs spéciaux, nonobstant le Pacte. Et, même dans ce cas, ça ne se terminerait pas dans l’allégresse. Mais si – ou plutôt quand – la guerre arriverait, cela pourrait sauver des millions de personnes.

Victory dressa une main, doucement.

— Hrunk, nous n’avons pas cent jours devant nous. D’une manière ou d’une autre, je m’attends à ce que les choses soient réglées en moins de trois jours.

Elle désigna l’un des petits afficheurs.

— On vient de m’informer que l’Honorée Pedure elle-même se trouve effectivement à Pleinsud, en train de tout orchestrer.

— Qu’elle aille au diable ! Si elle déclenche une attaque à partir de Pleinsud, elle grillera avec les autres.

— C’est pourquoi nous ne risquons probablement rien tant qu’elle n’est pas repartie.

— J’ai entendu des rumeurs, madame. Notre Sécurité extérieure est bonne à mettre au rancart ? Thract a été limogé ?

Les rumeurs ne cessaient de s’amplifier. On soupçonnait – hypothèse effrayante – la présence d’agents de la Parenté au sein même des Renseignements. Une cryptographie du plus haut niveau était employée pour le tout-venant des messages. Là où l’ennemi n’avait pas réussi avec des menaces directes, il se pourrait qu’il gagne maintenant uniquement grâce à la panique et à la confusion qui régnaient partout.

La tête de Smith s’agita dans un spasme de colère.

— C’est exact. Nous avons essuyé une défaite tactique dans le Sud, mais nous disposons encore d’atouts là-bas, de gens qui dépendaient de moi… des gens que j’ai abandonnés.

Elle fit cette révélation d’une voix presque inaudible et Hrunk douta que ce discours s’adresse à lui. Elle resta muette un moment, puis se ressaisit.

— Vous êtes plus ou moins un expert en ce qui concerne les structures enterrées de Pleinsud, n’est-ce pas, sergent ?

— Je les ai conçues et j’ai supervisé l’essentiel de leur construction.

C’était lorsque le Sud et l’Accord étaient des nations on ne peut plus amies.

La générale remua sur son perchoir. Ses bras tremblaient.

— Sergent… même maintenant, je ne peux pas supporter de vous voir. Je crois que vous le savez.

Hrunk baissa la tête. Je le sais. Et comment !

— Mais pour des choses simples, je vous fais confiance. Et, oh ! Dieu tout-profond, j’ai besoin de vous en cet instant précis ! Un ordre n’aurait pas de sens… mais voulez-vous m’aider pour Pleinsud ?

Les mots semblaient s’extirper de sa bouche.

Faut-il que vous me le demandiez ? Hrunkner leva les mains.

— Cela va de soi.

Cette prompte réponse n’était évidemment pas attendue. Smith rumina une seconde.

— Comprenez-vous ? Vous allez prendre des risques au service de ma personne.

— Oui, oui. J’ai toujours voulu me rendre utile.

J’ai toujours voulu me racheter.

La générale le toisa un instant de plus. Puis elle dit :

— Merci, sergent.

Elle appuya quelque part sur son bureau.

— Tim Downing – le jeune collaborateur ? – vous fournira plus tard l’analyse détaillée. Pour vous la résumer, Pedure n’aurait qu’une seule raison d’être là-bas à Pleinsud : la situation est encore indécise. Pedure n’a pas encore piégé tous les acteurs principaux. Certains élus du Parlement de Terresud m’ont demandé de venir m’exprimer.

— Mais… c’est le Roi qui devrait se déplacer dans un cas pareil.

— Oui. Il semble qu’un certain nombre de traditions vont être bousculées au cours de cette nouvelle Ténèbre.

— Vous ne pouvez pas y aller, madame.

Quelque part au tréfonds de son esprit, Hrunkner riait doucement de cette entorse au protocole commise par un simple sous-off.

— Vous n’êtes pas le seul à être de cet avis… Le dernier conseil que Strut Greenval m’ait donné, à pas plus de deux cents verges de l’endroit où nous sommes, était quelque chose de similaire.

Elle se tut, accablée de souvenirs, puis poursuivit :

— C’est bizarre. Strut avait prévu tant de choses. Il savait que je finirais sur son perchoir. Il savait que je serais tentée d’aller sur le terrain. Dans les premières décennies de la Clarté, il y a eu une douzaine d’occasions où je sais maintenant que j’aurais pu redresser la situation – et même sauver des vies – si je m’étais déplacée et avais fait le nécessaire moi-même. Mais le conseil de Greenval était plutôt un ordre ; je l’ai suivi, j’ai lutté et j’ai survécu.

Elle rit brusquement et son attention sembla retourner au présent.

— Et maintenant, je suis une dame plutôt âgée, recroquevillée dans un réseau de mensonges. Et l’heure est finalement venue de désobéir aux ordres de Strut.

— Madame, le conseil du général Greenval est plus pertinent que jamais. Votre place est ici.

— J’ai… j’ai laissé pourrir la situation. C’était une décision personnelle, personnelle et nécessaire. Mais si je me rends maintenant à Pleinsud, il y a des chances que je puisse sauver quelques vies.

— Mais si vous échouez, vous mourrez et nous aurons certainement perdu la partie !

— Non. Si je meurs, il y aura un massacre, mais nous triompherons quand même.

Elle referma d’un coup sec les couvercles de ses afficheurs.

— Nous partons dans trois heures. Rendez-vous au site de lancement des courriers numéro quatre.

Hrunkner faillit hurler de frustration.

— Prenez au moins des précautions spéciales. La jeune Victory et…

— L’équipe Lighthill ? dit-elle avec un mince sourire. Sa réputation commence à se répandre, n’est-ce pas ?

Hrunkner ne put s’empêcher de sourire à son tour.

— Euh… oui. Personne ne sait exactement ce qu’ils sont capables de faire… mais ils semblent aussi farfelus que nous l’étions dans nos meilleurs moments.

Des histoires circulaient sur leur compte : les unes flatteuses, d’autres moins, mais toutes délirantes.

— Vous ne les détestez pas vraiment, n’est-ce pas, Hrunk ? dit-elle avec une pointe d’étonnement dans la voix. Ils auront des choses plus importantes à faire pendant les prochaines soixante-quinze heures… Sherkaner et moi-même avons créé la situation actuelle, par choix délibéré, au fil de nombreuses années. Nous en connaissions les risques. Le moment est venu de faire les comptes.

C’était la première fois qu’elle mentionnait Sherkaner depuis qu’Unnerby était entré dans le bureau. La collaboration qui les avait amenés si loin s’était brisée, et la générale ne comptait plus que sur elle-même.

La question n’avait pas de sens, mais Hrunkner ne put s’empêcher de la poser :

— En avez-vous parlé avec Sherkaner ? Que fait-il en ce moment ?

Smith resta silencieuse, le regard impénétrable. Puis elle dit :

— Il fait de son mieux, sergent. De son mieux.


Le ciel nocturne était limpide même à l’aune des normes de Paradise Island. Obret Nethering contourna prudemment la tour au sommet de l’île puis vérifia le matériel pour la séance de la nuit. Sa veste et ses jambières chauffées n’étaient pas particulièrement volumineuses, mais si son réchauffeur d’air tombait en panne, ou si le câble d’alimentation qui traînait derrière lui était sectionné… Bon, il ne mentait pas quand il disait à ses collaborateurs qu’ils perdraient un bras, un jambage ou un poumon – irrémédiablement gelés – en quelques minutes. La Ténèbre était dans sa cinquième année. Il se demanda si, même pendant la Grande Guerre, il y avait eu des gens encore éveillés à une date aussi tardive.

Nethering interrompit son inspection ; après tout, il était un peu en avance sur son programme. Il s’immobilisa dans le froid silence et contempla sa spécialité : la voûte céleste. Vingt ans auparavant, lorsqu’il commençait tout juste ses études à Princeton, Nethering voulait être géologue. La géologie était la mère des sciences et, dans cette génération, avec toutes ces excavations monstrueuses et une exploitation minière intensive, elle était plus importante que jamais. L’astronomie, en revanche, était l’apanage des excentriques, des marginaux de la science. L’orientation naturelle des gens raisonnables était de regarder vers le bas, de préparer les profonds les plus sûrs dans lesquels on puisse survivre à la prochaine Ténèbre. Qu’y avait-il à voir dans le ciel ? Le soleil, certainement, origine de toute vie et source de tous les problèmes. Mais, à part cela, rien ne changeait. Les étoiles étaient des objets insignifiants immuables, sans aucun rapport avec le soleil ni rien à quoi on puisse s’intéresser.

C’est alors que, dans sa deuxième année de licence, Nethering avait rencontré le vieux Sherkaner Underhill et que toute sa vie en avait été à jamais changée – bien qu’en l’occurrence Nethering ne soit pas un cas isolé. Il y avait dix mille étudiants, et pourtant, d’une manière ou d’une autre, Underhill arrivait toujours à atteindre des individus. Ou alors, c’était peut-être l’inverse : Underhill était une telle source flamboyante d’idées délirantes que certains étudiants se rassemblaient autour de lui comme des fées des bois autour d’une flamme. Underhill soutenait que tout l’édifice des mathématiques et de la physique avait pâti du fait que personne ne comprenne la simplicité de l’orbite de la terre autour du soleil ni le mouvement intrinsèque des étoiles. S’il y avait eu ne serait-ce qu’une seule autre planète pour alimenter des hypothèses… eh bien, le calcul intégral aurait pu être inventé dix générations plus tôt et non deux. Et la folle explosion technologique de la génération actuelle aurait pu s’étaler plus calmement sur de multiples cycles de Clarté et de Ténèbre.

Évidemment, les assertions scientifiques d’Underhill n’étaient pas entièrement neuves. Cinq générations plus tôt, avec l’invention du télescope, l’observation des étoiles binaires avait révolutionné la compréhension du temps. Mais Underhill excellait à trouver de nouvelles méthodes pour réconcilier entre elles les idées anciennes. Le jeune Nethering avait été progressivement détourné du droit chemin de la géologie, jusqu’à tomber amoureux du vide d’En-Haut. Plus on comprenait la nature réelle des étoiles, plus on comprenait à quoi devait vraiment ressembler l’univers. Et, de nos jours, si on savait où les chercher, et avec les instruments appropriés, toutes les couleurs du spectre étaient visibles dans le ciel. Ici, sur Paradise Island, l’ultrarouge des étoiles brillait plus franchement que nulle part ailleurs dans le monde. Avec les grands télescopes qu’on construisait maintenant et l’absence de turbulences due à la sécheresse des couches supérieures de l’atmosphère, Obret avait parfois l’impression qu’il pourrait voir jusqu’au fond de l’univers.

Ah ! Au ras de l’horizon nord-est, un mince panache d’aurore boréale s’étirait vers le sud. Il y avait une boucle magnétique permanente au-dessus de la mer du Nord, mais, cinq ans après le début de la Ténèbre, les aurores étaient exceptionnelles. En bas, à Paradise Town, les rares touristes restants devaient pousser des oh ! et des ah ! en voyant le spectacle. Pour Obret Nethering, ce n’était qu’une gêne inattendue. Il regarda le phénomène une seconde de plus et commença à se poser des questions. La lumière était terriblement cohésive, surtout à l’extrémité nord, où elle s’étrécissait jusqu’à devenir presque ponctuelle. Hum. Si la séance de cette nuit était fichue pour de bon, peut-être qu’ils devraient mettre en batterie le télescope ultrableu et examiner le phénomène de près. On ne sait jamais à l’avance quand on va découvrir quelque chose de génial.

Nethering tourna le dos au parapet et se dirigea vers l’escalier. Il y eut un bruyant fracas métallique, comme si cent combattants gravissaient les marches… mais, plus vraisemblablement, c’était Shepry Tripper et ses quatre bottes de randonnée. Un instant plus tard, le collaborateur de Nethering bondit à l’air libre. Shepry avait juste quinze ans et était aussi hors phase qu’un enfant puisse l’être. Il fut un temps où Nethering n’aurait pu s’imaginer en train de parler à pareil monstre, encore moins de travailler avec lui. Mais, là aussi, son séjour à Princeton avait changé sa perspective. Maintenant… bon, Shepry était encore un enfant et ignorait tellement de choses. N’empêche qu’il y avait comme une force brute dans son enthousiasme. Nethering se demanda combien d’années de recherche étaient perdues à la fin du Déclin parce que les chercheurs les plus jeunes atteignaient déjà l’âge mur, commençaient à créer des familles et étaient trop engourdis pour donner à leur travail l’intensité nécessaire.

— Monsieur ! Docteur Nethering !

La voix de Shepry était assourdie par son réchauffeur d’air. Le gamin haletait, perdant ainsi les quelques secondes que sa montée précipitée lui avait fait éventuellement gagner.

— Gros problème. J’ai perdu la liaison radio avec North Point. Y a rien que de la friture sur toutes les fréquences.

North Point était l’autre extrémité de l’interféromètre, à cinq milles de là. Nethering pouvait faire une croix sur le programme de la nuit.

— Tu as appelé Sam sur la liaison terrestre ? Qu’est-ce que…

Il se tut. La signification des paroles de Shepry s’imposa lentement à son esprit. Rien que de la friture sur toutes les fréquences. Derrière lui, l’étrange « crête » aurorale avançait imperturbablement vers le sud. L’irritation se transforma en une peur sourde. Obret Nethering savait qu’une guerre mondiale était imminente. Tout le monde le savait. La civilisation pourrait être détruite en quelques heures si les bombes commençaient à tomber. Même des lieux écartés comme Paradise Island ne seraient peut-être pas épargnés. Et cette lumière ? Elle était en train de s’éteindre. Le point brillant disparut. Une explosion nucléaire dans la magnétosphère pourrait, à la rigueur, ressembler à une aurore boréale, mais sûrement pas avec une forme aussi asymétrique, et pas avec une durée d’apparition aussi longue. Hmmm. Ou alors, peut-être que des physiciens astucieux avaient mitonné un truc plus subtil qu’une vulgaire bombe atomique. La curiosité et l’horreur se firent la guérilla dans la tête de Nethering.

Il se retourna et tira Shepry vers l’escalier. Moins vite. Combien de fois l’avait-il répété à Shepry ?

— Un pas à la fois, Shepry, et regarde si ton câble d’alimentation ne se coince pas. La batterie de radars est activée, ce soir ?

— Euh… oui. Mais on va avoir que du bruit sur l’enregistrement.

Les lourdes bottes de Shepry sonnaient sur les marches juste derrière lui.

— Peut-être.

Envoyer des impulsions à micro-ondes sur les sillages ionisés était l’un des projets secondaires dont Nethering et Tripper avaient la charge. Presque tous les échos détectés pouvaient être attribués à des fragments de satellites en perdition, mais, environ une fois par an, ils repéraient quelque chose qu’ils ne pouvaient expliquer, un mystère du Grand Vide. Nethering avait presque réussi à décrocher un article à ce sujet dans une revue scientifique. Mais les vieux birbes du comité de lecture – l’incontournable « Tom Kisscash » – avaient soumis ses données à leurs propres programmes d’évaluation et avaient réfuté ses conclusions. Cette nuit, les radars pourraient se révéler utiles d’une autre manière. Et si l’extrémité pointue de l’insolite apparition était un objet physique ?

— Shepry, nous sommes toujours connectés au réseau ?

Leur liaison à haut débit était un câble à fibres optiques tendu sur la glace de l’océan ; son intention première était d’utiliser les super-ordinateurs continentaux pour guider les observations de cette nuit. Maintenant…

— Je vérifie.

— Nous allons peut-être avoir quelque chose d’intéressant à montrer à Princeton, dit Nethering en riant.

D’une pression sur une touche, il enclencha l’enregistrement radar et commença le balayage. Était-ce la Nature ou la Guerre qui leur parlait ce soir ? Quoi qu’il en soit, le message était important.

Cinquante

Ces temps-ci, voler donnait à Hrunkner Unnerby un sacré coup de vieux, lui qui avait connu l’époque où des moteurs à pistons animaient des hélices en bois et où les ailes étaient de la toile tendue sur un cadre.

Et l’aéronef de Victoria Smith n’était pas un quelconque jet privé : à près de cent mille pieds d’altitude, ils fonçaient vers le sud à trois fois la vitesse du son. Les deux moteurs étaient presque silencieux ; on n’entendait qu’un bourdonnement aigu qui semblait se vriller dans vos entrailles. Dehors, les clartés stellaire et solaire combinées réussissaient tout juste à donner des couleurs aux nuages en dessous d’eux. La planète était enveloppée de couches de nuages. Vus de cette altitude, même les plus hauts d’entre eux semblaient aplatis et ramassés sur eux-mêmes. De temps en temps, des canyons d’air libre s’ouvraient, et on entrevoyait de la glace et de la neige. Dans quelques minutes, ils atteindraient le détroit du Sud et quitteraient l’espace aérien de l’Accord. Le navigateur les informa qu’une escadre de chasseurs de l’Accord les accompagnait et qu’elle les escorterait jusqu’à l’aérodrome de l’ambassade à Pleinsud. Pour toute preuve de cette affirmation, Hrunkner n’apercevait qu’un reflet métallique de temps à autre dans le ciel au-dessus d’eux. Il soupira. Comme tout ce qui était important de nos jours, ils allaient trop vite et trop loin pour être vus par de simples mortels.

L’aéronef personnel du général Smith était en réalité un bombardier de reconnaissance supersonique, le genre d’engin qui devenait inutile avec l’arrivée des satellites.

— La Défense aérienne nous en a pratiquement fait cadeau, avait dit Smith lorsqu’ils étaient montés à bord. Quand l’air commencera à se condenser en neige, il sera bon à mettre à la ferraille.

Il y aurait alors une industrie des transports entièrement nouvelle. Des véhicules balistiques, peut-être ? Des flotteurs antigravitationnels ? Peut-être que ça n’avait pas d’importance. Si leur mission actuelle échouait, il risquait de pas y avoir d’industrie du tout, rien qu’un interminable combat au milieu des ruines.

Des ordinateurs et du matériel de télécommunications s’entassaient dans des casiers au centre du fuselage. Unnerby avait vu les dômes des lasers et des micro-ondes en montant dans l’aéronef. Les techniciens de vol étaient connectés au réseau militaire de l’Accord aussi confortablement que s’ils étaient restés à la Commanderie. Il n’y avait pas de stewards à bord. Unnerby et le général Smith étaient sanglés dans d’étroits perchoirs qui semblaient terriblement durs après les deux premières heures. Mais ils étaient probablement plus à l’aise que les combattants suspendus aux filets à l’arrière de l’aéronef. Une équipe de dix gardes du corps ; c’était tout ce que la générale avait en matière de protection rapprochée.

Victory ne disait rien, absorbée par son travail. Son assistant, Tim Downing, avait transporté à bord tout son matériel informatique : de lourds coffrets difficiles à manipuler qui devaient être très performants, très bien isolés, ou alors terriblement désuets. Depuis trois heures, elle était entourée d’une demi-douzaine d’écrans, dont la lumière étincelait faiblement dans tous ses yeux. Hrunkner se demanda ce qu’elle voyait. Ses réseaux militaires associés à tous les réseaux publics devaient lui procurer une vision quasi divine.

L’afficheur d’Unnerby montrait les derniers rapports sur les constructions souterraines de Pleinsud. Il y avait là quelques mensonges… mais il connaissait assez bien les plans originaux pour deviner la vérité. Pour la énième fois, il força son attention à revenir sur sa lecture. Bizarre : quand il était jeune, au temps de la Grande Guerre, il était capable de se concentrer exactement comme la générale maintenant. Mais aujourd’hui, son esprit ne cessait de voleter aux avant-postes… d’une situation catastrophique qui lui semblait inévitable.

Ils étaient à présent au-dessus du Détroit ; vue de cette altitude, la banquise océanique rompue était une mosaïque complexe de craquelures.

— Ça alors ! cria un des techniciens des communications. Vous avez vu !

Hrunkner n’avait rien vu du tout.

— Oui ! Mais je suis encore en communication. Vérifiez vous-même.

— Oui, monsieur.

Sur leurs perchoirs devant Unnerby, les techniciens, penchés sur leurs afficheurs, pianotaient sans relâche. Des lumières clignotaient autour d’eux, mais Unnerby ne pouvait lire les textes qui défilaient sur leurs écrans, et le format d’affichage ne ressemblait à rien qui lui soit familier.

Derrière lui, il constata que Victory Smith s’était levée et regardait la scène attentivement. Son matériel n’était donc pas branché sur celui des techniciens. Voilà pour la « vision quasi divine » qu’il avait imaginée.

Au bout d’un moment, elle dressa une main à l’attention d’un des techniciens.

— Apparemment, quelqu’un vient de passer au nucléaire, madame, lui répondit-il.

— Hmm, dit Smith.

L’afficheur d’Unnerby n’avait même pas clignoté.

— C’était très loin, probablement au-dessus de la mer du Nord. Attendez, je vais vous ouvrir une fenêtre secondaire.

— Et pour le sergent Unnerby aussi.

Le rapport sur Pleinsud que lisait Hrunkner fut soudain remplacé par une carte de la côte du Nord. Des contours colorés se répandaient de manière concentrique autour d’un point situé à huit cents milles au nord-est de Paradise Island. Oui, le vieux dépôt de ravitaillement tiefien, morceau inutile de plate-forme continentale, sauf pour qui voulait lancer des forces sur la glace. C’était vraiment très loin, presque aux antipodes de l’endroit où ils se trouvaient maintenant.

— Une seule explosion ? demanda Smith.

— Oui, à très haute altitude. Une attaque à impulsion électromagnétique… mais qui ne dépassait pas une mégatonne. Nous étoffons cette carte avec les données satellitaires et l’analyse au sol depuis la côte Nord et Princeton.

Les légendes se dispersèrent sur l’image, pointeurs bibliographiques indiquant les sites du réseau qui contribuaient à l’analyse. Ah ! Il y avait même un témoignage oculaire émanant de Paradise Island – un observatoire universitaire, à en croire le code.

— Qu’avons-nous perdu ?

— Pas de pertes militaires, madame. Nous avons perdu le contact avec deux satellites commerciaux, mais c’est peut-être momentané. C’était à peine un coup de griffe.

Quoi, alors ? Un essai ? Un avertissement ? Médusé, Unnerby contempla l’afficheur.


Jau Xin s’était trouvé là moins d’un an auparavant, mais c’était sur une chaloupe avec six hommes à bord, et cet aller et retour furtif s’était terminé dans la journée. Il gérait aujourd’hui le pilotage de la Main invisible, vaisseau stellaire d’un million de tonnes.

C’était la véritable arrivée des conquérants – même si l’on avait fait croire à ces conquérants qu’ils étaient des sauveteurs. Tout près de Jau, Ritser Brughel occupait ce qui avait jadis été la place d’un commandant de vaisseau Fourgueur. Le Subrécargue cracha une liste interminable d’ordres triviaux… à croire qu’il essayait de gérer les pilotes lui-même. Ils étaient arrivés au-dessus du pôle nord d’Arachnia en frôlant l’atmosphère et avaient décéléré en une seule fois dans une vigoureuse rétrocombustion qui avait duré presque mille secondes à plus d’un g. La rétro s’était effectuée au-dessus de l’océan, loin des centres de population araignées, mais elle avait dû être énormément brillante pour les rares individus qui l’auraient observée. Jau pouvait voir la lueur réfléchie dans la glace et la neige en dessous de lui.

Brughel regarda défiler le désert gelé, les traits crispés par une intense émotion. Le dégoût, à voir tant d’immensités apparemment sans valeur ? Le triomphe, à la pensée d’arriver sur ce monde dont il allait être le vice-monarque ? Les deux, probablement. Et là, sur la passerelle, le sentiment de triomphe comme la violence de ses intentions perçaient dans le ton de sa voix, parfois même dans son vocabulaire. Tomas Nau était peut-être obligé de continuer à jouer la comédie là-bas en L1, mais ici, Ritser Brughel ne se gênait plus. Jau avait vu les coursives qui menaient aux appartements de Brughel. Les parois étaient un incessant ballet de volutes roses, à la fois sensuelles et lourdement menaçantes. On ne tenait pas de réunions de travail au bout de ces couloirs. Quand ils avaient quitté L1, il avait entendu Brughel se vanter devant le caporal Anlang de la gâterie très spéciale qu’il sortirait du frigo pour célébrer l’imminente victoire. Non, n’y pense pas. Tu en sais déjà trop.

Dans l’oreille de Xin, les voix de ses pilotes lui confirmaient ce qu’il voyait déjà sur son afficheur de poursuite. Il leva les yeux vers Brughel et s’exprima avec la formalité que l’autre semblait tant apprécier.

— La rétrocombustion est terminée, monsieur. Nous sommes en orbite polaire, altitude cent cinquante kilomètres.

Plus bas que ça, il leur faudrait des raquettes.

— Nous étions visibles à des milliers de kilomètres à la ronde, monsieur.

Xin accompagna ses paroles d’un regard préoccupé. Il jouait les idiots naïfs depuis qu’ils avaient quitté L1. Un jeu dangereux, mais qui, jusque-là, lui avait donné une certaine marge de manœuvre. Et peut-être, oui, peut-être que je trouverai le moyen d’éviter un génocide.

Brughel lui accorda un sourire plein d’une hautaine suffisance.

— Bien sûr qu’on nous a vus, monsieur Xin. Le truc, c’est de se laisser voir… et ensuite de trafiquer la manière dont l’information est interprétée.

Il se commuta sur la fréquence du compartiment zombies de la Main invisible.

— Monsieur Phuong ! Avez-vous camouflé notre arrivée ?

La voix de Bil Phuong leur parvint de la soute à zombies.

Une vraie ménagerie la dernière fois que Jau y était passé… mais Phuong avait l’air d’assurer.

— Nous contrôlons la situation, Subrécargue. J’ai trois équipes qui synthétisent les rapports satellitaires. Ils ont l’air encourageants, d’après ce qu’on me dit en L1.

Ce devait être l’équipe de Rita qui parlait avec Bil. Rita était censée terminer son service d’un moment à l’autre, pour ce que Nau présenterait probablement comme une pause avant le gros travail. Jau savait depuis un jour que cette « accalmie » signalerait le début du massacre.

— Je dois vous avertir, monsieur, poursuivit Phuong. Les Araignées vont finalement comprendre de quoi il retourne. Notre camouflage ne tiendra pas plus d’une centaine de Ksec, sinon moins, s’il y a quelqu’un d’intelligent là-bas.

— Merci, monsieur Phuong, ça devrait largement suffire, dit Brughel avec un sourire mielleux à l’adresse de Jau.

Une partie de leur vue panoramique disparut alors, remplacée par Tomas Nau en L1. Le Premier Subrécargue était assis avec Ezr Vinh et Pham Trinli dans le pavillon au bord du Lac. Le soleil étincelait sur l’eau derrière eux. Ce devait être une conversation publique en duplex, visible par tous les Suiveurs et les Qeng Ho. Nau scruta la passerelle de la Main invisible et son regard sembla se poser sur Ritser Brughel.

— Félicitations, Ritser. Vous êtes bien placé. Rita me dit que vous avez déjà réussi une synchronisation pointue avec les réseaux au sol. Nous avons quelques bonnes nouvelles de notre côté. Le chef des Renseignements de l’Accord se rend à Pleinsud. Son homologue de la Parenté y est déjà. À moins d’un accident, la paix devrait se maintenir quelque temps encore.

Nau semblait sincèrement optimiste. Le plus étonnant, c’était que Ritser Brughel était presque aussi onctueux.

— Oui, monsieur. Je prévois l’annonce officielle et la prise en main intégrale du réseau dans…

Il s’interrompit, feignant de consulter son programme.

— Dans cinquante et une Ksec.

Bien sûr, Nau ne répondit pas immédiatement. Le signal lancé depuis la Main devait sortir de la zone de silence radio pour viser un relais qui le transmettait en L1, quatre secondes-lumière plus loin. Une réponse éventuelle mettrait au moins cinq secondes en sens inverse.

Dix secondes pile plus tard, Nau sourit.

— Excellent. Nous allons harmoniser les cadences ici pour que tout le monde soit frais et dispos au moment où la charge de travail sera maximale. Bonne chance à vous tous, là-bas, Ritser. Nous comptons sur vous.

Il y eut un ou deux chassés-croisés supplémentaires dans leur danse hypocrite, puis Nau disparut. Brughel confirma que toutes les télécoms étaient locales.

— Les codes pour le feu vert devraient arriver d’une minute à l’autre, monsieur Phuong, dit Brughel avec un grand sourire. Encore vingt Ksec, et nous allons faire griller quelques Araignées.


Shepry Tripper resta bouche bée devant l’écran du radar.

— C’est… exactement comme vous avez dit. Quatre-vingt-huit minutes, et voilà que ça revient par le nord !

Shepry était assez calé en maths et travaillait pour Nethering depuis presque un an. Il comprenait certainement le principe de la mise en orbite des satellites. Mais, comme la plupart des gens, il avait encore du mal à accepter l’idée d’« une pierre qu’on lance et qui ne retombe jamais ». Le jeune faucheux serait enchanté lorsqu’un quelconque satellite de télécommunications se pointerait à l’horizon à l’heure et avec les coordonnées prédites par les mathématiques.

Ce que Nethering avait fait cette nuit-là était une prédiction d’une nature différente, et il était aussi intimidé que son assistant… et beaucoup plus inquiet. Ils n’avaient eu que deux ou trois échos radar déterminants sur l’extrémité pointue de l’aurore boréale. L’objet était en décélération bien qu’il soit encore très loin de l’atmosphère. Le site de la Défense aérienne de Princeton n’avait pas été impressionné par le rapport de Nethering. Il avait beau être en relation avec ces gens depuis longtemps, ils le traitèrent ce soir-là comme un correspondant anonyme : une réponse automatisée le remercia pour son information et l’assura qu’elle serait dûment examinée. Le réseau mondial bourdonnait de rumeurs évoquant une explosion nucléaire à haute altitude. Mais cet objet n’était pas une bombe. S’éloignant vers le sud, il avait donné l’impression d’être sur une orbite basse… et voilà qu’il réapparaissait au nord, exactement comme prévu.

— Vous croyez qu’on va le voir cette fois-ci, monsieur ? Il va passer juste au-dessus de nous.

— Je ne sais pas. Nous n’avons pas de télescope qui puisse pivoter assez vite pour le suivre à la verticale.

Nethering se dirigea vers l’escalier, puis ajouta :

— Nous pourrions peut-être utiliser le dix pouces.

— Ouais ! cria Shepry en s’élançant pour le contourner.

— Boutonne ton respirateur ! Et attention aux câbles d’alimentation !

Shepry avait disparu et montait les marches à grand fracas.

Mais le jeune faucheux avait raison ! Il s’écoulerait moins de deux minutes avant que l’objet passe directement au-dessus d’eux, puis encore deux avant qu’il disparaisse à nouveau. Hum. C’était peut-être même trop rapide pour le télescope. Nethering s’arrêta, s’empara d’un quadriscope à champ large posé sur son bureau. Puis il s’élança dans l’escalier derrière Tripper.

En haut, il y avait une légère brise, un froid mordant comme des mâchoires de tarants, même à travers ses jambières à chauffage électrique. Le soleil allait se lever dans environ soixante-dix minutes ; son éclat était faible, mais Nethering aurait perdu la plus grande partie de son temps d’observation. Pour une fois, cela n’avait pas d’importance. La muse des astronomes allait lui sourire dans cette froide nuit.

Il restait moins d’une minute avant que l’objet mystérieux arrive au zénith. Il devait déjà être bien au-dessus de l’horizon et se diriger plein sud vers eux. Nethering contourna le mur arrondi de la coupole principale et scruta l’horizon nord. Il entendit Shepry se colleter avec le dix pouces – le petit télescope qu’ils montraient aux touristes – dans le placard à accessoires devant lui. Normalement, il aurait dû aider l’enfant, mais il n’en avait vraiment pas le temps.

Des champs stellaires familiers s’étendaient jusqu’à l’horizon dans un ciel d’une limpidité cristalline. Pour Obret Nethering, c’était cette pureté qui faisait de la petite île un vrai paradis. Il devrait y avoir un éclat de soleil réfléchi qui montait lentement dans le ciel. Il serait très peu lumineux, vu le piètre éclat de l’astre mort. Nethering scruta le ciel de tous ses yeux, tentant de détecter la moindre lueur mobile… Rien. Peut-être aurait-il dû s’en tenir au radar, peut-être perdaient-ils en ce moment leur unique chance de récupérer des données vraiment valables. Shepry avait maintenant extrait le dix pouces du placard. Il se démenait pour le pointer.

— Monsieur, aidez-moi !

Ils s’étaient trompés tous les deux dans leurs prévisions. La muse des astronomes ne dédaignait pas l’obscurité. Obret se retourna vers Shepry, un peu honteux de l’avoir laissé à lui-même. Évidemment, il continuait de scruter le ciel – le secteur juste au voisinage du zénith où devrait se trouver le minuscule point lumineux. Une bouchée de noirceur clignota sur le flamboiement de l’Amas du Brigand. Une bouchée de noirceur. Quelque chose de gigantesque.

Oubliant toute dignité, Nethering tomba sur le flanc et porta le quadriscope à ses yeux secondaires. Mais, cette nuit, c’était tout ce qu’il lui restait… Il pivota lentement, suivant la trajectoire au jugé en espérant qu’il n’avait pas perdu sa cible.

— Monsieur ? C’est quoi ?

— Shepry, regarde en l’air… mais regarde !

Le faucheux ne dit rien pendant une seconde.

— Oh !

Obret Nethering ne l’écoutait pas. Il avait la chose dans le champ du quadriscope et se concentrait de toutes ses forces pour la suivre, la voir et s’en souvenir. Et ce qu’il vit était une absence de lumière, une silhouette qui fonçait en surimpression sur les champs de nuées stellaires. Son diamètre apparent atteignait presque un quart de degré. L’objet disparut dans les lacunes entre les amas d’étoiles… puis réapparut pendant une seconde. Nethering en percevait presque la forme : un cylindre trapu, braqué vers le bas, avec comme une manière de renflement au milieu du…

Fuselage.

Le reste de sa trajectoire jusqu’à l’horizon sud ne rencontrait que des champs stellaires sporadiques. Nethering tenta en vain de le suivre jusqu’au bout. S’il n’avait pas traversé l’Amas du Brigand, il ne l’aurait peut-être pas repéré du tout. Merci, muse des astronomes !

Il abaissa le quadriscope et se releva.

— Nous allons surveiller le ciel quelques minutes de plus.

Au cas où d’autres zinzins accompagnent ce monstre.

— S’il vous plaît, laissez-moi descendre afficher ça sur le réseau, dit le jeune faucheux. À plus de quatre-vingt-dix milles d’altitude, et tellement gros que je pouvais en voir la forme. Il doit avoir un demi-mille de longueur !

— D’accord. Vas-y.

Shepry disparut dans l’escalier. Trois minutes passèrent. Quatre. Un terne point lumineux traversait l’horizon sud, très vraisemblablement un satellite de télécommunications. Nethering empocha son quadriscope et descendit lentement l’escalier. Cette fois-ci, la Défense aérienne serait obligée de l’écouter. Une bonne partie des subventions de Nethering provenait de contrats avec les Renseignements de l’Accord. Il connaissait donc l’existence des satellites antigravitationnels que la Parenté avait commencé à lancer depuis peu. Mais l’objet n’est pas un de nos engins, ni un des leurs. Et cette arrivée réduit toutes nos guerres à de mesquines chamailleries. Le monde était si proche du conflit nucléaire. Et maintenant… qu’allait-il se passer ? Il se souvint du vieil Underhill évoquant l’image d’un avenir « au tréfonds du ciel ». Mais les anges devraient venir de la bonne terre froide, jamais du vide céleste.

Shepry le rejoignit au pied de l’escalier.

— Ça ne marche pas, monsieur. Impossible de…

— La liaison avec le continent est coupée ?

— Non, elle fonctionne. Mais la Défense aérienne m’a envoyé promener exactement comme vous la fois d’avant.

— Peut-être qu’ils sont déjà au courant.

Excité, Shepry agita les mains spasmodiquement.

— Peut-être. Mais il se passe quelque chose de louche sur les forums aussi. Depuis quelques jours, les messages de cinglés crèvent le plafond. Vous savez, ces histoires de fin du monde, d’apparitions de monstres des neiges. C’est plutôt marrant ; je leur ai même balancé quelques vannes de mon cru. Mais ce soir, les barjots ont pété les plombs.

Shepry s’arrêta, comme s’il avait épuisé son jargon. Il avait tout à coup l’air très jeune et très peu sûr de lui.

— C’est… c’est pas naturel, monsieur. J’ai trouvé deux messages qui décrivaient exactement ce que nous avons vu. C’est un peu ce à quoi on devrait s’attendre pour un truc qui vient de se passer au-dessus du milieu de l’océan. Mais ils sont perdus dans toute cette masse de conneries délirantes.

Hmm. Nethering traversa la pièce et s’installa sur son perchoir habituel à côté des panneaux de commande. Shepry ne tenait pas en place, il attendait une opinion quelconque. Quand j’ai débuté à l’observatoire, les commandes couvraient trois murs : des instruments et des leviers, presque tous analogiques. À présent, la plupart des instruments étaient miniaturisés, numériques et précis. Parfois, il demandait en plaisantant à Shepry s’ils devaient vraiment faire confiance à des trucs qu’on ne pouvait pas désosser. Shepry n’avait jamais compris cette méfiance vis-à-vis de l’automatisation informatisée. Jusqu’à cette nuit.

— Tu sais, Shepry, peut-être que nous devrions passer quelques coups de fil.

Cinquante et un

Hrunkner s’était déjà trouvé une fois dans un ouragan sec, pendant la Grande Guerre. Mais c’était au sol – en dessous du niveau du sol, la plupart du temps – et il ne se souvenait que du vent qui soufflait en permanence et de la finesse de la neige qui tourbillonnait et s’entassait, et s’insinuait dans toutes les brèches, tous les interstices.

Cette fois, il était dans les airs et entamait une descente de quarante mille pieds. Sous la maigre lumière du soleil, il voyait le tourbillon de l’ouragan s’étaler sur des centaines de milles, immobilisé par la distance malgré des vents qui soufflaient à soixante milles à l’heure. Un ouragan sec ne pourrait jamais égaler la furie d’un ouragan humide de la Clarté. Ce type de tempête pouvait toutefois durer des années, sans cesser d’élargir son œil glacial. L’équilibre climatique mondial s’était stabilisé sur une sorte de plateau thermique lié à l’énergie de cristallisation de l’eau. Une fois ce plateau dépassé, les températures chuteraient continuellement jusqu’au niveau suivant, bien plus froid, où l’air lui-même commencerait à se condenser en rosée.

Leur aéronef descendit vers la muraille nuageuse, se cabrant et dérapant au gré d’invisibles turbulences. L’un des pilotes fit remarquer que la pression atmosphérique était maintenant inférieure à ce qu’elle était à cinquante mille pieds quand ils survolaient le Détroit. Hrunkner pencha la tête vers un hublot et regarda presque droit devant. Dans l’œil du cyclone, le soleil brillait sur une mosaïque de neige et de glace. Il y avait aussi des lumières, les rouges thermiques de l’industrie terresudienne juste en dessous de la surface.

Très loin, un pan de montagne déchiquetée perçait les nuages et il y avait des couleurs et des textures qu’il n’avait pas revues depuis le temps lointain où Sherkaner et lui-même avaient arpenté la Ténèbre.


L’ambassade de l’Accord à Pleinsud avait son propre aéroport, une propriété de quatre milles sur deux juste à l’extérieur du noyau urbain. Même ce terrain n’était qu’un fragment de l’enclave que les intérêts coloniaux avaient maintenue pendant les générations précédentes. Ce vestige de l’empire était tantôt un obstacle aux relations amicales et tantôt un catalyseur économique pour les deux nations. Pour Unnerby, ce n’était qu’une langue de glace souillée de traces d’huile. Leur bombardier aménagé effectua l’atterrissage le plus impressionnant de toute la carrière de Hrunkner, un interminable roulé-glissé sur fond flou d’entrepôts couverts de neige.

Le pilote de la générale avait du talent, ou beaucoup de chance. Ils s’arrêtèrent à cent pieds seulement des congères qui marquaient la fin inéluctable de la piste. Quelques minutes plus tard, des véhicules en forme de scarabées les avaient rejoints puis remorquaient l’appareil vers un hangar. Personne ne marchait sur la piste. À côté de leur couloir, le givre de gaz carbonique étincelait sur le sol.

L’intérieur du hangar caverneux était brillamment éclairé. Une fois les portes refermées, des membres du personnel au sol se précipitèrent avec des escaliers mobiles. Il y avait quelques faucheux en civil au bas des marches ; très vraisemblablement l’ambassadeur de l’Accord et le chef des gardes de l’ambassade. Puisqu’ils étaient encore sur le sol de l’Accord, la présence de Terresudiens était hautement improbable… C’est alors qu’Unnerby aperçut l’insigne parlementaire sur la veste de deux des personnages de marque. Quelqu’un se montrait impatient au-delà des limites d’une diplomatie habile.

L’écoutille centrale s’ouvrit et une masse d’air glacé envahit la cabine. Smith avait déjà rassemblé son matériel et se dirigeait vers la sortie. Hrunkner demeura sur son perchoir un instant de plus. Il fit signe à l’un des techniciens des Renseignements.

— Y a-t-il eu d’autres explosions nucléaires ?

— Non, monsieur, rien. Nous avons eu confirmation sur tout le réseau. C’était une explosion isolée d’une mégatonne.


Le Club des sous-officiers à la Commanderie des Terres sortait un peu de l’ordinaire. La Commanderie était à plus d’un jour de route des lieux de distraction civils, et la garnison jouissait d’un gros budget par comparaison avec d’autres postes isolés. À la Commanderie, le sous-off moyen était probablement un technicien avec au moins quatre années d’université derrière lui, et bon nombre des soldats présents étaient affectés au très profond Centre de contrôle et de commandement situé à plusieurs étages en dessous du club. Il y avait donc les tables de jeux, les équipements de musculation et le fizz-bar habituels, mais il y avait aussi une bonne bibliothèque et un certain nombre de jeux électroniques connectés au réseau qui pouvaient servir de postes d’étude.

Négligemment accoudée dans la pénombre derrière le fizz-bar, Victory Lighthill regardait le panorama de la vidéo commerciale sur le mur opposé. Le trait le plus inhabituel du club était peut-être le fait qu’elle y soit acceptée. Lighthill avait le grade de lieutenant, et était donc la bête noire et l’ennemie naturelle de nombreux sous-offs. Or la tradition en vigueur disait que, si un officier faisait abstraction de son grade et était invité par un sous-off, la présence de cet officier était tolérée.

Tolérée, certes, mais dans le cas de Lighthill, pas vraiment bienvenue. La réputation de son équipe en matière d’inspections inopinées et ses liens privilégiés avec le Directeur des Renseignements n’avaient rien pour mettre à l’aise le soldat moyen. Mais les autres membres de son équipe étaient des sous-offs, non ? Ils étaient actuellement dispersés dans le club, affublés chacun d’une sacoche de voyage ventrue. Pour une fois, les autres sous-offs leur parlaient, même s’ils ne les fréquentaient pas véritablement. Même ceux qui n’étaient pas des Renseignements savaient que la situation était au bord de la catastrophe… et la mystérieuse équipe Lighthill devait sûrement avoir des informations de première main.

— C’est Smith qui est à Pleinsud, hasarda un sergent-chef assis au bar. Qui ça pourrait être d’autre ?

Il hocha la tête en direction d’un des caporaux Lighthill et attendit une réaction. Le caporal Suabisme se contenta de hausser les épaules ; il avait l’air très innocent et – pour les tradoques – indécemment jeune.

— Je ne pourrais pas vous le dire, sergent. Sincèrement.

Le sergent-chef tordit ses mains nourricières dans une moue méprisante.

— Ah bon ? Alors, comment se fait-il que vous portez tous des sacoches de voyage, vous autres tire-au-flanc de Lighthill ? Moi je dirais que vous attendez de grimper dans un aéro pour une destination ou une autre.

C’était le genre de coup de sonde qui inciterait normalement Viki à agir, soit pour mettre Suabisme sur la touche soit – si besoin était – pour réduire au silence l’indiscret sergent. Mais dans l’enceinte du club des sous-officiers, Lighthill n’avait aucune autorité. En outre, s’ils se trouvaient là, c’était pour être officiellement invisibles. Toutefois, au bout d’un moment, le sergent-chef comprit qu’il ne pourrait pas susciter de révélations accidentelles de la part du jeune soldat et se retourna vers ses camarades assis au bar.

Viki poussa un soupir discret. Elle se recroquevilla jusqu’à ce que le haut de ses yeux affleure le niveau du comptoir. Le fizz-bar commençait à se remplir, l’impact des boules de salive dans les crachoirs faisait comme une musique d’ambiance. On parlait peu, on riait encore moins. En dehors du service, les sous-officiers étaient censés être de joyeux lurons, mais les pauvres faucheux n’avaient pas la tête à la gaudriole. La télévision accaparait l’attention de tous. La coopérative des sous-offs avait acheté le tout dernier modèle de vidéo multiformat. Dans la pénombre derrière le bar, Viki sourit malgré elle. Si le monde parvenait à survivre ne serait-ce que quelques années de plus, pareil équipement serait aussi performant que le matériel de vidéomancie avec lequel papa s’amusait.

La télé pompait les infos d’un site de presse privé. Une fenêtre montrait l’image grossière prise par une caméra de location à l’aéroport de l’ambassade à Pleinsud. L’aéronef qui se laissait glisser sur la piste était d’un type que Lighthill elle-même n’avait vu que deux fois auparavant. Comme bien des choses, il était en même temps secret et frappé d’obsolescence. La presse y avait à peine fait allusion. Sur la fenêtre principale, une éditorialiste se félicitait de ce scoop et émettait des hypothèses sur l’identité du personnage que transportait le poignard volant.

— Ce n’est pas le Roi lui-même, quoi que puissent dire nos concurrents. Le dispositif que nous avons mis en place pour couvrir le palais et les aérodromes de Princeton aurait détecté le moindre déplacement de la part de la Maison royale. Qui donc arrive en ce moment à Pleinsud ?

La présentatrice se tut et les caméras se rapprochèrent, entourant la partie antérieure de son corps. L’image s’agrandit et déborda sur les affichages voisins. Cette manœuvre donnait brusquement l’impression d’une conversation intime.

— Nous savons maintenant que l’émissaire est le directeur du Service des Renseignements royaux, Victory Smith.

Les caméras reculèrent légèrement.

— Nous disons donc aux responsables de l’information royale : vous ne pouvez rien cacher à la presse. Vous feriez mieux de nous donner libre accès aux informations. Permettez à la population de suivre les entretiens de Smith avec les Terresudiens.

Une autre caméra montrait l’intérieur d’un hangar : celui de l’ambassade, où le poignard volant de maman avait été remorqué dès son atterrissage ; les portes hermétiques étaient en train de se refermer. La scène ressemblait à un diorama construit à partir de jouets d’enfant : l’aéronef futuriste, les tracteurs à carrosserie fermée qui évoluaient sur le vaste sol du hangar. On ne voyait de gens nulle part. Ils ne sont sûrement pas obligés de pressuriser tout cet espace ? Même dans l’œil de l’ouragan sec, la pression ne pouvait être aussi basse. Mais, au bout d’un moment, des soldats jaillirent d’une camionnette. Ils poussèrent un escalier mobile contre le flanc de l’engin effilé. Dans le club des sous-officiers, toutes les conversations cessèrent brusquement.

Un soldat monta jusqu’à l’écoutille centrale de l’aéronef. Elle s’entrouvrit, et… l’image donnée par la caméra de location s’effaça, remplacée par le Sceau royal.

Il y eut des rires surpris, puis des applaudissements et des vivats.

— Un point pour la générale ! cria quelqu’un.

Ces faucheux voulaient comme tout le monde savoir ce qui se passait à Pleinsud, mais ils conservaient une rancune tenace à l’égard des agences de presse et se sentaient personnellement offensés par ces toutes dernières révélations.

Viki observa les membres de son équipe. La plupart regardaient la télévision, mais sans grand enthousiasme. Ils savaient déjà ce qui se passait et – comme l’avait pressenti le sergent-chef Grande-Gueule – ils s’attendaient à passer eux-mêmes à l’action très bientôt. Malheureusement, la télévision ne pouvait guère les aider en la matière. Au fond de la pièce, loin du fizz-bar et de la vidéo, un noyau de joueurs invétérés s’accrochaient à leurs consoles. Trois des gens de Lighthill étaient du nombre. Brent était là depuis qu’ils avaient commencé à ronger leur frein. Il était penché sur l’affichage d’un jeu personnalisé et le casque lui recouvrait presque entièrement la tête. À le voir, on ne se serait jamais douté que le monde était à deux doigts de la destruction.

Viki descendit de son perchoir et se dirigea tranquillement vers les consoles de jeux.

En trente-cinq ans d’existence, l’assommoir de Benny n’avait jamais connu de moment plus exaltant. Mais, qui sait, peut-être qu’après ça nous allons continuer et en faire un commerce tout ce qu’il y a de réglo. Il s’était passé des trucs plus étranges. L’assommoir avait servi de centre socioculturel à leur insolite communauté. Très bientôt, cette communauté allait inclure une autre race, la première race d’outre-espace technologiquement avancée que l’Humanité ait jamais rencontrée. L’établissement pourrait très bien devenir l’élément central de cette prodigieuse combinaison.

Benny Wen flottait de table en table tout en donnant des ordres et en saluant les habitués. Et pourtant, son attention dérapait encore par moments dans un avenir fabuleux et il tentait d’imaginer ce que ce serait d’avoir des Araignées comme clients.

— On n’a plus de bière dans la salle d’en bas, Benny, dit la voix de Hunte dans son oreille.

— Demande à Gonle, papa. Elle a promis de fournir tout ce dont on aurait besoin.

Il jeta un coup d’œil circulaire et entrevit Fong au bout d’un tunnel de fleurs et de lianes, dans la salle est de l’établissement.

Benny n’entendit pas la réponse de son père. Il parlait déjà au groupe d’Émergents et de Qeng Ho qui se posaient en douceur autour de la table qu’on venait de leur préparer.

— Sois la bienvenue, Lara ! Ça fait bien des Veilles que je ne t’ai pas vue.

La fierté de montrer son établissement et la joie de retrouver de vieux amis se combinaient pour lui réchauffer le cœur.

Après une brève conversation, il s’éloigna en souplesse de la table, passa à la suivante, et ainsi de suite, sans jamais cesser de garder à l’esprit le suivi des commandes dans toutes les salles. Même avec l’aide de Gonle et de papa, ils arrivaient tout juste à maintenir la coordination des extras.

— Elle est ici, Benny, dit la voix de Gonle.

— Elle est venue ! Je la retrouve à la table de devant.

Il décolla pour piquer vers la cavité centrale. Il y avait des salles aux six points cardinaux. Le Subrécargue les avait autorisés – encouragés – à abattre les cloisons et à utiliser le volume représenté par d’anciennes salles de réunion. L’assommoir de Benny était à présent le plus vaste espace du temp’ et, le Parc du Lac excepté, le plus vaste espace habitable en L1. Aujourd’hui, près des trois quarts de tous les Émergents et Qeng Ho étaient en Veille simultanément – le paroxysme des préparatifs mouvementés en vue du Sauvetage des Araignées. Et, un court moment juste avant l’impulsion finale, pratiquement tout le monde s’était retrouvé ici chez Benny. C’était tout autant une réunion qu’une opération de sauvetage et un nouveau commencement.

Le cœur de l’établissement était un icosaèdre de dispositifs d’affichage, une tente dressée avec ce qui restait de mieux en matière de papier vidéo. C’était à la fois primitif et socialement réconfortant. Où qu’ils soient placés, les clients de Benny pouvaient regarder vers l’intérieur et admirer les vues partagées. Benny traversa rapidement l’espace libre, manquant d’écorner du pied l’affichage. Vers l’extérieur, son regard embrassait des centaines de clients, des douzaines de tables nichées au milieu des lianes et des fleurs. S’emparant d’une liane, il s’arrêta dans un mouvement gracieux devant une table de la salle d’en haut, au bord du vide central de l’assommoir. « La table d’honneur », avait dit Tomas Nau.

— Qiwi ! Assieds-toi et sois la bienvenue !

Il pirouetta par-dessus la table pour flotter à côté d’elle.

Qiwi Lisolet renvoya à Benny un sourire hésitant. Elle avait maintenant déjà cinq ou six ans de plus que lui, mais elle semblait brusquement très jeune et peu sûre d’elle. Qiwi tenait quelque chose contre son épaule ; c’était l’un des chatons de North Paw, le premier que Benny ait vu en dehors du Parc. Qiwi regarda autour d’elle, comme surprise de constater pareille affluence.

— Presque tout le monde est ici, alors ?

— Mais oui ! Nous sommes tellement heureux que tu sois venue. Tu peux nous donner des informations de première main sur ce qui se passe en ce moment.

Ambassadrice de charme du Subrécargue, Qiwi était à la hauteur de son personnage. Plus de combinaison intégrale pressurisée aujourd’hui. Elle portail une robe de dentelle qui flottait en douces volutes au gré de ses mouvements. Même lors de la journée portes ouvertes au Parc du Lac, elle n’avait jamais été aussi belle.

Qiwi hésita, puis s’assit à la table. Benny resta assis un moment lui aussi, par courtoisie. Il lui remit une baguette de commande.

— C’est ce que Gonle m’a donné ; désolé, mais nous n’avons rien de mieux.

Il lui montra les options d’affichage et d’appel de liens.

— Et avec ça, tu as l’accès audio à toutes les salles de l’assommoir. Tu t’en sers, s’il te plaît. Plus que quiconque ici présent, tu sais ce qui se passe.

Au bout d’un moment, Qiwi prit la baguette. Son autre main s’accrochait au chaton. La créature agita les ailes pour trouver une position plus confortable, mais sans protester autrement. Qiwi était depuis des années le membre le plus populaire de l’entourage immédiat du Subrécargue. Elle n’était pas vraiment une ambassadrice, mais plutôt une princesse. C’était ainsi que Benny l’avait une fois décrite à Gonle Fong. Gonle avait commenté ce terme d’un sourire cynique puis avait fini par approuver. Jouissant de la confiance de tous, Qiwi adoucissait la tyrannie émergente… Il y avait pourtant des moments où elle semblait paumée. Comme aujourd’hui. Benny se cala contre le dossier de son siège. Laissons les autres se charger du baratin, pour une fois. Il savait obscurément que Qiwi avait besoin de l’occasion qu’il lui donnait de s’exprimer.

Au bout d’un moment, elle leva les yeux, le visage éclairé par une fraction de son célèbre sourire.

— Oui, je peux assurer la présentation. Tomas m’a montré comment faire.

Elle relâcha son étreinte sur le chaton et tapota la main de Benny.

— Ne t’inquiète pas. Ce sauvetage est une opération délicate, mais nous le réussirons.

Elle manipula la baguette ; l’affichage vidéo au centre de l’établissement flamboya dans les couleurs signalant un message vocal et la lumière éclaboussa les lianes fleuries. Lorsque Qiwi parla, sa voix sortit de mille haut-parleurs miniatures dont les phases étaient harmonisées pour donner l’impression qu’elle était à côté de chaque table en particulier.

— Bonjour et bienvenue à tous. Le spectacle va commencer.

Sa voix était joyeuse et pleine de confiance. C’était la Qiwi que tout le monde connaissait.

L’affichage se décomposait en vues multiples : le visage de Qiwi, Arachnia vue depuis la Main invisible, le Subrécargue Nau travaillant dans son pavillon à North Paw, des schémas de l’orbite de la Main et de la configuration stratégique des armées des différentes nations araignées.

— Comme vous le savez, notre vieille amie Victory Smith vient d’arriver en Terresud. Dans quelques instants, elle sera au Parlement et nous aurons le plaisir d’assister à ce qu’aucun de nous n’a encore jamais vu : des images prises en temps réel et en direct du sol de la planète par une caméra humaine. Finalement, au bout de toutes ces années, nous allons voir les choses sans intermédiaire.

Sur le grand écran central, le visage de Qiwi s’épanouit en un sourire.

— Prenez cela comme un avant-goût de ce que l’avenir nous réserve, du début de notre vie avec les habitants d’Arachnia.

« Mais avant d’en arriver là, vous savez que nous devons empêcher une guerre et révéler finalement notre présence.

Elle baissa les yeux sur les affichages et sa voix hésita, comme si elle était soudain frappée par l’énormité que ce qu’ils allaient tenter.

— Nous avons prévu d’annoncer notre présence dans un peu plus de quarante Ksec, lorsque nos manipulations de réseau en orbite basse seront au point et que la trajectoire de la Main invisible lui fera survoler les deux capitales, celle de la Parenté et celle de l’Accord. Je crois que vous savez à quel point la tâche va être difficile. Les Araignées, dont nous espérons nous faire des amis, sont au bord d’une situation plus dangereuse que ce à quoi la plupart des civilisations humaines sont capables de survivre. Mais je sais que vous vous êtes bien préparés pour ce jour unique. Lorsque viendra l’heure de l’annonce et du premier contact, je sais que nous réussirons.

« Alors, ne relâchez pas votre attention. Bientôt, nous allons être très occupés.

Cinquante-deux

Bizarrement, Rachner Thract conserva son grade de colonel, même si ses anciens collègues n’auraient même pas daigné lui confier le nettoyage de leurs latrines. Le général Smith l’avait traité avec mansuétude. On ne pouvait prouver que Thract était un traître, et elle n’était apparemment pas disposée à le soumettre à des techniques d’interrogatoire poussées. Le colonel Rachner Thract, ex-membre du service qui n’a pas de nom, se retrouva avec une solde et une indemnité journalière dignes d’un service à temps complet… mais avec absolument rien à faire.

Il s’était écoulé quatre jours depuis cette terrible réunion à la Commanderie des Terres, mais Thract avait vu sa disgrâce empirer depuis presque une année. Lorsqu’elle avait fini par provoquer sa chute… il avait été grandement soulagé, mis à part le fait gênant qu’il survive à sa disgrâce tel un mort vivant.

Les officiers du passé, surtout chez les Tiefs, se décapitaient après pareille ignominie. Rachner Thract était à moitié tiefien, mais il ne s’était pas tranché la tête avec une lame lestée. Au lieu de quoi il s’était plombé le cerveau au fizz et avait arpenté l’artère principale de Calorica en mâchonnant la baveuse pendant cinq jours. Un idiot jusqu’au bout. Calorica était le seul endroit au monde où il faisait trop chaud pour tomber dans le coma sous l’influence du fizz.

Il avait donc entendu des informations selon lesquelles quelqu’un – Smith, c’était forcément Smith – s’était envolé pour Pleinsud afin d’essayer de récupérer un peu de ce que Thract avait perdu. Pendant que s’égrenait le compte à rebours de l’arrivée de Smith à Pleinsud, Rachner avait décroché du fizz. Il restait assis dans les pubs à regarder les infos en priant pour que, d’une manière ou d’une autre, Victory Smith réussisse là où Thract avait échoué, brisant sa carrière et sa vie. Mais il savait qu’elle allait échouer. Personne ne le croyait, et Rachner Thract lui-même ne savait ni pourquoi ni comment elle échouerait. Mais il était sûr d’une chose : il y avait une entité qui soutenait la Parenté. Même ceux de la Parenté n’en savaient rien, n’empêche qu’elle était là, retournant contre eux-mêmes tous les avantages techniques de l’Accord.

Sur les écrans multiples, en direct de Pleinsud, Smith passa les Grandes Portes du Parlement. Même ici, dans le pub le plus turbulent de l’Avenue, la clientèle se tut brusquement. Thract cala sa tête sur le comptoir et sentit son regard fixe devenir vitreux.

C’est alors que son téléphone se mit à sonner. Rachner l’extirpa de sa veste. Il l’approcha de sa tête et le contempla dans une incrédulité désintéressée. Il devait être en panne. Ou alors, quelqu’un lui envoyait une réclame. Rien d’important ne pouvait jamais passer par ce morceau de ferraille non sécurisé.

Il était sur le point de le lancer par terre lorsque la personne perchée à côté de lui lui tapa dans le dos.

— Espèce de parasite ! Militaire de mes deux ! Barre-toi ! cria-t-elle.

Thract descendit de son perchoir sans trop savoir s’il allait obéir à l’autre ou défendre l’honneur de Smith et de tous ceux et celles qui essayaient de maintenir la paix.

Finalement, ce fut la direction qui trancha : Thract se retrouva dans la rue, privé de la télévision qui aurait pu lui montrer ce que sa générale tentait de faire. Et son téléphone sonnait toujours. Il appuya sur la touche OUI et cracha quelque chose d’incohérent dans le microphone.

— Colonel Thract, c’est vous ?

Les mots étaient hachés et confus, mais la voix était vaguement familière.

— Colonel, la liaison est-elle sécurisée de votre côté ?

— Ça risque pas, bordel ! cria-t-il.

— Oh, tant mieux ! dit la voix quasi familière. Nous avons une chance, alors. Même eux ne peuvent sûrement pas écouter toutes les banalités échangées d’un bout à l’autre de la planète.

Eux ? Ce soulignement traversa la chape de fizz qui lui embrumait le cerveau. Il rapprocha le microphone de sa cavité buccale et demanda, presque sur le ton de la curiosité nonchalante :

— Qui est à l’appareil ?

— Excusez-moi. Obret Nethering. Surtout ne raccrochez pas, je vous en supplie. Vous ne vous souvenez probablement pas de moi. Il y a quinze ans, j’ai assuré un cours sur la télédétection à Princeton. Vous étiez l’un de mes étudiants.

— Je… je m’en souviens.

En fait, ce cours était plutôt bien.

— C’est vrai ! Parfait, parfait. Alors, vous savez que je ne suis pas un cinglé. Monsieur, je sais à quel point vous devez être occupé en ce moment même, mais je vous supplie de m’accorder rien qu’une minute de votre temps. S’il vous plaît.

Thract prit soudain conscience de la rue et des immeubles autour de lui. La principale avenue de Calorica longeait le fond de la cuvette volcanique – peut-être l’endroit le plus chaud qui subsiste encore à la surface de la planète. Mais l’Avenue n’était qu’un souvenir fané de l’époque où Calorica était un terrain de jeux pour super-riches. Bars et hôtels étaient moribonds. Même les chutes de neige étaient terminées depuis longtemps. La neige qui s’entassait dans l’impasse derrière lui, vieille de deux ans, était jonchée de barbafizz glaireux et souillée d’urine. Mon centre de commandement haute technologie.

Thract se recroquevilla, à l’abri du vent.

— Je suppose que je peux vous accorder un moment.

— Oh, merci ! Vous êtes le dernier espoir qui me reste. Tous mes appels adressés au professeur Underhill ont été bloqués. Pas étonnant, maintenant que je comprends ce qui se passe…

Thract pouvait presque entendre le faucheux se ressaisir, essayer de ne pas parler à tort et à travers.

— Je suis un astronome basé à Paradise Island, colonel. La nuit dernière, j’ai vu…

… un vaisseau spatial grand comme une ville, qui illuminait le ciel avec ses réacteurs… totalement ignoré par la Défense aérienne et tous les réseaux. Les descriptions de Nethering, concises et brutales, ne lui prirent même pas une minute.

— Je ne suis pas fou, poursuivit l’astronome. C’est ce que j’ai vu de mes propres yeux ! Il y a sûrement des centaines de témoins oculaires, mais, pour une raison ou une autre, la chose est invisible pour la Défense aérienne. Colonel, il faut me croire.

Au ton de sa voix, il semblait maintenant appréhender à quel point sa position était fragile et comprendre que personne de sensé ne pourrait croire à pareille histoire.

— Mais je vous crois, dit doucement Rachner.

C’était une vision élégamment paranoïaque… et qui expliquait tout.

— Vous disiez, colonel ? Excusez-moi, mais je ne peux pas vous envoyer grand-chose en matière de preuves concrètes. Ils nous ont coupé notre liaison terrestre il y a environ une demi-heure. Je me sers d’une radio en kit pour atteindre les re…

Plusieurs syllabes furent triturées jusqu’à l’incohérence.

— Alors, c’est vraiment tout ce que j’avais à vous dire. Peut-être que c’est un complot ultrasecret de la part de la Défense aérienne. Si vous ne pouvez rien dire, je le comprendrai. Mais je me suis senti obligé de faire passer le message. Ce vaisseau était tellement gros, et…

Un instant, Thract crut que l’autre avait cessé de parler, épuisé. Mais le silence se prolongea plusieurs secondes, puis une voix synthétique nasilla dans le minuscule écouteur du téléphone :

— Message 305. Erreur réseau. Veuillez renouveler votre appel ultérieurement.

Rachner replaça lentement le téléphone dans la poche de sa veste. Sa gueule et ses mains nourricières étaient engourdies, mais ce n’était pas seulement à cause de l’air froid. Une fois, ses spécialistes des réseaux avaient mené une étude sur les écoutes automatiques. Avec une puissance de calcul adéquate, il était en principe possible de surveiller toutes les communications en clair pour y rechercher des mots clés, et de déclencher des processus sécuritaires. En principe. En réalité, le développement des ordinateurs nécessaires était toujours en retard sur celui des réseaux publics contemporains. Mais voilà qu’apparemment quelqu’un disposait justement de la puissance de calcul ad hoc.

Un complot ultrasecret de la part de la Défense aérienne ? Invraisemblable. Un an durant. Rachner Thract avait vu énigmes et pannes déferler tous azimuts. Même si les Renseignements de l’Accord, Pedure et tous les services de renseignements du monde avaient coopéré, ils n’auraient pu produire les mensonges impeccables que Thract avait soupçonnés. Non. L’entité inconnue qu’ils affrontaient était plus grosse que le monde, était malfaisante au-delà tout ce qui pouvait s’inventer sur la planète.

Il disposait finalement d’un élément concret. Son esprit aurait dû se mettre en état d’alerte ; au lieu de quoi, il était plein de confusion, au bord de la panique. Saloperie de fizz. S’ils affrontaient une force d’outre-espace aussi intelligente, aussi sournoise… peu importait qu’Obret Nethering – et maintenant Rachner Thract – sachent la vérité. Que pouvaient-ils faire ? Mais Nethering avait réussi à parler pendant plus d’une minute. Il avait prononcé un certain nombre de mots clés avant que la communication soit coupée. Ces étrangers étaient peut-être supérieurs aux habitants de la planète… mais ce n’étaient pas des dieux.

Cette pensée figea Thract sur place. Ce n’étaient donc pas des dieux. La nouvelle de leur arrivée à bord de ce monstrueux vaisseau devait actuellement filtrer d’un bout à l’autre du monde civilisé, ralentie et supprimée, sauf dans des communications en face à face entre petites gens sans accès au pouvoir. Mais cela ne pourrait conserver le secret plus de quelques heures. Et cela signifiait que… quel que soit le but de cette gigantesque supercherie, elle devrait porter ses fruits dans les prochaines heures. En ce moment-même, le chef des Renseignements risquait sa vie là-bas à Pleinsud en tentant de leur éviter un désastre qui était en réalité un piège. Si seulement je pouvais la joindre – elle, Belga ou n’importe qui au sommet de la hiérarchie…

Or le téléphone et le courrier électronique seraient non seulement inutiles, mais dangereux. Il lui fallait un contact direct. Thract descendit en zigzaguant le trottoir désert. Il y avait un arrêt de bus quelque part au coin de la rue. Dans combien de temps passerait le prochain bus ? Il avait encore son hélicoptère personnel, un jouet de riche… qui risquait d’être trop dépendant des réseaux. Les étrangers pourraient carrément prendre les commandes et le faire s’écraser. Il refoula cette crainte. À l’heure qu’il était, l’hélico était son unique espoir. Depuis l’héliport, il pourrait gagner n’importe quel lieu dans un rayon de deux cents milles. Qui y aurait-il dans cette zone ? Il tourna le coin en dérapant. Le Grand Boulevard se prolongeait sous une série infinie de lampes trichromes, depuis l’Avenue jusqu’à la forêt de Calorica. La forêt était morte depuis longtemps, bien sûr. Pas même les feuilles ne pouvaient produire de spores, le sol sous-jacent étant trop chaud. Le centre de la forêt avait été dégagé et aplani pour faire un héliport. De là, il pourrait voler jusqu’à… Thract scruta le côté opposé de la cuvette. Les lumières du boulevard s’amenuisaient jusqu’à devenir de minuscules étincelles. Jadis, elles montaient à flanc de cratère jusqu’aux résidences du Déclin. Mais les vrais riches avaient abandonné leurs palais. Seuls quelques-uns, inaccessibles d’en bas, étaient encore occupés.

Mais Sherkaner Underhill était là-haut, il était rentré de Princeton. À en croire du moins le dernier rapport de situation dont il avait pris connaissance, le jour où sa carrière s’était terminée. Il savait ce qu’on racontait sur Underhill : que le pauvre faucheux avait perdu la tête. Aucune importance. Ce qu’il lui fallait, c’était un accès indirect à la Commanderie des Terres, peut-être par l’entremise de la fille de Victory Smith – un accès qui ne passait pas par le réseau.

Une minute plus tard, l’autobus de la ville s’arrêta derrière Thract. Il grimpa à bord. Il était l’unique voyageur, alors même qu’on était au milieu de la matinée.

— Vous avez de la veine, dit le chauffeur en souriant. Le prochain ne passe pas avant trois heures de l’après-midi.

Vingt milles à l’heure, trente. Le bus descendait bruyamment le Grand Boulevard en direction de l’héliport de la Forêt Morte. Je peux être devant chez lui dans dix minutes. Et soudain Rachner prit conscience de la barbafizz gluante qui lui encroûtait la gueule et les mains nourricières, des taches sur son uniforme. Il se brossa la tête, mais ne put rien faire pour l’uniforme. Un fou qui rend visite à un vieux birbe sénile. C’était peut-être ça. Ce pourrait être aussi leur dernière chance, à l’un comme à l’autre.


Une décennie plus tôt, à une époque plus conviviale, Hrunkner Unnerby avait conseillé les Terresudiens pour la conception de la ville souterraine de Pleinsud Deux. Le paysage devint donc étrangement familier dès qu’ils quittèrent l’ambassade de l’Accord pour pénétrer en territoire terresudien. Il y avait une pléthore d’ascenseurs. Les Terresudiens voulaient un Parlement qui puisse survivre à une frappe nucléaire. Il les avait prévenus que des progrès ultérieurs en matière d’armements les empêcheraient vraisemblablement d’atteindre cet objectif, mais les Terresudiens ne l’avaient pas écouté et avaient gaspillé là de substantielles ressources qu’ils auraient pu investir dans une agriculture adaptée à la Ténèbre.

L’ascenseur principal était si vaste que même les reporters pouvaient y prendre place, ce qu’ils firent. La presse de Terresud était une classe privilégiée, explicitement protégée par les lois du Parlement… même dans l’enceinte des édifices gouvernementaux ! La générale se comporta bien en face de la meute. Peut-être avait-elle appris sa leçon en voyant comment Sherkaner traitait les journalistes. Les colosses de sa garde rapprochée restaient discrètement à l’arrière-plan. Elle émit quelques remarques de portée générale, puis ignora poliment les questions, laissant à la police terresudienne le soin d’écarter les reporters de son chemin.

À mille pieds sous terre, l’ascenseur partit horizontalement sur un polyrail électrique. Les hautes fenêtres de la cabine donnaient sur des cavernes industrielles brillamment éclairées. Les Terresudiens avaient beaucoup construit ici et sur l’Arc littoral, mais leur agriculture souterraine n’était pas assez développée pour assurer la subsistance de l’ensemble.

Les deux Représentants Élus qui avaient accueilli Smith sur l’aérodrome étaient jadis de puissants personnages du Sud. Mais les temps avaient changé : il y avait eu des assassinats, des subornations – toutes les manœuvres habituelles de Pedure –, et, plus récemment, un coup de chance quasi magique du côté de la Parenté. Ces deux personnages étaient à présent – du moins officiellement – isolées dans leurs sympathies pour l’Accord. On les considérait comme les laquais d’un monarque étranger. Ils se tenaient près de la générale, et l’un d’eux était assez proche pour lui parler derrière un écran. Idéalement, seuls la générale et Hrunkner Unnerby pouvaient l’entendre. Ne compte pas là-dessus, se dit Unnerby.

— Sans vouloir vous manquer de respect, madame, nous espérions que le Roi se serait déplacé en personne.

Le politicard arborait une veste et des jambières d’une coupe élégante… et semblait moralement en piteux état.

La générale hocha la tête d’un air rassurant.

— Je comprends, monsieur. Je suis ici pour veiller à ce que les démarches appropriées soient effectuées, et sans entraîner de risques. Me sera-t-il permis de m’adresser au Parlement ?

Dans les circonstances présentes, Hrunkner devina qu’il n’y avait pas de « premier cercle du pouvoir » à proprement parler… excepté peut-être le groupe qui était fermement contrôlé par Pedure. Mais un vote du Parlement pouvait emporter la décision, puisque les chefs de l’arme balistique lui demeuraient fidèles.

— Euh… oui. Nous l’avons prévu. Mais les choses sont allées trop loin.

Il agita la main qui portait sa montre.

— Je ne serais pas étonné si les gens de l’Autre Bord provoquaient un accident d’ascenseur et…

— Ils nous ont laissés arriver jusqu’ici. Si je peux m’adresser au Parlement, je crois qu’on trouvera un compromis.

Le général Smith sourit au Terresudien avec un regard presque complice.

Quinze minutes plus tard, l’ascenseur les déposait sur l’esplanade principale. Trois des parois et le toit de la cabine se rétractèrent vers le haut. Ça, c’était une solution élégante qu’il n’avait encore jamais vue. Unnerby l’ingénieur ne put se retenir : il s’immobilisa et porta son regard vers les lumières éblouissantes qui trouaient l’obscurité du puits, tentant d’apercevoir le mécanisme qui produisait un effet aussi massif et aussi silencieux.

Puis la cohue des policiers, des politiciens et des journalistes l’arracha à la plate-forme…

… et ils gravirent l’escalier du Parlement.

En haut des marches, les responsables terresudiens de la sécurité les séparèrent finalement des reporters et des propres gardes du corps de Smith. Ils franchirent des portes de cinq tonnes renforcées de madriers et pénétrèrent dans la salle elle-même. La Chambre avait toujours été souterraine, située juste au-dessus du profond local dans les dernières générations. Les monarques de ces premiers temps étaient plutôt des brigands (ou des combattants de la liberté, selon d’autres sources de propagande) dont les forces écumaient le territoire montagneux du Sud.

Hrunkner avait contribué à la conception de cette nouvelle incarnation du Parlement. C’était, de tous les projets sur lesquels il avait travaillé, l’un des rares où une apparence imposante était l’un des objectifs principaux. La Chambre n’était peut-être pas à l’épreuve des bombes, mais elle était sacrément spectaculaire :

C’était une cuvette peu profonde, avec des gradins reliés par des escaliers modérément incurvés ; chaque gradin était un large décrochement où s’alignaient pupitres et perchoirs. Les murs taillés dans le roc s’infléchissaient en une arche colossale portant des tubes fluorescents… et une demi-douzaine d’autres dispositifs d’éclairage. Ensemble, ces lumières avaient presque l’éclat et la pureté du soleil de la Clarté moyenne et leur richesse spectrale était suffisante pour révéler toutes les couleurs des murs. Une moquette aussi profonde et aussi douce que la fourrure paternelle recouvrait les escaliers, les allées et l’avant-scène. Des tableaux étaient accrochés au bois verni qui faisait face à chaque gradin, des tableaux exécutés avec des milliers de colorants par des artistes qui savaient exploiter toutes les illusions d’optique. Pour un pays pauvre, Terresud avait dépensé beaucoup d’argent dans cette entreprise. Mais ce Parlement était son plus grand sujet de fierté, l’invention qui avait mis fin au banditisme et à la dépendance, et avait amené la paix. Jusqu’à maintenant.

Les portes pivotèrent et se refermèrent derrière eux avec un claquement qui suscita de profonds échos dans le dôme et les murs opposés. Dans cette enceinte, il n’y aurait que les Élus, leurs invités, et – Hrunkner distinguait des grappes d’objectifs au plafond de la salle – les caméras de la presse. Sur toutes les travées de pupitres, presque chaque perchoir était occupé. Unnerby sentait les regards attentifs d’un demi-millier d’Élus.

Smith, Unnerby et Tim Downing commencèrent à descendre les marches qui menaient à l’avant-scène. Les Élus les observaient, pour la plupart sans rien dire. Il y avait là du respect, de l’hostilité et de l’espoir. Peut-être donnerait-on à Smith une chance de préserver la paix.


En ce jour triomphal, Tomas Nau avait demandé un climat ensoleillé pour North Paw, une sorte d’après-midi chaud qui pouvait durer toute une journée d’été. Ali Lin avait ronchonné, mais avait procédé aux modifications nécessaires. Il était maintenant occupé à sarcler le jardin en dessous du bureau de Nau, et avait oublié son irritation momentanée. Les paramètres du Parc étaient bouleversés. Et alors ? Rectifier la situation serait sa prochaine tâche.

Et ma tâche à moi est de tout gérer en même temps, songea Nau. Assis de l’autre côté de la table, Vinh et Trinli travaillaient à la surveillance de sites qu’il leur avait confiée. Trinli était essentiel pour le camouflage de l’opération ; c’était le seul Fourgueur dont Tomas soit sûr qu’il confirmerait la version mensongère des événements. Vinh… bon, un prétexte crédible pourrait le mettre hors ligne aux moments critiques, mais ce qu’il verrait corroborerait la version de Trinli. Ce serait délicat, mais s’il y avait des surprises… eh bien, Kal et ses hommes étaient là pour s’en occuper.

La présence de Ritser n’était qu’une image tridimensionnelle le montrant installé dans le siège du commandant à bord de la Main. Rien de ce qu’il dirait ne serait capté par des oreilles innocentes.

— Oui, Subrécargue ! Nous allons avoir l’image dans un instant. Nous avons introduit un mini-espion en état de marche dans la salle du Parlement. Dites, Reynolt, votre Melin a visé juste pour une fois !

Anne était dans les Combles de Hammerfest. Elle n’était présente que sous forme d’une image confidentielle dans les ATH de Tomas, et d’une voix dans son oreille. Pour l’instant, son attention se fractionnait en au moins trois directions. Elle gérait une sorte d’analyse des zombies, surveillait une traduction de Trixia Bonsol sur le mur au-dessus d’elle et suivait le flux de données transmis par la Main invisible. La situation chez les zombies était d’une complexité jamais vue. Reynolt ne réagit pas aux paroles de Ritser.

— Anne ? Quand le minirobot de Ritser commencera à envoyer des images, vous les basculez directement chez Benny. Trixia peut faire une traduction simultanée, mais donnez-nous un peu de son en direct, aussi.

Tomas avait déjà vu certaines des séquences transmises par les caméras-espions. Il fallait que tout le monde chez Benny voie les Araignées de près et en mouvement. Ce qui contribuerait subtilement à faire accepter les mensonges d’après la conquête.

Anne ne détacha pas les yeux de son travail.

— Oui, monsieur. Je vois que Vinh et Trinli entendent ce que vous dites.

— Tout à fait.

— Très bien. Je veux simplement que vous sachiez… que nos ennemis intérieurs accélèrent la cadence. Je détecte des manipulations dans toute notre automatisation. Surveillez Trinli. Je parie qu’il est en train de titiller ses localiseurs sans quitter son siège.

Anne leva les yeux un instant et devina la question dans le regard de Nau. Elle haussa les épaules.

— Non, je ne suis pas encore sûre que ce soit lui. Mais je suis très près de le savoir. Préparez-vous.

Une seconde s’écoula. La voix d’Anne lui parvint à nouveau, mais sur la fréquence publique, cette fois, audible sur place à North Paw et dans le temp’ des Fourgueurs.

— C’est parti. Nous avons une vidéo en direct du Parlement à Pleinsud. Voici ce qu’un humain pourrait effectivement voir et entendre.

Nau regarda sur la gauche, où ses ATH lui montraient le PDV de Qiwi dans le temp’. Les facettes principales de l’affichage de Benny clignotèrent. L’espace d’un instant, les spectateurs ne surent pas trop ce qu’ils voyaient. Un fouillis de rouges et de verts, de bleus actiniques. Le regard plongeait à l’intérieur d’une sorte de puits. Des échelles en pierre étaient taillées à même la paroi. De la mousse ou de la fourrure poilue poussait sur le rocher. Les Araignées grouillaient comme de noirs cafards.

Ritser Brughel leva les yeux et secoua la tête, presque terrifié.

— Ça ressemble à ces visions de l’Enfer décrites par les prophètes frenkiens.

Nau acquiesça d’un signe de tête. Avec le décalage de dix secondes, mieux valait éviter de dire des banalités. Mais Brughel avait raison : vues en si grand nombre, les créatures étaient encore plus répugnantes que sur les premières vidéos. Les traductions complaisamment anthropomorphes des zombies donnaient une image très peu réaliste des Araignées. Je me demande à quel point nous nous trompons sur leurs facultés mentales. Nau ouvrit sur une autre fenêtre une deuxième version de la scène, synthétisée cette fois par les zombies traducteurs à partir des images d’une agence de presse araignée. Dans cette version, le gouffre abrupt devenait un amphithéâtre en pente douce, le disgracieux fouillis coloré était un motif régulier en mosaïque incorporé à la moquette (qui ne ressemblait plus à des touffes de cheveux en broussaille). Partout le vernis resplendissait sur les surfaces en bois (qui n’étaient ni tachées ni crevassées). Et les créatures elles-mêmes étaient en quelque sorte plus calmes, leurs gestes étaient presque interprétables sur la base du langage corporel humain. Dans les deux versions, trois silhouettes apparurent sur le seuil du Parlement. Elles descendirent l’escalier de pierre. L’air résonnait de sifflements et de claquements – le véritable langage de ces créatures.

Les trois silhouettes disparurent au fond du puits. Au bout d’un moment, elles réapparurent, en train de grimper l’escalier sur le côté opposé.

Ritser étouffa un rire.

— Celle de taille intermédiaire qui mène les autres doit être l’espionne en chef, la créature que Bonsol appelle « Victory Smith ».

Un détail relevé par les zombies était exact : le vêtement de la créature était d’un noir absolu, mais c’était plutôt un assemblage de pièces emboîtées qu’un uniforme.

— La créature velue derrière Smith, ça doit être l’ingénieur, « Hrunkner Unnerby ».

Drôles de noms pour des monstres.

Le trio parvint sur une aiguille de pierre incurvée. Une quatrième Araignée, déjà postée sur la précaire structure, s’avança jusqu’à son extrémité effilée.

Nau se détourna du parlement terresudien pour observer la foule chez Benny. Les clients regardaient le spectacle sans rien dire, en état de choc collectif. Même les serveurs de Benny Wen étaient pétrifiés, incapables de détacher leur regard des images venues du monde des Araignées.

— Le président de la Chambre va faire les présentations, commenta une voix de zombie. « Je demande le silence dans l’assemblée. J’ai l’honneur de… »

En contrepoint de ces nobles paroles, le mini-espion de Ritser injectait les détails réalistes : les sifflements et claquements, les saccades agressives des pattes antérieures qui se terminaient en pointe de rapière. Ces créatures ressemblaient effectivement aux statues que les Qeng Ho avaient trouvées à la « Commanderie des Terres ». Mais lorsqu’elles se déplaçaient, c’était avec la grâce inquiétante de prédateurs aux gestes tantôt lents, tantôt ultra-rapides. Le plus étrange, c’était qu’elles avaient beau jouir d’une vision sophistiquée, leurs yeux n’étaient pas faciles à identifier. Sur les crêtes cannelées de la tête se disposaient des taches lisses et vitreuses, bulbeuses par endroits, prolongées par des répliques qui pouvaient être les capteurs de la vision thermique infrarouge. Vu de l’avant, le corps de l’Araignée était une machine à broyer cauchemardesque. Les mandibules tranchantes comme des rasoirs et les palpes auxiliaires crochus étaient constamment en mouvement. Mais la tête de la créature était presque soudée au thorax.

Le président quitta l’extrémité de l’aiguille de pierre et le général Smith vint s’y placer après avoir malaisément contourné l’autre créature. Smith observa un instant de silence après avoir atteint le sommet effilé. Ses pattes antérieures décrivirent une petite spirale, comme pour encourager les imprudents à s’approcher de sa gueule. Sifflements et claquements jaillirent du haut-parleur. Sur l’image « traduite » apparut en bandeau la légende : SOURIRE AIMABLE AU PUBLIC.

— Mesdames et messieurs du Parlement.

La voix était forte et belle – c’était celle de Trixia Bonsol. Nau remarqua qu’Ezr Vinh tressaillit légèrement de la tête en entendant Trixia. Sur la fenêtre du télédiagnostic, le tracé de Vinh grimpa avec l’intensité antagoniste habituelle. Il sera utilisable, mais juste assez longtemps, songea Nau.

— Je viens ici parler au nom de mon Roi, et investie de sa pleine autorité. Je viens ici en espérant pouvoir vous offrir assez pour gagner votre confiance.


— Mesdames et messieurs du Parlement.

Sur toutes les travées, les Élus regardaient Victoria Smith. Elle avait leur pleine attention, et Hrunkner sentait la puissante personnalité de la générale passer la rampe avec plus d’intensité que jamais.

— Je viens ici parler au nom de mon Roi, et investie de sa pleine autorité. Je viens ici en espérant pouvoir vous offrir assez pour gagner votre confiance.

« Nous nous trouvons à un point de l’Histoire où nous pouvons anéantir tous les progrès qui ont été faits… ou alors nous pouvons profiter de tous les efforts du passé et atteindre un paradis sans limites. Ces deux issues sont les deux faces de notre situation unique. L’issue glorieuse dépend de notre confiance réciproque.

Il y eut quelques huées dispersées – les partisans de la Parenté. Unnerby se demanda si tous ces énergumènes avaient préparé leur départ de Terresud. Ils devaient sûrement se rendre compte qu’en cas d’échec des tractations ils seraient anéantis avec le pays qu’ils trahissaient, une fois que les bombes seraient larguées.

La générale lui avait dit que Pedure elle-même assistait à la séance. Je me demande… Unnerby regarda dans toutes les directions tandis que Smith parlait, s’attardant sur les coins d’ombre et les silhouettes des huissiers. La voilà. Pedure était perchée à l’avant-scène, à moins de cent pieds de Smith. Après toutes ces années, elle était plus sûre d’elle que jamais. Attendez un peu, chère Honorée Pedure. Ma générale a peut-être une surprise pour vous.

— J’ai une proposition à vous faire. Elle est simple mais substantielle… et elle peut être mise en œuvre très rapidement.

Elle fit signe à Tim Downing de remettre les cartes de données au secrétaire du Président.

— Je pense que vous connaissez ma position dans la hiérarchie du pouvoir de l’Accord. Même les plus soupçonneux d’entre vous admettront que, tant que je suis ici, l’Accord devra maintenir la position modérée qu’il a publiquement promise. Je suis habilitée à vous offrir un prolongement de cet état de choses. Vous, membres élus du Parlement de Terresud, pourrez choisir trois ressortissants de l’Accord – y compris moi-même, y compris le Roi – qui devront résider pour une durée indéterminée dans notre ambassade, ici à Pleinsud.

C’était une stratégie de maintien de la paix on ne peut plus primitive, bien que plus généreuse que tout ce qui avait été proposé dans le passé, puisque Smith donnait le choix des otages à l’autre camp. Et plus que jamais dans l’Histoire, elle était concrètement réalisable. L’ambassade de l’Accord à Pleinsud était largement assez vaste pour abriter une petite ville, et, avec les communications modernes, les activités importantes de l’otage ne seraient même pas entravées. À moins que le Parlement soit totalement corrompu, voilà qui mettrait un bâton dans les roues du désastre imminent.

Les Élus restèrent silencieux, même les petits copains de Pedure. Étaient-ils en état de choc ? Se retrouvaient-ils en face du seul choix qu’ils avaient réellement ? Attendaient-ils des instructions de leur patronne ? Il se passait quelque chose, mais quoi ? Dans l’ombre derrière Smith, Hrunkner voyait Pedure en grande conversation avec un collaborateur.


Lorsque Victory Smith eut terminé son discours, les applaudissements retentirent dans l’assommoir de Benny. Tout le monde avait été choqué au début, quand on avait vu à quoi ressemblaient des Araignées bien réelles. Mais le discours cadrait bien avec la personnalité de Victory Smith, qui était connue de la plupart des gens. Quant au reste, il faudrait pas mal de temps pour s’y habituer, mais…

Rita Liao rattrapa Benny par la manche alors qu’il s’envolait vers le plafond avec un chargement de boissons.

— Tu ne devrais pas laisser Qiwi toute seule, Benny. On peut lui faire une petite place à notre table, et elle pourra quand même continuer à parler à tout le monde.

— Euh… d’accord.

C’était le Subrécargue qui avait suggéré la solitude du premier rang, mais ça n’avait sûrement pas d’importance quand les choses se passaient si bien. Benny livra les boissons, écoutant d’une oreille distraite les joyeuses anticipations de ses clients.

— Avec ce discours plus notre intervention, il devrait y avoir un risque zéro…

— Hé ! On pourrait être en bas en moins de quatre Msec ! Après tout ce temps…

— En bas ou en orbite, on s’en fout ! On a les ressources pour faire sauter le contrôle des naissances…

Eh oui, l’interdiction des naissances. Notre version humaine du tabou du hors-phase. Peut-être que je peux enfin demander à Gonle… L’esprit de Benny refoula cette pensée. Ce serait tenter le destin que d’agir trop tôt. Néanmoins, il se sentit plus heureux qu’il ne l’avait été depuis bien longtemps. Benny évita les tables en plongeant au milieu du vide central, détour qui lui permit d’arriver plus vite à la table de Qiwi.

Elle approuva la suggestion de Rita d’un signe de tête.

— Ça serait sympa.

Son sourire était hésitant, et c’est à peine si ses yeux avaient quitté une fraction de seconde les écrans centraux. Le général Smith descendait de l’estrade.

— Qiwi ! Tout se passe exactement comme le Subrécargue l’avait prévu ! On veut tous te féliciter !

Qiwi caressa doucement le chaton qui reposait au creux de ses bras tout en se montrant farouchement protectrice. Elle leva les yeux vers Benny avec une bizarre perplexité.

— Oui, tout marche comme prévu.

Elle se leva, puis se propulsa dans l’espace vide derrière Benny pour gagner la table de Rita.


— Il faut que je lui parle, caporal. Immédiatement.

Rachner se redressa en articulant ces mots, projetant dans son maintien quinze ans d’ancienneté dans le grade de colonel.

Un instant, le jeune caporal se flétrit sous son regard. Puis le hors-phase dut remarquer les traces de barbafizz sur la gueule de Thract et le piteux état de son uniforme. Il se crispa, vigilant et inaccessible.

— Désolé, monsieur, vous n’êtes pas sur la liste.

Rachner sentit ses épaules s’affaisser.

— Caporal, vous n’avez qu’à lui téléphoner. Dites-lui que c’est Rachner, et que c’est une question de… de vie ou de mort.

À peine avait-il prononcé ces paroles qu’il regretta d’avoir affirmé cette vérité absolue. Le jeune faucheux le toisa une seconde. Hésitait-il à le jeter dehors ? Puis une sorte d’écœurante pitié sembla se matérialiser dans son aspect ; il choisit une fréquence sur son minicom et parla à quelqu’un à l’intérieur de la maison.

Une minute passa. Puis deux. Rachner tournait en rond dans le sas des visiteurs. Au moins, il était à l’abri du vent ; il s’était gelé les extrémités de deux mains rien qu’en montant l’escalier qui montait de la plate-forme pour hélicoptères en contrebas de la résidence Underhill. Mais… un garde posté à l’extérieur, et un sas pour visiteurs ? Il ne s’attendait pas à un tel luxe de précautions. Peut-être que son limogeage avait donné de bonnes idées à d’autres. Il les avait convaincus de se protéger.

— Rachner, c’est vous ?

La voix qui sortait du minicom de la sentinelle était frêle et plaintive. Underhill.

— Oui, monsieur. Il faut que je vous parle. S’il vous plaît.

— Vous… vous avez l’air drôlement mal fichu, colonel. Je suis désolé, je…

Sa voix devint inaudible. On entendait marmonner derrière lui. Quelqu’un dit :

— Le discours s’est bien passé… on a beaucoup de temps, maintenant.

Puis Underhill se manifesta à nouveau ; il semblait bien moins évasif.

— Colonel, attendez-moi là-haut. Je suis à vous dans quelques minutes.

Cinquante-trois

— Excellent, ce discours. On n’aurait pas pu faire mieux si on l’avait écrit nous-mêmes.

Sur la vidéo bidimensionnelle transmise par la Main, Ritser n’arrêtait pas de parler, très satisfait de sa personne. Nau se contenta de hocher la tête en souriant. La proposition de paix émise par Smith avait suffisamment de force pour obliger les militaires araignées à marquer une pause. De quoi donner aux humains le temps de s’annoncer et de proposer leur coopération. C’était le scénario officiel, un plan risqué qui placerait les Subrécargues en position excentrée. En réalité, dans environ sept Ksec, les zombies de Reynolt déclencheraient une attaque en traître de la part des militaires de Smith. La « contre-attaque » de la Parenté qui en résulterait achèverait la destruction prévue. Et nous entrerons en scène pour ramasser les morceaux.

Nau regarda North Paw baignant dans la lumière de l’après-midi, mais ses ATH étaient remplis par la vue de Trinli et de Vinh, en chair et en os, assis à deux mètres seulement de lui. Trinli affichait une expression légèrement amusée. Toutefois, ses doigts ne cessaient de voleter sur le clavier : il était chargé de suivre l’état des munitions nucléaires sur le territoire de la Parenté. Vinh ? Vinh avait l’air nerveux ; les indicateurs de diagnostic qui flottaient près de son visage suggéraient qu’il se doutait que quelque chose se préparait, mais qu’il ne savait pas exactement quoi. C’était le moment de le mettre sur la touche, de lui confier quelques tâches mineures. Lorsqu’il reviendrait, les événements seraient en marche… et Trinli confirmerait la version du Subrécargue.

Nau entendit dans son oreille la voix minuscule d’Anne Reynolt.

— Monsieur, la situation est critique.

— Oui, continuez.

Nau parlait tranquillement sans détourner son regard du lac. Mais à l’intérieur, quelque chose lui glaça les entrailles. Jamais il n’avait entendu Anne s’exprimer avec la brutalité que justifie la panique.

— Notre subversif numéro un est passé à la vitesse supérieure. Il se cache beaucoup moins. Il s’empare de tout ce qu’il peut prendre. Encore quelques milliers de secondes, et il peut nous neutraliser, nous autres zombies… C’est Trinli, monsieur… probabilité quatre-vingt dix pour cent.

Mais Trinli est assis devant moi, juste sous mes yeux ! Et j’ai besoin de lui pour confirmer les mensonges d’après l’attaque.

— Je ne sais pas, Anne, dit-il tout haut.

Peut-être qu’Anne était en train de flipper. C’était possible, bien qu’il ait contrôlé son suivi médical et son centrage RMN d’encore plus près que d’habitude.

Anne haussa les épaules, ne répondit pas. Le geste typique du zombie écœuré. Elle avait fait de son mieux : libre à lui d’ignorer ses conseils et d’aller se faire voir.

Il n’avait pas besoin de cette distraction au moment où quarante ans d’efforts étaient sur le point d’aboutir. Ce qui était exactement la raison pour laquelle un ennemi choisirait finalement ce moment pour passer à l’action.

Debout juste derrière Nau, Kal Omo écoutait sa communication sécurisée avec Reynolt. Sur les trois autres gardes, seul Rei Ciret était physiquement présent dans la pièce.

— D’accord, Anne, soupira Nau.

Il donna discrètement à Omo le signal d’amener le reste de son équipe dans le bureau. On va mettre ces deux-là au frigo, et on s’occupera d’eux plus tard.

Nau n’avait aucunement averti ses cibles, et pourtant, du coin de l’œil, il vit la main de Trinli lancer quelque chose. Kal Omo poussa un hurlement étranglé.

Nau se jeta sous la table. Quelque chose se ficha dans l’épaisseur du bois au-dessus de lui. Il y eut un crachotement de pistolaser, un autre cri.

— Il nous échappe !

Nau se traîna sur le plancher puis rebondit vers le plafond de l’autre côté de la table. Rei Ciret flottait au milieu de la pièce et s’acharnait sur Ezr Vinh.

— Désolé, monsieur. Celui-ci m’a sauté dessus.

Il repoussa le corps ensanglanté ; Vinh avait fourni à Trinli l’instant nécessaire à sa fuite.

— Marli et Tung vont se le faire !

Ils essayaient, en effet. Ils arrosèrent de rafales le versant de la colline, en direction de la forêt. Mais Trinli avait une grande avance sur eux et s’enfuyait entre les arbres. Puis il disparut ; Tung et Marli se lancèrent à ses trousses.

— Attendez ! rugit la voix de Nau dans les haut-parleurs de la résidence.

Ils étaient déjà à mi-chemin de la forêt. Conditionnés par toute une vie d’obéissance, ils arrêtèrent net leur folle poursuite. Ils redescendirent prudemment le flanc de la colline sans cesser de scruter les alentours, à l’affût d’une éventuelle menace. Manifestement, ils étaient furieux et encore sous le choc.

— Rentrez à l’intérieur, dit Nau d’une voix normale. Gardez le pavillon.

C’était le genre d’instruction de base que donnerait un sergent, mais Kal Omo était… Nau flotta jusqu’à la table de réunion, négligeant momentanément de respecter la pesanteur consensuelle et sa verticalité protocolaire. Un objet tranchant et brillant était incrusté dans le bois de la table, exactement à l’endroit où il se trouvait avant de plonger pour se mettre à l’abri. Une lame similaire avait tranché la gorge de Kal Omo ; l’extrémité postérieure du projectile dépassait de la trachée du sergent. Omo avait cessé de tressauter. Le sang flottait tout autour de lui, ne descendant que lentement vers le plancher. Il n’avait pas eu le temps de dégainer complètement son pistolaser.

Omo était un homme utile. Est-ce que j’ai le temps de le mettre au frigo ? Nau réfléchit une seconde de plus à la marche à suivre… et Kal Omo perdit la partie.

Postés près des fenêtres du pavillon, les gardes ne pouvaient s’empêcher de se retourner vers leur sergent. L’esprit de Nau explorait frénétiquement les enchaînements de conséquences.

— Ciret, ligotez Vinh. Marli, ramenez-moi Ali Lin.

Vinh gémit faiblement lorsqu’ils le poussèrent sur une chaise. Nau contourna la table pour examiner l’individu de plus près. Il avait apparemment été touché à l’épaule. Le sang coulait, mais pas à gros bouillons. Vinh survivrait… le temps nécessaire.

— Pouah ! Un rapide, ce Trinli ! dit Tung, libérant sa langue une fois la tension redescendue. Pendant des années, c’était qu’un vieux pet, et voilà – pan ! – qu’il bousille le sergent. Il le ratatine et il se barre sans problème.

— Il s’en serait pas tiré si ce zigue s’était pas mis en travers de notre chemin, dit Ciret en caressant la tête de Vinh du canon de son pistolaser. C’est des rapides, tous les deux.

Trop rapides. Nau retira ses ATH et les contempla un instant. Des ATH Qeng Ho, asservis au réseau de localiseurs. Nau les écrasa entre ses mains et saisit le fibrophone que Reynolt lui avait fortement conseillé comme équipement de secours.

— Anne, vous m’entendez ? Vous avez vu ce qui s’est passé ?

— Oui. Trinli a démarré dès que vous avez averti Kal Omo.

— Il savait. Il entendait votre conversation sécurisée avec moi.

Pestilence ! Comment se pouvait-il qu’Anne détecte la subversion sans remarquer que Trinli s’était infiltré dans leur communication ?

— Oui. J’ai deviné une partie seulement de ses intentions.

Les localiseurs étaient donc l’arme sur mesure de Trinli. Un piège élaboré au fil des millénaires. À qui ai-je affaire ?

— Anne. Je veux que vous coupiez l’alimentation par microondes de tous les localiseurs.

Par le Fléau ! Les localiseurs étaient l’élément essentiel d’innombrables systèmes d’importance vitale. Les localiseurs maintenaient la stabilité du Lac lui-même.

— À l’intérieur de North Paw, laissez les localiseurs activés. Vos zombies pourront les commander directement via le réseau à fibres optiques.

— C’est fait. On ne va pas avoir la tâche facile, mais ça ira. Et les opérations au sol ?

— Contactez Ritser. La situation est trop compliquée ; arrêtons les subtilités. Nous allons être obligés d’avancer le programme prévu au sol.

Il entendait Anne pianoter des instructions pour ses gens. Mais Nau pouvait dire adieu à sa conception des ordres et aux différentes séquences de traitement zombie affectées à chaque projet. C’était comme s’ils se battaient en aveugle. Ils risquaient de perdre sans s’en apercevoir, encore ébranlés par le choc.

Cent secondes plus tard, Anne se manifesta à nouveau.

— Ritser comprend. Mes gens l’aident à mettre au point une séquence d’attaque simple. Nous pourrons peaufiner les résultats plus tard.

Elle parlait avec sa froideur impatiente coutumière. Anne Reynolt avait livré des batailles bien plus dures que celle-ci, avait triomphé cent fois en des circonstances puissamment contraires. Si seulement tous les ennemis pouvaient se prêter au jeu !

— Très bien. Vous avez repéré Trinli ? Je parie qu’il est dans les tunnels.

À moins qu’il soit en train de revenir par un chemin détourné pour tendre une nouvelle embuscade.

— Oui, je crois. Nous détectons des mouvements via les vieux géophones.

Du matériel émergent.

— Bien. En attendant, bricolez une voix synthétique quelconque pour amuser la galerie chez Benny.

— C’est fait, répondit-elle instantanément.

Déjà fait, donc.

Nau se retourna vers ses gardes et Ezr Vinh. Un minuscule répit venait de se créer. Assez long pour envoyer de nouveaux ordres à Ritser. Assez long pour essayer un peu de savoir l’identité réelle de son adversaire.

Vinh avait repris conscience. La douleur lui donnait un regard vitreux… mais étincelant de haine, aussi. Nau lui sourit. Il fit signe à Ciret de tordre l’épaule mutilée de Vinh.

— J’ai besoin de quelques réponses, Vinh.

Le Fourgueur hurla.


Accélérant sans cesse, Pham se propulsa dans le tunnel de diamant, guidé par des images vertes qui se maculaient, tremblaient… et s’assombrissaient jusqu’à l’obscurité totale. Porté par son élan, il avança en aveugle quelques secondes, sans ralentir. Il se tapota les tempes pour essayer de réinitialiser les localiseurs qui y étaient logés. Ils y étaient en place, et il savait que des milliers d’autres flottaient d’un bout à l’autre du tunnel. Anne avait dû couper les impulsions à micro-ondes, du moins dans ce tunnel.

Cette femme est incroyable ! Des années durant, Pham avait évité la manipulation directe du système zombie. Or Anne – il ne savait comment – s’était quand même doutée de quelque chose. Le lavage de cerveau avait ralenti un moment ses investigations, mais, cette année, elle avait serré et serré la vis jusqu’à ce que… Nous étions si près de neutraliser l’interrupteur général, et maintenant nous avons tout perdu. Presque tout. Ezr était mort pour lui donner encore une chance.

Le tunnel obliquait quelque part juste devant lui. Il tendit les mains dans le noir, toucha les murs légèrement, puis plus fermement, interrompant son plongeon pour se présenter les pieds devant. La manœuvre s’effectua une fraction de seconde trop tard. Ses pieds, ses genoux et ses mains entrèrent en collision avec la surface non identifiée. Presque aussi violemment que lors d’une chute sur la terre ferme – sauf qu’il rebondit en tourbillonnant et heurta un autre mur.

Il se rattrapa et revint, centimètre par centimètre, jusqu’au coude du tunnel. Quatre couloirs distincts y prenaient naissance. Il chercha les ouvertures à tâtons, puis entra dans le deuxième couloir, très calmement, cette fois-ci. Anne n’avait eu une certitude absolue que dans les dernières secondes. Le matériel qu’il avait dissimulé dans ce tunnel précis devait toujours être en place.

Au bout de quelques mètres, ses mains rencontrèrent un sac en tissu collé à la paroi. Il avait pris un gros risque en cachant le matériel, mais les manœuvres décisives en comportent toujours un, et celle-ci se révélait payante. Il ouvrit le sac, y trouva la lampe annulaire. Un halo de lumière jaune entoura sa main. Pham empoigna le reste du matériel ; la lumière suivait ses mains et déchaînait autour de lui un chassé-croisé d’ombres et d’arcs-en-ciel. L’un des paquets contenait des billes minuscules. Il en expédia une dans un tunnel latéral. Elle rebondit, vola silencieusement une seconde, puis il y eut un impact mat accompagné de divers tintements : un leurre sonore pour les zombies aux écoutes.

Nous avons donc été démasqués juste quelques Ksec trop tôt. Mais il n’est pas rare que des bavures se produisent lorsque les plans qu’on a échafaudés finissent par rencontrer la réalité. Si tout s’était passé comme prévu, il n’aurait jamais eu besoin de cette trousse de secours… et c’était bien pour cela qu’il l’avait cachée. Pham passa en revue les objets contenus dans le sac : le respirateur, le récepteur-amplificateur, la trousse médicale, le pistolet à fléchettes.

Nau et compagnie avaient le choix. Ils pourraient gazer les tunnels ou les éjecter dans le vide intersidéral – bien que cette dernière solution détruise une quantité importante d’un matériel irremplaçable. Ils pourraient essayer d’aller débusquer Pham sur place. Ce ne serait pas triste : les nervis de Nau verraient à quel point leurs tunnels étaient devenus dangereux… Pham sentit l’enthousiasme de jadis renaître en lui, cette impression revigorante qu’il avilit toujours au moment crucial, quand réflexions et préparatifs se concrétisaient dans le passage à l’action. Il transféra dans ses poches le contenu du sac tandis que son plan d’action immédiate se précisait dans sa tête. Ezr, nous vaincrons, je te le promets. Nous vaincrons malgré Anne… et pour elle.

Silencieux comme le brouillard, il commença à remonter le tunnel ; sa lampe annulaire lui donnait juste assez d’éclairage pour distinguer les couloirs transversaux un peu plus loin. C’était le moment de rendre visite à Anne.


Courant sur son erre, la Main invisible survolait la planète des Araignées à cent cinquante kilomètres d’altitude. Si bas qu’un nombre restreint d’Araignées situées sur une mince bande au sol l’apercevraient directement. Mais, le moment venu, elle passerait précisément au-dessus des objectifs préalablement désignés. Et, nonobstant les mensonges qu’on servait à Rita et aux autres en L1, à bord de la Main, les sites araignées étaient qualifiés de cibles.

Jau Xin occupait le siège du gestionnaire des pilotes – celui du commandant en second, quand ce vaisseau appartenait aux Qeng Ho – et observait la courbe grise de l’horizon. Il avait trois zombies pilotes en service dans cette opération, dont un seul, en fait, surveillait le vol. Les autres, branchés sur les systèmes de gestion des munitions de Bil Phuong, calculaient les options les plus efficaces. Jau essaya d’ignorer les paroles qui venaient du siège du commandant à côté de lui. Ritser Brughel se régalait ; il donnait à son patron resté sur Hammerfest un commentaire simultané de ce qui se passait au sol.

Brughel cessa son analyse perverse et garda quelques secondes un silence bienvenu. Brusquement, le Vice-Subrécargue jura.

— Monsieur ? Que se…

Soudain, il se mit à crier :

— Phuong ! Il y a une fusillade à North Paw. Omo est touché et… pestilence, j’ai perdu ma liaison ATH. Phuong !

Xin se retourna sur son siège, vit Brughel marteler sa console. Son faciès blafard s’empourprait. Le Vice-Subrécargue écouta un instant sur sa fréquence sécurisée.

— Mais le Subrécargue a survécu ? D’accord, mettez Reynolt en service. Mettez-la en service, j’ai dit !

Anne Reynolt n’était pas, semblait-il, immédiatement disponible. Cent secondes s’écoulèrent. Deux cents. Brughel fulminait, bouillait de rage, et même ses nervis reculaient. Jau se concentra sur ses affichages, mais il n’y voyait défiler que des données vides de sens. Cet épisode n’était pas dans le scénario de Tomas Nau.

— Salope ! T’étais où ? Qu’est-ce que…

Puis Brughel se tut à nouveau. Il grognait de temps en temps, mais sans interrompre ce qui devait être un monologue. Quand il reprit la parole, il semblait plus perplexe que furieux.

— Je comprends. Vous dites au Subrécargue qu’il peut compter sur moi.

Il y eut encore un échange de répliques dans cette conversation à longue distance, et Jau commença à se douter de ce qui allait arriver. Il ne put se retenir et coula un regard en coin vers le Vice-Subrécargue. Brughel le regardait, justement.

— Gestionnaire Xin. Notre position actuelle ?

— Monsieur, nous survolons l’océan en direction du sud et sommes à environ mille six cents kilomètres de Pleinsud.

Brughel leva les yeux pour examiner la vue plus précise fournie par ses ATH.

— Et je vois donc que lors de ce passage nous allons survoler les champs de missiles de l’Accord en remontant vers le nord.

Une boule grossit dans la gorge de Xin. Ce moment était inévitable, mais je croyais avoir plus de temps…

— Nous allons passer à quelques centaines de kilomètres à l’est de ces champs, monsieur.

Brughel leva la main d’un geste méprisant.

— Un coup de propulseur principal, et on va corriger ça… Phuong, vous me suivez ? Oui, nous avançons le programme de sept Ksec. Et alors ? Peut-être qu’elles vont nous remarquer, mais ça sera trop tard pour avoir la moindre importance. Dites à vos zombies de générer une nouvelle séquence d’opérations. Bien sûr que ça veut dire qu’on va se mouiller un peu plus. Reynolt est en train de mettre tous ses zombies inactifs à votre disposition. Synchronisez-les du mieux que vous pouvez… Bien.

Brughel se renversa sur son siège de commandant usurpé et sourit.

— Le seul inconvénient, dans tout ça, c’est qu’on n’aura pas le temps de sortir Pedure de Pleinsud. Pedure, on la connaissait bien ; je crois qu’elle aurait fait une bonne vice-reine indigène… Mais, vous savez, moi, j’en raffole pas, de ces bestioles.

Il vit que Xin suivait ses paroles avec une horreur non déguisée.

— Attention, attention, gestionnaire. Vous êtes resté trop longtemps avec vos copains Qeng Ho. Ils ont peut-être tenté un coup, là, mais ils se sont plantés. Vous pigez, ou quoi ? Le Subrécargue a survécu avec toutes ses ressources.

Il regarda derrière Jau ; il avait vu quelque chose dans ses ATH.

— Synchronisez vos pilotes sur les zombies de Bil Phuong. Vous aurez des chiffres définitifs dans quelques secondes. Pas question d’utiliser nos propres armes au-dessus de Pleinsud. Au lieu de quoi, vous allez localiser et déclencher les fusées à courte portée que la Parenté a installées au large des côtes – c’est « l’attaque en traître de l’Accord » que nous avons déjà prévue. Votre vrai travail, ça va être quelques centaines de secondes plus tard. Vos gens vont pilonner les champs de missiles de l’Accord.

Ce qui impliquerait d’utiliser le nombre limité de fusées et d’armes à faisceaux de particules qui restaient aux humains. Mais ces armes étaient tout à fait à la hauteur contre les défenses antimissiles, plus primitives, des Araignées… après quoi, des milliers de fusées de la Parenté anéantiraient des villes sur la moitié de la planète.

— Je…

Xin s’étrangla, saisi d’horreur. S’il n’obéissait pas, les autres liquideraient Rita. Brughel tuerait Rita, et puis Jau. Mais s’il suivait les ordres… J’en sais déjà trop.

Brughel le dévisagea attentivement. C’était un regard que Jau ne lui avait encore jamais connu… un regard froid, calculateur, presque un regard à la Tomas Nau. Brughel pencha la tête sur le côté et dit doucement :

— Vous n’avez rien à redouter en obéissant aux ordres. Oh ! peut-être un lavage de cerveau ; vous perdrez un peu de mémoire. Mais nous avons besoin de vous, Jau. Rita et vous pouvez nous servir pendant de nombreuses années – la bonne vie, en somme. Mais seulement si vous obéissez aux ordres maintenant.

Avant que tout bascule, Reynolt était dans les Combles. Pham devina qu’elle devait y être encore, retranchée dans la salle de groupe avec Trud et toute la télématique disponible, s’appliquant de son mieux à protéger les zombies sous ses ordres… et à employer leur géniale synergie pour accomplir la volonté de Nau.

Pham voletait dans l’obscurité, se glissant dans des tunnels ascendants qui s’étrécissaient jusqu’à atteindre moins de quatre-vingts centimètres de diamètre. Ils avaient été creusés au fil des décennies, dès que les racines de Hammerfest avaient été plantées dans Diamant Un. À un moment donné pendant la troisième décennie de l’Exil, Pham avait pénétré les programmes d’architecture émergents, et les tunnels – certains d’entre eux – avaient carrément disparu ; d’autres liaisons avaient été rajoutées. Il escomptait que même Anne ne connaissait pas tous les passages qu’il pourrait emprunter.

À chaque embranchement, il freinait en douceur avec les mains et allumait brièvement sa lampe. Il cherchait, mais ne trouvait toujours pas. Même sans alimentation extérieure, les capaciteurs des localiseurs pouvaient assurer un bref et ultime calcul. Avec le récepteur-amplificateur, il pouvait encore capter des indices : il savait qu’il se trouvait dans les niveaux supérieurs de Hammerfest, dans l’aile où était située la salle de groupe.

Mais les localiseurs proches étaient presque à bout de ressources. Dans un coude du tunnel, il passa devant ce qui, très vraisemblablement, était l’endroit qu’il cherchait. Les parois scintillaient faiblement dans une lumière irisée, intactes. Quelques mètres encore. J’y suis ! Un cercle était discrètement gravé dans la muraille de diamant. Il se laissa porter jusqu’à lui et composa doucement un code de commande tactile à sa surface. Il y eut un déclic. Une auréole de lumière jaillit autour du disque lorsqu’il pivota, révélant une sorte de magasin. Pham se glissa par l’ouverture. Rations alimentaires et articles de toilette s’empilaient dans des casiers.

Il contourna les étagères. Il avait presque traversé la pièce et s’approchait de son entrée plus officielle… lorsque la porte en question s’ouvrit. Pham plongea dans l’encoignure et, lorsque le visiteur entra, il tendit la main et lui arracha en douceur ses ATH. C’était Trud Silipan.

— Pham ! s’écria-t-il, plus surpris qu’effrayé. Qu’est-ce que tu fous ici ? Tu sais quoi ? Anne pique une crise à cause de toi. Elle déconne complètement, elle dit que tu as tué Kal Omo, que tu as pris le contrôle de North Paw…

La voix lui manqua lorsqu’il se rendit compte que la présence de Pham ici était tout aussi invraisemblable.

Pham sourit à Silipan et referma la porte derrière lui.

— Oh, tout ce qu’on raconte est exact, Trud. Je suis venu récupérer mon escadre.

— Ton escadre, que tu dis ?

Trud le dévisagea un instant, son expression alternant entre la peur et l’émerveillement.

— Pham, qu’est-ce que tu manigances ? T’as un drôle d’air.

Un peu d’adrénaline, un peu de liberté. Ça vous change un homme. Étonnant, n’est-ce pas ?

— T’es cinglé, mec. Tu sais que tu ne peux pas gagner. Tu es coincé, ici. Rends-toi. Peut-être qu’on pourra mettre ça sur le compte de… d’un accès de folie passagère.

Pham secoua la tête.

— Je suis là pour gagner, Trud.

Il leva son petit pistolet à fléchettes pour que Silipan puisse le voir.

— Et tu vas m’aider. On va aller dans la salle de groupe, et tu vas neutraliser tout le soutien zombie…

Irrité, Silipan tenta de repousser la main armée de Nuwen.

— Impossible. La situation est critique. Ils sont indispensables au soutien des opérations au sol.

— Ils instrumentent le programme d’extermination des Araignées signé Tomas Nau ? Raison de plus pour les débrancher immédiatement. Ça devrait avoir un effet intéressant sur le lac du Subrécargue, par ailleurs.

Pham voyait presque l’Émergent soupeser les risques dans son esprit : Pham Trinli, son vieux pote, complice en beuveries et fanfaronnades, armé d’un pistolet à fléchettes d’une efficacité discutable… se dressait contre toute la puissance destructrice du Subrécargue.

— Pas question, Pham. C’est toi qui t’es mis dans ce pétrin, et tu t’en sortiras pas comme ça.

Des ATH que Pham chiffonnait dans sa main droite montait l’écho étouffé d’exclamations de colère. Il y eut un dernier couac ! et la porte de la réserve s’ouvrit brusquement.

— Qu’est-ce qui vous prend, Silipan ? Je vous ai dit de…

Anne Reynolt se glissa dans la pièce. Elle avait instantanément compris le sens de la scène, mais elle n’avait rien sur quoi prendre son élan.

Et Pham fut tout aussi rapide qu’elle. Sa main pivota, le petit pistolet cracha sa fléchette et Reynolt se plia en deux sous la douleur ; un instant plus tard, une insolite détonation amortie ébranla son corps. Pham se retourna vers Trud avec un large sourire.

— Fléchettes explosives. Tu connais ? Ça te rentre dedans, et puis, boum ! tes tripes passent à la moulinette.

Le teint de Silipan vira au blanc terreux.

— Euh… hummm.

Il contempla le cadavre de sa zombie de patronne. Il avait l’air prêt à dégueuler.

Pham tapota la poitrine de Silipan avec le mignon pistolet. Trud baissa les yeux, pétrifié d’horreur, et regarda le canon de l’arme.

— Trud, mon ami, pourquoi cet air morose ? Tu es un bon Émergent. Reynolt n’était qu’une zombie, elle faisait partie des meubles.

Il désigna le corps de Reynolt, dont les convulsions s’atténuaient. Ce serait bientôt une masse flasque, un cadavre tout frais.

— On va donc se débarrasser de ce déchet, le ranger quelque part, et ensuite tu pourras me montrer comment déconnecter les zombies.

Il recula avec un sourire salace et récupéra le corps. Trud tremblait visiblement lorsqu’il se dirigea vers la porte.

Dès que Silipan lui tourna le dos, l’étreinte négligente de Pham sur le corps d’Anne se fit prévenante, attentionnée. Seigneur, ce machin sonnait comme un vrai engin de mort, pas comme un pistolet paralysant avec détonation simulée. Il y avait une éternité – la moitié de sa vie – qu’il n’avait pas touché cet accessoire de théâtre ; et s’il avait raté son coup ? Pour la première fois depuis son passage à l’action, la panique s’infiltra dans le flux d’adrénaline. Il glissa la main sous la carotide de la jeune femme… et détecta un pouls puissant et régulier. Anne était probablement étourdie, rien de plus.

Pham afficha à nouveau son sourire de prédateur et suivit Trud dans la salle de groupe des zombies.

Cinquante-quatre

Les agences de presse eurent quand même le dernier mot. Les services de sécurité de l’Accord avaient censuré l’image de maman en train de descendre du poignard volant. Qu’à cela ne tienne ! Quelques minutes plus tard, elle était en territoire terresudien… et les agences de presse locales ne demandaient pas mieux que de montrer Victory Smith et tous les membres de son entourage. Pendant quelques minutes, les caméras étaient si proches que Viki put voir l’expression interne des mains nourricières de la générale. Maman avait l’air plus sereine et plus militaire que jamais… or, pendant ces quelques minutes, Victory Lighthill eut l’impression d’être un petit enfant plutôt que lieutenant des Renseignements. C’était aussi grave que le jour où Gokna était morte. Maman, pourquoi prendre ce risque ? Mais Viki connaissait la réponse à cette question. La générale n’était plus indispensable à la grandiose contre-écoute qu’elle et papa avaient mise au point ; elle pouvait maintenant aider les gens auxquels elle avait fait courir le plus de risques.

Le club des sous-officiers était bondé, rempli de faucheux qui normalement auraient dû être en train de dormir entre deux périodes de service ou de s’adonner à d’autres distractions. C’était l’endroit qui leur évoquait le plus la reprise du travail. Et, pour une fois, le « travail » était manifestement l’activité la plus importante pour le tout-venant des militaires.

Victory se promena d’une console de jeux à l’autre, signalant discrètement à ses gens que tout baignait. Finalement, elle grimpa sur un perchoir à côté de Brent. Son frère n’avait pas retiré son casque. Ses mains s’agitaient constamment au-dessus de la console. Elle lui tapa sur l’épaule.

— Maman va parler d’une seconde à l’autre, dit-elle doucement.

— Je sais, dit Brent, l’esprit ailleurs. L’entité numéro neuf nous voit en pleine action, mais elle n’a pas encore pigé. Elle croit que le problème est local.

Viki faillit lui arracher son casque. Zut. C’est comme si j’étais sourde et aveugle moi aussi ? Mais elle tira un téléphone de sa veste et composa un numéro.

— C’est toi, papa ? Maman a commencé de parler.


Le discours fut bref. Et efficace. Il neutralisait la menace venant du Sud. Oui, mais… aller là-bas, c’était encore prendre trop de risques. Sur les écrans au-dessus du fizz-bar, Viki voyait la générale remettre à Tim le texte officiel de sa proposition pour qu’il le transmette au Parlement. Peut-être les choses s’arrangeraient-elles de ce côté. Peut-être le déplacement était-il justifié. Plusieurs minutes s’écoulèrent. Les caméras balayaient l’amphithéâtre, révélant un tumulte grandissant. Maman avait quitté la plate-forme avec l’oncle Hrunk. Une minable petite créature vêtue de sombre les aborda. Pedure. Ils se disputaient…

Et puis tout cela n’avait plus d’importance. Brent s’ébroua tout contre elle.

— Mauvaise nouvelle, dit-il, le casque toujours sur la tête. Je les ai tous perdus. Même notre vieil ami.

Lighthill sauta du perchoir de sa console et fit signe à son équipe. Ce geste aurait pu être un coup de sifflet strident, car tous se relevèrent, sanglèrent leurs sacoches et se dirigèrent vers la porte. Brent arracha son casque et se précipita dehors, juste devant Lighthill.

Derrière eux, elle vit des regards curieux, mais la plupart des clients du club étaient trop accaparés par la télévision pour leur prêter beaucoup d’attention.

L’équipe avait dévalé deux étages lorsque les sirènes d’alarme commencèrent à hurler.


— Que voulez-vous dire ? Nous avons perdu le soutien zombie ? La liaison à fibres optiques a été coupée ?

Trinli aurait-il mis la main sur l’ensemble du réseau optique ?

— N… non, monsieur. Du moins, je ne le crois pas.

Le caporal Marli était assez compétent, mais ce n’était pas Kal Omo.

— Nous pouvons toujours envoyer des impulsions, mais les canaux de commande ne répondent plus. Monsieur… c’est comme si quelqu’un avait carrément déconnecté les zombies.

— Hum. Ouais.

Ce pouvait être encore une surprise signée Trinli, ou alors il y avait peut-être un autre traître dans les Combles. Quoi qu’il en soit… Nau considéra Ezr Vinh, de l’autre côté de la pièce… Le regard vitreux, le Fourgueur souffrait en silence. Des secrets importants se cachaient derrière ce regard, mais Vinh était aussi résistant que tous ceux que lui-même ou Ritser avaient interrogés jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il faudrait soit du temps, soit un moyen de pression particulier pour tirer de lui des informations valables. Du temps, ils n’en avaient plus. Il se retourna vers Marli.

— Je peux encore parler à Ritser ?

— Je crois. Nous avons la liaison à fibres optiques avec la station laser à l’extérieur.

Il pianota maladroitement sur sa console. Nau se retint de manifester sa colère. Mais sans le soutien des zombies, tout le monde était maladroit. C’est comme si nous étions des Qeng Ho.

Marli afficha soudain un grand sourire.

— Notre liaison avec la Main invisible fonctionne encore, monsieur ! Je viens de brancher votre micro-boutonnière sur le canal audio.

— Parfait… Ritser ! Je ne sais pas si vous avez suivi tout ce qui se passe ici, mais…

Nau lui fit un rapide résumé de la débâcle, et conclut :

— Je vais être inaccessible pendant quelques centaines de secondes ; je me replie sur L1-A. Question cruciale : sans nos zombies, pouvez-vous encore poursuivre les opérations au sol ?

Il s’écoulerait au moins dix secondes avant qu’il obtienne une réponse. Nau se tourna vers son deuxième garde survivant :

— Ciret, ramenez-moi Tung et le zombie. Nous allons en L1-A.

Depuis les profondeurs de l’arsenal, ils auraient le droit de vie et de mort sur tous les occupants de L1 sans passer par aucune automatisation. Nau ouvrit le placard derrière lui et appuya sur une touche. Un morceau de parquet coulissa, révélant la trappe d’accès à un tunnel. Ce tunnel traversait Diamant Un pour aboutir à la chambre forte de l’arsenal ; il n’avait jamais été automatisé avec des localiseurs ni coupé par des couloirs transversaux. Les serrures de sécurité à chaque extrémité étaient programmées pour l’empreinte de son pouce. Il toucha le lecteur. Le minuscule voyant d’accès resta au rouge. Comment Trinli pourrait-il saboter ça ? Nau refoula sa panique et essaya à nouveau, le pouce contre la plaque sensible. Toujours rouge. Il recommença. Le témoin passa à contrecœur au vert et le panneau d’accès sous le parquet tourna jusqu’à sa position d’ouverture. Le logiciel avait dû prendre en compte la pression sanguine de Nau et conclure qu’il agissait sous la menace. Nous pourrions encore être bloqués à l’autre bout. Il présenta son pouce en composant le code de l’autre serrure. Il dut s’y reprendre à deux fois, mais, là encore, il eut le feu vert.

Ciret et Tung étaient de retour, poussant Ali Lin devant eux. Le vieil homme les gronda :

— Vous ne respectez pas les règles. Nous devrions marcher, comme ceci, les pieds sur le plancher.

L’expression d’Ali était un mélange d’irritation et d’étonnement. Les zombies détestaient qu’on les arrache à leur tâche Focalisée. Très vraisemblablement, sarcler le jardin du Subrécargue était, dans l’esprit de Lin, aussi important que la plus délicate manipulation génétique. Et voilà que tout à coup on le forçait à rentrer et qu’on ignorait le protocole simulant la pesanteur dans l’enceinte du Parc.

— Tenez-vous tranquille et taisez-vous. Ciret, détachez Vinh. Nous l’emmenons, lui aussi.

Ali s’immobilisa, les pieds fermement plantés sur le parquet adhésif. Mais il ne se tut pas. Ignorant Nau, il visa le lointain d’un regard zombie typiquement décalé et continua de se plaindre :

— Vous ne voyez pas que vous être en train de tout détruire ?

Soudain, la voix de Brughel résonna dans le bureau :

— Monsieur, ici, nous contrôlons la situation. Les zombies de la Main sont toujours connectés. Nous n’aurons pas vraiment besoin des services à latence prolongée tant que nous n’aurons pas largué les nucléaires. Phuong dit qu’à court terme nous avons peut-être avantage à nous passer de L1. Juste avant de décrocher, certains éléments aux ordres de Reynolt montraient des comportements très aberrants. Voici la chronologie des attaques. Pleinsud est incinérée dans sept cents secondes. Juste après, la Main survolera les bases de missiles antimissiles de l’Accord. Nous les liquiderons nous-mêmes…

La réponse de Brughel se transformait en rapport, destin habituel des conversations à longue distance. Lin s’était calmé. Nau sentit comme une fraîcheur dans son dos : la lumière du soleil baissait. Un nuage ? Il se retourna… et constata que, pour une fois, le regard décalé d’un zombie avait un sens. Tung contourna Lin pour regarder par les fenêtres qui donnaient sur le lac.

— Pouah, dit-il doucement.

— Ritser ! Nous avons d’autres problèmes. Je vous rappellerai.

Son interlocuteur à bord de la Main invisible continuait de parler, mais personne ne l’écoutait plus.

Telles les ondines de la mythologie balacrienne, les eaux de North Paw s’étaient lentement rassemblées puis s’étaient répandues en quittant le rivage paysagé conçu par Ali Lin. La « lumière solaire » vacillait derrière le million de tonnes d’eau qui ondoyaient au-dessus du pavillon. Même en l’absence de contrôle, le lac aurait dû rester plus ou moins en place. Mais l’ennemi avait laissé les vannes asservies agiter l’eau en cadence… et les oscillations de la surface s’étaient tranquillement amplifiées… jusqu’à la catastrophe.

Nau plongea vers la trappe du tunnel. Il s’arc-bouta et tira sur le massif couvercle blindé. La muraille liquide atteignit les murs du pavillon. L’édifice grinça et les fenêtres éclatèrent sous une montagne d’eau qui avançait implacablement à un peu plus d’un mètre par seconde.

Et la falaise liquide devint une masse glaciale aux milliers de bras qui traversaient le mur béant, cherchaient à se refermer autour de son corps et à l’arracher à la trappe. Il y eut des cris et des hurlements, vite noyés, et Nau fut un instant complètement submergé. Il n’entendait plus que le craquement prolongé de son pavillon que les eaux réduisaient en ruines. Il entrevit une dernière fois son cabinet de travail, son bureau en bois massif aux nœuds apparents, la cheminée en marbre. Puis le lent tsunami brisa le mur opposé et Nau fut emporté par le tourbillon ascendant.

Il était encore submergé, les poumons en feu. L’eau froide l’engourdissait. Tournant sur lui-même, Nau tenta de comprendre les images floues qui l’entouraient. C’était vers le bas qu’on voyait le mieux. Il aperçut la masse verte de la forêt derrière le pavillon. Nau plongea vers le bas, vers l’air libre.

Il émergea brusquement, projetant des filaments d’eau qui ricochèrent sur la surface principale, et se lança dans l’espace dégagé au-delà. Pendant une ou deux secondes, Nau flotta en solitaire, dérivant juste assez vite pour conserver son avance sur la mer volante. L’air était rempli d’un son que Nau n’avait jamais imaginé, un fracas oléagineux – le bruit d’un million de tonnes d’eau qui tournoyaient, se répandaient et s’écrasaient. Porté par son élan, le flot avait heurté le plafond de la caverne. À présent, la marée retombait, et Nau avec elle. En bas, dans la forêt, les papillons avaient pour une fois cessé de chanter. Ils se blottissaient en essaims massifs dans les plus vastes des cryptormes. Mais, au loin, il y avait quelque chose en l’air. Des points minuscules planaient près de la vertigineuse montagne liquide. Les chatons ailés ! Ils ne semblaient pas être le moins du monde effrayés – mais Qiwi ne prétendait-elle pas que c’était une race aérienne à l’origine ? Il en vit un barboter au flanc de la muraille, disparaître un instant, refaire surface, puis plonger à nouveau. Ces maudits félins seraient peut-être juste assez agiles pour survivre.

Il pivota pour regarder à travers l’eau vers le parc ensoleillé. La lumière dorée scintillait sur les décombres, sur des silhouettes humaines prises au piège comme des mouches dans un bloc d’ambre. Les autres se dirigeaient vers lui en pataugeant, certains mollement, d’autres avec une énergie manifeste. Marli plongea dans l’air. Un instant plus tard, Tung creva la surface liquide, puis Ciret avec Ali dans les bras. Bravo, mon vieux !

Il y avait une autre silhouette : Ezr Vinh. Le Fourgueur sortit à moitié de l’eau, à dix mètres environ du reste du groupe. Il avait beau être désorienté et respirer difficilement, il était plus éveillé qu’il l’avait paru lors de l’interrogatoire. Il considéra les cimes des arbres vers lesquelles ils dégringolaient et émit un son qui aurait pu être un rire.

— Vous êtes pris au piège, Subrécargue. Pham Nuwen a été plus malin que vous.

— Pham qui ?

Le Fourgueur le regarda en louchant ; il se rendait apparemment compte qu’il avait laissé échapper un secret pour lequel il aurait sacrifié sa vie. Nau fit signe à Marli.

— Ramenez-le.

Mais Marli n’avait rien sur quoi rebondir. Vinh pataugea dans l’eau et s’y enfonça à nouveau – pour s’y noyer, en leur échappant quand même.

Marli pivota ; il tira au pistolaser dans les arbres et se propulsa vers l’eau déferlante. Nau voyait la silhouette d’Ezr à contre-jour ; il agitait mollement les bras, mais il était déjà à plusieurs mètres de profondeur.

Les cimes montantes des arbres les frôlaient de tous côtés. Marli regarda autour de lui, affolé.

— Il faut sortir d’ici, monsieur !

— Alors, tuez-le et qu’on en finisse !

Nau essayait déjà de s’accrocher aux branches. Au-dessus de lui, Marli tira plusieurs courtes rafales. Le laser était conçu pour déchirer et trancher la chair ; sa portée dans l’eau était à peu près nulle. Mais Marli eut de la chance. Un nuage rouge s’épanouit autour du corps du Fourgueur.

Il ne leur restait plus de temps. Nau se hissa de branche en branche, plongeant dans les espaces dégagés sous la voûte de feuillage. Tout autour de lui, il entendait les branches craquer tandis que l’eau envahissait les cryptormes et les oléopins – un bruit qui évoquait le feu et l’inondation en même temps. La muraille liquide s’éparpilla en un million de doigts fractals, ne cessant de se tordre, d’osciller, et de s’agglutiner à nouveau. Elle toucha le bord d’un essaim de papillons ; un chant aigu jaillit, plus fort que tout ce que Nau avait jamais entendu – et l’essaim fut englouti.

Marli se propulsa devant lui et se retourna.

— Monsieur, l’eau est entre nous et l’entrée principale.

Pris au piège ! Exactement comme l’avait dit le Fourgueur.

Ils avancèrent tous les quatre sur la pelouse, parallèlement au mur d’enceinte du parc. Au-dessus d’eux, le plafond liquide descendit de plus en plus bas, bien plus bas que le faîte des arbres, et continua de descendre. La lumière du soleil, diffusée par des douzaines de mètres d’eau, venait de partout à la fois. Le volume du lac initial n’était pas illimité. Il devait y avoir d’énormes poches d’air partout dans le parc… mais ils n’avaient pas eu de chance. Leur espace vital était une grotte pas vraiment spacieuse, entourée d’eau sur quatre côtés.

Il fallait traîner Ali Lin de branche en branche. Il semblait fasciné par l’eau rebelle et totalement inconscient du danger.

Peut-être que…

— Ali ! dit sèchement Nau.

Ali Lin se tourna vers lui. Mais il ne fronça pas les sourcils en s’entendant rappeler à l’ordre ; au contraire, il souriait.

— Mon parc, il est fichu. Mais je vois quelque chose de mieux à faire, une chose que personne n’a encore réalisée. Nous pouvons faire un véritable lac en microgravité, où bulles et gouttelettes lutteront constamment pour avoir l’avantage. Il y a des animaux et des plantes que je pourrais…

— Oui, Ali ! Vous allez créer un parc encore plus beau, je vous le promets. Maintenant, je voudrais savoir s’il existe un moyen quelconque de sortir du parc… sans se noyer.

Heureusement que le zombie arrivait à trouver un côté positif à cette affaire ! Arraché à ses occupations essentielles, Ali s’était senti frustré à maintes reprises pendant les dernières centaines de secondes. Normalement, la loyauté des zombies était à toute épreuve, mais s’ils avaient l’impression qu’on s’interposait entre eux et leur spécialité… Au bout d’un moment, Ali haussa les épaules et dit :

— Bien sûr. Il y a une conduite d’alimentation derrière ce rocher. Je ne l’ai jamais obturée définitivement.

Marli plongea vers le rocher. Une conduite d’alimentation, ici ? Sans ATH, Nau ne pouvait le savoir. Mais il y en avait des douzaines dans le parc : les canalisations qui avaient servi à amener la glace depuis la surface de L1.

— Le zombie a raison, monsieur ! Et les codes d’ouverture fonctionnent.

Nau et les autres contournèrent le rocher et regardèrent au fond du trou que Marli venait d’ouvrir. Entre-temps, les parois de leur caverne – de leur bulle – avançaient. Dans trente secondes, l’endroit allait être submergé. Marli regarda Nau, son sourire triomphal quelque peu écorné.

— Monsieur, nous serons à l’abri de l’eau là-dedans, mais…

— Mais ça ne débouche nulle part. Exact. Je le sais.

La conduite se terminerait par un couvercle hermétique, avec, derrière, le vide absolu. C’était un cul-de-sac.

Une stalactite d’eau éclaboussa la tête de Nau dans une lente torsion, le forçant à s’accroupir à côté de Marli. La montagne liquide se retira et le plafond de leur bulle remonta un instant. Petit à petit, j’ai tout perdu, ou presque. Incroyable. Et soudain, Tomas comprit que l’assertion précipitée d’Ezr Vinh devait être vraie. Pham Trinli n’était pas Zamle Eng ; c’était un mensonge commode, élaboré spécialement pour Tomas Nau. Des années durant, son héros préféré – et donc son ennemi le plus dangereux – avait été à portée de sa main. Trinli était effectivement Pham Nuwen. Pour la première fois depuis son enfance, Tomas Nau fut paralysé par la peur.

Mais même Pham Nuwen avait ses défauts, sa faiblesse morale permanente. J’ai étudié la carrière de l’homme toute ma vie, j’ai repris à mon compte ses qualités. Plus que quiconque, je connais ses défauts. Et je sais comment en tirer avantage. Il regarda les autres, procéda à l’inventaire des personnes et du matériel : un vieil homme que Qiwi adorait, un peu de matériel de télécom, quelques armes, quelques tueurs. Ça devrait suffire.

— Ali, n’y a-t-il pas une borne à fibres optiques à l’extrémité extérieure de ces conduites ? Ali !

Le zombie se détourna de son étude des ondulations du plafond liquide.

— Oui, oui. Nous avions besoin d’une coordination précise lorsque nous avons amené la glace.

Nau fit signe à Marli d’entrer dans la conduite.

— Parfait. Ça ira.

Un par un, ils se glissèrent par l’étroite ouverture. Autour d’eux, le bas de la bulle se détacha du sol. Il y avait maintenant cinquante centimètres d’eau, et elle continuait de monter. Tung et Ali entrèrent dans une gerbe d’éclaboussures. Ciret plongea le dernier, et ferma d’un coup sec le panneau derrière eux. Quelques douzaines de litres entrèrent aussi, sous forme de simples flaques, à présent. Mais, de l’autre côté de l’écoutille, ils entendaient les vagues s’accumuler.

Nau se tourna vers Marli, dont le lasercom émettait une lumière diffuse.

— Montons jusqu’à la borne, caporal. Ali Lin va m’aider à passer un coup de fil.

Pham Nuwen avait bien failli gagner, mais Nau avait encore son intelligence et sa faculté de manipuler les autres à distance. Tandis qu’ils remontaient la conduite, portés par leur élan, il réfléchit à ce qu’il pourrait bien dire à Qiwi Lin Lisolet.


Le général Smith quitta le perchoir de l’orateur. Les informations figurant sur les cartes remises à Tim Downing avaient été distribuées aux Élus, et cinq cents têtes réfléchissaient maintenant au marché proposé. Hrunkner Unnerby se tenait dans l’ombre derrière le perchoir et se posait des questions. Smith avait accompli un miracle de plus. Dans un monde juste, il produirait son effet. Alors, qu’est-ce Pedure allait inventer pour le neutraliser ?

Smith recula jusqu’à être à la hauteur de Hrunk.

— Venez avec moi, sergent, j’ai vu quelqu’un à qui je veux parler depuis longtemps.

Un vote était prévu dans le cours de la journée. Avant cela, il se pourrait très bien que la générale doive répondre à des questions. Ce qui ménageait beaucoup de temps pour des manœuvres politiciennes. Unnerby et Downing accompagnèrent la générale jusqu’à l’autre bout de l’avant-scène et se plantèrent devant la sortie. Une vilaine créature aux jambières extravagantes se dirigeait vers eux. Pedure. Les années n’avaient pas été tendres avec elle… ou alors les rumeurs d’attentats manqués sur sa personne étaient exactes. Elle fit mine de contourner Victory Smith, mais la générale lui barra le passage en souriant.

— Salut, Bourreau d’Enfants. Enchantée de vous voir en personne.

— Oui, siffla l’autre. Et si vous ne vous écartez pas de mon chemin, je serais enchantée de vous tuer.

Elle le dit avec un accent à couper au couteau, mais le poignard qu’elle tenait dans sa main était bien réel.

Smith allongea les bras latéralement, geste démesuré qui attirerait l’attention de tout l’amphithéâtre.

— Devant tous ces gens, Honorée Pedure ? Je ne le crois pas. Vous êtes…

Smith hésita, porta une paire de mains à sa tête et sembla écouter. Un téléphone ?

Pedure la dévisageait, l’aspect plein de soupçons. C’était une femelle de petite taille à la chitine écorchée, aux gestes juste un peu trop rapides. Totalement indigne de confiance. Elle devait être tellement habituée à tuer à distance que le charme personnel et les facilités d’élocution étaient chez elle des talents disparus depuis longtemps. Ici, elle n’était pas dans son élément – il lui fallait gérer la situation en direct. Ce qui donna un peu plus d’assurance à Unnerby.

Quelque chose bourdonna dans la veste de Pedure. Son petit poignard disparut et elle saisit son téléphone. Un instant, les deux espionnes en chef eurent l’air de deux vieilles amies en train de communier avec leurs souvenirs.

— Non ! hurla Pedure.

Un spasme la traversa. Elle prit le téléphone dans ses mains nourricières et se le fourra presque dans la gueule.

— Pas ici ! Pas maintenant !

Le fait qu’elles se trouvent brusquement au centre de l’attention ne sembla pas la troubler.

Le général Smith se tourna vers Unnerby.

— Tous les projets tombent à l’eau. Trois missiles lancés depuis la banquise se dirigent sur nous. Il nous reste environ sept minutes.

Le regard d’Unnerby s’arrêta sur la coupole au-dessus d’eux. À trois mille pieds sous terre, elle était à l’épreuve des bombes tactiques à fission. Mais il savait que la Parenté avait mis au point des engins bien plus gros. Un triple lancement signifiait très vraisemblablement une attaque à grande pénétration. N’empêche que… J’ai participé à la conception de cet endroit. Il y avait à proximité des escaliers permettant d’accéder à des locaux bien plus profonds. Il prit l’un des bras de Smith.

— S’il vous plaît, madame. Suivez-moi.

Ils traversèrent l’avant-scène.

Unnerby avait connu le courage et la lâcheté chez les bons comme chez les méchants. Pedure, elle… l’Honorée Pedure était agitée de soubresauts affolés. Elle se tordait de droite à gauche, sautillait sur place, hurlait en tiefien dans son téléphone. Soudain, elle cessa son manège et se retourna vers Smith. Dans son aspect, la terreur livrait bataille à la surprise et à l’incrédulité.

— Ces missiles. Ce sont les vôtres ! Espèce de…

Elle se lança en hurlant vers le dos de Smith, son poignard comme une extension argentée de son bras le plus long.

Unnerby se glissa entre elles avant que Smith puisse ne serait-ce que se retourner. Heurtant l’Honorée Pedure du saillant de ses épaules, il la projeta hors de la scène. Autour d’eux, c’était la confusion. Les gens de Pedure déboulèrent depuis le parterre, où ils se heurtèrent aux gardes de Smith qui se lançaient de la galerie du public. Le choc se propagea dans tout l’amphithéâtre lorsque les Élus, levant la tête de leurs lecteurs, remarquèrent qui étaient les combattants. Puis un cri jaillit du fond des travées, tout en haut.

— Regardez les infos ! L’Accord vient de lancer des missiles sur nous !

Unnerby fit sortir la générale et son escorte par une porte latérale. Ils dévalèrent l’escalier en direction des tunnels secrets qui aboutissaient au QG sécurisé. Sept minutes à vivre ? Peut-être. Mais soudain, Hrunkner se sentit formidablement libéré. Il leur restait la simplicité même, comme avec Victory à l’époque héroïque : la vie et la mort, une poignée de bons soldats, et quelques minutes pour emporter la décision.

Cinquante-cinq

Belga Underville avait de l’ancienneté au Centre de Commandement et de Contrôle. Ça n’avait en réalité guère d’importance : Underville représentait les Renseignements intérieurs. Ce qui se passerait ici pourrait bouleverser définitivement ses tâches, mais elle était en dehors de la chaîne de commandement, assurant simplement la liaison avec la défense civile et les forces de la Maison royale. Belga observa Elno Coldhaven, directeur fraîchement nommé des Renseignements extérieurs et Chef des opérations en exercice du CCC. Coldhaven savait quel feu roulant d’échecs avait mis fin à la carrière de son prédécesseur. Il savait que Rachner Thract n’était pas un incapable et n’était probablement pas un traître. Elno avait à présent les mêmes tâches, et sa supérieure hiérarchique était à l’étranger. Il travaillait sans filet, ou presque. Plus d’une fois ces derniers jours, il avait pris Underville à part et lui avait demandé très sérieusement son avis. Elle soupçonnait que c’était surtout pour cela que Smith l’avait obligée à rester à la Commanderie au lieu de rentrer à Princeton.

Le CCC était enterré à plus d’un mille de profondeur dans le promontoire rocheux de la Commanderie des Terres, sous le vieux Profond royal. Dix ans plus tôt, le Centre était un établissement de grande envergure qui abritait des douzaines de techniciens des Renseignements penchés sur les curieux afficheurs à tube cathodique de l’époque. Derrière eux, il y avait alors des salles de réunion vitrées et des passerelles de surveillance pour les officiers responsables des opérations. Mais systèmes et réseaux informatiques s’étaient améliorés au fil des années. Les Renseignements de l’Accord disposaient à présent d’yeux, d’oreilles et d’automatismes perfectionnés, et le CCC lui-même était à peine plus grand qu’une salle de conférence. Une insolite salle de conférence silencieuse aux perchoirs tournés vers l’extérieur, où l’air pur était toujours en léger mouvement, où un puissant éclairage ne laissait pas d’ombres. Il y avait des afficheurs de données, dont les plus rudimentaires pouvaient à présent supporter douze couleurs. Il y avait encore des techniciens, mais chacun gérait un millier de points nodaux dispersés sur tout le continent et dans le système de reconnaissance du proche-espace. Indirectement, chacun disposait de centaines de spécialistes pour les tâches d’interprétation. Huit techniciens, quatre officiers, un officier commandant. C’était là tout le personnel dont la présence physique était nécessaire.

L’écran central montrait la réception au Parlement du chef des Renseignements. C’était les mêmes images d’agence que recevait le reste du monde : les Renseignements extérieurs avaient renoncé à installer clandestinement des caméras dans l’amphithéâtre. L’un des techniciens analysait des images fixes prélevées sur la vidéo. Il afficha une image composite formée d’une douzaine de fragments et harmonisa l’éclairage. Un personnage d’apparence minable apparut sur l’écran ; les détails de ses vêtements noirs étaient flous.

— Bien, dit doucement le général Coldhaven à côté de Belga. Voilà une identification positive. La mère Pedure soi-même… Elle n’arrive pas très bien à jouer la comédie quand son propre sort est en jeu.

Underville ne l’écoutait qu’à moitié. Il se passait tellement de choses… Le discours de la générale fut un choc encore plus grand que la vue de Pedure. Lorsque Smith proposa d’envoyer des otages, plusieurs des techniciens se détournèrent de leur travail, les mains nourricières en suspens dans la gueule.

— Mon Dieu ! marmonna le général Coldhaven.

— Ouais, chuchota Belga. Mais si les autres marchent, nous aurons peut-être une porte de sortie.

— S’ils choisissent le Roi comme otage. Mais s’ils veulent le général Smith…

Si Smith était obligée de rester là-bas à Pleinsud, la situation se compliquerait énormément, surtout pour Elno Coldhaven. Il n’arrivait pas à dissimuler tout à fait son profond embarras. Il n’était donc pas au courant lui non plus.

— On assurera, dit Kred Dugway, le directeur de la Défense aérienne.

Dugway était le seul autre général présent. Le directeur de la DA s’était montré l’un des plus farouches critiques de l’infortuné Thract ; il était alors le supérieur de Coldhaven. Et Dugway semblait croire qu’il était toujours le patron d’Elno.

Dans la vidéo en direct de Pleinsud, le général Smith avait quitté le perchoir des orateurs. Elle remit à Tim Downing le texte de sa proposition. La caméra suivit Smith dans la salle.

— Elle va vers Pedure !

— Voilà qui va être vraiment intéressant, dit Dugway en étouffant un rire.

— Zut.

La caméra avait fait volte-face pour montrer le major Downing en train de distribuer des exemplaires de la proposition.

— Vous pouvez me brancher sur la patronne ? Elle a toujours le canal audio ?

— Désolé, monsieur. Non.

Des alarmes colorées illuminèrent les afficheurs de la Défense aérienne. Le technicien se pencha, siffla quelque chose sur sa liaison vocale puis dit :

— Monsieur, je ne comprends pas entièrement ce qui se passe, mais…

Dugway pointa une main vers la carte stratégique composite de Terresud.

— Ça, c’est des lancements de missiles !

Exact. Même Belga reconnut les pictogrammes. Des croix marquaient les sites de lancement supposés.

— Trois à la fois. Et pas lancés depuis Terresud. Ceux-là viennent de la banquise. Ça pourrait être des…

Des missiles de la Parenté, donc. L’Accord et la Parenté étaient les deux seules puissances dotées de sous-marins transglaciaires lance-missiles.

Les premières localisations approximatives des cibles apparurent sur l’affichage. Les trois cercles étaient près du pôle sud.

Coldhaven fit mine de trancher la gorge d’un adversaire et s’adressa aux techniciens de gestion d’attaque :

— Passez en phase Clarté Maximum.

Sur l’affichage principal, les caméras balayaient toujours l’amphithéâtre du Parlement, avides de capter les réactions au discours du général Smith.

Une technicienne se leva de son perchoir.

— Monsieur ! Ces missiles sont les nôtres ! Ils viennent de la Septième Flotte, du Cryoscaphe et du Rampant !

— Les sources ? dit Coldhaven, anticipant sur la réaction de son ancien patron.

— Les relevés automatiques des sous-marins eux-mêmes. J’essaie de joindre les commandants, monsieur… nous sommes en train de déchiffrer réciproquement nos messages.

Dugway se jeta dans la brèche.

— Et tant que nous ne leur aurons pas parlé directement, je refuse de croire à quoi que ce soit. Ces commandants, je les connais. Il se passe quelque chose de louche ici.

— Nous avons des lancements et des cibles tout ce qu’il y a de plus réel, monsieur, dit la technicienne en tapotant les croix et les cercles.

— Des petites lumières, c’est tout ce que vous avez ! répliqua Dugway.

— Ça passe par le réseau sécurisé, monsieur, en direct de nos satellites détecteurs de lancements.

Coldhaven leur fit signe de se taire l’un et l’autre.

— Ça ressemble un peu aux problèmes auxquels s’est heurté mon prédécesseur, non ?

Dugway jeta un regard mauvais à son ex-protégé… puis le sens de sa remarque commença à s’imposer lentement.

— Si…

— Il n’y a pas que chez nous, grogna Coldhaven. Il y a eu des rumeurs sur les radios analogiques non connectées.

Il y avait encore des gens pour se servir de trucs pareils ; Underville avait au fond des campagnes des agents récalcitrants à tout progrès. L’inattendu, c’était que quelqu’un à la Commanderie puisse écouter sérieusement ce type de communications. Coldhaven remarqua l’expression surprise de Belga.

— Ma femme travaille au musée des Techniques, là-haut, expliqua-t-il.

Un sourire fugace traversa son aspect et il poursuivit :

— Elle dit que ses correspondants radio de longue date ne sont pas fous. Et maintenant, nous assistons nous aussi à l’impossible. Avant, nous pouvions attribuer les contradictions à l’incompétence d’autrui. Maintenant…

Les cercles se réduisaient, les missiles n’étaient plus qu’à trois minutes de leur objectif. Les satellites de pointage étaient tous d’accord sur la destination : Pleinsud.

Underville réfléchit un instant, sidérée. Toutes les élucubrations parano de Rachner… étaient justifiées ?

— Alors, peut-être que ce lancement est un leurre. Tout ce que nous voyons…

— Du moins tout ce que nous voyons sur le réseau…

— Pourrait être un mensonge.

Le cauchemar le plus extravagant que puisse faire un technophobe.

Dugway avait finalement compris. Des convictions assises sur vingt ans d’expérience volaient en éclats.

— Mais le codage, la crypto, les vérifications croisées… qu’est-ce qu’on peut faire, Elno ?

Coldhaven sembla se ratatiner : sa théorie était acceptée, avec le désastre comme unique perspective.

— Nous… nous pouvons nous mettre en veilleuse. Dissocier le commandement et les communications du réseau. J’ai déjà vu cette option dans un jeu de stratégie… seulement, ça aussi, c’était sur le réseau !

Belga lui posa une main sur l’épaule.

— Faites-le, je vous le dis. Nous pouvons utiliser la radio analogique du musée. Et puis j’ai des gens, des messagers. Ça va être lent…

Bien trop lent, mais, au moins, ils finiraient par savoir contre qui ils luttaient.

D’autres – Nizhnimor, le Roi lui-même – étaient accessibles en un instant via le réseau, et voilà qu’on ne pouvait plus se fier à rien. Dugway était présent, mais Elno Coldhaven était l’officier commandant du CCC. Coldhaven hésitait. Cependant, il ne s’en remit pas à Dugway. Il s’adressa à son sergent-chef :

— Plan Corruption Réseau. Je veux que ce message soit transmis à la main au musée.

— À vos ordres !

La technicienne avait suivi la conversation ; elle ne semblait pas tout à fait aussi déroutée que ses collègues plus expérimentés. Les cercles cibles indiquaient deux minutes avant l’impact. Sur les images vidéo du Parlement, c’était le chaos intégral. Un instant, Belga Underville fut saisie par l’horreur de ce spectacle. Les malheureux ! Avant, la guerre n’était qu’un nuage menaçant à l’horizon ; maintenant, les Élus de Terresud se trouvaient au Point Zéro avec moins de deux minutes à vivre. Certains, paralysés sur leurs perchoirs, contemplaient la voûte que crèveraient les mégatonnes. D’autres dévalaient en masse les escaliers moquettés à la recherche d’une sortie, quelque part plus bas. Et, invisible sur l’image, le général Smith affrontait le même destin.

Par miracle, le sergent avait des copies papier du Plan Corruption Réseau. Il les remit à ses techniciens et initialisa les procédures pour ouvrir les portes anti-souffle du CCC.

Mais les portes s’ouvraient déjà. Belga se raidit. Rien n’était censé entrer avant la fin du service, ou avant que Coldhaven envoie le code d’ouverture. Un garde du CCC entra à reculons, désorienté, le fusil maintenu tant bien que mal en position « présentez armes ».

— J’ai vu votre autorisation, madame, mais les ordres sont les ordres…

— Ridicule, dit une voix presque familière. Nous avons l’autorisation, et vous avez vu que la porte s’est ouverte. Veuillez nous laisser passer.

Une jeune lieutenant entra dans la pièce. L’uniforme noir sans signes distinctifs, la silhouette élancée mortellement efficace : c’était comme si Victory Smith non seulement s’était échappée de Terresud, mais était revenue aussi jeune que la première fois qu’Underville l’avait vue. Derrière elle entrèrent un caporal à la carrure impressionnante et une équipe de gardes. La plupart des membres du commando portaient des fusils d’assaut trapus.

Le général Dugway laissa éclater sa rage et son indignation devant la jeune lieutenante. L’imbécile ! Ça avait tout l’air d’une liquidation… mais pourquoi les autres ne tiraient-ils pas ? Elno Coldhaven contourna lentement son bureau, les mains à la recherche de quelque tiroir invisible. Belga s’interposa entre lui et les intrus et dit :

— Vous êtes la fille de Smith.

La lieutenant salua sèchement Underville.

— Oui, madame. Victory Lighthill, et voici mon équipe. Nous sommes autorisés par le général Smith à procéder à des inspections conformément aux modalités qui nous sembleront les plus appropriées. Avec tout le respect qui vous est dû, madame, c’est pour cela que nous sommes ici.

Lighthill passa devant le directeur de la Défense aérienne ; incapable de parler, le vieux Dugway bavait de rage. Derrière Belga, et presque entièrement caché par elle, Elno Coldhaven pianotait des codes de commande.

D’une manière ou d’une autre, Lighthill devina ce qui se passait.

— Veuillez vous éloigner de votre console, général Coldhaven.

Le corpulent caporal agita son fusil d’assaut en direction de Coldhaven. Underville reconnut alors le fils attardé de Smith. Zut !

Elno Coldhaven s’éloigna de son bureau, les mains légèrement levées en l’air, reconnaissant par là qu’ils allaient bien au-delà d’une quelconque « inspection ». Les deux techniciens les plus proches de la porte s’élancèrent, échappant aux membres du commando. Mais ces nervis étaient ultra-rapides. Ils se retournèrent, bondirent sur les techniciens et les ramenèrent de force dans le CCC.

Les portes anti-souffle se refermèrent lentement.

Et Coldhaven fit une dernière tentative, la plus pathétique :

— Lieutenant, nos communications sont affectées par une corruption massive des signaux. Il nous faut déconnecter du réseau les systèmes de commande et de contrôle.

Lighthill s’approcha des écrans. Il y avait toujours des images du Parlement, mais personne n’était derrière la caméra, qui oscilla sans but dans tous les angles avant de cadrer définitivement le plafond. Sur les autres affichages fleurissaient des Clartés Maximales signalant des requêtes au Centre de commande, des annonces de lancement émanant de l’Offensive balistique royale. Les dernières minutes du monde, en somme.

— Je sais, monsieur, dit finalement Lighthill. Nous sommes ici pour vous en empêcher.

Les membres de son commando s’étaient répartis dans tout le Centre de commande et de contrôle, à présent surpeuplé. Ils tenaient en respect tous les techniciens et officiers sans exception. Le gros caporal ouvrait une sacoche de matériel supplémentaire qu’il se mit à installer… des écrans de consoles de jeux ?

Dugway retrouva enfin la parole.

— Nous soupçonnions un agent profondément infiltré. J’étais sûr que c’était Rachner Thract. Imbéciles que nous étions ! Depuis le début, c’était Victory Smith qui travaillait pour Pedure et la Parenté.

Un traître au cœur du dispositif ! Tout s’expliquait, mais… Belga regarda les affichages : des confirmations truquées de la frappe atomique de l’Accord arrivaient de tous les côtés sur le réseau.

— Qu’est-ce qu’il y a de vrai, là-dedans, lieutenant ? Tout ça, c’est de l’intox, même l’attaque sur Pleinsud ?

Un instant, Underville crut que la lieutenant ne répondrait pas. Les pictogrammes des cibles à Pleinsud étaient presque devenus ponctuels. L’image de la coupole du Parlement retransmise par la caméra dura une seconde de plus. Puis Belga eut l’impression fugitive d’un gonflement de la roche, d’un éclair… et l’image disparut. Victory Lighthill tressaillit, et quand elle finit par répondre à Belga, ce fut d’une voix à la fois douce et ferme.

— Non. Cette attaque était bien réelle.

Cinquante-six

— Vous êtes sûr qu’elle pourra me voir ?

Marli leva les yeux de ses gadgets.

— Oui, monsieur. Et ses ATH confirment qu’elle est parée à communiquer.

À toi, Subrécargue ! C’est parti pour la meilleure prestation d’acteur de toute ta vie !

— Qiwi ? Tu es là ?

— Oui, je…

Et il entendit Qiwi prendre une rapide inspiration. L’entendit seulement. Il n’y avait pas de vidéo d’elle vers lui ; le caractère désespéré de cette situation n’était pas une fiction.

— Papa !

Nau cala dans ses bras la tête et les épaules d’Ali Lin. Les blessures du zombie, béantes, laissaient suinter un marécage sanglant à travers des bandages improvisés. Pestilence ! J’espère que le gusse n’est pas mort. Mais, par-dessus tout, il fallait du réalisme ; Marli avait fait de son mieux.

— C’est Vinh, Qiwi. Trinli et lui nous ont sauté dessus et ont tué Kal Omo. Ils auraient tué Ali si… si je ne les avais pas laissés s’enfuir.

Ces paroles s’échappèrent de sa bouche, alimentées par une colère et une peur authentiques mais guidées par des nécessités tactiques. L’attaque sauvage des traîtres, prévue pour le moment le plus critique, lorsque toute une civilisation était en danger de mort. La destruction de North Paw.

— J’ai vu deux des chatons se noyer, Qiwi. Je suis désolé, mais nous n’avons pas pu nous approcher suffisamment pour les sauver et…

La voix lui manqua, parfaitement contrôlée.

Il entendit de petits sanglots étouffés à l’autre bout de la liaison, ces sons que Qiwi produisait dans des moments d’horreur absolue. Merde, ça pourrait déclencher une cascade mémorielle. Il refoula ses craintes et dit :

— Qiwi, nous avons encore une chance. Est-ce que les traîtres se sont montrés chez Benny ?

Est-ce que Pham Nuwen a réussi à sortir des tunnels ?

— Non. Mais nous savons qu’il s’est passé quelque chose d’affreux. Nous avons perdu la vidéo de North Paw, et maintenant on dirait que c’est la guerre sur Arachnia. Nous sommes sur une liaison sécurisée, mais tout le monde m’a vue partir de chez Benny.

— D’accord. D’accord. C’est une bonne chose, Qiwi. Les gens qui sont éventuellement dans le coup avec Vinh et Trinli sont encore sous le choc. Nous avons une chance, toi et moi…

— Mais nous pouvons sûrement faire confiance à…

La protestation de Qiwi tourna court, et elle ne lui opposa aucun argument. Bien. Si peu de temps après un lavage de cerveau, Qiwi était très peu sûre d’elle.

— D’accord, reprit-elle. Mais moi, je peux vous aider. Vous vous cachez où ? Dans une des conduites ?

— Exact. Nous sommes bloqués derrière le couvercle extérieur. Mais si nous pouvons sortir, nous pouvons sauver la situation. L1-A possède…

— Quelle conduite ?

— Euh…

Il examina la surface du panneau. Un numéro était tout juste lisible à la lumière du lasercom de Marli.

— C-sept-quatre-cinq. Ça te dit…

— Je sais où elle est. Je vous rejoins dans deux cents secondes. Ne t’inquiète pas, Tomas.

Seigneur. Qiwi s’était drôlement ressaisie. Nau attendit un instant, puis interrogea Marli du regard.

— La liaison est coupée, monsieur.

— Bien. Réalignez. Voyez si vous pouvez atteindre Ritser Brughel.

Ce serait peut-être sa dernière chance de vérifier la marche des opérations au sol avant que tout soit réglé, d’une manière ou d’une autre.

La Main invisible était au-dessus de l’horizon de Pleinsud lorsque les missiles arrivèrent. Les affichages de Jau montrèrent quand même des éclairs jaillissant sur fond de haute atmosphère. Et leurs satellites de poursuite retransmirent une analyse détaillée des destructions. Les trois engins avaient atteint la cible.

Mais Ritser Brughel n’était pas entièrement satisfait.

— La séquence a été bâclée ; on n’a pas eu la meilleure pénétration.

La voix de Bil Phuong lui parvint sur la fréquence interne de la passerelle :

— Oui, monsieur. Cela dépendait de caractéristiques fines des munitions… le genre d’informations disponibles en L1.

— D’accord. D’accord. On fera avec. Xin !

— Oui, monsieur ? dit Jau en levant les yeux de sa console.

— Nos gens sont prêts à bombarder les champs de missiles ?

— Oui, monsieur. La correction de trajectoire qui vient de s’achever nous placera au-dessus de la plupart d’entre eux. Nous allons anéantir une bonne partie des forces de l’Accord.

— Gestionnaire Xin, je veux que vous preniez personnellement…

La console de Ritser émit un signal sonore. Il n’y avait pas de vidéo, mais le Vice-Subrécargue écoutait quelque chose. Au bout d’un moment, Brughel dit :

— Oui, monsieur. Nous pouvons y remédier. Quelle est votre situation ?

Qu’est-ce qui se passe là-haut ? Qu’est-ce qu’ils font à Rita ? Jau força son attention à se détourner de la conversation à longue distance et examina la situation de ses propres équipes. En fait, il poussait ses zombies à la limite de leurs possibilités. Plus question de raffiner, à présent. Plus moyen de dissimuler leurs manœuvres aux réseaux des Araignées. Les champs de missiles de l’Accord s’étiraient en travers du continent boréal sur une bande correspondant approximativement à la trajectoire de la Main invisible. Les pilotes de Jau coordonnaient une douzaine de zombies spécialistes des munitions. Les lasers de combat dépareillés de la Main pouvaient anéantir les sites de lancement proches de la surface, mais seulement si on leur accordait cinquante millisecondes de temporisation. Toucher toutes les cibles serait un miracle de chorégraphie et de puissance de feu. Certains des sites offensifs les plus profondément enterrés seraient atteints par des bombes fouisseuses. Déjà larguées, elles tombaient en parabole derrière eux.

Jau avait fait tout ce qu’il avait pu pour que l’opération réussisse. Je n’avais pas le choix. Toutes les deux ou trois secondes, ce mantra remontait à la surface de sa conscience, en réponse à un Je ne suis pas un boucher tout aussi tenace.

Mais maintenant… maintenant, il y aurait peut-être un moyen d’échapper sans risques aux ordres effroyables de Brughel. Sois honnête, tu es toujours un boucher. Oui, mais qui tue les gens par centaines, pas par millions.

Sans les informations géographiques et techniques détaillées fournies par L1, un certain nombre de menues erreurs étaient possibles. La frappe sur Pleinsud l’avait démontré. Les doigts de Jau volèrent sur le clavier, envoyant des instructions de dernière seconde à son équipe de zombies. L’erreur était très subtile. Mais elle introduirait une arborescence de déviations aléatoires dans leur attaque des missiles antimissiles. De nombreux tirs rateraient complètement leur cible. L’Accord aurait encore une chance face aux armes nucléaires de la Parenté.


Rachner Thract tournait en rond dans le sas des visiteurs. Combien de temps Underhill allait-il mettre pour sortir ? Peut-être avait-il changé d’avis, ou simplement oublié. Le factionnaire avait l’air contrarié, lui aussi. Il parlait dans une sorte d’interphone, trop bas pour que Thract puisse l’entendre.

Finalement, il y eut un chuintement aigu de servo-moteurs. Un instant plus tard, les battants de la vieille porte en bois coulissèrent. Un guidebogue émergea, suivi de près par Sherkaner Underhill. Le garde sortit en toute hâte de sa guérite.

— Monsieur, est-ce que je pourrais vous parler ? Je reçois des…

— Oui, mais laissez-moi parler avec le colonel rien qu’un instant.

Underhill semblait s’affaisser sous le poids de sa parka, et chaque pas l’entraînait irrémédiablement sur la gauche. La sentinelle s’agitait dans sa guérite, ne sachant pas exactement comment réagir. Le guidebogue remettait inlassablement Underhill sur une trajectoire plus ou moins rectiligne.

Underhill atteignit le sas des visiteurs.

— Colonel, j’ai quelques minutes à vous consacrer. Je suis désolé que vous ayez perdu votre poste. Je veux que vous…

— Ça n’a pas d’importance, maintenant, monsieur ! J’ai quelque chose à vous dire.

C’était déjà un miracle qu’il soit parvenu jusqu’à Underhill. Maintenant, si seulement je pouvais le convaincre avant que cette sentinelle trouve le courage d’intervenir !

— Nos automatismes de commandement sont infiltrés, monsieur. J’en ai la preuve !

Underhill levait les bras comme pour protester, mais Rachner poursuivit. C’était sa dernière chance.

— Ça semble délirant, mais ça explique tout : il y a une…

Le monde explosa autour d’eux. Des couleurs au-delà de la couleur. Une douleur au-delà du soleil le plus fulgurant que Thract puisse imaginer. Un instant, il n’y eut plus que cette couleur/douleur, évacuant toute conscience, toute peur et même tout étonnement.

Puis il revint à lui. Il souffrait, mais était au moins conscient. Il gisait dans la neige et divers décombres. Ses yeux… ses yeux lui faisaient mal. Les images rémanentes de l’Enfer s’étaient gravées dans son champ oculaire antérieur, l’empêchant de voir. Ces images rémanentes montraient des silhouettes brutalement découpées sur un faisceau d’obscurité absolue : la sentinelle et Sherkaner Underhill.

Underhill ! Thract se remit sur ses pieds, écarta les planches qui étaient tombées sur lui. D’autres douleurs commençaient à se manifester. Tout son dos n’était qu’un bloc de souffrance. Normal ! Je suis passé à travers un mur ou deux. Il fit quelques pas hésitants, mais il n’avait rien de cassé.

— Monsieur ? Professeur Underhill ?

Sa propre voix semblait venir de très loin. Rachner tourna la tête de-ci, de-là, comme un enfant qui a encore ses yeux de bébé. Il n’avait pas le choix : sa vision antérieure était pleine d’images brûlantes. En contrebas, sur la paroi incurvée du versant de la caldeira, s’alignaient des trous encore fumants. Mais ici, la destruction était considérablement plus importante. Aucune des dépendances de la résidence Underhill n’était restée debout, et l’incendie se propageait dans tout ce qui pouvait brûler. Rachner avança d’un pas vers l’endroit où se trouvait la sentinelle. Mais c’était à présent le rebord d’un cratère abrupt et fumant. Au-dessus de lui, la colline avait été pulvérisée. Thract avait déjà vu un spectacle semblable, mais ç’avait été un terrible accident, l’explosion d’une cache de munitions touchée par des obus pénétrants. Qu’est-ce qu’on nous a largué dessus ? Qu’est-ce qu’Underhill entreposait sous la maison ? Ces questions lui trottaient dans la tête, mais il n’avait pas de réponses et beaucoup de préoccupations plus immédiates.

Il entendit un sifflement animal à ses pieds. Rachner tourna la tête. C’était le guidebogue d’Underhill. Ses mains d’attaque étaient prêtes à frapper, mais son corps gisait, déformé, dans les décombres. La carapace de la pauvre bête devait être fendue. Lorsque Rachner essaya de le contourner, le bogue hurla plus férocement et fit des efforts atroces pour dégager son corps des planches qui le recouvraient.

— Mobiy ! Ça va. Je suis là, Mobiy.

C’était Underhill ! Sa voix était étouffée – mais tous les bruits étaient étouffés, d’ailleurs. Lorsque Thract passa près du guidebogue, ce dernier arracha aux planches son corps meurtri et le suivit en direction de la voix d’Underhill. Mais le sifflement du bogue n’était plus menaçant. C’était plutôt un gémissement entrecoupé de sanglots.

Thract longea le rebord du cratère, s’enfonçant profondément dans le bourrelet de débris rejetés par l’explosion. Les parois vitreuses de la cavité commençaient à s’affaisser, à s’effondrer vers l’intérieur. Et toujours aucun signe d’Underhill.

Le guidebogue se ressaisit et distança Rachner. Là-bas, juste devant l’animal, un unique bras dépassait de la masse informe. Le guidebogue poussa un cri aigu et se mit à creuser tant bien que mal. Rachner le rejoignit. Il enleva les planches, déblaya la terre chaude et pulvérisée. Chaude ? Brûlante, comme la partie basse de Calorica. Il y avait quelque chose de particulièrement horrible dans le fait d’être enseveli dans la terre chaude. Thract creusa plus vite, avec l’énergie du désespoir.

Underhill était enterré la tête en haut, à un pied seulement de l’air libre. En quelques secondes, ils l’avaient dégagé jusqu’aux épaules. Le sol vacilla, commença à glisser avec le reste du rebord. Thract tendit les bras, enlaça ceux d’Underhill… et tira. Pouce par pouce, pied par pied… et ils retombèrent tous les deux sur la terre ferme juste au moment où la prison d’Underhill dégringolait au fond du trou.

Le guidebogue se traîna autour d’eux sans jamais lâcher son maître. Underhill caressa l’animal. Puis il se tourna, agitant bizarrement la tête, tout comme Thract juste avant. Les surfaces cristallines de ses yeux étaient criblées de cloques. Sherkaner Underhill avait protégé les yeux de Thract avec son ombre ; mais la tête du vieux faucheux avait été directement et intégralement exposée.

Underhill semblait regarder vers le fond du trou.

— Jaybert ? Nizhnimor ? dit-il doucement, sans conviction.

Il se releva et se dirigea vers le bord du gouffre. Thract et le guidebogue le retinrent tous les deux. Au début, Underhill se laissa reconduire sur la crête du bourrelet. Sous ses épais vêtements, il devait avoir au moins deux jambages fracturés.

Puis il dit :

— Victory ? Brent ? Vous m’entendez ? J’ai perdu…

Il se tourna et repartit vers le cratère. Cette fois, Rachner fut obligé de se battre avec lui pour de bon. Le pauvre faucheux délirait par intermittence. Réfléchissons ! Rachner regarda vers le bas de la pente. La plate-forme pour hélicoptères était de guingois, mais la pente qui la surplombait l’avait protégée de l’avalanche de débris. L’appareil de Thract y était encore posé, apparemment intact.

— Ah ! Professeur… il y a un téléphone dans mon hélicoptère. Venez, nous pourrons appeler la générale.

Plutôt mince comme prétexte improvisé, mais Underhill délirait toujours. Il vacilla un instant, faillit s’effondrer. Puis, dans un moment de fausse lucidité, il dit :

— Un hélicoptère ? Oui… ça pourrait m’être utile.

— D’accord. Allons-y.

Thract se dirigea vers l’escalier, mais Underhill hésitait encore.

— Nous ne pouvons pas abandonner Mobiy. Nizhnimor et les autres, oui. Ils sont sûrement morts. Mais Mobiy…

Mobiy est en train de mourir. Thract ne le dit pas tout haut. Le guidebogue avait cessé de ramper. Ses bras s’agitaient doucement dans la direction d’Underhill.

— C’est un animal, monsieur, dit doucement Thract.

— Comme nous, dit Underhill avec un petit rire. Question d’échelle, colonel.

Il délirait. Thract enleva donc sa veste extérieure et en ceignit Mobiy comme d’une écharpe. La créature représentait environ quatre-vingts livres de poids mort – et bien mort – mais ils descendaient, à présent, et Sherkaner Underhill suivait sans protester ; tout au plus avait-il de temps à autre besoin qu’on le remette sur les marches. Qu’est-ce que vous pourriez faire de plus, hein, colonel ? L’Ennemi embusqué était finalement passé à l’action. Thract contempla les ruines fumantes de l’autre côté de la caldeira. La destruction avait dû vraisemblablement se répéter sur l’altiplano, anéantissant les défenses stratégiques du Roi. Le Haut-Commandement avait été atomisé, sans aucun doute. Il était trop tard pour faire quoi que ce soit.

Cinquante-sept

La navette décolla de l’agglomérat L1. En dessous d’eux, l’embouchure de C745 était ouverte, exhalant de l’air et des particules de glace. Sans l’aide de Qiwi, ils seraient encore emmurés derrière le couvercle étanche de la conduite. L’atterrissage de Qiwi et l’arrimage précis du sas étaient un exploit que même des zombies bien dirigés n’auraient peut-être pas réussi.

Nau posa doucement Ali Lin sur le siège avant à côté de Qiwi. Abandonnant un instant les commandes, elle se retourna, les traits bouleversés par le chagrin.

— Papa ? Papa ?

Elle tendit la main pour lui prendre le pouls, et son expression s’adoucit très légèrement.

— Je crois qu’il s’en sortira, Qiwi. Écoute, il y a de l’automatisation médicale en L1-A, et…

Qiwi se remit sur son siège.

— L’arsenal…

Mais son regard ne quittait pas son père. Après un moment d’horreur, elle basculait insensiblement dans la méditation. Brusquement, elle détourna les yeux et hocha la tête.

— Oui.

La navette accéléra sur ses modestes réacteurs auxiliaires, et Nau et ses nervis s’empressèrent de s’accrocher aux sangles de maintien. Qiwi passait en pilotage manuel, désactivant l’automatisation placide du véhicule.

— Qu’est-ce qui s’est passé, Tomas ? Nous avons encore une chance ?

— Je crois bien. Si nous pouvons entrer dans L1-A.

Il lui raconta l’histoire de la trahison – entièrement vraie, sauf en ce qui concernait Ali Lin.

Qiwi cabra la navette en douceur avant le freinage d’approche. Mais quand elle parla, elle sanglotait presque.

— C’est le Massacre Diem qui recommence, n’est-ce pas ? Et si nous ne les empêchons pas d’agir cette fois-ci, nous allons tous mourir. Et les Araignées aussi.

Touché ! Si Qiwi n’avait pas été remise à zéro de frais, voilà qui serait une dangereuse association d’idées. Encore quelques jours, et elle aurait cent petites invraisemblances à comparer ; elle ne mettrait pas longtemps à tout comprendre. Mais pour l’instant, pour les quelques Ksec à venir, l’analogie avec Diem jouait en faveur de Nau.

— Oui ! Mais nous avons une chance de les neutraliser, cette fois-ci, Qiwi.

La navette survola rapidement Diamant Un. Le soleil était comme une terne lune rouge, et sa lumière brillait çà et là sur les vestiges de la glace dérobée à la planète. Hammerfest avait disparu derrière l’astéroïde. Très vraisemblablement, Pham Nuwen était pris au piège dans les Combles. Ce type était un génie, mais il n’avait obtenu qu’une demi-victoire. S’il avait déconnecté les zombies, mais il n’avait pas pour autant empêché les opérations sur Arachnia et n’était pas parvenu à rejoindre ses complices.

Et dans la partie qui se jouait maintenant, une demi-victoire ne valait rien. Dans quelques centaines de secondes, j’aurai toute la puissance de feu de L1-A. La stratégie se cristalliserait en une destruction assurée, et la faiblesse morale de Pham Nuwen donnerait la victoire à Tomas Nau.


Ezr ne perdit jamais conscience ; sinon, il ne se serait pas réveillé. Un moment, toute sa lucidité s’était concentrée à l’intérieur de lui-même, sur le froid qui l’engourdissait, sur la douleur qui lui déchirait l’épaule et le bras.

Le besoin de remplir ses poumons devint irrésistible. Il devait bien y avoir de l’air quelque part ; le parc avait autant d’espace respirable qu’avant. Mais où ? Il s’orienta dans la direction où la lumière du soleil simulé était la plus forte. Un restant de raison au fond de son cerveau nota que c’était de là que l’eau était venue. Elle devait donc être en train de tomber. Nage vers la clarté. Il se propulsa tant bien que mal avec les pieds, se guidant avec sa main valide.

De l’eau. Encore plus d’eau. De l’eau à n’en plus finir. Rougeâtre à la lumière du soleil.

Il creva la surface, toussant et vomissant, et respirant enfin. La mer l’entourait. Elle se tordait et s’élevait, sans horizon visible. C’était comme dans un film de pirates qu’il avait vu sur Canberra quand il était enfant ; il était l’un des marins engloutis dans le maelström final. Il regarda vers le haut, toujours plus haut. L’eau s’incurvait et se refermait au-dessus de sa tête. Son paysage marin était une bulle d’environ cinq mètres de diamètre.

Avec l’orientation lui vint un début de pensée rationnelle. Ezr pivota, regarda en dessous de lui et derrière lui. Aucun signe de ses poursuivants. Mais peut-être que cela n’avait pas d’importance. L’eau qui l’entourait était teintée de son propre sang ; il pouvait même y goûter. Le froid qui avait ralenti l’hémorragie et atténué un peu la douleur paralysait ses jambes et son bras valide.

Ezr scruta l’eau, tentant d’estimer à quelle distance se trouvait la bulle de la surface extérieure. Côté soleil, l’eau semblait peu profonde, mais… Il se retourna et regarda vers le bas, vers ce qui avait été la forêt. À travers la masse d’eau floue, il discernait les restes des arbres. Nulle part l’eau n’avait plus de douze mètres de profondeur. Je suis à l’extérieur de la masse principale. Sa bulle faisait elle-même partie d’une gouttelette autonome qui dérivait lentement dans le ciel de North Paw.

Elle dérivait vers le bas, en vertu des effets combinés de la microgravité et de la collision du lac avec le plafond de la caverne. Tout engourdi, Ezr regarda le sol monter autour de lui. Il allait heurter le fond du lac, juste devant l’embarcadère du pavillon.

Lorsqu’elle se produisit, la collision fut d’une lenteur de rêve – moins d’un mètre par seconde. Mais l’eau déferla rapidement autour de lui dans un nuage d’éclaboussures. Rebondissant sur ses jambes et son postérieur, il s’élança vers le haut en compagnie de gouttes d’eau tremblantes et culbutantes. Tout autour de lui, l’espace résonnait de claquements tels d’incongrus applaudissements mécaniques. L’enceinte en pierre qui fermait le lac était à moins d’un mètre. Il tendit le bras et réussit presque à s’arrêter de tourner. Son épaule blessée heurta alors les pierres et tout disparut dans une douleur fulgurante.

Il perdit conscience une ou deux secondes seulement. Lorsqu’il revint à lui, il constata qu’il était à environ cinq mètres au-dessus du fond. Près de lui, les pierres de l’enceinte étaient striées de mousse et de taches indiquant l’ancien niveau du lac. Quant aux applaudissements mécaniques… il observa le fond. Il les voyait par centaines, les stabilisateurs asservis, appliqués à poursuivre le sabotage qui avait déchaîné l’élément liquide.

Ezr escalada la pierre grossièrement taillée de l’enceinte. Il n’était qu’à quelques mètres du sommet, en vue du pavillon, donc… ou de l’endroit où s’était trouvé le pavillon. Les fondations étaient reconnaissables. Les piliers aux quatre coins étaient encore debout. Mais un million de tonnes d’eau, même au ralenti, avaient suffi pour emporter la demeure. Çà et là émergeaient des débris coincés dans les ruines plus profondes.

Ezr avança de place en place, se servant de sa main valide pour franchir les décombres. Le lac s’était stabilisé en une couche épaisse qui enveloppait les forêts et escaladait les lointaines parois de la caverne. L’onde bouillonnait et bougeait encore. Des gouttes d’eau de dix mètres de diamètre dérivaient dans le ciel. La majeure partie des eaux du lac finirait par se rassembler à nouveau dans le bassin, mais le chef-d’œuvre d’Alin Lin était anéanti.

Tout devenait flou et sombre ; il n’avait pas aussi mal qu’avant. Quelque part, là-bas dans la forêt engloutie, Tomas Nau était prisonnier avec ses joyeux lurons. Ezr se rappela le sentiment de triomphe qui s’était emparé de lui quand il les avait vus sombrer dans les arbres au-dessous de la surface. Pham, nous avons gagné. Mais ce n’était pas le plan initial. En fait, Nau avait on ne sait comment deviné leurs intentions, et avait failli les tuer tous les deux. Nau n’était peut-être même pas prisonnier du tout. S’il arrivait à sortir de la caverne, il pourrait se lancer sur les traces de Pham ou gagner L1-A.

Mais la peur était lointaine, et s’éloignait encore. Il était à présent entouré de filaments d’eau rouge gluante. Il pencha la tête pour examiner son bras. Le laser de Marli, en lui pulvérisant le coude, avait ouvert une artère. Sa blessure initiale à l’épaule et la torture avaient créé une sorte de garrot accidentel. Mais je suis en train de me vider de mon sang. Logiquement, cette pensée aurait dû susciter chez lui une inquiétude frénétique, mais tout ce qu’il avait vraiment envie de faire, c’était de se libérer du sol et de se reposer un moment. Ensuite, tu meurs, et après, peut-être que Tomas Nau gagne la partie.

Ezr se força à rester en mouvement. S’il pouvait arrêter l’hémorragie… mais il n’arrivait même pas à retirer sa veste. Son esprit s’éloigna de l’impossible. Qu’est-ce que je peux faire dans les secondes qui me restent ? Il avança prudemment dans les décombres, son champ de vision réduit au sol à quelques centimètres de son visage. S’il arrivait à retrouver le bureau de Nau, même une console de télécoms… Je pourrais au moins avertir Pham. Il n’y avait pas de console, rien que des décombres, encore des décombres. Les bois précieux cultivés par Gonle Fong étaient réduits en miettes, leur grain spirale pulvérisé.

Un bras nu et blanc sortait de dessous une armoire écrasée. Horrible mystère ! Qui avons-nous laissé sur le carreau ? Omo, oui. Mais ce membre était nu, luisant et d’un blanc exsangue. Il toucha la main au bout du bras. Elle tressauta, puis s’enroula autour de ses doigts. Ah, ce n’était pas un cadavre du tout, rien qu’une de ces vestes moulantes chères à Tomas Nau. Une idée émergea. Pour arrêter l’hémorragie, peut-être. Il tira sur la manche. Elle glissa, se coinça, puis flotta librement. Il perdit son ancrage dans le sol et ce fut, l’espace d’un instant, une sorte de danse entre lui et la veste. La manche gauche se fendit jusqu’aux doigts. Il glissa son bras à l’intérieur et la veste se referma des doigts aux épaules. Il fit passer le tissu sur son dos et enveloppa grossièrement son bras mutilé dans le côté droit. Maintenant, il pourrait se vider intégralement de son sang, et personne n’y verrait goutte. Serre le tissu. Il tortilla des épaules pour que la veste se tende. Plus fort, comme un vrai garrot. Il passa la main gauche dans le tissu qui recouvrait son bras blessé et appuya, déchaînant une douleur atroce dans la chair sous-jacente. Mais le tissu réagit en se raidissant. Très loin, il s’entendit gémir de douleur. Il perdit conscience un instant. Lorsqu’il se réveilla, il flottait, la tête reposant légèrement sur le sol.

Son bras droit était à présent immobilisé, la manche moulante au maximum de sa tension. Il jouait les martyrs de la mode, mais cette souffrance lui sauverait peut-être la vie.

Il happa quelques gouttes d’eau vagabondes puis tenta de réfléchir.

Il entendit un miaulement plaintif derrière lui. Le chaton volant vint se poser en douceur au creux de son bras valide. Ezr tendit la main et caressa le corps tremblant.

— T’as des problèmes, toi aussi ? demanda-t-il d’une voix rauque.

Les grands yeux sombres du chaton le dévisagèrent et l’animal s’insinua dans l’espace entre sa poitrine et son bras gauche. Bizarre. Normalement, un chaton malade va se cacher ; ce qui avait causé des tas de problèmes à Ali, quand bien même les créatures étaient baguées. Le chaton volant était trempé, mais semblait en bonne santé.

— Tu es venu me consoler, minou ?

Peut-être.

Maintenant, il le sentait ronronner, sentait la chaleur de son corps. Il sourit : le simple fait d’avoir quelqu’un à écouter le rendait plus lucide.

Il y eut un frémissement d’ailes. Deux chatons de plus. Trois. Ils flottaient au-dessus de lui et poussaient des miaulements courroucés comme pour dire : « Qu’as-tu fait de notre parc ? » ou, peut-être : « Nous avons faim. » Ils tourbillonnèrent autour de lui, mais ne chassèrent pas celui qui était dans ses bras. Puis le plus gros, un mâle aux oreilles lacérées, s’envola loin d’Ezr pour se poser sur le point culminant des ruines. Tout en jetant à Ezr des regards féroces, il commença à se lisser les ailes. La bestiole n’avait même pas l’air mouillée.

Le point culminant des ruines… un tube en diamant de près de deux mètres de diamètre, surmonté d’un bouchon métallique. Ezr reconnut brusquement ce qu’il voyait : l’entrée d’un tunnel dans le bureau de Tomas Nau, probablement une liaison directe avec L1-A. Il se propulsa jusqu’en haut du monticule. Le chat se recroquevilla sur le cylindre coiffé de métal, peu disposé à laisser Ezr s’approcher. Même maintenant, ces créatures étaient plus possessives que jamais.

Les voyants sur la trappe d’accès étaient au vert.

Ezr regarda le matou.

— Tu sais que tu es assis sur la clé du paradis, mon gros ?

Il enleva doucement le chaton du creux de sa veste et les chassa tous loin de la trappe. Elle se rétracta et se bloqua en position ouverte. Les petits écervelés allaient-ils tenter de le suivre ? Il leur fit signe une dernière fois.

— Vous pouvez penser ce que vous voulez, mais vous n’avez vraiment pas besoin de m’accompagner. Le pistolaser, ça fait mal.


Avec des rangées de sièges supplémentaires, la salle de groupe des Combles était remplie à bloc ; il y avait à peine la place de se tourner. Et dès que Silipan eut déconnecté les liaisons réseau des zombies, ce fut la folie. Trud plongea pour échapper aux bras qui se tendaient de partout et se réfugia dans la zone de commande tout en haut de la salle.

— Ils n’aiment vraiment pas, mais vraiment pas, qu’on leur enlève leur boulot.

C’était pire que ce que Pham avait imaginé. Si les zombies n’avaient pas été attachés, Trud et lui auraient été physiquement agressés, il se tourna vers l’Émergent.

— C’était nécessaire. C’est la pièce maîtresse de toute la puissance de Nau, et maintenant il en est privé. Nous prenons le contrôle intégral de L1, Trud.

Silipan avait le regard vitreux. Trop de chocs à encaisser.

— De tout L1 ? C’est impossible… Tu nous as tous tués, Pham. Tu m’as tué.

Un peu de lucidité lui revenait : il s’imaginait sans doute ce que Nau et Brughel lui feraient.

Pham le soutint de sa main libre.

— Non. J’ai l’intention de gagner. Si je gagne, tu survivras. Les Araignées aussi.

— Quoi ? s’écria Trud en se mordant la lèvre. Ouais, débrancher les zombies, ça va ralentir Ritser. Peut-être que ces putains d’Araignées auront une chance.

Il fixa le vide, puis son regard revint sur le visage de Pham.

— Qu’est-ce que tu es au juste, Pham ?

Pham répondit doucement, élevant la voix juste au-dessus du niveau sonore des zombies contestataires :

— En ce moment, je suis ton seul espoir.

Tirant de sa veste les ATH confisqués à Silipan, il les lui rendit.

Trud défroissa soigneusement les ATH et les appliqua sur ses yeux.

— Il nous reste des ATH, dit-il au bout d’un moment. Je peux t’en donner une paire.

Pham lui adressa le sourire canaille que Silipan ne lui connaissait que depuis deux cents secondes.

— Ça ira. J’ai mieux que ça.

— Oh ! fit Trud d’une petite voix.

— Maintenant, je veux que tu fasses un inventaire des dégâts. Est-ce que tu as un moyen quelconque de faire bosser tes gens, ici, avec Nau hors circuit ?

Trud haussa les épaules, furieux.

— Tu sais que c’est imposs…

Une fois de plus, il leva les yeux vers Pham.

— Peut-être, peut-être qu’il y a deux ou trois trucs triviaux. On fait du calcul hors ligne. Je pourrais peut-être manipuler les zombies du contrôle numérique…

— Sympa. Tu calmes ces gens et tu regardes s’il y en a qui peuvent nous aider.

Ils se séparèrent. Silipan descendit vers les zombies, leur parla doucement, ramassa dans des sacs le vomi flottant généré par le brutal bouleversement. Les zombies vociférèrent de plus belle :

— J’ai besoin des actualisations des relevés de poursuite !

— Où sont les traductions de la réponse de la Parenté ?

— Imbéciles, vous avez perdu la liaison !

Rasant le plafond, Pham glissait en crabe au-dessus des rangées de zombies assis devant leurs consoles et écoutait leurs doléances. Sur le mur opposé, Anne et son autre assistant flottaient, immobiles, sur des berceaux en crampofeutre. Elle devait être indemne et tirée d’affaire. Ta dernière bataille se livre actuellement, un siècle ou deux seulement après que tu as cru que tout était perdu.

La vision derrière les yeux de Pham fluctuait. Dans la plus grande partie des Combles, il avait pu réactiver l’alimentation par impulsions à micro-ondes. Il avait peut-être cent mille localiseurs à sa portée et en état de marche. Une méta-lumière qui prolongeait sa vision en ramifications disjointes d’un bout à l’autre des Combles, partout où un nuage de localiseurs s’était réveillé et pouvait trouver un faisceau de liaisons qui les renvoyait sur lui.

État des lieux. Pham scruta les relevés des zombies sur toute la salle de groupe et au-delà. Il n’y en avait que quelques-uns encore enfermés dans leurs logettes au fond des couloirs capillaires, des spécialistes dont on n’avait pas besoin pour l’opération en cours. Beaucoup avaient eu des accès de colère convulsive lorsque leur flux de données à traiter avait été coupé. Pham s’introduisit tranquillement dans le système de contrôle et ouvrit certaines des communications entrantes. Il y avait des choses qu’il fallait qu’il sache, et cela pourrait atténuer l’inconfort des Focalisés. Trud leva les yeux, inquiet ; il pouvait constater que quelqu’un trafiquait son système.

Pham ratissa au-delà des Combles, cherchant à capter les signaux de localiseurs à la surface de l’agglomérat. Et voilà ! Deux ou trois images monochromes à faible débit. Il entrevit une navette qui se posait sur la roche nue, près de Hammerfest. Merde, la conduite C745. Si Nau arrivait à se débrouiller avec l’écoutille dépourvue de sas atmosphérique, sa prochaine destination ne faisait aucun doute.

Un fugitif instant, Pham fut tenaillé par la peur d’avoir à affronter un ennemi que rien n’arrêtait. Ah, ça me rappelle ma jeunesse ! Il disposait peut-être de trois cents secondes avant que Nau débarque en L1-A. Plus question de temporiser. Pham envoya l’ordre de mettre en ligne tous les localiseurs localisables, mêmes ceux non alimentés. Leurs minuscules capaciteurs contenaient une charge suffisante pour quelques douzaines de paquets de données chacun. Utilisés judicieusement, ils pouvaient lui fournir un volume d’E/S non négligeable.

Derrière ses yeux, des images se formèrent, lentement, bit par bit.

Pham glissait d’un mur à l’autre sur trois côtés de la salle. Il avait beau veiller à rester hors de portée des zombies, il devait de temps en temps éviter un clavier ou un bulbe à boissons. Mais le rétablissement du flux de données entrantes produisait un effet calmant. La section des traducteurs était presque aussi tranquille ; ils ne parlaient pratiquement qu’entre eux. Pham se posa près de Trixia Bonsol. La femme se penchait sur ses claviers avec une concentration féroce. Pham se brancha sur le flux de données transmis par la Main invisible. Il devrait y avoir de bonnes nouvelles : Ritser et compagnie dans le pétrin juste au moment où ils se préparaient à perpétrer un génocide…

Il lui fallut un certain temps pour orienter le flux multiplexé. Il y avait là des textes pour les traducteurs, des données de trajectoire, des codes de lancement. Des codes de lancement ? Brughel poursuivait donc le programme d’extermination de Tomas Nau ! L’exécution en était difficile ; il resterait à l’Accord une bonne partie de ses armes. Des missiles jaillissaient par douzaines à chaque seconde.

Un instant, l’attention de Pham fut accaparée par cette horrible perspective. Nau avait prévu de tuer la moitié des habitants d’une planète. Ritser faisait de son mieux pour accomplir ce massacre. Pham ouvrit l’historique des activités de Trixia Bonsol pour les quelques dernières centaines de secondes. Dans une sorte de nausée métaphorique, l’enregistrement avait complètement déraillé lorsque le flux de données entrantes avait été coupé. Il y avait des pages d’absurdités désordonnées, un charabia de fichiers sans date de dernier accès. Le regard de Pham s’arrêta sur un passage qui tenait presque debout :


C’est dans les années du Soleil Déclinant que le monde est le plus agréable. Le cliché est pertinent. Il est vrai que les intempéries sont moins heurtées, qu’il y a partout une impression de ralentissement et que la plupart des régions jouissent de quelques années où les étés ne calcinent pas et où les hivers ne sont pas encore excessivement rudes. C’est l’époque classiquement propice à la romance. L’époque aguichante qui suggère aux créatures supérieures de se détendre, de remettre tout à plus tard. C’est la dernière chance de se préparer à la fin du monde.

Totalement par hasard, Sherkaner Underhill eut la bonne fortune de choisir les plus belles journées des années du Déclin pour son premier voyage à la Commanderie des Terres…


Manifestement une des traductions de Trixia, cette sorte de description « humanisée » qui irritait tant Ritser Brughel. Mais « le premier voyage d’Underhill à la Commanderie des Terres » ? Ça devait dater d’avant la dernière Ténèbre. Bizarre que Tomas Nau ait demandé pareilles rétrospectives.

— Tout fout le camp, maintenant.

— Quoi ?

Pham fut ramené à la salle de groupe des Combles, aux voix irascibles des zombies. C’était Trixia Bonsol qui venait de parler. Elle regardait dans le vague et ses doigts dansaient toujours spasmodiquement sur les touches.

— Ouais, tu l’as dit, soupira Pham.

Il ne savait pas de quoi elle parlait au juste, mais le commentaire était approprié à la situation.

Sa synthèse à faible débit du réseau non alimenté était complète : il avait maintenant L1-A dans le collimateur. S’il pouvait déclencher un peu plus de connectivité, il atteindrait peut-être les réacteurs stabilisateurs proches de L1-A. Il n’y avait pas beaucoup de puissance de calcul dans les parages, mais ces sites étaient dans le réseau qui alimentait les réacteurs… et, plus important encore, peut-être que nous pouvons utiliser les stabilos eux-mêmes ! S’ils pouvaient en aligner une douzaine sur la tronche du Subrécargue…

— Trud ! T’en es où avec tes mecs du contrôle numérique ?

Cinquante-huit

L’hélicoptère de Rachner Thract s’arracha sans problème à la plate-forme pentue ; turbine et rotor étaient intacts, à en juger par le bruit. En tournant la tête de-ci, de-là, Thract arrivait à reconnaître le terrain. Il les emmena vers l’est, en longeant la paroi de la caldeira. Les alignements de cratères perforant le sol dessinaient un tracé destructeur qui franchissait le rebord opposé du volcan. Dans la ville en contrebas, l’éclairage de secours était allumé et des véhicules se dirigeaient vers les cratères où avaient disparu appartements et villas occupées.

Sur le perchoir à côté de lui, Underhill bougeait faiblement, tentant d’ouvrir les sacoches sur le dos du guidebogue. L’animal essayait de l’aider, mais il était bien plus grièvement touché que son maître.

— J’ai besoin de voir, Rachner. Aidez-moi à ouvrir le sac de Mobiy.

— Une minute, monsieur. Je veux vous ramener à l’héliport.

Underhill se haussa de quelques pouces sur son perchoir.

— Vous n’avez qu’à enclencher le pilote automatique, colonel. Je vous en supplie, aidez-moi.

L’hélicoptère de Thract comportait des douzaines de processeurs incorporés, branchés eux-mêmes sur les réseaux d’information et de contrôle de la circulation aérienne. Jadis, il était très fier de son appareil très spécial. Il n’avait pas volé en automatique depuis la fatale réunion à la Commanderie des Terres.

— Monsieur… je ne fais pas confiance aux automatismes.

Underhill réagit par un petit rire qui se transforma en une toux liquide.

— Ça ira quand même, Rach. S’il vous plaît. Il faut que je voie ce qui se passe. Aidez-moi à ouvrir la sacoche.

Oui ! Par la Ténèbre, au point où il en était, ça n’avait plus d’importance. Rachner enfonça quatre mains dans les opercules de commande et passa en automatisme intégral. Puis il se tourna vers ses passagers et ouvrit prestement la fermeture à glissière de la sacoche que Mobiy portait sur son dos brisé.

Underhill y plongea les mains et en retira le matériel à l’intérieur comme si c’étaient les joyaux de la Couronne. Rachner tourna la tête pour mieux voir. Un… un foutu casque pour jeux électroniques. C’était donc ça !

— Ah ! Il a l’air intact, dit doucement Underhill.

Il commença d’appliquer la visière sur ses yeux, puis tressaillit dans un mouvement de recul. Rachner comprit pourquoi : il y avait des cloques partout sur les yeux du vieux faucheux. Mais Underhill n’abandonna pas. Brandissant le dispositif à un pouce de sa tête, il le mit en marche.

Une lumière scintillante se répandit tout autour de sa tête. Instinctivement, Rachner recula. L’habitacle fut brusquement saturé d’un million de couleurs changeantes, vives et vibrantes. Il se souvint des bruits qui couraient sur le délirant dada d’Underhill, la vidéomancie. Les rumeurs étaient donc exactes, et ce « casque de jeux » avait dû coûter une petite fortune.

Underhill marmonna, déplaçant le casque comme pour essayer de voir entre les taches aveugles de ses yeux calcinés. Il n’y avait vraiment pas grand-chose à voir, rien qu’un ballet de lumières changeantes d’une incroyable beauté, le pouvoir hypnotique de l’informatique mis au service du charlatanisme. Sherkaner semblait s’en satisfaire. Il ne quittait pas le spectacle des yeux, caressant le guidebogue d’une de ses mains libres.

— Ah… je vois, dit-il doucement.

Dans un rugissement aigu, les turbines de l’hélicoptère entamèrent soudain une accélération bien au-delà de la ligne rouge du surrégime. Cette puissance quasi magique finirait par les griller au bout d’une heure ou d’eux. Des commandes raisonnables ne permettraient jamais pareille performance.

— Nom de Dieu, qu’est-ce…

Les mots restèrent dans la gorge de Thract. L’accélération se transmit finalement aux pales du rotor ; l’appareil fou prit rageusement de l’altitude et dépassa la crête de la caldeira. Les turbines ralentirent un instant lorsque l’hélicoptère survola le sommet, à cinq cents, puis mille pieds au-dessus de l’altiplano. Rachner aperçut fugitivement les plaines. La série d’impacts destructeurs qu’ils avaient vue à Calorica faisait en réalité partie d’un quadrillage. Vers le sud et l’est s’alignaient des centaines de panaches de fumée. Les champs de missiles antimissiles. Mais les ordures avaient raté leurs cibles ! Vague après vague de fusées d’interception jaillissaient de leurs silos d’un bout à l’autre de l’altiplano. Des centaines de lancements, aussi rapides et nourris que des tirs de fusées tactiques – sauf que les silos étaient à des douzaines de milles les uns des autres. Ces fusées empanachées propulsaient des ogives intelligentes vers des interceptions situées à des milliers de milles de distance et des vingtaines de milles d’altitude. Impressionnant au-delà de tout ce dont la Défense aérienne s’était jamais vantée lors des réunions d’état-major… et cela signifiait que la Parenté venait de lancer tous les missiles dont elle disposait.

Sherkaner Underhill n’avait rien remarqué, apparemment. Il dodelinait de la tête, immergé dans le spectacle lumineux du casque.

— Il devrait y avoir moyen de se reconnecter quelque part. Forcément.

Ses mains tremblaient sur les commandes du jeu. Les secondes passèrent.

— Tout fout le camp, maintenant, sanglota-t-il.


Abandonnant ses zombies du contrôle numérique, Trud rejoignit Pham Trinli près des traducteurs.

— Le numérique pur, je peux m’en charger, Pham. Je veux dire que je peux avoir des réponses. Mais pour ce qui est du contrôle…

Trinli se contenta de hocher la tête sans se soucier de ses objections. Trinli a l’air tellement changé. Ça fait des Veilles que je le connais, et maintenant, c’est un tout autre individu. L’ancien Pham Trinli, fort en gueule et arrogant, était un fanfaron avec qui on pouvait discuter et plaisanter. Le nouveau Pham était plus discret, mais tous ses coups portaient. Il va tous nous tuer. Le regard de Trud dérapa malgré lui vers l’endroit où le corps d’Anne Reynolt reposait comme de la viande sur un étal de boucher. Et même s’il réussissait à échafauder un plan pour trahir Pham, ça ne le sauverait probablement pas. Nau et Brughel étaient des Subrécargues, et Trud savait qu’il était maintenant au-delà du pardon.

— Il y a encore une chance, Trud, dit Pham, coupant court à ces funestes pensées. Peut-être qu’on pourrait aller un peu plus loin dans l’ouverture, faire croire aux zombies que…

Silipan haussa les épaules. Ça ne l’avançait à rien, mais :

— Si tu fais ça, on aura le Subrécargue sur le râble immédiatement. Je reçois actuellement cinquante requêtes de service par seconde de la part de Nau et de Brughel.

Pham se frotta les tempes et se mit à regarder dans le vague.

— Ouais, je vois ce que tu veux dire. D’accord. Où en est-on ? Le temp’…

— Chez Benny, les caméras montrent des tas de gens perplexes. S’ils ont de la chance, ils vont rester là où ils sont.

Et les Subrécargues n’auront pas de raison de se venger sur eux après.

L’une des zombies – Bonsol – les interrompit avec le manque d’à-propos typique des Focalisés :

— Il y a des millions de gens en bas. Ils vont commencer à mourir dans quelques secondes.

Ce commentaire sembla désarçonner Pham pour de vrai. Même le nouveau Pham était un amateur quand il s’agissait des contacts avec les zombies.

— Ouais, dit-il plus à lui-même qu’à Silipan ou à la zombie. Mais, au moins, les Araignées ont une chance. Sans nos zombies, Ritser ne peut plus mettre la pression.

Bonsol ignora évidemment cette réponse et continua de pianoter sur ses touches.

Trinli se retourna brusquement vers Silipan.

— Écoute. Nau est à bord d’une navette qui se dirige sur le site L1-A. Il y a des stabilos électriques dans tout le secteur. Si on peut avoir deux ou trois zombies pour les mettre en batterie…

Trud sentait la colère monter en lui. Ce mystérieux Pham Trinli était quand même un imbécile.

— Que la peste t’emporte ! Tu ne sais même pas ce que c’est que la loyauté pour les Focalisés ! On a besoin de…

— Ritser ne peut pas augmenter la pression, coupa Bonsol, mais nous ne pouvons pas la réduire non plus. Curieux, non ! C’est l’impasse.

Son rire était presque inaudible.

Trud fit signe à Pham de se replier vers le plafond, hors de portée de ce commentaire zombie improvisé.

— Ils sont capables de continuer comme ça à perpète.

Mais Pham se retourna vers la zombie, lui accordant brusquement toute son attention.

— « C’est l’impasse », dit-il tranquillement. Que voulez-vous dire par là ?

— Impasse de mes deux, Pham ! Laisse tomber !

Mais Trinli leva la main pour lui imposer le silence. Ce geste suggérait l’assurance péremptoire d’un Premier Subrécargue… et les protestations de Silipan expirèrent sur ses lèvres. Au fond de lui, la peur ne cessa de grandir. Il n’y aurait pas de miracle. S’il y avait eu la moindre chance d’éloigner Tomas Nau de L1-A, elle s’effritait au fil des secondes. Et Silipan savait ce qu’il y avait en L1-A. Mais oui. Par-delà toutes les subtilités de l’automatisation, L1-A rendrait au Subrécargue son pouvoir absolu. L’horloge dans le coin de son champ de vision égrenait implacablement les secondes qui lui restaient à vivre. Et, bien sûr, la zombie ne prêtait aucune attention à Pham, et encore moins à sa question.

Le silence se prolongea encore dix ou quinze secondes. Puis Bonsol releva la tête d’un coup sec et regarda Pham dans les yeux, ce qui n’arrive jamais aux zombies, sauf quand ils miment leurs traductions.

— Je veux dire que nous vous bloquons et vous nous bloquez, dit-elle. Ma Victoire a cru que vous étiez tous des monstres, que nous ne pourrions faire confiance à aucun de vous. Et maintenant, nous payons tous le prix de cette erreur.

C’était du délire zombie, en plus pompeux que d’habitude. Mais Pham descendit jusqu’à la chaise de Bonsol. La bouche à demi ouverte comme sous l’effet d’une inexprimable surprise, il avait l’air d’un homme dont le monde venait brusquement de se désintégrer et qui sombrait la tête la première dans la folie. Et quand il s’exprima enfin, ce fut comme s’il délirait lui aussi :

— Je… nous ne sommes pas des monstres. À supposer que la situation se débloque, pourrez-vous vous occuper de tout ? Et ensuite… ensuite, nous serions à votre merci. Comment pouvons-nous vous faire confiance ?

Bonsol regardait déjà ailleurs. Elle ne répondit pas ; ses mains ne cessaient de solliciter le clavier. Les secondes s’égrenèrent en silence. Une hypothèse démente commençait à glacer le sang de Trud. Non, pas ça !

Dix secondes pile plus tard, Trixia Bonsol reprit la parole.

— Si vous nous redonnez l’accès intégral, nous pouvons contrôler les systèmes les plus importants. Du moins, c’est ce qui était prévu. Quant à la confiance…

Le visage de Bonsol se tordit en un étrange sourire, à la fois moqueur et nostalgique.

— Bon, vous nous connaissez bien mieux que nous vous connaissons. À vous de choisir vos propres monstres.

— Oui, dit Pham.

Il se frotta la tempe et loucha vers quelque chose que Trud ne pouvait voir. Il se tourna vers Silipan, avec le même sourire féroce qu’il avait lorsqu’il lui avait sauté dessus dans la réserve, le sourire d’un homme qui risque tout… et s’attend à gagner.

— On reconnecte tout, Trud. C’est le moment de donner à Nau et à Brughel le soutien zombie qu’ils méritent.

Cinquante-neuf

Nau regarda Qiwi guider leur navette vers l’entrée de l’arsenal ; devant et en dessous d’eux s’élevaient les monticules de neige qu’il avait dressés tout autour du sas de L1-A. Avec la seule automatisation disponible à bord de la navette, Qiwi avait trouvé la conduite, passé outre aux dispositifs de sécurité de l’écoutille, et les avait sauvés… le tout en quelques centaines de secondes. Si seulement elle durait encore quelques secondes, il aurait définitivement le dessus. Si seulement elle durait ces quelques secondes de plus… Il voyait les regards qu’elle portait sur son père. La vue d’Ali Lin la poussait en quelque sorte au bord de la révélation. Pestilence ! Tu nous poses en beauté, c’est tout ce que je te demande. Ensuite, il pourrait la tuer.

Marli leva les yeux de sa console, surpris et soulagé à la fois.

— Monsieur ! J’ai des accusés de réception sur toutes les fréquences zombies. Nous devrions repasser en automatisation intégrale dans quelques secondes.

— Ah !

Enfin une bonne surprise. Maintenant, il pouvait limiter les destructions nécessaires pour reprendre le contrôle. Sauf que c’est Pham Nuwen que tu as en face de toi, et avec lui, tout est possible, ou presque. Il pouvait s’agir d’une incroyable mascarade.

— Très bien, caporal. Mais, pour le moment, ne vous servez pas de cette automatisation.

— Oui, monsieur, dit Marli, perplexe.

Nau regarda par le hublot de la navette. C’était étrange de voir la nature brute sans enrichissement. Le sas de L1-A était maintenant à soixante-dix mètres environ, profondément plongé dans l’ombre. Il y avait quelque chose de bizarre… le cercle de métal était nimbé d’une surbrillance rouge. Mais je ne porte pas d’ATH.

— Qiwi…

— Je vois. Quelqu’un est en train de…

Il y eut un fort craquement. Marli hurla. Ses cheveux brûlaient. La coque derrière son siège était chauffée au rouge.

— Merde ! Ils se servent de mes stabilos !

Qiwi accéléra la navette et la mit en vrille tout en avançant en zigzag. L’estomac de Nau lui remonta dans la gorge. Théoriquement, rien ne peut voler comme ça.

La lueur rouge sur le sas en L1-A, le point chaud sur la coque derrière lui… l’ennemi devait utiliser l’ensemble des réacteurs stabilisateurs correctement placés pour les viser. Chaque stabilo en lui-même ne pouvait être qu’un danger accidentel, localisé. Nuwen avait on ne sait comment réussi à en forcer des douzaines à illuminer précisément les deux seules cibles qui comptaient.

Marli hurlait toujours. Le pilotage acrobatique de Qiwi coinça Nau dans ses sangles de maintien et le retourna lorsqu’il retomba. Il eut le temps d’entrevoir le caporal dans les bras de ses camarades. Au moins, il ne brûlait plus. Les autres gardes ouvraient de grands yeux.

— Des rayons X, dit l’un d’eux.

Une gerbe de ces faisceaux d’électrons pourrait les griller tous. Un danger à long terme, tout bien considéré…

Sans cesser de tournoyer, Qiwi les rapprocha des collines de Diamant Un. La navette était en précession et culbutait follement sur trois axes. Impossible à un ennemi de maintenir son tir sur un endroit précis. Et pourtant, le rougeoiement de la coque augmentait d’intensité à chaque rotation. Pestilence. Nuwen disposait de l’automatisation intégrale de tout le système.

Le nez puis l’arrière de la navette heurtèrent le sol, délogeant la neige de la surface. La coque grinça mais tint bon. Et maintenant, dans la brume flottante des volatiles qui commençaient à s’élever, Nau distinguait les faisceaux des réacteurs. L’eau et l’air qu’ils interceptaient explosaient en gerbes incandescentes. Cinq faisceaux, peut-être dix, se relayaient tandis que la navette virevoltait, et plusieurs ciblaient en permanence le point chaud de la coque.

Le tourbillon de vapeur et de glace s’épaissit autour d’eux. Le rougeoiement de la coque commença à diminuer d’intensité quand la neige absorba et diffusa les dangereux rayons. Qiwi amortit la rotation de la navette avec quatre impulsions bien dosées du contrôle d’attitude puis se rapprocha du sas atmosphérique de L1-A en serpentant au milieu de la neige bouillonnante.

Par le hublot avant, Nau vit le sas arriver en plein sur eux : collision garantie ! Mais Qiwi était toujours aux commandes. Elle cabra la navette et engagea le collier d’arrimage dans son homologue sur le sas. Ils entendirent plier le métal, et ce fut l’arrêt complet. Qiwi pianota sur les commandes du sas, puis bondit de son siège pour examiner le mécanisme de l’écoutille avant.

— Le panneau est coincé, Tomas ! Aide-moi !

Maintenant, ils étaient enfermés, pris au piège comme des chiens dans un stand de tir à la fosse. Tomas s’élança, banda ses muscles et tira avec Qiwi sur l’écoutille de la navette. Elle était coincée. Presque complètement. Unissant leurs efforts, ils l’ouvrirent partiellement. Tomas passa la main à l’intérieur et perdit de précieuses secondes à convaincre le système de sécurité du sas de L1-A. C’est bon !

Par-dessus l’épaule de Qiwi, il regarda la coque derrière eux. La tache rouge ressemblait maintenant à une cible : un anneau rouge, un anneau orange et un cercle blanc éblouissant au milieu. C’était comme s’ils étaient devant la porte ouverte d’un four à céramique.

Le centre chauffé à blanc cloqua vers l’extérieur et disparut. Tout autour d’eux, l’atmosphère s’échappa dans une cascade de détonations.


Un grand calme régnait dans le Centre de commande et de contrôle depuis que Victory Lighthill avait pris la situation en main. Les techniciens des Renseignements avaient été éloignés de leurs perchoirs, puis poussés avec les officiers contre Underville, Coldhaven et Dugway. Comme des insectes un soir de réveillon, songea Belga. Mais cela n’avait plus d’importance. D’après la carte stratégique, une bonne partie du monde allait passer à la casserole.

Par milliers, les trajectoires des missiles de la Parenté s’incurvaient sur la carte ; il en partait de nouveaux chaque seconde. Des cercles-cibles entouraient tous les sites militaires de l’Accord, toutes les grandes villes – et même les profonds des tradoques.

Quant aux étranges lancements de missiles de l’Accord affichés juste avant l’arrivée de Lighthill… ils avaient disparu des cartes, mensonges désormais inutiles.

Victory Lighthill se promenait de long en large dans la rangée de perchoirs, regardant brièvement les écrans par-dessus l’épaule de chacun de ses techniciens. Elle paraissait avoir oublié Underville et les autres. Et, bizarrement, elle était tout autant saisie d’horreur que les occupants réglementaires du CCC. Elle fondit sur son frère, qui semblait dans un autre monde, occupé à jouer avec son casque électronique.

— Brent ?

— Désolé, grogna le corpulent caporal. Désolé. Calorica ne répond toujours pas. Viki… je crois qu’ils ont eu papa.

— Mais comment ? Ils n’avaient aucun moyen de savoir qu’il était là !

— J’en sais rien. Il y a du trafic radio chez eux, mais c’est uniquement des sous-fifres, et, tout seuls, ils ne sont jamais très utiles. Je crois que ça s’est passé il y a un instant, juste après que nous avons perdu le contact avec le Haut-Commandement…

Il s’interrompit. Communiait-il avec son jeu ? Des franges de lumière papillotante auréolaient les bords de son casque.

— Je l’ai ! cria-t-il soudain ? Écoute !

Lighthill porta un téléphone à sa tête.

— Papa ! cria-t-elle joyeusement comme si elle rentrait de l’école. Où étais-tu ?

Ses mains nourricières s’entrelacèrent de surprise et elle se tut pour écouter un long discours. Mais elle bondissait presque d’excitation, et ses renégats s’acharnaient déjà sur leurs claviers.

— On te reçoit cinq sur cinq, papa, dit-elle finalement. Nous…

Elle surveilla ses techniciens un instant, puis reprit :

— Nous sommes en train de prendre le contrôle, comme tu dis. Je crois que nous pouvons y arriver, mais, je t’en supplie, passe par un relais plus proche. Vingt secondes, c’est carrément trop long. Nous avons plus que jamais besoin de toi !

Puis elle s’adressa à ses techniciens :

— Rhapsa, cible uniquement ceux que nous ne pouvons pas arrêter par en haut. Birbop, arrange-nous cette histoire de relais…

Sur la carte stratégique… les champs de missiles de High Calorica étaient entrés en action. La carte montrait les sillages colorés de douzaines, de centaines de missiles antimissiles, les intercepteurs à longue portée qui montaient à la rencontre de l’ennemi. Encore des mensonges ? Belga parcourut les aspects soudain réjouis de Lighthill et des autres intrus, et sentit l’espoir revenir dans son propre cœur.

Il fallait attendre encore une demi-minute avant les premiers contacts. Belga avait vu les simulations. Cinq pour cent au moins des missiles attaquants passeraient au travers. Il y aurait cent fois plus de morts que pendant la Grande Guerre, mais, au moins, ce ne serait pas l’annihilation… Or un phénomène insolite apparaissait maintenant sur la carte. Bien en arrière de la première vague des attaquants, des marqueurs ennemis disparaissaient sporadiquement.

Lighthill désigna l’affichage d’un geste et, pour la première fois depuis la prise de contrôle du CCC, elle s’adressa à Underville et aux autres.

— La Parenté dispose d’une fonction rappel sur certains de ses missiles. Nous nous en servons chaque fois que nous le pouvons. Nous pouvons attaquer d’autres missiles par en haut.

Par en haut ? Comme sous l’effet d’une gomme invisible qui balayait le continent vers le nord, une large traînée de pictogrammes disparut. Lighthill se tourna vers Coldhaven et les autres officiers, et se mit au garde-à-vous.

— Monsieur, madame. Vos gens seraient peut-être les mieux qualifiés pour s’occuper des missiles antimissiles. Si nous pouvons coordonner…

— Ça, oui ! crièrent en chœur Dugway et Coldhaven.

Les techniciens retournèrent précipitamment à leur poste. Quelques précieux instants furent perdus à remettre à jour les listes d’objectifs, et puis les premiers missiles antimissiles firent mouche.

— Impulsion électromagnétique enregistrée ! cria l’un des techniciens de la DA.

Voilà qui semblait plus réel que tout le reste.

Le général Coldhaven baissa une main à l’adresse de Lighthill, dans une bizarre sorte de salut inversé.

— Merci, monsieur, dit tranquillement Lighthill. Ce n’est pas le scénario que notre chef avait envisagé, mais je crois que nous pourrons le faire fonctionner… Brent, regarde si tu peux arriver à rendre la carte stratégique fiable à cent pour cent.

Des centaines de nouveaux marqueurs scintillaient d’un bout à l’autre de la carte. Mais ce n’étaient pas des missiles. Belga connaissait les pictogrammes assez bien pour voir qu’il s’agissait de satellites, même s’ils étaient lacunaires. Certains champs de données étaient vides, d’autres contenaient des chaînes alphanumériques sans signification. Un étrange rectangle s’éloignait du bord nord de l’affichage, avec des chevrons dimensionnels clignotant en surimpression.

— C’est impossible, siffla le général Dugway. Une douzaine de chevrons. Ça lui donnerait mille pieds de longueur.

— Oui, monsieur, dit le lieutenant Lighthill. Les programmes d’affichage usuels ne sont pas tout à fait à la hauteur dans un cas pareil. Ce véhicule a presque deux mille pieds de longueur.

Elle sembla ne pas remarquer l’expression qui se forma sur l’aspect de Dugway et contempla l’apparition une seconde de plus.

— Et je crois qu’il ne sert plus à rien.


Ritser était content de lui.

— On s’en est super bien tirés même sans les gens de Reynolt.

Le Vice-Subrécargue quitta le siège du commandant pour venir tourner autour de son gestionnaire des pilotes.

— Peut-être qu’on a lancé un peu plus de nucléaires qu’il n’en fallait, mais ça a contrebalancé votre cafouillage avec les champs de missiles antimissiles, pas vrai ?

Il tapa familièrement sur l’épaule de Jau. Jau eut soudain l’impression que son unique et timide trahison avait été détectée.

— Oui, monsieur.

C’est tout ce qu’il trouva à répondre. Devant eux, un réseau de lumières scintillait sur la courbe de la planète : les villes qu’ils connaissaient sous le nom de Princeton, Valdemon, Montroyal. Peut-être que les Araignées n’étaient pas les « gens » que Rita imaginait, peut-être que c’était une illusion de la traduction. Mais, quelle que soit la vérité, ces cités vivaient les dernières secondes de leur existence.

— Monsieur, dit la voix de Bil Phuong sur la fréquence de la passerelle. J’ai une confirmation de haut niveau de la part des gens d’Anne. Nous allons disposer de l’automatisation complète dans quelques secondes.

— Ah ! C’est pas trop tôt, fit Ritser.

Il y avait quand même un peu de soulagement dans sa voix.

Pfft. Jau perçut une vibration étouffée. Une autre. Et encore une autre. Brughel releva brusquement la tête et regarda un affichage d’état.

— On dirait nos lasers de combat, mais…

Jau balaya d’un coup d’œil les listages. Le tableau des armements était normal. La puissance du noyau avait chuté en dents de scie comme pour une charge de capaciteurs… mais elle redevenait stable, elle aussi.

— Mes pilotes ne signalent aucun tir, monsieur.

Pfft. Pfft. Ils avaient survolé les grandes villes, et, filant vers le nord, entraient dans la zone arctique, au-dessus de lumières minuscules dispersées sur une immensité de terres sombres et gelées. Là, il n’y avait rien, mais derrière eux… Pfft ! Trois pâles faisceaux lumineux flous et divergents éclairaient le ciel – l’aspect classique de lasers de combat dans la haute atmosphère.

— Phuong ! Qu’est-ce qui se passe en bas, bordel ?

— Rien, monsieur ! Je veux dire…

Ils entendirent Phuong se déplacer au milieu de ses zombies.

— Euh… les zombies travaillent sur des listes d’objectifs valides fournies par L1.

— Alors, ils sont complètement déphasés par rapport à la liste que j’ai, moi. Réveillez-vous, mon vieux !

Brughel coupa la communication et se retourna vers son gestionnaire des pilotes. Le visage habituellement blafard du Vice-Subrécargue était rouge de colère.

— Liquidez ces zombies de merde et prenez-en d’autres ! C’est quoi, votre problème ? dit-il à Jau avec un regard féroce.

— Je… rien, peut-être, mais on nous illumine d’en bas.

— Hein ?

Brughel scruta l’affichage de la télédétection.

— Ouais. Des radars au sol. Mais ça se produit plusieurs fois à chaque orbite… oh !

Xin hocha la tête.

— Ce contact dure depuis quinze secondes. On dirait qu’ils nous suivent.

— C’est impossible. Nous possédons les réseaux des Araignées.

Brughel se mordit la lèvre.

— À moins que Phuong ait complètement salopé les télécoms avec L1.

Le marqueur du radar disparut un instant… puis réapparut, plus brillant, concentré.

— C’est un radar de pointage !

Brughel sursauta comme si l’image s’était transformée en un serpent agressif.

— Xin, prenez les commandes. Allumez le réacteur principal si nécessaire. Mais sortez-nous d’ici.

— Oui, monsieur.

Il n’y avait pas tellement de sites de missiles dans l’extrême-nord d’Arachnia. Et s’il y en avait, ils disposeraient d’ogives nucléaires. Il suffirait d’un seul impact pour paralyser la Main invisible. Jau allait mettre ses pilotes en service…

… lorsque le grondement des propulseurs auxiliaires remplit la passerelle.

— Je n’ai rien fait, monsieur !

Brughel avait Jau sous les yeux quand le bruit avait commencé. Il hocha la tête.

— Parlez à vos pilotes ! Reprenez le contrôle !

Bondissant de son siège à côté de Xin, il entraîna les gardes vers l’écoutille arrière.

— Phuong !

Jau martela frénétiquement son clavier, cria plusieurs fois les codes de commandes. Il vit des diagnostics dispersés, mais pas de réponses de ses pilotes. L’horizon s’était légèrement incliné. Échappant à son contrôle, les auxiliaires de la Main invisible marchaient à plein régime. Lentement, lentement, le vaisseau sembla revenir à une attitude de croisière normale, le nez vers le bas. Toujours pas de réponse des pilotes, mais… Jau remarqua la montée en puissance du noyau.

— Allumage réacteur principal, monsieur ! Impossible de l’arrêter !

Brughel et ses gardes se jetèrent sur les poignées de maintien. Les infrasons du réacteur étaient immédiatement reconnaissables, vibrant dans les os et les dents. Lentement, lentement, l’accélération augmenta. Cinquante millièmes de g. Cent. Des objets flottant librement se mirent à dériver de plus en plus vite vers l’arrière, culbutant sur eux-mêmes et rebondissant sur les obstacles. Trois cents millièmes de g. Un énorme poing plaqua doucement Jau contre le dossier de son siège. L’un des gardes s’était trouvé dans un espace libre dépourvu de poignées de maintien. Il passa devant lui – tomba devant lui – et s’écrasa sur la cloison arrière. Cinq cents millièmes de g, et ça continuait. Jau se tortilla dans son harnais et se retourna vers Brughel et les autres. Ils étaient plaqués contre le fond, piégés par l’accélération qui ne cessait d’augmenter…

Puis le bruit du réacteur diminua, et Jau flotta à nouveau sous ses sangles. Brughel rassemblait ses gardes et leur criait des instructions. En chemin, il avait perdu ses ATH.

— Rapport, monsieur Xin !

Jau scruta ses affichages. Le tableau des états était encore un fouillis incompréhensible. Il regarda dehors, vers l’avant de l’orbite de la Main. Le soleil s’était levé. Faiblement éclairé, l’océan gelé s’étendait jusqu’à l’horizon. Mais c’était secondaire. L’horizon lui-même avait subtilement changé. Pas vraiment un freinage de rentrée orthodoxe, mais on fera avec. Jau se passa la langue sur les lèvres.

— Monsieur, nous allons entrer dans l’atmosphère d’ici deux à trois cents secondes.

Un instant, une expression d’horreur passa sur le visage de Brughel.

— Vous nous ramenez en orbite, mon pote.

— Oui, monsieur.

Que pouvait-il dire d’autre ?

Brughel et ses nervis traversèrent la passerelle pour gagner l’écoutille arrière.

— Monsieur, dit la voix de Phuong. J’ai une communication audio avec L1.

— Passez-la nous, alors !

C’était une voix de femme : Trixia Bonsol.

— Nous saluons les humains à bord de la Main invisible. Ici le lieutenant Victory Lighthill, des Renseignements de l’Accord. J’ai pris le contrôle de votre engin spatial. Vous allez bientôt atterrir. Il pourra s’écouler quelque temps avant que nos forces arrivent sur les lieux. Ne résistez pas, je répète, ne résistez pas à ces forces.

Sur la passerelle, tous en restaient bouche bée, cloués sur place… mais Bonsol n’en dit pas plus. Brughel fut le premier à se ressaisir. Néanmoins, sa voix tremblait.

— Phuong. Coupez la liaison avec L1. Tous les protocoles dans toutes les couches.

— Monsieur, je… je ne le peux pas. Une fois activée, l’inter-connectivité…

— Mais si, vous le pouvez. Physiquement. Démolissez le matériel à coups de matraque, mais dé-con-nec-tez-vous !

— Monsieur, même sans les zombies locaux… je crois que L1 dispose de circuits de contournement.

— Ça, je m’en occupe. On arrive.

Le garde posté près de l’écoutille leva les yeux vers Brughel.

— Impossible d’ouvrir, monsieur.

— Phuong !

Pas de réponse.

Brughel sauta sur la paroi à côté de l’écoutille et se mit à cogner sur le levier d’ouverture manuelle. C’était comme s’il cognait sur du rocher. Il se retourna, et Jau vit que son visage était exsangue, d’une pâleur mortelle. Les yeux déments, le Vice-Subrécargue brandissait maintenant un pistolaser et regardait partout sur la passerelle comme pour chercher une cible. Il s’arrêta sur Jau. Le canon de l’arme se releva en tremblant.

— Monsieur, je crois que je suis arrivé à contacter un de mes pilotes.

Du pur mensonge, mais, sans ses ATH, Brughel n’avait aucun moyen de le vérifier.

— Ah bon ?

Le canon de l’arme s’abaissa d’un millimètre.

— Bien. Ne lâchez pas le morceau, Xin. C’est votre peau à vous aussi qui est en jeu.

Jau hocha la tête, se retourna vers sa console et taquina férocement les commandes inertes.

Derrière lui, les tentatives d’ouverture manuelle de l’écoutille dégénérèrent en une frénésie d’incompétence obscène… et se conclurent dans un crépitement d’armes automatiques et un carambolage de tracés laser d’un bout à l’autre de la passerelle.

— Nom de Dieu de merde, dit Brughel. On n’y arrivera pas avec ça.

Il y eut un bruit d’armoire qu’on ouvre. Jau baissa la tête, s’appliquant de son mieux à paraître désespérément occupé.

— Tenez. Essayez ça.

Un instant de silence, puis une succession de détonations assourdissantes. Seigneur ! Brughel conservait ce genre d’artillerie sur la passerelle d’un vaisseau interstellaire ?

Les oreilles encore bourdonnantes, c’est à peine s’il entendit les cris de triomphe. Puis Brughel cria :

— Allez ! Allez ! Allez !

Jau tourna légèrement la tête pour avoir une vue en enfilade de la passerelle derrière lui. L’écoutille était toujours fermée, mais elle était percée d’un trou grossier. Des morceaux de métal tordu et d’autres débris non identifiés s’en échappaient.

Et voilà Jau Xin tout seul sur la passerelle de la Main invisible. Il inspira profondément et essaya de comprendre ce qu’il voyait sur ses écrans. Ritser avait raison sur un point. C’était bien sa peau qui était en jeu ici.

La consommation d’énergie était encore élevée. Jau scruta l’horizon incurvé. Il était à présent indéniable que la Main descendait, ce qui cadrait avec l’altitude de quatre-vingt mille mètres donnée par le tableau d’états. Il entendit gronder les propulseurs auxiliaires. J’ai réussi à passer ? S’il pouvait orienter correctement le vaisseau et allumer tant bien que mal le moteur principal… Mais non, les auxiliaires n’étaient pas tournés dans la bonne direction ! Le vaisseau obéissait et présentait l’arrière vers le sol. À gauche et à droite de la vue arrière, des portions de la coque externe étaient visibles, minces structures anguleuses conçues pour des flux de plasma interstellaire, mais en aucun cas pour l’atmosphère d’une planète. À présent, leurs extrémités rougeoyaient. Des éclaboussures jaunes et rouges en jaillissaient comme des embruns lumineux. Les parties les plus acérées, chauffées à blanc, se décollaient par couches successives. Mais les propulseurs auxiliaires crachaient encore dans un enchaînement d’impulsions minuscules. Marche, arrêt. Marche, arrêt. L’entité inconnue qui dirigeait les pilotes de Jau prenait un malin plaisir à conserver l’orientation de la Main. Faute d’un contrôle de cette précision, le flux qui se brisait sur la coque irrégulière du vaisseau les lancerait dans une longue culbute, et un million de tonnes de métal seraient déchirées par des forces qu’elles n’avaient jamais été conçues pour affronter.

Un voile rougeoyant enveloppait la poupe, transparent dans les rares endroits où le frottement n’était pas assez fort pour vaporiser la coque. Jau se laissa glisser sur son siège ; l’accélération augmentait lentement, inexorablement. Quatre cents millièmes de g, huit cents millièmes. Mais cette accélération n’était pas causée par le réacteur principal. Ils étaient livrés aux caprices d’une atmosphère planétaire.

Et il y avait un autre son. Non pas le grondement des auxiliaires, mais un son riche, qui prenait de l’ampleur. De sa gorge à sa coque externe, la Main invisible était devenue un immense tuyau d’orgue. Le son chutait de fréquence en fréquence à mesure que le vaisseau s’enfonçait plus profondément, plus lentement. L’auréole de l’ionisation vacilla et disparut, le chant d’agonie de la Main alla crescendo… et cessa.

Sur la vue arrière, Jau contempla un spectacle qui aurait dû être impossible. Les structures anguleuses de la coque avaient été lissées et fondues par leur exposition à la chaleur. Mais la Main pesait un million de tonnes ; les pilotes lui avaient conservé une orientation précise au sein du flux et la plus grande partie de son énorme masse avait survécu.

Il était plaqué à son siège par une accélération de presque 1 g standard, mais celle-ci était quasiment à angle droit de la précédente. C’était la pesanteur planétaire. La Main était devenue une sorte d’avion, un désastre volant qui glissait dans le ciel. Ils étaient à quarante mille mètres d’altitude et descendaient à la vitesse constante de cent mètres par seconde. Jau regarda l’horizon pâle, les crêtes et les blocs de glace qui défilaient dans son champ de vision. Certains avaient cinq cents mètres de hauteur ; c’était de la glace expulsée à la surface par la lente congélation des profondeurs océaniques. Il pianota sur sa console, capta fugitivement l’attention d’un pilote, glana une miette d’information : ils franchiraient cette ligne de crêtes et les trois autres derrière elle. Au-delà, près de l’horizon, les ombres étaient plus douces… une illusion due à l’éloignement, ou peut-être une épaisse couche de neige qui matelassait la glace déchiquetée.

Jau entendit les détonations de l’arme à tir rapide de Brughel se répercuter dans les coursives de la Main. Il y eut des cris, un silence, puis de nouveaux coups de feu, encore plus loin. Toutes les écoutilles devaient être bloquées. Et Ritser Brughel les perforait l’une après l’autre. En un sens, le Vice-Subrécargue avait raison : il contrôlait la couche physique. Il pouvait atteindre l’équipement optique de la coque, couper la liaison avec L1. Il pouvait « déconnecter » tous les zombies locaux encore récalcitrants…

Trente mille mètres. Une chiche clarté solaire se réfléchissait sur la glace, mais il n’y avait aucun signe de lumières artificielles ni d’agglomérations. Ils descendaient au milieu du plus grandiose des océans d’Arachnia. La Main volait encore à plus de Mach 3. La vitesse de descente était toujours de cent mètres par seconde. L’intuition de Jau plus les quelques indices relevés sur le tableau d’états lui disaient qu’ils allaient s’écraser dans le décor à une vitesse supersonique. À moins que… La puissance libérée montait toujours : si l’on pouvait allumer le réacteur principal une fois de plus, et précisément au bon moment… un miraculeux coup de pouce pourrait les sauver. La Main était si énorme que son ventre et sa gorge pouvaient servir de coussins amortisseurs, pulvérisés sur des kilomètres d’impact au sol, tout en conservant intacts la passerelle et les compartiments habités. Cet idiot de Pham Trinli s’était vanté d’une aventure similaire.

Une chose était certaine. Même si Jau recouvrait en cet instant le plein contrôle des commandes et les talents de tous ses pilotes, il était exclu qu’il puisse réussir pareil atterrissage.

Ils avaient franchi la dernière ligne de crêtes. Les propulseurs auxiliaires entrèrent brièvement en action – un mouvement de lacet d’un degré – les guidant comme s’ils connaissaient précisément la configuration du terrain.

Il ne restait plus que quelques secondes à Ritser Brughel le sanguinaire. Rita ne risquerait plus rien. Jau regarda la surface accidentée monter vers lui. Et, avec elle, un sentiment des plus insolites, mélange de terreur, de triomphe et de liberté.

— Tu arrives trop tard, Ritser. Trop tard.

Soixante

Belga Underville avait rarement vu joie ou peur aussi fortes, et jamais associées aux mêmes événements par les mêmes personnes. Les gens de Coldhaven auraient dû pousser des hourras lorsque, vague après vague, leurs missiles antimissiles anéantissaient les fusées de la Parenté et que des centaines d’autres engins ennemis explosaient en vol ou manquaient leur cible pour diverses autres raisons. Le taux de succès approchait déjà les quatre-vingt-dix-neuf pour cent. Ce qui laissait trente ogives nucléaires pénétrer dans le territoire de l’Accord. C’était la différence entre l’annihilation et un simple désastre isolé… et les techniciens se rongeaient les mains nourricières en se démenant pour neutraliser ces ultimes menaces dispersées.

Coldhaven passa ses techniciens en revue, accompagné d’un caporal hors phase de l’équipe Lighthill. Le général s’accrochait aux moindres paroles de Rhapsa Lighthill, et veillait à ce que ses techniciens profitent de toutes les nouvelles informations qui inondaient leurs écrans. Belga restait en retrait. Elle ne pourrait que les gêner. Victory Lighthill était absorbée dans une insolite conversation avec les Étrangers, ponctuée toutes les deux ou trois phrases de longues interruptions qui lui permettaient des apartés avec son frère et les gens de Coldhaven. Elle s’arrêta et, tout en attendant, adressa à Belga un sourire timide.

Belga lui répondit par un petit signe de la main. Victory n’était pas tout à fait comme sa mère… sauf, peut-être, là où c’était important.

Le téléphone de Lighthill se manifesta à nouveau. Un collaborateur relativement proche ?

— Oui. Bien. Nous enverrons des gens là-bas. Cinq heures, peut-être… Papa, c’est reparti. L’entité numéro cinq joue le jeu. Tu avais raison pour celle-là. Papa ?… Brent, nous l’avons perdu encore une fois ! Et ce n’est pas le moment !… Papa ?


L’hélicoptère de Rachner avait abandonné le vol en zigzag destiné à échapper aux poursuites – un peu tard, car Thract était à présent complètement perdu. L’appareil survolait l’altiplano à basse altitude et à grande vitesse, comme s’il ne redoutait plus d’être repéré d’en haut par des observateurs hostiles. Simple passager sur son propre perchoir de pilote, Thract contempla le spectacle avec un émerveillement quasi hypnotique, partiellement conscient des marmonnements délirants de Sherkaner Underhill et des bizarres lumières qui émanaient de son casque de jeux.

Les traînées des missiles antimissiles avaient disparu depuis longtemps, mais les preuves du succès de leur mission illuminaient le ciel. Nous avons au moins riposté.

Le bruit du rotor changea de timbre, arrachant Thract à sa lointaine et terrible vision. L’hélico descendait dans le noir. Protégeant ses yeux des lumières dans le ciel, Thract vit qu’ils allaient atterrir sur une langue de pierre nue anonyme, entourée de collines et de glace.

Ils se posèrent, sans douceur, et les turbines ralentirent jusqu’à ce que les rotors tournent assez lentement pour que les pales soient visibles. On n’entendait presque rien dans l’habitacle. Le guidebogue remua, se poussa avec insistance contre la porte à côté d’Underhill.

— Ne le laissez pas sortir, monsieur. Si nous le perdons ici, il se pourrait que nous le perdions pour de bon.

La tête d’Underhill dodelina vaguement. Il reposa le casque de jeux, dont les lumières vacillèrent et s’éteignirent. Il caressa le guidebogue et referma les pans de sa parka.

— D’accord, colonel. Tout est fini, maintenant. Voyez-vous, nous avons gagné.

Le vieux faucheux semblait délirer plus que jamais. Mais Thract commençait à se rendre compte d’une chose : délirant ou pas, Underhill avait sauvé le monde.

— Que s’est-il passé, monsieur ? demanda-t-il doucement. Des monstres d’outre-espace contrôlaient nos réseaux… et vous avez contrôlé ces monstres ?

— C’est un peu ça, dit Underhill avec son petit rire habituel. Le problème, c’est que ce n’était pas tous des monstres. Certains sont à la fois intelligents et généreux… et nous avons failli nous détruire mutuellement avec nos plans séparés. Rattraper cette erreur nous a coûté très cher.

Il se tut quelques secondes, la tête branlante.

— Ça va s’arranger, mais… actuellement, je ne vois pas grand-chose.

Le faucheux avait pris le rayon mortel des Étrangers en pleine tête. Les cloques s’étendaient sur ses yeux comme une taie envahissante.

— Vous pouvez peut-être m’accorder un instant et me décrire ce que vous voyez, dit-il en dressant une main vers le ciel.

Rachner approcha son meilleur côté du hublot qui donnait au sud. L’épaulement de la montagne lui cachait une partie du panorama, mais il lui restait cent degrés d’horizon.

— Des centaines d’explosions nucléaires, monsieur, comme autant de lumières dans le ciel. Je crois que ce sont nos fusées d’interception, à très haute altitude.

— Ah ! Pauvre Nizhnimor, pauvre Hrunk… quand nous avons arpenté la Ténèbre, nous avons vu un phénomène semblable. Sauf qu’il faisait bien plus froid, alors.

Le guidebogue avait réussi à déverrouiller la porte. Il l’entrouvrit légèrement et un lent courant d’air glacial s’infiltra dans l’habitacle.

— Monsieur…

Rachner allait se plaindre du courant d’air.

— Laissez faire. Vous n’allez pas rester longtemps ici. Vous voyez quoi d’autre ?

— Des lumières qui se diffusent à partir des impacts. Je crois que c’est de l’ionisation dans les ceintures magnétiques. Et puis…

Thract s’étrangla. Il y avait d’autres choses, et il les reconnaissait.

— Je vois des sillages de rentrée, monsieur. Plusieurs douzaines. Ils passent au-dessus de nous et se dirigent vers l’est.

Rachner avait vu des phénomènes similaires lors d’essais de la Défense aérienne. Lorsque les têtes nucléaires rentraient finalement dans l’atmosphère, elles produisaient des traînées lumineuses multicolores. Même pendant ces essais, c’étaient des images horribles, les mains acérées d’un esprit tarant tapi dans le ciel et qui se jetait sur la terre. Une douzaine de sillages, et d’autres encore. Des milliers de missiles avaient été interceptés, mais ceux qui restaient pouvaient anéantir des villes.

— Ne vous inquiétez pas, dit doucement la voix d’Underhill dans l’angle mort de Thract. Mes amis d’outre-espace se sont occupés de ces engins. Ces ogives ne sont plus que des carcasses mortes, quelques tonnes de déchets radioactifs. Ce n’est pas très amusant quand ça vous tombe sur la tête, mais c’est inoffensif autrement.

Rachner se tourna pour suivre anxieusement le déploiement des sillages dans le ciel. Mes amis d’outre-espace se sont occupés de ces engins.

— À quoi ressemblent vraiment ces monstres, monsieur ? Pouvons-nous leur faire confiance ?

— Oh ! Leur faire confiance ? Et c’est un officier des Renseignements qui pose cette question ! Ma générale ne leur a jamais fait confiance. À aucun d’entre eux. Cela fait presque vingt ans que j’étudie les humains, Rachner. Ils voyagent dans l’espace depuis des générations. Ils ont vu tellement de choses, ils ont fait tellement de choses… Ces pauvres connards croient savoir ce qui est impossible. Ils ont toute liberté de circuler entre les étoiles, mais leur imagination est emprisonnée dans une cage qu’ils ne peuvent même pas voir.

Les sillages lumineux avaient fini de traverser le ciel. La plupart ne rayonnaient plus que dans l’ultrarouge ou étaient devenus invisibles. Deux convergèrent vers un point à l’horizon, probablement le site de lancement de High Equatoria. Thract retint son souffle.

Derrière lui, Underhill dit quelque chose comme, « Ah, chère Victory », et se tut.

Thract scruta le ciel au nord. Si les têtes nucléaires étaient encore amorcées, les explosions seraient visibles même par-dessus l’horizon. Dix secondes. Trente. Rien que le froid et le silence. En direction du nord, il n’y avait que la clarté stellaire.

— Vous avez raison, monsieur. Il ne tombe plus que des morceaux de ferraille. Je…

Rachner se retourna, se rendant soudain compte à quel point le froid avait pénétré l’habitacle.

Underhill était parti.

Thract se précipita vers la porte entrouverte.

— Monsieur ! Sherkaner !

Il descendit les marches extérieures, tournant la tête de ci, de là pour essayer d’entrevoir Underhill. L’air était calme, mais si froid qu’il en était corrosif. Sans respirateur chauffé, il aurait les poumons brûlés en quelques minutes.

Là-bas ! À une quarantaine de pieds de l’hélicoptère, à l’ombre des clartés stellaire et céleste, deux taches ultrarouges. Underhill claudiquait lentement derrière Mobiy. Le guidebogue le tirait doucement, sondant à chaque pas le flanc de la colline avec ses long bras. C’était le comportement instinctif d’un animal dans un froid sans espoir, qui cherchait jusqu’au bout un profond efficace. Ici, au milieu de nulle part, l’animal n’avait aucune chance. En moins d’une heure, son maître et lui seraient morts, leurs tissus desséchés.

Thract dévala les marches et appela Underhill. Au-dessus de lui, les pales de l’hélicoptère se mirent à tourner. Thract se hérissa sous le souffle glacial. Lorsque les turbines montèrent en régime et que les rotors commencèrent à soulever l’appareil pour de bon, il se retourna et se hissa dans l’habitacle. Il s’acharna sur le pilote automatique et programma sa déconnexion intégrale.

Peine perdue ! Les turbines atteignirent le régime de décollage et l’hélicoptère s’éleva. Rachner entrevit pour la dernière fois les ombres qui cachaient Sherkaner Underhill. Puis l’appareil s’inclina vers l’est et cette scène disparut derrière lui.

Soixante et un

Dans de faibles volumes, les décompressions explosives étaient normalement fatales. Rapidement fatales. Ce fut l’un de ses gardes qui, involontairement, sauva la vie de Tomas Nau. Au moment précis où la coque chauffée à blanc se perfora, Tung lâcha son harnais et se lança vers l’écoutille. La décompression les attira tous vers l’extérieur, mais Tung flottait librement et était le plus proche du trou. Il se ficha la tête la première dans le magma, aspiré jusqu’à la taille.

Qiwi avait tant bien que mal conservé sa place près de l’écoutille coincée de la navette. Elle avait déjà ouvert celle de L1-A. Elle se retourna, empoigna son père et le poussa dans le sas adjacent d’un mouvement fluide, presque une sorte de danse. À peine Nau avait-il commencé de réagir qu’elle se tourna encore une fois, cala son pied dans un anneau mural et tendit le bras pour attraper sa chemise du bout des doigts. Elle tira d’abord doucement, puis, lorsqu’il fut plus près, l’empoigna de toutes ses forces et le poussa dans l’embrasure.

Sauvé. Moi qui me voyais mort cinq secondes plus tôt. L’air expulsé sifflait bruyamment. Le collier d’arrimage endommagé pouvait éclater d’une seconde à l’autre.

Qiwi s’éloigna du sas.

— Je vais chercher Marli et Ciret.

— C’est ça !

Nau retourna vers l’ouverture et se maudit pour avoir perdu son pistolaser dans la confusion. Il regarda à l’intérieur de la navette. Un garde était manifestement mort : les jambes de Tung ne bougeaient même plus. Marli était certainement mort lui aussi, sinon assommé, bien que Qiwi s’escrime à le dégager en même temps que Ciret. Elle allait les sortir de la navette en une seconde, aussi rapidement et efficacement qu’elle l’avait sauvé lui-même et Ali Lin. Qiwi était carrément trop dangereuse, et c’était l’occasion ou jamais de se débarrasser d’elle.

Nau pesa sur l’écoutille extérieure de L1-A. Elle pivota en douceur sous la pression de l’air et claqua dans un fracas assourdissant. Voletant sur les touches, les doigts de Nau composèrent le code pour une séparation forcée. De l’autre côté de la paroi, il y eut une explosion de gaz – whump ! – et un choc métal sur métal – bang ! Nau imagina la navette privée d’air qui s’éloignait du sas. Laissons Pham Nuwen s’entraîner au tir sur des macchabées.

Dans le sas, la pression redevint rapidement normale. Nau ouvrit l’écoutille intérieure et fit passer Ali dans la coursive. Le vieillard marmonna, à moitié inconscient. Au moins, il avait cessé de saigner. Me crève pas dans les pattes, vieux con. Ali n’était plus qu’un tas de viande sans valeur, mais, à long terme, c’était un vrai trésor. Avec tout ce que l’opération allait coûter, autant ne pas le perdre.

Nau poussa doucement Ali Lin sur toute la longueur de la coursive. Les parois autour de lui étaient en plastique vert. C’était à l’origine la chambre forte à bord du Bien commun. Sa forme irrégulière était alors justifiée. À présent, sa valeur résidait dans sa construction monolithique et dans son blindage : plusieurs mètres de composites avec le point de fusion du tungstène. Toute la puissance de feu que possédait Pham Nuwen ne pourrait l’atteindre ici.

Quelques jours plus tôt, la chambre forte contenait encore la plupart des armes lourdes survivantes du système MarcheArrêt. Elle était à présent quasiment vide, dévalisée pour appuyer la mission de la Main invisible. Pas de problème. Nau avait veillé à y conserver suffisamment d’armes nucléaires. Si nécessaire, il pourrait s’adonner à la gestion du désastre total, un jeu vieux comme le monde.

Alors, qu’est-ce qui est récupérable ? Il n’avait qu’une très vague idée de ce que contrôlait Nuwen. Tomas Nau vacilla un instant. Il avait tout sa vie étudié pareils personnages, et voilà qu’il en affrontait un. Mais si je gagne, je serai d’autant plus grand. Il restait une douzaine de choses à faire, et quelques secondes seulement pour les faire. Il se débarrassa d’Ali, qui tomba lentement sous la microgravité de l’agglomérat. Un kit télécom et des ATH locaux étaient accrochés sur du crampofeutre près de la porte. Il s’en empara et énonça des ordres brefs. Ici, l’automatisation était primitive, mais il ferait avec. Il pouvait maintenant voir à l’extérieur de la chambre forte. Le temp’ des Fourgueurs était au-dessus de son horizon ; il n’y avait pas de navettes en transit, pas de silhouettes en combinaisons étanches qui s’approchaient à la surface de l’agglomérat.

Plongeant dans l’espace libre, il sortit une petite torpille de sa caisse. Le drapeau au coin de ses ATH lui indiqua que son appel avait été reçu à Hammerfest. Le pictogramme de sonnerie disparut et la voix de Pham résonna dans son oreille.

— Nau ?

— Vous avez deviné du premier coup, monsieur.

Nau guida la torpille jusqu’au tube de lancement que Kal Omo avait installé trente-cinq jours seulement plus tôt. Ç’avait semblé alors une précaution délirante. Maintenant, c’était sa dernière chance.

— Il est temps de vous rendre, Subrécargue. Mes forces contrôlent intégralement l’espace L1. Nous…

Il émanait de la voix une tranquille certitude, sans rapport avec la vantardise du Pham Trinli de naguère. Nau n’avait guère de mal à s’imaginer que des gens ordinaires s’accrochent à cette voix et se laissent mener. Mais Tomas Nau était un pro lui aussi. Il ne se gêna pas pour interrompre Nuwen.

— Au contraire, monsieur. Je détiens le seul pouvoir qui compte.

Il toucha le panneau près du tube de lancement. Dans une explosion amortie, l’air comprimé arracha le couvercle extérieur et expulsa la neige.

— J’ai programmé et chargé un engin nucléaire tactique. La cible est le temp’ des Fourgueurs. Le choix de l’arme m’est dicté par les circonstances, mais je suis sûr qu’elle sera à la hauteur.

— Vous ne pouvez pas faire cela, Subrécargue. Vous avez trois cents de vos gens là-bas.

Nau rit doucement.

— Mais si, je le peux. Je perds beaucoup dans l’affaire, mais j’ai encore du monde en cryostase. Je… vous êtes vraiment Pham Nuwen ?

La question lui avait échappé. Ou presque.

Un silence. Lorsque Nuwen répondit, il semblait troublé.

— Oui.

Et vous faites tout vous-même, n’est-ce pas ? Logique. Une conspiration ordinaire aurait été détectée depuis longtemps. Il n’y avait jamais eu que les seuls Pham Nuwen et Ezr Vinh. Tel un pionnier isolé tirant son chariot d’un bout à l’autre d’un continent, Nuwen avait persévéré, avait presque triomphé.

— C’est pour moi un honneur de vous rencontrer, monsieur. Je vous étudie depuis de nombreuses années.

Tout en parlant, Nau afficha une vue des diagnostics de la torpille. La perspective longitudinale montrait le rail de lancement ; le tube était dégagé.

— Votre seule erreur est peut-être que vous n’avez pas totalement compris la culture des Subrécargues. Voyez-vous, nous autres Subrécargues sommes formés par le désastre. C’est ce qui constitue notre force intérieure et nous donne un avantage décisif. Si je détruis le temp’, ce sera une perte énorme pour les installations en L1. Mais ma situation personnelle en sera améliorée. J’aurai encore l’agglomérat. J’aurai encore un nombre important de zombies. J’aurai encore la Main invisible.

Il se détourna du tube de lancement pour compter les torpilles qui restaient dans les casiers ; peut-être serait-il forcé de détruire aussi les Combles de Hammerfest. Ça, ce n’était même pas au programme des plans-catastrophes les plus pessimistes. Peut-être y aurait-il un moyen de procéder qui permettrait la survie de quelques zombies. Une autre partie de son esprit était dans l’expectative, curieuse de savoir ce que Pham Nuwen allait répondre. Allait-il céder comme un individu ordinaire, ou bien avait-il véritablement l’étoffe d’un Subrécargue ? Cette question était au cœur de la faiblesse morale de Pham Nuwen.

Brusquement, un tintamarre métallique résonna dans la chambre forte. Ali Lin ? Dans sa lente chute, il était sorti de son champ de vision, quelque part à l’autre bout. Or le bruit ne cessait de se répéter ; c’était comme un million de plaques métalliques qui s’entrechoquaient. Et si ça venait de l’accès souterrain ? Au point le plus bas de la chambre forte, donc. Nau avança sans bruit vers le début de la pente.

La voix de Pham Nuwen était à peine audible dans le vacarme.

— Vous vous trompez, Subrécargue. Vous ne disposez pas du…

Nau coupa l’audio d’un revers de main et continua d’avancer lentement. Il inspecta la chambre forte dans toute sa longueur avec ses caméras fixes. Rien. L’automatisation primitive était autant un handicap qu’une garantie de survie. D’accord. Des armes ? Y aurait-il quelque chose de plus petit qu’un engin nucléaire dans les parages ? La base de données n’était pas exactement prévue pour pareilles broutilles. Laissant le catalogue défiler dans ses ATH, il rasa le mur, toujours invisible d’en bas. Les claquements et tintements métalliques continuaient. Ah ! c’était les servos au fond du lac : le bruit était canalisé par le tunnel ! Drôle de fanfare pour accompagner une entrée clandestine !

Le traître – car c’était lui – émergea dans son champ de vision.

— Ah, monsieur Vinh. Je vous croyais noyé, et bien noyé.

En fait, Vinh, avec son visage terreux, semblait à moitié inconscient. Aucune trace des blessures infligées par les lasers. Mais non, il a volé une de mes vestes. Le tissu autocrispant était ajusté, les plis parfaits, mais le bras droit était subtilement tordu, bosselé. Vinh tenait gentiment Ali contre son épaule gauche. Lorsqu’il regarda Nau, ce fut comme si la haine le ranimait.

Mais la partie inférieure de la chambre forte ne recelait pas d’autres intrus. Et Nau avait terminé ses recherches dans le catalogue : il y avait trois pistolasers dans l’armoire juste derrière lui ! Nau poussa un soupir de soulagement et sourit au Fourgueur.

— Vous vous en êtes bien tiré, monsieur Vinh.

À quelques secondes près, Vinh se serait trouvé ici avant lui et aurait pu lui tendre une embuscade en règle. Au lieu de quoi… l’individu était sans armes, manchot et faible comme un chaton. Et Tomas Nau était entre lui et l’armoire aux lasers.

— Excusez-moi, mais je n’ai pas le temps de discuter. Écartez-vous d’Ali, s’il vous plaît.

Il parlait d’une voix douce, sans les quitter des yeux. Sa main gauche se releva pour ouvrir l’armoire. Peut-être que cette manière tranquille agirait sur Vinh et qu’il pourrait le tuer proprement.

— Tomas !

Qiwi se tenait au-dessus d’eux, à l’entrée de l’espace libre de la chambre forte.

Un instant, Nau resta muet de saisissement. Elle saignait du nez. Sa robe en dentelle était déchirée et maculée. Mais elle était en vie. Le dispositif d’éjection a dû se bloquer en même temps que l’écoutille de la navette. Avec la navette encore en place, le système de sécurité du sas ne s’était pas réinitialisé… et, d’une manière ou d’une autre, Qiwi avait fini par entrer à la force du poignet.

— Nous étions coincés, Tomas. Il y a dû y avoir un problème quelconque avec le sas.

— Oh, oui ! dit Nau avec une angoisse parfaitement sincère. Il s’est refermé tout seul et j’ai entendu siffler les purgeurs. Je… je te croyais morte.

Qiwi descendit du plafond, guidant le corps de Rei Ciret jusqu’à une banquette en crampofeutre. Le garde était peut-être vivant, mais il n’était manifestement d’aucune utilité en cet instant.

— Je… je suis désolée, Tomas. Je n’ai pas réussi à sauver Marli.

Elle traversa la pièce pour le serrer dans ses bras, mais il y avait dans son geste une certaine hésitation.

— À qui tu parlais ?

C’est alors qu’elle aperçut Vinh et Ali.

— Ezr ?

Pour une fois, la chance était de son côté : Vinh était parfait, la veste maculée comme un tablier de boucher – avec le sang d’Ali Lin. Derrière Vinh, on entendait toujours le claquement des servos dans le parc détruit. Le Fourgueur parlait d’une voix rauque, haletante.

— Nous avons pris le contrôle de L1, Qiwi. À part deux ou trois nervis de Nau, nous n’avons blessé personne…

Et le corps ensanglanté du père de Qiwi reposait dans ses bras !

— Nau se sert de toi comme il l’a toujours fait. Sauf que, cette fois, il va tous nous tuer. Regarde autour de toi ! Il va atomiser le temp’.

— Je…

Mais Qiwi regarda quand même autour d’elle, et Nau n’aima pas ce qu’il vit dans ses yeux.

— Qiwi, dit-il, regarde-moi. Nous sommes en présence du même groupe qui était derrière Jimmy Diem.

— C’est toi qui as assassiné Jimmy ! cria Vinh.

Qiwi essuya son nez ensanglanté sur la fine étoffe blanche de sa manche. Un instant, elle eut l’air très jeune et très désemparée, aussi désemparée que le jour où Nau se l’était appropriée pour la première fois. Elle cala son pied dans un arrêtoir mural et se tourna vers lui. Songeuse. D’une manière ou d’une autre, il fallait qu’il gagne du temps, rien qu’une poignée de secondes.

— Qiwi, pense à qui dit ça !

Nau indiqua d’un geste Ezr et Ali Lin. Il prenait un risque énorme ; c’était une manipulation désespérée. Mais ça marchait ! Qiwi se tourna légèrement, le quittant momentanément des yeux. Il glissa la main dans l’armoire et chercha à tâtons une crosse de pistolaser.


— Qiwi, pense à qui dit ça !

Nau indiqua d’un geste Ezr et Ali Lin. Et la pauvre Qiwi se tourna vers eux ! Derrière elle, Ezr vit un sourire passer fugitivement sur le visage de Nau.

— Tu connais Ezr. Il a essayé de tuer ton père à North Paw ; il croyait pouvoir se servir de lui pour arriver jusqu’à moi. S’il avait un couteau, il serait en train de charcuter ton père en ce moment même. Tu sais quel sadique il est. Rappelle-toi comment il t’a battue, et comment je t’ai tenue dans mes bras après.

Ces paroles s’adressaient à Qiwi, mais elles frappèrent Ezr de plein fouet – d’horribles vérités mélangées à des mensonges meurtriers.

Qiwi resta un moment immobile. Mais maintenant, elle serrait les poings ; ses épaules se crispaient sous quelque terrible tension. Et Ezr se dit : Nau va gagner, et c’est à cause de moi. Repoussant la grisaille qui semblait se refermer sur lui de tous les côtés, il fit une dernière tentative :

— Je ne le dis pas pour moi, Qiwi. Mais pour tous les autres. Pour ta mère. S’il te plaît, écoute-moi. Nau te ment depuis quarante ans. Chaque fois que tu apprends la vérité, il te fait un lavage de cerveau. Et le cycle recommence. Et recommence. Et tu ne peux jamais te souvenir.

Qiwi comprit. L’horreur envahissait son visage.

— Cette fois-ci, je vais me souvenir.

Elle se retourna au moment où Nau sortait un objet de l’armoire derrière eux et lui enfonça son coude dans la poitrine. Il y eut comme un bruit de branches cassées ; Nau rebondit contre l’armoire et s’envola vers l’espace libre de la chambre forte. Un pistolaser flottait derrière lui. Nau se jeta sur l’arme, mais elle lui échappa de plusieurs centimètres et il ne pouvait prendre appui que sur de l’air. Qiwi se cala contre le mur, s’étira et cueillit l’arme au vol. Elle la braqua sur la tête du Subrécargue.

Nau culbutait lentement ; il se tortilla pour s’aligner sur Qiwi. Il ouvrit la bouche, la bouche qui avait un mensonge convaincant pour toutes les occasions.

— Qiwi, tu ne peux pas…, commença-t-il.

Puis il dut voir le regard de Qiwi. L’arrogance de Nau, la suave arrogance que Vinh avait observée pendant la moitié de sa vie avait soudain fondu comme neige au soleil. La voix de Nau n’était plus qu’un chuchotement.

— Non, non.

La tête et les épaules de Qiwi tremblaient, mais ses paroles étaient dures comme pierre.

— Je me souviens.

Écartant sa ligne de mire du visage de Nau, elle visa au-dessous de la ceinture… et tira une longue rafale. Le cri de Nau devint un hurlement aigu qui cessa lorsque le trait incandescent le fit tournoyer puis le toucha à la tête.

Soixante-deux

L’obscurité partout, et puis la lumière. Elle flottait vers le haut, vers cette clarté. Qui suis-je ? La réponse arriva rapidement, portée par une vague de terreur. Anne Reynolt.

Souvenirs. Le repli dans les montagnes. Les ultimes jours du jeu de cache-cache. Les envahisseurs balacriens trouvent ses grottes l’une après l’autre. Le traître, démasqué trop tard. Les derniers survivants pris dans une embuscade, attaqués par la voie des airs. Elle, debout au flanc d’une montagne, encerclée par les blindés balacriens. L’atroce odeur de la chair brûlée dans l’air vif du matin.

Mais les ennemis avaient cessé de tirer. Ils l’avaient capturée vivante.

— Anne ?

La voix était douce, pleine de sollicitude. La voix d’un tortionnaire qui soigne l’ambiance avant de monter d’un cran dans l’horreur.

— Anne ?

Elle ouvrit les yeux. Un volumineux matériel de torture balacrien l’entourait, juste à la périphérie de son champ de vision. Exactement l’horreur à laquelle elle s’attendait, sauf qu’ils étaient en apesanteur. Ils possèdent nos villes depuis quinze ans. Pourquoi m’emmener dans l’espace ?

Son interrogateur émergea du néant. Cheveux noirs, teint balacrien typique, visage ni-vieux-ni-jeune. Ce devait être un Subrécargue de haut rang. Mais il portait une bizarre veste fractille, comme aucun Subrécargue n’en avait jamais porté, pour autant qu’elle s’en souvienne. Une expression de fausse anxiété était plaquée sur son visage. Un imbécile ; il en rajoute. Il déposa un bouquet de fleurs blanches et douces sur ses genoux, comme un cadeau. Elles exhalaient l’odeur des étés chauds à jamais révolus. Il doit y avoir un moyen de mourir. Il doit y avoir un moyen de mourir. Ses bras étaient attachés, évidemment. Mais s’il s’approchait assez près, elle avait encore ses dents. Peut-être que, si c’était vraiment un imbécile…

Il tendit le bras et lui toucha doucement l’épaule. Anne se tordit et mordit la main baladeuse du Subrécargue. Il se dégagea, abandonnant un sillage de minuscules gouttes rouges flottant dans l’air entre eux deux. Mais il n’était pas bête au point de la tuer sur-le-champ. Au lieu de quoi, il jeta un regard féroce à quelqu’un d’invisible derrière la batterie d’instruments.

— Trud ! Qu’est-ce que tu lui as fait, nom de Dieu !

Elle entendit une voix geignarde qui lui était familière sans qu’elle puisse la reconnaître.

— Pham, tu étais prévenu ! Je t’ai bien dit que c’était une procédure difficile. Sans elle pour contrôler, on ne peut pas être sûrs…

L’interlocuteur apparut. C’était un petit bonhomme énervé en uniforme de tech balacrien. Il ouvrit de grands yeux lorsqu’il vit le sang flotter dans l’air. Il posa sur Anne un regard plein de crainte. Satisfaisant pour elle, peut-être, mais inexplicable.

— Al et moi, on ne peut pas en faire plus. On aurait dû attendre que Bil sorte de… Regarde ! Peut-être que c’est seulement un trou de mémoire temporaire.

L’autre – l’ancien – se mit en colère, mais il semblait avoir peur lui aussi.

— Je voulais une déFocalisation, pas un putain de lavage de cerveau !

Le petit bonhomme, Trud… Trud Silipan, battit en retraite.

— T’inquiète pas. Je suis sûr qu’elle va s’en sortir. Je te jure qu’on n’a pas touché les structures mémorielles.

Il lui lança encore un regard inquiet.

— Peut-être que… je ne sais pas, moi, mais peut-être que la déFocalisation a marché impec et qu’on assiste maintenant à une sorte d’autorépression.

Il s’approcha un peu plus, toujours hors de portée de ses mains et de ses dents, et lui adressa un pâle sourire.

— Chef ! Vous vous souvenez de moi ? Trud Silipan ? Nous avons travaillé ensemble pendant des années de Veille, et, avant ça, sur Balacrea, sous les ordres d’Alan Nau. Vous ne vous souvenez de rien ?

Anne considéra le visage rond, le sourire faiblard. Alan Nau. Tomas Nau. Oh… mon Dieu ! Elle venait de se réveiller dans un cauchemar qui ne s’était jamais terminé. Les fosses de torture, et puis la Focalisation, et puis toute une vie passée à être l’Ennemi.

Le visage de Silipan était devenu flou.

— Regarde, Pham ! dit-il soudain d’un ton joyeux. Elle pleure. Elle se souvient, alors !

Oui. De tout.

Mais Pham Nuwen était encore plus furieux qu’avant.

— Sors d’ici, Trud. Sors d’ici. Vu ?

— C’est facile à vérifier. On peut lui…

— Sors !

Après quoi, elle n’entendit plus Silipan. Le monde s’était effondré dans la douleur. Le chagrin et les sanglots oblitéraient ses sens, lui coupaient la respiration.

Elle sentit un bras sur ses épaules, et, cette fois, elle comprit que ce n’était pas la caresse d’un tortionnaire. Qui suis-je ? Ça, c’était la question facile. La réponse à la vraie question – Que suis-je ? – lui avait échappé quelques secondes de plus, mais, à présent les souvenirs la submergeaient – les souvenirs de l’entité monstrueuse et malfaisante qu’elle avait été depuis ce jour maudit dans les montagnes au-dessus d’Arnham.

Elle repoussa en frissonnant le bras de Pham et se heurta aux sangles qui la maintenaient.

— Désolé, marmonna-t-il.

Et elle entendit tomber ses entraves. Maintenant, ça n’avait plus d’importance. Elle se roula en boule, à peine consciente du réconfort qu’il lui témoignait. Il lui parlait, lui disait des choses simples, répétées plusieurs fois sous des formes différentes.

— Tout va bien, Anne. Tomas Nau est mort. Il est mort depuis quatre jours. Vous êtes libre. Nous sommes tous libres…

Au bout d’un moment, il se tut, et seul le contact du bras de l’homme sur ses épaules confirmait sa présence. Ses sanglots déchirants s’espacèrent. Finie la terreur. Le pire était déjà arrivé – maintes fois – et il ne restait d’elle qu’un être mort et vide.

Du temps passa.

Elle sentit son corps se détendre lentement. Elle força ses yeux hermétiquement clos à s’ouvrir, se força à se tourner et à voir Pham en face. Elle avait mal d’avoir pleuré et elle aurait tellement voulu qu’on lui fasse un million de fois plus mal.

— Vous… vous m’avez ranimée. Quelle idée tordue ! Maintenant, laissez-moi mourir.

Pham la regarda tranquillement de ses grands yeux attentifs. Oubliée la vantardise qu’elle soupçonnait depuis toujours d’être simulée. À sa place, de l’intelligence… de l’admiration ? Non, c’était impossible. Il chercha quelque chose par terre à côté d’elle : le bouquet d’andelirs blancs, qu’il replaça sur ses genoux. Ces maudites fleurs étaient chaudes et veloutées. Et belles. Il sembla réfléchir à ce qu’elle lui demandait, mais finalement il secoua la tête.

— Vous ne pouvez pas partir maintenant, Anne. Il y a encore plus de deux mille personnes Focalisées. Vous pouvez les libérer, Anne.

Il désigna d’un geste le matériel de Focalisation derrière elle.

— J’ai l’impression qu’Al Hom jouait à la roulette quand il a travaillé sur vous.

Je peux les libérer. Cette pensée était la première lueur qu’elle ait vu poindre depuis tant d’années – depuis ce matin fatal dans les montagnes. Cela devait filtrer dans son expression, car un sourire optimiste se forma sur les lèvres de Pham. Anne sentit ses yeux se plisser. Elle connaissait la Focalisation, comme tout le monde sur Balacrea. Elle connaissait tous les trucs de la déFocalisation, les moyens de réorienter la loyauté des gens.

— Pham Trinli, ou Pham-Truc-Machin, je vous observe depuis des années. Depuis le début, ou presque, j’ai pensé que vous travailliez contre Tomas. Mais je voyais aussi à quel point l’idée de la Focalisation vous plaisait. Ce pouvoir, vous le convoitiez, n’est-ce pas ?

Il ne souriait plus. Il hocha lentement la tête.

— J’ai vu… j’ai vu qu’il pourrait me donner ce pour quoi je m’étais battu toute ma vie. Et, finalement, j’ai vu que le prix à payer était trop élevé.

Il haussa les épaules et regarda par terre, comme s’il avait honte.

Anne scruta ce visage, et réfléchit. Il fut un temps où pas même Tomas Nau ne pouvait la tromper. Lorsque Anne était Focalisée, les marges de son esprit étaient tranchantes comme des rasoirs, au-delà de toute distraction, et de toute tentation de prendre ses désirs pour la réalité. Et connaître les véritables intentions de Tomas ne lui était d’aucune utilité. Pourquoi un couperet saurait-il qu’il sert à tuer ? À présent, elle avait des doutes. Cet homme mentait peut-être, mais ce qu’il exigeait d’elle était ce qu’elle voulait accomplir à tout prix, plus que toute autre chose au monde. Ensuite, après s’être rachetée du mieux qu’elle pourrait, elle pourrait mourir. Elle haussa les épaules à son tour.

— Tomas Nau vous a menti au sujet de la déFocalisation.

— Il mentait tellement souvent.

— Je peux faire mieux que Trud Silipan et Bil Phuong, mais il y aura toujours des échecs.

Le summum de l’horreur : il y aurait des gens qui la maudiraient pour les avoir libérés.

Pham lui prit la main par-dessus le bouquet d’andelirs.

— D’accord. Mais vous ferez de votre mieux.

Elle regarda cette main. Le sang sourdait toujours de la plaie qu’elle avait ouverte au saillant de la paume. D’une manière ou d’une autre, l’homme mentait, mais s’il la laissait déFocaliser les autres… Et si je jouais le jeu ?

— C’est vous qui commandez, maintenant ?

Pham étouffa un rire.

— J’ai mon mot à dire. Certaines Araignées ont plus de poids que moi. La situation est compliquée, c’est encore le chaos. Quatre cents Ksec plus tôt, Tomas Nau commandait encore.

Son sourire s’élargit, débordant d’enthousiasme.

— Mais d’ici cent Msec, ou deux cents Msec, je crois que vous allez assister à une renaissance. Nous allons faire réparer nos vaisseaux. Ou en construire de nouveaux, tant que nous y sommes ! Je n’ai jamais vu une occasion pareille.

Jouons le jeu, alors.

— Et que voulez-vous de moi ?

Combien de temps me reste-t-il avant d’être reFocalisée pour votre usage personnel ?

— Je… je veux simplement que vous soyez libre, Anne.

Il détourna les yeux.

— Je sais ce que vous étiez avant, Anne. J’ai vu l’histoire de ce que vous avez fait sur Frenk, jusqu’à votre capture finale. Vous me rappelez quelqu’un que j’ai connu quand j’étais enfant. Comme vous, elle s’est battue contre des forces immensément supérieures, et, comme vous, elle a été écrasée.

Il se retourna à demi vers elle.

— Il y avait des moments où je vous craignais plus que Tomas Nau. Mais depuis que j’ai su que vous étiez l’Orc Frenkien, j’ai prié pour que vous ayez une nouvelle chance.

Il mentait très bien. Dommage pour lui que son mensonge soit si évident, si chargé de flatterie. Elle ressentit un besoin irrésistible de le pousser au-delà des limites du raisonnable.

— Dans quelques années, nous aurons donc à nouveau des vaisseaux interstellaires fonctionnels ?

— Oui, et probablement mieux équipés que ceux à bord desquels nous sommes arrivés. Vous connaissez les découvertes que nous avons faites ici dans le domaine de la physique. Et il semble qu’il y aurait encore d’autres choses à…

— Et vous aurez le contrôle de ces vaisseaux ?

— De plusieurs.

Il hochait toujours la tête, s’enfonçant de plus en plus dans les imperfections de son mensonge.

— Et vous voulez m’aider. Tout simplement. Moi, l’Orc Frenkien. Eh bien, monsieur, vous êtes on ne peut mieux qualifié pour. Prêtez-moi donc ces vaisseaux. Venez avec moi sur Balacrea, sur Frenk et sur Gaspr. Aidez-moi à libérer tous les Focalisés.

C’était drôle de voir le sourire de Pham se figer tandis qu’il fantasmait sur sa proposition.

— Vous voulez attaquer un empire spationavigant, un empire qui possède la Focalisation, avec rien qu’une poignée de vaisseaux ? Mais c’est…

Il ne trouva pas de mots assez insultants, et se contenta de la fixer pendant un moment. Puis, contre toute attente, son sourire revint.

— C’est fantastique ! Anne, donnez-moi le temps de me préparer, le temps de forger des alliances ici. Donnez-moi une douzaine de vos années. Nous ne gagnerons peut-être pas. Mais nous essaierons, je le jure !

Il avait carrément dit oui à tout ce qu’elle avait demandé. C’était forcément un mensonge. Mais si c’était la vérité, c’était la seule promesse qui puisse lui donner envie de vivre. Elle fixa Pham dans les yeux et tenta de voir au-delà du mensonge. Peut-être que l’inévitable destruction accompagnant la déFocalisation avait émoussé son jugement, car elle avait beau scruter, elle ne voyait qu’un enthousiasme respectueux. C’est un génie. Qu’il mente ou qu’il dise vrai, il m’a maintenant pour douze ans. Rien qu’un instant, elle se reposa sur cette conviction. Rien qu’un instant, elle s’imagina que cet homme n’était pas un menteur. L’Orc Frenkien pourrait peut-être encore les libérer tous. Un frisson des plus étranges, parti de son cœur, irradia tout son corps. Il lui fallut un moment pour identifier ce qu’elle avait perdu depuis si longtemps : la joie.

Soixante-trois

Pham envoya Ezr Vinh en bas pour négocier.

— Pourquoi moi, Pham ?

C’était le contexte commercial le plus extraordinaire de toute l’histoire de l’Humanité. C’était aussi une guerre en suspens.

— Tu devrais…

Nuwen leva la main.

— J’ai plusieurs raisons de t’envoyer. Tu connais les Araignées mieux que personne chez les non-Focalisés, et certainement mieux que moi.

— Je pourrais être un de tes collaborateurs.

— Non, c’est moi qui serai ton collaborateur.

Un silence. Ezr détecta une lueur d’inquiétude dans ses yeux.

— Tu as raison, mon petit, reprit Pham, c’est compliqué. À court terme, elles commandent et elles ont des tas de raisons de nous détester. Nous pensons que la faction Lighthill est toujours dans les petits papiers du Roi, mais…

Il y avait d’autres factions dans le gouvernement de l’Accord. Certaines estimaient que les traducteurs Focalisés étaient une marchandise négociable.

— Alors, c’est d’autant plus important que ce soit toi qui y ailles, Pham.

— Ça ne dépend pas de nous. Vois-tu, ce sont elles qui t’ont choisi.

— Quoi ?

— Eh oui, dit Pham. Je crois qu’au fil des années, à force de travailler avec Trixia, elles croient bien te connaître. Elles veulent te voir de près, dit-il avec un grand sourire.

Ça tenait presque debout.

— D’accord… Mais pas question qu’ils aient Trixia. Je descendrai avec un autre traducteur.

Il lança à Pham un regard féroce et dit :

— C’est la vedette. Les gens d’Underville adoreraient lui mettre leurs pattes dessus.

— Hmm. Peut-être que quelqu’un en bas pense la même chose. Le Roi a demandé à ce que Zinmin t’accompagne.

Il remarqua l’expression sur le visage d’Ezr.

— Encore autre chose ?

— Je… oui. Je veux que Trixia soit déFocalisée. Bientôt.

— Évidemment. Je t’ai donné ma parole. J’ai promis la même chose à Anne.

Ezr l’observa un moment. Et tu as changé à l’intérieur ; tu as abandonné ton rêve de grandeur. Après tout ce qui s’était passé, Ezr n’en doutait pas. Mais soudain, il ne put plus attendre.

— Fais-la passer avant tout le monde, Pham. Tu as peut-être besoin de ses traductions, mais je m’en fiche. Donne-lui la priorité. Je veux qu’elle soit déFocalisée quand je reviendrai.

Pham leva les yeux au ciel.

— Un ultimatum ?

— Non. Si !

— Tu as gagné, soupira Pham. Nous allons nous occuper de Trixia immédiatement. Je… j’avoue. Nous avons mis les traducteurs sur la touche. Nous avons tellement besoin d’eux.

Il pinça les lèvres et ajouta :

— Il ne faut pas t’attendre à de la perfection, Ezr. Là encore, c’est un domaine où Nau nous a menti. Certains déFocalisés sont presque aussi intelligents qu’Anne, d’autres…

— Je sais.

D’autres étaient devenus des légumes. Le sida mental était entré dans une phase galopante explosive déclenchée par le processus de déFocalisation.

— Mais, tôt ou tard, nous serons obligés d’essayer. Tôt ou tard, tu seras obligé d’arrêter de te servir d’eux.

Il décolla du plancher et quitta le bureau de Pham. Poursuivre cette conversation les aurait déchirés tous les deux.


Le véhicule qui les amenait sur Arachnia était l’humble chaloupe de Jau Xin munie de logiciels ad hoc spécialement révisés par Qiwi. L’Humanité avait pour elle l’avantage de la position et les vestiges de sa technologie avancée… et pas grand-chose en matière de ressources physiques ou d’automatisation. Une fois les zombies déFocalisés, les logiciels émergents étaient inutilisables, et il faudrait un certain temps pour adapter l’automatisation Qeng Ho au fouillis hybride qui subsistait en L1. Ils étaient coincés dans un système solaire pratiquement vide, où la seule écologie industrielle se trouvait en bas sur Arachnia. Ils pourraient peut-être larguer quelques astéroïdes ou même quelques engins nucléaires sur la planète, mais l’Humanité était pratiquement sans défense. Les Araignées étaient impuissantes elles aussi, mais cela allait changer. Elles connaissaient à présent l’existence des envahisseurs, et elles savaient ce qu’on pouvait faire avec la technologie. Elles disposaient de gros morceaux intacts de la Main invisible. Un jour – pas si lointain que ça – les Araignées seraient en force dans l’espace. Pham estimait que les deux races avaient peut-être un an devant elles pour essayer différentes solutions, établir une base de confiance minimale. Qiwi dit que si elle était une Araignée, elle pourrait y arriver en moins d’un an.

La coursive centrale du temp’ était remplie sur toute sa longueur lorsque Ezr et Zinmin entrèrent dans le sas de la navette. Presque tous les humains non Focalisés de L1 s’y trouvaient.

Pham et Anne étaient là. Flottant l’un près de l’autre, ils formaient un couple qu’Ezr Vinh n’aurait jamais pu imaginer avant.

— Nous avons démarré les préparatifs de la déFocalisation, dit Anne.

Elle n’avait pas besoin de préciser de qui il s’agissait.

— Nous ferons de notre mieux, Ezr.

Qiwi lui souhaita bonne chance, sérieuse comme jamais il ne l’avait connue. Elle sembla hésiter un instant, puis elle lui serra brusquement la main – encore un geste qu’elle n’avait encore jamais fait.

— Reviens-nous sain et sauf, Ezr.

Rita Liao avait réussi à se placer juste devant le sas et lui barrait le chemin. Ezr tendit les bras pour la réconforter.

— Je vais ramener Jau, Rita.

Je ferai le maximum pour. Mais il n’eut pas le courage d’exprimer ses doutes.

Les yeux de Rita étaient injectés de sang. Elle avait l’air encore plus égarée que lorsqu’il lui avait parlé quelques Ksec avant.

— Je sais, Ezr. Je sais. Les Araignées sont des gens honnêtes. Elles verront bien que Jau ne voulait pas leur faire de mal.

Elle avait beau avoir passé une bonne partie de sa vie à idolâtrer la vie sur Arachnia, sa confiance dans les traductions commençait à s’effriter.

— Mais si elles ne veulent pas te le rendre… S’il te plaît, donne-lui…

Elle lui glissa dans la main une petite boîte transparente, munie d’une serrure à lecteur d’empreintes, vraisemblablement celle du pouce de Jau Xin. Ezr aperçut une mémogemme à l’intérieur. Rita se sépara de lui puis se fondit dans la foule.

Soixante-quatre

La Commanderie des Terres était à deux cents Ksec de là. Ils remontèrent la longue route encaissée à bord des véhicules des Araignées. D’irréels souvenirs flottaient dans l’esprit d’Ezr. De nombreux édifices étaient neufs, mais j’étais ici avant que tout commence. À l’époque, la ville était incompréhensible. À présent, l’information resplendissait de partout. Zinmin Broute bondissait d’une fenêtre à l’autre, débordant d’enthousiasme, et nommait tout ce qu’il voyait. Ils passèrent devant la bibliothèque qu’Ezr avait pillée avec Benny Wen, le Musée de la Ténèbre et le groupe de statues au début de l’Allée Royale – la « Conclusion de l’Accord » par Gokna. Zinmin pouvait fournir des explications sur chacune des figures entrelacées.

Mais aujourd’hui, ils n’étaient plus des fantômes hantant le sommeil d’autrui. Aujourd’hui, la ville était brillamment éclairée, et lorsqu’ils descendirent finalement dans la partie souterraine, ils eurent une brutale impression d’insolite, aussi brutale que les visions de cauchemar arachnophobes de Ritser Brughel. Les escaliers étaient aussi raides que des échelles, et les pièces ordinaires étaient si basses de plafond qu’Ezr et Zinmin devaient s’accroupir pour aller d’un endroit à un autre. Malgré les drogues ancestrales et des millénaires de génie génétique, la traction non mitigée de la pesanteur planétaire était un handicap constant qui troublait leurs pensées. Ils étaient logés dans ce que Zinmin disait être des appartements royaux, des pièces au sol velu et au plafond assez haut pour qu’ils puissent se tenir debout. Les négociations commencèrent le lendemain.


Les Araignées qu’ils connaissaient par les traductions étaient presque toutes absentes. Belga Underville, Elno Coldhaven – ces noms-là, Ezr les avait entendus, mais ils étaient toujours restés en marge. Ces gens n’avaient pas participé à la contre-écoute de Sherkaner Underhill. Ils devaient toutefois consulter Victory Lighthill. À maintes reprises pendant les négociations, Underville se retirait pour tenir des conversations sifflantes avec des interlocuteurs invisibles.

Au bout de deux jours, Ezr comprit que certains de ces interlocuteurs étaient très éloignés : Trixia ? De retour dans ses appartements, Ezr appela L1. Bien entendu, la liaison était contrôlée par les Araignées. Ezr n’en avait cure.

— Tu m’avais dit que Trixia était en cours de déFocalisation.

La pause lui sembla bien plus longue que dix secondes. Tout à coup, Ezr ne voulut plus attendre les excuses et les prétextes.

— Écoute, nom de Dieu ! Tu avais promis qu’elle serait en déFocalisation. Tôt ou tard, tu seras obligé de t’arrêter de te servir d’elle !

Puis il entendit la voix de Pham.

— Je sais, Ezr. Le problème, c’est que les Araignées ont insisté pour qu’elle soit disponible, encore Focalisée. Si nous refusons, ça fiche tout par terre… et Trixia refuse de coopérer avec nous pour la déFocalisation. Nous serions obligés de la forcer à s’y soumettre.

— Je m’en fiche ! Elle ne leur appartient pas plus qu’à Tomas Nau.

La peur lui noua la gorge, et il faillit se mettre à brailler. De l’autre côté de la pièce, Zinmin Broute semblait aussi heureux qu’un zombie pouvait l’être. Assis en tailleur sur le tapis velu, il feuilletait une sorte de livre d’images araignée. Nous nous servons de lui aussi. Nous y sommes obligés, pour un petit moment encore.

— Ezr, c’est seulement pour une courte période. Anne en est catastrophée elle aussi, mais c’est la seule communication sûre que les Araignées puissent avoir avec nous. Ils font presque confiance aux Focalisés. Nous pouvons dire et affirmer quoi que ce soit, c’est avec les zombies qu’ils en discutent. Nous n’avons aucune chance de récupérer les gens de la Main sans cette confiance. Nous n’avons aucune chance de défaire l’œuvre de Nau sans cela.

Rita et Jau. L’écrin à serrure tactile était posé sur son paquetage. Bizarre. Les Araignées n’avaient pas exigé de l’inspecter, comme ses autres effets, d’ailleurs. Ezr céda.

— D’accord. Mais, après cette réunion, plus personne ne possédera qui que ce soit. Autrement, j’arrête tout et les négociations tombent à l’eau.

Il coupa la communication sans attendre une éventuelle réponse. Après tout, l’autre pouvait lui dire ce qu’il voulait, ça lui était égal.


Presque chaque jour, ils descendaient la pente tortueuse qui les conduisait à la même salle de conférence sinistre. Zinmin prétendait qu’il s’agissait du bureau personnel du chef des Renseignements, une « pièce bien éclairée, avec des niches en mezzanine et des perchoirs isolés ». Il y avait des niches, en effet, de sombres cheminées cannelées avec des repaires cachés au sommet. La vidéo sur les murs était un étalage permanent d’absurdités. Zinmin et lui devaient traverser un sol de pierre froide pour s’asseoir sur des fourrures empilées. Quatre ou cinq Araignées étaient habituellement présentes, dont, presque toujours, Underville ou Coldhaven.

Mais les négociations se passaient bien. Avec les zombies pour appuyer ses déclarations, les Araignées semblaient croire ce qu’Ezr avait à dire. Elles semblaient comprendre à quel point la situation pourrait s’améliorer avec rien qu’un peu de coopération. Les Araignées pourraient certainement être présentes sur l’agglomérat. Le transfert de technologie vers Arachnia se ferait sans restrictions, en échange du libre accès des humains à la planète. Ultérieurement, l’agglomérat et le temp’ seraient transférés sur une orbite haute autour d’Arachnia et la construction en commun de chantiers spatiaux serait envisagée.

Passer des Ksec chaque jour à siéger avec les Araignées était une expérience éprouvante. L’esprit humain n’était pas conçu pour trouver pareilles créatures sympathiques. Elles semblaient ne pas avoir d’yeux, seulement des carapaces de cristal plus performantes que toute vision humaine. On ne pouvait jamais savoir ce qu’elles regardaient. Leurs mains nourricières étaient constamment en mouvement, chargées de significations qu’Ezr commençait seulement à comprendre. Et quand elles gesticulaient avec leurs bras principaux, le mouvement abrupt et agressif évoquait une créature en train d’attaquer. L’air avait une odeur âcre de renfermé, accentuée lorsque des Araignées supplémentaires encombraient la pièce. Et, la prochaine fois, on amènera nos propres toilettes. Ezr avait les jambes arquées à force de s’adapter aux commodités locales.

Zinmin se chargeait de la plupart des traductions interactives. Mais Trixia et les autres étaient à l’écoute, et, parfois, lorsqu’une extrême précision était requise, c’était par sa voix que s’exprimaient Underville ou Coldhaven ; Underville la flic implacable, Coldhaven le sémillant jeune général. La voix de Trixia, les âmes des autres.

La nuit, il y avait des rêves, souvent moins déplaisants que la réalité qu’il affrontait le jour. Les pires étaient ceux qu’il pouvait comprendre. Trixia lui apparaissait, sa voix et ses pensées oscillant entre la jeune femme qu’il avait jadis connue et les esprits non humains qui la possédaient à présent. Parfois, son visage se changeait insensiblement en une carapace vitreuse pendant qu’elle parlait, et lorsqu’il l’interrogeait sur ce changement, elle disait toujours qu’il s’imaginait des choses. C’était une Trixia qui resterait à jamais Focalisée, ensorcelée, perdue. Qiwi figurait dans de nombreux rêves, tantôt sous sa forme de gamine insupportable, tantôt telle qu’elle était lorsqu’elle avait tué Tomas Nau. Ils bavardaient, et, parfois, elle lui donnait des conseils. Dans ses rêves, ils étaient toujours sensés… et à son réveil, il ne se souvenait jamais des détails.


Les problèmes furent résolus un par un. Ils étaient passés du génocide au commerce en moins d’un million de secondes. Depuis L1, la voix de Pham se réjouissait des progrès.

— Ces mecs marchandent comme des Négociants, pas comme des gouvernements.

— Nous leur faisons des tas de cadeaux, Pham. Depuis quand des Clients ont une présence sur site comme celle que nous allons accorder aux Araignées ?

La longue pause habituelle. Mais l’optimisme de Pham ne faiblissait pas.

— Même ça pourra être rentable, mon petit. Je parie que quelques-unes de ces Araignées voudront finalement devenir des partenaires.

Des Qeng Ho.

— Autre chose, poursuivit Pham. Tu termines les négociations sur les prisonniers de guerre, et nous pourrons récupérer Trixia. C’est ce que la faction Underville a promis à Lighthill.

La question des prisonniers était le dernier point à régler.


L’ultime jour des négociations débuta comme les autres. Zinmin et Ezr furent conduits dans ce que Zinmin appelait un « escalier en spirale ». En termes humains, c’était un puits vertical taillé à même le roc. Un incessant courant d’air chaud montait à leur rencontre. Le puits avait presque deux mètres de diamètre et les parois comportaient des rebords de cinq centimètres. Leurs gardes n’avaient aucun problème : soutenus de tous les côtés, ils pouvaient en s’étirant atteindre les rebords opposés. Dans leur descente, les Araignées tournaient lentement avec la spirale. Tous les dix mètres environ, il y avait un décrochement, un « palier » pour leur permettre de reprendre leur souffle. Ezr était reconnaissant à ses gardes d’avoir insisté pour qu’il porte un harnais muni d’une laisse, même s’il n’était pas entièrement rassuré.

— Ces escaliers sont faits uniquement pour nous intimider, pas vrai, Zinmin ?

Il avait posé la question lors d’autres escalades, mais Zinmin Broute n’avait pas daigné lui répondre.

Le traducteur Focalisé était encore moins à l’aise qu’Ezr sur les étroits rebords, surtout depuis qu’il essayait d’imiter le grand écart qui n’était justifié que pour les Araignées. Aujourd’hui, il répondit à la question :

— Oui… Non. C’est l’escalier principal qui descend au Profond royal. Très ancien. Traditionnel. Un honneur…

Il glissa, resta un instant suspendu au-dessus du gouffre, accroché à son harnais que le garde au-dessus d’eux tenait au bout de la laisse. Ezr se serra contre le mur humide et faillit être déséquilibré lui aussi lorsque Broute se remit sur ses pieds.

Ils atteignirent le dernier palier. Le plafond était bas même pour des Araignées, à peine plus d’un mètre. Entourés de leurs gardes, ils avancèrent tant bien que mal, pliés en deux, vers des portes très, très larges. Au-delà régnait une faible clarté bleue. La vision colorée des Araignées couvrait un spectre très étendu. On aurait pu s’attendre à ce qu’elles choisissent la lumière du spectre solaire. Or, assez souvent, elles préféraient de faibles niveaux d’éclairement, ou alors des couleurs invisibles à l’œil humain.

Un sifflement familier se fit entendre dans la pénombre devant eux.

— Entrez. Asseyez-vous, dit Zinmin Broute.

Mais c’était la pensée de l’Araignée tapie dans la salle. Ezr et Zinmin traversèrent les dalles de pierre pour gagner leurs « perchoirs ». Ezr voyait maintenant leur interlocutrice, une grosse femelle perchée légèrement plus haut. Son odeur était forte dans cet espace fermé.

— Général Underville, dit poliment Ezr.


La question des prisonniers de guerre aurait dû être simple comparée aux problèmes déjà résolus. Mais il remarqua que cette fois ils étaient seuls avec Underville. Ici, pas de liaisons télécom avec l’extérieur ; du moins, on ne leur en proposa pas. Ils étaient seuls, seuls dans les ténèbres, et le style de Zinmin Broute versa dans des tournures de phrase menaçantes. Menaçantes, certes, mais, du fond de l’enfance d’Ezr Vinh le Négociant, des intuitions remontèrent à la surface. C’était de l’intimidation délibérée. Underville avait promis à Lighthill que les traducteurs seraient libres après que les négociations sur le sort des prisonniers seraient terminées. Elle avait été battue à plate couture sur de nombreux points ; c’était la dernière occasion qu’elle avait de sauver la face.

Ezr ouvrit son paquetage et chaussa une paire d’ATH. D’après les Araignées, tous les humains à bord de la Main invisible avaient survécu à l’atterrissage forcé. Les débris du vaisseau interstellaire étaient répandus sur vingt mille mètres de banquise, et les compartiments occupés par l’équipage étaient pratiquement les seules parties intactes du véhicule spatial. C’était un miracle qu’il y ait eu des survivants, à mettre au compte des instructions données par Pham aux zombies pilotes. Une fois au sol, cependant, il y avait eu de nombreux morts. Contre toute attente raisonnable, Brughel et ses nervis avaient déclenché une fusillade contre les troupes des Araignées appelées sur les lieux. Les nervis avaient été tués jusqu’au dernier. Avec l’agilité d’un vrai Subrécargue, Brughel les avait abandonnés au dernier moment et avait tenté de se cacher au milieu des membres d’équipage survivants. Les Araignées affirmaient qu’il n’y avait pas eu de victimes après cette fusillade initiale.

— Vous pouvez récupérer les zombies, dit Underville via Zinmin. Nous savons qu’ils ne sont pas responsables et que certains d’entre eux ont rendu possible notre victoire.

Zinmin parlait d’une voix irritée.

— Ceux qui restent sont des criminels. Ils ont tué des centaines de personnes. Ils ont tenté d’en tuer des millions.

— Non, seule une petite minorité était coupable. Les autres ont résisté, ou alors, on leur a tout simplement menti sur les buts réels de l’opération.

Ezr passa en revue la liste des membres de l’équipage et expliqua le rôle respectif de chacun. Il y avait vingt malheureuses âmes en sommeil cryostatique. Les jouets que Ritser se réservait. Là au moins, il s’agissait manifestement de victimes, mais Underville ne voulait pas se dessaisir du matériel. Cas par cas, Ezr obtint d’Underville la permission de les libérer, à condition qu’elle puisse recourir à des spécialistes capables de lui expliquer le fonctionnement des épaves devenues la propriété de ses services. Finalement, ils arrivèrent aux cas les plus difficiles.

— Jau Xin. Gestionnaire des pilotes.

— Jau Xin, l’homme qui a appuyé sur le bouton ! s’écria la générale.

Ezr avait poussé l’amplification de ses ATH. Il y voyait un peu plus clair qu’au début. Pendant toute la conversation, Underville n’avait pratiquement pas bougé ; le seul mouvement était l’incessant ballet de ses mains nourricières. Une posture représentée par Zinmin comme une attitude vigilante, la tête en avant.

— Jau Xin est inculpé d’avoir déclenché les bombardements.

— Mon général, nous avons examiné les archives. Vos entretiens avec les pilotes Focalisés de Xin sont probablement encore plus exhaustifs. Pour nous, il est clair que Jau Xin a saboté une grande part de l’attaque des Émergents. Je connais Jau, madame. Je connais son épouse. Tous les deux sont bien disposés envers votre peuple.

Les analystes zombies, dont Trixia, pensaient que pareilles références familiales pourraient avoir un sens. Peut-être. Mais Belga Underville risquait plutôt d’être le type « intérêt national » classique.

Zinmin Broute pianotait sans relâche sur sa minuscule console pour saisir les paroles d’Ezr dans une langue intermédiaire puis guider la sortie audio. Des sifflements fantomatiques sortirent du haut-parleur de Broute : les pensées d’Ezr telles qu’une Araignée pourrait les exprimer oralement.

Underville attendit un instant puis émit un piaulement aigu. Ezr savait que c’était l’équivalent d’un reniflement méprisant.

Mais cet entretien pourrait, en dernier ressort, être montré à d’autres Araignées. Je ne vais pas vous lâcher comme ça, Underville. Ezr fouilla dans son paquetage et en tira le minuscule écrin de Rita.

— Et ça, qu’est-ce que c’est ? demanda la générale.

Aucune trace de curiosité dans la voix de Broute Underville.

— Un cadeau pour Jau Xin, de la part de sa femme. Un souvenir, au cas où vous ne voudriez pas le libérer.

Underville était perchée à près de deux mètres de lui, mais Ezr ne s’était jusqu’à présent pas rendu compte jusqu’où portaient les membres supérieurs d’une Araignée. Quatre bras noirs jaillirent comme des harpons et lui arrachèrent le coffret des mains. Les bras d’Underville se rétractèrent, présentèrent la boîte à un côté de sa carapace vitreuse, puis à un autre. Ses mains pointues produisaient de menus crissements tandis qu’elle essayait de forcer le couvercle et la serrure à empreinte.

— Elle est codée pour le pouce de Jau Xin. Si vous essayez de l’ouvrir de force, le contenu sera détruit.

— Tant pis.

Mais l’Araignée cessa d’appuyer les bouts effilés de ses mains sur la boîte. Elle la tint encore un moment puis poussa un sifflement aigu et la lança en direction d’Ezr.

Le discordant sifflement continua lorsque Zinmin Broute se mit à traduire.

— Maudits soient vos yeux d’avorton ! cracha Broute d’une voix irritée. Reprenez le cadeau destiné à un assassin. Reprenez Xin et le reste de l’équipage.

— Merci, mon général. Merci.

Ezr bondit pour ramasser le cadeau de Rita.

La voix de l’Araignée se tut brusquement, puis continua sur un mode plus calme, un peu comme des gouttes d’eau qui tombent sur du métal brûlant.

— Et je suppose que vous songez aussi à sauver Ritser Brughel ?

— Pas à le sauver, madame. Au fil des années, Ritser Brughel a probablement tué plus de gens de chez nous qu’il n’en a tué chez vous. Il doit répondre de nombreux crimes.

— Absolument. Mais il est exclu que nous vous remettions cet individu.

Broute le dit d’un ton suffisant, et Ezr devina que c’était là un point sur lequel les Araignées étaient unanimes.

Et c’était peut-être mieux ainsi. Ezr haussa les épaules.

— Très bien. Il vous appartient de le punir.

L’Araignée s’était considérablement calmée, jusqu’à ses mains nourricières.

— Le punir ? Vous avez mal compris. Cette stupide négociation ne nous a laissé qu’un seul humain en état de marche. Toute punition sera nécessairement accessoire. Nous apprenons beaucoup de la dissection des cadavres humains, mais nous avons désespérément besoin d’un sujet expérimental vivant. Quelles sont vos limites physiques ? Comment les créatures de votre race réagissent-elles à des douleurs et des peurs extrêmes ? Nous voulons effectuer des expériences avec des stimuli qui ne figurent pas dans nos bases de données. Je veux que Ritser Brughel vive longtemps, très longtemps.

Ritser Brughel est tout le contraire d’un échantillon représentatif du type humain. Mais ce ne serait peut-être pas très judicieux de le dire ici et maintenant. Au lieu de quoi Ezr se contenta de hocher la tête. Et il vit pour la première fois comment Ritser pourrait trouver un destin à la mesure de ses crimes. Les cauchemars du Vice-Subrécargue arachnophobe dureraient tout le reste de sa vie.

Soixante-cinq

Ezr Vinh retourna en héros sur L1. Il était possible que nul armateur ni associé n’ait jamais été accueilli avec l’enthousiasme qu’il constata sur l’agglomérat. Il ramenait avec lui les premiers prisonniers libérés, dont Jau Xin. Il amenait aussi les premiers nouveaux associés des Qeng Ho : les premières Araignées qui aient jamais volé dans l’espace.

C’est à peine s’il remarqua cet accueil. Il sourit, il parla, et puis quand il aperçut Rita et Jau ensemble, il ressentit une lointaine satisfaction.

La dernière à sortir de la chaloupe était Floria Peres, l’une des victimes de Ritser qu’il conservait dans sa cache cryostatique secrète, inutilisées jusqu’au dernier moment. Même après deux cents Ksec, la femme avait l’air atrocement désorientée, irrécupérable. Lorsque Ezr l’aida à sortir, le silence se fit dans la foule le long de la coursive centrale. Qiwi s’avança. Elle avait demandé à aider les victimes, mais lorsqu’elle s’immobilisa juste devant Floria, elle ouvrit de grands yeux et ses lèvres tremblèrent. Elles se dévisagèrent un moment. Puis Qiwi offrit sa main à Floria et la foule se referma derrière elles.

Ezr les regarda partir, mais son esprit était ailleurs : Anne Reynolt avait commencé la déFocalisation de Trixia une Ksec après qu’il eut quitté Arachnia. Tout au long des deux cents Ksec qu’avait duré le retour sur l’agglomérat, Pham l’avait régulièrement tenu au courant des progrès de l’opération. Cette fois, plus question de revenir en arrière. Trixia avait dépassé le stade de la préparation. Le virus avait d’abord été mis en phase de quiescence, ensuite Trixia avait été placée en coma artificiel. À partir de là, le mode de libération des neurotoxines avait lentement évolué.

— Anne a déjà fait ça des centaines de fois, Ezr, dit Pham. Elle dit que ça se passe bien. Trixia devrait sortir de clinique quelques Ksec seulement après ton retour ici.

Finis les délais. Trixia allait enfin être libre.


Deux jours plus tard, la nouvelle arriva. Trixia est prête.

Ezr rendit visite à Qiwi avant d’aller à la clinique de déFocalisation. Qiwi travaillait avec son père à la reconstruction du Parc. La plupart des arbres étaient morts, mais Ali Lin pensait pouvoir les ranimer. Même déFocalisé, il avait des idées merveilleuses pour le Parc. À présent, l’homme pouvait aussi aimer sa fille. Trixia sera comme cela, aussi libre qu’avant le cauchemar.

Qiwi parlait aux Araignées lorsque Ezr descendit le chemin qui traversait la forêt dévastée. Des chatons tournoyaient très haut dans le ciel, leur curiosité luttant avec l’arachnophobie.

— Pour le lac, nous voulons faire quelque chose de nouveau, libérer la forme, créer une écologie autonome.

Les Araignées étaient un peu plus grandes que Qiwi. En microgravité, ce n’était plus des créatures aplaties et basses sur pattes. La tension naturelle de leurs membres produisait une version araignée de la position humaine accroupie que favorisait une pesanteur nulle ; leurs bras et pattes fortement étirés sous le corps les rendaient grandes et minces. C’était la plus petite – Rhapsa Lighthill, probablement – qui parlait. Sa voix sifflante était presque musicale comparée à celle de Belga Underville.

— Nous vous observerons, mais je doute que beaucoup d’entre nous veuillent vivre ici. Nous voulons essayer de construire nos temp’s nous-mêmes.

Broute Zinmin traduisait sur le ton de la conversation enjouée. Peut-être était-il le dernier traducteur encore Focalisé.

Qiwi sourit à l’Araignée.

— Oui, je suis drôlement curieuse de voir ce que vous allez finalement faire. Je…

Elle leva les yeux et vit Ezr.

— Qiwi, je peux te parler ?

Elle s’approchait déjà de lui.

— Un instant, Rhapsa, s’il te plaît.

— Bien sûr.

Les Araignées se retirèrent sur la pointe des pieds, tandis que Zinmin continuait d’assaillir Ali Lin de questions.

Ezr et Qiwi se firent face, à trente centimètres seulement l’un de l’autre.

— Qiwi. Ils ont déFocalisé Trixia il y a environ deux mille secondes.

Elle réagit par un sourire radieux. Il y avait encore chez Qiwi une intensité enfantine. Surmontant toutes les épreuves de l’Exil, elle était demeurée un être humain et ouvert. Elle était à présent au centre de leurs négociations avec les Araignées – l’ingénieur dont elles avaient tenu à s’assurer les services en priorité. Ezr constatait maintenant l’étendue de ses talents, de la dynamique à la négociation pointue en passant par les biosciences. Qiwi représentait très bien l’esprit du Qeng Ho.

— Elle… elle va s’en tirer ?

Qiwi ouvrait de grands yeux, les mains serrées sur la poitrine.

— Oui ! Un peu de désorientation, d’après Anne, mais son esprit et sa personnalité sont intacts, et… et je peux venir la voir dans le courant de la journée.

— Oh, Ezr ! Je suis tellement heureuse pour elle.

Les mains de Qiwi se séparèrent et vinrent se poser sur les épaules d’Ezr. Brusquement, son visage fut très proche et ses lèvres frôlèrent sa joue.

— Je voulais te voir avant de lui parler…

— Oui ?

— Je… je voulais simplement te remercier de m’avoir sauvé la vie, de nous avoir tous sauvés.

Je veux te remercier de m’avoir rendu mon âme.

— Si Trixia et moi pouvons faire quelque chose pour toi…

Et elle était de nouveau à une longueur de bras, avec un sourire un peu étrange.

— Ce sera avec plaisir, Ezr. Mais… tu n’as pas besoin de me remercier. Je suis heureuse que ça se termine bien pour vous.

Ezr n’insista pas. Il se tournait déjà vers les cordes de guidage installées par Ali Lin pour son travail de reconstruction.

— C’est plutôt un heureux commencement, Qiwi. Toutes ces années étaient du temps mort, et finalement… Hé ! Je te parlerai une autre fois !

Il lui fit signe de la main puis empoigna les cordes et se hissa de plus en plus vite vers la sortie de la caverne.


Reynolt avait transformé la salle de groupe des Combles en une salle de réveil. Les zombies étaient libérés dans les lieux mêmes où, Focalisés, ils avaient passé Veille après Veille au service des Subrécargues.

Anne l’intercepta dans le couloir, juste devant la salle.

— Avant d’entrer, n’oubliez pas que…

Vinh était déjà en train de la contourner. Il s’arrêta.

— Vous avez dit qu’elle s’en sortait sans problème.

— Oui. L’affect total est normal. La cognition générale est aussi bonne qu’avant ; Trixia a même conservé ses connaissances spécialisées. Nous allons pratiquer près de trois mille opérations de déFocalisation ; dans toute l’histoire de l’Émergence, aucune équipe n’a jamais procédé à autant de manumissions. Nous commençons à être très bons.

Elle fronça les sourcils, mais ce n’était pas le geste d’impatience de l’époque où elle était Focalisée. C’était de la douleur.

— Je… j’aurais bien voulu refaire les premières opérations. Je crois que je ferais mieux maintenant.

Le retard a donc été pleinement justifié. Mais Ezr voyait cette douleur, et il eut honte de sa joie soudaine. Trixia avait profité de toutes les expériences précédentes. Peut-être s’en serait-elle tirée quand même sans cela. Après tout, Reynolt s’en était très bien sortie. Mais qu’importe, le résultat était là. Et, juste derrière Reynolt, au bout de ce couloir d’un bleu rafraîchissant, se trouvait Trixia Bonsol, princesse enfin sortie de son sommeil. Échappant à Reynolt, il se propulsa dans l’azur.

Derrière lui, Anne l’appela :

— Mais, Ezr… Écoutez, Pham veut vous parler quand vous aurez fini.

— D’accord. D’accord.

Mais il n’écoutait plus vraiment. Il était déjà dans la salle de groupe. Elle était partiellement ouverte, et dix ou quinze sièges étaient encore occupés ; assis en cercle, de petits groupes bavardaient. Des têtes se tournèrent dans sa direction, les yeux remplis d’une curiosité qui aurait été impossible avant. La peur se lisait sur certains visages. Beaucoup avaient l’expression triste et absente d’Hunte Wen après sa déFocalisation. Les Émergents du groupe n’avaient plus personne vers qui se tourner. Ils s’éveillaient à la liberté, mais avec une vie de perdue et à des années-lumière de tout ce qu’ils connaissaient.

Ezr sourit pour cacher son embarras en passant devant eux. Ça s’est bien terminé pour Trixia et moi, mais il faudrait aider ces égarés.

Le côté opposé de la salle avait été divisé en cabines individuelles. Ezr voleta devant les portes ouvertes, s’arrêtant devant celles fermées juste le temps de lire le nom des patients sur l’étiquette. Et finalement… TRIXIA BONSOL. Sa folle course était soudain arrivée au but, et il s’aperçut qu’il avait encore sa tenue de travail et que ses cheveux partaient dans tous les sens. Tel un vulgaire zombie, il avait négligé tout ce qui n’était pas au centre de son attention.

Il ramena ses cheveux en arrière du mieux qu’il put… et tapa sur le mince plastique de la cloison privative.

— Entrez.

— Bonjour, Trixia.

Elle flottait dans un hamac guère différent d’un lit ordinaire. L’instrumentation médicale formait comme une brume légère autour de sa tête. Aucune importance. Ezr s’y attendait. Anne avait commencé à instrumenter les patients, utilisant les données pour guider la déFocalisation, et, ensuite, pour guetter l’apparition d’attaques et d’infections.

Difficile dans ces conditions de serrer quelqu’un dans ses bras aussi complètement qu’il l’aurait voulu. Il flotta tout près, examinant le visage de Trixia au point de s’y perdre. Trixia le regarda elle aussi, mais sans l’éviter, sans se plaindre impatiemment qu’il lui bloquait son flux de données, directement dans les yeux. Un mince sourire tremblait sur ses lèvres.

— Ezr.

Puis elle fut dans ses bras, et ses mains l’étreignirent à leur tour. Ses lèvres étaient douces et chaudes. Il la tint un moment contre lui, l’encerclant tendrement au milieu de son hamac. Puis il éloigna sa tête en contournant soigneusement le matériel médical.

— J’ai pensé tant de fois que nous ne nous retrouverions jamais, dit-il. Tu te souviens de toutes les fois où je suis resté assis avec toi dans ta fichue petite cellule ?

Des années de notre vie, littéralement.

— Oui. Tu as souffert bien plus que moi. Pour moi, c’était une sorte de rêve, et le temps était une matière insaisissable. Tout ce qui était en dehors de la Focalisation était flou. J’entendais bien tes paroles, mais elles ne semblaient jamais avoir la moindre importance.

La main de Trixia remonta vers son cou et le caressa doucement – un geste du temps de leur intimité passée.

Ezr sourit. Nous parlons. Vraiment. Finalement.

— Et maintenant, tu es revenue, et tu peux vivre à nouveau. J’ai tellement de projets. J’ai eu des années pour y réfléchir – à ce que nous pourrions peut-être faire si Nau pouvait être anéanti et que tu puisses être sauvée. Après tous ces massacres, la mission se révèle bien plus payante que ce que nous avions imaginé.

Un trésor à la mesure des risques. Mais les risques avaient été pris, les sacrifices avaient été faits, et maintenant…

— Avec notre part des bénéfices nous… nous pouvons tout faire. Nous pourrions fonder notre propre Grande Famille !

Vinh.23.7, Vinh-Bonsol, Bonsol.1, aucune importance ; ce serait la leur.

Trixia souriait toujours, mais les larmes commençaient à lui monter aux yeux. Elle secoua la tête.

— Ezr, je ne veux pas…

— Trixia, s’empressa-t-il d’ajouter, je sais ce que tu vas dire. Si tu ne veux pas de Famille… ça ira aussi.

Sous Tomas Nau, il avait eu amplement le temps de réfléchir à fond, de voir quels sacrifices n’étaient pas vraiment des sacrifices. Il prit une profonde inspiration et dit :

— Trixia, même si tu veux retourner sur Triland… je suis prêt à y aller, à quitter les Qeng Ho.

La Famille n’apprécierait pas ; il n’était plus un jeune héritier. Cette expédition enrichirait fabuleusement la riche Famille Vinh.23, mais… il savait qu’Ezr Vinh n’avait pas fait grand-chose pour.

— Tu peux être ce que tu veux, et nous pourrons encore être ensemble.

Il se pencha plus près, mais, cette fois, elle le repoussa doucement.

— Non, Ezr, ce n’est pas ça. Pour toi comme pour moi, bien des années ont passé. Je… il y a très, très longtemps que nous nous sommes rencontrés.

— Des années pour moi, oui ! dit Ezr d’une voix aiguë. Mais pour toi ? Tu disais que la Focalisation est comme un rêve où le temps n’avait pas d’importance.

— Pas exactement. Pour certaines choses, pour les sujets au centre de ma Focalisation, je me souviens du temps probablement mieux que toi.

— Mais…

Elle leva la main, et il se tut.

— C’était plus facile pour moi que pour toi. J’étais Focalisée, et puis j’avais encore autre chose, bien que je ne m’en sois jamais rendu compte consciemment et que – Dieu merci – cela ait échappé à Brughel comme à Tomas Nau. J’avais un monde vers lequel m’échapper, un univers que je pouvais créer à partir de mes traductions.

— J’ai eu des doutes, dit-il malgré lui. Ça ressemblait par tellement de côtés à du fantastique style Aube de l’Humanité. Alors… c’était de la fiction, et non l’histoire des vraies Araignées ?

— Non. C’était aussi proche du point de vue des Araignées qu’il soit possible d’arriver avec un esprit humain. Et si tu lis soigneusement, tu devineras à divers indices les endroits où ça ne peut être littéralement vrai… Je crois que tu as deviné. Ezr. Arachnia était mon refuge. Pour la traductrice que j’étais, tout ce qui concernait l’existence des Araignées était à l’intérieur de ma Focalisation. Savoir ce que c’était d’être une Araignée libre, voilà ce qui nous consumait tous. Et lorsque ce brave Sherkaner a compris, même au commencement, quand il nous prenait pour des machines, ce fut soudain un monde qui nous acceptait lui aussi.

C’était ce qui avait perdu Nau et les avait tous sauvés, mais…

— Mais, maintenant tu es revenue, Trixia. Le cauchemar est fini. Nous pouvons être ensemble, et mieux que nous l’avions jamais imaginé !

Elle secouait la tête à nouveau.

— Tu ne comprends donc pas, Ezr ? Nous avons changé tous les deux, et j’ai changé encore plus que toi, même si j’étais… même si pendant toutes ces années j’ai été « ensorcelée ». Tu comprends ? Je me souviens bien de ce que tu me disais. Mais, Ezr, ce n’est plus la même chose. Les Araignées et moi, nous avons un avenir…

Il tenta de ne pas céder à la panique, de parler d’une voix égale et avec conviction, mais il n’y réussit qu’à moitié – même lui s’en apercevait. Dieu du Négoce, je ne peux pas la perdre maintenant !

— Je sais. Tu t’identifies encore aux Araignées. Nous sommes pour toi des créatures d’outre-espace.

Elle lui toucha l’épaule.

— Un peu. Aux premiers stades de la déFocalisation, c’était un peu comme si je m’éveillais dans un cauchemar. Je sais à quoi ressemblent les humains pour les Araignées. Ils sont pâles et mous comme des vers. Il y a des parasites et des animaux comestibles comme cela. Mais nous sommes moins répugnants pour elles qu’elles le sont pour nous.

Elle leva les yeux vers lui et son sourire s’élargit momentanément.

— Cette manière que vous avez de tourner la tête pour voir est attendrissante. Vous ne vous en rendez pas compte, mais tout Arachnien avec de la fourrure paternelle sur le dos – et la plupart des femelles aussi – sont fascinés quand ils vous parlent de près.

Comme dans les rêves qu’il avait faits au sol, Trixia se sentait encore à moitié Araignée.

— Écoute, Trixia. Je reviendrai te voir tous les jours. Les choses vont changer. Tu t’en sortiras.

— Oh ! Ezr. Ezr.

Ses larmes flottèrent dans l’air entre eux, mais c’est pour lui qu’elle pleurait, pas pour elle-même ni pour leur couple.

— C’est ça que je veux être, une traductrice, un pont entre vous tous et ma nouvelle Famille.

Un pont. Elle est toujours Focalisée. D’une manière ou d’une autre, Pham et Anne l’avaient bloquée à mi-chemin entre la Focalisation et la liberté. Cette révélation fut comme un coup de poing dans le ventre… suivi d’une nausée et d’une explosion de rage.


Il trouva Anne dans son nouveau bureau.

— Terminez le boulot, Anne ! Trixia est encore sous l’influence du sida mental.

Reynolt semblait encore plus pâle que d’habitude. Il devina soudain qu’elle s’attendait à le voir.

— Vous savez que nous n’avons aucun moyen de détruire le virus, Ezr. Réduire l’intensité, le mettre en sommeil, ça, oui, mais…

Sa voix hésitante faisait complètement oublier l’Anne Reynolt d’avant.

— Vous savez ce que je veux dire, Anne. Elle est toujours Focalisée. Elle a toujours une Fixation sur les Araignées, sur sa mission Focalisée.

Anne ne dit rien. Elle savait.

— DéFocalisez-la jusqu’au bout, Anne.

La bouche de Reynolt se tordit, comme pour étouffer une douleur physique.

— Les structures sont trop profondes. Elle perdrait les connaissances qu’elle a acquises, et, probablement, son talent inné pour les langues. Elle serait comme Hunte Wen.

— Mais elle serait libre ! Elle pourrait apprendre des choses nouvelles, tout comme Hunte.

— Je… je comprends. Jusqu’à hier, je croyais que nous pourrions mener l’opération à son terme. Nous en étions au déclenchement de la dernière restructuration… mais, Ezr, Trixia ne veut pas que nous allions plus loin !

C’en était trop, et brusquement, Ezr se mit à crier :

— Merde alors, qu’est-ce que vous croyez ? Elle est Focalisée !

Il baissa le ton, mais ses paroles avaient l’intensité d’une menace mortelle.

— Je sais. Pham et vous avez encore besoin d’esclaves, surtout des spécimens comme Trixia. Vous n’avez jamais eu l’intention de la libérer.

Les yeux de Reynolt s’agrandirent et son visage s’empourpra. Ça, il ne l’avait encore jamais vu, même si Ritser Brughel prenait toujours cette couleur lorsqu’il entrait dans une crise de colère. La bouche de Reynolt s’ouvrit et se ferma mais aucun son n’en sortit.

Il y eut un choc sourd sur le mur du bureau : quelqu’un arrivait en catastrophe. Un instant plus tard, Pham passa la porte.

— Anne, s’il te plaît, je m’en occupe.

Il parlait d’une voix douce. Au bout d’un moment, Anne reprit sa respiration. Elle hocha la tête, elle semblait tousser. Elle contourna son bureau sans rien dire, mais Ezr remarqua à quel point elle serrait férocement la main de Pham dans la sienne.

Pham ferma tranquillement la porte derrière elle. Lorsqu’il se retourna vers Ezr, il n’y avait aucune douceur dans son expression. Il braqua le pouce vers le siège en face du bureau de Reynolt.

— Attache-toi, mon pote.

Il y avait dans sa voix quelque chose qui coupa net la colère d’Ezr, et il se força à s’asseoir.

Pham s’installa de l’autre côté du bureau. Pendant un moment, il se contenta de dévisager le jeune homme. Bizarre. Pham Nuwen avait toujours eu une présence, mais Ezr eut soudain l’impression qu’avant ce jour il ne l’avait en quelque sorte jamais activée.

— Il y a deux ans, dit finalement Pham, tu m’as parlé sans détour. Tu m’as forcé à constater que j’avais tort et que je devais changer.

— On dirait que je n’ai pas réussi.

Ezr le fixait d’un regard froid. Tu es toujours dans l’esclavage, de toute façon.

— Tu te trompes, mon petit. Tu as réussi. Peu de gens m’ont fait changer de cap. Même Sura n’y est pas arrivée.

Une étrange tristesse sembla l’accabler, et il se tut un moment. Puis il dit :

— Tu as rendu un très mauvais service à Anne, Ezr. Je crois qu’un jour tu voudras t’en excuser auprès d’elle.

— Ça ne risque pas ! Vous aimez tellement tout rationaliser ! La déFocalisation, ça vous revient trop cher, voilà tout.

— Hum. Tu as raison, ça coûte cher. C’est presque devenu une calamité. Sous le système émergent, les zombies supportaient pratiquement toute notre automatisation, et leur travail s’intégrait sans solution de continuité à celui des vraies machines. Pis encore, toute la programmation de l’entretien de l’escadre est l’œuvre de personnes Focalisées ; nous nous retrouvons avec des millions de lignes incohérentes sur les bras. Il faudra un certain temps avant que nos anciens systèmes fonctionnent correctement… Mais tu sais qu’Anne est l’Orc Frenkien, le « monstre » de toutes les frises sculptées dans le diamant ?

— Euh… oui.

— Alors, tu sais qu’elle serait prête à mourir pour rendre leur liberté aux Focalisés. C’était sa seule exigence non négociable lorsqu’elle est sortie de Focalisation. Sa vie n’aurait pas de sens autrement.

Il se tut, se détourna d’Ezr.

— Tu sais ce qui est le plus pervers dans la Focalisation ? Pas que le fait que ce soit un esclavage efficace, même si ça la rend pire – et comment ! – que la plupart des autres infamies. Non, le pire, c’est que les sauveteurs deviennent eux-mêmes des sortes de tueurs, et que les victimes originelles sont mutilées une deuxième fois. Même Anne ne l’avait pas compris tout à fait, et maintenant, ça la déchire.

— Alors, parce qu’ils veulent être esclaves, nous les laissons dans cet état ?

— Non ! Mais les Focalisés sont encore des êtres humains, pas très différents de certains types mentaux rares qui ont toujours existé. S’ils peuvent vivre seuls, s’ils peuvent manifester clairement leurs désirs… bon, à ce stade, on est obligé d’écouter. Jusqu’à hier soir, nous pensions que tout s’annonçait bien pour Trixia Bonsol. Anne avait empêché le virus de passer en phase galopante aléatoire. Trixia ne serait ni une psychotique ni un légume. Elle était purgée de toute loyauté obsessionnelle envers les Émergents. On pouvait lui parler, l’évaluer, la consoler. Mais elle refuse catégoriquement d’abandonner encore plus de structures profondes. Comprendre les Araignées, voilà le centre de sa vie, et elle ne veut pas que ça change.

Ils restèrent un moment sans rien dire. Le plus terrible, c’était que Pham ne mentait peut-être pas. Il n’était peut-être même pas en train de rationaliser. Peut-être parlaient-ils simplement d’une tragédie inévitable, une de plus. Si c’était le cas, la malédiction de Tomas Nau pèserait sur Ezr jusqu’à la fin de ses jours. Seigneur, c’est trop dur. Et bien que le bureau de Reynolt soit brillamment illuminé, il lui rappelait cette heure ténébreuse dans le parc du temp’, juste après l’assassinat de Jimmy. Pham y était lui aussi, et lui avait proposé un réconfort qu’Ezr ne pouvait comprendre. Ezr s’essuya le visage du revers de la main.

— D’accord. Trixia est donc libre. Elle est donc aussi libre de changer dans l’avenir.

— Oui, bien sûr. La nature humaine échappera toujours à l’analyse.

— J’ai attendu Trixia la moitié de ma vie. Je l’attendrai le temps qu’il faudra.

— C’est bien ce que je crains, soupira Pham.

— Hein ?

— Tu es l’un des individus les plus dévoués que je connaisse. Et tu as du talent pour les relations humaines. C’est essentiellement toi qui as assuré la continuité du Qeng Ho malgré la dictature de Nau.

— Non ! Je n’ai jamais pu l’affronter d’égal à égal. Je me suis contenté de grignoter sur les bords, d’essayer de rendre la situation un peu plus vivable. Il a continué de tuer des gens quand même. Je n’avais rien dans le ventre, je n’avais pas de qualités d’administrateur ; j’étais juste un idiot dont Nau pouvait se servir pour faire marcher droit des gens meilleurs que moi.

Pham secouait la tête.

— Tu étais la seule personne en qui j’aie eu confiance pour le complot, Ezr.

Il s’interrompit brusquement, avec un grand sourire.

— Bien sûr, c’était un peu parce que tu étais le seul à être assez intelligent pour deviner qui j’étais. Tu n’as ni plié ni rompu. Tu as même secoué mes chaînes… Tu sais combien d’années je totalise.

Ezr leva les yeux.

— Oui, et alors ?

— J’ai vu pas mal de surdoués, dit Pham avec un sourire en coin. Sura et moi avons fondé bon nombre des Grandes Familles de ce côté de l’espace Qeng Ho. Mais tu es à la hauteur, Ezr Vinh. Je suis fier que nous soyons apparentés.

— Hmm.

Ezr ne croyait pas vraiment que Pham mente sur un sujet pareil, mais ce qu’il disait là était trop… extravagant pour être vrai.

Or l’autre n’en avait pas terminé.

— Mais tes vertus ont un côté négatif. Tu as eu la patience de jouer un rôle pendant des centaines de Msec. Tu t’es accroché à tes objectifs alors que tant d’autres avaient refait leur vie. Maintenant, tu parles d’attendre Trixia le temps qu’il faudra. Et je crois que tu attendrais… éternellement. Ezr, ne t’est-il jamais venu à l’idée qu’on n’a pas besoin du sida mental pour être Focalisé ? Il y a des gens qui peuvent faire une fixation tout seuls. Je suis bien placé pour le savoir ! Leur volonté est tellement forte – ou bien leur esprit est tellement rigide – qu’ils sont capables d’exclure tout ce qui est à l’extérieur de leur fixation principale. Cela, tu en avais besoin tout au long de la dictature de Nau et de Brughel. C’est ce qui t’a sauvé, et qui a contribué à assurer la survie du reste des Qeng Ho. Maintenant, réfléchis et reconnais le problème. N’enterre pas la vie qui te reste.

Ezr ravala sa salive. Il se souvint des théories des Émergents selon lesquelles la société dépendait depuis toujours de gens qui « n’avaient pas de vie ». Mais…

— Trixia Bonsol est un objectif tout ce qu’il y a de plus valable, Pham.

— Je te l’accorde. Mais tu envisages de payer un prix très élevé : attendre toute ta vie quelque chose qui risque de ne jamais se produire.

Il se tut, pencha la tête sur le côté.

— Dommage que tu ne sois pas Focalisé avec le virus des Émergents ; ça serait plus facile à corriger ! Tu es tellement obsédé par Trixia que tu ne vois même plus ce qui se passe autour de toi, ni les gens que tu blesses, ni la personne qui pourrait t’aimer.

— Euh… qui ça ?

— Réfléchis, Ezr ? Qui a réalisé le système stabilisateur de l’agglomérat ? Qui a persuadé Nau de lâcher un peu de lest ? Qui a rendu possibles l’assommoir de Benny et les industries bio de Gonle ? Et ce, en dépit de lavages de cerveau répétés ? Qui a sauvé ta peau au moment crucial ?

— Oh, lâcha-t-il d’une toute petite voix embarrassée. Qiwi… Qiwi est une personne généreuse.

Pham eut l’air vraiment en colère pour la première fois depuis la chute de Nau.

— Réveille-toi, nom de Dieu !

— Je veux dire qu’elle est intelligente, courageuse, et…

— Oui, oui, oui ! En fait, c’est une surdouée dans presque tous les domaines. Des comme elle, je n’en ai vu que deux dans ma vie.

— Je…

— Ezr, je ne pense pas que tu sois idiot, sinon je ne serais pas en train de te parler, et je ne te parlerais certainement pas de Qiwi. Mais réveille-toi ! Ça fait des années que tu aurais dû t’en apercevoir… seulement, tu étais trop obsédé par Trixia et tes propres fantasmes de culpabilité. Et maintenant, Qiwi t’attend, mais sans trop d’espoir, puisqu’elle est tellement honnête qu’elle respecte tes sentiments envers Trixia. Réfléchis à ce qu’elle est devenue depuis que nous nous sommes débarrassés de Nau.

— Elle… elle est partout… je crois que je la vois tous les jours.

Il respira profondément. C’était une vraie déFocalisation : voir ce qu’on voyait avant, mais d’une manière totalement différente. Il était exact qu’il dépendait encore plus de Qiwi que d’Anne ou de Pham. Or Qiwi avait ses propres fardeaux. Il se rappela avec quel regard elle avait accueilli Floria Peres. Il se rappela son sourire lorsqu’elle lui avait dit qu’elle était heureuse de voir que son histoire se terminait bien. C’était bizarre d’avoir honte de quelque chose dont on était totalement inconscient l’instant d’avant.

— Je suis vraiment désolé… je… je n’y avais jamais pensé.

Pham se détendit.

— C’est ce que j’espérais, Ezr. Toi et moi, nous avons un petit problème : nous sommes très bavards quand il s’agit des grands principes et pas tellement quand il s’agit de simple compréhension humaine. Nous avons encore des efforts à faire de ce côté-là. Tout à l’heure, quand je t’ai envoyé des fleurs, ce n’était pas un mensonge. Mais, sincèrement, Qiwi est la merveille.

Un instant, Ezr ne put plus rien dire. Quelqu’un bousculait le mobilier à l’intérieur de son âme. Trixia, le rêve de toute sa vie, était en train de s’effacer…

— Il faut que je réfléchisse.

— Tu réfléchis, mais tu en parles à Qiwi, d’accord ? Vous vous cachez tous les deux derrière des paravents. Vous serez étonnés de voir ce qui peut sortir d’un bon face à face.

Encore une idée qui était comme un nouveau soleil. Tu en parles à Qiwi.

— D’accord… c’est promis.

Soixante-six

Le temps passait, mais Arachnia était loin d’avoir terminé son refroidissement. Les derniers ouragans secs agitaient encore spasmodiquement les latitudes moyennes et se rapprochaient toujours plus de l’équateur de la planète.

L’engin volant n’avait ni ailes, ni réacteurs, ni fusées auxiliaires. Il descendit suivant une trajectoire balistique et se posa en douceur sur la roche nue de l’altiplano.

Deux silhouettes vêtues de combinaisons spatiales en sortirent, l’une grande et mince, l’autre trapue, avec des membres qui s’étiraient dans tous les sens.

Le major Victory Lighthill tapota le sol de la pointe de ses mains.

— Malheureusement pour nous, il n’y a pas de couverture neigeuse, ici. Et donc pas de traces de pas.

Elle désigna d’un geste la pente rocheuse à quelques dizaines de mètres de là. Il y avait de la neige coincée dans les crevasses, momentanément à l’abri du vent. La lumière du soleil lui donnait d’irréels reflets rougeâtres.

— Et là où il y a de la neige, le vent est toujours en train de la soulever. Tu sens le vent ?

Trixia Bonsol se pencha, le visage tourné vers la brise. Elle l’entendait chanter à travers sa cagoule.

— Plus que toi, dit-elle en riant. Je n’ai que deux pattes pour lui résister.

Elles s’approchèrent du flanc d’une colline. Trixia avait baissé au maximum le volume audio de sa liaison réseau. C’était un lieu et un moment qu’elle voulait découvrir au premier degré, sans interruptions. Toutefois, le bourdonnement des communications et les affichages aux coins supérieurs de son champ de vision la maintenaient en contact minimal avec ce qui se passait dans l’espace et à Princeton. Dans le monde réel au-delà de l’affichage de sa cagoule, la lumière était à peine plus puissante que le clair de lune sur Triland, et le seul mouvement était la fuite au ras du sol des poussières de givre balayées par le vent.

— Et c’est notre meilleure approximation de l’endroit où Sherkaner aurait abandonné l’hélicoptère ?

— Ça l’était, mais il n’y a aucun signe de sa présence, ici. Les fichiers de l’enregistrement du vol sont illisibles. Papa contrôlait l’appareil de Rachner par l’intermédiaire du réseau. Peut-être qu’il se dirigeait vers un endroit particulier. Plus vraisemblablement, il avançait au hasard et n’allait nulle part.

Trixia n’entendait pas la vraie voix de Petite-Victory. Ces sons étaient captés puis traités dans la cagoule de Trixia. Le résultat n’était pas du langage humain – et certainement pas des sons araignées – mais Trixia pouvait le comprendre aussi facilement que du NeSe, et cette écoute libérait ses yeux et ses mains pour d’autres tâches.

— Mais…, dit Trixia en agitant le bras vers le terrain bouleversé devant elles. Sherkaner me semblait avoir toute sa raison, même à la fin, quand tout s’abîmait autour de lui.

Elle parlait et écoutait dans la même langue intermédiaire. Le processeur de sa combinaison prenait en charge la modulation des sons pour les rendre audibles à Viki.

— Ça pourrait être une sorte de délire fouisseur, dit Victory. Il venait de perdre maman. Nizhnimor, Jaybert et le centre de contre-écoute venaient d’être pulvérisés sous ses pieds.

Au bas de son champ de vision, Trixia repéra le tressaillement des avant-bras de Viki. L’équivalent du pincement des lèvres lorsqu’un humain est confronté à la douleur. Pendant ses années de Focalisation, elle s’était toujours imaginée en train de parler aux Araignées en tête à tête, au même niveau. En apesanteur, c’était plus ou moins le cas. Mais sur la terre ferme… bon, les corps humains s’étendaient vers le haut, les corps araignées, latéralement. Si elle ne conservait pas une vision vers le bas, des expressions « faciales » lui échappaient, et, pis encore, elle risquait de bousculer ses meilleures amies.

— Merci d’être venue avec moi. Trixia.

Les indices de la langue intermédiaire suggéraient un tremblement dans la voix de Viki.

— Je suis déjà venue ici et à Pleinsud, officiellement, et avec mes frères et sœurs. Nous nous sommes promis de laisser sommeiller cette affaire quelque temps, mais… je ne peux pas… et je ne peux pas l’affronter toute seule moi non plus.

Trixia agita les mains de manière à suggérer la consolation et la compréhension.

— J’ai voulu venir ici dès que je suis sortie de Focalisation. J’ai enfin l’impression d’être une personne, et, en étant avec toi, j’ai l’impression d’avoir une famille.

L’un des bras libres de Viki se tendit pour frotter le coude de Trixia.

— Pour moi, tu as toujours été une personne. Je me souviens quand Gokna est morte, quand la générale nous a parlé de toi. Papa nous a montré les enregistrements, depuis la toute première fois où tu l’avais contacté. À l’époque, il croyait encore que vous autres traducteurs étiez des sortes d’IA. Mais j’avais l’impression, moi, que tu étais une personne, et je pouvais voir que tu aimais beaucoup mon père.

Trixia fit le geste de sourire.

— Ce cher Underhill était tellement sûr de choses impossibles, comme l’IA. La Focalisation était pour moi une sorte de rêve. Ma mission était de vous comprendre parfaitement, vous les Araignées, et les émotions sont venues toutes seules avec. C’était un effet secondaire que Tomas Nau n’avait absolument pas prévu.

La personnalisation des Araignées s’était constituée lentement, s’approfondissant à chaque nouvelle percée dans la connaissance de leur langage. Le débat radiodiffusé avait été le tournant décisif, lorsque Trixia, Zinmin Broute et les autres s’étaient véritablement transformés et, parfaits jusqu’au bout, avaient choisi leur camp. Je suis désolée, Xopi. Nous étions Focalisés et, tout d’un coup, tu as été l’ennemie. Lorsque nous avons brouillé tes codes RMN, nous ne savions vraiment pas que nous t’avions tuée. N’importe lequel d’entre nous aurait pu être le traducteur de Pedure à ta place. Et c’était le jour ou Trixia avait tenté le premier contact radio avec le sol et avait révélé sa présence à Sherkaner Underhill.

La roche lisse se fractionnait aux abords de la pente, semée çà et là de flaques de neige et d’anfractuosités abritées des clartés solaire et stellaire. Victory et Trixia escaladèrent les rochers au pied de la colline et scrutèrent les ombres. Ce n’était pas une recherche sérieuse, plutôt un témoignage de respect. Les reconnaissances aériennes et orbitales étaient terminées depuis de nombreux jours.

— Tu… tu crois que nous le retrouverons un jour, Victory ?

Sherkaner Underhill avait été le centre de l’univers de Trixia Bonsol pendant la majeure partie de ses années Focalisées. Elle avait à peine pris conscience de la présence d’Anne Reynolt ou des centaines de visites du fidèle Ezr, mais Sherkaner Underhill était réel. Elle se rappela le vieux faucheux qui avait besoin d’un guidebogue pour l’empêcher de tourner en rond. Comment pouvait-il avoir disparu ?

Victory ne dit rien pendant un moment. Quelques mètres plus haut, elle fouillait le sol sous un surplomb. Comme tous ceux et celles de sa race, elle avait des aptitudes surhumaines à l’escalade.

— Oui, finalement. Nous savons qu’il n’est pas à la surface. Peut-être que… Je crois que Mobiy a dû avoir de la chance, qu’il a trouvé un trou qui s’enfonçait à plus de quelques mètres sous terre. Mais même ça ne suffirait pas à en faire un profond efficace ; papa serait mort de dessiccation en très peu de temps.

Elle sortit de dessous le rocher.

— C’est drôle. Quand le Plan commençait à tomber à l’eau, j’ai cru que c’était maman que nous avions perdue et papa que nous pourrions sauver. Mais maintenant… tu sais que les humains viennent de faire de nouveaux sonogrammes du sous-sol de Pleinsud ? Les bombes de la Parenté ont détruit le Parlement et les couches supérieures. En dessous, il y a des millions de tonnes de soubassement rocheux fracturé… mais il y a de l’espace libre, tout ce qui reste du super-profond des Terresudiens. Si maman et Hrunk ont réussi à y parvenir vivants…

Trixia fronça les sourcils ; elle avait vu les informations.

— Mais le reportage dit que c’est trop dangereux de creuser, que ça écraserait carrément les espaces vides.

Et lorsque viendrait le Nouveau Soleil, ces millions de tonnes de roche s’effondreraient sûrement sur le profond.

— Ah ! mais nous avons le temps de tirer des plans. Nous allons améliorer la technologie de forage des humains. Peut-être que nous pourrons percer de très loin et forer très profondément, en maintenant l’équilibre avec la cavorite. Un jour ou l’autre avant le prochain Nouveau Soleil, nous saurons ce qu’il y a dans ces super-profonds. Et si maman et Hrunk sont là, nous les sauverons.

Elles contournèrent le monticule par le nord. Même si c’était la colline où Thract avait déposé Sherkaner, elles se trouvaient très loin du site où Rachner aurait pu atterrir. Victory n’en scrutait pas moins tous les recoins obscurs.

Trixia n’arrivait pas à la suivre. Elle se redressa et se détourna du flanc de la colline. Un halo lumineux flottait dans le ciel à l’horizon sud, comme au-dessus d’une grande ville. Et c’était presque cela. Les anciens champs de missiles avaient disparu, mais le monde avait trouvé un meilleur usage pour l’altiplano. L’exploitation de la cavorite. Des compagnies venues des quatre coins du monde éveillé se partageaient le terrain. En orbite, on pouvait voir les mines à ciel ouvert s’étendre sur des milliers de kilomètres de plateau désertique à partir des installations initiales de la Parenté. Un million d’Araignées y travaillaient à présent. Même si elles n’arrivaient jamais à trouver comment synthétiser cette substance magique, la cavorite révolutionnerait les vols spatiaux de voisinage et compenserait partiellement l’absence d’autres corps solides dans ce système solaire.

Victory avait dû s’apercevoir que Trixia avait ralenti son allure. L’Araignée trouva un piton rocheux arrondi à l’abri du vent et s’y percha. Trixia s’assit à côté d’elle, satisfaite d’être au même niveau. Sur les plaines au sud, elles pouvaient voir des centaines de monticules, dont n’importe lequel pouvait marquer le dernier repos de Sherkaner. Mais dans le halo qui nimbait l’horizon, de minuscules points lumineux s’élevèrent lentement – des cargos antigravitationnels amenant leur chargement dans l’espace. Dans toutes les Histoires humaines, l’antigravitation était l’un des Rêves Déçus. Ici, il était réalisé.

Viki ne parla plus pendant un long moment. Un humain qui ne connaissait pas les Araignées aurait pu la croire assoupie. Mais Trixia voyait les mouvements révélateurs des mains nourricières, et elle entendit une plainte non traduite. Viki était souvent ainsi ; souvent, il lui fallait abandonner l’image qu’elle avait projetée à son équipe, à Belga Underville et aux étrangers d’outre-espace. Petite-Victory s’était montrée très compétente, au moins autant que sa mère aurait pu l’être ; Trixia en était persuadée. Elle avait géré le triomphe final de la Contre-Écoute de ses parents. Dans ses propres ATH, Trixia voyait une douzaine d’appels en attente pour le major Victory Lighthill. Une heure ou deux de solitude, c’était tout ce que Victory pouvait se permettre à présent. Brent mis à part, Trixia était probablement la seule personne à connaître les doutes qui rongeaient Victory Lighthill.

MarcheArrêt s’éleva dans le ciel, bousculant les ombres sur toute la surface accidentée du plateau. High Equatoria avait beau être plus chaude qu’elle ne le serait jamais pendant les deux cents ans à venir, le soleil ne soulevait guère qu’une douce brume de sublimation.

— Je suis optimiste, Trixia. La générale et papa étaient si intelligents. Il est impossible qu’ils soient morts tous les deux. Mais eux – et moi – avons dû faire tant de choses pénibles. Des gens qui avaient confiance en nous sont morts.

— C’était une guerre, Victory. Contre Pedure, contre les Émergents.

C’était ce que se disait Trixia maintenant en songeant à Xopi Reung.

— Oui. Et ceux qui ont survécu s’en tirent bien. Même Rachner Thract. Il ne servira plus jamais le Roi. Il se sent trahi. Il a été trahi, en fait. Mais il est là-haut avec Djirlib et Didi, maintenant, occupé à devenir une sorte d’Araignée Qeng Ho.

Et de dresser une main en direction de L1. Elle se tut, puis se mit brusquement à frapper la roche de son perchoir. Trixia pouvait constater que sa vraie voix était courroucée, sur la défensive.

— Et zut ! Ma mère était un bon général ! Jamais je n’aurais pu faire ce qu’elle a fait ; il y a trop de mon père en moi. Et, les premières années, son génie à lui multiplié par son génie à elle ont produit des miracles. Mais il est devenu de plus en plus difficile de camoufler la contre-écoute. La vidéomancie était une couverture géniale, elle nous a permis d’avoir un matériel informatique autonome et un flux de données secret juste sous le nez des humains. Mais s’il y avait eu ne serait-ce qu’une seule fuite, si les humains s’étaient jamais douté de la vérité, ils auraient pu nous tuer tous. Et ça, ça rongeait le cœur de maman.

Ses mains nourricières s’agitèrent dans le vide et Trixia entendit un sifflement étouffé. Victory pleurait.

— J’espère seulement qu’elle en a parlé à Hrunkner. C’était l’ami le plus loyal que nous ayons jamais eu. Il nous aimait tout en pensant que nous étions une perversion. Mais ça, ma mère ne pouvait pas l’accepter. Elle exigeait trop de l’oncle Hrunk, et quand il s’est montré incapable de changer, elle…

Trixia passa le bras autour du dos de Viki. C’était le plus proche équivalent humain d’une étreinte multi-membres.

— Tu sais combien papa tenait à mettre Hrunk au courant de la contre-écoute. Cette fameuse dernière fois à Princeton, papa et moi avons bien cru que nous pourrions y arriver et que ma mère serait d’accord. Mais non. La générale a été… inflexible. À la fin… elle a quand même voulu que Hrunk l’accompagne dans son voyage à Pleinsud. Si elle lui faisait confiance à ce point, elle lui confierait sûrement le secret. Non ? Elle lui dirait que tout n’avait pas été inutile.

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