L’ESCLAVE DE PHARAON


Comme l’année dernière, les buissons en fleurs revêtaient les collines de tapis diaprés. Le printemps était revenu sur les rivages de l’Œniadée. La brillante constellation de la Flèche[33] se couchait plus tôt, le souffle régulier du vent d’Ouest annonçait la reprise de la navigation. Cinq vaisseaux partis en Crète au début du printemps, avaient regagné le port de Calydon, et deux navires crétois étaient venus. Mais toujours pas de Pandion.

Agénor gardait souvent un silence pensif, en proie à une inquiétude qu’il tâchait de dissimuler aux siens.

Le voyageur solitaire s’était perdu en Crète, il avait disparu quelque part dans les montagnes de la vaste île, parmi les peuplades diverses et les multiples cités.

Le sculpteur décida de se rendre au port de Calydon et, si l’occasion se présentait, de s’embarquer à destination de la Crète pour avoir des nouvelles.

Thessa fuyait le monde. Même la compassion muette de ses parents lui pesait.

Elle se tenait, envahie de tristesse, devant la mer impassible et toujours en mouvement. La jeune fille y était parfois accourue dans l’espoir que Pandion reviendrait à l’endroit même où ils s’étaient quittés.

Mais ces jours d’espérance étaient passés depuis longtemps. Elle savait maintenant que là-bas, au-delà du trait qui séparait le ciel de la mer, il était arrivé un malheur. Seules la captivité ou la mort pouvaient empêcher Pandion de la rejoindre.

Thessa interrogeait, suppliante, les vagues venues de loin, peut-être du pays où se trouvait aujourd’hui son bien-aimé. Elle avait alors l’impression que les flots allaient lui donner effectivement un signe qui la renseignerait.

Cependant la mer jetait à ses pieds des vagues d’écume pareilles les unes aux autres, et dont le murmure équivalait au silence. Les nuages passaient dans les hauteurs, sans remarquer en bas la jeune fille, si petite, si faible, si impuissante.

Elle laissa tomber sa tête aux cheveux noirs, comme brisée par le poids de ses pensées.

Comment savoir ce qu’était devenu son ami ? Comment franchirait-elle l’espace qui les séparait, elle, la femme destinée à être la ménagère et la gardienne du foyer de l’homme, sa compagne de route, sa consolatrice en cas d’échecs ? Tandis que celle qui oserait lui désobéir, fût-il son père, son frère ou son mari, n’avait pas d’autre voie que la prostitution en ville ou dans le port. Étant femme, elle ne pouvait donc pas aller à l’étranger, ni même tenter de retrouver Pandion.

Il ne lui restait qu’à errer comme une âme en peine sur le rivage. Rien à faire ? Aucune issue ?

Si même Pandion était mort, elle ne connaîtrait jamais le lieu de son trépas, et personne ne lui transmettrait ses paroles, ses pensées suprêmes.

La jeune fille s’abattit sur le sable, secouée de sanglots, indifférente au coucher du soleil qui faisait ressortir en rose son chiton sur le gris crépusculaire de la grève. Quand l’obscurité l’enveloppa, il lui sembla que le contact frais de la nuit étendait sur elle un voile noir pour la cacher à l’univers hostile. Dans les ténèbres, elle se crut moins loin de son bien-aimé et leva involontairement vers le ciel ses yeux éplorés.

La partie méridionale du firmament s’avançait, tel un promontoire cendré. C’était la pleine lune qui diffusait sa clarté.

Son disque radieux était un miroir d’argent qui recueillait toute la lumière de la terre endormie. Un miroir qui reflétait les aspirations des humains, leurs espoirs tournés vers le ciel avec angoisse, comme ceux de Thessa à cet instant. Elle se figurait que la lune les convertissait en lueur mélancolique, qui calmait par enchantement les âmes tourmentées …

Les charmes d’Hécate apaisèrent la jeune fille, sans toutefois éteindre l’appel passionné qu’elle lançait dans l’espace. Fixant le disque brillant de ses yeux immobiles, elle songeait que Pandion aussi le contemplait peut-être, de l’inconnu obscur. Dans ce cas, l’amour de la jeune fille et son appel l’atteindraient et le réconforteraient, en évoquant l’image de sa Thessa ?

Comme elle restait là sans bouger, levant dans un vain espoir son visage éclairé par la lune, la certitude mystérieuse que Pandion était en vie remplit son âme d’un joyeux frémissement …

Le même miroir lumineux, encore plus brillant peut-être, était suspendu sur l’immense fleuve du pays où l’on ignorait la déesse Hécate, appelant la lune du nom étranger d’« Aâh ».

Le flot bleuâtre de sa clarté inondait la vallée. Cerné d’ombres noires dans les ravins abrupts des berges, il ruisselait sur le fleuve, du sud au nord, dans le sens du courant.

L’obscurité régnait dans le puits carré de la maison de travail, près d’Ouasît, la superbe capitale d’Aiguptos.

La surface rugueuse d’un pan de mur vivement éclairé dégageait une faible réverbération.

Pandion, couché par terre sur une brassée d’herbe rude, dans une des cases étroites, ne dormait pas. Il sortit prudemment la tête par l’ouverture, basse comme l’entrée d’une tanière. Au risque d’attirer l’attention des gardiens, il se mit à genoux pour admirer la lune qui surplombait la sombre muraille. Il souffrait à l’idée que cette même lune brillait en ce moment dans la lointaine Œniadée. Peut-être que Thessa, sa Thessa, était en train de questionner Hécate à son sujet, sans se douter que ses yeux à lui fixaient le disque d’argent du fond de ce trou abject. Pandion rentra sa tête dans l’ombre que l’argile surchauffée imprégnait de son odeur poussiéreuse, et se tourna vers le mur.

Le violent désespoir des premiers jours, les furieux accès de nostalgie étaient passés depuis longtemps.

Pandion avait bien changé. Ses sourcils noirs, au dessin net, étaient constamment froncés, les yeux dorés du descendant d’Hypérion étaient assombris par un feu de colère qui couvait sans cesse au fond des prunelles ; ses lèvres restaient serrées.

Mais le corps robuste était toujours plein d’énergie, l’esprit gardait son acuité. Le jeune homme ne se laissait pas décourager, obsédé par l’idée de l’évasion.

Il se transformait peu à peu en combattant, redoutable non seulement par sa bravoure et sa force, mais aussi par une persévérance extraordinaire, par le désir de sauvegarder son âme dans l’enfer environnant, de conserver en dépit des épreuves ses rêves, ses aspirations et son amour. S’il était impossible à un homme seul, ignorant la langue et le pays, de résister à l’oppression séculaire d’un immense État, cette tâche devenait réalisable maintenant que Pandion avait des camarades. Camarade ? Celui-là seul peut comprendre toute la portée de ce mot, qui a dû affronter au combat singulier une puissance terrible, qui a vécu à l’étranger, loin du sol natal. Camarade ? C’est le secours amical, la compréhension, la protection, la communauté de pensées et de vœux, le bon conseil, le blâme utile, le soutien, la consolation. En sept mois de travail aux environs de la capitale, Pandion s’était initié au langage bizarre d’Aiguptos et avait appris à s’entendre avec ses compagnons de diverses races.

Parmi les cinq cents esclaves parqués au chéné et conduits chaque jour au travail, le jeune homme distinguait de plus en plus d’individualités marquantes.

Graduellement mis en confiance les uns avec les autres, les esclaves avaient fini par se rapprocher de Pandion.

Ils étaient unis par les conditions pénibles de leur vie et le désir commun de se libérer, de porter un coup à la force aveugle et brutale de l’Empire de la Terre noire et de retrouver la patrie perdue. La patrie était pour tous une notion claire, bien que pour les uns elle fût située au-delà des marais mystérieux du Sud, pour d’autres — derrière les sables de l’Est ou de l’Ouest, pour d’autres encore, tels que Pandion, dans le Nord, de l’autre côté de la mer.

Mais une minorité seulement se sentait la force de préparer la lutte. La plupart, épuisés par le labeur et la disette, dépérissaient lentement, sans murmurer. C’étaient surtout des hommes âgés. Rien ne les intéressait. La résolution ne brillait pas dans leurs yeux ternes, ils n’avaient aucune envie d’entretenir des relations secrètes avec leurs camarades. Ils travaillaient, mangeaient lentement et dormaient d’un lourd sommeil, pour se réveiller en sursaut le matin, au cri du surveillant, et marcher de nouveau en colonne, d’un pas indolent.

Pandion avait compris pourquoi on avait fait tant de cases séparées en chéné : c’était pour dissocier les hommes. Après le souper, il était défendu de frayer ensemble ; les gardiens veillaient rigoureusement, du haut des murs, à l’exécution de cet ordre : la flèche ou le bâton châtiaient les fautifs le lendemain. Tous n’avaient pas l’audace de se glisser dans les cases voisines, sous le couvert de la nuit. Peu nombreux étaient ceux qui s’y risquaient.

Une amitié intime lia Pandion à trois hommes.

Le premier était Kidogo, un Noir d’une taille colossale — près de quatre coudées — originaire d’une contrée lointaine de l’Afrique, au sud-ouest d’Aiguptos. Gai, cordial, enthousiaste, il était également un peintre et un sculpteur de talent. Son visage expressif, au nez large et aux lèvres épaisses, révélait une intelligence et une énergie qui avaient tout de suite intéressé le Grec.

Celui-ci connaissait déjà la belle stature des Noirs, mais ce géant avait aussitôt séduit l’œil du sculpteur par l’harmonie de ses proportions. La puissance étonnante des muscles qui semblaient forgés en fer, s’alliait à la légèreté et à la souplesse. Les yeux immenses, sous le grand front bombé, étaient attentifs et d’une vivacité extraordinaire.

Au début, Pandion et Kidogo avaient conversé à l’aide de dessins griffonnés par terre ou sur le mur avec une baguette pointue. Puis ils se comprirent à merveille en usant d’un mélange de la langue d’Aiguptos et du dialecte de Kidogo, facile à retenir.

Dans les ténèbres des nuits sans lune, les deux amis se rendaient mutuellement visite à la dérobée et puisaient des forces nouvelles en discutant à voix basse des projets d’évasion.

Un mois après l’arrivée de Pandion au chéné, on y amena vers le soir plusieurs autres captifs.

Assis et couchés à l’entrée, ils regardaient alentour, portant sur leurs visages hâves l’empreinte du découragement et de la douleur, familière à tout prisonnier. Pandion, qui revenait du travail, s’approcha d’une jarre pour prendre de l’eau, mais soudain il faillit lâcher son écuelle d’argile. Deux des arrivants parlaient entre eux la langue étrusque qu’il connaissait. Les Étrusques, ce peuple ancien, énigmatique et austère, fréquentaient les rivages de l’Œniadée et passaient pour des magiciens initiés aux mystères de la nature.

Palpitant au souvenir du pays natal, le jeune Grec leur adressa la parole et ils le comprirent.

Quand il leur demanda comment ils avaient été pris, les deux nouveaux venus gardèrent un morne silence et ne manifestèrent nulle joie de l’avoir rencontré.

C’étaient des hommes de taille moyenne, très musclés et larges d’épaules. Leurs cheveux foncés, collés par la boue, pendaient autour de la figure en mèches inégales. L’aîné devait avoir une quarantaine d’années, l’autre semblait du même âge que Pandion.

On était frappé tout d’abord par leur ressemblance : joues creuses soulignant la saillie des pommettes, regard sévère des yeux bruns où brillait une ferme volonté.

Vexé par la froideur de leur accueil, Pandion se hâta de regagner sa case. Pendant plusieurs jours, il affecta de ne pas les remarquer, bien qu’il se sentît observé par eux.

Dix jours environ après l’arrivée des Étrusques, Pandion et Kidogo soupaient ensemble de tiges de papyrus. Ils mangèrent vite leur portion et, comme toujours, disposèrent de quelques instants pour causer, tandis que les autres achevaient le repas. Pandion avait pour voisin l’aîné des Étrusques. Subitement, celui-ci lui posa sur l’épaule une main pesante et le regarda au fond des yeux d’un air narquois, lorsqu’il se fut retourné.

— Un mauvais camarade n’obtiendra pas la délivrance, articula l’Étrusque sur un ton de défi, sans crainte d’être entendu des gardiens : les habitants du Kemit ignoraient les langues de leurs captifs, par mépris des étrangers.

Pandion qui ne savait pas ce qu’il voulait dire, secoua son épaule d’un geste impatient, mais les doigts de l’Étrusque s’étaient cramponnés à ses muscles comme des serres d’airain.

— Tu as tort de les mépriser … L’Étrusque fit un signe en direction des autres esclaves, occupés à manger. Ils te valent bien et rêvent, eux aussi, à la liberté …

— Non, ils ne valent pas grand-chose ? interrompit le jeune Grec avec arrogance. Ils sont ici depuis longtemps et je n’ai jamais entendu parler d’évasion ?

L’Étrusque eut un sourire dédaigneux :

— Si les jeunes manquent de sagesse, qu’ils écoutent leurs aînés. Tu es robuste et fort comme un jeune coursier, ton corps garde de la vigueur après une journée de pénibles travaux, l’insuffisance de nourriture ne t’a pas encore fauché. Quant à eux, ils sont à bout de forces, et c’est là ton seul avantage. Mais sache qu’il est impossible de fuir isolément : nous devons connaître le chemin et agir par la force ; or, notre force c’est l’union. Lorsque tu seras le camarade de tout le monde, tes souhaits seront près de se réaliser …

Stupéfait par la perspicacité de cet homme qui avait deviné ses pensées intimes, Pandion ne sut que répondre et baissa la tête en silence.

— Que dit-il, que dit-il ? s’informa Kidogo.

Pandion allait le lui expliquer, mais le surveillant frappa sur la table ; leur repas terminé, les esclaves cédèrent la place au groupe suivant et allèrent se coucher.

La nuit, Kidogo et Pandion s’entretinrent longuement sur les propos de l’Étrusque. Ils furent obligés de reconnaître que ce dernier comprenait mieux qu’eux la situation des esclaves. En effet, pour réussir à s’évader, il fallait que ces gens, marqués à l’omoplate du sceau du Pharaon, connussent exactement les voies menant hors du pays. Bien plus, ils auraient à se frayer un passage à travers une population hostile, qui estimait que le sort des « sauvages » consistait à peiner au profit du peuple élu des dieux.

Les deux amis étaient abattus, mais le sage Étrusque leur en imposait.

Au bout de quelques jours, il y eut au chéné quatre amis dont le prestige alla en grandissant parmi les autres esclaves.

L’aîné des Étrusques, qui portait le nom redoutable de Cavi, dieu de la mort, fut bientôt considéré comme chef par un grand nombre de captifs. Les trois autres : le deuxième Étrusque, du nom de Remdus, Kidogo et Pandion, jeunes, forts et hardis, étaient devenus ses fidèles auxiliaires.

Parmi les cinq cents prisonniers, on trouvait toujours plus de lutteurs prêts à risquer leur vie pour la moindre chance de retourner au pays natal. Lentement, cette masse d’êtres terrorisés, exténués, hébétés reprenait confiance dans sa force et voyait s’affirmer l’espoir de résister ensemble à la puissance organisée du vaste État.

Les jours se succédaient, vides et stériles, jours amers de captivité, pleins d’un labeur pénible, odieux par ce fait déjà qu’il contribuait à la prospérité des maîtres cruels de milliers d’esclaves. Chaque jour, à l’aube, les détachements d’hommes exténués quittaient le chéné sous l’escorte de guerriers, pour exécuter de différents travaux.

Comme les habitants d’Aiguptos ne daignaient pas connaître les langues des captifs, on les employait tout d’abord aux tâches les plus rudimentaires. Par la suite, ayant assimilé la langue du Kemit, ils pouvaient comprendre des ordres plus détaillés et apprenaient des métiers. Les surveillants ne se souciaient point des noms des esclaves et leur donnaient celui du peuple auquel ils appartenaient. Ainsi, Pandion s’appelait Akaouash[34], les Étrusques — Toursha, Kidogo et les autres Noirs — Nehesi, Nègre.

Durant les deux premiers mois de leur séjour au chéné, Pandion et quarante autres esclaves réparaient les canaux d’irrigation des jardins d’Amon[35], refaisaient les digues endommagées par la crue de l’année dernière, ameublissaient la terre autour des arbres fruitiers, pompaient l’eau et arrosaient les parterres de fleurs.

Peu à peu, les surveillants qui avaient constaté la force et l’intelligence des nouveaux venus, formèrent un groupe de bâtisseurs. Les quatre amis et trente autres esclaves — meneurs de la masse d’esclaves du chéné — s’y trouvèrent réunis. Cette mutation interrompit leur contact permanent avec le reste des captifs, car l’équipe de Pandion passa la nuit ailleurs pendant des semaines.

La première tâche du jeune Grec, hors des jardins du Pharaon, fut de démolir un temple et un tombeau anciens sur la rive occidentale du fleuve, à une cinquantaine de stades du chéné. Sous la conduite d’un surveillant et de cinq guerriers, les prisonniers traversèrent l’eau en chaloupe. Puis on les emmena vers le Nord, le long du fleuve, jusqu’à de hautes falaises qui constituaient là une énorme saillie. Le sentier, après avoir traversé des champs, devint une route pavée ; Pandion vit soudain un tableau qui resta gravé à jamais dans sa mémoire. On fit s’arrêter les esclaves sur une large place qui descendait vers le fleuve. Le surveillant partit en donnant l’ordre de l’attendre.

Pandion eut enfin la possibilité d’examiner les lieux à son aise.

Juste en face de lui, s’élevait à pic une paroi cuivrée, de trois cents coudées de haut, tachetée d’ombres bleu-noir. Au pied de ces rocs, un temple déployait sa colonnade blanche sur trois larges terrasses. De la plaine riveraine, montait une voie de pierre grise, bordée d’un double rang de sculptures étranges, monstres à corps de lion et à tête humaine, tranquillement couchés. Un escalier blanc monumental, flanqué de glacis où étaient sculptés des serpents jaunes, conduisait à la seconde terrasse, soutenue par des colonnes trapues, deux fois plus hautes qu’un homme, en calcaire d’une blancheur éblouissante. Une rangée de colonnes pareilles se voyait dans la partie centrale du temple. Chacune d’elles portait l’image d’une figure humaine, à couronne royale, les mains croisées sur la poitrine.

La colonnade de la terrasse moyenne était un portique encadrant une esplanade avec une autre allée de monstres couchés. Trente coudées au-dessus, se trouvait la terrasse supérieure, entourée de colonnes de toutes parts et enfoncée en hémicycle dans une cavité naturelle du rocher.

La terrasse inférieure mesurait près d’un stade et demi de large ; sur les côtés, se dressaient de simples colonnes cylindriques ; au centre, il y avait des piliers carrés, surmontés de fûts à six et seize faces. Les supports centraux, les chapiteaux des colonnes latérales, les corniches des portiques et les figures humaines étaient ornés de motifs rouges et bleus qui rehaussaient la blancheur éclatante de la pierre.

Le temple, vivement éclairé par le soleil, différait nettement des édifices sombres et déprimants que Pandion avait vus naguère. Le jeune homme ne pouvait rien imaginer de plus beau que ces files de colonnes neigeuses, agrémentées d’un décor polychrome. Et sur ces larges terrasses, poussaient des arbres inconnus, aux troncs courts, à la ramure compacte, aux feuilles menues et rapprochées. Ils dégageaient un parfum capiteux ; l’or vert de leur frondaison, le blanc des colonnes et le rouge des falaises offraient un ensemble somptueux.

Kidogo, saisi d’admiration, poussait du coude Pandion, claquait des lèvres, exprimait son enthousiasme par des sons inarticulés.

Aucun des esclaves ne savait que ce temple, construit il y avait près de cinq cents ans par l’architecte Senmout pour Hatshepsout[36], sa reine adorée, s’appelait Zésher-Zeshérou [37] : la Splendeur des Splendeurs. Les arbres singuliers de son territoire provenaient du Poûnt lointain, où la reine Hatshepsout avait envoyé une importante expédition maritime. On adopta par la suite la coutume de ramener des arbres pour le temple à chaque incursion dans le Poûnt et de renouveler ainsi les anciennes plantations, qui semblaient rester intactes depuis les temps reculés.

L’appel du surveillant parvint de loin. Les esclaves s’éloignèrent en hâte du Temple et, contournant le terre-plein par la gauche, se trouvèrent devant un sanctuaire de dimensions modestes, également construit sur une terrasse et présentant l’aspect d’une colonnade serrée, à toiture pyramidale[38].

En amont, il y avait deux autres édifices, de dimensions assez réduites, en pierre grise polie. Le surveillant conduisit les captifs vers le plus proche, où le groupe de Pandion fut incorporé dans un détachement de deux cents esclaves qui avaient déjà commencé la démolition[39]. L’enduit blanc des parois intérieures était peint de belles fresques. Mais les fonctionnaires du bâtiment et les architectes qui dirigeaient les travaux, ne se souciaient que de conserver les blocs de granit poli du revêtement extérieur. Quant aux murs intérieurs, on les démolissait sans pitié.

Pandion, consterné par la destruction de ces œuvres d’art ancien, avait réussi à faire partie d’une équipe qui installait les blocs de pierre sur des traîneaux en bois, pour les tirer au moyen de cordes vers la rive et les charger ensuite sur un chaland massif.

Il ignorait qu’on démolissait depuis longtemps les superbes temples de l’antiquité : les Pharaons n’appréciaient guère les monuments du passé et avaient hâte de perpétuer leur nom dans l’histoire, en construisant des temples et des tombeaux en matériaux tout prêts.

Ni les Hyksôs, ces sauvages nomades qui avaient conquis le Kemit des siècles auparavant, ni les esclaves insurgés qui avaient soumis le pays pour quelque temps, deux siècles avant la naissance de Pandion, n’avaient touché aux édifices magnifiques. Tandis qu’aujourd’hui, sur un ordre secret des Pharaons, on détruisait même les sépultures royales, et le trésor des souverains actuels de l’Aiguptos s’enrichissait de l’or des caveaux ménagés dans les pyramides ensablées de l’Ancien empire[40], des jolies tombes du Moyen empire et des vastes souterrains des premières dynasties du Nouvel empire[41].

Pandion ne participa que trois mois à la démolition du temple. Lui et Kidogo travaillaient avec zèle, afin d’alléger le labeur des camarades. Cela faisait l’affaire des surveillants : le travail au Kemit était organisé de façon à ce que les faibles prennent exemple sur les forts. La vigueur et l’intelligence insignes du Noir et du Grec furent remarquées, et on les envoya en apprentissage dans un atelier de tailleurs de pierres, dirigé par un sculpteur du Pharaon. Tout contact avec les camarades du chéné se trouvait ainsi rompu.

Pandion et Kidogo logèrent dans une longue bâtisse inaccueillante, où habitaient d’autres esclaves, déjà initiés à leur art peu compliqué. Les artisans libres, aborigènes de l’Aiguptos, occupaient des cabanes dans un coin de la vaste cour de l’atelier, encombrée de pierres brutes et de blocailles. Les Égyptiens se tenaient démonstrativement à distance, comme si les relations avec les esclaves pouvaient leur valoir un châtiment.

Le sculpteur royal, chef de l’atelier, qui ne soupçonnait pas que Pandion et Kidogo étaient des artistes professionnels, s’émerveillait de leurs succès. Assoiffés de travail créateur, ils s’étaient mis à l’œuvre avec passion, oubliant pour l’instant qu’ils peinaient au profit du Pharaon abhorré.

Kidogo modelait des figurines d’hippopotames, de crocodiles, d’antilopes et d’autres animaux que le Grec n’avait jamais vus ; d’autres esclaves les reproduisaient en faïence. L’Égyptien constata le goût de Pandion pour la sculpture des formes humaines et entreprit d’enseigner lui-même cet Akaouash doué ; il exigeait de lui un soin particulier dans l’exécution des commandes. Le sculpteur égyptien ne se lassait pas de répéter le précepte des maîtres anciens de la Terre noire : « La moindre négligence compromet la perfection. » Pandion s’appliquait, et parfois sa nostalgie diminuait de violence. Il progressait rapidement dans l’art de travailler les statues et les bas-reliefs en pierre dure, ainsi que dans celui de l’orfèvrerie.

Le jeune Grec accompagna le sculpteur royal au palais du Pharaon. Les dallages des appartements somptueux s’ornaient de panneaux polychromes, encadrés de lignes ondulées ou de volutes multicolores, où des vues du Grand Fleuve, sa faune et sa flore étaient rendues avec une fidélité étonnante. Sous les carreaux de faïence bleue translucide, qui revêtaient les murs, scintillaient d’admirables dessins en or.

Parmi toute cette magnificence, le captif remarquait les odieux courtisans figés dans des attitudes hautaines.

Il examinait leurs robes blanches finement plissées, leurs bijoux massifs, colliers, bagues et pectoraux d’or moulé, les perruques dont les mèches frisées leur tombaient sur les épaules, les chaussures brodées, aux bouts relevés.

Glissant, telle une ombre muette, derrière son maître pressé, il regardait les coupes précieuses, aux parois extrêmement fines, taillées dans du cristal de roche et dans des pierres dures, les vases en verre, les pots de faïence grise à décor bleu pâle, fruits d’un travail habile et patient.

Le jeune homme fut particulièrement impressionné par un temple immense, proche des jardins d’Amon, où il avait commencé sa vie d’esclave entre les grands murs du chéné.

Ce temple consacré à plusieurs divinités s’édifiait depuis plus d’un millénaire. Chaque roi du Kemit y apportait son concours, agrandissant par de nouvelles constructions le territoire déjà vaste de ce sanctuaire dont la longueur mesurait plus de huit cents coudées.

Sur la rive droite du fleuve, dans les limites de la ville d’Ouasît ou simplement Niout — « la Ville » — comme disaient les habitants, s’étendait un superbe jardin aux allées de palmiers régulières. Des ensembles de temples, dressés à chaque extrémité, étaient reliés par des esplanades, bordées d’animaux étranges, à la rive et à un lac sacré qui s’étendait devant le temple de la mystérieuse déesse Moût.

Les monstres en granit, à corps de lion, à tête humaine ou de bélier, trois fois plus hauts qu’un homme, produisaient une impression accablante. Immobiles, énigmatiques, ils se pressaient les uns contre les autres sur leurs piédestaux, dominant les passants des deux côtés de l’esplanade inondée de soleil.

Les aiguilles des obélisques de cinquante coudées de haut, revêtues d’asem, flamboyaient à travers la verdure sombre des palmiers.

Dans la journée, le dallage des allées, recouvert de plaques d’argent, était aveuglant ; et la nuit, à la clarté de la lune et des étoiles, il semblait un fleuve lumineux, surnaturel.

Les gigantesques pylônes qui défendaient l’accès du temple, s’élevaient de cinquante coudées au-dessus de l’esplanade. Leurs faces trapézoïdales étaient ornées d’inscriptions mystérieuses du Kemit et de grands bas-reliefs représentant des dieux et des Pharaons. Une porte formidable, garnie de plaques en bronze à figures d’asem, tournait sur des gonds de bronze moulé, qui avaient le poids de plusieurs taureaux.

À l’intérieur du temple, se pressaient de grosses colonnes de cinquante coudées de haut, avec des chapiteaux volumineux.

Les énormes pierres des murs, des travées et des colonnes étaient polies et appareillées avec une précision extraordinaire.

Des dessins et des bas-reliefs aux couleurs vives bariolaient les parois, les colonnes et les corniches. Les disques solaires, les éperviers, les divinités à têtes d’animaux, disposés sur plusieurs étages, se succédaient lugubrement dans la pénombre du sanctuaire.

Au-dehors, c’était la même splendeur de teintes éclatantes et de métaux précieux, parmi les sculptures et les édifices écrasants, éblouissants, étourdissants.

Pandion voyait partout les souverains divinisés du Kemit, impassibles et altiers, en granit rose ou noir, en grès rouge, en calcaire jaune. C’étaient parfois des colosses de quarante coudées, grossièrement taillés dans le roc, ou des statues lugubres, peintes et fouillées, à peine plus grandes que nature.

Le jeune Grec qui avait passé ses années dans un simple village, parmi les bois et les champs, fut d’abord stupéfait, anéanti par les impressions de ce vaste et riche pays.

Les constructions gigantesques, réalisées par des procédés inconnus et qui semblaient surhumains, les divinités effrayantes dans les temples obscurs, la religion singulière, aux rites compliqués, l’empreinte d’une haute antiquité sur les vestiges recouverts de sable — tout cela le déprimait au début. Pandion s’imagina que les habitants orgueilleux et impénétrables de l’Aiguptos connaissaient les vérités les plus profondes, des sciences spéciales, très puissantes, recelées dans les inscriptions mystérieuses de la Terre noire, absolument inaccessibles aux étrangers.

Tout ce pays, resserré entre les déserts maléfiques, dans l’étroite vallée du grand fleuve issu des lointains inexplorés du Sud, lui semblait un monde à part, isolé du reste de l’Œcumène.

Mais peu à peu, le bon sens du jeune Grec, avide de vérités simples et naturelles, vint à bout de son désarroi.

Il avait maintenant le temps de réfléchir, et dans son âme portée vers le beau, naquit la protestation, d’abord instinctive, contre la vie et l’art de l’Aiguptos.

Dans cette contrée fertile, au climat sans rigueur, au ciel bleu, presque toujours pur, à l’atmosphère limpide et réconfortante, tout devait, semblait-il, contribuer à une existence heureuse et saine. Mais si peu qu’il connût le pays, le jeune Grec ne pouvait pas ne pas voir l’affreuse misère des nemhou, qui constituaient la majorité de la population. La grandeur des temples et des statues, la beauté des jardins n’étaient pas en mesure de cacher les taudis des dizaines de milliers d’artisans qui desservaient les palais et les sanctuaires de la capitale. Quant aux esclaves parqués dans les centaines de chénés, Pandion était bien placé pour connaître leur sort.

Il comprenait de mieux en mieux que l’art égyptien, assujetti aux maîtres du pays, Pharaons et prêtres, était contraire à ses aspirations, à ses recherches des lois esthétiques.

La seule œuvre qui lui inspirât une joie sincère, était le temple de Zésher-Zéshérou, tout ouvert et en harmonie avec le paysage.

Quant aux autres temples et tombeaux, ils étaient clos de hautes murailles, derrière lesquelles les artistes, sur l’ordre des prêtres, s’efforçaient par tous les moyens d’éloigner l’homme de la vie, de l’humilier, de l’écraser, de lui faire sentir sa nullité devant la grandeur des dieux et des Pharaons.

Les dimensions exagérées des édifices, la quantité fantastique de travail et de matériaux dépensés, déprimaient tout de suite le spectateur. La répétition continuelle des mêmes formes donnait l’impression de l’infini. Sphinx, colonnes, murs, pylônes identiques sobrement décorés, rectilignes, immobiles. En bordure des couloirs sombres des temples, des statues géantes, sinistres et mornes.

Les maîtres de l’Aiguptos, qui régissaient les arts, craignaient l’espace : retranchés de la nature, ils encombraient l’intérieur des sanctuaires par le volume des colonnes, des murs, des travées de pierre souvent plus larges que les intervalles. Au fond, les colonnes se resserraient encore, les salles insuffisamment éclairées plongeaient peu à peu dans l’obscurité complète. Une profusion de portes étroites prêtait au temple une mystérieuse inaccessibilité, les ténèbres renforçaient la terreur sacrée.

Pandion déchiffra le caractère de cet effet voulu, résulté de siècles d’expérience architecturale.

Mais s’il avait pu voir les pyramides monstrueuses, dont les formes rigides contrastaient avec les ondulations molles des sables du désert, le jeune sculpteur aurait mieux senti l’opposition hautaine de l’homme à la nature, cette nature hostile et redoutée des souverains du Kemit, comme l’attestait la religion inquiétante des Égyptiens.

Les artistes célébraient les dieux et les Pharaons, en s’efforçant de rendre leur force par des statues colossales, par l’immobilité symétrique de leurs corps massifs.

Sur les murs, les Pharaons étaient représentés par de grandes figures, aux pieds desquelles grouillaient des nains : les autres habitants de la Terre noire. C’est ainsi que les rois d’Aiguptos profitaient de la moindre occasion pour souligner leur grandeur. Ils pensaient accroître leur prestige en rabaissant le peuple.

Pandion était encore mal renseigné sur l’art authentique et original du peuple égyptien, sur les œuvres des simples gens, libres des canons imposés par les courtisans et les prêtres. Le jeune Grec rêvait de créations qui exaltent l’homme au lieu de le déprimer. Il sentait que l’art véritable était la fusion simple et sereine avec la vie. Cet art devait différer de celui de l’Aiguptos, de même que sa patrie aux sites variés et aux saisons distinctes, différait de ce pays dont les rochers suivaient d’une ligne monotone l’unique vallée fluviale, pleine de jardins et limitée par les ondulations sablonneuses du désert. Il y avait des millénaires, les habitants d’Aiguptos avaient cherché dans leur vallée un refuge contre le monde hostile. Aujourd’hui, leurs descendants se détournaient de la vie au fond des temples et des palais.

Selon Pandion, l’art égyptien devait une bonne part de sa grandeur aux aptitudes innées d’esclaves de toutes races, choisis parmi des millions et qui employaient malgré eux leur talent à glorifier le pays de leurs oppresseurs. Délivré à jamais du culte de la puissance de l’Aiguptos, le jeune homme résolut de s’évader au plus vite et de convaincre son ami Kidogo de le suivre …

C’est dans cet état d’esprit que Pandion entreprit avec son chef, Kidogo et dix autres esclaves un long voyage jusqu’aux ruines d’Akhetaton[42]. Le jeune Grec fendait à coup de rames la surface unie du fleuve, réjoui par la course rapide de la barque au fil de l’eau. Il y avait près de trois mille stades à couvrir, environ la distance qui séparait sa patrie de la Crète et qui avait paru naguère infinie. Durant le trajet, Pandion apprit que la Grande Verte, — c’est ainsi que les Égyptiens appelaient la mer, au nord de laquelle l’attendait sa Thessa, — était deux fois plus éloignée d’Akhetaton.

Sa bonne humeur ne tarda pas à disparaître : il venait de se rendre compte comme il était loin à l’intérieur de l’Afrique, le « pays de l’écume », et quelle distance le séparait du littoral où il aurait pu espérer le retour au pays.

Il se penchait sur les rames, la mine sombre, tandis que la barque filait toujours sur le fleuve scintillant, parmi les végétations aquatiques, les champs cultivés, les fourrés de joncs et les roches surchauffées.

À l’arrière, sous une tente bariolée, le sculpteur royal reposait, éventé par un esclave obséquieux. Et le long des rives s’échelonnaient des cabanes : la terre fertile nourrissait une multitude de gens ; des milliers de travailleurs fourmillaient dans les champs, les jardins et les papyrus, pour gagner leur maigre pitance. Des milliers d’hommes se coudoyaient dans les rues poussiéreuses et torrides des villages, près desquels s’élevaient orgueilleusement les temples énormes, fermés à l’éclat du soleil.

Pandion songea soudain que le travail d’esclave n’était pas échu seulement à lui et à ses compagnons d’infortune, que tous les habitants de ces masures vivaient aussi dans les chaînes d’un labeur sans joie et qu’ils étaient également les esclaves des Pharaons et des seigneurs, malgré leur mépris pour lui, vil sauvage marqué comme du bétail …

Dans sa rêverie, Pandion heurta de son aviron celui d’un autre rameur.

— Eh bien, Akaouash, tu dors ? Prends garde ? cria le timonier.

La nuit, on enfermait les captifs dans des prisons situées près des temples ou des gros villages.

Le sculpteur royal, accueilli avec pompe par les fonctionnaires locaux, s’en allait dormir escorté de deux hommes de confiance.

Au cinquième jour de voyage, la barque doubla un promontoire de rochers sombres, usés par le fleuve. Au-delà, s’allongeait une vaste plaine cachée de la rive par un rideau de palmiers et de sycomores. Le bateau s’approcha d’un quai de pierre, avec deux larges escaliers qui descendaient dans l’eau. Sur la berge, une tour cubique dominait un mur crénelé. Un lourd portail était entrouvert sur un jardin agrémenté d’étangs et de pelouses fleuries ; tout au fond, il y avait un édifice blanc, au décor bariolé.

C’était la demeure du grand prêtre de la région.

Le sculpteur royal, salué avec empressement par la garde, pénétra par le portail, laissant les esclaves sous la surveillance de deux guerriers. Il revint peu après en compagnie d’un homme qui tenait un rouleau de papyrus, et conduisit les captifs le long de temples et de maisons, vers un terrain hérissé de murs en ruine, d’une forêt de portiques aux toitures effondrées. Parmi cette ville morte, on rencontrait de petits bâtiments mieux conservés. Des souches espacées indiquaient l’emplacement d’anciens jardins. Le sable avait rempli les bassins, les étangs et les canaux ; il recouvrait d’une couche épaisse le dallage des chemins et s’entassait contre les murs rongés par le temps. On n’apercevait alentour aucun être vivant, un silence de mort régnait dans l’air torride.

Le sculpteur égyptien raconta brièvement à Pandion que ces vestiges avaient été jadis la superbe capitale d’un roi hérétique[43], maudit par les dieux. Un vrai fils de la Terre noire ne devait jamais prononcer son nom.

Le jeune homme ne sut pas ce qu’avait fait ce Pharaon dont le règne remontait à quatre siècles, ni pourquoi il avait bâti là une nouvelle capitale.

Le sculpteur royal défit le rouleau et, à l’aide d’un plan tracé sur le papyrus, les deux Égyptiens retrouvèrent les restes d’un édifice oblong, au portique écroulé. Les parois intérieures étaient revêtues de pierre d’azur veinée d’or.

Pandion et ses compagnons devaient ôter avec précaution les minces plaques polies, solidement fixées au mur. Le travail prit plusieurs jours. Les captifs couchaient sur place, dans les ruines ; on faisait venir pour eux, du village voisin, l’eau et la nourriture.

Leur tâche terminée, Pandion, Kidogo et quatre autres esclaves reçurent l’ordre d’explorer à tout hasard certains édifices, en quête de beaux objets à transporter au palais du Pharaon. Le Noir et le Grec s’en allèrent à deux, pour la première fois sans garde ni surveillance.

Ils grimpèrent sur la tour d’entrée d’un vaste bâtiment, pour s’orienter. À l’Est, le désert s’étendait à perte de vue, dunes basses et amas de gravier.

Pandion se retourna vers les ruines muettes et chuchota en pressant fiévreusement la main de Kidogo :

— Fuyons ? On ne s’en apercevra pas de sitôt, personne n’est là pour nous voir ?

La bonne figure du Noir s’épanouit dans un sourire.

— Tu ne sais donc pas ce que c’est que le désert ? demanda-t-il, étonné. Demain, à cette heure, les guerriers retrouveront nos cadavres desséchés par le soleil. Ils savent ce qu’ils font, va. La seule route praticable de l’Est, celle qui passe près des puits, est gardée. Tandis qu’ici, le désert nous tient mieux que les chaînes …

Le Grec acquiesça, la mine sombre, son élan était passé. Les deux amis redescendirent en silence et s’en furent chacun de son côté, inspectant les brèches des murs ou pénétrant dans l’ombre des galeries.

À l’intérieur d’un palais à un étage, bien conservé, avec des restes de grilles en bois aux fenêtres, Kidogo eut la chance de découvrir une statuette de jeune fille en calcaire jaunâtre. Il appela Pandion pour admirer ensemble cette œuvre d’un artiste anonyme. Le beau visage était typiquement égyptien. Pandion connaissait déjà l’aspect des femmes d’Aiguptos : front bas, yeux en amande, relevés vers les tempes, fortes pommettes et lèvres charnues, marquées de fossettes aux commissures.

Tandis que Kidogo allait porter sa trouvaille au chef d’atelier, Pandion s’enfonça parmi les ruines. Il marchait au hasard, enjambant machinalement les décombres, gravissant les tas de pierres, et atteignit bientôt l’ombre fraîche d’un mur resté debout. À l’arrière-plan, juste devant lui, se voyait la porte close d’un souterrain. Le jeune homme poussa une des plaques de cuivre qui la garnissaient. Les planches pourries cédèrent et Pandion pénétra dans un local faiblement éclairé par une fente au plafond.

C’était un petit caveau ménagé dans l’épaisseur du mur à l’appareil soigné. Une épaisse couche de poussière couvrait deux fauteuils légers en ébène incrusté d’ivoire. Dans un coin, le jeune sculpteur aperçut un coffret délabré. Près du mur opposé, il vit sur un bloc de granit rose une statue de femme en pierre grise, grandeur nature. Seul, le haut de la sculpture était fouillé.

Deux panthères au dos cambré, en pierre noire, semblaient la garder. Pandion essuya délicatement la poussière de la statue et recula émerveillé.

L’artiste avait su rendre la transparence du tissu qui drapait le jeune corps. De la main gauche, la jeune fille serrait un lotus sur sa poitrine. L’abondante chevelure, partagée d’une raie au milieu, encadrait le visage de longues boucles fines et tombait en une lourde masse, plus bas que les épaules. La ravissante créature ne ressemblait pas à une Égyptienne. Elle avait un visage rond, un petit nez droit, un front large et des yeux immenses.

Pandion la regarda de profil et nota avec surprise son expression étrangement malicieuse. Il n’avait jamais rien vu de pareil en sculpture : les artistes d’Aiguptos préféraient l’impassibilité solennelle.

La jeune fille rappelait les femmes de l’Œniadée, ou plutôt les belles habitantes des îles égéennes.

Son visage serein et intelligent, si différent de la sombre beauté des œuvres égyptiennes, était travaillé avec tant de perfection que la douloureuse nostalgie s’empara de nouveau du captif. Les mains crispées, il s’efforçait d’imaginer le modèle du sculpteur, cette jeune fille qui lui paraissait familière et qui était venue en Égypte on ne savait comment, il y avait quatre siècles. Etait-elle captive comme lui ou venue de son plein gré, d’un pays inconnu ?

Un rayon de soleil entré par la fente du plafond éclaira la statue d’une lueur poudreuse. L’expression du visage changea : les yeux semblaient briller et les lèvres frémir, comme si un souffle de vie mystérieuse animait la surface de la pierre.

Voilà comment il fallait sculpter … voilà chez qui on aurait dû apprendre à évoquer la beauté vivante … chez ce maître mort depuis des siècles ?

Pandion posa les doigts avec une douceur respectueuse sur la figure de la statue, palpant les détails infimes, presque imperceptibles, qui rendaient si bien la vie.

Le Grec resta longtemps à contempler la belle jeune fille qui le gratifiait d’un sourire amical et narquois. Il croyait avoir trouvé un nouvel ami, qui réchauffait de son affection la triste monotonie des jours.

Les pensées de Pandion se portèrent vers Thessa. Son image, ternie dans la rudesse de sa vie actuelle, redevenait fascinante …

Les yeux rêveurs du jeune homme erraient sur les fresques du plafond et des murs, entrelacs d’étoiles, de gerbes de lotus, de lys contournés, de têtes de taureaux. Subitement, il tressaillit : le fantôme de Thessa avait disparu, cédant la place, sur la paroi sombre, à l’image de captifs liés dos à dos, qu’on traînait aux pieds du Pharaon. Pandion s’avisa qu’il se faisait tard. Il fallait revenir au plus vite et justifier sa longue absence. Mais un autre regard à la statue lui fit comprendre qu’il n’aurait pas le courage de la livrer au sculpteur, son maître. Cela lui apparaissait comme une trahison, une seconde captivité de la jeune inconnue dans l’Aiguptos inhospitalier. Pandion jeta autour de lui un coup d’œil pressé. Il s’était ressouvenu du coffret dans le coin, s’agenouilla devant lui et en sortit quatre coupes en forme de lotus, revêtues d’émail bleu vif. Cela suffirait. Il contempla une dernière fois la statue, en s’efforçant de retenir tous les détails, et sortit avec un grand soupir, les bras chargés de coupes. Quand il se fut assuré qu’il était bien seul, le jeune sculpteur se hâta de cacher l’entrée derrière de grosses pierres, dont il combla les interstices avec des gravats, pour donner au barrage l’aspect d’un éboulis ancien. Puis il noua soigneusement les coupes dans son pagne, fit un geste d’adieu en direction de la sculpture, restée dans son abri, et s’éloigna en hâte. Les cris des esclaves qui le cherchaient sans doute, le guidaient. Parmi leurs appels, il distinguait la voix sonore de Kidogo.

Le sculpteur royal accueillit Pandion par des menaces, mais la vue de la précieuse trouvaille l’adoucit aussitôt.

Le voyage de retour dura trois jours de plus, car les rameurs devaient lutter contre le courant. Pandion raconta à Kidogo l’histoire de la statue, et le Noir l’approuva, en ajoutant que cette jeune fille était peut-être de la race des Moshaouash, qui vivaient au nord du grand désert occidental.

Le Grec exhortait son ami à fuir, mais l’autre se bornait à secouer la tête.

En sept jours de navigation, le jeune sculpteur ne réussit pas à le persuader, mais lui-même ne pouvait plus demeurer passif ; encore un peu, lui semblait-il, le désespoir le tuerait. Il s’ennuyait des camarades restés au chéné et sur le chantier ; il sentait en eux la force capable de conquérir la liberté … Tandis qu’ici, Pandion étouffait de rage impuissante.

Au surlendemain du retour à l’atelier, le sculpteur du Pharaon conduisit Pandion au palais de l’architecte en chef, où l’on préparait une fête. Le Grec devait modeler des statuettes en argile et faire d’après elles des formes à gâteaux.

Sa besogne achevée, le jeune captif devait rester au palais jusqu’à la fin du banquet, pour aider les autres esclaves à remporter chez lui le sculpteur royal. Il se retira dans les jardins, sans faire attention aux nombreux serviteurs affairés.

La nuit était venue, les étoiles scintillaient dans le ciel sans lune, mais le festin se poursuivait toujours. Les faisceaux de lumière jaune qui jaillissaient des larges baies, arrachaient à l’obscurité des troncs d’arbres, des rideaux de feuillage, des buissons en fleurs, et allumaient des étincelles rouges sur le miroir des bassins. Les convives s’étaient réunis dans la vaste salle du rez-de-chaussée soutenue par des colonnes en cèdre poli. La musique se mit à jouer. Pandion qui depuis longtemps n’avait entendu que des mélopées étrangères, se glissa jusqu’à une fenêtre basse et observa, caché dans des buissons.

Une lourde odeur d’encens émanait de la salle populeuse. Les murs, les colonnes et les encadrements des baies s’ornaient de guirlandes de fleurs, où dominaient les lotus. Des aiguières multicolores, des corbeilles et des vases de fruits étaient placés sur des supports bas, devant les sièges. Échauffés par les vins, les invités oints de pommade odorante se pressaient contre les murs, tandis qu’au milieu, entre les colonnes, des jeunes filles en longues robes évoluaient dans une danse langoureuse. Leurs cheveux noirs, tressés en une multitude de nattes fines, ondulaient sur leurs épaules, de larges bracelets en verroterie emprisonnaient leurs poignets, des ceintures en perles chatoyaient à travers le tissu transparent. Pandion ne pouvait pas ne pas remarquer les formes un peu anguleuses des sveltes Égyptiennes, qui différaient des robustes filles de son pays. De jeunes musiciennes jouaient de divers instruments : deux flûtes, une harpe et deux longs instruments inconnus, à deux cordes, qui émettaient des sons durs et vibrants.

Les danseuses tenaient des feuilles de bronze dont elles tiraient de temps à autre, en les frappant, des accents brefs et sonores. La musique, inusitée pour Pandion, se composait d’une brusque alternance de notes aiguës et graves, tantôt lentes, tantôt précipitées. Enfin, les danseuses fatiguées cédèrent la place aux chanteurs. Le Grec s’efforçait de distinguer les paroles. Il y parvenait, lorsque l’air ralentissait et devenait plus bas.

Le premier chant célébrait un voyage dans le sud du Kemit. « Tu y rencontres une belle fille qui t’offre la fleur de son sein », entendit Pandion.

Un autre air, aux exclamations belliqueuses, glorifiait la vaillance des fils du Kemit, en termes ampoulés qui parurent à Pandion dénués de sens. Agacé, le jeune Grec s’éloigna de la fenêtre.

« Le nom du brave ne périra jamais sur terre », c’était la phrase finale du chant. Des rires fusèrent, l’animation grandit. Pandion revint à son poste d’observation.

Des esclaves avaient poussé au milieu de la salle une femme au teint clair, aux cheveux courts et ondulés. Elle était là, confuse, effarée, parmi les fleurs piétinées sur le dallage. Un des convives sortit de la foule pour lui dire quelques mots secs. Elle prit docilement un luth en ivoire et ses petites mains coururent sur les cordes. La voix pure et grave de la jeune fille résonna dans la salle, les convives se turent. Ce n’était pas une mélodie égyptienne saccadée, avec ses brusques variations, mais quelque chose d’harmonieux et de triste. D’abord lents, comme des gouttes espacées, les sons se confondirent bientôt dans une oscillation rythmée, murmurants, chuchotants comme les flots et s’envolèrent, pénétrés d’une nostalgie si poignante que Pandion en eut le souffle coupé. Dans les accents de cette voix splendide, il croyait entendre la houle du large, le chant de la mer, étrangère et hostile aux gens d’Aiguptos, douce et radieuse pour lui, le Grec captif. Il resta d’abord étourdi par le flux de sentiments jaillis du tréfonds de son âme. La soif de la liberté, si familière à Pandion, vibrait devant lui en notes impérieuses, tragiques, passionnées. Les mains aux oreilles, les dents serrées pour ne pas crier, il se sauva au fond du jardin et s’abattit par terre, secoué de terribles sanglots …

— Akaouash ? À moi, Akaouash ? appela la voix de son maître.

Le festin s’était terminé sans que le jeune homme s’en fût aperçu.

Le sculpteur royal était visiblement ivre. Appuyé au bras de Pandion et soutenu de l’autre côté par un esclave né en captivité, il refusa de se coucher dans sa litière et voulut rentrer à pied.

À mi-chemin, trébuchant sur les aspérités de la route, il se répandit soudain en éloges à l’adresse de Pandion et lui prédit un bel avenir. Le captif, encore sous le charme de la mélodie, l’écoutait à peine. Ils atteignirent ainsi le portique polychrome de la demeure de l’Égyptien. Sa femme parut, escortée de deux porteuses de lampes. Le maître gravit les marches en vacillant et tapota l’épaule de Pandion. Celui-ci redescendit, l’accès du logis étant interdit aux esclaves de l’atelier.

— Un moment, Akaouash ? dit gaiement le sculpteur en tâchant d’arborer un sourire malin. Donne ? Il arracha plutôt qu’il ne prit une lampe des mains de la domestique et lui parla à voix basse. Elle disparut dans l’obscurité.

L’Égyptien poussa Pandion dans la salle de réception. A gauche, entre deux baies, il y avait un beau vase au dessin noir et rouge. Le Grec, qui en avait vu de pareils en Crète, sentit de nouveau son cœur se serrer.

— Sa Majesté, Vie, Santé, Force, prononça solennellement le sculpteur du Pharaon, m’a chargé de faire sept vases à l’instar de celui-ci, qui provient de tes contrées ? Seulement, nous remplacerons ces couleurs barbares par les tons bleus, qui sont en faveur au Kemit … Si tu te distingues dans ce travail, je parlerai de toi à la Grande Maison … À présent … Le maître éleva la voix, tourné vers deux silhouettes qui arrivaient en hâte.

C’était la domestique qui revenait avec une jeune fille enveloppée d’un long manteau bariolé.

— Ici ? ordonna l’Égyptien impatient, et il approcha la lampe du visage de la jeune fille.

De grands yeux noirs à fleur de tête jetèrent à Pandion un regard craintif, des lèvres poupines s’ouvrirent dans un soupir d’angoisse. Le jeune Grec vit des cheveux ondulés, échappés du voile, un nez fin aux narines palpitantes : l’esclave était assurément de race asiatique.

— Tiens, Akaouash ? dit l’Égyptien, en arrachant le manteau de la jeune fille d’un geste gauche mais violent.

Elle poussa un faible cri, et toute nue se cacha le visage dans les mains.

— Prends-la pour femme ? Le sculpteur royal poussa vers Pandion la captive qui se blottit, tremblante, contre sa poitrine.

Il recula un peu et caressa les cheveux emmêlés de l’infortunée, éprouvant à la fois de la pitié et de la tendresse pour cet être charmant et apeuré.

Le maître souriant fit claquer ses doigts d’un air approbateur.

— Elle sera ta femme, Akaouash, et vous aurez de beaux enfants que je laisserai en héritage aux miens …

C’en était trop pour Pandion. Le désarroi qui couvait depuis longtemps dans son âme, attisé par le chant de tout à l’heure, se transforma en colère bouillonnante. Il vit rouge.

S’écartant de la jeune fille, il regarda autour de lui et leva le poing. L’Égyptien, dégrisé, s’enfuit dans les appartements en appelant à l’aide. Le captif n’accorda pas un regard au poltron ; il éclata d’un rire méprisant et donna un coup de pied au vase crétois, dont les tessons s’éparpillèrent sur le dallage avec un tintement sourd.

La maison s’emplit de cris et de piétinements. Quelques instants plus tard, Pandion gisait aux pieds du chef d’atelier qui crachait sur lui en éructant injures et menaces :

— Le scélérat mériterait la mort ? Le vase brisé vaut plus que sa vile existence, mais il est adroit de ses mains … et je ne veux pas perdre un bon travailleur, disait une heure après, à sa femme, l’Égyptien calmé. Je lui fais grâce de la vie et ne l’enverrai pas en prison, car de là il s’en irait mourir dans les mines d’or. Je vais le faire réintégrer au chéné, cela lui servira de leçon, et aux semailles prochaines je le reprendrai …

C’est ainsi que Pandion, roué de coups, mais indompté, eut la grande joie de retrouver au chéné ses amis étrusques : après la démolition du temple, tout le détachement travaillait à l’arrosage des jardins d’Amon.

Le lendemain soir, la porte intérieure du chéné s’ouvrit avec son grincement habituel et Kidogo entra, souriant, acclamé par les autres esclaves. Son dos zébré de coups de fouet était enflé, mais ses dents brillaient dans un sourire et ses yeux pétillaient de gaieté.

— Quand j’ai su qu’on t’avait renvoyé, expliqua-t-il à Pandion stupéfait, je me suis roulé par terre dans l’atelier en hurlant et cassant tout sur mon passage. On m’a battu et me voici, c’est ce qu’il me faut ?

— Ne voulais-tu pas devenir un grand artiste ? railla Pandion.

Le Noir répondit par un geste d’insouciance et, les yeux exorbités, cracha en direction de la glorieuse capitale de l’Aiguptos.

Загрузка...