« J’avais des certitudes,
je les ai perdues ;
Je les retrouverai demain
pour les perdre encore. »
La limousine Mercedes roule au pas, toute noire, souple et silencieuse sous la voûte des arbres immenses. Les graviers crépitent sous les roues, quelques curieux regardent passer la voiture. De temps à autre, le chauffeur relève sa casquette et sort discrètement un mouchoir de sa poche pour essuyer son front moite, d’un geste fatigué. La chaleur devient insupportable, grasse, le ciel va crever d’un instant à l’autre.
Rodolphe Meister fixe la sorte d’étoile à trois branches au bout du long capot de la voiture, comme une mire qui pointe le paysage. Au détour d’une courbe douce surgit le Palais des festivals de Bayreuth. Dans son imagination d’enfant, Rodolphe s’attendait à un château flanqué de hautes tours et peuplé de personnages fantastiques, une sorte de temple consacré à quelques dieux mystérieux. Il tombe sur une immense bâtisse tassée sous le ciel en sueur, des formes aiguës, un chapiteau et des murs rouges.
— C’est ici que tu vas chanter ? demande-t-il en se tournant vers sa mère.
— Oui, mon Prince, répond Christa Meister. Nous sommes arrivés chez le maître.
Le chauffeur fait une large volte devant le Palais et s’arrête à quelques mètres de l’entrée des artistes. Des hommes discutent gravement en fumant. Le plus grand, en bras de chemise, très mince, se détache du groupe et vient à leur rencontre, à grands pas.
— Christa, comme je suis heureux de te voir !
Il prend la main que lui tend la cantatrice et la baise avec cérémonie.
— Moi aussi, Wilhelm, je suis heureuse de te revoir. Je suis venu avec mon petit Prince, Rodolphe.
Le grand monsieur se penche à l’intérieur de la voiture. Il a un regard franc et droit, un sourire mince, des yeux très clairs.
— Sois le bienvenu à Bayreuth, Rodolphe. Et vous aussi, mademoiselle.
— Eva Müller, dit Christa Meister, d’un ton sec. Elle veille sur mon Prince. Je pense qu’elle vous a reconnu, Herr Furtwängler.
Eva tressaille, toute rouge. Elle en oublie de dire bonjour. Le chauffeur redémarre. Rodolphe taquine Eva d’un coup de coude.
— Tu le reverras, ne t’inquiète pas.
— Tu n’es pas drôle !
Christa Meister doit chanter Brunehilde pour les trois journées du Ring de Wagner. Un rôle écrasant. Sur le programme du festival de Bayreuth de cette année 1932, elle pose en soprano plantureuse, joli minois, lèvres finement dessinées en un cœur gourmand. Elle ne sourit pas, l’air décidé et sombre, un casque ailé en forme d’obus sur la tête. Ses longs cheveux clairs flottent sur ses épaules guerrières. Elle est au sommet de la gloire, tout en haut, dans le ciel des divas.
En milieu d’après-midi, Rodolphe et Eva sont conduits jusqu’à la villa Wahnfried. Un goûter est organisé, selon un programme qui paraît bien rigide. Winifred Wagner, la belle-fille du compositeur, les accueille sur le pas de la porte.
— Soyez les bienvenus dans la maison du Maître.
Winifred Wagner est une grande femme. On dirait presque un homme. Elle ne doit pas être allemande, songe Rodolphe, son accent paraît bien étrange, sa voix n’a rien de musical.
— Venez au salon.
Rodolphe aura sept ans dans trois mois. Il n’est pas timide mais tout semble géant dans l’antre du génie. Un lustre à grosses boules de verre pend d’un plafond à caissons qui renferment des armoiries mystérieuses. Des rangées de livres usés tapissent le mur du fond, de part et d’autre d’une porte masquée par de lourds rideaux verts. Il y a des fleurs dessinées partout, des tapis aux papiers peints, on se croirait dans une sorte de forêt mystérieuse. Des rangées de portraits jettent sur les visiteurs des regards distants. Un vrai décor de théâtre, lourd et pompeux.
— Venez, Rodolphe, dit Winifred Wagner en prenant sa main énergiquement. Je vais vous présenter mes enfants.
Dans un coin du salon, des garçons jouent aux échecs, assis sur des fauteuils vieillots couverts de velours.
— Voilà Wieland, l’aîné, dit Winifred avec un sourire mondain. Il a presque quatorze ans.
Wieland se lève et fait une moue blasée de gosse suffisant. Il porte un short de tennis qui lui fait des jambes comme des quilles.
— Voici son frère, Wolfgang, qui a juste deux ans de moins.
À l’écart, sur un sofa à gros capitons, se tiennent deux jeunes filles qui dévisagent Rodolphe. La plus âgée s’appelle Friedelind, la plus jeune Verena.
— Elle a presque votre âge, Rodolphe !
Un piano, un Steinway grand-queue, aux gros pieds sculptés comme des pattes de lion, trône devant les grandes fenêtres ouvertes en arc de cercle sur le jardin. Winifred fixe un instant Rodolphe.
— C’est le piano du maître. On raconte partout que vous êtes un petit prodige. Nous serions très honorés si vous nous jouiez quelque chose.
Rodolphe lève les yeux vers Eva qui semble amusée à cette idée. Elle se penche et lui murmure à l’oreille :
— Joue la sonate « Pathétique », le deuxième mouvement. L’adagio ! Tu le connais parfaitement.
— C’est pour toi que je vais le jouer.
Rodolphe s’installe au piano et observe un instant le clavier dont les touches ont jauni avec le temps. C’est là que Wagner a composé certains des airs que chante Maman, songe le petit garçon. Ses doigts sont moites. On l’observe d’un air amusé. Il étouffe tout à coup. Eva lui lance un clin d’œil. La première note l’emporte, comme chaque fois qu’il joue. Le monde rance qui l’entoure disparaît, par magie. L’adagio terminé, il entend quelques mains qui clapent, un ou deux bravos. Des félicitations qu’il ignore. Il veut être virtuose, ne pas s’en laisser conter par cette femme qui semble porter tout le destin de la musique sur ses épaules épaisses. Il enchaîne avec le Rondo, si périlleux. Eva le regarde, les yeux mouillés. Winifred est subjuguée et ne le cache pas.
— C’est au-delà des compliments que l’on m’a faits sur vous. Bravo, Rodolphe.
Il n’a pas de sourire, tout juste un timide merci. Dans sa petite vie, on lui a déjà trop adressé de bonnes manières, il s’en moque. On ne construit rien sur des flatteries.
Un cadre en argent est posé sur le piano. Une photo colorisée. Des enfants et un monsieur qui leur sourit avec malice. Wieland et Wolfgang sont sur les genoux de cet homme en costume blanc. Rodolphe l’a déjà vu quelque part. Il ne sait plus. Il tend le doigt pour désigner le cliché.
— Qui est ce monsieur ?
Winifred éclate d’un rire sonore.
— C’est l’ami de notre famille. Un ami très cher. Oncle Wolf. Un homme qui dirigera un jour l’Allemagne et lui rendra son honneur et sa grandeur. Un sauveur. Tu as dû en entendre parler. Forcément !
— Je ne me souviens pas. Je suis trop petit pour ces choses-là.
Winifred caresse la joue de Rodolphe et se saisit du cadre pour l’approcher de ses yeux.
— Cette photo a été prise dans le jardin, juste après la mort de mon mari, Siegfried. C’est Adolf Hitler.
— Pourquoi vous l’appelez Oncle Wolf ?
— Ce sont les garçons qui lui donnent ce nom, comme cela, tout simplement. Il est un peu leur père, à présent.
Les enfants Wagner acquiescent d’un sourire convenu. Rodolphe hausse les épaules et interroge Eva du regard.
— J’aimerais voir Maman qui doit être en train de répéter.
Winifred a un sourire pincé et repose le cadre sur le Steinway.
— Wieland va vous conduire jusque dans la salle, dit-elle. Il ne faudra pas faire de bruit.
Le Palais des festivals est à deux pas. Rodolphe marche vite, d’un pas décidé, sans même écouter les remarques que Wieland Wagner se sent obligé de lancer chaque fois qu’il passe devant un recoin historique de ce sanctuaire de la musique. Eva a posé sa main sur son épaule. Elle a toujours ce geste de tendresse quand elle est fière de lui.
La salle est plongée dans l’obscurité. On distingue à peine la colonnade de la galerie qui domine l’amphithéâtre. Eva et Rodolphe s’installent sur les strapontins du deuxième rang, juste derrière le metteur en scène qu’une ampoule éclaire faiblement.
— On dirait un spectre, plaisante Rodolphe à l’oreille d’Eva.
— Chut.
Sur la scène, Christa Meister est allongée sur un rocher de carton-pâte. Dernier acte de la Walkyrie. Wotan se tient au-dessus d’elle, une lance à la main.
— C’est la scène où le cercle de feu entoure Maman, murmure Rodolphe.
Il entend des flûtes invisibles qui filent vers les aigus comme des flammes. Wotan dit :
Que celui qui craint la pointe de ma lance ne traverse jamais ce feu…
Un tonnerre lui succède. La colère du dieu semble bondir de chaque coin de la salle. Puis les flûtes reviennent comme des flammèches crépitant par-dessus les violons qui s’éteignent doucement.
— C’est très bien, dit une voix. Magnifique.
Christa Meister se relève et se dirige vers l’avant-scène. Elle aperçoit son fils dans la salle et lui adresse un sourire.
— Viens nous voir.
Rodolphe se dirige vers le pupitre. Furtwängler apparaît et l’observe, amusé.
— Tu veux voir l’orchestre ? Ici, à Bayreuth, personne ne peut le voir, ni son chef. Monte sur le pupitre.
Furtwängler hisse Rodolphe sur la chaise haute. De là, il domine la fosse qui pénètre loin sous la scène. Les musiciens rangent leurs instruments, échangent quelques mots feutrés dans un bruit de bric-à-brac. En l’apercevant, le premier violoncelle adresse un sourire à Rodolphe qui répond d’un signe de la main.
— Vous n’êtes pas à la bonne page ?
Furtwängler observe Rodolphe qui tapote du doigt l’énorme partition posée sur le pupitre.
— Ce n’est pas là que vous vous êtes arrêté.
Furtwängler se penche vers l’enfant et lui souffle :
— Tu as raison, mon garçon. Mais comment le sais-tu ?
— Je sais très bien lire la musique.
Rodolphe cherche les dernières pages.
— Alors, je dois t’avouer un secret, dit Furtwängler à voix basse. Mais il ne faut pas que tu le répètes. Pas même à Christa Meister. Promis ?
— Juré.
— Je connais la partition par cœur. Toutes les notes, de tous les instruments. Tous les silences… C’est pour cette raison que je ne tourne pas les pages. Ça ne me sert à rien.
Rodolphe écarquille les yeux en visant le gros livre.
— Tout ça, vous le savez par cœur !
Wilhelm appuie la pointe de son index sur sa tempe.
— Tout est là-dedans ! Dans ma tête.
Rodolphe reste bouche bée.
— Est-ce que tu aimerais être chef d’orchestre plus tard, quand tu seras grand ?
— J’hésite, répond le gamin avec aplomb. Peut-être pianiste, car je joue très bien. Ou peut-être compositeur.
— Pourquoi compositeur ?
— Parce qu’il est comme Dieu. Lui seul est la musique.
L’hiver 1932 est une saison de mauvais augure. Le froid semble avoir figé la crasse de Berlin sur les plaques de neige qui persistent aux coins des rues. Un taxi dépose Wilhelm Furtwängler sur Mohrenstrasse, dans le quartier massif des affaires et des maisons de l’État, chic et bien ordonné. Adolf Hitler l’attend à l’hôtel Kaiserhof, de l’autre côté de la Wilhelmplatz, à deux pas.
Le chef d’orchestre marche un instant, histoire de se détendre. Il n’aime pas rencontrer les hommes politiques et encore moins les nationaux-socialistes. Une jeune femme le dévisage et lui donne un sourire radieux, belle dans la blondeur froide du matin.
Au kiosque à journaux, Furtwängler aperçoit sa photo. Le Berliner Tageblatt annonce le concert qu’il doit donner ce soir, au Staatsoper : Un Requiem allemand et Première Symphonie de Brahms. Une pure merveille, souligne l’article. Un chef au sommet de son art. Les autres canards consacrent leurs unes aux élections législatives. Der Stürmer pend à un papillon de métal. Une caricature, pleine page, représente un homme mal rasé, aux yeux lubriques et au gros nez crochu. Un titre en gothique, rouge et noir : « Les Juifs sont notre malheur ».
L’hôtel Kaiserhof est un immense palace qui date du siècle dernier. Grand luxe et limousines secrètes qui patientent à la porte. La direction ne cache pas ses sympathies nationales-socialistes. Les membres du NSDAP y sont régulièrement invités, le patron est un ami. La chancellerie du Reich se trouve en face. Une place à traverser si jamais les nazis sont élus.
Les élections législatives sont dans deux jours. Adolf Hitler veut connaître les sentiments de Furtwängler vis-à-vis de Bayreuth. Car les relations entre le maestro et Winifred Wagner ne sont plus au beau fixe.
Un an plus tôt, Furtwängler a voulu piloter un avion pour se rendre à Bayreuth, première fois qu’il y participe. Winifred Wagner souhaitait faire un coup d’éclat en invitant Arturo Toscanini, l’immense gloire internationale. L’avion du chef allemand subit des avaries, on manque casser du bois et y rester. Furtwängler arrive en retard pour les répétitions de Tristan. Winifred Wagner n’apprécie pas ce qu’elle interprète comme une regrettable légèreté et encore moins Tietjen, l’administrateur du festival, un nazi convaincu.
Cette année-là, on célèbre l’anniversaire de la mort de Cosima Wagner et de son fils Siegfried. Toscanini tient forcément le haut de l’affiche. Il a précédé Furtwängler au festival et il est de très mauvaise humeur, malade paraît-il, déjà que son caractère n’est pas facile. Les deux chefs n’ont pas tardé à se détester cordialement. Furtwängler s’est taillé la part du lion dans la programmation, à lui l’Héroïque de Beethoven, à Toscanini Une Ouverture pour Faust de Wagner, œuvre mineure pour un maestro de sa taille.
Durant les répétitions, Tietjen ne cesse pas de rapporter les réflexions désobligeantes du chef sur Winifred Wagner. Et puis, Toscanini quitte le festival dans une colère monumentale, parce que du public assiste aux répétitions et qu’il ne le supporte pas, à l’inverse de Furtwängler qui adore ça. Sans parler de cette ambiance brune que le chef italien renifle partout et qu’il déteste. Le soir du concert, Furtwängler dirige comme jamais, des femmes s’évanouissent. On pourrait en rester là mais le chef se permet de critiquer, directement dans la presse, les choix artistiques de la belle-fille de Wagner. Une sorte de crime de lèse-majesté qu’elle ne lui pardonne pas. L’arrogance a ses limites. Furtwängler gagne deux cent mille marks par an alors que Strauss ne dépasse pas les quatre-vingt mille. De quoi se plaint-il en permanence ! Winifred ne décolère pas, le chef à qui elle sert du « très cher ami » s’occupe de tout et tire sans cesse la couverture à lui.
Hitler demande :
— Si nous sommes élus, reviendrez-vous à Bayreuth ?
— C’est une question difficile. La balle est dans le camp de la famille Wagner.
Hitler sourit, une drôle de mimique de garçonnet gêné de poser des questions, un peu gauche dans sa manière de faire des compliments. Furtwängler s’attendait à un personnage impressionnant, un type gonflé d’orgueil et de revanche, un ancien de la Grande Guerre, croix de fer, avec un regard droit et froid, comme on en rencontre si souvent. Les actualités montrent sans cesse un tribun dégoulinant de haine et de sueur, de colère et de revanche. Il se trouve face à un garçon coiffeur qui cherche ses manières, un tantinet efféminé.
— Winifred Wagner est une amie personnelle, dit Hitler. Elle est acquise depuis toujours à la mission historique du national-socialisme. À notre plus grande cause ! C’est elle qui m’a fait parvenir du papier quand j’étais en prison et que j’écrivais Mein Kampf !
Adolf Hitler réfléchit et s’assombrit soudain. Engoncé dans un costume noir de grand prix, il a presque l’air élégant. Furtwängler l’observe, amusé et inquiet à la fois. Il connaît les actions de la SA{2} et le programme des nationaux-socialistes. Il en croise partout, de ces vauriens en uniformes quand il déambule dans Berlin ou les autres villes d’Allemagne. On a beau lui dire que ce sont tous des battus de la crise, des laissés-pour-compte, il n’en démord pas : tous des voyous et des ratés à qui l’ont fait miroiter les délices du petit pouvoir ! Cette populace saura cravacher les élites, les bons, les intelligents, si jamais elle prend d’assaut la démocratie. De ses yeux bleus pareils à de l’acier, Hitler épie chaque expression du maestro comme quelqu’un qui s’y connaît en hommes et qui sait jauger avec certitude.
— J’ai beaucoup d’admiration pour votre façon de diriger, vous savez ! Ce flux vital qui semble émaner de votre corps tout entier. Ce magnétisme. Vous dirigez de la façon que Wagner aurait souhaitée. Ce n’est pas comme ce Juif de Bruno Walter, une nullité totale. Sans parler de Knappertsbusch. Il a beau être un pur arien, celui-là, mais je ne connais pas pire torture qu’un opéra sous sa baguette. L’orchestre noie le chant, et il fait de tels mouvements des bras que le regarder devient une véritable punition. Je ne peux imaginer une symphonie de Bruckner sans vous.
Furtwängler ne dit mot, il apprécie les deux chefs. Bruno Walter figure parmi ses amis. Ensemble, ils parlent souvent de Gustav Mahler que Walter a bien connu.
Hitler est un camelot qui ne comprend rien à rien à la musique. Il fronce les sourcils et parle nerveusement, avec un horrible accent autrichien qui trahit ses origines modestes. Son visage dégage une étrange lumière quand il livre quelques sentiments personnels. La conversation dérive sur l’art. Il tient à exposer ses pensées. Le chef d’orchestre l’écoute vaguement.
— Je sais que vous pensez comme moi, Maître. La musique est une source d’émotions et de sentiments qui animent l’esprit. Pour moi, elle n’est que peu qualifiée pour satisfaire la raison. Qu’en dites-vous ?
Hitler fixe Furtwängler quelques secondes. Il transparaît une sorte de passion rageuse quand il s’exprime, quelque chose d’indicible qui force le respect et dicte la crainte.
— J’ai toujours pensé que la musique agit davantage sur les sentiments que sur la raison, dit le maestro pour couper court à la discussion. Mais il ne faut pas négliger la part de celle-ci. C’est pourquoi pour moi l’art n’a rien à voir avec la politique. Il a besoin de liberté, de la même façon que nous avons tous besoin d’oxygène.
Hitler secoue la tête.
— Je ne suis pas d’accord avec vous. Nous avons l’intention de donner à l’art la place qui lui revient de droit dans le cœur des Allemands. L’art, et particulièrement la musique, sera un des instruments de notre politique, pour le peuple.
Hitler laisse son regard planer sur le décor qui l’entoure, un autre âge, des tables vernies, rutilantes et des couleurs pastel.
— La musique imprègne l’atmosphère de son caractère profond, dit-il. C’est ce que je ressens. Et cette musique atteint son apogée comme nulle part ailleurs dans les œuvres de Wagner.
Furtwängler préfère Bach ou Beethoven qu’il place par-dessus tout autre musicien. Rien ne dépasse la Neuvième ou la Missa solemnis.
— L’Allemagne est le pays classique de la musique, poursuit Hitler. Chez nous, la musique est innée. En chacun de nous. C’est du goût que toute la race ressent pour la musique que sortent les grands génies artistiques, de la valeur de Bach, de Beethoven ou de Wagner. Ils constituent l’ultime sommet du génie artistique allemand.
Hitler se lève, fait quelques pas vers la fenêtre, s’arrête et fourre une main dans la poche de son veston.
— Nous serons élus, et nous ferons de la musique le guide de tout un peuple. Croyez-moi. Et j’ai besoin de vous car vous êtes notre plus bel ambassadeur. Le monde entier vous connaît et vous admire. Quel est votre prochain concert ?
— Ce soir même. On donne Un Requiem allemand au Staatsoper.
— Brahms. Magnifique. Je viendrai sans doute.
Hitler jette deux banalités en travers de la discussion. Une secrétaire entre, les bras chargés des journaux du jour. L’entretien est terminé.
Une fois sur Wilhelmplatz, Furtwängler fait quelques pas, l’esprit désordonné. Le monde qui l’entoure, son agitation furieuse d’essaim, ses crieurs de journaux qui déballent sans cesse la noirceur du quotidien, ses hommes aux costumes sombres qui sortent des ministères, l’esprit à la hâte, leurs mines sévères, lui semblent hors du temps. Il lève les yeux vers la façade aux moulures chantournées du Kaiserhof. Il lui semble voir le chef des nazis encore à la fenêtre, qui l’observe et lui fait un signe de la main, comme on dit à demain.
L’Allemagne n’est pas une opérette pour les aventuriers comme toi, songe Furtwängler en appelant un taxi. Nous sommes des Allemands, tout de même. Nous ne nous laisserons pas faire.
Le soir, le musicien note dans son carnet :
Cet homme a une multitude d’idées marginales et fort conventionnelles sur l’art. Sa médiocrité m’aurait effrayé si je n’avais pas été persuadé que jamais il ne parviendrait au pouvoir.
Rodolphe termine ses devoirs avant l’heure. Eva lui fait répéter l’orthographe. Elle a tout juste dix-huit ans, vient de Munich et parle avec un fort accent bavarois, en roulant un peu les « r ». Elle aime rire et s’amuser avec lui, le cajoler aussi, comme une deuxième maman. Pour l’amadouer, il lui joue des mélodies populaires de Bavière.
— À même pas sept ans, tu es déjà un virtuose !
Et un séducteur. Il a promis de l’épouser un jour, quand il sera grand.
— Encore une heure pour te distraire, Petit Homme. Ensuite, nous allons au concert pour entendre le grand Furtwängler, ton ami !
— Tu es jalouse.
— Va t’amuser.
Brahms est à l’affiche du Staatsoper. La Première Symphonie et Un Requiem allemand. C’est tellement beau. Au-delà de l’exprimable.
Rodolphe ne s’amuse pas comme les autres enfants, ignore les soldats de plomb ou les cubes de construction que sa mère lui a offerts, en bois décoré sur les quatre faces d’images naïves. Il préfère s’asseoir au piano, cherche une partition, hésite, tourne des pages en soufflant avec l’air détaché d’un adulte blasé qui a tout lu. Il possède déjà son répertoire, ce qu’il peut jouer sans lire les notes et qu’il garde dans son cœur. Toutes les sonates de Beethoven, des nocturnes de Chopin et des pièces de Liszt. Et Bach, son préféré.
— « Au clair de lune », dit-il à voix basse en posant ses petits doigts sur le clavier. Pour faire plaisir à Eva qui chantonne dans sa chambre en se préparant.
Christa Meister est absente. Elle chante Tristan et Isolde à Munich, puis ce sera Otello à Nuremberg, sa scène favorite. Elle ne sera pas là de toute la semaine.
Rodolphe laisse mourir le dernier accord dans le corps de bois rutilant du Bösendorfer qui occupe la moitié du salon. La mécanique dorée vibre longtemps. Rodolphe écoute les harmoniques subtiles, perdu dans ses émotions, assis sur son tabouret trop haut pour ses petites jambes qui pendent dans le vide. Ses yeux fixent un téléphone blanc posé sur un guéridon laqué. Il imagine sa mère, dans sa loge, en train de se maquiller, ses gestes sûrs, son regard infaillible. Les traits de crayon sont gras, elle insiste sur le fond de teint, farde l’arête du nez et termine par du rouge sur ses lèvres gourmandes. Elle se transforme en Isolde, cette héroïne qui aime à mort et que Rodolphe déteste, ce soir. Comme tous les personnages que Christa peut incarner et qui la séparent de lui. Seule Eva comprend son tourment, cette souffrance cachée. Attendre sa mère, attendre sa voix à travers un combiné que retient un fil. Écouter la douceur de cette voix, rien que pour lui, et pas pour un public dans la pénombre.
Christa n’appellera pas. Jamais un soir de spectacle, ni avant, ni pendant l’entracte. Un jour que Rodolphe se plaignait de ces silences, elle a répliqué qu’une cantatrice doit garder toutes ses émotions en elle pour les donner au public, comme une offrande unique.
— On y va, Petit Homme, lance Eva qui a passé un manteau à carreaux et dont le col en fourrure caresse ses belles joues toutes douces.
Le Staatsoper se trouve à deux pas de la maison. On peut y aller à pied ou en taxi. Rodolphe préfère marcher dans Friedrichstrasse, le centre de son univers. Il aime à regarder partout la vie qui bouillonne, parfois fragile, souvent désemparée et dangereuse. Dans les cours d’immeuble, des familles entières tentent de survivre sous des planches crasseuses. Des pauvres, des fauchés, des mutilés, il y en a partout. Des marlous aussi, qu’il reconnaît à leurs larges casquettes et à leur démarche chaloupée. Le gosse de riche s’est habitué à cette misère qui rogne l’espoir, pareille à des vers dans une blessure mal recousue.
En mettant le pied sur le trottoir, Eva et Rodolphe manquent glisser. C’est un soir de novembre. Un soir d’une semaine neigeuse. Dans le jour finissant, des hommes, en lignes bien ordonnées, raclent la neige, chacun poussant une large pelle de bois. Ils rient grassement et chantent à chaque poussée.
La rue fourmille de passants trottant dans tous les sens, les mains dans les poches, évitant les bagnoles qui se frayent un passage entre les carrioles à chevaux et les tramways. Tout un peuple de fonctionnaires emmitouflé s’en revient des bureaux. Près de la gare, on croise pas mal d’ouvriers des ateliers ferroviaires, en bleus de chauffe et pelisses usées. Leurs grosses chaussures claquent sur le sol luisant de verglas. À leurs manières un peu lourdes et leurs regards battus, certains donnent l’impression de n’avoir été leur vie durant que des bêtes de somme.
Des hommes-sandwichs vont et viennent avec des pancartes, comme des chasubles d’évêque, en gueulant des slogans politiques. Leurs haleines parfumées de schnaps fument jusqu’au-dessus de leurs têtes coiffées de grosse laine.
— Dans trois jours, ce sera les élections, lance Eva.
Deux portraits sont collés sur le tronc d’un immense tilleul. Un vieux maréchal aux yeux de métal et un homme plus jeune, au regard magnétique. L’un a de grandes bacchantes qui frisottent et une trogne carrée, l’autre une moustache carrée et un visage tourmenté.
— Qui est-ce ? demande Rodolphe, en désignant, le doigt tendu, les affiches. On dirait le monsieur de la photo, à Bayreuth.
— Hindenburg et Hitler, tu as raison. Ces affiches datent de l’élection présidentielle.
— C’est Hindenburg qui a gagné ! Je l’ai lu dans le journal de Maman.
— Tu as raison, Petit Homme.
Eva parle à voix basse, en se penchant vers Rodolphe, comme si elle redoutait d’être entendue. Ça devient de plus en plus moche, Berlin, tout le monde s’épie, tout le monde se renifle. Le ciel est sale. Un porteur de chasuble regarde Eva avec insistance, une lueur d’arrogance au fond des yeux. Rodolphe a juste le temps de lire ce qu’il y a d’écrit sur son ventre :
Travail, liberté et pain !
Votez national-socialiste !
Un gars maigrichon souffle de temps à autre dans une trompette à laquelle pendouille un fanion frappé de la croix gammée. Eva marche vite, ses talons clapotent dans les flaques de neige salies de mâchefer. Par deux fois, elle manque s’affaler. Son manteau se balance sur ses belles jambes à moitié cachées par des chaussettes de laine. Elle s’est parfumée, trop, selon Rodolphe qui trouve qu’elle sent le poivre, et cela le fait éternuer. Un parfum qui ne va pas avec l’hiver.
Sur Unter den Linden, des jeunes hommes sont rassemblés autour d’un brasero et distribuent des boissons chaudes. Une affiche dit :
C’est Adolf Hitler
L’homme et le leader du peuple allemand
Rodolphe trouve que ces jeunes ressemblent beaucoup à des militaires parce qu’ils portent des uniformes très bien taillés. Eva lui explique qu’ils sont membres du parti national-socialiste.
— Ils sont un peu comme des soldats. On les appelle les sections d’assaut, les SA. Parfois, ils se battent avec les communistes.
— Ils sont courageux, alors !
— Ah oui, tu peux le dire ! De vrais Allemands, ceux-là.
— Ils ont de beaux uniformes. J’aimerais en avoir un comme ça. Avec le brassard rouge et noir.
— C’est la croix gammée. L’emblème des Aryens.
— Je veux en avoir une.
— Non, non, non. Ta mère n’aime pas trop ça.
Eva prend la main de Rodolphe pour traverser. Un cheval arrive droit sur eux en trottant vigoureusement, l’encolure et les naseaux fumants. Ils courent pour l’éviter et passent sous le pont du chemin de fer. Une grosse locomotive est arrêtée au-dessus et lâche des nuages de vapeur en sifflant.
Sur Unter den Linden, les cafés s’emplissent de monde. Des files de personnages engoncés dans de gros manteaux se forment devant les arrêts des tramways, plus longues que d’ordinaire à cause des grèves. Eva souffle sur ses doigts.
— On va y aller à pied, ce n’est pas loin.
Rodolphe fait une mine désolée.
— Je sais que tu aimes prendre le tramway, Petit Homme, mais aujourd’hui, ce n’est pas possible.
Opernplatz se trouve à deux cents mètres, en direction du sud. Unter den Linden est blême dans la froidure. La neige a été repoussée contre les marches des trottoirs et au bas des murs en des bourrelets grisâtres entre lesquels les passants, pressés par le froid, laissent des empreintes noires.
La place est occupée par les partis politiques qui se tiennent à bonne distance les uns des autres et se jaugent à coups de regards farouches. Devant l’université Humbolt, des étudiants distribuent des tracts. À l’autre bout de l’immense place, la cathédrale catholique Sainte-Edwige est ouverte pour l’office du soir – son gros dôme verdâtre fait comme une boule prête à s’échapper vers le ciel. De temps à autre, Rodolphe s’y rend pour assister à la messe parce qu’il est catholique. À l’entrée d’Opernplatz, le petit parc est tout blanc. Des enfants font la manche en déjouant la surveillance des agents de police.
C’est la première fois que Rodolphe pénètre dans le Staatsoper. Il s’arrête un instant en apercevant les rangées de fauteuils couverts de pourpre, la loge impériale qui ruisselle de dorure. Il aurait aimé que sa mère lui ouvre les portes de ce monde enchanteur.
Eva a pris des billets pour des places au balcon, au premier rang pour que Rodolphe puisse voir. Les musiciens occupent déjà la scène. Certains répètent les passages difficiles des partitions qu’ils vont jouer, d’autres discutent en jetant de temps à autre des coups d’œil vers le public. Eva tient la main de Rodolphe. Il contient son émotion ; son souffle s’accélère quand la lumière s’abaisse.
Furtwängler entre sur scène côté jardin en faisant des pas de géant, sans regarder le public. Son arrivée dans le décor austère déclenche un tonnerre d’applaudissements. Certains se lèvent pour applaudir. Revêtu d’une queue-de-pie noire, il invite l’orchestre à se lever et serre la main de Szymon Goldberg le premier violon, un formidable soliste, qui s’incline timidement. Goldberg, même quand il joue de petits solos, est fantastique. Un artiste rare. Un modèle pour les autres violonistes de l’orchestre.
Furtwängler lève sa longue baguette d’ivoire tout doucement, laisse passer de longues secondes, puis l’abaisse d’un coup vif. Le premier accord, puissant, embrase Rodolphe, au-delà de ce qu’il a jamais entendu. Puis les coups de timbale réguliers comme le rythme d’un cœur de géant. Une extraordinaire énergie se dégage du chef, une sorte de hardiesse qu’il sait communiquer aux spectateurs et à son orchestre. Personne n’aurait pu l’exprimer. La fièvre circule, enfle et déborde, étrange fluide qui fait luire les yeux. Furtwängler dirige la Première Symphonie puis le Requiem allemand.
Rodolphe aime la symphonie, mais, par-dessus tout, le Requiem le bouleverse. La splendeur des chœurs qui se répandent en notes puissantes.
Heureux ceux qui souffrent
Car ils seront consolés
Quelquefois, il a entendu sa mère répéter au piano la partie de la soprano. Une musique aérienne qui fuit dans les aigus, là-haut, tout là-haut où les émotions rencontrent les esprits. Quand il se tourne discrètement vers la chanteuse, Furtwängler paraît transfiguré.
Vous aussi, vous êtes triste maintenant
Mais je vous reverrai
Et votre cœur se réjouira,
Et nul ne vous ravira votre joie.
Un triomphe. L’air vibre, de longues minutes. Les hommes du philharmonique ont l’air presque gêné de tant de gloire. Furtwängler revient plusieurs fois s’incliner, avec ce beau sourire qui indique la franchise de cœur.
En sortant, un vent glacial souffle depuis la rivière Sprée. Eva relève le col de son manteau. Le froid tombe en grésil. La place scintille dans la lumière des réverbères. Devant l’université Humboldt, la troupe des étudiants a grossi. Un feu est allumé. Eva attire Rodolphe contre elle.
— Un jour, je serai chef d’orchestre, lance-t-il tandis qu’ils s’engagent sur Unter den Linden.
— Comme Furtwängler ?
— Je serai encore meilleur que lui.
— Tu es sûr ? Il est une gloire nationale, tu sais. Toutes les femmes le trouvent beau.
— Il est efflanqué et tout chauve. Quand il dirige, on dirait une marionnette.
— Une marionnette animée par une main invisible et puissante, la musique.
Sur les images noir et blanc des actualités cinématographiques, Furwängler est grand et sec, mal peigné. Un peu fou. Pas du tout l’air austère comme la plupart des autres chefs. Karl Böhm et Otto Klemperer ressemblent à des instituteurs farouches, pas Furtwängler. Peut-être parce qu’il tord légèrement la bouche selon ses émotions et qu’il s’agite sur ses longues jambes quand il conduit le Berliner.
— Tu es trop jeune pour comprendre, ajoute Eva. Les femmes ne regardent pas que la beauté. Elles aiment le génie et la gentillesse.
— Il n’a pas l’air gentil !
— Il l’est. C’est parce que tu es jaloux que tu dis ça.
Elle le pince sur le ventre. Il chavire. C’est la première fois qu’il ressent cette chaleur intense dans tout le corps.
— Je n’aime pas Furtwängler.
— Ingrat ! Il a été gentil avec toi quand nous étions à Bayreuth, l’été dernier.
— Je m’en moque.
— Eh bien, moi, je l’adore autant que notre Führer bien-aimé.
Rodolphe se renfrogne. Pour le consoler, Eva le serre dans ses bras et claque une bise sur sa joue.
— Toi aussi, je t’aime, Petit Homme. Un jour, tu seras un grand chef d’orchestre et tu m’épouseras.
Le soir venu, Rodolphe se blottit dans le creux de son lit, tout secoué. Il gigote, rencogné dans ses pensées et ses émotions, jusque tard dans la nuit, plaçant Furtwängler en rival définitif. Un homme à pourfendre, en chevalier, à la loyale. Mais tellement perché dans les étoiles, tout là-haut, que pour l’atteindre il faut une grande échelle de rêves.
La veille des élections, Rodolphe fête son anniversaire. Sept ans. Christa est revenue de Nuremberg, spécialement pour cette occasion.
— Nous avons deux jours de relâche. Pas question de rater l’anniversaire de mon Prince.
Elle a découpé dans la presse des articles qui relatent son succès. Pourrait-elle passer une seule journée de sa vie sans parler d’elle ? se demande parfois Rodolphe. Un critique la hisse au rang des dix meilleures cantatrices de la décennie. Rodolphe s’en moque. Le succès de sa mère, c’est son malheur de petit garçon.
Eva n’est pas là, ce soir. Christa a fait livrer un gros gâteau à étages, une forêt-noire épaisse de crème, comme Rodolphe en raffole. Elle a planté dessus sept belles bougies torsadées et fait dessiner un cœur en sucre rose au centre.
— C’est la meilleure forêt-noire qu’on puisse trouver dans tout Berlin.
— Merci, Maman.
Christa dépose un baiser sur le front de son fils.
— Eva me dit que tu as fait de grands progrès en mathématique mais aussi en musique. Je suis très fière de toi.
Elle se lève, comme si elle était au théâtre. Rodolphe la regarde disparaître dans sa chambre, mystérieuse. Elle farfouille dans le tiroir de sa grande armoire et ressort avec un paquet emballé dans du papier doré.
— Tiens, mon fils chéri. Joyeux anniversaire.
Rodolphe fronce les sourcils en soupesant la boîte qui lui semble bien lourde. Il défait le nœud de ruban rouge.
— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-il en levant les yeux.
— De la pâte à modeler, comme tu voulais. La meilleure pâte qui existe, conseillée par un ami peintre et sculpteur. Ouvre.
Tout ce que Christa offre à son fils est toujours ce qu’il y a de mieux, superlatif. On dirait qu’elle veut gommer les erreurs d’amour, les silences et les froides absences.
Rodolphe ouvre la boîte. Des barres de pâte sont alignées entre du papier de soie qui chuinte quand il le déplie délicatement. Il y en a des rouges, des bleues, des noires. Rodolphe est heureux, il cherche à partager son bonheur dans les yeux grandioses de sa mère. Elle sourit avec une sorte de tristesse. L’enfant saisit un bloc de pâte noire et le pétrit nerveusement entre ses doigts longs et fins.
— Fais attention, tu vas trop le déformer !
Rodolphe serre très fort la matière molle, jusqu’à ce qu’elle déborde de ses doigts crispés. Une larme coule sur sa joue. Christa le presse contre elle en lui caressant les cheveux. Ses seins ont une odeur de poudre à fard et de fruits gourmands.
— Ne pleure pas, mon Prince.
— Je veux aller dans ma chambre.
— Oui, il est tard. File. Demain, on ira sur les manèges, après la porte de Brandebourg. Les grandes balançoires et les tourniquets qui tournent dans le ciel.
Rodolphe s’enferme et pose son cadeau sur le gros coussin à fleurs de son lit. Des gouttes de pluie tapotent sur les vitres floues des fenêtres de la chambre. Le vent s’engouffre dans la Friedrichstrasse. À côté de son lit, s’empilent de beaux livres d’images, des récits de chevaliers, la légende sombre des Nibelungen. Il aime par-dessus tout l’histoire de Hansel et Gretel, abandonnés par leurs parents. Lors des promenades dans le bois de Tiergarten, passé la grande porte de Brandebourg, il ramasse des petits cailloux, le long des chemins qui s’enfoncent sous les chênes et les ormes immenses, et les fourre dans les poches de son pantalon. Alors, il jure que, toujours, il retrouvera son chemin. Qu’on ne peut pas l’abandonner. Qu’au bout de ses petits cailloux, il y a son père, cet homme qui ne vient jamais aux anniversaires.
La vieille cabane, près du petit lac, est celle de la sorcière, à n’en pas douter. Parfois, quand le brouillard pèse sur la forêt, on la croirait couverte de sucre glace, comme les pâtisseries du dimanche. Il lui semble voir un père qui cherche son enfant prisonnier du charme de la méchante femme.
Rodolphe ouvre la fenêtre de sa chambre. Une grande rumeur s’élève dans Berlin. On se bat, à coup sûr. Les types crient tellement fort que le petit garçon ne comprend rien à ce qu’ils vocifèrent. Ce doit être des histoires d’élections. On se tape du côté du Panopticon, le musée de la cire. Rodolphe y a vu des centaines de sculptures de grands personnages grandeur nature, tous les Hohenzollern, la famille impériale, au grand complet et en habits d’apparat.
Il referme la fenêtre et s’assoit sur le bord de son lit. Le bloc de pâte qu’il a déformé ressemble à un étrange monstre, long et difforme. Ses doigts ont formé de grosses écailles. Il en fait une boule, qu’il allonge comme une tête humaine. Pourquoi ne pas faire une tête d’homme ? Pas facile. C’est pour cela qu’il a commandé de la pâte à modeler. Fabriquer, dans le secret de ses jeux, ce dont la vie le prive. Il s’y reprend plusieurs fois, n’arrivant pas à faire une forme bien ronde pour enfin la sculpter. Il pourrait attendre que sa mère ou Eva viennent à son secours, mais il s’y refuse.
— C’est moi seul qui dois sculpter.
Au bout d’une heure, un visage se forme, long et avec des joues creuses, les yeux en accents circonflexes. Le nez n’est pas encore fait. C’est le plus difficile car il le veut long et fin. Pourquoi ? Il ne le sait pas. Dans son esprit, cet inconnu possède pareil appendice. Pas un pif à la Pinocchio qui s’allonge au fur et à mesure qu’il ment. Non, un nez d’homme franc et tumultueux. C’est comme ça qu’il le voit.
Sa mère entre à pas feutrés et s’installe à côté de lui. Il ne la regarde pas, contrarié de la voir s’introduire dans ses secrets.
— Et les cheveux, comment vas-tu les faire ?
Sa voix est douce et grave, tragique, comme quand elle chante les Kindertotenlieder de Malher.
— Je crois qu’il ne doit pas beaucoup en avoir, des cheveux, marmonne Rodolphe. Il est vieux.
Une déflagration sourde fait trembler les vitres de la chambre. On dirait une bombe qui aurait explosé du côté du Reichstag. Une sirène de police monte de la rue, suivie d’une déflagration.
— Ces cochons de nationaux-socialistes ont encore provoqué des bagarres, grogne Christa. On va sûrement relever des morts, demain.
Elle pose sa main sur l’épaule de Rodolphe. Il frissonne.
— Comment vas-tu l’appeler, ta première petite sculpture ?
Il cherche ses mots, la mine boudeuse. Trouver un prénom, n’importe lequel, juste pour plaire à sa mère. Rien ne lui vient à l’esprit.
— Je ne sais pas. Je ne sais même pas si je vais la garder.
— Il ne faut pas la détruire. C’est ta première œuvre d’art.
— Mon art, c’est la musique. Et rien d’autre.
Rodolphe a parlé avec une telle fermeté que sa mère a retiré sa main.
— Tu seras un grand musicien. J’en suis sûre. Le plus grand de tous, et mon rêve de te voir sur la scène du Staatsoper, dans un beau costume, se réalisera.
— Le même que celui de Furtwängler ?
— Oui.
— Mais ça ne lui va pas !
— C’est vrai, il est un peu trop maigre.
Elle dépose un dernier baiser sur sa joue toute rouge et sort de la chambre. Les clameurs n’ont pas cessé dans la rue. En se glissant sous la couette lourde, Rodolphe tente d’imaginer les affrontements qui déchirent la nuit de Berlin. Il ne voit que des visages hideux, des nains cruels, comme dans les contes des Nibelungen.
— Père, dit-il tout à coup à voix haute, comme s’il sortait d’un songe. Pas besoin de prénom. Je l’appelle Père, et personne ne le saura jamais.
Il pose le petit buste à côté de lui et ferme les paupières.
Le 25 janvier 1933, Wilhelm Furtwängler a quarante-sept ans. Pour son anniversaire, dans sa maison de Potsdam, ses amis jouent la Kindersinfonie de Leopold Mozart et une version revisitée pour quatuor à cordes de l’ouverture du Vaisseau fantôme. Ça ressemble à un mauvais orchestre qui s’échine sur des leitmotive poussifs, comme il y en a dans chaque station thermale pour égayer les malades du foie ou des reins. Furtwängler est aux anges. Il n’a jamais autant ri. La soirée s’étire, personne ne parle de politique. Pour une fois.
Depuis plus d’un an, son mariage part à la dérive. La belle Zitla, épousée en 1929, a pour ainsi dire quitté le domicile conjugal. Elle a des amants, son mari le sait et il s’en accommode. Quand l’amour s’enfuit à toutes jambes, pourquoi le retenir. Ils ne s’aiment plus, c’est aussi simple que ça.
Le 27 février 1933, on joue le Concerto pour violon n° 2 de Mendelssohn dans la salle de la Philharmonie. Furtwängler marche lentement, les mains dans les poches, observe le monde qui l’entoure, s’imprègne de sa musique folle de klaxons, de cloches, de talons de femmes qui claquent au sol et du pas cadencé des chevaux.
Malgré le froid, les rues sont bondées. Dans les angles morts des immeubles, la neige dure et noircie fond lentement en dessinant des filets luisants sur le goudron. La tension est si lourde qu’on s’attend à l’explosion finale. Des bandes de SA défilent entre les vélos et les voitures qui les évitent. Impossible de savoir où ils vont trimballer leur arrogance, ni d’où ils viennent.
Le pays est envahi par des uniformes, des bruns, des fauves, des oriflammes noir et rouge pendent aux fenêtres, avec cette croix ridicule au centre de chacun. Le nombre d’uniformes augmente chaque jour, depuis les élections. Pareil pour les drapeaux.
Furtwängler fend la foule qui s’est agglutinée autour d’un crieur de journaux. Des policiers patrouillent, raides et sévères dans leurs uniformes verts. Les gros aigles de fer sur le front de leurs képis jettent des éclats dans le soleil rasant de la fin de journée. Des SA marchent à leur côté, un chien en laisse, la gueule bavant dans une muselière.
Les troncs des tilleuls sont couverts d’affiches électorales. On vote à nouveau, en mars. Pour l’instant, Hitler est chancelier du Reich. Cette vieille baderne de von Hindenburg l’a appelé. Il ne le restera pas longtemps, chancelier, Wilhelm Furtwängler en est sûr, comme tout le monde autour de lui. Le vieux maréchal a mis le petit caporal à la tête d’un gouvernement fantoche pour s’en servir et le manipuler telle une marionnette.
Il y a quelques nationaux-socialistes au Berliner, ils se tiennent calmes. Le chef d’orchestre a le sentiment d’être observé. Un violoniste juif lui a dit qu’il quitterait l’Allemagne si les nazis restaient au gouvernement. Un autre musicien, un tromboniste, affirme que le Zentrum, le parti catholique du centre, a décidé de laisser Hitler au pouvoir jusqu’aux nouvelles législatives qui doivent avoir lieu en mars.
— Les nazis vont perdre deux tiers de leurs voix. Ce sera le chef de notre parti qui sera élu. Il n’y a aucun doute !
Mendelssohn, Goebbels affirme que c’est de la musique de Juif, une pâle imitation des grands génies allemands. Il a promis de le retirer bientôt du répertoire car le peuple allemand s’est réveillé. Bannir le grand Mendelssohn, comme Hindemith ou Schönberg, dégénérés eux aussi. Tous des amis proches de Wilhelm Furtwängler. Il n’y a que de la bonne ou de la mauvaise musique, a déclaré le maestro à un journaliste. Pas de races, en matière d’art. Il n’a pas osé dire que la politique, c’est pour les idiots.
Arrivé dans les coulisses du grand théâtre, il lance, de sa voix grave, son traditionnel :
— Bonsoir, messieurs !
Une voix trop aiguë, revancharde, s’échappe d’entre les musiciens qui ajustent leurs vestes de costume :
— On ne dit plus bonsoir, mais Heil Hitler !
— Messieurs, réplique Furtwängler, en cherchant des yeux l’importun, je ne crois pas qu’on doive dire cette chose ici aussi.
Szymon Goldberg a baissé la tête, le chef le regarde furtivement. Les yeux du soliste fixent son archet. Tout le poids de la soirée repose sur ses épaules. Le Concerto pour violon de Mendelssohn, c’est de la virtuosité à l’état brut mais aucune grande difficulté pour un artiste aussi fantastique que Szymon Goldberg, aucun piège technique. Ce soir, on lit sur son visage une sorte d’immense frousse. Le Heil Hitler l’a cinglé. Le trac monte, il risque de le clouer au sol. Pour la première fois, depuis bien longtemps, il a l’impression que quelque chose le menace, un péril encore invisible, qu’il doit à nouveau faire ses preuves.
— Messieurs, lance le régisseur. Nous commençons.
Furtwängler entre le premier et, une fois au milieu de la scène, d’un signe du bras, invite Goldberg. Les applaudissements redoublent. Le soliste regarde la salle et s’incline, la poitrine serrée.
Les premières mesures ne lui posent pas de problèmes, elles viennent tout de suite, pas de longues phrases d’orchestre comme chez Beethoven ou Brahms. Il entre immédiatement dans cette œuvre immense que tout le public connaît. Le tempo de Furtwängler lui va à merveille, pas trop rapide pour trouver l’élégance des premières mesures. Une sorte de colère le porte. Son jeu s’affûte. Il ne grignote pas la moindre croche. Quand vient le deuxième mouvement, Furtwängler marque une courte pause, quelques secondes. Szymon Goldberg regarde une dernière fois Furtwängler et ferme les yeux. Les mesures du début sont très faciles, mais elles demandent tout le cœur. C’est là qu’on juge les très grands violonistes. Et, ce soir-là, Goldberg est digne de ses prestigieux anciens.
Quand Furtwängler sort du Staatsoper, à la nuit, la tension de la fin de journée s’est libérée, furieuse. Un immense incendie s’élève dans le ciel. La porte de Brandebourg, au bout de l’avenue, rougeoie. Les branches griffues des tilleuls jettent des ombres de monstres de cinéma. Le Reichstag est en flammes.
Une odeur de fumée, âcre et lourde, se répand dans les rues. Dans Friedrichstrasse, les passants crient. Rodolphe ouvre la fenêtre. Des sirènes de pompiers hurlent dans la rue. Eva s’est levée.
— On dirait que cela vient de la porte de Brandebourg, dit-elle.
— C’est un incendie ?
— Oui, Petit Homme.
— Je veux le voir.
Eva refuse, Rodolphe insiste.
— Bon, d’accord ! Mais tu ne diras rien à ta mère.
Dans la rue, les gens courent en direction d’Unter den Linden.
— Le Reichstag est en flammes ! hurle un vieux qui se tient sur deux béquilles.
Eva tient fermement la main de Rodolphe. La nuit de février est froide, par endroits le sol verglacé luit, blafard. Passé la porte de Brandebourg, la chaleur devient suffocante. D’immenses flammes percent la coupole du Reichstag à travers les poutrelles d’acier qui s’effondrent les unes après les autres.
— Ce sont les communistes qui ont mis le feu ! crie une femme dont le visage s’illumine à la lumière de l’incendie. Les communistes et les Juifs.
Eva s’arrête, les larmes aux yeux. Son regard cherche l’inscription qui disparaît dans la fumée : Dem deutschen Volke. Une statue qui orne la base du toit s’effondre en répandant des étincelles dans le ciel noir. Le feu s’échappe par les fenêtres et remonte furieusement le long de la façade. On dirait des dizaines d’yeux maléfiques qui brillent dans les ténèbres.
— C’est quoi, les communistes ? demande Rodolphe.
— Ce sont les ennemis du Reich allemand, Petit Homme. Nos pires ennemis.
Une cloche sourde sonne. Une voiture des pompiers fend la foule. Une partie du toit vient de s’écrouler dans un gigantesque bruit de ferraille qui résonne derrière la façade calcinée.
— Rentrons, ordonne Eva. Je ne veux pas voir ça plus longtemps.
Cette nuit-là, Rodolphe met du temps à s’endormir. Le ciel vacille derrière les rideaux de la grande fenêtre de sa chambre. Il serre Père contre lui, sans même lui parler, et ne s’endort qu’une fois l’aube levée, avec la certitude du jour.
En fin de matinée, les murs se couvrent d’affichettes qui accusent les communistes d’avoir incendié le siège du Parlement. Le crieur de journaux, qui se tient toujours devant l’arrêt du tramway, annonce, en brandissant son canard au-dessus de sa tête, que le coupable a été arrêté.
Rodolphe demande à Eva de l’emmener voir les restes du Reichstag. Un cordon interdit l’accès au bâtiment. Une haleine de cendres emplit les rues alentour. Il se répand un étrange lamento, lointain, qui monte de la ville. Un vieil homme s’approche de Rodolphe.
— Ces incendiaires veulent mettre le feu à tout Berlin.
Effrayé, Rodolphe s’accroche au bras d’Eva.
— Avez-vous entendu le docteur Goebbels à la radio, ce matin ?
— Non, répond Eva.
— Ils tiennent déjà le coupable. C’est un communiste hollandais qui a fait le coup. On a trouvé dans sa poche la carte du parti.
Une autre femme dit :
— Je suis concierge. Cette nuit, des policiers m’ont fait ouvrir tous les appartements. Ils ont fouillé tout l’immeuble et ils ont tiré de leurs lits tous les communistes. Je n’aurais pas imaginé qu’il y en avait autant, de cette vermine, autour de moi.
— Les cocos, je ne les aime pas, dit un autre type qui fume une pipe de terre cuite. Mais je ne crois pas que ce soit eux. Vous les imaginez mettre le feu et rentrer tranquillement dormir dans leurs foyers ?
Rodolphe presse la main d’Eva qui n’a pas dit un mot de toute la conversation.
— Je voudrais aller à Tiergarten.
— Pas aujourd’hui.
Une fourgonnette de la police passe à toute vitesse en direction du parc.
— Ce n’est pas un bon jour pour se promener, Petit Homme. On va rentrer, tu me joueras un peu de piano.
Rodolphe va pour faire un caprice mais Eva l’arrête d’une moue contrariée. Elle lui a appris qu’il était maintenant trop grand pour se laisser aller à ce genre de comportement. Il a tout juste huit ans.
Le dimanche 5 mars 1933, quelques jours seulement après l’incendie du Reichstag, se tiennent les élections. Rodolphe et Eva écoutent à la radio les premiers résultats du dépouillement. Le parti de Hitler remporte presque la moitié des voix.
Suivent des discours-fleuves, des musiques grandiloquentes que Rodolphe n’aime pas. Ça bat de la grosse caisse, du tambour, sur des airs de fifres et de gros trombones. Et puis le Horst-Wessel-Lied. On le chante de plus en plus souvent depuis que Hitler est chancelier. Rodolphe le trouve entraînant.
En milieu d’après-midi, il se penche à la fenêtre. Dans les rues, des colonnes de SA vont d’immeuble en immeuble et frappent aux portes. Les concierges ouvrent. Une colonne s’engouffre et ressort quelques instants plus tard avec un homme ou deux en civil, parfois avec des femmes, menottes aux poignets.
— Ils vont venir ici, se dit Rodolphe. Ils vont tout fouiller et trouver des ennemis. Peut-être le voisin du troisième qui ne parle jamais à personne. Peut-être que c’est un communiste ?
Quatre SA s’arrêtent devant la porte d’entrée de son immeuble. Le concierge sort dans la rue, ils discutent un moment. L’un des SA lève la tête et aperçoit Rodolphe. Un instant, ils s’observent l’un l’autre. Puis les quatre miliciens se remettent en route sans avoir pénétré dans le hall d’entrée. Rodolphe referme la fenêtre.
Furtwängler se réveille de mauvaise humeur. Comme une complainte, le vent s’est levé avec l’arrivée du jour et charrie une odeur de décombres calcinés depuis le centre de Berlin, un parfum acide et noir.
Le maestro enfile sa robe de chambre, les cheveux en bataille, passe quelques coups de fil. Le premier est pour le régisseur du Philharmonique. Une tournée s’annonce, l’organisation n’est pas le fort du chef d’orchestre. Sa secrétaire, Berta Geissmar, s’en occupe. Mais pour combien de temps ? songe soudain Furtwängler. Si les nationaux-socialistes parviennent à renverser la démocratie, Berta sera licenciée, elle est juive et doit partir, comme ils disent dans leurs torchons de propagande.
Le téléphone sonne, encore et encore. Des musiciens, juifs pour la plupart, inquiets pour l’avenir. Bruno Walter a décidé de quitter l’Allemagne selon les résultats des élections. Il sera suivi par d’autres, le maestro en est sûr. Szimon Goldberg, le super-soliste, a prévenu, lui aussi.
— J’ai entamé des démarches pour quitter l’Allemagne.
— Où irez-vous ?
— En France, en Angleterre ou aux États-Unis. Je ne sais pas encore. On m’a déjà proposé du travail.
Comment est-ce possible ? Les meilleurs vont partir. Furtwängler rumine depuis l’arrivée des « cochons », comme il les appelle, dans les coulisses de l’État. Goebbels, le faux arien au regard noir, les cheveux comme une aile de corbeau et qui boitille. Il fait des bonnes manières à Furtwängler. Comme Göring qui a voulu le rencontrer. Ce héros de la Grande Guerre se pose en passionné de musique. C’est un type qui a fait des ravages dans l’aviation ennemie. Il est obèse et porte des uniformes comme d’autres des costumes extravagants. Un traîneur de sabre, en fait, qui n’entend pas grand-chose à l’art. Et leur chef, l’homme rencontré quelques jours auparavant, au Kaiserhof, si sûr de sa victoire. Lui non plus n’a pas grand-chose à dire, mais c’est peut-être là son secret. La populace n’a pas besoin de plus que des slogans simplistes.
Furtwängler a qualifié le national-socialisme de « grosse cochonnerie » et Hitler d’« ennemi public ». Otto Klemperer lui a conseillé d’envisager un départ.
— Tu risques de payer cher ton courage.
Le chef d’orchestre a été touché par ces mots.
— Pars, Wilhelm. Ne te crois pas intouchable.
— Partir ? Jamais. Ma vie est ici. Si nous abandonnons l’Allemagne, ils auront les mains libres. Nous représentons toujours quelque chose d’important pour notre public. Il faut résister à cette vague de bêtise qui contamine notre peuple. Ça passera.
— Puisses-tu être entendu, Wilhelm…
Un dernier appel. Christa Meister.
— Que se passe-t-il, à Berlin ?
— Le Reichstag a été incendié. Je n’en sais pas plus.
— C’est ce que vient de me dire mon fils. Nous habitons à deux pas, comme tu le sais. Il paraît que c’est un coup des communistes ?
— C’est ce que vient de dire Goebbels à la radio. Je ne sais rien de plus. Les SA sont partout.
— J’ai peur, Wilhelm.
— Il ne faut pas, rien n’est joué. Les élections approchent et le parti nazi est en perte de vitesse.
Christa raccroche. Elle connaît Furtwängler depuis les années vingt. Un infatigable naïf doué d’un optimisme à toute épreuve.
Le chef d’orchestre fait quelques pas dans son appartement désert. Il songe à son Allemagne qui s’effiloche davantage chaque jour. Il est né à Berlin mais sa patrie de cœur, c’est la maison de Tanneck{3}, sur une presqu’île du lac Tegernsee, près de Bad Wiessee. En Bavière. Un peu un coin de paradis sur terre. On aperçoit les Alpes au lointain. Son père, Adolf, avait découvert cet endroit lors d’un périple à vélo. Une grande et belle maison sur deux étages, tout en longueur, cachée par de grands arbres. Autour, les eaux y sont calmes et profondes.
Furtwängler a posé sur une étagère de sa bibliothèque la photo d’un petit gréement, la voile gonflée. Il est à la barre. Walter et Annele, ses frères, se trouvent à l’avant, leurs jambes nues pendent au- dessus de l’eau lisse. Sa sœur, Märit est assise à côté de lui, elle fait un signe à son père qui est en train de les prendre en photo.
— C’était cela, l’Allemagne de mon enfance, dit le chef d’orchestre en reposant le cliché. On se moquait de savoir si le Kaiser préparait ou pas une nouvelle guerre contre la France. On s’en foutait du nationalisme, cette saloperie.
Le père tenait les siens à l’écart des tumultes du monde. La famille est restée à Tanneck des années. C’est là que Furtwängler est devenu musicien, tout ce qu’il est aujourd’hui puise encore sa force dans la vigueur des grands arbres, les rochers de granit et le calme de l’eau. Les plus beaux jours de sa vie. Il aimait être seul, loin des cris, des petits tracas de l’existence, et dans la lenteur du monde. Il partait sur les chemins, vers la montagne, sans but précis, avec toujours une musique en tête et plein de rêves. Chaque pas était pour lui comme une note, chaque souffle une mélodie.
Dans une heure ou deux, il téléphonera à sa mère, Adelheid, qui vit à Heidelberg. Ils parleront un peu du passé et de ses deux frères. À Tanneck, ils passaient le plus clair de leur temps à se chamailler, Wilhelm était l’aîné. Le père ne grondait jamais. Adelheid était plus sévère. Heureusement, car Wilhelm a quitté l’école à l’âge de huit ans. Ses parents préféraient mettre les enfants à l’école de la vie et de la nature. Il a plus appris en gravissant les montagnes ou en plongeant dans les eaux du lac Tegernsee qu’assis au fond d’une classe d’un collège de Bavière.
Adelheid a cessé de peindre. Sa vue est trop faible, à présent. Dans sa jeunesse, elle était une très bonne copiste. Peut-être la meilleure de Munich, très connue. Son père comptait parmi ses amis un génie tel que Brahms. Il avait fréquenté Mendelssohn.
— Brahms et Mendelssohn, murmure Furtwängler en regardant sa montre.
Plus que deux heures avant la répétition. Le chef soupire et fredonne une mélodie légère en jouant de ses doigts sur un clavier imaginaire.
Il a commencé à apprendre la musique avec sa mère puis avec des professeurs qui venaient à la maison. Le violon et le piano, bien sûr. Il n’est jamais retourné à l’école, il la détestait comme il a toujours détesté l’autorité. Il a composé ses premières musiques à l’âge de sept ans et demi. Quelques sonates, des lieder…
Le téléphone sonne une dernière fois. Il hésite avant de décrocher et laisse le grelot de l’appareil tinter bêtement dans le vide, jusqu’à ce qu’il s’épuise. Il a comme une sorte de vertige.
— J’aurais dû devenir compositeur, jamais chef d’orchestre. C’est bête, la vie.
Furtwängler ne se considère pas comme un chef qui compose mais comme un compositeur qui dirige.
Le 5 mars, les nazis remportent les élections législatives avec 43,9 pour cent des voix.
Le 7 mars, le grand Fritz Busch, chef d’orchestre opposé aux nazis, est arrêté en pleine répétition de Rigoletto au Dresden Oper.
Le 16 mars, Bruno Walter, d’origine juive et dirigeant au Gewandhaus de Leipzig, trouve portes closes la salle où il doit donner un concert. Quatre jours plus tard, il demande au ministère de la Propagande d’être placé sous protection. Un concert est prévu à la tête du Philharmonique de Berlin. Le ministère lui répond qu’il sera remplacé par un chef arien, Richard Strauss. Walter s’exile.
Otto Klemperer, qui dirige Tannhäuser au Staatsoper pour le cinquantième anniversaire de la mort de Wagner, est persécuté par la presse. Il est vrai qu’il est un opposant sérieux au nouveau régime et qu’il a commis le crime de se produire régulièrement en Union soviétique. Pire, il a pris parti pour les modernistes. Finalement, après deux représentations, Tannhäuser est annulé.
Entre-temps, Furtwängler est parti en tournée une dizaine de jours : Leipzig, la Belgique et les Pays-Bas. En son absence, Göring, le ministre président de Prusse, a nommé un homme à lui au Staatsoper Unter den Linden dont il est à présent le maître absolu. Göring contrôle tous les opéras de Prusse. Il veut une soirée éblouissante pour le Tag von Potsdam (« la journée de Potsdam »), le 13 mars. De la grande musique avec le plus aimé de tous les chefs et le plus connu à l’étranger : Furtwängler. Pour Goebbels, il est « le seul qui soit capable d’exprimer à chaque concert la force de la vraie Allemagne, de rassembler dans ses interprétations le meilleur de la musique allemande. »
Ce sera Les Maîtres chanteurs de Nuremberg, l’opéra le plus national de Wagner. Goebbels est chargé de tout le cérémonial. Dans le Staatsoper, il y aura Hitler, Göring, Frick, le ministre de l’Intérieur, Hugenberg et Hindenburg, le vieux maréchal qui risque bien de s’endormir, passé l’ouverture pompeuse.
Une grande porte de verre s’ouvre. Un homme s’agrippe à la poignée en laiton, ivre. Eva tire Rodolphe à elle. Un chant triste s’échappe des chaleurs acides de la brasserie, des vapeurs de nostalgie. Les vieux du front de France chantent, l’œil humide, cœur en berne. Des gueules cassées, tous, l’âme en mille morceaux, des yeux crevés, des amputés. De la glaise de tranchée dans la voix.
J’avais un camarade
Un meilleur vous n’en trouverez pas
Le tambour nous a appelés pour se battre
Il marchait toujours à mes côtés
Du même pas…
Rodolphe s’arrête et observe.
— Ce n’est pas de ton âge, dit Eva. Viens.
Rodolphe résiste. Les vétérans attaquent le deuxième couplet, les larmes troublent la mousse épaisse de leur bière. Ils en ont les yeux rouges, ces blafards de la grande défaite, et frappent du poing sur les tables de gros bois pour lancer d’autres chansons de gaillards vaincus. De la belle mélodie, à en crever le monde. Il n’y a pas mieux pour bouleverser un musicien.
Il veut encore me tendre sa main
Mais je charge mon fusil.
Je n’ai pas pu lui donner ma main
Reste dans la vie éternelle
Mon bon camarade !
Rodolphe a huit ans. Il comprend, le cœur serré, cette grande blessure jamais refermée de ces vieux soldats vaincus, à qui on a pris leur honneur. Ils réclament vengeance. Ne plus être à genoux.
Rodolphe porte un pantalon traditionnel, court, une veste à la mode bavaroise, d’un vert de sapin avec une petite chaîne d’argent sur la poitrine. Ce soir, il va voir sa mère qui chante au Staatsoper. Son fauteuil est à l’orchestre, deuxième rang. Il n’a jamais vu la scène d’aussi prêt. Son voisin de gauche est un officier supérieur de la Wehrmacht, en grand uniforme. Rodolphe le regarde à la dérobée, curieux. Ça impressionne les enfants, les militaires avec des galons en argent et une croix de fer sur la poitrine. Le soldat feuillette un carnet sur lequel sont tracées des notes d’une écriture rigoureuse. D’autres officiers, plus loin, plaisantent entre eux. Ils portent des uniformes noirs. Un drapeau rouge frappé de la croix gammée est accroché au balcon de l’ancienne loge du Kaiser. La dernière fois que Rodolphe est venu au Staatsoper, il n’y avait pas de drapeaux et pas d’uniformes.
Eva s’est installée à droite. Son parfum sucré titille les narines de Rodolphe. Il trouve qu’il flatte la tendresse de son visage.
— Pourquoi leurs uniformes sont-ils tout noirs ?
— Ce sont des SS, murmure Eva. L’escadron de protection. Les unités spéciales de notre bien-aimé Führer.
Rodolphe les espionne du coin des yeux, fasciné.
Un Bösendorfer grand-queue, un Imperial, occupe le centre de la scène, couvercle soulevé. Les cordes et le cadre se reflètent sur le bois laqué en de longues courbes dorées.
— C’est le même qu’à la maison, chuchote Eva. Mais en noir.
La lumière s’abaisse, ça toussote de rangée en rangée. Les dorures de l’immense salle s’estompent dans la pénombre comme la netteté du monde qui disparaît au crépuscule. Il ne reste qu’un halo sur scène. Le pianiste entre et salue, petit homme aux mèches rebelles qui semble avoir des bras trop longs. Christa Meister le suit à quelques pas. Ce soir, elle chantera des lieder de Schubert et des airs d’opéras. Wagner et Verdi. Maman est d’une beauté irréelle, se dit Rodolphe, dans sa robe de soie amarante.
Tout à coup, un frisson parcourt le public. Une porte s’ouvre au balcon. Un homme apparaît, raide et souriant. Pour Rodolphe, c’est le même que celui qu’il voit partout, sur les murs et les colonnes de réclames. Tout le monde, même le pianiste, se lève et tend le bras.
— Heil Hitler !
Le Führer balaie la salle d’un regard bienveillant, les lèvres pincées en un demi-sourire, à peine visible sous sa moustache. Il donne l’impression d’être gêné par l’ovation qu’on lui fait. Ses yeux brillent et scrutent chaque recoin de la salle. Tous les visages sont tournés vers lui. Les applaudissements redoublent. Hitler hoche la tête, avec une sorte d’humilité parfaitement jouée. Rodolphe imagine mal qu’il est le même homme, aperçu partout, sur les affiches et dans les reportages d’actualités quand Eva l’emmène au cinéma.
Rodolphe observe sa mère. Elle garde les mains croisées. Ses bijoux jettent des feux, surtout le bracelet qui lui a été offert par un admirateur, un grand industriel. Hitler vient de faire un signe à Christa Meister, comme s’il l’invitait à chanter. Elle répond d’un air mal assuré.
C’est alors que le chant sort de toutes les poitrines. Rodolphe l’a appris à l’école et le chante à pleine voix, torse bombé.
Le drapeau haut
Les rangs bien serrés
La SA marche
D’un pas calme et ferme.
Christa Meister ne chante pas. Elle s’incline légèrement, regarde l’accompagnateur et lui sourit discrètement.
Christa n’a pas tendu le bras non plus.
Ce soir-là, Furtwängler s’est attardé à son bureau de la Philharmonie. Sa secrétaire, Berta Geissmar, a posé sur son bureau une affichette. Elle est rentrée chez elle, fatiguée et anxieuse. Avant de partir, elle a regardé le chef d’orchestre auquel elle est fidèle depuis tant d’années. Elle a dit, simplement et avec cette rouille de la tristesse dans la voix :
— Je suis juive. J’ai peur.
— J’ai encore le pouvoir de vous protéger, a répondu le musicien.
Berta a refermé la porte avec un regard de doute. Le chef d’orchestre reste pensif, un long moment. Il a décliné toutes les invitations du petit monde de Berlin, maussade. Sur l’affichette posée devant lui, il est écrit :
Concerne : assemblée du personnel.
Sur ordre du gouverneur adjoint de la province Berlin du parti NSDAP, le chef de l’éducation de la Province Scheller, tiendra une conférence sur l’idéologie nationale-socialiste.
Votre présence est obligatoire
Heil Hitler
Berliner Philharmoniker – G-m-b-H{4}
— Que peut-il bien nous arriver si jamais on oublie de s’y rendre, murmure Furtwängler. Une réunion du parti n’a rien d’officiel. Le parti, ce n’est pas l’État.
Une voix lui dicte que le NSDAP et l’État se confondent totalement. Et qu’il n’y a qu’une seule personne qui l’incarne : Ce petit homme qu’il a méprisé naguère. Il a compté les nazis de son orchestre, ceux qui ont la carte du parti. Seize en tout, pas une majorité. Les musiciens ne font pas de la politique.
Berta Geissmar a laissé un petit rapport sur les finances de l’orchestre. Le Philharmonique est une entreprise privée. Chacun des cent membres est actionnaire et participe aux bénéfices. Il n’y en a guère, depuis dix ans, précise Berta. Une vraie catastrophe financière. Furtwängler comprend que, pour continuer, il va falloir demander des aides au nouveau régime.
— Ce ne sera pas gratuit, souffle-t-il. Ils peuvent faire de nous ce qu’ils veulent s’ils entrent dans le capital. Les musiciens ne bougeront pas. Être au Berliner, c’est l’aboutissement de toute une carrière. Un privilège. Personne ne peut le refuser. Ils sont trop attachés à l’orchestre et à la musique.
Furtwängler se lève et enfile son manteau. Les couloirs de la Philharmonie sont déserts. Un gardien de nuit le salue. Il passe par la salle et s’arrête un instant entre les travées de fauteuils, un endroit où il ne vient jamais. Au-dessus de la galerie flanquée de colonnes éclairées de lampes rondes, des fenêtres voûtées laissent entrer un peu de lumière de la rue, entre leurs lourds rideaux de velours plissés, baroques. Furtwängler n’est jamais monté là-haut. On doit y avoir une bonne écoute, songe-t-il. Au-dessus des fenêtres luisent des portraits en bas-relief dans du plâtre blanc, entourés de muses.
— Je peux éteindre, docteur Furtwängler ? demande le veilleur.
— Regardez, dit le chef, en montrant les portraits. Ils sont tous là. Bach, Beethoven, Wagner, Brahms, Mendelssohn…
— Oui, nous en avons beaucoup, des génies. Parfois, je m’assois là et je les observe. Il me semble entendre leur musique.
En sortant, Furtwängler passe devant le buste en bronze d’Anton Bruckner, ralentit et croise le regard métallique et vide du grand compositeur, l’un des préférés de Hitler, à ce qu’il paraît.
— Ta musique ne lui appartient pas, marmonne le chef en mettant son chapeau. Elle ne lui appartiendra jamais.
Le 10 mai 1933, Christa Meister répète Elektra de Richard Strauss au Staatsoper. Un rôle qu’elle n’a encore jamais porté, difficile et d’une grande intensité dramatique. Elle n’est pas inquiète, sa voix possède la puissance et la souplesse nécessaires pour interpréter pareil personnage, tout en tension.
— Je suis en pleine maîtrise de mes moyens, a-t-elle déclaré à un journaliste de Radio Berlin.
Dans l’après-midi, Rodolphe l’a accompagnée. Il s’est assis dans la salle et a écouté, fasciné par la force qui se dégage du chant. Ce soir, commencent les répétitions avec l’orchestre. Strauss en personne dirige son propre opéra.
Christa a présenté son fils au compositeur. Rodolphe a été impressionné par l’aura du musicien qui est âgé et un peu lent. Un homme replet, avare de sourire, tout chauve, lui aussi. Un grand ami de Furtwängler mais pas du tout le même caractère. Une sorte de survivant d’une époque où les génies de la musique se bousculaient à Berlin, Paris ou Vienne.
— J’ai dit au Maître combien tu joues remarquablement du piano. Il veut t’entendre. Travaille quelque chose.
— Mais que vais-je jouer, Maman ?
— Un de ses lieder. Je chanterai avec toi. Comme ça, il sera séduit. Après, tu pourrais jouer du Liszt. Il aime beaucoup et il est très gentil, tu verras.
En sortant de l’opéra, en fin d’après-midi, Christa voit que des étudiants se massent devant l’entrée de l’université Humboldt. Elle n’y prend pas garde. Depuis que les nazis sont au pouvoir, les défilés, de jour comme de nuit, se répètent, plusieurs fois par semaine. L’Allemagne marche au pas. En un claquement de doigts, tout a changé, jusque dans le cœur des Allemands. Furtwängler a qualifié cette politique de cochonnerie. Goebbels a menacé le maestro mais le Führer a tranché : personne ne touche à l’idole des Allemands. Comme Strauss, Furtwängler fait désormais partie des projets nazis. La nouvelle Allemagne se doit d’avoir ses monuments, vivants si possible. Les deux hommes deviennent son escorte sonore.
En entrant à la maison, Christa voit sur le lit de son fils un brassard frappé de la croix gammée.
— Qui t’a donné ça ?
— C’est Eva, mais c’est moi qui le lui ai demandé.
— Et je peux savoir pourquoi ?
— Tous les copains à l’école en ont un. Y en a certains qui le portent jusqu’en classe. Le maître ne leur dit rien. Au contraire, il trouve cela épatant.
— Et qu’en pense Eva ?
Rodolphe hausse les épaules en guise de réponse. La question est stupide. La colère monte dans le regard de sa mère. Il déteste la contrarier, surtout pour des broutilles. C’est comme déchirer quelque chose au plus profond de lui-même.
— Elle te met de mauvaises idées dans la tête, cette Eva.
— Ce n’est pas vrai. Elle s’occupe très bien de moi. C’est moi qui ai voulu. Maintenant ce sont les nationaux-socialistes qui gouvernent l’Allemagne et je trouve que ça a une fière allure.
Christa s’accroupit pour se mettre à la hauteur de son fils. Il ne l’a jamais vue pleurer à cause de lui, auparavant. Il en ressent comme un sentiment de puissance, une sorte de vengeance diffuse pour toutes ses absences, tous les appels téléphoniques qu’elle n’a pas passés. Pour tous ses secrets et ses mensonges.
— Ce matin, Bruno Walter m’a téléphoné. Le Bruno que tu aimes tant quand il vient à la maison. Il va quitter l’Allemagne. Tu sais pourquoi ?
Rodolphe secoue la tête.
— Parce qu’il est juif. Et qu’être juif, dans ce pays, ce n’est plus tenable. Un grand chef d’orchestre comme lui. Klemperer va suivre, c’est certain. Tu te rends compte ! Ils vont être des milliers comme lui. Beaucoup de nos grands savants et de nos meilleurs musiciens…
Rodolphe ne répond pas. Il comprend vaguement que sa mère n’a qu’une chose en tête : qu’il n’attrape pas « la peste brune », comme elle l’a déclaré le lendemain des élections.
— Et Furtwängler ? demande Rodolphe.
— Il vient de diriger Les Maîtres chanteurs devant le Führer et Hindenburg.
La voix de Christa est froide.
— Est-ce que tu veux venir à la répétition ce soir ? Demain tu n’as pas école.
— Oui, Maman.
Sur Unter den Linden, des groupes hétéroclites se sont formés. Tous marchent en direction de l’Opernplatz. Beaucoup de jeunes en chemises kaki, brassards au bras. Des hommes plus âgés aussi, des membres de la SA avec des casquettes vissées sur leurs crânes. Et des policiers un peu partout. Certains passants reconnaissent Christa et la saluent respectueusement.
Ils marchent sur deux cents mètres jusqu’à l’Opernplatz. Les SA ont formé des cordons autour de l’université Humboldt. Christa ne se sent pas rassurée. Son visage est connu. À tout moment, elle peut être prise à partie.
— Que se passe-t-il ? demande-t-elle à un vieux monsieur qui tient son chapeau de paille dans sa main.
— Le docteur Goebbels doit venir faire un discours d’un moment à l’autre.
Goebbels, Christa le connaît. Un boiteux et un foireux, comme elle dit. Il est venu la féliciter dans sa loge, un peu avant l’accession au pouvoir. Il n’était que député, à cette époque, tout miel, tout sourires. Il avait vanté sa voix et ses qualités allemandes. Beau parleur, belle culture mais que du froid dans les yeux.
— Vous êtes l’expression même du Reich que nous devons bâtir, avait-il déclaré. Une arienne au plus beau et pur sens du terme.
Christa ne l’a pas pris au sérieux et l’a laissé baiser sa main avec un sourire hypocrite.
Elle regarde en direction du théâtre, la porte semble fermée. Rodolphe se grandit sur la pointe des pieds pour voir ce qu’il se passe au centre de la place.
— Ils ont allumé un grand feu ! s’écrie-t-il en apercevant des flammes qui dansent entre les badauds.
— Un grand feu ?
— Oui.
Christa se fraie un passage à travers la foule de plus en plus compacte. Elle joue des coudes. Rodolphe s’accroche à sa robe.
Et comme la nuit vient, le feu grandit. C’est beau, presque irréel. Les flammes se reflètent en dansant sur les visages exaltés des badauds. Ce n’est pas du bois que les étudiants jettent dans le brasier, mais des livres. Des livres qui ouvrent leurs ailes de papier avant de s’abîmer dans l’incendie. Et les étudiants crient, comme des automates, dialogue furieux entre un récitant et un autre, une messe apprise par cœur :
— Contre la lutte des classes et le matérialisme, pour la communauté nationale et un idéal de vie.
— Je jette dans le feu les écrits de Marx et de Kautsky.
— Contre la valorisation excessive de la vie pulsionnelle, qui dégrade l’âme, pour la noblesse de l’âme humaine.
— Je jette aux flammes les écrits de Sigmund Freud.
Christa recule, comme pour disparaître dans la foule et dans les Sieg Heil qui fusent de bouche en bouche. Plus personne ne la remarque.
Il fait nuit, à présent. Des escarbilles rouges montent vers le ciel noir. Le cœur de Rodolphe bat plus fort. Il est fasciné. Les yeux grands ouverts. C’est comme une symphonie, quelque chose du chaos. La violence de la foule l’enivre. Il se tait jusqu’à la maison. Christa non plus ne parle pas.
— Ce que tu viens de voir, mon chéri, c’est la fin de notre pays, murmure-t-elle, une fois la porte refermée.
Rodolphe ne l’écoute pas. Ce n’est pas la fin mais la nuit la plus fantastique de toutes. Il s’est senti soulevé par la foule, le ventre plein d’ardeur. Une fois dans sa chambre, il demande à Père ce qu’il en pense, mais Père n’a pas d’opinion.
Le 13 juillet 1934, une lettre arrive chez Furtwängler, un pli venu de Bavière. Des mots tracés nerveusement sur un beau papier.
Cher Papa,
Je pourrais, selon la nouvelle loi en vigueur sur les enfants illégitimes, porter votre nom. Ce serait un immense honneur pour moi. J’en ai fait la demande, Maman n’y voit pas d’objection. Je viens vous demander votre accord.
Votre fille qui vous aime
Friederike
Furtwängler donnera son accord. C’est une loi des nazis mais elle sonne juste, pour une fois.
Il n’a pas gardé de photos de la mère de Friederike. Un soir de chagrin, il a tout bazardé, croyant que les souvenirs de papier emportent avec eux les blessures du cœur. Il le regrette à présent, même si, au fond, c’est heureux.
Il aimerait revoir Martha, la comédienne du Schauspielhaus, très belle et très talentueuse, pleine de vie et de la joie à revendre. Elle avait deux ans de plus que lui. Peu importait, ils étaient amoureux. Quand elle a mis au monde Friederike, il a voulu l’épouser, son désir le plus fou. Elle a refusé. Et puis, plus tard, quand l’enfant était déjà une petite fille, elle aurait bien fondé un foyer, mais Wilhelm ne s’appartenait plus vraiment. Sa gloire l’écrasait et l’éparpillait en mille rencontres, de concert en concert, de théâtre en théâtre. Sa gloire l’écrase toujours. Elle pèse sur toute sa vie à présent, plus que jamais. De la gloire sombre qu’une lumière noire éclaire. Parce que Goebbels et Göring se le disputent. Avec Richard Strauss, il est l’un des « monuments vivants », comme disent les dignitaires du régime.
Friederike est venue deux ou trois fois chez son père, accompagnée de sa mère. Elle adorait courir dans l’immense appartement de la villa Die Fasanerie, tandis que ses parents discutaient de choses un peu secrètes, parfois à voix basse. Friederike ne savait pas ce que pouvaient bien se dire les amoureux à jamais séparés. Furtwängler ne faisait pas trop attention à sa fille. Elle était heureuse d’être un instant auprès de son père, ce si grand homme dont tout le monde parlait dans le Reich allemand.
Depuis que les nazis sont au pouvoir, Friederike et Martha ne lui rendent plus visite. Elles se trouvaient à Vienne, en 1933. Il dirigeait la Tétralogie et Parsifal. Il n’a pas voulu qu’elle entende Parsifal.
— Tu es trop jeune pour cet opéra, a-t-il tranché. C’est trop difficile.
Aujourd’hui, il trouve son attitude complètement stupide. La déception se lisait dans les yeux de sa fille. Elle était si fière de son père et il venait de la décevoir.
Furtwängler s’assoit à son bureau et rédige l’accord que lui réclame sa fille. Elle portera désormais son nom, et il en est fier. Il organisera une petite fête et lui offrira un beau cadeau, un bijou qu’il fera choisir par Berta Geissmar, sa secrétaire.
Distraitement, le chef d’orchestre écoute la radio qu’il allume dès le matin. Les programmes musicaux n’ont guère changé depuis l’arrivée au pouvoir des nazis. La seule nouvelle mélodie, c’est le discours politique jusqu’à la nausée. Goebbels tient sa radio et donne le tempo. Il en est le maître et la voix. Chaque discours de Hitler est radiodiffusé.
Furtwängler tend l’oreille. La Symphonie n° 40 de Mozart lui paraît bien rapide. Ce doit être Herbert von Karajan qui la dirige. Un nazi celui-là, un vrai membre du parti. Furtwängler ne l’aime guère. C’est un ambitieux prêt à toutes les compromissions.
Le musicien signe sa reconnaissance en paternité. Parfois, il pense aux autres enfants qu’il a peut-être laissés dans le secret de ses amours éphémères. Il séduit. Sans doute trop. C’est parfois comme une frénésie. Une faim jamais rassasiée. Beaucoup de femmes se donnent à lui. Beaucoup veulent être la maîtresse du plus grand des chefs. Aucune ne l’accroche. Et il n’en souffre pas. Le souvenir de Martha demeure trop fort. Il l’aime toujours, c’est comme une mélodie sombre et lancinante qui ne passe pas et le chavire encore. Alors, ses amours deviennent autant de désertions.
Il joint à son courrier, une carte sur laquelle il note :
Ton papa qui t’aime et qui languit de te revoir.
Sur le point de couper la radio, il retient son geste. D’une voix nasillarde, le présentateur interrompt les programmes pour annoncer la diffusion d’un discours du Führer aux membres du Reichstag. L’heure est grave. Hitler parle. Le ton est posé, un peu chantant, d’un calme étrange. Il prétend avoir déjoué une tentative de coup d’État. C’est grâce à la SS, dit-il, que la rébellion a été matée. La SA est démantelée. Le Führer cite des noms. Ceux de Röhm et Schleicher reviennent souvent. Des noms que Furtwängler connaît mal. Le ton monte, la voix de Hitler se fait métallique, son horrible accent s’en mêle. Le chef d’orchestre écoute. Il se murmure, dans les cercles qu’il fréquente, que des assassinats politiques sont perpétrés à travers l’Allemagne, beaucoup plus que ce que signale la propagande officielle. Des dizaines et des dizaines de SA sont assassinés. Hitler parle de Röhm le traître, l’ami qui a voulu poignarder la révolution dans le dos. Il éructe et s’en prend aux ennemis du Reich, toujours les mêmes.
Depuis le début de l’été, un communiqué de presse circule, un texte de Goebbels ou d’un de ses sbires. Furtwängler l’a lu. La propagande y parle de l’homosexualité de Röhm, des tares sexuelles des membres de la SA que les SS ont retrouvées avec des prostitués.
Hitler dit :
Quiconque s’élève contre l’Allemagne est traître à la patrie. Quiconque est traître à la patrie ne doit pas être jugé d’après l’étendue de ce qu’il a fait mais d’après ce qu’il voulait faire. Celui qui se place sous le signe de la déloyauté, de l’infidélité à ses promesses les plus sacrées ne peut attendre rien d’autre que ce qui lui est arrivé.
— Et tout le monde applaudit, enrage Furtwängler, en manquant renverser la radio d’un geste de colère. Même le vieil Hindenburg. Pauvre sénile. Cochon.
Il connaît des généraux de la Wehrmacht, des galonnés qui l’admirent et ne ratent pas un concert. De vrais amis pour certains, qui lui ont parlé des sympathies des magnats de l’industrie pour le nouveau régime. C’est nouveau, Hitler va manger à présent au râtelier de Krups et d’IG Farben. Dans les soirées mondaines, il n’apparaît pas, le petit caporal dont se moque Hindenburg. C’est Göring qui fait le paon. Furtwängler l’a croisé une fois ou deux, lors de galas, en compagnie des géants du métal ou de la chimie.
Le téléphone sonne.
— Wilhelm, c’est Christa. Je ne peux pas chanter à Bayreuth cette année.
— Que se passe-t-il ? Tu es malade ?
— C’est ce que je vais dire, en tout cas.
— Je ne comprends pas vraiment.
— Voyons Wilhelm, ne fais pas le naïf. Ils ont massacré des centaines de SA. Pour moi, chanter devant ces types est tout simplement impossible.
Furtwängler marque un silence. Au-dessus du piano, une peinture le représente assis, une partition à la main, quand il faisait ses débuts de chef d’orchestre à la tête du Philharmonique de Berlin, dix ans plus tôt. Un portrait très réaliste, il semble sérieux et décidé. Son regard est comme décalé, on dirait qu’il n’arrive pas à fixer celui qui le croise.
— Flagstad risque de te remplacer, dit-il d’une voix pâle. Elle est prévue pour Sieglinde dans La Walkyrie… Et pour Gutrune dans Le Crépuscule des dieux. Tu devais faire Kundry, dans Parsifal. Ils chercheront quelqu’un d’autre, tu sais, et il te sera difficile de revenir.
Christa Meister souffle de colère dans le combiné.
— C’est tout ce que tu trouves à me dire ! Des problèmes de distribution et de carrière ! Réveille-toi, Wilhelm, tout notre pays est en train de basculer dans la tyrannie. Moi, je n’irai pas faire la buse devant ces messieurs. Comment être Brunehilde devant Göring ? Le voir là, devant moi, dans son costume d’opérette ! Avec ses cheveux gominés et sa graisse qui lui sort de partout. Et monsieur Hitler, qui va venir en grand habit, tout noir, chemise blanche et nœud papillon. Il va faire une apparition au balcon et la foule tendra le bras pour le saluer. Et moi, je vais faire quoi ?
Furwängler écoute. La gorge nouée. Il n’a jamais fait le salut nazi et ne le fera jamais.
— Comment oseront-ils faire des bonnes manières, cet été ? Ils viennent d’assassiner on ne sait combien de SA, et Röhm lui-même. Ceux qui avaient mis le pays à feu et à sang pour les faire élire. Leur chef était l’ami du Führer. Il faudrait quitter le pays, tout de suite… Mais c’est tellement difficile, n’est-ce pas ?
Christa sanglote. Furtwängler est ému, il ne l’a jamais connue dans cet état. Il pense à sa mère qui vit à Heidelberg, à Friederike, sa fille, qui va bénéficier d’une loi de ces foutus nationaux-socialistes. Il pense à Bruno Walter qui a déjà fui parce qu’il est juif et ouvertement antifasciste. Et tant d’autres qui partiront.
— Pour moi, c’est impossible de quitter mon pays. Si on abandonne, que va devenir l’Allemagne ?
— Tu crois qu’en faisant de la musique on va changer les choses ?
— Oui, je le crois. Tout cela ne va pas durer. Et puis, je déteste la politique, tu sais.
Christa Meister raccroche. Eva est allée se promener avec Rodolphe, jusqu’à Tiergarten. Il va encore revenir avec des petits cailloux dans ses poches.
— Pourquoi fais-tu cela ? lui a-t-elle demandé un jour.
— Pour ne pas perdre mon chemin. On ne sait jamais, si je me retrouve tout seul.
— Mais tu ne seras jamais seul, mon Prince !
— Quand on n’a pas de Papa, on est déjà un peu seul.
Elle n’aime pas voir le visage de Rodolphe qui se cadenasse, son cœur qui se ferme à elle. Elle a pleuré ce jour-là. Elle pleure encore, dans le secret des chambres de palace où elle descend, mois après mois, tournée après tournée. Seule la mère est sûre, lui a dit un jour son homme de loi. Elle l’aurait giflé. Le mois où il a été conçu, elle avait plusieurs amants. Elle est incapable de se souvenir de tous les visages. Elle était dépressive, comme disent les disciples du docteur Freud. Le sexe l’éloignait loin de ses angoisses et de ses démons. Ce n’est pas facile d’affronter le public et la lumière. Cette douleur dans le ventre avant de devenir Isolde ou Desdémone, femmes divines qui savent souffrir dans le sublime de la musique. Ses plus grands rôles. Elle n’a jamais su aimer comme ces héroïnes qu’elle incarne pour un soir de spectacle. La vie, ce n’est pas des mots posés sous les lignes d’une partition. Elle ne chante pas, la vie, elle blesse.
Dans le parc de Tiergarten, Rodolphe observe les cygnes qui mendient sur la berge. D’ordinaire, il emporte toujours un peu de vieux pain pour le leur donner. Il n’en a pas aujourd’hui. Les grands oiseaux s’approchent en l’apercevant, puis se détournent.
— Nous devons rentrer, dit Eva. Il va bientôt être l’heure de dîner.
Exceptionnellement, Rodolphe n’insiste pas pour rester encore une minute ou deux. Sur le chemin du retour, ils passent devant le Reichstag en ruine. Des ouvriers sortent d’une blessure dans le mur de la grande façade. Les poutres de fer du toit se découpent dans le ciel tiède. On dirait les côtes d’une poitrine qui saillent d’un corps en putréfaction.
La fin d’après-midi est lourde et grise. Les orages ne devraient plus tarder. Dans Friedrichstrasse, des étendards rouges frappés de la croix gammée pendent sur la façade du musée de la cire. Sur le tourniquet du kiosque à journaux, il y a des photos de Hitler. Même en le faisant tourner on ne peut pas échapper à son regard noir. Une femme hésite entre celle où il est de trois quarts, sévère et lointain, et l’autre où il pose en uniforme, une expression de colère sur le visage. Un vieil homme en complet veston discute du discours du Führer, une cigarette aux lèvres, en cherchant de la monnaie pour payer son journal.
— Notre bien-aimé Führer a su rétablir l’ordre, dit-il. Röhm et toute sa bande ont fomenté un coup d’État et ils ont payé. C’est aussi simple que ça.
Dans un bar, à côté, des hommes jouent au billard sous les regards rieurs de gros types qui font des ronds de fumée bleue avec leurs longues pipes de faïence, en buvant du thé ou de la bière. Quand ils rient bruyamment, on voit leurs grosses dents jaunes. Ceux-là, se dit Rodolphe, ils ont dû faire la Grande Guerre avec la France ou peut-être la Russie. Ils ont été dans les tranchées, de vrais héros. Ça se voit à leurs regards un peu fous et à leurs balafres. La plupart des hommes ont des histoires de guerre à montrer dans leur chair.
Rodolphe en voit souvent, des gueules cassées, sur Unter den Linden. Le dimanche. Pour les éclopés, le dimanche c’est bon pour la manche, à la sortie des offices. Des visages de monstres, pires qu’à la foire. Un qui donne l’impression de se gondoler éternellement parce qu’un éclat de fer lui a fendu la frimousse de ses vingt ans. Il vient tout le temps avec son copain aveugle qui dodeline du chef sans arrêt. Il doit y en avoir du barouf de bataille dans cette cervelle, quelque folie qui y est entrée et qui ne veut plus ressortir. Un autre pousse sa carriole avec deux fers à repasser, en tintinnabulant sur le pavé. Clic-cloc, clic-cloc, notes bien régulières, c’est le bruit du sans-jambes. On l’entend de loin. Quand il pleut, il se réfugie sous le pont de chemin de fer et perd son reste de vie à tendre son petit chapeau mou, pour quelques pfennigs, le regard suppliant.
Le 1er août 1933, Furtwängler écrit aux membres de son orchestre :
Messieurs,
Le Führer et le gouvernement du Reich m’ont donné l’assurance que l’Orchestre philharmonique de Berlin sera à tout prix sauvegardé. M. le Ministre du Reich Gobbels a mis pour condition à cet engagement que la responsabilité totale de l’orchestre me soit confiée dans les domaines musicaux et les questions de personnel. Je compte donc qu’aucun trouble ne se produira plus à l’avenir au sein de l’orchestre. Sans ma présence et mon accord, aucune décision ne peut être prise. Mon lien de douze années avec vous, mes chers messieurs, doit vous assurer que toutes mes démarches n’ont en vue que l’intérêt de l’orchestre.
Szymon Goldberg a lu cette lettre, plusieurs fois. Elle ne lui inspire que de la crainte. Il respecte profondément son chef d’orchestre mais les événements prennent une mauvaise tournure.
Szymon a toujours l’air un peu triste quand il joue du violon. C’est sa nature, on le dirait éternellement mélancolique. Il fixe son archet parfois, en louchant presque, puis son regard s’évapore dans la musique qui vibre sous ses doigts. Furtwängler trouve qu’il est l’un des meilleurs de sa génération. Il l’a rencontré quand il jouait à Dresde.
— Je vous invite à rejoindre le Philharmonique de Berlin, lui a déclaré le chef d’orchestre, avec solennité.
Szymon Goldberg a suivi Furtwängler. C’était en 1929.
— Combien de beaux concerts avons-nous donnés, monsieur Goldberg ?
— Je ne les ai pas comptés. Des centaines.
Le violoniste a les traits tirés. Son visage rond exprime une profonde angoisse. Une sorte de résignation, aussi.
— Il ne m’est plus possible de rester. C’est fini.
— Je ne peux pas le croire, s’énerve Furtwängler. Je vais tout faire pour que vous soyez protégé.
La nouvelle administration a signifié à Furtwängler l’obligation d’arianiser son orchestre. L’ordre vient de Goebbels lui-même, le nouveau ministre de la Culture. Plus aucun Juif ne doit figurer dans aucun orchestre.
— Goebbels dit beaucoup de choses, tout est négociable avec lui.
Furtwängler sait convaincre le nouveau ministre sur beaucoup de sujets. En droit, le docteur Goebbels a la haute main sur l’orchestre, dans les faits, c’est Furtwängler qui gouverne. Le Philharmonique est devenu son objet au fil des années, il décide tout et ne laisse personne lui faire de l’ombre. Goebbels assure une position confortable aux musiciens, une sécurité qu’ils n’avaient plus. Le chef d’orchestre garde tout son pouvoir.
— Vous pouvez rester. Je peux aller voir Goebbels et lui parler, il m’écoutera. J’ai encore de l’influence.
Goldberg dévisage froidement Furtwängler, d’un regard comme un point d’interrogation, où la tristesse se mêle à l’exaspération. Le chef est donc d’une naïveté déconcertante, incapable d’admettre que, au jeu des luttes d’influence, il finira par perdre. L’orgueil l’aveugle.
— Si je reste, ils finiront par me tuer ou me jeter en prison.
Furtwängler se lève. Son bureau lui semble étroit tout à coup. Il y empile des partitions depuis presque vingt ans. Des dossiers traînent un peu partout. Il n’y a guère que Berta Geissmar qui s’y retrouve.
— Qu’allez-vous faire ? Retourner en Pologne ?
Goldberg a un sourire amer.
— Impossible. Les Polonais non plus n’aiment pas les Juifs. Non, ce n’est pas une solution, vous le savez très bien.
Furtwängler secoue la tête comme pour chasser de mauvaises idées.
— Je vous protégerai, insiste-t-il d’une voix sombre. J’ai beaucoup de relations, y compris dans l’armée. Tout n’est pas perdu. Je peux encore m’exprimer. La politique, vous savez, ça va ça vient. Les nazis ne resteront pas toujours au pouvoir.
Goldberg n’ose pas regarder le directeur du Philharmonique de Berlin dans les yeux.
— Vous n’êtes pas juif, monsieur. Vous ne savez rien des persécutions.
Furtwängler se rassoit, pose ses deux coudes sur la table et joint les mains pour y appuyer son menton.
— J’aimerais que vous jouiez le concerto de Mendelssohn, la saison prochaine. Je crois que vous êtes le meilleur pour cette pièce.
Goldberg reste un instant silencieux, ses yeux parcourent les partitions étalées sur le bureau de Furtwängler. Aucune expression ne trahit ses sentiments.
— C’est impossible, dit-il froidement. Je dois résilier mon contrat.
Furtwängler a un geste d’agacement. Ses doigts fébriles trahissent l’agitation de son esprit.
— Vous ferez comme vous voudrez.
— Je ne veux pas que la police vienne m’arrêter au Philharmonique. J’ai déjà reçu des menaces. Dans une semaine, peut-être deux, je serai en France avant de rejoindre l’Angleterre.
— On va vous demander pourquoi vous souhaitez résilier votre contrat. On risque de vous refuser votre visa de départ si jamais vous dites que vous nous quittez par peur des représailles antisémites.
— Je sais. Ce n’est pas facile. On va être licenciés et on risque l’internement, ma femme et moi.
— Comment allez-vous faire ? Vous êtes un personnage très connu !
— Je vais organiser une conférence de presse avec surtout des journalistes américains où je déclarerai que je quitte l’orchestre parce que je ne peux pas concilier ma carrière de soliste et mon travail de premier violon solo de l’orchestre.
— Quand comptez-vous faire cela ?
— La semaine prochaine.
Furtwängler serre les mâchoires. La colère le submerge, il tente de se contenir.
— Qu’est-ce que je peux faire pour vous, monsieur Goldberg ?
— Rien, je vous remercie. Vous avez déjà fait beaucoup.
Furtwängler ne cherche pas à cacher sa déception. Le meilleur élément de son orchestre s’en va. Il faut se rendre à cette évidence. Personne pour le remplacer vraiment. Gilbert Back, premier violon, va partir lui aussi. Nikolaï Graudan, premier violoncelle solo, va le suivre. Ils ne sont pas nombreux, les Juifs du Philharmonique, mais ce sont parmi les meilleurs éléments.
— Cette saison, j’ai programmé le Mathis der Maler de Hindemith, dit Furtwängler pour passer à autre chose. Göring m’a fait savoir qu’il avait l’intention de l’interdire. Trop dégénéré pour lui. L’hôpital qui se moque de la charité. Göring, cette espèce de tante déguisée en maréchal. Lui, il ne peut pas me voir.
Le chef d’orchestre tambourine de ses longs doigts sur la table.
— Je ne sais pas combien de temps nous pourrons tenir. Nous vivons tous au présent depuis que ces imbéciles ont pris le pouvoir. Vous n’imaginez pas la pression que fait peser ce régime sur mes épaules. En permanence, j’ai Göring et Goebbels sur le dos. Pas une semaine sans qu’ils me téléphonent. Je suis au centre de leurs querelles, comme un bout de ferraille entre le marteau et l’enclume.
— Je vous comprends. Au revoir, Maître. Je serai aux répétitions, cette semaine.
Le soliste magnifique se lève. Ses yeux sont humides. Il se dirige vers la porte et l’ouvre d’un geste hésitant.
— Vous savez, monsieur Goldberg, je ne suis pas souvent d’accord avec mon ami Hindemith. Parfois, on s’oppose fermement. Il n’a pas la même conception de la musique que moi. Mais peu importe, je vais le défendre jusqu’au bout. Et vous savez pourquoi ?
— Je crois savoir, monsieur.
— Personne n’a le droit de persécuter un artiste. C’est une chose qu’il ne faut jamais laisser faire. Ça ne devrait pas exister.
Furtwängler regarde par la fenêtre. La rue est calme en cette fin d’après-midi. De longs rideaux de pluie font comme des vagues le long des murs couverts d’affiches du parti nazi. Une femme en noir, une veuve de guerre, au chignon gris, se courbe sous son parapluie, un cabas serré contre la poitrine.
Berta Geissmar entre dans le bureau et tend au chef une lettre signée de la main de Göring. Le musicien ne prend même pas la peine de la lire.
— Göring nous interdit de donner le Mathis der Maler, annonce Berta.
Furtwängler hausse les épaules et déchire la lettre.
— Je pensais pourtant que l’intérêt de Hindemith pour la musique folklorique aurait pu faire plier cet imbécile de Hermann Göring.
— Hélas, non. De plus en plus, ils vont nous imposer les compositeurs qu’ils désirent.
— Vous savez, Berta, il a fait la guerre, Hindemith, la Grande, en Alsace et en Flandre. Il a vécu les tranchées et l’horreur. Il m’a raconté qu’il a appris la mort de Debussy par la radio, en 1918. Il a organisé un petit concert sur le front, entre deux assauts, pour saluer la mémoire du compositeur français. Ce soir-là, il n'y avait plus de tranchées, ni de politique ou de haine entre les nations.
— Ce n’est pas un antinazi, Hindemith, dit Berta. Ni un partisan. Juste un musicien qui s’exprime.
— Vous avez raison. Et il me vient une idée.
Furtwängler se raidit.
— Hindemith a orchestré des passages de son opéra et on va les jouer en concert, comme si c’était une symphonie. On verra bien ce que dira le gros Göring.
Rentré chez lui, il retrouve la solitude. Zitla n’est pas là. Il s’assoit au piano et joue une mélodie qu’il fredonne depuis quelque temps. Il songe à écrire un concerto symphonique pour piano. Sur une feuille à portées, il pose des notes et un accord.
— Ce sera la mélodie du premier mouvement, dit-il à haute voix, comme si quelqu’un, assis dans l’ombre, l’écoutait.
Un foulard de cachemire est jeté sur le dossier d’un fauteuil. Zitla a donc dû passer cet après-midi ou dans la soirée. L’écharpe a retenu son parfum musqué. Le parfum de leur première rencontre.
Un 4 décembre 1922. Il dirige Fidelio, à Copenhague. Après le spectacle, le directeur de la musique danoise, un grand type un peu maladroit, l’invite à dîner, flanqué d’autres amis trop heureux de partager une heure ou deux avec le chef d’orchestre. Une jeune femme, Zitla, est emmitouflée dans une épaisse fourrure grise qui ne laisse voir qu’un long collier de perles pendues à son cou fragile. Elle a des manières de grande bourgeoise, blonde, cheveux courts serrés dans un bandeau où flotte une plume noire. Un visage lumineux, d’une insolite lumière froide. Son regard bleu pur décontenance le musicien à la première œillade. Quand elle ôte son grand manteau, elle apparaît dans sa luxueuse beauté, une robe piquée de perle et de strass, légère et courte, fluide sur ses jambes gainées de soie noire.
Zitla a le même âge que Furtwängler. Il parvient à s’asseoir à côté d’elle et à nouer la conversation malgré les innombrables flatteurs qui traînent autour de la table. Il parle de Wagner et de Mozart. Elle écoute, comme détachée.
Ils se revoient le lendemain, lors d’une répétition. Furtwängler joue sur le piano du Théâtre royal de Copenhague quelques mesures du Te Deum qu’il a composé à l’âge de dix-neuf ans. Puis une sonate pour violon sur laquelle il travaille depuis des années sans jamais parvenir à la finir.
— Le temps est jaloux, dit-il. Il ne me laisse pas le loisir de m’appesantir sur ma propre musique.
Ils se marient à Saint-Moritz, quelques mois plus tard. Le bonheur est avare, il ne dure qu’une saison de ski, un été tourmenté où la passion s’étiole, et puis vient la chute, lente et certaine. Furtwängler a un quatrième enfant, un « naturel », comme on dit. Il le reconnaît. Zitla est meurtrie, jusqu’au désespoir.
— Je t’ai tout expliqué, dit à voix basse le musicien en reposant le foulard. Je me suis expliqué… Ce n’était pas une tromperie anodine. L’enfant est né trois mois après notre mariage. Il a été conçu avant notre rencontre. Que puis-je faire ?
Sa conscience lui dicte ses excuses, une tricherie comme une autre avec ce qui est écrit dans le grand livre du destin.
Zitla et Wilhelm se sont séparés très vite, en 1931. Une mauvaise année. Le nazisme poussait déjà son mufle dans les rues de Berlin. Par endroits, les arrière-cours empestaient la misère. On vivait dans des tonneaux, on payait le pain avec des brouettes de billets. Dans les rues, rôdaient ces types aux trognes d’hommes de troupe avec leurs brassards à croix gammées. Un air fétide les suivait, rampant dans les rues toutes raides d’hiver.
Furtwängler va jusqu’à la cuisine. Souvent, Zitla laisse un mot sur la table pour donner quelques nouvelles. Il aimerait la voir, ce soir, sentir sa présence électrique, écouter sa voix grave. C’est aussi simple que ça.
Le décor qui l’entoure est comme peuplé de milliers de petits êtres qui lui chuchotent des mélodies, des bribes symphoniques qui se mélangent en une mystérieuse cacophonie. Il en rit presque. On dirait de la musique d’avant-garde, de celle que composent ces jeunes musiciens qui ne respectent plus les règles des anciens. Ceux qui font de la théorie au lieu d’écouter le public, ce puissant souverain. Il a souvent parlé de ça avec Hindemith, sans tomber d'accord.. Furtwängler croit dans le public. Il dit qu’il est tout et ne se trompe pas. Ne pas l’écouter, c’est s’égarer.
Il ouvre son carnet de notes, griffonne quelques mots et réfléchit. Les nazis attaquent Hindemith de toutes parts. La moitié de sa production qu’ils qualifient de bolchevisme intellectuel est interdite. Le compositeur occupe pourtant des fonctions officielles, il enseigne la composition à la Haute École de musique. Goebbels, qui n’en est pas à une contradiction près, a dit de lui, il n’y a pas six mois, qu’il était l’un des plus brillants compositeurs allemands du xxe siècle. Prendre sa défense est un acte politique. Furtwängler s’est juré depuis longtemps de ne jamais faire de politique. Hindemith non plus. Hindemith non plus, il s’en moque. Mais il est marié avec une Juive et il a fréquenté Brecht et Kurt Weill. Furtwängler écrit :
Hindemith ne s’est jamais engagé en politique. Vers quel avenir allons-nous, si les méthodes de dénonciation politique sont appliquées au domaine de la musique ? Plus encore, et cela doit être très clair : nous ne pouvons pas nous permettre de renoncer à un talent comme Hindemith.
Le 25 novembre Wilhelm fait paraître « Le cas Hindemith » dans le Deutsche Allgemeine Zeitung, l’un des plus importants quotidiens d’Allemagne. Un article en réponse aux attaques nazies contre le compositeur. Le ton est offensif, mais il évite de trop froisser les autorités.
Un vrai scandale.
— Furtwängler défend les musiciens dégénérés et enjuivés, tonne Goebbels. Il déshonore le Reich et notre Führer.
Le public se tait. Il ne peut plus prendre parti, dire le fond de son âme. Trop dangereux. Aucun journaliste n’a l’audace de lever le nez. Mais le public sait dire le fond de son âme. À la représentation de Tristan, il applaudit Furtwängler pendant vingt-cinq minutes. Devant Göring et Goebbels et tout l’aréopage en grands uniformes. Une insulte. Göring en parle à Hitler en personne. Dans les jours qui suivent, le chef d’orchestre démissionne de tous ses postes et se retire dans les Alpes bavaroises, dans le calme et la lenteur des journées de neige. Il passe des heures à se promener dans les forêts jusque sur les flancs des montagnes. Il skie et il aime ça. N’être plus celui que tout le monde sollicite pour une faveur ou une autre. Il a commencé à écrire son concerto symphonique pour piano. Dans sa vie, chaque fois que le destin l’entrave, il se tourne vers la composition. La musique lui parle et le console. Avant son départ pour les Alpes, les nazis lui ont retiré son passeport. Il n’y a guère qu’Erich Kleiber qui l’a soutenu en démissionnant de son poste à l’Opéra d’État de Berlin, le Staatsoper Unter den Linden. Kleiber aussi est parti sur les routes de l’exil.
Christa Meister l’a appelé pour le féliciter.
— Ton courage m’a mis du baume au cœur, a-t-elle dit. Je continue de chanter mais je ne sais pas jusqu’à quand.
— J’ai demandé une audience auprès de Goebbels. Je dois tirer tout cela au clair.
— Ils ne peuvent rien contre toi. Mais tu sais pourquoi Göring interdit Mathis der Maler…
— Il n’est pas très clair…
— Ne fais pas le naïf. Voyons, Wilhelm, tu connais le livret. C’est l’histoire d’un artiste qui lutte pour pouvoir s’exprimer. Comment veux-tu qu’un nazi tolère ça ! Ce n’est pas d’art dégénéré qu’il s’agit mais de liberté. Ni la musique, ni l’homme ne sont en cause.
— On va jouer la version symphonique.
— Et ils ne trouveront rien à redire. Parce que ce n’est que de la musique et qu’au fond elle n’est pas plus dégénérée qu’autre chose. Une partition exprime des sentiments et des émotions, moins des idées. Un livret, c’est autre chose.
— Oui, bien sûr… Tu as raison.
— J’ai lu ce livret, Wilhelm.
— Moi aussi, forcément.
— Le personnage de Mathis lutte jusqu’au bout. Il défend la cause des opprimés…
— Mais ils finissent par se retourner contre lui !
— Oui ! Mais Mathis comprend que c’est dans son art qu’il peut le mieux servir l’humanité. Et il en meurt, tu comprends. Pas de concessions.
Furtwängler ne sait pas quoi répondre. Le sujet de l’opéra le renvoie à lui-même, les mots de Christa le blessent. Il en a fait, des concessions, à Goebbels, et il en fera encore. Le ministre est redoutablement intelligent, pour garder le chef il peut lâcher un peu de lest. C’est le prix à payer pour rester en Allemagne.
— Hindemith va partir, ajoute Christa. Tu peux en être sûr.
— Je le pense aussi.
— Méfie-toi de Goebbels, Wilhelm. C’est le plus dangereux de tous.
— Je sais.
Goebbels a compris que Furtwängler restera jusqu’à l’extrême limite. Il a senti que les idées du chef, son engagement contre le régime, se confondent avec son orgueil d’artiste qui veut tout diriger et qui n’aime pas être contredit. Les idées dans une main, dans l’autre l’ego. Il sait que Furtwängler ne partira pas d’Allemagne car il craint de perdre son statut de demi-dieu. Les jeunes loups comme Karajan n’attendent que ça.
Depuis 1933, Göring veut s’approprier le chef d’orchestre. Goebbels n’a jamais pu cacher sa rivalité envers le maréchal obèse. Göring a nommé Furtwängler conseiller d’État, titre prestigieux mais vide, irrévocable. Göring est un vrai prédateur, il sait s’y prendre pour piéger les hommes qui aiment les honneurs. Le titre de conseiller d’État ne peut pas être annulé sans une décision spéciale du Führer, et en cas de meurtre ou de trahison. Pour compromettre une personnalité, il n’y a pas mieux. De son côté, Goebbels, dès son arrivée au pouvoir, bombarde le célèbre musicien de titres : Reichskultursenator, vice-président de la Reichsmuzikkammer. Le musicien accepte, parce qu’il a toujours été un homme d’influence.
La rivalité entre Göring et Goebbels prend des tournures perverses. Göring interdit l’opéra de Hindemith parce que le Staatsoper est placé sous sa tutelle. Goebbels va autoriser la version symphonique qui sera jouée par le Philharmonique, parce que l’orchestre est directement sous son autorité. Il marque un point dans sa rivalité avec Göring et laisse croire au chef d’orchestre orgueilleux qu’il demeure un homme libre.
Au-dessus de cette foire d’empoigne, Hitler observe et compte les coups. C’est lui qui sifflera la fin de la partie.
28 février 1935. Furtwängler saute dans un taxi. Berlin est figé dans le froid matinal. Sur la Sprée, de lourdes péniches peinent en direction du port, traçant leur route dans la brume comme des vaisseaux fantômes.
— Vous êtes monsieur Furtwängler ? demande le chauffeur en jetant un œil dans le rétroviseur.
— Oui, répond le chef d’un ton maussade.
— J’ai lu l’article que vous avez fait paraître dans le journal. Félicitations !
— Merci.
— C’est pour cela que vous vous rendez au ministère ?
— Une affaire personnelle.
Le chauffeur s’excuse de sa curiosité. Furtwängler ne relance pas la discussion. Les espions sont partout. Les travaux sur la Wilhelmplatz obligent à faire un détour en passant derrière le palais Radziwill que le régime a décidé de transformer en chancellerie et à quitter la Wilhelmstrasse, l’artère principale. La dernière fois que le chef d’orchestre a mis les pieds dans cet antre du pouvoir, c’était pour rencontrer Hitler lui-même, en 1932, à l’hôtel Kaiserhof. Il s’en souvient comme si c’était hier.
— Nous serons élus, avait prévenu celui qui devait devenir le Führer du peuple allemand.
Furtwängler ne l’avait pas pris au sérieux. Le mépris est toujours mauvais conseiller. L’homme au physique de garçon coiffeur tient à présent le destin de l’Allemagne dans ses mains qui paraissent fragiles. Il l’éventre, son pays, le balafre, en tous sens, fait sortir de terre le monde d’en dessous, celui des mauvais génies. Des grues et des bennes vont et viennent. Berlin est devenu un vaste chantier qui patauge dans la boue froide. L’Allemagne n’est plus à genoux devant l’Europe. Elle accueillera les jeux Olympiques dans un an.
Le taxi s’arrête derrière un camion chargé de gravats. Une barrière interdit d’aller plus loin.
— Vous devez continuer à pied, dit le chauffeur en glissant sa monnaie dans la poche de sa veste.
Les arbres de la place ont disparu. À côté de la station de métro, d’énormes pelles mécaniques creusent ce qui fut le parc. Leurs mandibules de fer lâchent des panaches de fumée noire à chaque prise. À ce qu’il se murmure, le nouveau régime construit des bunkers souterrains. La guerre n’est pas loin.
Furtwängler se présente au ministère de la Culture et de la Propagande, ce n’est pas la première fois qu’il vient jusqu’ici, et certainement pas la dernière. Une secrétaire en tailleur trop étroit pour son corps gras le conduit jusqu’à l’antichambre du ministre.
— Veuillez patienter ici, le docteur Goebbels ne va pas tarder.
Il attend, l’esprit occupé par ce qu’il va déclarer au ministre. Les minutes passent. Les murs résonnent des paroles lointaines des fonctionnaires. Des pas grincent sur les parquets vernis. Le chef d’orchestre déteste les retards. C’est l’un des rares motifs qui peut le mettre hors de lui. La porte s’ouvre dans une sorte de fracas de métal qui le surprend. Un huissier en habit surgit.
— Venez, monsieur Furtwängler.
Goebbels est assis à son bureau et se lève pour saluer le chef, le visage impassible. Il est petit et infirme. Pas du tout le genre arien qu’il défend dans ses discours-fleuves. On dirait plutôt un Italien ou un homme du sud de la France. Son nez aquilin taille son visage maigre où percent ses yeux très noirs, comme ses cheveux. Visiblement, il vient d’avoir une conversation avec son maître car il est ombrageux.
— Vous avez demandé à me voir, docteur Furtwängler, dit-il d’une voix sèche. J’imagine que c’est pour me parler de vos récentes déclarations ?
Furtwängler va pour répondre, mais le ministre l’interrompt en levant la main droite.
— Vous souhaitez donc démissionner de votre poste de chef principal de l’Orchestre philharmonique, de directeur du Staatsoper et de vice-président de la Chambre de musique du Reich. Rien que ça ! J’accepte votre démission et je vais charger mes services des questions administratives et financières vous concernant. Vous voudrez bien vous rapprocher de monsieur Göring en ce qui concerne le Staatsoper qui se trouve sous sa responsabilité et non la mienne.
Goebbels pose ses deux mains à plat sur le cuir de son bureau, la mine fermée.
— On connaît votre position sur les Juifs. On sait que vous avez facilité le départ de beaucoup d’entre eux. Je vous demande de cesser d’utiliser votre renommée pour protéger des ennemis du Reich.
Furtwängler ne parvient pas à se contenir.
— Vous avez profité de mon absence, lors d’une série de concerts, pour exclure du Berliner tous ceux que vous avez classés comme des « non-ariens ». Vous avez persécuté Berta Geissmar, ma secrétaire, parce qu’elle est juive. Elle a dû partir, elle aussi. Quand je suis revenu, je me suis retrouvé devant le fait accompli. Sans Berta, je suis totalement incapable de prendre la moindre décision administrative.
Goebbels prend quelques notes.
— La vie est devenue impossible pour les musiciens comme moi. Beaucoup de nos meilleurs interprètes sont juifs. Vous confondez les critères de race et de qualité. C’est inadmissible.
Goebbels repousse son gros stylo-plume d’un geste de colère.
— Ce n’est pas à vous, docteur Furtwängler, de nous dicter notre conduite. Notre bien-aimé Führer a décidé de nettoyer le Reich des bandits juifs qui ont trop longtemps agi. Ni vous ni vos amis ne parviendront à nous écarter de cette mission historique que le peuple allemand nous a confiée.
— Il ne me reste plus qu’à quitter ce pays. Ma patrie. La terre de mes ancêtres.
Goebbels a un sourire carnassier qui se veut sympathique.
— Personne ne vous y oblige.
— Si, répond Furtwängler, en haussant le ton. Vous, vous et toute votre clique m’y obligez.
Il a dit ces derniers mots en pointant son index vers le ministre.
Goebbels le fixe dans les yeux, laissant s’exprimer silencieusement sa colère froide.
— J’ai l’intention de vous demander de prêter allégeance à notre Führer, comme chaque Allemand doit le faire.
— Tout le monde ne prête pas allégeance, et certainement pas moi.
— Nous pouvons vous y contraindre, docteur Furtwängler.
— Je quitterai le pays.
— C’est une possibilité que vous êtes libre d’envisager. Mais songez à celles et ceux que vous laisseriez derrière vous.
— C’est une menace ?
Goebbels lève les bras comme si le chef d’orchestre venait de sortir une énormité.
— Ce n’est pas une menace, docteur Furtwängler. Juste une préoccupation, une inquiétude, pour vos enfants, vos femmes et votre maman. Car, n’oubliez pas l’essentiel…
— L’essentiel ?
— Ce serait un voyage sans retour. Vous quitteriez le Reich sans aucune possibilité de revenir.
Furtwängler encaisse, blême. Ses lèvres tremblent de rage. Goebbels retrouve ce sourire enjôleur qu’il a souvent sur les bandes d’actualité et qui n’est que l’expression de sa victoire.
— Combien avez-vous de maîtresses, docteur Furtwängler ?
— Cela ne vous regarde pas !
— Et des enfants. Combien en avez-vous abandonnés ou laissés dans l’inconnu ?
— Aucun, je les ai tous reconnus.
— C’est une bonne chose. D’ailleurs, ces ragots ne m’intéressent pas. Notre Führer, par contre, déteste les vies dissolues.
Furtwängler se sent pris d’une sorte de bourdonnement interne. Il n’a plus de mots, ne sachant plus quelle carte abattre.
— Comme je vous l’ai écrit, je ne souhaite plus avoir aucune fonction au sein du Reich. Je veux redevenir un chef libre de diriger comme bon lui semble.
Goebbels s’appuie sur le dossier de sa chaise et croise les mains devant lui.
— Vous avez de la chance, docteur Furtwängler.
— J’ai connu mieux, en matière de chance !
— Ne plaisantez pas. Votre chance, c’est d’être une sorte de trésor national. Notre bien-aimé Führer est très attentif à chacun de vos faits, à chacun de vos gestes. Il ne lui a pas échappé que vous ne faites jamais le salut nazi, par exemple. Je lui ai fait lire l’article que vous avez commis contre nous et donc contre sa personne même. Il ne s’est pas mis en colère comme je pouvais le redouter. Il a pour vous une bien étrange patience.
Goebbels se redresse et plaque sa main sur un maroquin de cuir rouge.
— Cela pourrait ne pas durer. Déjà, vous vous êtes mis à dos le maréchal Göring. Le Reichsführer SS Himmler vous déteste. Dans quel monde vivez-vous, docteur Furtwängler ?
— Le même que vous, monsieur le ministre.
— Je ne pense pas. Il faut être assez peu conscient des réalités de la vie pour venir marchander dans mon bureau votre future carrière.
L’expression qui se fige sur le visage de Goebbels laisse deviner qu’il est prêt à céder quelque chose. De plus en plus, il fait de la musique l’un des piliers de sa propagande, surtout le répertoire des génies du passé : Bach, Mozart, Beethoven ou Brahms, que Furtwängler vénère et qui met de côté la modernité. Il n’ignore pas que le chef n’aime pas les jeunes compositeurs qui veulent déconstruire le romantisme. C’est sans doute le seul point qui les réunit.
— Vous avez voulu abandonner le Berliner, mais vos musiciens vous ont supplié de rester. Votre public aussi. Cet immense public.
Goebbels fixe la fenêtre de son bureau. Il s’est mis à neiger. On entend, au loin, le grondement des moteurs des mécaniques qui percent la ville.
— Pourquoi ne voulez-vous pas reconnaître qu’Adolf Hitler est le seul maître de la politique en Allemagne ?
La question agace Furtwängler.
— Ce serait bien difficile de penser le contraire. Votre Führer est partout et s’occupe de tout.
Une évidence, mais aussi un piège. Le regard de Goebbels s’enflamme.
— Si vous le reconnaissez, j’accède à ce que vous me demandez. Je dois rédiger un communiqué de presse pour clore cette triste affaire. Que décidez-vous ?
— Je reste dans mon pays, mais en échange vous voudrez bien préciser, dans votre communiqué, que je me démets de toutes mes fonctions officielles et que je ne participerai plus à votre politique culturelle.
Le 3 mai 1935, à Berlin, Furtwängler dirige un programme consacré à Beethoven dans la salle de la Philharmonie. Le public s’est massé dans la rue. Le printemps est encore frais. Quelques voitures des officiels du régime sont garées en face de l’entrée. Des drapeaux à croix gammées sont fichés au bout de leurs longs capots noirs.
— Mauvais présage, dit Franz Justau, le régisseur du Berliner, en mettant le nez à la fenêtre.
— Pourquoi dites-vous cela ? demande Furtwängler qui doit signer des papiers administratifs frappés de l’aigle hitlérienne.
— Si les seconds couteaux du régime sont en avance, cela signifie que les gros poissons ne vont pas tarder.
— Vous croyez ?
— Aucun doute là-dessus. On aura au moins Göring et Goebbels.
— Je n’ose pas croire que leur patron pointera le bout de sa moustache…
— Qui sait !
Franz Justau n’en dit pas plus mais la chancellerie du Reich l’a prévenu qu’il y a de fortes chances pour que le Führer « honore de sa présence » le concert de ce soir. Il pénétrera dans la salle à la dernière minute, comme toujours, pour soulever un tonnerre d’applaudissements. Mais peut-être changera-t-il ses plans, comme il le fait une fois sur deux.
Furtwängler épingle son stylo dans une poche intérieure de son veston.
— Je vais me préparer.
En descendant jusque dans les coulisses, le chef croise le percussionniste, un jeune musicien à la moustache noire et au regard naïf.
— Comment allez-vous ?
— Bien, Maître. Ma femme vient d’accoucher de notre premier enfant. Une fille.
— Toutes mes félicitations ! Quel prénom lui donnerez-vous ?
— Isolde.
— Ce sera une grande et belle dame alors !
— Merci, Maître. Nous allons donner une magnifique Neuvième ce soir.
— Oui. Je compte sur vous, ne me quittez pas des yeux. Faites trembler les murs de cette vieille maison !
Le percussionniste sourit. Furtwängler lui demande souvent de porter les crescendos des roulements de timbales jusqu’au paroxysme, parfois jusqu’à couvrir tout l’ensemble. C’est selon son humeur. Dans ces moments, il a l’impression d’être seul avec son chef, de communier avec lui, par le seul lien des regards tendus l’un vers l’autre.
Deux musiciens l’attendent devant la porte de la loge.
— Bonjour, messieurs.
— Bonjour, Maître. On aurait aimé vous parler.
Au regard qu’un des deux musiciens jette autour de lui, le chef d’orchestre comprend.
— De qui s’agit-il ?
— De Kurt Wiesenthal, le bassoniste qui a dû partir, il y a deux mois.
— Que lui arrive-t-il ?
— Il a été emprisonné.
— Vous savez pourquoi ?
Furtwängler aperçoit l’altiste qui a été nommé en remplacement du vieux Wiesel, un virtuose, écarté parce que juif.
— Nous parlerons de tout cela plus tard. Passez à mon bureau. Disons demain, dans l’après-midi. Mais je n’ai plus guère de pouvoir. Si ce n’est celui de la musique.
Furtwängler se retire dans sa loge, ouvre l’armoire et décroche son costume. Il a dirigé des centaines de fois la Neuvième Symphonie de Beethoven. La première fois, il n’avait pas trente ans. Un critique l’avait cinglé en se moquant de sa gestique désordonnée. Il s’en souvient encore, c’est pourtant cette étrange façon de vivre la musique qui l’a porté au sommet.
Sa baguette est posée devant le miroir. Il s’observe un moment en ajustant son nœud papillon. De gros cernes charbonneux creusent ses yeux. De nouvelles rides sont apparues sur son front. Il ne les avait pas encore remarquées.
On frappe à la porte. Trois coups nerveux. Le chef n’aime pas qu’on le dérange juste avant un concert. Il a un besoin vital de cet instant pour faire le vide en lui.
— Entrez !
Un grand type d’une cinquantaine d’années se présente, en costume de gala, les cheveux gominés. Un officiel du régime.
— Heil Hitler, Maître.
— Qu’est-ce que vous me voulez ?
— Je viens vous prévenir que notre bien-aimé Führer sera dans la salle ce soir. Le docteur Goebbels exige que vous fassiez notre salut.
— Sortez d’ici.
L’officiel tend le bras.
— Heil Hitler.
Furtwängler est hors de lui. Il attrape le radiateur qui chauffe la loge et le balance contre le mur.
— Saloperie de Goebbels, tu dois bien te moquer de moi, à présent.
Franz Justau accourt.
— Que se passe-t-il ? J’ai entendu un bruit énorme, comme un cataclysme.
Il lorgne le radiateur au sol, déglingué.
— On me demande de faire le salut nazi. Savez-vous ce que cela représente ?
— Oui. Je viens d’apprendre que Hitler va arriver d’un instant à l’autre. L’orchestre est en place.
Justau a l’air désemparé. C’est un fidèle de Furtwängler.
— Tenez votre baguette dans votre main droite quand vous saluerez. De cette façon, vous n’aurez pas à faire le salut nazi.
— Merci ! C’est une très bonne idée.
— Ils vont certainement chanter le Horst-Vesse- Lied. Vous entrerez après.
— Jusqu’où va continuer cette mascarade ?
Le public de la Philharmonie se met à vibrer tout à coup, comme pris d’une fièvre subite. Hitler vient d’arriver. La salle entière l’accueille d’un Seig Heil tonitruant. Furtwängler ferme les yeux.
— Nous sommes les meilleurs, monsieur Justau, et nous allons porter la musique jusqu’à son point incandescent. La plupart de ces idiots ne comprennent même pas le poème de Schiller que notre maître Beethoven a mis en musique.
Il se met à chanter :
Tous les hommes deviennent frères
Où ton aile nous conduit.
Si le sort comblant ton âme,
D’un ami t’a fait l’ami,
Si tu as conquis l’amour d’une noble femme,
Mêle ton exultation à la nôtre !
— On va chanter la fraternité devant ceux qui la piétinent. C’est notre mission de ce soir.
— Oui, Maître. C’est à vous.
Le Horst-Vessel-Lied vient de se terminer. Une salve de trois Sig Heil suit. Puis le silence. Furtwängler entre dans la lumière. Blême. Le visage fermé, comme hébété, une boule dans la gorge. Le regard porté au loin, il feint d’ignorer Hitler, Goebbels et Göring qui clapent. Il n’a sans doute jamais eu autant d’applaudissements.
Il se tourne soudain. Regarde ses « Berliner » pendant un long moment. La salle est suspendue à ce silence lourd. Tout doucement, il abaisse la baguette, les violons frémissent, allant crescendo jusqu’au premier accord que le Berliner n’avait jamais donné avec autant d’énergie.
Les dernières mesures de la Neuvième montent vers les nuées. On y croise Dieu et les anges, et tout le divin et tout le peuple du ciel. D’un geste ample et beau, Furtwängler ralentit le tempo.
Pressens-tu le Créateur, Monde ?
Cherche-le par-delà le firmament.
C’est sur les étoiles qu’il doit habiter.
Incandescente, la voix de l’humanité se retire. Furtwängler fixe le percussionniste et donne une dernière impulsion, comme pris de rage. Le roulement des timbales bondit, la cymbale jette des éclats d’airain. Les violons manquent déraper, le chef les regarde pour les tirer à lui. Le dernier accord emplit la salle et s’enfuit tout là-haut. Le public se lève. Le chef ferme les yeux. Retient quelques secondes encore cette onde qui le soulève. Plus rien n’existe.
Furtwängler se tourne vers le public. Une profonde tristesse transparaît dans son regard. Les applaudissements redoublent. Il invite le Philharmonique à se lever pour saluer avec lui. Il est comme perdu, pauvre musicien dans un monde irréel. Avec sa baguette dans la main droite, il s’incline pour remercier. Une fois, deux fois… Il est au supplice. Goebbels lui jette des regards noirs, furieux. Il voudrait quitter la salle, disparaître. Mais Hitler est plus malin qu’il ne le croit.
Le dictateur se lève, comme s’il était ému, presque gêné, s’avance jusque devant le chef et fait un salut nazi discret, puis tend la main, un grand sourire de reconnaissance illumine son visage. La baguette de Furtwängler change de côté. Il prend la main de Hitler et la serre sèchement. Un photographe se tient juste à côté de lui. Les gros flashes au tungstène jettent deux éclairs blancs en sifflant.
— Nous ne pouvons pas rester un jour de plus dans ce pays. C’en est fini.
Christa Meister est très nerveuse. Un rien l’irrite. Elle passe d’une pièce à l’autre à grands pas comme si elle arpentait une scène de théâtre. Les portes des armoires claquent.
— Pour l’amour du ciel, Rodolphe, prépare ta valise.
Rodolphe va avoir treize ans. L’agitation de sa mère l’indiffère. Il chantonne une mélodie populaire que lui a enseignée Eva.
— Rodolphe, tu dois faire ta valise ! Et arrête de chanter cette mélodie stupide.
Où se trouve Eva, à présent ? Christa a déclaré qu’elle n’a plus l’argent nécessaire pour entretenir une gouvernante et l’a congédiée. Et puis la guerre arrive, on en est sûr. Dans les journaux, on ne parle que des conquêtes et des succès du Reich. Ça ne durera pas.
— Au revoir, Petit Homme, a dit Eva en embrassant Rodolphe. N’oublie pas que tu as juré de m’épouser quand tu seras un grand chef d’orchestre. Je t’attendrai.
Il a senti sa joue mouillée se presser contre la sienne. Une immense tristesse l’a envahi. Il s’est réfugié dans sa chambre et n’en est pas ressorti avant le lendemain. Il n’a jamais connu son père, et, maintenant, celle qui l’avait accompagné pendant ses longues heures de solitude s’en est allée. Celle qu’il aime dans le secret. Le secret qui rend l’amour sublime.
Il a parlé à sa petite statuette.
— Tu retrouveras Eva, a-t-elle dit.
— Tu es sûr ?
La figurine a cligné des yeux avec bienveillance.
— Nous partons au plus vite, lance Christa en farfouillant dans un tiroir rempli de papier. J’ai des appuis en Allemagne et en France, nous pourrons passer la frontière.
Rodolphe ne comprend pas très bien ce qu’on lui tait. Quitter l’Allemagne lui paraît irréel. Il n’y a souvent rien de rationnel dans les décisions de sa mère.
Jusqu’à présent, « ailleurs » représentait le vaste monde, une direction vague et imaginaire où Christa s’en allait et dont elle revenait avec des cadeaux et des souvenirs glorieux. Ailleurs figurait l’absence de son sein, de son parfum d’amande et de ses frous-frous.
Il a treize ans. Ailleurs, ça veut dire quitter l’Allemagne et ne plus pouvoir chercher son père. Quelque chose va se briser, une barrière s’abat lourdement dans son dos, entre le chemin du futur et le passé.
Le soir de cette annonce brutale, la nuit est agitée. Des cris montent partout dans Berlin, une rumeur qui enfle comme une grande tempête. Rodolphe se penche à la fenêtre. Des ombres gigantesques se meuvent le long des murs de Friedrichstrasse, sortes de pétroglyphes à forme humaine comme il y en a dans les récits à faire peur aux enfants. Un feu rougeoie plus haut dans la rue. Des jeunes en uniforme y jettent des meubles et toutes sortes d’objets qu’ils tirent d’un magasin, en hurlant des insanités. Ils viennent de casser la vitrine de Simon Mendelssohn, le marchand de fourrure qui porte le même nom que le compositeur. La veille encore, une grande étoile blanche était peinte à la chaux sur cette devanture. À présent, des éclats de verre brillent par centaines sur le sol. Un gamin saute à pieds joints sur le plus grand pour le briser en mille morceaux. On dirait des bouts de cristal qui scintillent à la lumière du feu. Du cristal, comme celui des baccarats du lustre du salon qui ont la forme de grosses larmes.
Rodolphe comprend les déclarations de sa mère. Il referme la fenêtre et se met au piano. Il joue les adagios des sonates de Beethoven. Tous. Les trente-deux. Pour Eva. Pour qu’elle ne parte pas dans les flammes, elle aussi. Il les connaît par cœur, ces sonates. Il termine par la « Pathétique ». Parce que le premier rondo est comme une petite voix qui rassure, qui revient et qui berce. Et qui s’enfle, déterminée, saccadée. La berceuse devient tourment avant de s’apaiser d’une coquetterie légère. Quand il finit, le pogrom enfle. On arrête des gens. Un grand incendie s’élève dans le ciel.
Christa Meister a eu des positions très dures vis-à-vis du régime, cette « sordide opérette », comme elle l’a déclaré à un grand journal étranger. Elle a refusé de chanter pour l’anniversaire de celui que tous les enfants du Reich, et son fils comme eux, appellent « notre bien-aimé Führer ». Étrange père, au-dessus de tous les autres, dont le visage dur se trouve partout étalé et qui sue en éructant depuis les tribunes.
Hitler avait adoré la voix de Christa. Avant de prendre le pouvoir, il lui avait adressé quelques dithyrambes signés de sa main. Histoire de dire à la cantatrice combien sa voix savait le transporter. Elle avait montré à son fils un de ces mots sucrés, après la prise de pouvoir du NSDAP, le parti du Führer, avec un sourire amer et l’air désemparé d’une femme libre qui doit dire son camp, dans l’immense solitude de la gloire.
Elle a choisi la rébellion, le parti lui a trouvé un grand-père juif, Edgar Rosenberg. Parfait pour la persécution. Christa n’a même pas connu son aïeul. Elle a protesté. Edgar Rosenberg avait été enregistré dans une paroisse catholique de Bavière, mais ce n’était qu’un converti. Elle a écrit à Goebbels qui n’a pas répondu. Des amis bien introduits lui ont dit que son dossier a été transmis à la SS de Himmler. Il faut quitter l’Allemagne au plus vite et tout abandonner.
Rodolphe s’est toujours cru catholique, comme sa mère. Il a fait sa première communion quelques mois avant cette nuit de Cristal. Depuis sa plus tendre enfance, on lui a appris à détester les Juifs. Ses instituteurs parlent d’eux comme des rats, de la vermine ou des poux, c’est selon l’humeur.
Un jour de l’hiver 1933, une pancarte est apparue devant la boutique de Mendelssohn.
Allemand, défends-toi !
N’achète rien chez ce Juif.
Rodolphe était entré dans la boutique du fourreur, la première fois qu’il se retrouvait chez un Juif. Il en avait ressenti une certaine crainte où s’était mêlée de la curiosité. Sa mère venait essayer un beau manteau d’astrakan gris au col en renard argenté. Mendelssohn s’était dit flatté de voir dans son échoppe une artiste aussi célèbre. Il avait des gestes très précis et le regard sévère en piquant des épingles.
— Regardez comme il vous va bien. Avec l’hiver qui approche, il va vous tenir bien chaud.
Christa avait pivoté sur elle-même devant la grande psyché de l’atelier, s’observant de haut en bas.
— Qu’en penses-tu, mon fils ?
— C’est très beau, avait acquiescé Rodolphe, assis sur une chaise paillée et qui ne cessait de scruter le décor qui l’entourait comme pour comprendre un monde secret.
Un mannequin était vêtu d’un paletot en renard roux. Sur des cintres étaient alignés des visons de toutes les tailles.
— Quel est cet animal ? avait interrogé Rodolphe en désignant une écharpe de fourrure délicatement tachetée.
— C’est le plus beau de tous, avait répondu Mendelssohn avec un air mystérieux. Le plus rare. Un lynx de Sibérie. On n’en trouve plus aujourd’hui, hélas. Touchez comme il est doux.
Rodolphe avait frémi en caressant le pelage soyeux et profond que lui présentait le fourreur. Il avait vu des lynx dans les livres d’images que lui faisait lire Eva.
— C’est cruel de sacrifier un si bel animal pour confectionner un vêtement de grand luxe.
Mendelssohn n’avait rien dit, il avait eu une moue un peu chagrine.
— Quand cela sera-t-il prêt ? avait demandé Christa.
— La semaine prochaine. Mardi au plus tard.
Rodolphe remplit une grande valise de cuir. Il laisse des jouets et des livres, abandonne beaucoup d’amour, des lots de secrets et des rêves d’enfant. Il a enveloppé la petite tête dans un grand mouchoir et l’a placée au cœur du bagage, dans une chaussure pour que personne ne la trouve.
— Demain, nous serons à Paris ! s’écrie sa mère. Si tout se passe bien.
Christa prépare ses bagages avec les mêmes gestes nerveux qu’avant un départ en tournée. Un rituel presque banal, mais la tragédie s’en est emparée. Le visage blême, elle ne pleure pas.
— Nous reviendrons, dès que cette engeance sera jetée hors de ce pays.
Rodolphe joue une dernière fois au piano, le Prélude n°1 en do majeur de Bach, le seul morceau qui lui vienne à l’esprit. Sa mère s’arrête soudain et l’écoute, avec ce regard incandescent et fier qui dit qu’un jour il sera sa revanche.
— Joue tant que tu veux, mon Prince. Je vais m’occuper de tout.
Ils quittent Berlin au petit matin. Christa conduit le cabriolet Mercedes 540 K bleu ciel, au long capot et aux roues cerclées de blanc. Un froid humide fige les rues désertes, une fine brume couvre les trottoirs. Avant qu’Unter der Linden ne disparaisse de sa vue, Rodolphe se retourne une dernière fois, avec l’intuition amère de ne plus jamais revoir ce décor immobile et gris. Pourquoi ressent-il cela ? Il ne sait pas le dire avec des mots. Une mélodie lente et ténébreuse le pénètre doucement, il n’en connaît ni les notes, ni les accords qui sonnent comme un glas. Il jure de s’en souvenir et de la poser sur les lignes d’une partition.
Il ouvre la fenêtre pour sentir une dernière fois l’odeur de bois mouillé et de feuilles mortes des trottoirs, les haleines charbonneuses des grosses péniches et le métal des usines. Ses yeux s’emplissent du décor qui flotte dans la froidure, comme pour le fixer en un chromo éternel.
Les branches givrées des arbres de Tiergarten laissent pendre leurs doigts de glace. Les roues de la voiture tracent de grandes lignes noires sur le verglas. Le fantôme de son père disparaît, l’Allemagne aussi, lentement, kilomètre après kilomètre. Contrôle après contrôle. De grandes plaines blanches s’ouvrent devant le capot interminable de la Mercedes.
Rodolphe fixe la route toute droite. Christa ne parle pas, les yeux rivés sur le lointain. De temps à autre, ses doigts se crispent sur le joli bois du volant, des doigts de tragédienne trahissant ses colères devenues des haines féroces.
Christa roule jusque tard dans la nuit. Elle s’arrête au milieu de nulle part, une glèbe vague et gelée. Une forêt s’étend jusqu’à la nuit. Les vieux chênes et les grands frênes aux longues griffes noires veulent retenir les rêves des fugitifs.
— Essaie de dormir, dit-elle avec un brin de tendresse dans la voix.
Elle ajoute, en jetant sur son corps maigre un plaid à gros carreaux.
— Mon tout-petit.
Cette seule attention interdit le sommeil. Pas possible. Il n’est ni tout, ni petit, Rodolphe. Il ferme les yeux pour ne pas contrarier sa mère. C’est à Eva qu’il pense. Son visage, tout en fraîcheur, ses seins durs sous sa chemise lorsqu’elle le pressait contre sa poitrine. Eva est comme le rêve que l’on cajole en espérant qu’il revienne chaque nuit, à la place des démons. Mais les démons ont la peau dure. Cette nuit, dans ce cabriolet d’un luxe qui lui donne l’envie de vomir parce qu’il pue le cuir et la patine, Rodolphe voit le visage d’Eva se dessiner sur les chromes des compteurs ronds enchâssés dans la nacre du tableau de bord. Il voit le concert au Staatsoper. Furtwängler qui agitait sa baguette aussi vite que les croches de Brahms, comme si le sol vibrait sous lui, prêt à l’engloutir. Il entend les roulements de timbales, les fortissimo des cuivres, les longs legatos des cordes, sombres et intenses. Eva s’était levée pour applaudir, ses mains claquant de plus en plus vite. Il s’imagine devant la salle, l’orchestre dans son dos, debout, et elle l’applaudissant.
Sa mère peut conduire pendant des heures sans s’arrêter. L’Allemagne paraît un immense chantier. Partout, des engins entament le paysage, des cohortes de bennes sillonnent la campagne brumeuse. À travers les chantiers, des visages terreux se tournent pour voir passer la belle Mercedes conduite par une femme. Ils n’en voient pas tous les jours, des cabriolets comme celui-là. Puis revient la monotonie des autoroutes qui taillent droit dans les futaies et les glèbes immobiles, l’interminable staccato des plaques de béton sous les roues de la voiture.
Quand elle s’arrête un moment pour se détendre, Christa retrouve des attentions de mère. Elle joue aux cartes, parfois aux dés et aux dominos. Rodolphe triche, elle ferme les yeux.
Il faut passer par le poste de Baden-Baden. Un admirateur, un haut fonctionnaire, lui a promis qu’elle franchirait la frontière sans trop de problèmes.
Rodolphe regarde la barrière du Reich se lever puis se refermer, comme une lame de guillotine s’abattant sur le cou de son monde. Son passé, celui que l’on palpe et qui tient debout une existence, disparaît. Il a l’impression d’abandonner son père définitivement. Il doit bien se trouver quelque part derrière cette frontière, dans le dos de ces types lourdement casqués. Rodolphe aimerait retenir la voiture, ne pas traverser le Rhin. Le fleuve est immobile, noir, immense, se perd au loin entre des collines blanchies de froid.
— Passeport, s’il vous plaît ?
— Voici.
C’est la première fois que Rodolphe entend sa mère parler français. Elle semble ne pas avoir d’accent, en tout cas pas trop prononcé. Ça lui donne du charme. Elle sourit aux policiers français.
— C’est bon, vous pouvez y aller.
Christa démarre comme si de rien n’était. Elle vient pourtant de tirer un trait sur toute une vie, sans laisser transparaître ses émotions. Elle a toujours eu un sang-froid hors du commun. Un jour, elle a dit à son fils :
— Je suis dans la vie comme sur scène. Sur scène, tu dois maîtriser tes sentiments et tes émotions. Les artistes sont les êtres les plus forts que je connaisse. Par exemple, si tu pleures en chantant le Liebestod, la mort d’Isolde, ta voix s’étrangle et tu fous par terre tout un opéra.
Quand il était petit enfant, Christa fredonnait cet air d’amour et de mort à son oreille. Le sommeil le gagnait presque toujours sur la dernière note, délicate et douce.
Est-ce que ce sont des ondes de brise légère ?
Est-ce que ce sont des vagues de précieux parfums qui m’environnent ?
Elles bruissent d’un son plus clair.
Comme elles enflent !
Leur bruit m’inonde.
Dois-je les respirer ? Dois-je les écouter ?
Dois-je les boire avidement, dois-je m’engloutir en elles ?
Me dissoudre dans les douces vagues parfumées ?
Me noyer, disparaître, inconsciente,
Dans les flots bondissants, dans les sons mélodieux,
Dans l’âme du monde, la respiration universelle,
Félicité suprême.
Au ministère de la Propagande :
La direction des affaires veillera avec une sévérité extrême à ce que toute influence juive continue à être éliminée.
Les Juifs ne sont plus admis dans l’orchestre et à l’avenir on ne recrutera pas de Juifs non plus.
Heil Hitler.
Au congrès commun de la chambre culturelle du Reich et de l’organisation nazie « La force par la joie », Goebbels déclare :
— L’objection qui a souvent été formulée contre nous, à savoir qu’il est impossible d’évincer les Juifs de la vie culturelle, parce qu’ils sont trop nombreux et que nous ne pourrons les remplacer, a été brillamment réfutée. Ce changement du peuple, du système et de l’orientation a été réalisé sans la moindre fiction.
Dans l’après-midi, Furtwängler prépare un concert. Face à lui, un immense portrait de Hitler. Plus de deux mètres de haut, de profil, encadré par des guirlandes ridicules, semblables à celles qu’on voit dans les fêtes de la bière. Insupportable. Furtwängler referme la partition de la Symphonie n° 8 de Schubert. Le gros livre claque en faisant trembler le pupitre.
— Je ne peux pas diriger dans ces conditions. Nous ne sommes pas dans une réunion politique.
Les membres du parti nazi disséminés dans l’orchestre n’osent pas dire un mot. Bastiaan, un premier violon, baisse les yeux, impossible de croiser le regard de ses collègues. Furtwängler quitte l’estrade en saluant d’un signe de son chapeau. Puis il s’immobilise et se retourne vers son orchestre.
— Tant qu’il y aura ce portrait, je ne ferai pas de répétitions.
Le chef disparaît, traînant sa colère derrière lui, comme une ombre qui semble ne plus le quitter. Les musiciens se dispersent, sans dire un mot. Le quatuor des cordes qui s’est formé autour de Bastiaan se retrouve dans une brasserie, à deux pas de la Philharmonie. Il y a Hans, le violoncelliste, Rudolf, l’altiste, et Erich, un autre violon. Quatre bocks de pilsener arrivent sur la table.
— Furtwängler n’a plus d’obligation à nous diriger, dit Bastiaan. Il n’est plus le chef officiel.
— Depuis son départ, les abonnements sont en chute libre. L’orchestre perd beaucoup d’argent.
— Je crois que désormais ce n’est plus très grave, l’État nous finance à une hauteur très importante. Il est devenu notre principal actionnaire et nous a sauvés de la crise. Au fond, on est devenu des fonctionnaires.
— Tu connais la contrepartie…
— Je sais. On a dû tous prouver qui on était.
Bastiaan se tient un peu à l’écart, son verre à la main, un œil sur la salle, par méfiance. Deux musiciens de l’orchestre sont d’ascendance juive. Bruno Stenzel est même juif par sa mère. Il a eu la chance d’être converti au catholicisme et a pu fournir un certificat de baptême et de confirmation. Furtwängler a fait taire les rumeurs et a même cherché des soutiens à un très haut niveau. Lesquels, personne ne le sait. Encore une de ces négociations avec Goebbels ou l’un de ses sbires.
— On dit que Back et Wiesel se trouvent au camp des musiciens.
— Le camp des musiciens ? s’étonne Bastiaan.
Rudolf se penche et parle à voix basse.
— Ce doit une sorte de camp de concentration pour les musiciens juifs. Je n’en sais pas plus.
— Stern a disparu. Je ne sais pas s’il est dans ce camp mais j’ai appris qu’il a essayé de vivre grâce aux cours de musique qu’il donnait à ses élèves puis que ça lui a été interdit. Pas de cours à des Allemands si on est juif. Peut-être a-t-il pu s’enfuir.
Bastiaan revoit son collègue disparu. Il aimait bien plaisanter avec lui. Quand il partait en tournée, ils se mettaient souvent ensemble dans le train et discutaient des choses simples de la vie. Beaucoup de musique, parfois des femmes. Bastiaan est encore trop jeune pour penser au mariage. Il a du succès avec son beau visage passionné, ses longs cheveux noirs et ses yeux très bleus. Les musiciens du Philharmonique plaisent. Hans Rammelt rafle les suffrages, un grand blond très fin, sourire enjôleur.
— J’ai commencé à ressentir un drôle de malaise, dit Rudolf, quand ils ont voulu enlever le bas-relief de Mendelssohn, à la Philharmonie. Pourquoi ont-ils fait ça ?
— Parce qu’il était juif, dit Erich qui, d’ordinaire, parle peu.
— Oui, mais il est mort depuis très longtemps. Et puis, il faisait partie de notre répertoire.
— Je m’en souviens, dit Bastiaan en allumant une cigarette. Juste après le départ de Goldberg, ça devait être en 1935.
Rudolf hoche la tête.
— Je crois qu’on est un peu comme des enfants face à tout ça, ajoute Bastiaan. On n’y comprend pas grand-chose.
Bastiaan fait figure de sage résigné. Derrière sa naïveté, transparaît ce que chaque membre de l’orchestre place au-dessus de tout, l’immense fierté d’appartenir au Berliner. Depuis que Furtwängler a démissionné pour devenir un chef invité, d’autres maestros ont défilé. Très peu sont bons, quelques-uns sont excellents, un seul les bouleverse vraiment.
Erich Hartmann va pour parler. Bastiaan lui fait signe de se taire. Werner Buchholz, un grand ténébreux, très bon violoncelliste, vient d’entrer dans la brasserie, flanqué de Wolfram Kleber, le trompettiste aux lèvres qui pendouillent. Les deux « super nazis » de l’orchestre, certainement des mouchards. Buchholz est de Vienne, il a été enregistré au parti le 1er mai 1933 sous le numéro 2641027. Depuis quelques mois, son pays natal est rattaché au Reich allemand. Parfois, il lui arrive de venir jouer avec son uniforme de nazi.
— J’ai peur que Furtwängler s’en aille définitivement, dit Bastiaan.
Erich secoue la tête de dépit.
— Tu veux dire qu’il quitte l’Allemagne ?
— Si ça continue comme cela, il va partir pour l’Europe ou l’Amérique. Il n’aura aucun problème pour vivre là-bas.
Bastiaan se dit que les temps changent vite, trop vite, une accélération vertigineuse, partout entre les hommes, au fond des cœurs et dans les regards qui surveillent tout. Berlin lui donne l’impression d’un chantier qui s’enfonce dans la grisaille. Même les foires aux odeurs de sucre et de graisse rance ne parviennent pas à mettre des couleurs sur le ciel. Pourtant, on rit et on crie bêtement autour des manèges qui soulèvent les fêtards vers le ciel en tournoyant.
L’époque est loin où Furtwängler pouvait dire que le Führer était un ennemi du genre humain. Ça mettait du baume au cœur de pas mal des musiciens.
Le chef a revu Hitler. Les deux hommes se sont copieusement engueulés. Plus de deux heures d’un dialogue de sourds au sujet des musiciens qu’il faudrait garder en Allemagne.
— Sans eux, je ne peux pas maintenir un niveau de qualité suffisant.
— Ce sont tous des Juifs ou des dégénérés ! a dit le Führer d’une voix glaciale.
— L’art se moque de ces histoires de race !
Hitler a gueulé, une petite voix aiguë qui est redescendue dans les graves, avec des voyelles hideuses. Furtwängler a été surpris un instant, de crainte tout d’abord. L’homme qu’il méprise peut se montrer redoutable, quasi habité par la force d’un mauvais génie. Un instant, le chef d’orchestre a eu l’impression que le dictateur lisait en lui comme dans un grand livre, qu’il pouvait tourner à son gré les pages de son destin.
Et puis, l’image du petit caporal a ressurgi. Furtwängler s’est retenu de pouffer pendant le long monologue du dictateur sur la culture. Mais il a compris que le train de l’antisémitisme fonce droit, à présent, et que rien ne peut l’arrêter.
Furieux, Furtwängler l’est au-delà de ce qu’il aurait pu imaginer. Le nazi veut tuer toute forme de vie culturelle.
La dernière conversation que le maestro a eue avec Christa Meister date d’il y a quelques jours, dans un couloir qui mène aux loges du Staatsoper.
— C’est mon dernier concert, Wilhelm. Je pars.
Il n’a pas su trouver les mots. Il n’aime pas bredouiller.
— Ne reste pas ici trop longtemps, toi non plus. Ils vont te digérer complètement.
La cantatrice a filé vers la scène, avec un sourire comme elle sait en distribuer des centaines. Elle a chanté, et on ne l’a plus revue.
— Christa Meister a quitté l’Allemagne, dit Erich Hartmann.
— Comment l’as-tu appris ?
— Elle a annulé des concerts à Dresde et à Mannheim. Rien n’est sûr, mais je ne crois pas qu’on la reverra.
— Elle ne faisait jamais le salut nazi, dit Rudolf.
Rammelt hausse les épaules, ces manières de chichis politiques l’ennuient.
— On ne risque rien, nous autres, marmonne Bastiaan. Hitler a dit que l’art est le seul placement vraiment impérissable du travail et de l’effort de l’homme. On est ses chouchous.
— Alors, si les nazis restent au pouvoir, on va jouer du Beethoven, du Mozart et du Bruckner jusqu’à la fin de notre vie. C’est tout ce qu’ils connaissent de l’art.
— On a aussi joué l’hymne olympique… Même que c’était Richard Strauss, notre gloire nationale qui dirigeait.
Bastiaan ne peut se retenir de rire.
— Alors, à la santé de nos gloires nationales.
Chaque membre de l’orchestre a reçu une décoration pour avoir participé à l’ouverture des Jeux. La sienne, Bastiaan l’a foutue au fond d’un tiroir. Il est écrit, dans un beau bronze aux reflets bruns :
Pour un travail méritoire aux jeux Olympiques
Lors du congrès de Nuremberg, Hans Rammelt a été impressionné par la foule venue acclamer l’orchestre et les dignitaires nazis. Les femmes jetaient des fleurs en l’air dans les rues de Nuremberg. Il n’aime pas trop la foule parce que ça met dans les tripes de drôles de sensations, parce que ça vibre trop, et mal. Rammelt est un type rangé, sans histoires. Ses journées commencent à 7 heures, quand ses premiers élèves arrivent chez lui. Invariablement, à 9 heures, il enfourche son vélo, violon en bandoulière et fonce à la Philharmonie. La répétition dure jusqu’à midi. Pendant l’heure de pause, il revient à la maison, sa femme, Olga, lui a préparé un en-cas. D’autres élèves arrivent. Puis retour à la Philharmonie. Pas question d’être en retard. Surtout si c’est Furtwängler qui dirige. Il peut se mettre dans des colères atroces pour quelques minutes d’absence. Bastiaan en a fait les frais.
— Je n’ai plus aucun élève juif, dit Hans Rammelt. C’est fini. Je ne sais même pas ce qu’ils sont devenus.
Dans l’après-midi, Furtwängler est revenu. Des machinistes ont décroché le portrait de Hitler pour le transporter dans une autre salle. Il a bien dû encore négocier quelque chose en échange. Avec les nazis, c’est le marchandage perpétuel.
— Messieurs, dit Furtwängler en tapotant de sa baguette la partition, reprenons à la mesure où l’on s’est arrêté ce matin.
Les violons montent dans un mouvement ample qui semble venir du lointain. Le chef arrête immédiatement en secouant la tête. Il tourne une page de la partition et semble y chercher quelque chose, le visage fermé.
— Le crescendo vient au milieu de la mesure et non pas au début. Vous l’avez tous fait au début. Il ne faut pas trop exagérer. Plus de mélancolie.
Furtwängler hésite, sa voix est éraillée. La colère est encore en lui. Il se passe la main sur le menton, son regard hésite puis il ferme les yeux.
— Reprenons.
En 1936, à l’occasion du congrès du parti NSDAP, Buchholz note dans son journal :
Nous sommes arrivés à Nuremberg à 15 h 30. Toute la ville est décorée pour une grande fête. Des foules de gens sont massées dans les rues, dans une attente fébrile. Il y a des milliers de personnes.
Nous sommes émus de voir que, malgré le mauvais temps, tous ces hommes, ces femmes et ces enfants participaient à cette grande fête pour voir le Führer, ne serait-ce qu’un seul instant.
Le Führer arrive au milieu de la liesse. Il monte sur l’estrade avec solennité. Avec la cordialité captivante propre à sa personnalité. Il nous salue, nous qui nous sommes levés. Nous sentons la grandeur de cet instant.
Voilà que le Führer parle, il se tient parmi nous. À quelques mètres de moi. Il dit :
« L’art est le seul placement vraiment impérissable du travail et de l’effort de l’homme. »
Le 16 septembre, le professeur de la classe de Rodolphe faisait un cours sur le congrès de 1936.
— Savez-vous pourquoi ce huitième congrès a été baptisé « Congrès pour l’honneur » ?
Rodolphe avait levé le doigt, l’instituteur lui avait donné la parole :
— Parce que notre bien-aimé Führer a voulu que notre pays occupe à nouveau la Rhénanie. Il a lavé l’affront de la défaite de 1918. De tout temps, ces terres ont toujours été allemandes et doivent le rester.
— C’est très bien Rodolphe. Tu peux te rasseoir.