Deuxième partie La maison des morts

« Vous êtes le plus grand chef du siècle et c’est pour cela que je ne peux pas vous pardonner. Vous ne deviez pas, par votre présence en Allemagne, apporter quelque caution que ce fût, même passive, à la barbarie. »

Thomas Mann, Lettre à Wilhelm Furtwängler


15

Christa vend le cabriolet Mercedes dès son arrivée en France. Une fortune, à ce qu’elle affirme. Un riche amateur d’opéra a payé, il n’a pas discuté le prix. Rodolphe comprend qu’il n’est sans doute pas qu’un simple admirateur. Christa chante et retrouve ses manières berlinoises. Parfois, elle rentre tard, sentant l’alcool et le tabac.

Ils sont installés rue de Vaugirard, non loin de Montparnasse et du jardin du Luxembourg. Christa a troqué un collier de perles somptueux contre un Pleyel, un quart-de-queue.

— Vaut mieux de la musique que des cailloux, a-t-elle déclaré.

De temps à autre, elle plonge dans une nostalgie qui déroute son fils. Elle parle de plus en plus souvent de la ville de son enfance. Le Berlin d’avant la Grande Guerre, d’avant les famines et les humiliations, revient comme un leitmotiv. Elle n’aime pas Paris. Trop tapageur. Une cité de relégation. Pas moyen de s’y faire vraiment.

Elle chante, beaucoup. S’épuise comme pour se vider de toute la tristesse et de la rancœur de l’exil, de tout ce qui pèse sur sa conscience. Sans y parvenir. La voix tient, ne perd rien de son timbre, ni de sa tessiture. Elle vocalise tous les jours, longuement, parfois avec son fils. Christa maintient son rang, un caractère de fer. Son fils s’en éloigne peu à peu, sans qu’elle puisse le retenir.

Peu de temps après leur installation, il a déclaré, avec un aplomb que rien n’a effacé, pas même l’exil :

— Je veux devenir chef d’orchestre.

— Quelle drôle d’idée, par les temps qui courent !

Christa a réfléchi et a déclaré :

— Tu vas aller voir Hans Mayer. C’est un réfugié, comme nous. Un Juif. Il a quitté notre pays en 1931, avec toute sa fortune car il a senti le vent mauvais. J’aurais dû en faire autant. Les sentiments, voilà où cela mène. Mayer s’est installé en France et n’habite pas loin. Il a été violoniste puis il a dirigé en Pologne, avant de devenir le chef en titre du Philharmonique de Dresde. Tu ne peux pas trouver de meilleur maître.

Quand il sonne au 38, rue des Cordeliers, Rodolphe est pris d’une sorte de panique. L’envie de tourner les talons et de s’enfuir. Depuis qu’il vit en France, son univers d’enfant s’effondre, pan après pan. Ce n’est pas seulement l’enfance qui se détourne de lui, à la manière d’un chapitre qu’il faut bien refermer un jour. Il voit s’engloutir des espérances, disparaître des images. Le futur n’est plus le même. Il redoute de sortir, de croiser ces Français qu’ils trouvent exubérants et vulgaires. Certains le dévisagent parfois comme si le mot réfugié était écrit sur son front. D’autres l’insultent parce qu’il est allemand. Dans ses nuits, il cherche Eva, comme un secours dans un théâtre d’ombres. Il la devine parfois, voulant lui tendre les bras et l’embrasser. Mais, au réveil, personne ne vient. Sa mère, trop occupée, ne le console pas. Elle s’absente de plus en plus, le laisse seul, livré à la mélancolie. Il joue du piano de longues heures et fond en larmes quand une mélodie le perce. Il a presque quinze ans, un fin duvet couvre ses joues.

— C’est inimaginable comme tu as grandi, s’est étonnée Christa, après un repas du dimanche. Tu es plus grand que moi.

Puis elle l’a regardé drôlement, a froncé les sourcils. Ses yeux se sont voilés.

— Je ne te ressemble pas, Maman…

— Si, tu as les mêmes yeux que moi.

Rodolphe se renfrogne.

— À qui je ressemble, Maman ?

Elle a détourné le regard et a siffloté une mélodie connue. Le silence est revenu.


La porte du 38, rue des Cordeliers s’ouvre, Rodolphe s’arrête devant la guérite de la concierge en train de trier du courrier et qui lève le nez. Elle a un gros visage aux joues roses. Une de ces Françaises qui lui font peur.

— Je peux savoir où vous allez, mon petit monsieur ?

Rodolphe articule dans un mauvais français.

— Bonjour, madame. Je vais chez monsieur Mayer.

La concierge le regarde de bas en haut, l’œil mauvais.

— Encore un Allemand ! Un Juif, je suppose. Vous traversez la cour, c’est au deuxième.

Quand il toque à la porte, une voix forte, autoritaire, lui répond.

— Qui est-ce ?

— Rodolphe Meister, le fils de Christa Meister.

La porte s’ouvre brutalement. Un homme d’une cinquantaine d’années apparaît, élégant malgré la chevelure en désordre, droit comme un sergent-major, veston gris, pantalon noir, gilet et cravate. Il est à peine plus grand que Rodolphe. Son visage carré dégage une impression de volonté sans partage.

— Vous voilà donc, cher Rodolphe. Votre mère m’a beaucoup parlé de vous. Donnez-vous la peine d’entrer.

L’appartement de Mayer paraît immense. Une forte odeur de cigare, de poussière et de vieux papier imprègne un clair-obscur peuplé de bustes de compositeurs, en bourgeois solitaire, collectionneur et sans doute nostalgique.

— J’ai quitté Dresde bien avant l’arrivée de Hitler, dit-il en entraînant Rodolphe au bout d’un long couloir. J’avais un mauvais pressentiment. L’histoire me donne raison.

Il enseigne Mahler, Bruckner et surtout Wagner, ce « cochon de génie », comme il le surnomme. Parce que Wagner était un antisémite.

Dans une grande chambre, un beau secrétaire Renaissance est tourné vers la grande fenêtre, il y traîne quelques partitions. Un Pleyel, un quart-de-queue occupe tout le centre de la pièce.

— Installez-vous, dit Mayer. Mettez-vous à l’aise.

Le chef d’orchestre s’assoit devant le piano. Rodolphe trouve une chaise, se place face à lui.

— Qu’est-ce que diriger un orchestre signifie pour vous ?

Rodolphe ne s’attendait pas à cette question. Il est décontenancé.

Mayer se saisit d’une baguette qui traîne sur le piano.

— Faut-il battre la mesure ?

— Un chef n’a pas d’autre choix, répond Rodolphe. Sans cela, l’orchestre dérape. C’est la catastrophe, la débandade.

Rodolphe fait un geste grotesque de la main, du haut en bas, pour imiter la chute. Mayer rit de bon cœur. L’image lui plaît.

— La battue détruit le sentiment du flux mélodique, dit-il, plus sérieux. Qu’en pensez-vous ?

Le chef d’orchestre s’anime d’une sorte de fièvre qui brûle son regard.

— Diriger, dit Rodolphe, c’est d’abord transmettre un rythme. Un tempo. Pour moi, c’est le rôle premier du chef. De là, s’ensuit tout le reste. Sans tempo, pas de précision dans l’exécution d’une œuvre. Le tempo, c’est tout d’abord abstrait… Juste une indication. Mais dans la musique, ce ne peut pas être un tempo abstrait.

— Vous avez raison. C’est une réalité vivante et toujours changeante. Là est la vérité de notre art.

Mayer se masse le menton en cherchant ses idées. Ses yeux dansent dans leurs orbites.

— Tout le problème, monsieur Meister, c’est de savoir comment, avec ma simple baguette qui bouge comme ça dans l’air, je vais amener l’orchestre à chanter. Comment, en m’appuyant sur les repères rythmiques, faire que l’orchestre chante ? Comment donner de la couleur ?

Le chef chante une mélodie de Mozart, les yeux fermés. Ses mains caressent l’air.

— J’ai bien connu Nikisch, dit-il, notre père à tous. Il savait faire chanter un orchestre, chose extrêmement rare. Il ne se préoccupait que de la sonorité, de la création et de l’accomplissement de cette sonorité. Pour moi, diriger un orchestre, c’est comment s’y prendre pour qu’il ne joue pas seulement de façon rythmique précise, mais qu’il chante, et qu’il chante avec toute la liberté indispensable à une réalisation vivante de la phrase mélodique. N’oubliez jamais que diriger signifie pouvoir créer librement.

Faire chanter l’orchestre, se répète Rodolphe, comme pour s’imprégner de cette maxime magique. Dans aucune académie, on n’apprend cela. Il songe aux grands chefs qui entendent servir l’œuvre en la respectant scrupuleusement. Mayer a deviné ses pensées.

— Le problème n’est pas d’être le « serviteur de l’œuvre » mais de la comprendre. Et cela ne se résout pas comme un problème d’arithmétique. Il n’y a pas de mathématique ou de géométrie. La solution est en vous, Rodolphe. Elle dépend de votre force et de votre richesse. Ce que vous n’êtes pas, vous ne pouvez pas le faire.

» Réussir une exécution précise, magistrale, brillante est à la portée de nombreux artistes ; mais laisser parler l’âme de Beethoven, de Wagner, voilà qui est autre chose… Qui ne porte pas en soi une parcelle de Beethoven ou de Wagner ou d’autres, qui en quelque sorte n’est pas en affinité avec leur génie ne pourra pas les interpréter réellement. Ni sincérité, fidélité, effort, ni la plus grande virtuosité ne peuvent remplacer cela. Beethoven et Wagner ont été des âmes exceptionnelles. Je sais qu’il y a en vous une parcelle de ces génies.

— Je me sens plus proche de Beethoven que de Wagner. Sans oublier Bach.

La remarque semble agacer Mayer.

— Je ne suis pas wagnérien, dit-il, mais je pense que Wagner est un génie, le créateur de normes et d’orientations nouvelles, parmi les plus féconds. Un cochon aussi, car il a écrit des choses horribles sur nous autres, les Juifs. Le pire antisémite que le monde ait connu ! Que voulez-vous, l’homme n’est parfois pas à la hauteur du génie qu’il incarne.

— Il est très aimé en Allemagne, aujourd’hui.

Mayer balaie la réflexion d’un geste de la main.

— Tout ça, c’est à cause du national-socialisme car, malgré toute son arrogance, ce régime n’a pas confiance en lui. C’est pour cette raison qu’il aime exploiter pour son compte la grandeur et le génie d’autrui ou d’autres temps. Wagner aurait méprisé des Hitler, Göring ou Goebbels…

Il se lève et se dirige vers un gramophone.

— Je vous ai préparé une petite surprise, Rodolphe, pour illustrer ce que je viens de vous dire.

Il place un disque sur le plateau.

— J’ai écouté Toscanini dans quelques passages de Tristan. Une chose m’a marqué, dès l’ouverture.

Mayer soulève le bras du tourne-disque et le pose sur la grosse galette noire. Le saphir chuinte quelques secondes puis les violoncelles apparaissent.

— Écoutez. Quand il aborde le thème de Tristan, Toscanini accélère. Ça lui arrive très rarement, mais il le fait car il pense qu’en accélérant il intensifie l’émotion qui se dégage de la composition.

— On dit pourtant qu’il est un véritable métronome…

— Voilà, c’est là. Vous entendez ? Il passe à la vitesse supérieure, puis il ralentit.

Mayer change de disque.

— Écoutez Furtwängler !

Le maître de Berlin ne ralentit pas, ni n’accélère. Il joue sur l’intensité du son, partie d’orchestre par partie, bien distinctes.

Rodolphe ne connaissait pas ces enregistrements.

— Vous savez, dit Mayer en dessinant une ligne imaginaire devant ses yeux, Toscanini dirige en partant d’un point vers un autre, c’est sa notion du temps musical. Furwängler, c’est l’inverse. Seul le présent compte. L’inspiration, l’immédiat. Le tempo, il s’en fout. En gardant le même rythme, il conserve toute l’intensité dramatique. En accélérant, Toscanini use d’un effet très superficiel. Il croit que l’accélération du rythme donne de l’expressivité. Il se trompe.

Rodolphe est ébranlé. Il n’aime pas évoquer, d’une façon ou d’une autre, son enfance berlinoise. Ce n’est pas encore assez loin.

Mayer range ses disques et allume une cigarette.

— Pardonnez-moi. Je crois que j’ai rappelé certains souvenirs douloureux.

— Ce n’est pas grave, Maître.

— Il va falloir apprendre à vous endurcir. Par les temps qui courent, un musicien doit aussi être un guerrier, en quelque sorte. Nous autres, Juifs, nous savons cela dès la naissance.

Rodolphe ne se sent pas juif. Comment le pourrait-il ? Il l’est devenu par la férocité d’un régime. Mais il comprend aujourd’hui cette douleur ancestrale dont parle Mayer. Il la touche du doigt, dès qu’il met un pied hors de chez lui. L’enfant qu’il était et qui aimait voir défiler les SA dans la nuit de Berlin, flambeaux à bout de bras, fasciné par leur force animale, est mort en lui.

— Je me souviens de Furtwängler, dit-il d’une voix blanche.

— L’avez-vous rencontré ?

— Oui, en 1932, à Bayreuth. J’étais tout petit, à peine sept ans. Maman m’avait emmené au Palais des festivals. Furtwängler était là. Je l’ai revu sur scène par la suite.

— Vous avez dû rencontrer aussi la vieille Winifred Wagner !

— Oui. Je me souviens d’une grande femme qui m’a caressé le menton quand j’ai passé la porte de sa villa. Elle ne semblait pas si vieille que ça.

— Une vraie nazie, celle-là. De Wagner, elle n’a que le nom et les idées de cochon.

Mayer fait un signe pour balayer ses souvenirs.

— L’art est au-dessus de tout ça. Furtwängler n’est pas antisémite, lui. Je le sais. Il a rendu service à beaucoup de musiciens juifs. Je sais qu’il m’aurait défendu.

Mayer cherche une partition et l’installe sur le piano.

Cinquième Symphonie de Beethoven. Prenez ma baguette, fermez les yeux et imaginez le pupitre des premiers violons, là, devant vous, sur votre gauche. Au fond, à droite les contrebasses. Les cuivres se trouvent à côté. Les premières notes, vous les connaissez : trois croches, avec un demi-soupir juste avant, puis une blanche qui prend toute la mesure. Cette note, vous pouvez la faire durer le temps que vous souhaitez. Vous avez le temps, vous en êtes le maître. Elle pose le drame de cette symphonie.

Rodolphe connaît la partition par cœur. Il lève la baguette. Sa main tremble.

— Regardez bien les cordes, dans les yeux. Ils ont besoin de vous, de votre énergie. Tous les regards sont tendus vers vous. C’est à vous !

16

C’est arrivé comme un coup de tonnerre, la guerre. À la fin de l’été. Rodolphe l’a appris en traversant le jardin du Luxembourg. Les moineaux se disputaient dans les buissons, les gosses jouaient aux soldats, justement. Un vieux, assis sur une chaise de fer, tenait un journal avec un gros titre qui annonçait la déclaration de guerre. C’est de cette façon qu’elle est entrée dans la vie de Rodolphe. Il l’a vue s’étaler ensuite, dans les journaux, sur les murs, à la radio. Partout, jusque dans le ciel. Les étoiles ne brillaient plus du même éclat dans l’été.

Tout a commencé par un pacte entre Hitler et Staline. Tout le monde en a parlé. Rodolphe ne connaît rien à la politique mais il s’est souvenu qu’en Allemagne les nazis détestaient les communistes. Comment pouvaient-ils tomber d’accord pour s’acoquiner et ensuite se jeter sur la Pologne ?

À ce sujet, Mayer s’est emporté en pleine leçon sur la Passion selon saint Matthieu, de Bach. La guerre a débarqué, comme ça, dans la conversation. Parce que sa mère était polonaise, de Varsovie.

— Hitler est un porc. Il va mettre l’Allemagne dans le même état qu’en 1918. Peut-être même pire. Heureusement que nous sommes en France, monsieur Meister.

La leçon s’est arrêtée là. Rodolphe est rentré chez lui en marchant le plus vite qu’il pouvait. Il est allemand, il est l’ennemi. La police va venir l’arrêter.

— Mais non, a dit Christa, nous sommes réfugiés. Nous avons un statut particulier. Personne ne viendra nous ennuyer.

— Et Eva, qu’est-ce qu’elle va devenir ?

— Mon Dieu. Tu penses encore à elle ! Mais je m’en fiche d’Eva. C’était une nazie. Elle n’a que ce qu’elle mérite !

Rodolphe a rougi de colère.

— Tu as chanté devant Hitler, toi. Et ton ami Furtwängler aussi. Mayer, lui, il est parti.

Le regard de Christa a brûlé de colère.

— Tais-toi. Tu ne sais pas de quoi tu parles. Ne nous juge jamais.

— Alors, ne juge pas Eva.

Elle a levé la main pour le gifler. Il a planté son regard dans le sien, la haine au cœur. Jusqu’à ce qu’elle éclate en sanglots.

Il n’a pas eu de mots pour la consoler. Il a même éprouvé un certain plaisir à la voir descendre de son piédestal. N’être plus, tout à coup, la grande dame qui s’enveloppe de mystères, mais une femme qui se fissure, qui s’abaisse et qui cherche le pardon. Elle est sortie et n’est revenue qu’au point du jour, le visage moche, le maquillage parti avec la nuit, laissant voir les rides et la fatigue. Elle venait d’être possédée par un homme, Rodolphe le sentait dans son regard fuyant. Il n’a pas eu de mots.

Dans la matinée, les chars allemands ont percé le front. Rodolphe évite de s’attarder dans Paris. Ses rares sorties sont pour le marché noir ou Hans Mayer. Le chef d’orchestre le fascine, même s’il paraît rude et endurci, son âme souffre autant que celle de Rodolphe.

— Je n’ai plus grand-chose à vous apprendre, Rodolphe. Vous connaissez la musique aussi bien que moi.

— Je ne pense pas, Maître.

— Mais si, mais si. Ce qu’il nous faut, à présent, c’est un orchestre pour que vous puissiez faire vos premières armes. Je vais arranger ça avec des amis du conservatoire. Mais avec cette guerre, tout devient compliqué.

Une semaine plus tard, Mayer passe prendre Rodolphe. Il a réuni un orchestre d’une vingtaine d’élèves des classes supérieures du conservatoire.

— Je vous présente Rodolphe Meister. Un jeune Allemand en exil. Il ne parle pas encore très bien le français.

Rodolphe remercie les musiciens. Une jeune fille, parmi les violonistes, ressemble à Eva. Il lui adresse un sourire, mais elle n’y prend pas garde.

— Nous avons choisi comme étude la Cinquième Symphonie de Beethoven. C’est la plus facile car tout le monde la connaît. Monsieur Meister, c’est à vous.

Rodolphe monte sur une estrade et se place devant le pupitre. Les musiciens le guettent, disciplinés. Il lève la baguette et l’abaisse. Deux mesures passent. Le petit ensemble dérape. Mayer le coupe.

— Monsieur Meister, dit-il d’un ton sévère, c’est une idiotie, ce que vous faites. Ce n’est pas la première fois que je vous fais cette remarque. Considérez les musiciens avant de vous jeter dans une partition. Votre regard doit leur dire vos sentiments, vos souhaits. Ensuite, il faut leur indiquer le tempo. C’est la première fois que vous répétez ! Comment voulez-vous qu’ils sachent à quel rythme vous allez les conduire ? Recommencez.

— Une mesure pour rien, dit Rodolphe. Un, deux !

Mayer laisse jouer une dizaine de mesures.

— C’est mieux. Mais pourquoi vous accélérez comme ça, sans prévenir ? Pour quelle raison ?

— Je ne sais pas, bredouille Rodolphe. J’ai éprouvé le besoin d’accélérer.

— Non ! s’emporte Mayer. Il faut une bonne raison. Et vous n’en avez pas. Reprenez à la mesure numéro trente.

Mayer laisse jouer jusqu’à la fin du mouvement. Rodolphe n’imaginait pas qu’il puisse être à nouveau aussi sévère et dur envers lui.

— Vous avez été un bon métronome, monsieur Meister. Maintenant, il va falloir songer à faire chanter l’orchestre. Qu’en pensez-vous ?

Rodolphe est au bord des larmes. Il a toujours été protégé, câliné, gardé dans la naphtaline d’un milieu très étroit. Le voilà mis en danger, moqué devant des jeunes du même âge que lui et dont il ne sait rien. Celle qui ressemble à Eva n’a pas pu retenir un rictus désobligeant.

— Nous sommes andante con moto, dit-il en mettant de côté son amertume. Nous allons prendre ce mouvement plus lentement que d’ordinaire.

Il chante les premières notes en se souvenant d’un concert de Hans Knappertsbusch. Le chef avait souligné l’ampleur de la mélodie par des gestes plus larges. C’était magnifique.

Mayer ne dit rien.

— Trois quatre, dit Rodolphe.

Mayer laisse jouer, les yeux fermés. Rodolphe s’arrête de lui-même. Il a pris de l’assurance.

— J’aimerais essayer un léger crescendo sur la dernière phrase.

— Chantez-le, intervient Mayer. La musique, ce n’est pas des mots mais des sons. Avec des mots, votre degré d’explication est faible. Chantez ce que vous demandez.

Rodolphe essaye. Les musiciens l’écoutent, poliment.

— Il faut que ça sorte mieux que cela, reprend Mayer. Vous avez raison de vouloir ce petit crescendo. Moi aussi, je le demande. Parce qu’il donne du relief. Chantez-le mieux que cela.


Quand ils se séparent, entre chien et loup, Rodolphe est épuisé, comme vidé d’une part de lui-même.

— Soyez fort, dit Mayer en lui serrant la main. Dans ce titre de chef d’orchestre, n’oubliez pas qu’il y a le mot chef. Ce que vous voulez obtenir d’un orchestre, il faut le vouloir vraiment, intensément, absolument. Et ne pas reculer. C’était la leçon d’aujourd’hui.

— Merci, Maître. Mais vous savez que je n’ai que quinze ans.

Mayer tourne les talons et s’en va dans la nuit qui descend, tiède et incertaine. Sa silhouette étrange se confond avec la multitude des Parisiens qui vont et qui viennent. Rodolphe éprouve une certaine amitié, et de la colère aussi, pour cet homme dont l’autorité masculine est nouvelle pour lui. Il pense à son père invisible. Aurait-il aimé qu’il soit pareil à Mayer ?

— Les chars allemands avancent sur Reims ! lance un crieur de journaux. Les Allemands à une cinquantaine de kilomètres de Paris ! Demandez Paris-Soir ! L’armée française recule. On s’attend à un désastre. Demandez Paris-Soir !

Christa a laissé un mot, d’une écriture nerveuse, à peine lisible. Ce soir, elle chante, pour la dernière fois, à l’Opéra-Comique.

Rodolphe sera seul, une nuit encore. Il a fui les nazis, les nazis le rattrapent. Il songe à s’échapper de nouveau, à décamper en emportant le nécessaire et à laisser le superflu, ce qui fait le parfum de la vie.

Quand Christa rentre à la maison, au milieu de la nuit, elle bute sur un angle de son lit et s’affale de tout son long. Elle a bu plus que de raison.

— Couche-toi, Maman, ordonne Rodolphe sans ménagement.

— Tu as honte de moi, c’est ça ?

Il reste muet. Ce n’est pas de la honte qu’il éprouve mais une immense peine. La guerre est entrée dans les cœurs et jusqu’au plus profond de leurs âmes en exil.

— Les Allemands seront bientôt à Paris, Maman. C’est une question d’un jour ou deux. Le gouvernement a quitté la capitale.

— Je sais tout cela, mon Prince. Tout le monde le sait… C’est la fin…

Christa ne porte pas son bracelet de perles auquel elle dit tenir plus que tout et qu’elle ne quitte pratiquement jamais. Elle n’a pas non plus sa bague montée d’un gros solitaire. Ses longs doigts semblent nus et fragiles, plus vieux tout à coup.

— Où as-tu mis tes bijoux, Maman ?

— Dans la cheminée… Sous le foyer, il y a un petit trou. Tu les trouveras, au besoin.

— Au besoin ?

Elle soupire et ferme les yeux. Il la regarde, vaincue et désordonnée. La robe relevée qui découvre le haut de ses bas et sa chair rose, son entrejambe impudique. Elle ronfle déjà, abandonnée à ses démons. Rodolphe la recouvre d’un édredon et s’efface. Il vient d’entrer dans la vie.

17

Par autorisation spéciale du Führer, je vous déclare indisponibles pour le service militaire, en vue de missions propagandistes et culturelles.

Docteur Goebbels

Trois musiciens se trouvent dans le bureau de Furtwängler. Bastiaan, Erich Hartmann, la nouvelle contrebasse, Alfred Hornoff, un second violon.

— Regardez, Maître.

Hornoff adore la photographie et ne part jamais en tournée sans son Leica. Il tend des clichés à Furtwängler.

— Merci, monsieur Hornoff.

Furtwängler n’a jamais vu de destructions de guerre. Quelques images aux actualités cinématographiques, rien de plus, qui vantent les mérites de la Wehrmacht. Les voix métalliques et théâtrales sur les actualités ne varient pas, l’Allemagne vainc sur tous les fronts. Les clichés de Hornoff terrifient le chef d’orchestre.

— Quelle est cette ville ?

— Rotterdam. Je me demande comment on a pu jouer dans ces conditions ?

Furtwängler se penche sur les clichés. Des immeubles effondrés, certains encore fumants. Des faces de pierre calcinées aux fenêtres vides. Des moignons saillent d’amas de briques. Sur un tas de gravats, des hommes et des femmes se baissent pour récupérer des misères. Des enfants rôdent sur un parterre de ciment hérissé de barres de fer en queues-de-cochon. L’aviation allemande a pilonné Rotterdam, un nid de morts, désormais. La ville est branlante, on voit à travers les immeubles. Derrière chaque façade encore debout, il n’y a que du néant poussiéreux. Une femme coiffée d’un fichu pousse une carriole et passe devant une voiture calcinée. Un enfant la suit, la chevelure mal peignée.

— C’était la tournée pour la Wehrmacht ?

— Oui, monsieur.

Bastiaan se tait. Ses yeux bleus trahissent son tourment. Il est musicien et allemand. Pas vraiment un nationaliste, mais un patriote. Il est aussi d’origine hollandaise, son père est né à Rotterdam.

— J’ai eu honte en sortant du train et en retrouvant Berlin, dit-il. Je suis rentré chez moi, mon violon sous le bras.

— J’ai été soldat, dit Hartmann. Sur le front de France et en Pologne… J’ai vu des atrocités comme celles-là. Des villes brûlées… Ce n’est pas beau, mais que peut-on faire ?

Ses yeux parcourent les photos brièvement. L’émotion est palpable sur ses lèvres. Il a dû laisser devant la porte de sa conscience des souvenirs de boue et de sang.

— J’ai été blessé, poursuit-il. Je suis content de ne plus jamais aller à la guerre.

— À moins que la guerre ne vienne à nous, murmure froidement Furtwängler. Ceux que nous martyrisons se vengeront, tôt ou tard. C’est toujours comme cela que ça se passe dans l’histoire.

Tous les musiciens du Philharmonique savent qu’ils servent une seule idée : en Allemagne, la culture est florissante, leur orchestre donne la meilleure image possible de leur nation. Furtwängler refuse de jouer dans les territoires conquis par le Reich.

Buchholz, le nazi, a noté dans son carnet :

Depuis le début de l’année, l’orchestre part en voyage. Comme pour la dernière tournée, l’orchestre a pour mission de porter l’art allemand auprès des populations qu’il doit conquérir pacifiquement.

Au kiosque de la rue de Vaugirard, Rodolphe aperçoit un titre de Paris-Soir : le Philharmonique de Berlin se produira dans une usine près de Paris. Sous la direction de Clemens Krauss. Rodolphe n’a pas le temps d’en lire davantage, il doit se dépêcher pour ne pas rater le début du cours de Mayer.

Quand il pousse la porte de la rue des Cordeliers, il entend des instruments en train de s’accorder. Mayer a réuni un petit orchestre, huit élèves, quatre violons, trois violoncelles et une contrebasse.

— Vous n’êtes pas en avance, monsieur Meister !

— Je vous demande pardon, je me suis arrêté pour lire la une d’un journal.

— Eh bien, qu’est-ce qu’il disait, ce canard ? Que la guerre est finie ?

— Le Philharmonique de Berlin jouera demain, pendant la pause des ouvriers, dans une usine à côté de Paris.

— Qui dirige ? demande le maître de musique.

— Clemens Krauss, répond Rodolphe en ajoutant qu’il l’avait déjà rencontré.

— Salaud, grince Mayer en retenant sa colère. Cochons de musiciens.

— Que peut-on reprocher à des musiciens ?

Mayer foudroie du regard son élève.

— Krauss est un nazi de la plus belle espèce. Tout cela, monsieur Meister, ne doit plus vous regarder. Oubliez le Philharmonique que vous avez connu, ce n’est plus que l’instrument de ces cochons.

Mayer le dévisage durement.

— Sortez votre baguette et commençons. Je vous ai préparé une partition facile, que vous connaissez sans doute par cœur. Nous n’avons qu’un orchestre très restreint mais c’est nettement suffisant.

Rodolphe se concentre. Mayer laisse jouer jusqu’à la cinquième mesure.

— C’est gris ! s’écrie-t-il en levant le bras avec colère. Tout est gris, monsieur Meister. Reprenez à cette cinquième mesure.

Rodolphe reprend, plus lentement. De sa main gauche, il demande aux violons plus d’intensité. Mayer s’écrit :

— Qu’est-ce que vous faites, avec votre main ?

— Je veux qu’ils me suivent… Je…

— Comme c’est gentil. Et vous croyez qu’ils vont vous écouter ?

— Je leur indique que…

— C’est une bêtise. Vous croyez qu’ils sont perdus, sans vous ? Mais c’est dans votre geste que je veux voir votre détermination, votre volonté.

Mayer imite le geste timide de Rodolphe.

— Qu’est-ce que c’est ça ? Une bêtise ! Où avez-vous vu ça ? Reprenez.

Rodolphe rougit, contient le bouillonnement en lui. Il lève la baguette. Rien ne se passe. Rien de magique.

— C’est toujours gris.

Mayer se lève, le regard perçant. Il marmonne quelques mots en allemand.

— Il faut comprendre qu’on doit entendre les notes. Ils ne font rien qui va. Le tempo, vous devez le suivre mais aussi mettre en relief les instruments. Si tout le monde joue comme vous leur demandez, ça fait de la bouillie. Faites des grimaces ! Il faut être expressif. Pour leur dire s’il faut être sombre, d’un seul regard ou un sourire pour leur demander un peu de légèreté. Laissez-vous aller à la musique. Ne soyez pas raide. Sinon, vous abandonnez vos musiciens à leur propre physique.

Mayer imite les gestes qu’il a dû faire des centaines de fois devant les plus grandes formations d’Allemagne et d’Europe. Il fronce les sourcils, serre les poings, lève les yeux au ciel, sourit comme s’il était enchanté par des notes imaginaires.

— L’erreur, monsieur Meister, c’est de vouloir faire de la musique un objet de la pensée. Il y a de la musique en chacun de nous.


En quittant Mayer, Rodolphe marche un long moment, les yeux sur chacun de ses pas. Il essaie de reconnaître ses sentiments, de peser le fond de son cœur qui bout encore. Le trottoir luit faiblement de pluie et de froid. Dans la nuit, les phares masqués des voitures jettent des reflets fugitifs qui courent sur les flaques.

Rodolphe s’interroge. Existe-t-il toujours de la même façon ? Il n’a que quinze ans. Un maître renverse ses certitudes, bouscule la table, fait tomber les pions. Il a perdu son pays, une part de son jeu et son passé sont déjà en lambeaux. Mayer, il le déteste à présent, parce qu’il n’est pas le « bon père ». Mais il est celui qui amène le monde et le découvre.

À l’angle de la rue de Vaugirard, une affiche rouge bordée de noir est collée sur un mur de pierres de taille. Il s’approche. Le texte est en français et en allemand.

Arrêt de la cour martiale

Yves Mercier

A été condamné à mort pour actes de violence


contre l’armée allemande.

Il a été passé par les armes le 2 mars 1941.

Le tribunal de guerre.

Rodolphe lit une nouvelle fois, en allemand, puis en français. Sa langue maternelle l’effraie. Le mot Tod, « mort » en français, est tracé en de grosses lettres grasses et toutes droites, au milieu de l’affiche. Il passe la main dessus et sent sous ses doigts les boursoufflures du papier mouillé.

Des silhouettes se pressent dans la rue, sous la pluie qui tombe en biais. Des visages se tournent vers Rodolphe, des questions, comme des pointes, le temps d’un regard qui luit dans le noir. Une femme arrive en courant, le col de son manteau remonté. Ses talons clapotent sur les flaques. Elle passe en le bousculant.

Le vertige, soudain. Le sol se dérobe, mou et noir.

— Jeune homme, ça ne va pas ?

Une main ferme le gifle. Son visage est trempé.

— Jeune homme !

Rodolphe se relève en s’appuyant sur une épaule inconnue.

— Ça va ?

Rodolphe hoche la tête sans prononcer un mot. Il a l’accent de cette affiche, l’empreinte de cette langue ennemie et cruelle.

— Vous avez fait un malaise. Rentrez chez vous.

Il chancelle en franchissant la porte de l’appartement de la rue de Vaugirard. Un frisson le parcourt. Il veut appeler sa mère. Les mots ne parviennent pas à sortir. Tout est bloqué au fond de lui. Christa n’est pas là. Il n’y a que la petite tête de pâte à modeler qui le fixe depuis le couvercle du piano. Mutique.

18

Berlin. Avril 1942

Le printemps hésite. À Tiergarten, les arbres retiennent leurs branches dans le ciel incertain, entre pluie et giboulées. Même la nature n’en veut plus de cette poussée de vie. Berlin est comme une fleur qui n’en finit pas de faner.

Devant la Philharmonie, un ancien combattant de la Grande Guerre, un gars du front de France, tient un stand de drapeaux nazis, d’insignes et d’objets aux couleurs du NSDAP. Il a aligné des photos du Führer sur le devant et, derrière, des pots de verre remplis de bonbons multicolores. Furtwängler le croise chaque fois qu’il sort d’une répétition, et le salue. En signe de respect, l’ancien qui a pataugé dans la boue sanglante de Verdun soulève son chapeau noir et gauchi. Un homme achète pour son gamin en culotte courte deux sucres d’orge et une petite girouette de croix gammées qui tourne avec le vent tiède, cela fait un cercle rouge rayé d’un filet noir. L’homme reconnaît Furtwängler et le salue d’un large sourire. Puis il se penche vers son enfant et lui murmure quelques mots à l’oreille. Le garçonnet lève les yeux vers le grand monsieur un peu raide dans son manteau et sourit à son tour en agitant son jouet. Le musicien répond d’un petit signe de la main.

Plus loin, une femme en noir vient vers le maestro, une expression amère sur le visage, un brassard noir au bras droit. Une veuve, une endeuillée. Elle tend une tirelire de fer-blanc.

— Pour les blessés…

Furtwängler donne sans oser la fixer. Depuis que les nazis ont pris le pouvoir, il faut être charitable, spontanément. C’est la règle, la spontanéité. Même les applaudissements obligatoires doivent être spontanés.

Le tramway vert claque sur les rails et jette deux sons de cloche en passant près du passage piéton. Furtwängler arrête un taxi. Il dormira chez lui, ce soir. Dans une semaine, l’orchestre part en Autriche pour une tournée d’un mois. Il n’assistera pas à l’anniversaire de Hitler, l’événement national du mois d’avril. Le chauffeur a fixé un petit drapeau à croix gammée sur le tableau de bord. Il ne parle pas, ses yeux ronds s’agitent en permanence en surveillant la route.

— Des nouvelles du front de Russie ? demande-t-il à brûle-pourpoint, comme il s’engage sur Wilhelmstrasse.

— Pas vraiment, mais je pense que nous avons gagné, ironise le chef d’orchestre. Comme toujours !

— Pour sûr, notre bien-aimé Führer sait comment mener la guerre.

Le taxi freine subitement, trois jeunes gens en uniformes des jeunesses hitlériennes traversent la rue en courant pour attraper le tramway. Ils portent des sacs à dos comme ceux des soldats. Le plus petit trimballe un clairon, ses deux copains des drapeaux enroulés sur leurs hampes.

Malgré la censure, la vérité finit par s’échapper des consciences muselées. On papote à voix basse, on dit des choses, même si on dit peu, au fond. On ne déballe ni son âme ni son cœur, surtout pas. Une main puissante étouffe la rumeur du monde. « La bataille de Moscou serait perdue », a déclaré Hans Dietel, le premier alto, un sanglot dans la voix. Son fils et son frère se trouvent sur le front, dans les troupes d’assaut. Lui n’est pas trop vieux pour le tranchoir des batailles mais il est le meilleur alto d’Allemagne. On le garde.

Les télégrammes de mort arrivent discrètement dans les maisons. Personne n’entend les pleurs, la douleur qui s’étouffe, les voix qui chutent dans le silence. Le Reich est vainqueur sur tous les fronts, baratinent les films d’actualités. Combien de centaines de milliers de jeunes Allemands sont-ils tombés pour Moscou ?

Vers minuit, la sirène d’alerte retentit. Une sale clameur dans la ville plongée dans la nuit, sans lumière, sans souffle. Furtwängler se bouche les oreilles pour ne plus entendre sa ville meugler. Judith, la femme allongée près de lui, n’a pas l’air terrorisée. Elle pose avec dédain son magazine de mode et se lève, nue et dorée, fait quelques pas gracieux jusqu’à la salle de bains et s’enferme quelques instants. Judith travaille au Staatsoper comme secrétaire. Une grande blonde aux jambes sans fin. De temps à autre, elle chante avec un air polisson des couplets populaires que Furtwängler ne connaît pas. Elle couche pour coucher, pas pour un avancement ou de l’argent. Juste pour jouir. Et pas avec n’importe qui. Elle a des arguments, autant en profiter. Du sexe, encore et encore, avant le chaos.

Elle revient, s’allonge lentement, son corps exhale un parfum d’ambre qu’elle a dû trouver au marché noir. Elle retire des mains de Furtwängler la partition d’une sonate qu’il tente de terminer malgré le travail qui l’absorbe. Elle pose un baiser sur ses lèvres boudeuses et passe sa main sur sa poitrine, jouant à peigner les poils qui frisottent, puis descend lentement jusqu’à son sexe déjà dur.

Le lendemain, le musicien se lève plus tard que d’ordinaire. Judith est partie, laissant traîner derrière elle son parfum vulgaire et le silence des amours qui trébuchent. Il ne la reverra sans doute pas ou la croisera dans les couloirs du Staatsoper. Rien ne dure, et ce n’est pas plus mal. Une amie lui a présenté une jeune femme, Elisabeth. Vingt-cinq ans de moins que lui, un sourire et une vitalité qui l’ont bouleversé. Une veuve, comme des milliers d’Allemandes. Son mari a été tué sur le front de France et lui a laissé deux enfants. Wilhelm la retrouvera, sûrement, cette blonde qui rit aux éclats malgré les coups de salaud de cette guerre. Le téléphone sonne.

Herr Furtwängler ?

Le chef reconnaît la voix de nez et le ton douceâtre. Goebbels. Il ne dit pas Heil Hitler mais « Bonjour », avant les quelques mots de convenance. Goebbels adoucit le ton quand il demande, avec le faux respect qui le caractérise :


— Je voudrais que vous dirigiez la Neuvième de Beethoven pour l’anniversaire de notre bien-aimé Führer. Ce sera un immense cadeau !

— Je ne peux pas, ce n’est pas possible.

— Et pourquoi donc ?

— Je n’ai pas le temps de répéter. L’orchestre n’est pas du tout prêt.

Goebbels laisse passer un silence. Un téléphone grelotte derrière lui. Il doit se trouver au ministère, dans son grand bureau.

— Le Berliner connaît la Neuvième les yeux fermés, vous le savez très bien. Vous-même la dirigez par cœur depuis des années. Et puis, vous avez quelques jours pour vous préparer.

Furtwängler cherche son agenda. Il tourne nerveusement les pages.

— Nous sommes le 10, dit-il, fébrile. L’orchestre doit partir pour Vienne dans deux jours. Nous avons une répétition aujourd’hui, la Première Symphonie de Brahms. La tournée durera un mois. On ne peut pas être à Berlin pour le 19. Cherchez un autre orchestre.

— Non, rétorque Goebbels après un claquement de langue. C’est vous qui devez diriger cette Neuvième. Il s’agit de l’anniversaire de notre Führer. Vous me comprenez, je suppose ?

Le ton change, glacial et tendu.

— Je ne suis pas le seul chef à pouvoir diriger la Neuvième. Vous n’avez qu’à demander à Karajan. Il doit être libre.

Goebbels tape de la pointe de son stylo sur le rebord de son bureau. Il n’a pas la réputation d’être patient.

— Vous avez de la chance, docteur Furtwängler. Beaucoup de chance. C’est Hitler lui-même, notre bien-aimé Führer en personne, qui exige votre présence à la tête du meilleur orchestre du monde. Il ne veut pas de ce Karajan. Et vous savez pourquoi ?

— Non.

— Allons, ne faites pas l’innocent. Vous savez très bien que le petit génie s’est fourvoyé dans le deuxième acte de Lohengrin, en présence du Führer. Ce qui a provoqué sa colère. Une véritable tempête. Il ne veut plus le voir et encore moins l’entendre. Ça devrait vous faire plaisir, non ? Pour ma part, j’aime beaucoup le style de Karajan.

Furtwängler ne répond pas, la jalousie l’étouffe tout à coup. Gorge serrée. La rage. Il déteste Karajan autant qu’il méprise Goebbels.

— Cher maestro ? Vous m’entendez ?

— Bien entendu.

Il y a dans ce « Cher maestro » toute la terreur qui couvre le monde. Combien de temps cela va-t-il durer ?

— Ne vous inquiétez pas pour la tournée en Autriche. Concentrez-vous sur la Neuvième. Notre Führer vous en sera reconnaissant.

Goebbels annulera les concerts en Autriche, sur-le-champ. Furtwängler a méthodiquement raté chaque anniversaire de Hitler, depuis 1933. Il n’échappera pas à celui-là. Il se murmure que le ministre de la Propagande prépare une immense fête nationale, avec spectacles de majorettes, défilés au pas de l’oie. Des bottes et encore des bottes, des coups ronds et sourds de tubas comme des flatulences et des trompettes qui pétaradent. Berlin vibrera comme une caisse claire. La ville est déjà pavoisée de rouge et de noir. On va y ajouter des fleurs et des portraits géants du petit caporal, comme l’appelait Hindenburg. Le minus a grandi comme poussent les ogres.

Le soir du 19. Hitler n’est pas là. Une chaise vide. Comme à chacun de ses anniversaires. Deux immenses croix gammées décorent les scènes de part et d’autre. Goebbels prononce un discours d’une heure, devant une salle comble. Furtwängler bout, en coulisse. Il entend :


« Il doit savoir qu’à chaque heure du jour, il peut compter sur son peuple. Même dans cette bataille entre la vie et la mort, il est et restera ce qu’il a toujours été : notre Hitler. »


Sous les applaudissements, Goebbels regagne sa place au premier rang, à côté d’une chaise vide qui marque symboliquement la présence du Führer. Les mains clapent encore de longues minutes puis s’épuisent peu à peu en attendant le chef d’orchestre.

Furtwängler entre dans la lumière. Les applaudissements redoublent. L’orchestre se lève. Göring le fixe intensément, Goebbels glisse un mot à son voisin avec un sourire du coin des lèvres. Le chef salue sèchement et se retourne vers son Philharmonique.

Ce soir-là, Goebbels, le front suant, se lève pour tendre la main au chef d’orchestre. Furtwängler la serre du bout des doigts. Elle est ferme, moite et osseuse. Le regard du ministre est vitreux, comme celui des drogués. Il dit quelques mots enthousiastes que le musicien ne comprend pas. Un opérateur des actualités filme la scène. Elle sera montrée au Führer. Il verra sans doute que Furtwängler s’essuie discrètement la main droite avec son mouchoir tout blanc.


Deux mois plus tard, les musiciens reçoivent chacun une lettre :

Suite à une autorisation officielle du Führer, je vous ai exonéré de vos obligations militaires afin d’accomplir les missions importantes de culture et de propagande. On attend de vous que vous vous montriez conscients dans vos prestations professionnelles, dans votre vie privée et dans votre attitude en général du devoir à la fois personnel et objectif qui en résulte pour vous. Vous devez toujours garder présent à l’esprit que le soldat combattant sur le champ de bataille affronte des épreuves et des dangers auxquels même le labeur le plus dur et le plus consciencieux dans la patrie ne saurait se comparer.


Docteur Goebbels

Cette lettre a un sens précis pour la centaine de musiciens du Berliner. Aucun n’ira finir dans les plaines immenses de Russie. Aucun ne verra les massacres perpétrés par ses semblables. Aucun ne croisera les trains qui filent jusqu’en Pologne, chargés de la douleur du monde.

Pour les musiciens, par décret du Führer, la guerre devient lointaine. Ils n’en voient que les gueules démolies et les silhouettes amochées qui passent comme des ombres aux abords des théâtres. Leur Allemagne, ça devient des compartiments de train, des chambres d’hôtel au confort incertain, des salles de concert plus ou moins chauffées en hiver. Du peuple allemand, ils ne perçoivent guère que des visages par milliers dans la pénombre, alignés sur des travées de fauteuils. Parfois, ils vont se démener dans une usine devant des ouvriers qui nourrissent le ventre jamais rassasié de la guerre. Il n’y a pas de jeunes visages dans ces moments de musique, entre des machines électriques et des marteaux-pilons. Quand il monte au pupitre, Furtwängler n’ose pas regarder en face ces centaines de regards un peu vides, ces faces usées par des années de machines. Les jeunes, ils sont sur les champs de bataille. Ils se battent, rue après rue, maison après maison, dans les ruines de Stalingrad.

19

Paris n’est plus la ville élégante et orgueilleuse que Rodolphe a vue en posant ses valises rue de Vaugirard. Les rues noircissent au fur et à mesure qu’on avance dans l’Occupation. Les statues de bronze ont été fondues. Des tas de sable caparaçonnent les coins d’avenue. Des pancartes en allemand, par centaines, balisent les grands carrefours.

Paris, ville moche. Un nouveau décret impose l’étoile jaune aux Juifs. On commence à en voir dans la rue, cousues sur les revers des vestons, sur les manteaux usés. Les gens se retournent, parfois. Christa doit la porter. Elle ne sort pratiquement plus.

Les soldats en vert-de-gris sont affalés aux terrasses des bistrots, goguenards, sifflant les filles qui passent. Rodolphe, qui parle le français presque sans accent, va faire la queue chez l’épicier du coin, des heures durant. Il en revient avec une misère dans son cabas.

Un soir d’été, des bus stationnent un peu partout. Des centaines de policiers quadrillent les rues. Ça papote, devant l’épicier de la rue de Vaugirard.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une rafle ?

— Les Juifs ?

— Oui. Ils prennent même les enfants.

— Bon débarras.

À partir de 1942, Christa a cessé de faire ses vocalises. À Berlin, quand le répétiteur venait à la maison, Rodolphe aimait l’entendre monter dans les aigus. Ça faisait une belle vague qui enflait, s’ourlait, arpège après arpège, jusqu’au contre-ut qu’elle pouvait garder avec une puissance inouïe. Elle redescendait ensuite jusqu’aux notes les plus graves, sans perdre son timbre métallique et profond. Parfois, son fils avait le privilège de l’accompagner. Il apprenait les transcriptions pour piano des opéras afin de pouvoir les jouer. Dans les passages difficiles, elle posait sa main sur son épaule. Ses doigts tremblaient et le jeune homme se sentait transpercé par l’intensité du chant.

Le 13 septembre 1942, Rodolphe sonne plusieurs fois à la porte de Hans Mayer. La concierge dit :

— Allez-vous-en ! Vous voyez bien qu’il n’est plus là ! Il a été arrêté.

Rodolphe s’en revient chez lui avec l’envie de pleurer mais les larmes ne viennent pas. Tôt ou tard, il sera confronté à la police française ou à la Gestapo. Il faut être courageux et plus fort que jamais.

Après 1942, les contrôles deviennent de plus en plus fréquents. Avec ses képis et ses commissaires vicelards aux complets croisés, la police française ne vaut guère mieux que celle des Allemands.

— Nous n’étions pas juifs mais nous le sommes devenus ! s’écrie parfois Christa en tournant en rond dans la petite cuisine de leur appartement.

Les autorités françaises ont tamponné à l’encre rouge la mention Juive sur ses papiers. Elle a échappé à la rafle. Rodolphe n’a pas de papiers où apparaît la mention juif. Sa seule carte d’identité masque ce qui subsiste de son accent qu’il tente d’effacer, pendant des heures, en lisant à voix haute tout ce qui lui passe sous la main. À la maison, Christa ne s’exprime qu’en allemand. À voix basse. Lugubre.

La nourriture se fait rare. L’argent file dans les caisses du marché noir, plus vite que prévu. Rodolphe maigrit. Son visage s’est davantage creusé, son regard est tourmenté. Impossible de jouer du piano, même avec la sourdine. Il glisse entre les cordes des bandes de feutre qu’un couturier de la rue de Vaugirard lui a données. Il a l’impression de jouer dans le vide. Comme une mécanique à laquelle on a coupé le son.

Au début de mars, Christa a failli être arrêtée. Depuis, elle ne met plus du tout le nez dehors. Monsieur Gilbert, l’Auvergnat qui vit au troisième, a construit une petite cache dans la penderie. Une double cloison qui pivote. Juste de quoi y dissimuler quelqu’un de mince.

Monsieur Gilbert est dans la Résistance, d’après ce que comprend Rodolphe. Il sort parfois, la nuit, malgré le couvre-feu, un paquet sous le bras, et se glisse de porche en porche avant de disparaître. Rodolphe voudrait l’aider mais il ne sait pas comment le lui demander. Il a de la chance, les autorités n’ont pas tamponné Juif sur sa carte d’identité.

— Le commissaire du quartier est un chic type, a déclaré monsieur Gilbert. Ils ne sont pas tous comme lui.

Le 2 juin, on frappe à la porte. Trois coups rapides et secs.

— Police ! Ouvrez !

Christa murmure, sans trembler :

— Va te cacher !

Rodolphe hésite.

— Ça va aller.

Il file dans le placard, passe à travers les vêtements, se glisse derrière la double cloison et referme.

Trois coups, plus fort. Avec le poing.

— Ouvrez ! Police !

La serrure cliquette. Des bruits de pas, des voix étouffées. Une main invisible écarte les vêtements de la penderie. Les cintres glissent sur la tringle en sifflant. Une fois, deux fois. Les pas s’éloignent, hésitent, reviennent, vont jusqu’au bout de la chambre. Repartent. La porte d’entrée claque.

Ils sont partis. Rodolphe attend. Minutes interminables. Il sort de sa cache. La maison est vide, de ce vide silencieux et vertigineux qui flotte dans l’air, sur chaque objet de leur vie, et qui s’immisce en lui et l’étouffe.

Christa n’est plus là.


Rodolphe marche de long en large. Il touche chaque objet qu’il rencontre. Sa mère ne devrait pas tarder. Les flics vont la relâcher. Il veut sortir, marcher jusqu’au commissariat. Gilbert l’intercepte.

— Malheureux, où vas-tu ?

Rodolphe veut articuler quelques paroles mais ce sont des mots allemands qui naissent en lui. Ses lèvres hésitent.

— Retourne chez toi et ne bouge plus. Je vais me renseigner.

Monsieur Gilbert revient le lendemain, la mine désolée. Il ne sait rien. Le commissaire qu’il connaissait vient d’être muté. Ce n’est pas bon, tout ça. Le nouveau est connu pour être un collabo de première, un zélé.

— On est en train d’interroger ta mère. Ne t’inquiète pas.

En cinq ans d’exil, Rodolphe a appris à se fier à son instinct. Christa ne reviendra pas de sitôt.

— Surtout, ne sors pas.

Monsieur Gilbert referme la porte. Il n’a pas dit qu’il a vu Christa sortir du commissariat, sa petite valise à la main, les cheveux défaits. Il y avait cinq femmes et deux hommes, en file indienne. On les a fait grimper dans des paniers à salade de la préfecture de police de Paris. Direction Drancy. Gilbert n’en sait pas plus. Les cheminots disent qu’il y a des départs pour l’Est, la Pologne, à partir de la gare de Bobigny. Des camps de travail. Les pires rumeurs circulent. Les types de la Résistance que connaît Gilbert disent que les wagons sont fermés de l’extérieur et qu’on y entasse les gens comme on le fait avec le bétail. Des gars de la voie, des sangliers comme on les surnomme à la SNCF, ont été réquisitionnés pour tendre des fils de fer barbelés devant les trappes d’aération des wagons. L’un d’eux a dit à Gilbert :

— On dirait qu’on les envoie à la mort, tu vois. J’en suis sûr, même.

20

Drancy, ce sont cinq bâtiments, hauts, tout de béton, à l’équerre et au cordeau. Autour des barbelés, des grillages et des patrouilles françaises qui font des rondes interminables. C’est une sorte de cité, celle de la Muette. HBM, « habitation à bon marché », pour les banlieusards du nord de Paris. Au début de la guerre, on y a flanqué des communistes puis des prisonniers de guerre français gardés par les Allemands. Ce genre de lieu, ça se recycle facilement, il suffit de changer les gardiens ou les occupants. Les quatre blocs du centre sont réservés à celles et ceux que la Gestapo, les gendarmes ou les policiers français raflent au quotidien. Une population de femmes, d’enfants, de vieux, d’hommes jeunes, qui grimpent dans les étages, s’installent au gré des numéros. Ils ont déjà des matricules.

Christa a été interrogée, longuement, jusqu’à donner le vertige. Le Français qui l’a cuisinée a bien noté qu’elle est chanteuse et qu’elle était très connue. Ça n’a pas eu l’air de l’émouvoir plus que ça. Un fonctionnaire est fait pour noter, rien de plus.

Dans un coin de Drancy, elle est allongée, abattue par la fatigue. À côté d’une famille dont les gosses pleurent. La mère ne sait pas où donner de la tête. Le père fume cigarette sur cigarette. Tout un paquet, ce qui lui reste.

La nourriture est rare. Il est interdit de déambuler dans le camp, de jouer aux cartes et même de fumer. On se parle, de fenêtre à fenêtre. On interroge. On veut savoir ce que deviennent ceux qu’on a perdus de vue depuis les rafles.

Christa reste dans son coin.

— Vous êtes seule ? demande l’homme qui fume.

— Oui.

Il n’a plus de cigarettes. Roule en boule son paquet et le balance par la fenêtre.

— Tu vas nous faire attraper, chuchote sa femme en lui donnant une tape sur l’épaule.

Attrapés, ils le sont déjà. Au début de l’été 1943, il y a plus de trois mille internés à Drancy.

Le soir tombe. Le camp n’est plus qu’une rumeur. Des ordres fusent, en français, parfois en allemand. Christa n’écoute pas, plongée dans une sorte d’hébétude. Son cerveau ne parvient plus à renouer les mailles du temps, à dire quel fil la relie à son passé. Comment est-elle arrivée jusque-là ? Elle ne sait plus. L’image de Rodolphe se superpose au décor qui l’entoure et l’opprime.

Elle appuie sa tête sur sa petite valise. Un bagage de trois fois rien. Les deux policiers français n’ont pas été curieux. Ils n’ont pas fouillé, même pas demandé après son fils. Peut-être sont-ils revenus pour l’arrêter ? Sans savoir pourquoi, elle a la certitude que Rodolphe est encore libre et qu’il le sera toujours.

Pour un jour encore, le destin de Christa se trouve entre les mains du SS Standartenführer Helmut Knochen qui a ses bureaux avenue Foch. La déportation remplit son quotidien mais Berlin estime qu’il ne va pas assez vite. La faute aux Français sans doute, trop mous. Il faut les virer.

Le 18 juin 1943, Christa entend des bruits de bottes qui résonnent entre les faces de béton du camp. Elle se penche à la fenêtre. Des ordres secs, tous en allemand, fusent. Une troupe de quelques soldats se range. Une grosse voiture vert-de-gris s’arrête au milieu de la cour. Un petit homme en sort. Il semble chétif et mal foutu, marche à petits pas avant de se figer devant les militaires qui présentent les armes. Christa entend le grade et le nom : SS Hauptsturmführer Alois Brunner. Elle ne connaît rien à la hiérarchie militaire, mais ce doit être un type important. Une voix l’aborde :

— Vous voulez manger un peu ?

D’un geste vague, Christa refuse. Un goût amer dans la bouche, tenace, la révulse depuis qu’elle a quitté le commissariat. L’homme, devant elle, lui jette des regards coquins. Discrètement, il caresse des yeux ses jambes, remonte plus haut, tout en berçant son mioche.

Christa se retourne, face au mur. Le matelas sur lequel elle est allongée sent la sueur acide des corps qui s’y sont succédé. Elle serre contre elle son portefeuille et ferme les yeux. Ne penser qu’à Rodolphe, contempler son image comme un secours qui ne peut pas finir. Le sommeil l’enveloppe doucement, la prend et l’arrache au camp.


Ça a commencé un matin de printemps. Elle se sent travaillée, les seins durs et tiraillés. Ensuite, elle a l’impression que tout son corps se remplit, qu’il n’y a pas de place pour le moindre vide. La nausée la soulève parfois, une mauvaise vague, dans l’intérieur. Les mois passent, elle se sent débordée de joie. Elle chante encore, il faut retailler les toilettes. Un jour, dans l’atelier des costumes du Staatsoper, elle lance :

— Je grossis, que voulez-vous.

La costumière ne répond pas, juste le petit rire de celle qui a deviné, en partage, entre femmes.

Et maintenant, vient la délivrance. Une joie presque sauvage. Elle est allongée dans son lit, rue Friedrichstrasse, au milieu d’un frou-frou de soie, avec des coussins brodés et un édredon à capiton. Toute la chambre a été refaite à neuf. On dirait un décor d’opérette viennoise, comme une chambre d’impératrice. Parce qu’elle préfère Vienne à Berlin, les Alpes, avec ses sommets qui ressemblent à de grosses pâtisseries, à la grande plaine de Prusse.

Les douleurs ont commencé la veille, alors qu’elle dînait avec son agent, un type amoureux d’elle depuis des années. Depuis trois mois, elle ne chante plus. Dans la presse, les mauvaises langues vont bon train. Elle s’en moque.

Le bébé qu’elle porte bouge sans cesse. Il la fatigue de l’intérieur, donne des coups de pied, se retourne, déforme son ventre tout lisse a force d’être tendu. Étrange sensation de bonheur, d’ivresse, qui gonfle davantage la poitrine, enflamme les joues. Une souffrance infinie parfois. Une douleur qui raidit toute l’échine.

— Poussez, madame.

La sage-femme donne des ordres avec un accent de Prusse orientale, une grosse voix, aussi épaisse que ses bras. Elle a tordu ses cheveux blonds en un gros chignon.

— Poussez !

Christa n’en peut plus, les doigts crispés sur les draps. Son front ruisselle. Elle est seule. On peut être célèbre et dans une solitude absolue. Des amies viendront mais personne d’autres. Sa mère est partie, il y a bien longtemps. De père, elle n’en a plus. La guerre le lui a pris. C’est aussi bête que ça. Un obus français, en Champagne. Le village s’appelait Tahure. Un mois de septembre 1915, sous un déluge d’acier. Sa mère a porté le noir, et puis elle s’est usée, de chagrin et de travail.

— On y est presque… Poussez !

Une énorme boule déchire son ventre. Un cri discret. Tout fin et menu.

— C’est un garçon, madame.

Elle veut le voir mais on le rince d’un peu d’eau. Il crie encore et encore. La sage-femme le dépose sur la poitrine gorgée de vie de Christa. Il hésite pour trouver le sein, tâtonne du bout de ses lèvres encore bleues puis tète le mamelon humide.

— Comment l’appelez-vous ? demande la sage-femme.

— Rodolphe. Comme mon père.


Le 20 juin, à 6 heures du matin, Christa descend jusque dans la cour. Il fait frais dans la lueur pâle de l’aube. Partout, des voix murmurent des paroles rassurantes. Des enfants pleurent, d’autres se sont rendormis au bras de leurs mères qui les bercent en jetant des regards inquiets vers les soldats allemands : ils donnent des ordres à des Français, des prisonniers qui leur obéissent. Depuis l’arrivée de Brunner, il n’y a plus de policiers français pour faire tourner le camp, mais des petits chefs choisis parmi les internés. Ils ont des yeux et des manières de salauds. Christa n’ose pas les regarder en face.

— En rang !

On les regroupe par cinquante, chaque paquet sous les ordres d’un chef prisonnier. Des autocars parisiens viennent se ranger devant l’entrée du camp. Tout cela prend du temps, les chauffeurs fument en discutant entre eux. Christa a l’impression que l’espace se rétrécit tout à coup. On la bouscule, on la pousse, elle monte dans le deuxième bus.

— On part vers la gare de Bobigny, assure un chef prisonnier.

— Et ensuite ?

— Vous verrez bien.

Le « Bureau des effectifs » de Drancy a parlé d’une usine en Pologne. Quelque chose comme une conserverie. On va travailler.

Il est un peu plus de 10 heures à la grosse pendule du quai de la gare de Bobigny, quand la locomotive lance un coup de sifflet strident. Le convoi 61 s’ébranle et prend la direction de l’Est.

21

C’est un long chemin cahotant à travers les plaines bouillantes. Un train qui va lentement. S’arrête. Grince, couine, souffle. Repart et se lamente. Interminable. Une faible lumière entre par les bouches d’aération. Christa a compté et recompté celles et ceux qui l’entourent, visage après visage. Cinquante-huit. La moitié d’hommes, le reste des femmes et des enfants, moins nombreux, semble-t-il, que dans l’autre wagon. Pourquoi Christa compte-t-elle ? Elle ne le sait pas. C’est une obsession, incontrôlable. Une manière de fixer dans sa mémoire les visages qu’elle devine dans l’obscurité.

Au fur et à mesure que les heures s’écoulent, des conversations se nouent. Des voix de l’ombre se demandent ce que vont devenir ceux qui ne pourront pas travailler.

— Et les enfants ? s’inquiète un homme.

— On sera regroupé par famille, affirme une grosse femme qui s’est allongée entre son mari et son jeune fils.

— Moi, je peux travailler pour deux, dit le mari. En plus, je ne suis pas juif et je connais un peu l’allemand.

— Il faudra le signaler en arrivant.

Au fond de la voiture à droite, on a tendu une couverture pour masquer un seau. Christa hésite à se soulager. Elle peut tenir encore toute une journée. Elle a trouvé une place relativement confortable, presque une niche, entre deux jeunes filles, se lever c’est peut-être perdre ce petit luxe. Elle préfère chercher le sommeil. Un homme ronfle dans un recoin de ténèbres. Un rectangle de nuit claire se découpe par la bouche d’aération. À travers les griffes des barbelés, on aperçoit des étoiles qui brillent timidement dans le ciel encore chaud.

Le balancement du train, lancinant, rappelle à Christa les longs trajets, lors des tournées. Son préféré était le Berlin-Vienne. En 1934, elle avait emmené Rodolphe avec elle jusqu’à Munich. Un long périple pour un enfant, wagon-couchettes, pullman, grand luxe. Ils avaient été heureux, tous les deux, serrés l’un contre l’autre dans les draps soyeux de la compagnie ferroviaire. Elle avait raconté le combat de Siegfried contre le dragon, son bras vaillant armé de l’épée Notung, l’invincible. De temps à autre, elle avait chanté un passage, et il s’était endormi en se détendant.

— Dors bien, mon Prince…

Le train s’arrête en grinçant de toute sa longue échine de fer. Christa s’est assoupie. Elle ne saurait dire combien de temps. Une lumière faible et laiteuse découpe les silhouettes pêle-mêle, dans le wagon. La porte s’ouvre brusquement. D’étranges personnages apparaissent. Dans des uniformes rayés dans la longueur. Plus loin, des SS et des chiens aux regards sournois, prêts à mordre.

Los, raus !

Un peu dans toutes les langues, ordre est donné d’abandonner ses affaires dans le train. Christa saute sur le quai.

— Descendre ! Raus !

Une rampe. Les wagons se vident. On saute, on s’appelle. Certains restent sur la paille infecte des wagons, à demi morts.

— Zu fünf. Par cinq ! Los. Vite.

Le tri. Christa ne comprend pas. Elle débarque dans un monde parallèle. Quelque chose qu’elle ne pouvait pas envisager. Jamais.

Par cinq !

— Où sommes-nous ?

— À Birkenau, imbécile !

Christa se met en rang, cherche des visages amis. Ses vêtements puent. Ses bas sont déchirés. On la dépouille. On la déshabille, on la tond, crâne et pubis. On la rhabille. Un uniforme rayé dont la toile usée pique la peau.

Quelque part, dans l’air bouillant qui sent la suie, montent des notes, une mélodie de La Veuve joyeuse. Ça sonne un peu faux mais c’est dans le rythme.

— Il y a des orchestres à Birkenau, lance un détenu. Un dans le camp des femmes et un autre dans le camp des hommes.

— Viens ici. Assieds-toi.

Une femme, sans doute une Polonaise, tient un stylo où la plume a été remplacée par une aiguille.

— Retrousse ta manche.

La Polonaise trempe la plume dans l’encre et enfonce l’aiguille rapidement, tout en lisant un numéro qui est inscrit sur une liste d’arrivée. Christa grimace à chaque piqûre. La douleur est intense.

Numéro 74767. Une plaie qui saigne et se gonfle à vue d’œil.

La tatoueuse a une écriture fine et nette. Ce doit être une sorte de professionnelle. Les chiffres ne sont ni démesurés, ni tracés n’importe comment, pas comme ceux de la voisine qui rabaisse sa manche en rejoignant les rangs à petits pas.

Christa regarde une dernière fois ses longs cheveux blonds que le balai pousse vers un coin de la salle. Elle ne s’est jamais sentie aussi nue et vulnérable. Sa première pensée est pour Rodolphe. Elle se retient de pleurer. Pas le temps. Ta maman est comme les autres, mon Prince, mais elle garde sa dignité au fond d’elle.

Christa a de la chance. Une femme qui fourre les vêtements des nouvelles venues dans de grandes caisses la remarque. Elle fronce les yeux et se dirige vers elle.

— Tu es Christa Meister ?

— Oui, c’est bien moi.

La « lingère » jette un coup d’œil autour d’elle.

— C’est ce qui va sans doute te sauver. Attends ici.

Christa se met à l’écart, sans oser lever la tête vers les femmes qui passent à sa hauteur, crâne rasé et tatouage au bras.

Au bout de cinq minutes, une femme arrive. Malgré la chaleur, elle porte un invraisemblable manteau en poil de chameau et un foulard sur la tête.

— Bonjour, je suis Alma Rosé, la nièce de Gustav Mahler.

Le ton n’est ni gentil, ni accueillant, mais il y a des mots et un regard, et c’est déjà beaucoup. Alma se détend, une fois à l’extérieur.

— Tu dois aller d’abord au bloc de la quarantaine. Ne t’inquiète pas. Quelqu’un viendra te chercher.

La quarantaine est l’un des endroits les plus terribles du camp de Birkenau. La partie dortoir comprend un long châlit sur lequel les arrivants dorment les uns serrés contre les autres. Une bonne partie du quotidien de la quarantaine, c’est l’appel. Une manie allemande, sans doute. Il faut compter les déportés, rangés par groupe de cinq. Interdiction absolue de bouger. Et ça dure. Dans une odeur de merde qui coule entre les jambes de celles qui ont déjà contracté la dysenterie.

Trois jours plus tard, Alma Rosé envoie chercher Christa par la Blockowa Tchaïkowska, une Polonaise gigantesque avec des bras comme des jambons. Une brute qui mange à sa faim.

Tchaïkowska se moque de la cantatrice et la menace d’une gifle si elle ne baisse pas les yeux quand elle lui répond. Elle la conduit jusqu’au bloc de l’orchestre.

Alma Rosé l’observe un instant, un éclair de cruauté dans le regard, jaloux. Elle dit :

— Je me souviens des affiches de toi, dans Berlin, et de ta photo dans les revues. Je ne savais pas que tu étais juive.

— Je ne le suis pas. Juste un grand-père.

— Pour eux, tu es une youpine. Dans cet orchestre, nous le sommes toutes, mis à part quelques ariennes.

Elle continue à parler de la carrière de Christa. Des concerts de charité qu’elle a donnés quand l’Allemagne est descendue dans les culs de basse-fosse de l’Europe. Étrangement, elle connaît beaucoup de choses.

— Tu as chanté devant Hitler. Regarde où il t’a envoyée.

— J’ai refusé de chanter pour son anniversaire. Il ne me l’a pas pardonné.

Alma ricane en haussant les épaules.

— À part faire le rossignol, tu sais jouer d’un instrument ?

— Du piano.

— C’est tout ?

— Je connais un peu l’accordéon.

— Parfait. Celle qui en jouait est morte la semaine dernière. La dysenterie. Elle se vidait. J’ai dû l’envoyer à l’infirmerie. Elle a fini là-bas, tu vois.

Elle désigne du regard, deux immenses cheminées.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Le crématorium ! Nigaude. Tu ne sens pas l’odeur ?

Elle fait entrer Christa dans le bloc de l’orchestre. Une grande table est réservée aux copistes, des femmes qui ne sont pas vraiment des musiciennes. Alma les emploie à copier des partitions pour chaque membre de l’orchestre.

— Je vous présente l’immense Christa Meister, lance Alma sur un ton faussement admiratif.

Les filles se lèvent et entourent la nouvelle arrivée, toutes la connaissent. Christa n’a rien mangé depuis trois jours. Sa tête tourne, elle manque s’évanouir. Une fille qui s’appelle Clara lui donne un bon morceau de pain et quelque chose qui ressemble à du jambon.

— Tu mangeras un peu mieux ici, dit Clara. C’est notre seul salaire Nous sommes mieux traitées que les autres détenues.

La Blockowa n’a que de la morgue dans le regard. De cette haine sournoise de celles qui ont tout raté dans leur existence. Elle tient son petit pouvoir comme une revanche sur la fatalité. Christa a été, elle n’est plus rien.

— Si tu marches droit. Je t’éviterai la chambre.

— La chambre ?

Tchaïkowska la gifle. Clara pousse un petit cri en entendant le bruit sec des doigts qui se plaque sur la joue de la cantatrice. Christa tremble de tout son être et ne peut retenir une giclée de pisse qui tache son pantalon.

— La chambre. Le gaz. Si tu déconnes, on te gaze. Compris ?

Le soir, Christa revient dans le bloc de la quarantaine et s’allonge sur sa portion de châlit. Dans la soirée, on lui fait passer un papier. Ordre de se présenter le lendemain, de bonne heure, au bloc de l’orchestre.

22

L’appel dure plus d’une heure, dans l’air humide et chaud qui empeste la chair grillée et la boue. Il a plu dans la nuit. Au loin, les cheminées des crématoires s’élèvent dans la lumière de craie.

Christa se sent comme un automate qui obéit à une gigantesque mécanique. Il n’y a que le silence et les hurlements des SS et des kapos. Sa voisine vacille sur ses jambes, son corps maigre et douloureux tangue. Une odeur d’excréments se répand dans l’air. D’un geste discret, comme elle le faisait quand elle était en scène, Christa la maintient droite. La kapo, qui ne cesse de faire les cent pas devant le block au garde-à-vous, n’a rien vu. Elle a un drôle de visage, celle-là, massif et vulgaire, sale, avec deux gros yeux bleus. Quand on prononce son matricule, Christa se raidit et fait un pas en avant.

Un vent léger accompagne le lever du soleil. Une mélodie flotte dans le camp, impossible de savoir d’où elle provient, peut-être du camp des hommes. Une musique de fanfare, un peu grotesque, que Christa ne parvient pas à identifier, sans doute une de ces marches gorgées de flonflons d’accordéon dont les Allemands se régalent lors des fêtes populaires ou dans les brasseries.

Christa s’éloigne du bloc de la quarantaine. Une kapo l’intercepte. Elle a un visage triste, une expression de bonté, inattendue.

— Tu es nouvelle ?

— Oui.

— Où vas-tu ?

Christa se découvre et sort la feuille de papier de sa poche.

— Au bloc des musiciennes.

— Tu as de la chance, toi.

La kapo la dévisage puis lève le bras et désigne une allée plus large que les autres.

— C’est là-bas, le troisième bloc à droite, lui dit-elle plus sèchement.

Christa marche rapidement, évitant les brouets d’eau pourrie aux abords des baraques, les yeux rivés sur chacun de ses pas. La maison de l’orchestre est un long bâtiment en bois, semblable aux autres si ce n’est qu’il dispose de grandes fenêtres. Des rats couinent sous l’escalier en bois. Christa n’a jamais vu autant de rats. La porte s’ouvre, Alma paraît, l’air contrarié.

— On t’attendait, dépêche-toi.

Une chef SS est là, une très belle femme, grande, blonde, fine, l’uniforme gris impeccable. Une parfaite représentante de la race arienne. Elle est la vraie responsable de l’orchestre, et a le pouvoir de décider qui peut jouer ou pas. Alma se trouve à sa gauche.

— Salue l’Oberaufseherin Mandl qui te fait l’immense l’honneur de t’accueillir en personne.

La SS a su que Christa Meister se trouvait dans le camp.

— Mon père adorait vos enregistrements, dit-elle. Surtout ceux avec Furtwängler. J’en ai quelques-uns chez moi.

Le compliment ne fait aucun effet à la cantatrice qui essaie pourtant de répondre avec un sourire reconnaissant. Depuis son arrivée à Birkenau, elle est anesthésiée. Elle n’a jamais été artiste pour les flagorneries. On ne peut pas chanter avec des compliments.

— Installe-toi au piano, ordonne Alma. L’Oberaufseherin Mandl aimerait t’entendre.

La SS scrute chacun de ses gestes. Elle ne doit pas avoir souvent une diva sous la main. Sans doute jamais. Elle s’est assise, a croisé ses longues jambes gainées de soie noire.

— Chante ce que tu veux. Tu es libre de choisir.

Christa s’assied. Les premières notes de musique la transportent. Un lied de Schumann que Rodolphe aime tant. Alma et la SS sont émues. Même la kapo écoute. Quand Christa s’arrête, la SS applaudit, sa cravache sous le bras.

— Mon Dieu, je n’ai jamais rien entendu d’aussi beau. Malheureusement, je dois vous laisser. Il faut venir chanter ce soir, pour celui qui a la dure charge de commander ce camp.

Mandl se lève et toutes les musiciennes avec elle. Avant de sortir, elle se retourne un instant et toise Christa.

— Il faut lui trouver un costume décent pour ce soir, dit-elle.

À la nuit tombée, des gardiens emmènent Christa et Alma jusqu’à la maison du commandant, à l’extérieur du camp. Dans l’après-midi, on lui a donné un chemisier et un pantalon civil qui ne lui vont pas trop mal. Seuls les mocassins qu’a dégotés Tchaïkowska sont trop grands.

— Je t’en trouverai à ta taille. Demain.

Il fait nuit, une chaleur, lourde et tenace, recouvre le camp. Toutes les lumières sont éteintes, même les plus minuscules. Depuis les premiers bombardements, le commandant du camp impose un couvre-feu intégral. Le trajet paraît interminable. Les femmes longent la voie ferrée jusqu’au camp d’Auschwitz I, à trois kilomètres de là. C’est une nuit de pleine lune. Les rails luisent d’un éclat livide. Un train est à l’arrêt sur une voie annexe, sans locomotive. Les portes des wagons grandes ouvertes. L’odeur de paille et d’excréments est insupportable.

Le petit convoi marche jusqu’à une grande maison, toute noire, les volets fermés, au fond d’une impasse. Un majordome ouvre. Le commandant du camp est en civil, assis sur un grand sofa capitonné. Sa femme et ses deux enfants se tiennent derrière lui. Il reçoit Christa et Alma avec ces façons de militaires que les Allemands conservent en toutes situations.

— Je suis très heureux d’accueillir Christa Meister. Dommage que ce soit dans des circonstances aussi difficiles.

Alma intime à Christa de faire une sorte de révérence. La femme du commandant est une belle blonde, affable. Ses enfants observent Christa comme une curiosité, une de plus, venue d’une planète lointaine. Et, en quelque sorte, c’est vrai. La cantatrice n’était pas de leur monde avant la disgrâce, elle demeure aussi lointaine dans la déportation.

Alma se met au piano. Elle reprend des lieder de Schubert, des mélodies populaires que Christa connaît par cœur. Et puis le commandant demande Wagner. Il veut l’air d’Elsa de Lohengrin. Curieusement, il possède la partition pour piano. D’où la tient-il ? Impossible à dire. L’enfer a sa logique que rien ne peut expliquer.

Christa chante l’air d’Elsa. Son timbre se charge d’une tristesse qu’elle ne commande pas. D’abord pianissimo, elle déroule la mélodie. Alma a dû mal à la suivre et bute sur certains accords. Christa est d’un autre niveau. Elle ferme les yeux, ignore le piano mal accordé. Le Staatsoper, en 1930, Otto Klemperer lève les yeux vers elle. Sa baguette est un véritable métronome.

Seule dans ma misère,

J’ai supplié le ciel,

Cherchant dans la prière

L’oublie d’un sort cruel.

L’écho plaintif et tendre

De mes souvenirs amers

Au loin semblaient s’étendre

Et remplissait l’air.

Christa chante sans se laisser submerger par l’émotion. Elle a toujours su la contenir sur scène. Quelque chose vient de se briser en elle. Elle ne pense qu’à une chose, depuis son départ : retrouver son Prince. Sa voix la sortira de cet enfer. Elle en réchappera. La femme du commandant est émue, en l’entendant. Alma non plus ne peut pas retenir ses larmes.

Dans leur azur limpide

Les bruits se sont calmés,

Et d’un sommeil rapide

Mes yeux se sont fermés.

23

Rodolphe cherche sa mère partout. Après le long délitement de leur exil, il ne la retrouve plus, ses souvenirs se brouillent. Il se sentait presque français, parce qu’il fallait bien se faire une raison et que la France avait été le havre de paix et de sécurité. L’arrestation a été une sorte de coup de grâce. Une deuxième mort. Qui est-il aujourd’hui ?

Le silence a été terrible, et cette odeur encore chaude de la présence de sa mère ne s’est pas évaporée tout de suite. Et puis, la terreur est venue. Ils n’ont pas frappé à la porte par hasard. Dans l’immeuble, vit le délateur, le corbeau, l’oiseau du malheur. Celui qui fait que la vie n’est plus la vie, que l’honneur n’est plus l’honneur. Depuis, Rodolphe se dit que rien n’existe plus si l’on ne peut pas avoir confiance dans le plus minuscule des humains, aussi minuscule que soi.

Après l’arrestation, il a joué du piano, longuement. Jusqu’à ce que ses doigts se paralysent. Il a mis une grosse couverture de laine sur les cordes. Aucun son ne sort mais il entend les notes, celles de leur Bösendorfer, dans leur salon berlinois. Et puis, il a tourné dans la maison. Sans manger ni même dormir. Pendant deux ou trois jours. Il imaginait sa mère, tout ce qui pouvait lui arriver. Il a revu chaque instant, chaque bonheur de leur vie ensemble.

Il imagine que Christa se trouve au même endroit que Hans Mayer.

— Elle est passée par Drancy, affirme monsieur Gilbert. Après, un convoi est parti pour l’Est. Certainement dans un camp de travail. On ne sait rien de plus.

Rodolphe se met à espérer. C’est bête, on ne croit jamais vraiment au pire. L’homme est ainsi fait, il n’envisage jamais vraiment le mot fin. À moins d’en avoir la certitude absolue.

Trois ou quatre jours après l’arrestation, Gilbert vient toquer à la porte. Il parle d’une petite voix, toute minuscule.

— Rodolphe, ouvre, c’est Gilbert. Tu ne risques rien.

Il apporte un peu de pain, un petit morceau de saucisson.

— Les Allemands reculent de plus en plus sur le front de l’Est. Ils sont battus en Afrique. La fin est pour bientôt.

Le lendemain, Gilbert revient, avec un paquet, un truc assez lourd enveloppé dans des vieux chiffons. Les deux hommes ont un regard complice, comme deux voyous qui vont faire un coup.

— Ce sont des armes, dit Gilbert. On les met dans la double cloison. Tôt ou tard, il va falloir se battre, mon ami.

— Je vous suivrai, dit Rodolphe.

Gilbert plante son regard dans celui du jeune homme.

— Il faut me tutoyer à partir de maintenant. Compris, Rodolphe ?

Et puis vient le grand froid, le premier hiver. Il souffle tout doucement, sans violence, on dirait un être qui respire sans bruit, dans les rues de Paris. Il sèche la sève des hommes, fend les cœurs, comme il éclate lentement l’écorce des arbres. Les vieux disent que ce froid-là rappelle les hivers de la Grande Guerre.

Au printemps, Gilbert demande à Rodolphe de porter des paquets. Il lui a procuré des papiers, des faux parfaitement imités.

— Tu ne risques rien, c’est un policier qui les fait avec les appareils du commissariat.

Sur le vélo de Lucien, Rodolphe sillonne Paris. Les missions lui procurent une drôle de sensation. Chaque fois qu’il croise un policier, il sent le tambour du sang, le grondement, parfois. Ça tape dans sa poitrine et dans tout son cœur, la peur entre à flots et s’installe. Avant de refluer. Le sang tape moins fort, et c’est comme s’il était gorgé de désir. Et quand il s’en revient, il s’allonge sur son lit et imagine sa mère. Il sait qu’elle se trouve quelque part en Pologne, dans une province que le Reich a annexée. Gilbert n’en sait pas plus.

Rodolphe a perdu son accent, sauf pour quelques mots qu’il évite de prononcer. En dehors de Gilbert et d’un ou deux membres de son réseau, il ne rencontre quasiment personne.


Un deuxième hiver arrive, plus froid que le précédent. Dans le parc du Luxembourg, il a neigé au début janvier, et le gel est venu par-dessus. On dirait que la neige est vernie. Les enfants jouent avec. À la bataille, à coups de boules grosses comme leurs petites mains, peut-être une sorte d’exorcisme sans le vouloir. La guerre les cerne de partout, on dit que la grande Wehrmacht recule en Russie. Il se murmure que les Alliés ne vont plus tarder.

Berlin est bombardé. Rodolphe le sait par les journaux et ça lui fait mal. Il pense à sa chambre d’enfant, à Eva qui doit entendre hurler les bombes comme lui les a entendues quand les Alliés ont bombardé Boulogne, au printemps dernier. Un vrai massacre. Une blessure profonde le déchire, elle s’ouvre en se craquelant, un peu plus chaque fois que Radio Londres annonce que des raids aériens pilonnent son pays. Il imagine sa mère loin de tout ça, dans un camp de travail. Mais peut-être qu’Eva est restée à Berlin et qu’elle court se réfugier dans des abris quand les sirènes vrillent le ciel.

Le printemps surprend presque Rodolphe. Il manque se faire arrêter en sortant du bois de Vincennes. Un coup de sifflet. Une traction qui accélère. Il fonce entre les voitures, file jusqu’à la gare de Lyon, où il abandonne son vélo. On va le lui voler très vite. Tant pis, c’est trop risqué.

Gilbert dit :

— Il ne faut plus que tu sortes. Attends les instructions.

Il a l’air triste en disant cela. La mort rôde, mais Rodolphe s’en moque. La vie n’a plus vraiment le même goût depuis que Christa est partie.

Le 19 août, encore reclus, il ouvre sa fenêtre pour écouter les oiseaux. Il se dit que la Terre serait belle, que ce serait le paradis, même, sans cette maudite Allemagne. Les pelouses des jardins du Luxembourg sont couvertes d’hortensias blancs et violets et de fleurs à papillons jaunes. Un étrange silence enveloppe la ville. Le jeune homme se penche. Un premier coup de feu, au loin. Puis des rafales de mitraillettes. Rodolphe ne comprend pas grand-chose. Des pétarades dans des coins de Paris, rien de plus. La guerre est toute proche mais il n’a même pas peur, parce qu’il est dans son lopin de vie et qu’il pense s’en tirer.

Gilbert frappe. Il porte un brassard FFI au bras droit.

— Ça y est. Tiens.

Il tend un brassard et un sac. Dedans, deux vieux revolvers et une mitraillette.

— Apporte ça jusqu’à la rue de Rivoli.

Rodolphe obéit sans poser de questions. Du côté de l’Hôtel de Ville et vers le palais de justice, ça claque davantage, il l’entend bien, au fur et à mesure qu’il descend le boulevard Saint-Michel. On distingue clairement les panaches de poudre aux angles des immeubles et les éclats de poussière le long des façades.

Rodolphe traverse la Seine et se dirige vers la rue de Rivoli. Non loin de l’Hôtel de Ville, un groupe lui fait signe. Un homme avec des galons s’avance vers lui, méfiant.

— Qui t’envoie ?

— C’est Gilbert. Je suis Rodolphe.

— Je suis le capitaine Lambert.

Lambert vient de tirer sur un blindé allemand qui a été stoppé par un platane en travers de la rue de Rivoli. Les Allemands tentent de faire demi-tour. Lambert plaque fermement contre sa hanche la mitraillette que vient de lui remettre Rodolphe, vise et tire. Les balles font des trous dans les pierres des murs tout autour. La mitraillette manque lui échapper mais il finit par atteindre sa cible. Rodolphe est tétanisé, le claquement des culasses et les détonations ébranlent ses émotions. Lentement, une sorte de folie prend le dessus sur sa peur, l’envie de tirer à son tour, de faire mal, de tuer. De sortir de lui toute la merde que la guerre y a foutue.

Le camion à carapace zigzague entre les barricades, s’arrête, tente une marche en arrière et cale. Nouvelle rafale. Ça fait comme des étoiles dans le pare-brise. Un type avec un brassard FFI, un gars que Rodolphe a déjà vu avec Gilbert, court en faisant des écarts brusques pour éviter les balles et balance une grenade dans le blindé. À peine fait-il un pas en arrière qu’il tombe, tué, en s’écroulant mollement. Le sang sur les pavés se répand, noir et huileux. Rodolphe n’imaginait pas que ça coule aussi vite. En un rien de temps, toute une flaque de vie.

Les combats cessent à la tombée de la nuit. Rodolphe rampe jusqu’au camion allemand. Que des jeunes. La grenade les a tous tués. Celui qui est du côté passager a pris une balle en plein front. Il semble rire, les yeux grands ouverts. Rodolphe trouve son portefeuille. Manfred Bartmann, 19 ans. Il venait de Berlin, du quartier de Mitte, après le pont qui enjambe la Sprée.

— On a le même âge. Et moi j’ai apporté l’arme qui t’a tué. J’aurais pu être à l’école avec toi.

Le chauffeur est plus vieux et pue déjà, la bouche s’est tordue en une grimace d’étonnement.

Rodolphe essaie de comprendre ce qui bascule en lui. La bataille le rend autre, tout à coup, sans prévenir. Tu es venu jusqu’ici comme un petit homme, te voilà un autre et déjà tout fissuré. Et cet autre te poursuivra jusqu’à ta mort.

Une rafale déchire la nuit. Les balles tracent des traits furieux, rouges et blancs. Les Allemands, les collabos, les anges noirs de la nuit n’en ont pas fini. Rodolphe est pris entre deux tirs, s’accroupit et s’abrite sous le camion.

— Ne reste pas là ! hurle un sergent FFI.

À grands gestes, il lui fait signe de le rejoindre. Rodolphe rampe. Les balles crépitent et rebondissent sur la pierre froide de la rue en laissant des étincelles de briquet.

— Halte au feu, crie le sergent. Halte au feu, bordel !

Personne n’obéit. On est toujours un peu sourd et aveugle à la guerre. Impossible de savoir qui tire sur qui. Une rafale passe puis une autre. Et plus rien. Un silence de bataille et de cordite Le temps suspendu. Rodolphe sort de sa cache et court en direction d’un groupe de résistants qui se tient à l’abri derrière un platane. Une balle le frappe. Il roule à terre. La dernière image qu’il voit est celle de Christa, sa maman sur scène, splendide, dans une robe de soie, irréelle dans la lumière dorée.

24

Alma entre dans le bloc de l’orchestre avec un visage plus sévère que jamais. Elle examine la table des copistes.

— Trouve-moi La Veuve joyeuse, l’ouverture.

Christa se lève, exténuée. Les musiciennes n’ont pas mangé grand-chose depuis quelques jours. Les paquets qui les récompensent d’ordinaire se font rares. Les chefs quittent le camp pour la guerre en Russie, des plus vieux les remplacent.

— Peux-tu chanter Madame Butterfly ?

— Je peux essayer…

— Je ne te demande pas d’essayer mais de le chanter si tu en es capable.

Christa sent dans l’expression du visage d’Alma qu’elle va exiger qu’elle s’exécute sur-le-champ. Elle est nerveuse et serre ses poings menus chaque fois qu’elle parle. Son attitude est dure. Elle n’a plus de retenue. Jamais, avant-guerre, une musicienne, fût-elle la nièce de Mahler, ne se serait adressée à Christa Meister de cette façon.

— En allemand ou en italien ? questionne froidement la cantatrice, en regardant sa chef droit dans les yeux. (Elle met dans son regard tout le mépris dont elle est capable.) Et pour qui dois-je chanter ?

Alma tourne les talons et monte sur l’estrade d’où elle peut dominer son orchestre.

— Demain, le Reichsführer SS, Henrich Himmler, va visiter le camp. Nous devons être impeccables, comme jamais. Nous devons nous surpasser. J’espère que vous vous rendez compte, Himmler en personne. Celui qui peut tout ! Ce camp, c’est lui ! Notre survie, c’est lui.

Pour Christa, Himmler est un souvenir. Un de plus, ou de trop. C’était en 1934 ou 1935, à Dresde. Il avait tenu à la féliciter après un récital. Le directeur du théâtre était dans ses petits souliers en présentant la chanteuse à cet homme si puissant. Il avait fait le signe nazi, elle s’était fendue d’un sourire. Himmler était un petit homme, brun, avec un visage sans relief qu’une paire de lunettes rondes en acier rendait un peu sérieux. Il n’avait rien d’un arien, comme Goebbels. Il avait souri et avait tenu à gratifier Christa de quelques mots de félicitation, très convenus, comme elle en recevait des centaines. Et puis, il avait ajouté une phrase qui avait failli la faire éclater de rire :

— Demain, quand je jouerai au piano, je penserai à vous.

Puis il s’était légèrement incliné et s’était retourné brusquement, sa suite avait claqué des talons.

C’est cela, le souvenir de Himmler, l’un des hommes les plus redoutés du régime nazi.

Alma se met à donner des consignes. Sa voix agace Christa. Elle ferme les yeux et entre en elle. Le visage de Rodolphe apparaît. Quand il était enfant. Si petit et si fragile. Alors, elle se met à chanter le grand air de Madame Butterfly.

Un bel di, vedremo

Levarsi un fil di fumo sull’estremo

Confin del mare.

Elle a envie de serrer son petit Prince dans ses bras mais son corps est introuvable, comme détaché d’elle à jamais. Elle a l’impression de le chercher, le chant sort de sa poitrine sans qu’elle puisse le contrôler.

Alma la fait taire. Elle écarquille les yeux comme après un songe merveilleux.

— Il faut travailler, ordonne Alma. Himmler peut toutes nous faire gazer si jamais nous le décevons.

Christa lit dans le regard d’Alma et d’autres filles de l’orchestre cette jalousie sauvage que la déportation leur a donnée. Elle a été une grande cantatrice, Alma n’est que la nièce de quelqu’un, une bonne violoniste, rien de plus, les autres, des petites musiciennes. Elle ne dira rien sur sa rencontre avec Himmler. Elle redoute seulement qu’il ne la reconnaisse.

Le lendemain, il fait une chaleur à suffoquer. Le camp vibre d’une étrange fièvre. Le crématoire a cessé de cracher de la fumée. Les SS, femmes ou hommes, ont astiqué leurs bottes et leurs chaussures. Le matin, Alma fait répéter les filles une dernière fois. L’ouverture de La Veuve joyeuse, quelques passages transcris pour leur misérable symphonique. Vers midi, elle leur demande de se mettre sur leur trente et un. Elle les passe en revue, pour voir si elles sont enfin prêtes à recevoir le Reichsführer SS Henrich Himmler. Olga n’a pas assez coiffé ses cheveux qui poussent par plaques à cause de la gale. Elle est placée au troisième rang. Christa demande à se trouver à côté d’elle. Alma accepte, elle sent que Himmler risque de la reconnaître. Et si c’est le cas, tout peut arriver, le pire comme le meilleur.

Vers 14 heures, le camp est agité d’une sorte de rumeur sourde. Des officiers supérieurs de la SS apparaissent sur la rampe. Un groupe compact est formé autour de ce qui doit être le petit Himmler. Tous sont vêtus d’uniformes noirs à galons d’argent, avec des têtes de mort sur leurs casquettes. La seule pensée qui vient à l’esprit de Christa est qu’ils doivent avoir sacrément chaud dans leurs costumes. Les pensées sont grotesques, parfois. Ils viennent du camp des hommes. Sans doute ont-ils déjà eu droit à une aubade cynique.

Alma est tendue. Himmler s’approche. Christa l’aperçoit entre deux officiers plus grands que lui. Il a changé. Ses joues retombent. Il a gardé cet air de petit prolétaire de Berlin. Ses yeux fuient derrière les cercles de ses lunettes.

Le chef du camp fait un signe de la tête à Alma. Elle lève sa baguette d’un air de matrone et lance l’ouverture de La Veuve joyeuse. Les filles s’en tirent sans fausses notes. Himmler les a vaguement écoutées avant de tourner les talons et de se diriger vers les crématoires. Les musiciennes rentrent au block. Alma est furieuse.

— Vous avez été en dessous de tout.

Elle s’en prend à Olga puis à Christa. Les insultes pleuvent. Son visage se tord de colère.

— Maintenant, priez pour qu’il ne nous arrive rien.

Elle sort telle une furie. Les filles rangent leurs instruments, l’âme au bord du précipice. Elles attendent le retour d’Alma, en silence, n’osant pas, ni l’une ni l’autre, livrer leurs impressions. Elles ont toutes joué devant leur bourreau en chef et elles ont toutes fait de leur mieux.

Alma revient au bout d’une dizaine de minutes, se dirige vers l’étui de son violon, l’ouvre et se met à jouer des mélodies tsiganes. C’est inimaginable pour les musiciennes, mais Christa comprend immédiatement. Elle joue pour les récompenser. Quand elle s’arrête, elle les regarde, chacune à son tour, l’œil fier et reconnaissant. Puis elle lance :

— C’est un succès. Himmler a souri.


Alma Rosé est morte en 1944, à l’âge de trente-sept ans. Un matin, la fièvre est montée. Elle a voulu se lever, être toujours là, pour ses musiciennes, pour la vie. Pour les femmes qu’elle a sauvées avec son caractère dur et tranchant. Elle a fait quelques pas et s’est recouchée, tremblante, vaincue. De sa fenêtre, on aperçoit l’une des cheminées du crématorium de Birkenau, tour de briques livides dans le ciel nuageux.

25

Berlin, 22 janvier 1945

Pour Furtwängler, ce concert est le dernier. Septième Symphonie, Bruckner, mi mineur, une tonalité de crépuscule. Au milieu du deuxième mouvement, lent et solennel, une lumière bleue surgit par les grandes fenêtres de la Beethoven Saal, un rai violent, puis un autre. Bastiaan lève les yeux sans arrêter son archet, Rammelt lui jette un regard terrorisé. Buchholz arrête de jouer. Il tremble. Tous ses collègues regardent leur chef.

Les faisceaux de la défense antiaérienne balaient le ciel en bataille. Les tirs de la Flak se perdent dans le ciel en de petits nuages noirs et des claquements d’altitude. Les murs de la salle de concert vibrent. L’orchestre se débande en plein adagio pathétique. Adieu, Bruckner. Le public détale, les femmes à voilette aux bras des gradés en uniforme, les vieux nantis des premiers rangs et les autres, comme des rats, chacun dans son trou.

Le chef d’orchestre se réfugie dans sa loge, l’esprit meurtri. Pour la première fois, il n’a pas fini un concert. La guerre se moque des mélodies. Sa baguette s’est mise à battre dans le vide. Il s’est retrouvé seul, pauvre pantin. Une dernière salve a tapé la salle Beethoven et la Köthener Strasse. Une gerbe de gravats a brisé quelques vitres. L’immeuble du 38 est parti en torche, ses fenêtres découpent des yeux de diable dans les nuées de poussière épaisses.

Quelqu’un frappe à la porte. Furtwängler reconnaît Albert Speer, l’architecte du Troisième Reich, avec sa mine d’étudiant bien mis. Speer a toujours été plutôt sympathique avec le musicien. Il dit :

— Ne restez pas à Berlin, docteur Furtwängler. La SS est chargée de vous surveiller. La Gestapo va vous arrêter et vous emprisonner. Vous n’êtes plus intouchable.

Speer sait de quoi il parle, Hitler lui-même l’a mis dans la confidence. Il a l’oreille du Führer. Et ce Führer ne veut plus d’un musicien qu’il a érigé naguère en patrimoine national. Speer dit que c’est fini la gloire, fini les excuses pour cause de génie. Il lance :

— Vous devriez prendre des vacances, docteur Furtwängler, vous reposer. Vous êtes fatigué.

— Que vont devenir mes Philharmoniker ? Je dois les protéger !

— Je vais m’en occuper personnellement.

Furtwängler garde un instant la bouche entrouverte. La lumière qui entre par la fenêtre projette des ombres et dessine des corps inquiétants sur le plancher.

Speer lui tend la main. Le chef l’accepte. Il y a du définitif dans cette poigne ferme et longue. Speer a beaucoup de respect pour Furtwängler. Il sait qu’il ne le reverra pas. Il dit :

— Ne soyez pas inquiet. Vous comprenez… Partez ! Une voiture vous attend.

Déjà, en 1944, Speer a prévenu le musicien. Là-haut, tout là-haut dans la hiérarchie des cinglés, on le soupçonnait d’avoir participé à l’attentat contre Hitler. Ça vaut la peine de mort. La guillotine. Furtwängler connaît tellement de monde que figurent des noms douteux dans son carnet d’adresses. Il y a surtout celui de von Stauffenberg. Il ne peut pas dire pour se défendre qu’il ne l’a jamais rencontré. Ce dernier est un proche.

Et Stauffenberg a monté une opération pour tuer Hitler. Comme nom de code à cette opération, il a choisi Walkyrie. Drôle d’idée pour désigner l’assassinat du pire tyran de l’histoire. Walkyrie, l’opéra que Furtwängler a dirigé des dizaines et des dizaines de fois.

— Merci, monsieur Speer.

Le chef décampe, au milieu de la fournaise, courant de tas de ruines en tas de ruines, ombre parmi les ombres dans les angles morts de Berlin. La bagnole qui doit le ramener se trouve un peu plus loin, le chauffeur fait de grands signes au milieu des fuyards qui zigzaguent, comme des bêtes folles, entre les blocs de briques tombés des murs. Furtwängler s’enfourne dans la Mercedes. Le chauffeur démarre en trombe, klaxon en tête. Un tramway gît sur le côté, étendu de toute sa carcasse, sa cargaison humaine encore prisonnière. Des vieux sont penchés sur un cadavre, à farfouiller dans les poches. Le peuple ne sait plus se tenir, il a faim.

Pour rejoindre la maison, à Potsdam, il faut une heure, à tordre la route, entre les empilages de pierres et de tuiles, les escouades de femmes qui arpentent les ruines et les gamins qui chapardent. Les hommes jeunes sont ailleurs, songe le chef. Loin, dans l’immense champ de guerre qui les taille par milliers.

La maison apparaît, sinistre, hostile, extérieure à tout ce qui a été une existence d’artiste. Le musicien s’affale dans un fauteuil, au milieu des souvenirs assoupis, dans la pénombre. La solitude n’a jamais été aussi froide. Il revoit les visages des Philharmonikers qu’il vient de quitter, la peur au fond de leurs yeux, le désarroi sur leurs traits luisant d’angoisse. Ils n’ont pas eu le temps d’un au revoir, d’une dernière chaleur. On ne se dit pas grand-chose quand le diable frappe à la porte. Où seront-ils, après l’apocalypse ?

— Je les ai protégés jusqu’au bout, murmure le chef d’orchestre en se versant un verre de mauvais blanc. Le Philharmonique de Berlin, le meilleur orchestre du monde, c’est fini tout ça !

Cette dernière nuit, le musicien cherche longtemps le sommeil, sentant monter le grand péril. Il n’est plus le demi-dieu du Reich, le chef d’orchestre adulé. Un décret l’a fait simple conscrit, attaché à la réserve militaire de Berlin. Descente abyssale, de quoi donner le vertige, l’envie de vomir de toutes ses tripes. La gloire nationale en simple troupier, au fusil et au pas. Faudrait en rire mais la gifle a brisé son âme. Il en a pleuré, tout seul, dans le silence de sa gloire qui ne le protège plus de rien. De rage, il a balancé la partition de la Neuvième Symphonie de Beethoven en travers du salon. Dans son vol, la Neuvième a renversé le buste de Wagner qui trônait sur un guéridon, avant d’atterrir sur le piano et faire un gros accord dissonant. Cette Neuvième qu’il a dirigée pour l’anniversaire du Führer, en 1942.

— Cochon, a-t-il hurlé. Salaud, ignare !

Les mots de la colère sont bien faibles, parfois.

26

— Les Juives à gauche, les ariennes à droite.

Ils crient tout le temps ce genre de choses. Ils ne savent qu’aboyer.

Il pleut, c’est la nuit. Les SS font passer une à une les ariennes de l’orchestre. Il y a Bronia, Alla, Olga, Eva et Halina. Direction Auschwitz I, à trois kilomètres de là. Olga sourit en plongeant son regard dans celui de Christa, longuement. Pourquoi ? Peut-être, pense-t-elle, qu’elles ne vont jamais plus se revoir.

— Cinq par cinq ! En rang !

Les SS encadrent les musiciennes juives. En avant, marche ! Le convoi prend la direction opposée aux crématoires. L’orchestre, c’est fini. Christa pressent que jamais elle ne remontera sur scène. Les filles ne vont pas aux chambres à gaz. Elles sortent du camp B. L’air sent la boue, le bois de pin des blocks et cette odeur de chien mouillé, pourrie, qui soulève le cœur.

Un train est stationné, non loin de la rampe où sont triés les arrivants. Les wagons ruissellent d’eau et luisent à peine à la lumière minuscule des miradors. Depuis un mois, le couvre-feu est strict. Toutes les lumières du camp sont masquées à cause des bombardements.

Les musiciennes montent dans un wagon à ciel ouvert, une sorte de plate-forme, sans bâche, rien, séparées des autres détenues. Deux soldats, des hommes de la Wehrmacht sont assis au milieu du wagon, ils se chauffent à un poêle dont le tuyau monte au-dessus d’eux et dégage une épaisse fumée de charbon. Peut-on imaginer un poêle sur une sorte de tombereau qui sert d’ordinaire à transporter des matériaux ! Sous la pluie fine de la grande plaine de Pologne ! La vision est surréaliste. Entre leur capote remontée jusque sur le nez et le casque, posé comme une cloche d’acier bronzé sur leurs têtes lourdes, on devine à peine les visages des gardiens, des gars qui ont certainement échappé au front russe ou qui en reviennent. Qui sait ? Ils ne se parlent pas et fixent le feu qui crépite dans leurs prunelles.

Au bout d’une heure, le train se met en branle, lentement. Des vies humaines qui toussent, qui crachent et qui gémissent. Pas un éclat de voix, pas un cri, pas une protestation. La locomotive souffle telle une bête. Le responsable du quai agite son fanal avant de disparaître dans les ténèbres. Chaque wagon, chaque roue se met à grincer, comme si la mécanique refusait de partir. Les musiciennes essaient de se protéger de la pluie qui pénètre leurs vêtements. Alma demande à l’un des deux soldats s’il sait où ils vont. L’homme répond d’un grognement sans même lever les yeux.

Le camp disparaît lentement au bout de la voie. Quelques lumières percent les ténèbres. Christa éprouve un curieux sentiment de tristesse, un peu comme quand on abandonne un lieu où l’on a des souvenirs. Elle va vers l’inconnu, peut-être la mort, elle laisse derrière elle son petit confort d’orchestre. Il faut oublier les visages familiers qui se noient dans la noirceur et qu’elle ne reverra plus jamais.

La voie fait un virage. Le train accélère et se retrouve en rase campagne. Des avions passent au-dessus de l’immense plaine. Le grondement aérien de leurs moteurs n’est pas celui des appareils allemands. L’oreille musicale, ça sert aussi à ça : les filles de l’orchestre ont appris depuis quelques jours à faire la différence.

La nuit est chaotique. De temps à autre, le train s’arrête sur une voie de garage, et il faut attendre le passage d’un convoi militaire qui rejoint le front, chargé d’armes et d’hommes aux visages de grisaille. Pendant ce temps, la locomotive souffle et siffle, impatiente de reprendre sa route. Au petit jour, Christa aperçoit un long train qui revient de l’Est et qui roule au pas. Les wagons à bestiaux sont remplis de blessés aux regards éteints. Ils ont ouvert les portes pour respirer un peu mieux. Christa éprouve de la peine pour eux. Elle pense à Rodolphe. Beaucoup de ces soldats ont son âge. Certains lui ressemblent.

Le convoi roule deux jours, sans boire et sans manger. C’est très long, deux jours, mais les filles de l’orchestre ont pris le pli. Elles se disent qu’elles ont échappé au pire et que le pire ne peut plus leur arriver. Tout le jour, elles voient défiler la Pologne, plate et démembrée, fumante et désespérée. Curieux pays. Leurs deux gardiens se lèvent de temps à autre, vont d’un bout à l’autre de la plate-forme, enjambant les corps endoloris. Alma essaie de leur plaire, en vain. Ses sourires faussement timides viennent s’écraser sur leurs trognes de traîneurs de sabre. Christa se trouve entre Bronia et Olga. Elles se tiennent chaud, ont des gestes tendres. Olga a peur, son corps est à bout, sa patience, sa foi et son humanité. Tout est rongé en elle, jusqu’au cœur. Christa la prend dans ses bras quand elle sanglote.

Le soir du premier jour, le train est resté à l’arrêt dans un tunnel, une heure, peut-être deux. Olga s’est mise à trembler de tout son corps, persuadée qu’on allait les électrocuter dans ce tunnel. Quand le train a redémarré, elle a fixé Christa de ses prunelles souffrantes et a caressé son visage, pour se rassurer, se dire qu’elles étaient encore en vie.

Le deuxième jour, toujours pas de nourriture, juste de l’eau de pluie. La nuit vient très vite. Christa se rend compte qu’elle a somnolé pendant des heures, et les ténèbres l’ont surprise. Le train roule plus vite, elle fredonne un air de valse, une chanson populaire, sur le rythme de ferraille des wagons sur les rails. Elle se trouve au théâtre, soudain, en longue robe de soie blanche, et sourit à des visages connus. Et puis, elle s’assoupit à nouveau, épuisée. Au matin, elle demande au soldat quel jour on est.

— Le 3 novembre.

Le 3 novembre 1945, se dit-elle. Le train s’arrête. Les musiciennes descendent, comme un immense troupeau. Il y a une pancarte de travers avec Champ de tir écrit dessus. Olga se met à crier qu’elles vont toutes être fusillées. Les gardiens ne sont plus des SS mais des types de la Wehrmacht. Ils pointaient leurs fusils vers elles. Deux officiers arrivent, sortis d’on ne sait où. On se met en rang, comme des animaux bien dressés, ce que les filles sont devenues.

— Bienvenues dans votre nouveau camp.

Elles se regardent les unes les autres. Il n’y a rien autour d’elles. Juste une sorte de grand fossé dans laquelle les soldats viennent s’entraîner au tir.

— Ce nouveau camp, c’est vous qui allez le construire.

On leur sert une misérable soupe dans laquelle surnagent quelques navets. C’est là qu’elles apprennent qu’elles se trouvent à Bergen-Belsen.

Les Alliés ne sont plus très loin.

Reich kaput ! crie Olga.

27

Berlin, 23 janvier 1945

C’est une nuit de cendres, froide et humide. Un hall de gare où s’engouffrent des bourrasques épaisses de grésil. La neige n’est plus très loin. Elle viendra par l’est, des grandes plaines ravagées.

Furtwängler s’arrête sous un immense portrait de Hitler et lève les yeux vers l’énorme pendule de la gare. 22 heures. Le train part dans dix minutes.

Les rails s’entrelacent aux aiguillages et se reprennent en de longues lignes droites avant de disparaître dans un trou de nuit. De temps à autre, le vent balaie le panache de fumée grasse d’une locomotive. Dans la lumière discrète de la lune, Berlin empeste le phosphore et le charbon, l’égout et le caveau.

Furtwängler a rendez-vous avec son ingénieur du son, Franz Knapp, devant le kiosque à journaux. Il a dû être retenu par la police de plus en plus tatillonne qui contrôle chaque voyageur. Peut-être qu’il ne viendra pas. Tout est incertain.

Le dernier bombardement est passé. Les grands immeubles de Friedrichstrasse tremblent encore, beaucoup ne sont plus que des façades calcinées, sans plus rien derrière, des décors de théâtre, du vide et de la mort.

Rien ne bouge. Rien ne respire, rien ne dort. Il n’y a plus de tonnerre dans le ciel, plus de lumières obliques qui tapent les nuages, plus de bombes qui miaulent dans le ravissement glauque de la guerre. Les bombardiers sont repartis, le ventre vide. Ne restent que le grincement des trains, les conversations à voix basse, les annonces laconiques et les claquements des boggies sur les échangeurs. Des convois entrent en gare, en provenance de l’Est, du front, chargés de soldats en lambeaux, hagards, hâves et plombés.

Le train pour Vienne va partir, d’un instant à l’autre. Il foncera dans la nuit, tous feux éteints. Knapp arrive en courant.

— Il n’y avait plus de places en premières, lance le chef d’orchestre.

— À la guerre, comme à la guerre ! répond l’ingénieur du son.

Furtwängler fourre sur le filet, au-dessus de son siège, la petite valise de cuir usée par sa vie vagabonde. Il emporte l’essentiel et laisse toute une existence derrière lui. Les plaisirs et la célébrité sont brefs, il n’en reste que des ruines et l’impression de n’exister plus que par la tragédie. Le destin est en train de crouler, il sombre dans les caves et sous les chaussées soulevées par les coups de la guerre. Le maestro enfonce son chapeau mou, remonte le col de son manteau de ses doigts gourds et cherche un peu de confort sur le velours de la banquette.

Dans l’après-midi, avant de plier bagage, il a fait un crochet par la Philharmonie, pour voir une dernière fois ce qui fut son royaume, son omphalos. Hartmann, le contrebassiste, était là. Il pleurait.

— On a sauvé ce qu’on a pu… C’est-à-dire rien, mis à part les instruments.

Hartmann avait été désigné avec six autres musiciens pour surveiller leur temple, comme des servants fidèles. Ils ont quitté les lieux après avoir reçu des morceaux du plafond sur la tête. Hartmann a été blessé.

Les images forcent la raison. Elles aident à tourner les pages de son histoire. Le chef d’orchestre sait, à présent. La Philharmonie est éventrée, morte. Elle ne souffre plus, écroulée sur elle-même. Quelques murs saillent des décombres, des briques en tas, du plâtre moulu en poussière, des poutres en désordre au milieu des frises bousillées. Une rangée de fauteuils a été mise de côté, des enfants y jouent, quelques vieux fatigués viennent s’y asseoir. Le buste de Beethoven dans sa niche de pierre est borgne, la gueule cassée, comme les anciens de Verdun. Bach a perdu son nez, ça lui fait une trogne de boxeur de foire. Les autres génies ont été moulinés dans les gravats.

— Si tout va bien, nous arrivons demain vers 8 heures, dit Knapp, en soufflant son haleine fumante sur ses doigts.

— J’espère qu’on pourra dormir un peu, marmonne Furtwängler en croisant son manteau.

Un grondement sourd se répand sur la ville, par-dessus les écailles des toits. Un immeuble vient de s’écrouler. Un feu crépite parmi les clameurs et les sirènes. Le chef d’orchestre s’affaisse sur la banquette. Deux hommes montent dans le wagon. Knapp les désigne d’un signe de tête discret.

— Ça fait deux fois que je les vois aujourd’hui, grogne le chef d’orchestre. Ils étaient devant chez moi tout à l’heure. Ce sont certainement des SS, des types de la Gestapo. J’ai été prévenu.

— On dirait qu’ils sortent d’un film de Fritz Lang. La surveillance n’est pas discrète.

— Elle n’a pas à se cacher, la surveillance, puisqu’elle est partout.

— Ils vont nous arrêter ?

— Non, nous ne sommes pas en fuite. C’est moi qu’ils veulent. Ils vont laisser passer les concerts de Vienne. Ensuite, on verra.

La grosse motrice lance un cri strident qui bondit sous l’immense voûte de verre et de métal de la gare. Le chef siffle en abaissant son bras. Le train s’ébranle. Des escarbilles s’échappent de la cheminée et dansent dans la fumée grise. Personne ne fait des adieux pathétiques, aucune femme, aucun enfant ne pleure le départ d’un cher. Pas de galurins qui s’agitent, ni de mouchoirs fleuris qu’on brandit d’ordinaire, à bout de bras, comme avant-guerre. Le peuple des voyageurs a disparu, ne reste que ses ombres aux visages sans yeux et sans sourires.

Furtwängler observe le quai qui s’étire lentement, comme on regarde une dernière fois, un goût amer à l’esprit. Chaque souffle de la machine l’emporte loin de ce qu’a été sa vie. Les silhouettes baissent la tête avant de disparaître sous le voile de la nuit. Le train longe la rivière Sprée, énorme veine noire et calme. Le cœur de Berlin s’éloigne peu à peu. Le musicien distingue à peine le dôme de la cathédrale, la pointe du toit du Staatsoper, sur Unter den Linden. Le chef s’en va. Il reviendra après le chaos et il marchera sur les cendres.

Le train trace une courbe douce sur la croûte gelée du monde. L’étendue des champs durcis de froid se mêle au brouillard. Furtwängler dort sans rêves, bercé par le rythme des roues sur les rails, dans l’urgence et l’oubli du danger. À l’autre bout de la voiture, les deux nervis de la Gestapo sont assis face à face et parlent en hochant la tête de temps à autre. Le plus petit est bedonnant, il doit avoir la cinquantaine, figure ronde, presque bonhomme. L’autre est chauve, plus sec, sans doute le même âge. Il a fait la guerre au front, sa figure marquée inspire la crainte. De temps à autre, le rondouillard écarquille les yeux pour mieux scruter les ténèbres. Le musicien et son compagnon n’ont pas bougé.

Au petit matin, le train ralentit en lançant des coups de sifflet enroués. Vienne approche au bout de la grande plaine, sous un ciel de craie. Il a neigé, de cette neige lourde qui fait ployer les branches nues des arbres sans feuilles et qui donnent aux vergers une tristesse sans fin. Les faubourgs étincellent comme dans une féerie de Noël. La guerre paraît moins présente ici, elle ne tardera plus.

La gare centrale de Vienne est pavoisée de croix gammées. Un crieur de journaux annonce une énième victoire des armées du Führer alors que tout le Reich est ouvert aux quatre vents. Les armées marchent sur Berlin en lambeaux. Les rouges arrivent au galop, c’est une question de mois, peut-être de semaines.

Furtwängler et Knapp descendent à l’Impérial, à deux pas de l’opéra. Une deuxième maison pour le maestro. On l’accueille avec la chaleur des habitudes, un sourire, quelques croissants et un café long.

— Comment ça va, à Berlin ? demande le maître d’hôtel.

— Comme dans l’antichambre de l’enfer.

Les deux flics ont dû filer vers un poste d’observation, quelque part, derrière l’une des fenêtres d’en face. À l’affût, patients et tendus, invisibles. Ils reviendront après la série de concert. On n’emballe pas un symbole comme un vulgaire opposant.


Le 5 février 1945, à 6 heures, deux officiers de la Gestapo pénètrent dans l’Imperial. Ils demandent à voir Wilhelm Furtwängler.

— Le chef d’orchestre ? s’étonne le réceptionniste.

— Oui…

— Il est parti très tôt ce matin.

28

— Hommes de la milice de Berlin, vous venez de prêter serment au Führer ainsi qu’à l’avenir social de notre peuple, pour prouver que l’Allemagne dispose de millions d’hommes destinés à se battre !

Goebbels parle à la Volkssturm. Il a revêtu son uniforme noir et la casquette brodée d’argent qui sera toujours trop grande pour son visage d’oiseau. Blême, il jette un dernier regard au millier d’hommes armés à la va-vite. Des vieux, des demi-infirmes, des réformés, des sans uniforme, beaucoup de voyous. La Wehrmacht n’a pas voulu d’eux, ils crèveront dans un dernier baroud. Parce que, en face, l’Armée rouge les attend, le corps de bataille des bolcheviks qui vient de traverser la Pologne et qui a libéré les camps de la mort. Pas de quartier. Tous les Allemands le savent.

Bastiaan croise de plus en plus de ces miliciens en uniforme. Il passe des contrôles, profil bas. Ils pourraient l’appeler, lui aussi, au train où va la guerre.

— Furtwängler s’est enfui, dit Rammelt.

— Qui t’a dit ça ?

— Un proche de Speer, notre nouveau patron.

— Il risquait sa vie, murmure Bastiaan en hochant la tête.

— Il sera resté jusqu’au bout. On dit qu’il a fait partie du complot contre Hitler.

Bastiaan fait une moue dubitative. Douze ans de dictature enseignent l’instinct du silence. Sa tristesse profonde, il ne sait pas la dissimuler. Elle se lit sur ses traits immédiatement. Toute sa carrière aux côtés de Furtwängler l’a transformé. Rammelt demande :

— Tu te souviens quand tu lui as offert un paquet de café ?

— Furtwängler m’a chaleureusement remercié, mais il ne savait pas trop quoi en faire. C’est ma femme qui l’a torréfié, tu sais. Avec une poêle, dans notre cuisine. Ça se sentait dans tout le quartier.

Tous les membres du Philharmonique avait ramené des kilos de café d’une tournée au Portugal, ça devait bien faire la tonne, tout mis bout à bout. Même Knappertsbusch en avait bourré ses grosses valises. Le convoi de café, de violons et de contrebasses, de trompettes et de tout le fourbi de l’orchestre a traversé la France sous les bombes. Pas question de faire une halte. La Résistance française faisait sauter les ponts, chaque kilomètre était devenu une chance. Une fois à Berlin, pas mal de musiciens ont revendu le café au marché noir, pour des fortunes. Un troc de rien pour survivre à la faim qui rampe partout. Des grains de moka contre du lait ou du beurre. Philharmonie ou pas, tout le monde a le ventre vide.

— Regarde-moi ça, dit Rammelt dans sa barbe. Ils n’ont pas encore compris que c’est fichu. Les pauvres.

Bastiaan lève les yeux. Par-dessus les décombres, sur les tas de ruines, beaucoup de Berlinois y vont de leur petit drapeau à croix gammée, d’une bougie ou d’une image du Führer. Dans Friedrichstrasse, en face de la maison de Rodolphe Meister, monsieur Todt et sa femme, ceux qui donnaient des bonbons au fils de Christa, ont pavoisé leur balcon. Ils ont suspendu une pancarte :

Nos murs sont brisés

Mais pas nos cœurs !

Partout, sur les murs encore debout, des affiches :

Maintenant plus que jamais !

Battez-vous jusqu’à la victoire

Bastiaan ne sait quoi répondre. Les drapeaux font de petites taches rouges sur les monticules calcinés des effondrements. Les musiciens marchent, les yeux sur leurs souliers, l’étui de violon et la honte serrés contre eux. Bastiaan est un émotif, plus que Rammelt. La misère le touche en plein cœur. De l’autre côté de la rue, une grande affiche en gothique est accrochée à un reste d’immeuble :

Führer, commande, nous te suivrons !

Bastiaan et Rammelt sont bien habillés, costume impeccable et cravate. Les instruments qu’ils transportent valent des fortunes. Bastiaan a un bel italien, un Pietro Guarneri, pas un del Gesù mais c’est déjà considérable. Un prêt d’une banque de l’État. Il a choisi comme il le souhaitait, croyant que les violons posés sur la table étaient la propriété du Reich. Il a appris, quelques jours plus tôt, que l’instrument appartenait à une famille juive de Vienne.

— Jusqu’où allons-nous être aveugles ? a demandé Rammelt.

En apercevant un couple d’habitués des concerts, Bastiaan songe que leur fils doit se trouver au front. Lui, il a un certificat qui émane de la plus haute autorité. Pas d’armée, pas de champ de bataille à l’est, où les vies sont passées au tranchoir. Un privilège et une deuxième honte.

— Cette époque est folle, se désole Rammelt. Tout s’écroule, et nous on fait notre travail comme si de rien n’était. Pour faire croire que tout va bien. C’est grotesque.

Lors de la dernière répétition, il manquait un altiste. Furtwängler en a été informé. Il est entré dans une colère noire. Il a dit au régisseur :

— Occupez-vous de cette histoire. C’est un scandale !

L’altiste venait d’être arrêté par la milice. Il n’avait pas sur lui son laisser-vivre spécial, oublié à la maison. Étourdi. Quelques jours plus tard, il a été tué par les Russes.

— On veut continuer à vivre, plaide Bastiaan, à travers la musique qu’on ne peut pas tuer.

Deux autocars les attendent devant le Titania-Palast, la nouvelle salle de la Philharmonie, un ancien cinéma qui résiste à tout.

— On va au village olympique, dit le régisseur.

— L’hôpital de la Wehrmacht, grogne un trompettiste. Ils n’ont plus de places ailleurs pour mettre les blessés.

La salle qui les attend est peuplée des ombres du front. Des amputés, des aveugles, des trépanés. Ça sent l’éther et le détergent. La mort à laquelle les musiciens ont échappé, les cris et la fureur du front. Les massacres qu’ils tairont pour toujours. Le seul qui peut comprendre, c’est Hartmann le vétéran, le blessé du front de l’Est. Il est tendu en s’asseyant dans le bus.

Dans l’autocar, les musiciens parlent entre eux.

— C’est bien de montrer que, malgré tout, on continue à faire de la musique, dit Buchholz.

— On veut que les gens fassent une autre expérience que celle qu’ils ont vécue, déclare Rudolf sans trop y croire.

Arrivé sur la scène, Bastiaan se sent très mal à l’aise en ouvrant son étui. Face à lui, que des jeunes ou presque. Un estropié, le crâne enturbanné dans un gros pansement, le fixe étrangement. Le violoniste détourne les yeux et met du temps à comprendre que celui qui le dévisage est aveugle. Ses yeux donnent l’impression de couler, ils ont dû être brûlés.


Le Philharmonique a donné son dernier concert le 16 mars 1945. La salle de l’Admiralspalast affichait complet. Jusqu’au bout, le public est venu. Malgré les bombes, même les jours les plus durs, quand Berlin tremblait au point que les lustres de la salle faisaient d’effroyables cliquetis.

Les musiciens se sont séparés le jour même, entre deux alertes, comme on le fait après un enterrement, la mine contrite, en essayant un sourire d’au revoir, sans conviction. On ne sait plus quand on se reverra.

Bastiaan est rentré chez lui, dans la nouvelle maison que la direction de l’orchestre lui a attribuée, à l’écart de Berlin, de ses bombes. Un musicien, c’est sacré, bien plus qu’un vulgaire soldat. Chair à canon, chair à musique.

Demain, les Soviétiques seront là. Bernhard Alt, un violoniste, a dit qu’il se suiciderait s’il ne parvenait pas à fuir, avec Olga, son épouse, et leurs deux filles. Parce qu’on dit partout que les Russes violent les femmes. La famille Alt s’est empoisonnée, avec méthode, le 2 mai. Le père avait mis son uniforme de nazi.

Alfred Krüger, première contrebasse, s’est pendu dans son salon. Lieberum, le bassoniste, s’est tiré une balle dans la tête.

29

1er mai 1945, 21 heures

De Brême, en anglais, les auditeurs de la radiodiffusion allemande sont informés qu’une annonce du gouvernement allemand sera diffusée.

C’est la première fois depuis l’arrivée au pouvoir de Hitler que le terme « gouvernement allemand » est utilisé à la radio. Normalement, toutes les annonces importantes sont faites par le Führer.

De 21 heures à 21 h 30, la radio de Hambourg diffuse Tannhäuser de Wagner et un Concerto pour piano de Carl Maria von Weber.

21 h 40, nouvel avertissement.


Achtung !


Crépuscule des dieux de Wagner.

9 h 43. Voix du présentateur.


Achtung ! Achtung ! La Radiodiffusion allemande va faire une annonce importante du gouvernement allemand pour le peuple allemand.


L’Or du Rhin de Wagner.

9 h 57. Voix du présentateur.


Achtung ! Nous allons maintenant vous passer le mouvement lent de la Septième symphonie de Bruckner. Interprété par l’Orchestre philharmonique de Berlin, sous la direction du docteur Furtwängler.


22 h 26. Plus de musique.

Trois rouleaux de tambour. Un silence.

Voix du présentateur.


Notre Führer Adolf Hitler, qui s’est battu jusqu’au dernier souffle contre le bolchevisme, est tombé pour l’Allemagne cet après-midi dans son bunker à la chancellerie{5}.


Roulements de tambour. Silence de trois minutes.


Horst-Wessel-Lied, chant des SA.

30

Innsbruck. 6 février 1946

Le train roule au pas. Les bombardements ont endommagé les voies. Il est presque 10 heures, la ville sort de l’ombre froide et grise du matin. Sur les sommets qui reçoivent déjà le soleil d’hiver, la neige étincelle.

Furtwängler sommeille sur une banquette de bois, troisième classe, son chapeau entre ses mains. Le contrôleur le réveille d’une tape sur l’épaule.

— Nous arrivons, monsieur. Terminus.

Le chef d’orchestre ouvre les yeux. Par la fenêtre, apparaissent les premiers immeubles détruits par l’offensive soviétique, autour de la gare. Les trottoirs sont blanchis par le givre matinal. Des blindés sont massés devant un pont qui doit servir de checkpoint.

Sa jeune femme, Elisabeth, et les deux enfants qu’elle a eus d’un premier lit sont restés en Suisse. Son fils Andreas, le seul qui soit légitime, aura bientôt un an. Toute la famille vit dans une clinique, un confort relatif, sans argent ou presque. Furtwängler vit des coups de main des uns et des autres. Il n’a pas amassé des fortunes sous le régime nazi. Il a toujours refusé le moindre mark de Goebbels, et même les offres de Hitler.

Le destin fait descendre le chef d’orchestre dans les culs de basse-fosse de la société. Il ne compte plus guère les amis véritables que sur les doigts d’une seule main. La Suisse le tolère, sans plus. Il n’a plus droit à aucune parole publique. On l’insulte, on le provoque, on l’interdit. Des journalistes, des associations. On tape sur le chef le plus célèbre. Il n’a que le silence pour droit de réponse. Elisabeth est optimiste. Tout cela passera. Il faut que tu retournes en Allemagne pour t’expliquer.

Des militaires américains discutent fortement à l’arrière de la voiture. Ils n’ont pas arrêté de boire de la bière depuis le passage de la frontière entre la Suisse et l’Autriche. Leurs gros rires claquent aux oreilles du musicien.

Le train freine. La gare est peuplée d’uniformes de régiments d’infanterie qui occupent la ville depuis la chute du Reich. Furtwängler attrape sa petite valise et saute sur le quai. Il fait quelques pas. Personne ne l’attend, personne ne le remarque, comme autrefois, quand il était le maître du Philharmonique de Vienne.

Une main se pose sur son épaule. Un homme le double et se poste devant lui.

— Wilhelm Furtwängler ?

— Oui, c’est lui-même.

— Avez-vous un laissez-passer pour circuler en zone occupée ?

Un officier de la police française, en manteau kaki, lui fait face. Deux autres policiers l’encadrent. Il n’a pas l’intention de fuir.

— Non, je n’ai pas de laissez-passer.

— Vous n’êtes pas en règle. Vous êtes en état d’arrestation. Veuillez nous suivre.

— Mais… Je ne suis pas un brigand. Je suis chef d’orchestre.

— Nous en parlerons au poste.

Les policiers escortent Furtwängler à travers le hall glacial de la gare. Des visages se tournent vers ce grand monsieur qui baisse la tête, humilié, en compagnie de Français plus petits que lui. Une honte terrible le submerge. Il marche, comme un automate triste, traverse la petite foule des voyageurs, les regarde furtivement. Certains doivent forcément connaître son nom, peut-être même son visage. Il était aussi célèbre en Autriche qu’en Allemagne. Le directeur du Philharmonique de Vienne.

On le conduit jusqu’à une Jeep et on l’installe à l’arrière. Voyage bref et chaotique. Les hommes qui l’encadrent parlent en français. Le chef comprend quelques mots, il parle assez bien le français. L’officier se tait, ses deux cerbères échangent des banalités sur leur quotidien d’occupants. Un bar à fréquenter, des filles pas farouches. La Jeep soubresaute, la rue a été rapiécée après les combats. Les militaires ont posté des vigies de sacs de sable au coin des quelques avenues du centre.

Le poste de police est dans l’ancienne caserne du centre. Les Français ont flanqué la porte de deux drapeaux tricolores. Des policiers en uniforme et calot montent la garde, l’arme au pied. Ils saluent d’un signe banal, le regard indifférent.

L’officier qui a arrêté Furtwängler est le commissaire principal Lagarde. Un type d’une cinquantaine d’années qui a dû survivre à Vichy et se retrouve à jouer les gagnants d’un conflit sans avoir jamais tiré un coup de fusil.

Lagarde fait entrer Furtwängler dans un bureau aux murs gris. Un classeur de bois est ouvert. Des dossiers y sont rangés sur la tranche. Lagarde en saisit un et l’ouvre. Il ne doit y avoir guère que quatre ou cinq feuillets à l’intérieur.

— Monsieur Furtwängler, dit Lagarde dans un anglais qu’il assaisonne de quelques mots d’allemand, vous êtes en état d’arrestation pour non-présentation d’un permis de circuler en zone occupée. J’ai ici une demande émanant des autorités soviétiques et américaines qui souhaitent vous faire comparaître devant un tribunal pour des faits de collaboration, en tant que chef d’orchestre et artiste, aux crimes du Troisième Reich.

Furtwängler essaie de ne pas montrer qu’il vient de recevoir un coup terrible. Un ami l’avait prévenu : Ils vont t’arrêter et te traiter comme un vulgaire nazi. Sois fort, ne craque pas car ils ne peuvent rien contre toi.

Le chef observe le policier qui vient d’allumer une cigarette et recrache la fumée d’un air blasé. Il dit dans un français haché :

— Je peux vous expliquer…

— Il n’y a rien à expliquer. Je ne suis pas là pour recevoir votre déposition ou je ne sais quel témoignage. J’ai ordre de vous expédier à Vienne où vous serez jugé.

Le commissaire se lève et ouvre la porte. Deux hommes entrent et invitent le musicien à les suivre.

— Vous dormez en cellule, ce soir. Demain, vous partirez.

On le conduit dans un entresol glacial. Une lourde porte se referme sur lui. Le judas reste ouvert. Il s’assoit, comme nu. Les flics ont gardé sa valise et tout ce que ses poches contenaient.

Il ne ressent plus de colère. C’est au-delà. Une profonde tristesse de penser à Elisabeth et aux enfants. On veut lui enlever sa dignité. L’amener au fond du fossé, dans la fange, pour l’y laisser face à l’histoire. Ce n’est qu’un passage, se dit-il. L’épreuve de l’indignité qu’on veut te coller sur le dos. Son père lui disait souvent qu’on ressort toujours grandi d’une épreuve. Celle-là est plus haute que n’importe quelle montagne.

Il tourne en rond dans sa cellule en pensant à la défense qu’il va devoir organiser. Il s’y est préparé depuis que le 30 avril, Adolf Hitler a mis fin à sa vie, et Goebbels et Himmler à sa suite. Mais tout s’accélère aujourd’hui, et on le traite comme un coupable. Avant d’être jugé.

Il frappe à la porte et demande qu’on lui rende son carnet de notes et son stylo. Il a besoin d’écrire. Au bout d’une heure d’attente, le commissaire Lagarde en personne vient les lui restituer.

— Merci, monsieur.

Lagarde a un regard de sympathie.

— Nous ne sommes pas des monstres, vous savez.

La porte se referme.

Il devra répondre à une seule question : pourquoi êtes-vous resté en Allemagne après 1933 ? Dans son esprit, il a déjà répliqué à cette question avec toutes les preuves de son opposition au régime, son amour de la vérité, sa sincérité. Mais les choses sont plus terribles depuis la fin 1945. Ce n’est plus d’une dictature féroce dont on parle mais de la fin de l’Humanité. Ce n’est plus le même « pourquoi ». Il le sait.

Les images l’ont bouleversé. Il a vu. Les bobines tournées par l’armée américaine et les Soviétiques. Pas de son, pas de musique, rien. Des corps martyrisés par la faim et la maladie, poussés par des bulldozers dans des fausses communes, par centaines, par milliers. Des regards d’une infinie douleur derrière des barbelés. Des yeux qui fixent toutes les consciences. Des noms de lieux. Treblinka, Belsen, Auschwitz, Birkenau. Des noms sales à jamais.

Le musicien a pleuré. Elisabeth l’a pris dans ses bras. Non pour le consoler. C’est inutile.

— J’ai honte, a-t-elle dit. Je n’ai jamais eu autant honte de toute ma vie.

Son premier mari est mort au front, déchiqueté par un obus, près de Sedan, en France. L’épreuve a été terrible, mais la honte, c’est autre chose. Que dire aux enfants ?

Furtwängler n’a pas parlé pendant toute une journée. Ce n’est pas son Allemagne qui a pu commettre un crime pareil. Pas l’Allemagne de Goethe, de Schiller, de Beethoven et de Bach. Pas celle de Hindemith ou de Schönberg. Il a noté sur son carnet, avant de quitter la Suisse :

L’Allemagne n’était pas une Allemagne nazie, mais une Allemagne dominée par les nazis.

Rendre un peuple tout entier responsable des crimes commis dans les camps de concentration, c’est utiliser le schéma de pensée des nazis. Eux qui, pour la première fois, ont défini et appliqué la notion de responsabilité collective dans la question juive. Je n’ai jamais compris la responsabilité collective. L’antisémitisme m’est aussi incompréhensible que le nazisme.

À l’extérieur de notre pays, on n’a pas idée de l’aversion que ce système politique provoquait chez les hommes droits, en Allemagne, depuis longtemps déjà.

Je connais le national-socialisme réellement. Je sais ce dont ce système de violence et de terreur était capable. Et je sais combien le peuple allemand était en réalité loin de ce phénomène horrible, sorti de ses propres entrailles. Sinon, je ne serais pas resté en Allemagne. Le fait que je sois resté est la meilleure preuve qu’il y a une autre Allemagne.

Il dira ça demain devant le tribunal. Personne ne sera là pour le défendre. Sa conscience sera son seul avocat.

Il s’allonge sur le lit en métal et tire une couverture de grosse laine sur lui. Sa vie défile, par bribes, par images. Il cherche les plus heureuses, chasse les mauvaises.

— Les civilisations finissent toutes en ruines, disait son père. C’est la première chose que tu apprends quand tu es archéologue. L’orgueil des plus grandes civilisations, ce ne sont aujourd’hui que des tas de pierres.

Furtwängler revoit le grand temple d’Aphaïa qui s’effrite avec patience dans l’azur d’Égine. Il revoit la grosse colonne du sanctuaire d’Apollon, l’unique, celle qui tient le ciel et qui ondulait comme un mirage quand il l’a vue. Un souvenir d’enfance. Tout était calme dans le sanctuaire, comme à l’envers du monde. Il n’y avait que les insectes pour s’agiter dans leurs mondes d’épines et de buissons. Leur chant de sifflet passait, d’écho en écho, le long des murailles effondrées.

Wilhelm suivait son père, le savant des décombres d’empires. Il s’était éloigné du chantier des fouilles archéologiques. La chaleur ardente l’accablait et le figeait. Et ses cuisses rougissaient et ses joues cuisaient, le soleil écaillait ses lèvres et pinçait ses yeux. Il regardait autour de lui le monde chaotique, presque enfoui, des adorations païennes. Un soir d’hiver, son père lui a raconté la légende de la maîtresse des lieux, Aphaïa, l’« invisible », fille de Léto, demi-sœur d’Apollon et d’Artémis. Les hommes la poursuivaient à cause de sa beauté irréelle.

Wilhelm n’avait pas dix ans. Short blanc, culotte courte et casquette de lin, un jeune Allemand de la belle bourgeoisie. Sa mère disait qu’il était beau, déjà grand pour son âge, souple et rêveur. Il aimait caresser les vieilles pierres et percevoir leur sourde musique de titans. Son ombre dessinait un pétroglyphe géant sur les arêtes des blocs de calcaire. Dans les haleines d’air bouillant, ça sentait la résine et l’essence des fleurs amères. Et, partout, le bourdonnement des mouches impatientes.

Un soir d’été, il s’était aventuré loin dans le sanctuaire, des poèmes et des lettres de Goethe dans ses poches. Il avait lu dans la fraîcheur du soir et les senteurs minérales de la brise marine. Son père l’avait cherché, criant son nom à tue-tête. Il était apparu à quelques dizaines de mètres de lui, entre les blocs de ruines qui encombrent la ville antique. Wilhelm l’avait observé, immobile.

De temps à autre, son père s’arrêtait et portait sa main à sa bouche comme pour faire un porte-voix. Il avait regardé dans la direction de Wilhelm, avait dit quelque chose d’inaudible puis avait repris son chemin. Et tout avait semblé d’une infinie lenteur.

— Est-ce qu’on peut repousser sur des ruines ? Il n’y a que les mauvaises herbes qui y parviennent.

Parfois, Furtwängler se dit que les âmes sont pareilles à ces décombres du passé. Son père est parti trop tôt, juste le temps de partager avec lui quelques années du monde des grandes personnes. Il rêve souvent de lui, en ce moment.

31

Vienne. Février 1946

Furtwängler déclare à des amis viennois qui attendent l’issue de sa déposition devant ses juges :

— Je me suis enfui d’Allemagne, en 1945, parce que la doctoresse qui soignait l’épouse de Himmler m’a signalé que les nazis allaient me tuer. Elle avait entendu une conversation. J’ai rencontré cette femme en janvier 1945. Elle m’a informé que j’étais sur la liste noire des nazis. On m’a épargné jusqu’en 1945, uniquement parce que mon prestige était utile. En s’écroulant, le régime nazi allait m’assassiner.

Les sept membres de la commission autrichienne interrogent Furtwängler. Il refuse de faire des déclarations publiques avant que l’examen ne soit achevé. Des personnes liées à la Philharmonie de Vienne indiquent à la presse que sa défense est basée sur la preuve qu’il n’a jamais eu de position officielle après qu’il eut démissionné en 1934 de la direction du Staatsoper et de la Philharmonie de Berlin.

Le général Robert McClure, représentant des USA dans Berlin occupé, assimile Furtwängler à un « instrument du parti nazi ».

— Le célèbre chef allemand ne sera pas autorisé à retourner à son ancien poste de directeur de la Philharmonie de Berlin.

McClure a reçu une lettre de Yehudi Menuhin.

À moins que vous ne déteniez des documents compromettants vous permettant d’étayer vos accusations à l’encontre de Furtwängler […], je me verrai forcé d’exprimer avec véhémence mon désaccord quant à la décision que vous avez prise de lui interdire de diriger. Cet homme n’a jamais été membre du parti, n’a occupé aucune fonction officielle après avoir démissionné de sa propre initiative de ses fonctions directoriales auprès de son orchestre […]. En de nombreuses occasions, il a risqué sa vie et sa réputation en intervenant pour protéger amis et musiciens de son orchestre. Je ne crois pas que le fait de rester dans son pays, surtout pour se consacrer au travail qui était le sien et qui ressemblait à une sorte de « croix rouge » spirituelle où à une mission pastorale, soit […] de nature à justifier une condamnation. Bien au contraire. En tant que militaire, vous devriez savoir que rester à son poste requiert parfois davantage de courage que prendre la fuite. Il a sauvé […] la meilleure part […] qui puisse être de rédemption dans la culture allemande. […] Ne sommes-nous pas, nous les Alliés, infiniment plus responsables d’avoir consenti, et cela de notre plein gré, à pactiser avec ces monstres jusqu’à la dernière minute, quand finalement […] nous nous sommes précipités sans grand esprit chevaleresque dans ce combat, sauf bien sûr, la France et l’Angleterre qui ont eu le courage de déclarer la guerre avant d’être elles-mêmes attaquées ? […] Je suis convaincu qu’il est gravement injuste et lâche de notre part de faire de Furtwängler la victime expiatoire de nos propres crimes. […] Si cet homme dorénavant vieux et malade est prêt et impatient de se réatteler à sa tâche et à ses lourdes responsabilités, il devrait y être encouragé, car c’est précisément dans ce Berlin dont il est l’enfant qu’il peut être le plus utile. Si ce pays moribond parvenait à redevenir un membre honorable de la communauté des nations civilisées, ce serait grâce à des hommes, comme Furtwängler, qui ont prouvé qu’ils étaient capables de sauver au moins une partie de leur âme. […] Ce n’est pas en les étouffant que vous parviendrez à vos fins. Vous auriez alors commis un acte de vandalisme aussi réel que celui de nature plus évidente qui consiste à lacérer des tableaux ou à massacrer des églises{6}.

Le général McClure ne veut rien entendre. C’est un personnage buté au service d’une propagande bien rodée. Il affirme que Furtwängler est désormais interdit, d’un commun accord avec les Alliés. De nombreux Berlinois importants demandent que le chef soit autorisé à retourner dans sa ville natale et à ses succès inoubliables. McClure répond :

— Il est indiscutable que Furtwängler était identifié de manière notoire avec l’Allemagne nazie. En s’autorisant lui-même à devenir un instrument du parti, il donnait une aura de respectabilité au cercle de ceux qui sont actuellement en procès à Nuremberg pour crimes contre l’humanité. Il est inconcevable qu’il lui soit permis d’occuper un poste en Allemagne à un moment où nous essayons d’effacer toute trace de nazisme.

McClure enfonce le clou. Furtwängler a été nommé conseiller d’État par Göring en 1933. Il n’a jamais renoncé à ce titre honorifique. L’accord des Alliés met au ban quiconque a été membre du Conseil d’État après le 1er janvier 1934.

McClure ajoute :

— Furtwängler était vice-président de la Chambre de musique du Reich, autre organisation sur la liste noire, jusqu’à sa dispute avec le parti nazi en décembre 1934.

Furtwängler enrage. Le titre de conseiller d’État, il a demandé qu’il lui soit retiré. Hitler a refusé. Le petit Karajan est moins ennuyé que lui. Pourtant, il était membre du parti nazi et son agent était le SS Obersturmfüher Rudolf Vedder.

Furtwängler a des défenseurs qui précisent qu’il était antinazi, rappelant sa lettre à Goebbels en 1933 par laquelle il protestait contre le boycott des artistes juifs. Ils citent également la correspondance de Furtwängler avec Göring où le chef d’orchestre demande à être soulagé de diriger des représentations d’opéra à Berlin en raison de divergences avec Tietjen, alors en charge du Staatsoper.

En décembre 1945, Yehudi Menuhin tente en vain de faire lever le boycott. À Vienne, la commission spéciale fait des investigations pour déterminer si Furtwängler est responsable de collaboration avec les nazis. Un poste est prévu pour lui dans la capitale s’il est blanchi.

Friedelind Wagner, petite-fille du compositeur Richard Wagner, entre dans la controverse sur Furtwängler. Elle affirme qu’elle l’a entendu, en 1936, défier la menace de Hitler d’être enfermé dans un camp de concentration. Friedelind Wagner s’est installée en Angleterre à cause de ses positions antinazies que sa mère, Winifred, n’a pas supportées. Quand on lui demande ce qu’elle pense de Furtwängler, elle déclare :

— Le chef d’orchestre était un être faible, mais il s’est toujours opposé au nazisme. Il y a douze ans, à Bayreuth, il a rencontré Hitler dans la maison de ma mère. J’avais seize ans à l’époque. Je me souviens très bien de Hitler se tournant vers Furtwängler et lui disant qu’il devrait s’autoriser lui-même à être utilisé par le parti à des fins de propagande. Je me souviens du refus de Furtwängler. Hitler se fâcha et dit à Furtwängler que, sinon, il y aurait un camp de concentration pour lui. Furtwängler resta silencieux durant un moment et répondit : « Dans ce cas, monsieur le chancelier, je serai en bonne compagnie. »

La commission autrichienne comprend sept membres. Elle statue sur le fait de savoir s’il faut autoriser Furtwängler à diriger la Philharmonie de Vienne. Les autorités alliées ont moins de pouvoir, ici. Le 22 février, elle décide de réintégrer le chef d’orchestre dans ses fonctions à la tête de l’orchestre viennois. Le succès est de courte durée. Quelques heures après la décision de la commission autrichienne, Berlin s’en mêle. Furtwängler ne peut pas diriger en Allemagne. Pas encore, peut-être jamais.

— Ne désespère pas, dit Elisabeth au téléphone d’une voix qu’elle veut rassurante. Il faut laisser passer du temps.

— De quoi allons-nous vivre ? Nous n’avons plus aucune économie.

La colère défigure le chef d’orchestre. Il est redescendu tout en bas de l’échelle de la société des musiciens. Combien rêvent de lui donner le coup de grâce ?

— Je ne suis pas encore à genoux.

Les chances d’avoir la possibilité immédiate de diriger la Philharmonie de Vienne ont probablement été anéanties par la déclaration du commandement américain en Allemagne, selon laquelle il ne peut pas diriger à Berlin. Et ne pourra pas travailler à Vienne. Ni en Suisse. Où aller ?

— Nous ne pouvons plus tendre la main pour nourrir nos enfants, dit Furtwängler.

— Je sais, Wilhelm.

Leo Borchard, le chef qui a repris les rênes du Philharmonique après le désastre, a été tué en août 1945 par une sentinelle américaine. C’est un jeune de trente-trois ans, un Roumain, qui le remplace. Sergiù Celibidache, un beau type au visage passionné, très exigeant. Furtwängler le connaît, ils s’écrivent régulièrement. Celibidache le vénère presque, il ne cherchera pas à prendre sa place et lui passera la baguette le moment venu. Celui qu’il faut craindre, c’est Karajan. Lui, il sait naviguer, et d’une drôle de façon. On dirait que les autorités d’occupation n’ont que faire de son passé plus que sombre. Pour le moment, les fidèles de Furtwängler le maintiennent au loin.

— Quand je serai mort, c’est lui qui me remplacera.

Elisabeth lève les yeux au ciel.

— Ne dis pas de bêtises, Wilhelm.

— Je sais ce que je dis. Les musiciens ne voudront pas de Celibidache et choisiront le petit K.

32

Berlin. Mars 1946

Le cinéma aux armées, aux militaires américains envoyés en Allemagne :

Vous verrez de beaux paysages, ne les laissez pas vous tourner la tête. Vous êtes dans un pays ennemi.

Le parti nazi est peut-être dissous mais la façon de penser nazie, le dressage nazi et la tricherie nazie demeurent.

Quelque part dans cette Allemagne, il existe deux millions d’officiers, tous ex-nazis. Ils n’ont plus de pouvoir, mais ils sont toujours là et ils réfléchissent à demain.

Souvenez-vous qu’hier, n’importe quelles affaires professionnelles étaient une partie du système hitlérien. Pratiquement chaque Allemand était une partie de ce système.

Ils croient qu’ils sont nés pour être les maîtres, ne discutez pas. Vous n’êtes pas envoyés comme éducateurs. Vous êtes des soldats de garde. Vous observerez leurs lois, respecterez leurs traditions et leur religion, et vous respecterez leur droit à la propriété.

Vous ne serez jamais amicaux.

Vous serez distant, vigilant et méfiant.

Le major Steve Arnold a interrogé Bastiaan, Rammelt, Hartmann et quelques autres musiciens du Philharmonique. Tous ont juré la main sur le cœur qu’ils n’ont jamais été membres du parti nazi et que Furtwängler n’a jamais été un nazi. Ce matin, Arnold attend leur chef d’orchestre.

À Nuremberg, au même moment, on juge Göring, Sauckel, Hess, Streicher et d’autres. Speer lui aussi est sur le banc des accusés. La plupart vont être pendus.

Furtwängler dispose d’un peu de temps libre et marche dans sa ville natale, l’horreur au ventre. L’impression d’être une sorte de revenant qui arpente le royaume des morts.

Berlin n’a plus de couleurs. Berlin n’existe plus. Les façades pathétiques, faméliques et noires de guerre se découpent dans le ciel d’azur. Partout, des vieux et des femmes vont d’un tas de pierres à un autre tas de pierres, courbés sous le destin. Il n’y a plus de jeunes Allemands ou si peu, dans ces rues effondrées. À chaque recoin, à l’abri des moignons d’immeubles, on vend de tout ce qui peut être récupéré ou volé. Des femmes font la chaîne en se passant des seaux de gravats, de temps à autre un vieux ou un gamin leur donnent la main. Porte de Brandebourg il est écrit, en grosses lettres noires sur fond blanc :

Vous entrez dans le secteur soviétique

Passé la porte de Brandebourg, un grand portrait de Staline encadré d’or et de liserés rouges trône au milieu d’Unter den Linden. De part et d’autre, des drapeaux écarlates frappés de la faucille et du marteau, et une étoile rouge qui surmonte cette sorte d’estrade. Staline, décorations pendantes, porte un regard bienveillant vers un horizon lointain ; un semblant de sourire lui donne un air bonhomme. Au-delà de cette bobine et des fanions qui flottent dans le vent discret, un autre monde s’étale, immense, encore incertain.

Unter den Linden n’a pas survécu, il ne reste plus qu’une enfilade de souvenirs meurtris. Le Staatsoper, bousillé. Les rats de guerre ont chapardé les fauteuils et les tentures, les costumes de divas avec leurs fausses perles, les plastrons de héros de scène, tout y a passé, pillé, dépecé, emporté dans les caisses des soldats venus d’Ukraine ou d’on ne sait où. Ça deviendra quoi, tout cet univers de petits rêves qui n’existent que dans les théâtres ? Des trophées pour des brutes.

Les obus ont troué la place où les étudiants avaient brûlé les livres. La grande église et l’université n’ont pas résisté, leurs toits dessinent des arcs brisés dans le ciel. Il faudra tout rénover ou tout détruire. Les Soviétiques feront bien ce qu’ils veulent. Du passé, faisons table rase. Wilhelm en a peur, question d’instinct. Pourtant, son principal défenseur dans le procès qu’on lui fait est un général de Moscou, un musicien qui aime les belles choses. Il voudrait bien damer le pion aux procureurs yankees, prendre le chef sous son aile, l’emmener jusqu’à Moscou, pauvre étoile qui vient de pâlir.

La statue du Kaiser Guillaume II a tenu le coup. Aucune charge, aucun phosphore, aucun plomb durci n’est venu à bout ni des quatre lions orgueilleux qui gardaient les trophées de la victoire sur les Français, ni du génie féminin de la paix, ni des déesses de la paix, allongées aux pieds de l’empereur, ni des personnages monumentaux assis sur les marches du piédestal sur lesquels les soldats soviétiques viennent poser, casquette en arrière et petites pépées au bras, ni de l’aigle orgueilleuse, menaçante, les ailes déployées, le bec redoutable. Des tonnes et des tonnes de bronze, tout l’orgueil d’une jeune nation qui tenait dans sa main de fer les vieux royaumes de Saxe, de Prusse, de Bavière et de Wurtemberg. Il y avait tellement d’animaux moulés dans le métal que les Berlinois avaient surnommé le monument le « Zoo du Kaiser ».

Il est écrit, au dos du socle qui supporte la statue équestre de l’empereur :

Le peuple allemand, par reconnaissance et amour fidèle

Furtwängler n’aime pas le monument. Il n’allait pratiquement pas dans ces lieux de gloire nationale, face à la Sprée qui coule d’un long silence et d’indifférence. Il n’a jamais marché au pas. Dans son enfance, il ne supportait même pas d’être dans les quatre murs d’une classe, avec d’autres gamins de son âge. Aucun diplôme, aucune université. Le grand maestro est nu. Rien que l’école de la nature, les maîtres qui venaient à la maison et la musique qui coulait dans ses veines.

Furtwängler grimpe dans un tramway cabossé. Il n’y a plus de taxis dans Berlin, plus de métro. Les lignes circulent entre les ruines en tintinnabulant. Ding, ding, ding… Des petits triolets cristallins qui rappellent un peu le monde d’avant.

Dans le wagon, un homme au costume élimé le reconnaît et lui propose sa place. Il refuse d’un sourire pincé en baissant la tête. Un groupe de jeunes filles lui sourit. Tout le monde le reconnaît. Il voudrait disparaître, ne plus courir sur cette croûte de guerre, ne plus s’enfoncer dans ses plaies encore suintantes. Ce peuple qui le regarde, comme un animal blessé, ces gens qui le touchent du regard, il ne peut pas croire qu’ils sont coupables, par négligence, par ignorance, par lâcheté, par cette nonchalance typiquement allemande, mais aussi par arrogance, méchanceté, cupidité et besoin de domination. Non, il ne veut pas le croire.

Le bureau du major Arnold est au deuxième étage d’un immeuble glacial. Les bombes l’ont épargné, lui aussi. Un drapeau américain remplace l’aigle du Reich. Un long escalier de marbre gris fait une volte aérienne. Furtwängler monte, comme une âme en peine.

Le major Arnold est courtier en assurances dans le civil. L’armée le charge d’instruire le dossier. Le général McClure l’a mis dans l’ambiance :

— Ne vous laissez pas influencer. Furtwängler est coupable comme tous les Allemands. Souvenez-vous des images des camps de la mort. Pas d’indulgence.

Arnold a suivi l’armée depuis la Normandie. Il en a vu, des horreurs, de l’humanité abîmée. Mais les images de Belsen et de Birkenau ont retourné son âme. Il en a vomi et s’est soûlé dans un bar américain en écoutant une chanteuse fatiguée. Quand il sort dans Berlin pour se rendre à la commission de dénazification, un sentiment de dégoût le prend. Les visages qu’il croise lui sont devenus insupportables. De l’indulgence, il n’en aura pas avec ce musicien qui prend de grands airs lorsqu’on l’interroge.

Furtwängler n’a pas d’avocat, juste un troupier chargé de tempérer le major. Un jeune homme d’origine allemande, juif, réfugié aux États-Unis. Pas de défense. Le chef est seul devant l’histoire en train de s’écrire, celle des vainqueurs. Arnold a la violence des ignorants, de ceux qui jouissent du petit pouvoir qu’une tragédie leur confère. Mâchoires carrées, l’œil malin, il aboie toujours entre deux moqueries, cache ses cartes comme un forcené du poker.

Furtwängler s’assoit. Arnold n’a pas levé les yeux de son dossier.

— Vous êtes ici pour être jugé devant le tribunal pour artistes de la commission de dénazification. Vous encourez le bannissement de la vie publique en vertu de la directive du Conseil numéro 24.

— J’ai déjà été entendu et jugé en Autriche, dit Furtwängler d’une voix enrouée. On m’a lavé de tout soupçon.

— Ce qu’il se passe à Vienne ne me regarde pas, répond Steve Arnold, sans quitter des yeux la feuille qu’il est en train d’annoter.

Il fixe le chef d’orchestre.

— Première question, monsieur, pourquoi êtes-vous resté en Allemagne pendant toute la période hitlérienne ?

Furtwängler réfléchit avant de répondre. Il ne s’attendait pas à une question aussi générale.

— J’ai toujours essayé d’analyser mon attitude, moi-même, avec prudence et profondément. En tant que musicien, je suis plus qu’un simple citoyen. Un citoyen de ce pays au sens éternel dont les génies témoignent… Je sais qu’une grande performance est plus forte que l’esprit de mort de Buchenwald ou d’Auschwitz…

— Taisez-vous ! Vous n’avez pas honte ?

Arnold se lève en bousculant son fauteuil.

— Avez-vous déjà senti l’odeur de la chair brûlée ? Je la sentais à des kilomètres. J’ai vu les crématoires et les chambres à gaz. Et vous, vous mettez sur la même échelle des millions de morts et votre musique…

Furtwängler tremble de colère. Il n’a jamais été traité de la sorte. Les vociférations d’Arnold l’ébranlent.

— Savez-vous, monsieur, qu’ils avaient des orchestres dans leurs camps ? Quel cynisme !

Arnold se rassoit.

— Je vous le demande à nouveau : pourquoi être resté dans ce pays de démons ?

— Me reprochez-vous de ne pas avoir fait de la politique ?

— Oui, je vous le reproche.

— Mais savez-vous que faire de la politique, c’était finir dans un camp et mourir ?

— Alors, vous avez préféré vous pavaner avec votre orchestre ?

— Au fond, hurle Furtwängler, vous me reprochez de ne pas avoir été pendu ?

— Oui, je vous blâme pour cela. Je vous blâme pour votre couardise. Je vous reproche d’avoir dirigé le Philharmonique de Berlin pour l’anniversaire de Hitler, votre ami. D’être resté jusqu’à ce que la situation ne devienne plus tenable.

— Oui, major. Je me suis tenu sur une corde raide, entre l’exil et la potence. Faire de la politique, c’était encourir la peine de mort, et vous le savez.

— Voyons… Vous étiez tout, pour eux. Le jour de la mort de Hitler, la radio a joué un enregistrement. Une symphonie de Bruckner. Savez-vous quel chef ils ont choisi ?

— Comment le saurais-je, je n’étais plus là ?

— Ils vous ont choisi, vous.

Furtwängler se tait un instant, essayant de contenir sa colère. En vain, il explose.

— Pourquoi autant d’acharnement sur moi ? Pourquoi d’autres peuvent déjà travailler et non moi ? Je n’ai jamais été un nazi et vous le savez parfaitement ! Vous voulez quoi, au fond ? Que je crève de faim ?

Wills, l’assistant d’Arnold, et la greffière baissent les yeux.

— Sortez ! crie Arnold. Nous en reparlerons demain.

Le deuxième jour, la deuxième joute entre Arnold et le musicien est houleuse. Le chef fait profil bas puis s’emporte, une fois encore, à propos de l’anniversaire de Hitler et des quelques concerts qu’il a donnés devant les dignitaires nazis. Arnold gueule, à propos de tout.

— Vous avez soutenu des Juifs ! La belle affaire, c’était pour mieux vous dédouaner, au cas où la guerre finirait. Mauvais calcul ! Elle est finie et vous êtes devant vos juges.

Ils se méprisent mutuellement. L’assureur d’un trou perdu des États-Unis et le chef que le monde entier adulait.


Le troisième jour, le militaire croit tenir sa revanche sur l’étoile qui a perdu son éclat. Il le fait patienter. Lui, le meilleur chef de sa génération, celui qui avait ses entrées partout. Il faut qu’il mette sa fierté en berne devant un courtier en assurance. Il n’y a que la jeune greffière, au visage souffreteux et pâle, qui semble avoir de l’empathie pour le vieux chef. Elle est allemande et ses yeux disent les souffrances de sa jeune vie.

La revanche d’Arnold se trouvait dans les poubelles de la mauvaise conscience allemande, des fiches dressées par un certain Hinkel, un des hommes des basses œuvres. L’assistant d’Arnold a mis la main sur les aventures de Furtwängler, les fiches qui racontent « ses frasques », comme dit le soldat, suffisant pour un Américain, pour n’avoir pas de morale et donc être un nazi.

— Combien avez-vous d’enfants, monsieur Furtwängler ? demande Arnold à brûle-pourpoint.

— Ça ne vous regarde pas.

Le major tape du poing sur son bureau. Sa bouche se tord en un rictus de mépris.

— Eh bien, si, figurez-vous, ça me regarde ! Tout votre passé me regarde ! Nous allons parler de madame Geissmar, celle qui vous fournissait en jeunes femmes. La mémoire vous revient ?

Wilhelm Furtwängler ne sait pas répondre à ça, aucune de ses armes ne peut combattre ce qui est veule et tordu dans l’esprit d’un procureur. Berta Geissmar est juive, elle a témoigné en sa faveur. Arnold se lève, marche de long en large et vocifère, dans le dos du maestro.

— Combien d’enfants illégitimes avez-vous, monsieur Furtwängler ?

— Je ne reste pas ici une minute de plus !

— Partez, monsieur le grand musicien. Mon enquête est bouclée, vous serez devant vos juges dans quelques jours. Nous ne sommes pas à Vienne, ici ! Vous allez vous en rendre compte très vite.

La voix du militaire résonne longtemps dans l’escalier que Furtwängler dévale comme s’il fuyait son destin. Lointain écho, criard, hideux. En marchant dans la rue, le chef d’orchestre a l’impression que Berlin n’est qu’un décor de cinéma et que toute cette histoire de procès, ce n’est que du mauvais scénario. Au fond, Arnold n’est qu’un figurant parmi les autres, un personnage de ce cinéma que le musicien déteste. La plupart des avenues, ce ne sont que deux rangées de façades, avec du vent derrière, du creux, du rien. Comme les décors des films.


Le mardi 17 décembre 1946, Wilhelm Furtwängler est acquitté par le tribunal de dénazification de Berlin. Lavé de tout soupçon, innocenté, par un tribunal. Pas par l’opinion. Ce grand jour, il ne peut pas le partager avec Elisabeth et les enfants. Les lignes téléphoniques marchent très mal entre la Suisse et l’Allemagne.

Le tribunal l’acquitte sur la base de preuves suffisantes mais, peut-être inconsciemment, le déclare coupable d’une autre faute qui n’est pas punissable par la loi. Il n’est pas seul dans son cas. Beniamino Gigli, le grand ténor italien, a été sali pour être resté sous Mussolini, Richard Strauss, son compatriote, subit le même sort. Infraction aux valeurs morales et aux principes établis, disent certains commentateurs. Ils ajoutent que Furtwängler a voulu utiliser un régime qu’il prétendait lui être odieux pour le maintenir dans un état de confort et de sécurité, et pour éloigner tout concurrent potentiel pour ce poste. Une authentique activité nazie est passible des lois de ces tribunaux de guerre mais un manque de sens moral n’est pas encore un crime. Il va falloir vivre avec ce poids, à présent.


À la fin du procès, Furtwängler se lève. Il paraît plus grand et plus mince que jamais. Sûr de lui, avec un air de Jésus gothique. Ses admirateurs sont là, les journalistes du monde entier le cernent. Il dit, avec toute l’assurance dont un homme habitué à la scène est capable :

— Je ne regrette pas d’avoir agi ainsi pour les Allemands et l’Allemagne. Je savais que cela valait la peine. L’art doit se placer au-dessus de la politique.

Les inconditionnels du chef d’orchestre applaudissent. Il salue comme au bon vieux temps. Le jury n’est toujours pas convaincu. Il a parfois trop bredouillé et a trop cherché ses mots pour se disculper.

Le lendemain, Wilhelm Furtwängler part en Suisse. Il souhaite voir son nom blanchi. Le reste viendra plus tard. Il a soixante et un an.

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