« Il existe beaucoup de chefs d’orchestre, mais très peu d’entre eux laissent entrevoir la chapelle secrète qui réside au cœur même de tout chef-d’œuvre. Au-delà des notes s’étalent des visions et au-delà des visions, cette chapelle invisible et silencieuse, car c’est une musique intérieure qui se répand là, la musique de notre âme dont les échos ne sont que des ombres pâles. Tel fut le génie de Furtwängler car il s’approcha de toute œuvre en pèlerin afin de revivre cet état d’existence qui rappelle la Création, le mystère qui est au cœur de toute cellule. Avec ses gestes fluides et évocateurs, il transportait ses orchestres et ses solistes dans cet endroit sacré. »
Quelque chose perce l’oreille. Furtwängler ne sait pas vraiment de quoi il s’agit, un outil de docteur, mystérieux et dur. Un œil énorme cligne derrière un verre de lunette.
— Votre acuité auditive n’est plus ce qu’elle était, dit la voix du médecin en blouse blanche.
Furtwängler tressaille. Il a fait le voyage jusqu’à Vienne pour consulter le docteur Steinert, un éminent spécialiste, comme on le qualifie. Depuis quelque temps, les notes n’ont plus le même relief, les aiguës, surtout. Lors d’une répétition de la Neuvième avec le Philharmonique de Berlin, tout se mélangeait en un infâme brouhaha. Les voix des choristes, haut perchées, les éclats des cuivres et les violons qui donnaient l’impression d’être une nappe sans relief. Beethoven avait composé cette Neuvième sans plus entendre le moindre son. Furtwängler, son plus fidèle serviteur, pouvait-il la diriger comme s’il tenait les fils de marionnettes muettes ?
— Je vous demande de rester discret, docteur.
— Ne vous inquiétez pas.
— Cela peut-il se soigner ?
Le docteur Steinert a un regard triste, il hoche la tête.
— La médecine n’est pas une science exacte. Il arrive que, parfois, les surdités s’estompent plus ou moins.
Furtwängler observe Steinert en train de ranger l’espèce de trompette qui lui sert à observer les tympans.
— Les orchestres symphoniques finissent par endommager l’ouïe, poursuit le médecin en tirant une feuille d’ordonnance. Les niveaux sonores sont très forts, vous comprenez. Avez-vous ressenti des douleurs récemment, quand vous dirigiez ?
Furtwängler a un rictus nerveux qui tord ses lèvres. Son regard se perd, ses mains s’agitent.
— Oui, j’ai eu mal, comme des piques au fond des oreilles, surtout dans les fortissimo. Un mal bref mais intense.
Le médecin note puis relève la tête.
— Vous m’avez dit avoir eu des difficultés à entendre certains instruments…
Le musicien semble trop grand pour le fauteuil de velours vert où le spécialiste l’a installé. Il songe à la dernière séance d’enregistrement de La Walkyrie. Il n’entendait pas les bassons et les contrebasses, comme si les musiciens jouaient sur des instruments aphones.
Le soir, en rentrant à l’hôtel, il n’a rien dit à Elisabeth. Elle l’a trouvé plus soucieux que d’ordinaire, comme souvent, quand il termine un enregistrement. Parce que c’est toujours une déchirure, un moment de solitude. Presque une détresse.
— La fin de cette Walkyrie est magnifique, a dit Furtwängler. Ferdinand Frantz s’est surpassé. Quelle finesse, tout dans le sentiment. J’en avais les larmes aux yeux.
Il était troublé, ses yeux semblèrent s’évanouir quand il s’est assis sur le lit. Elisabeth a eu un étrange frisson, tout à coup.
Le chef d’orchestre fixe le docteur Steinert, décroise ses longues jambes et pose ses deux mains à plat sur ses genoux. Il murmure : « Que celui qui craint la pointe de ma lance ne traverse jamais ce feu ! … »
— Je ne vous ai pas très bien compris, Maître, dit le docteur Steinert.
— Les derniers mots de Wotan à sa fille.
— La fin de La Walkyrie, c’est bien ça ?
— Oui.
— Je vous ai vu la diriger au Staatsoper, avant la guerre. En 1934, si mes souvenirs sont bons. Christa Meister en Brunehilde et Ludwig Weber dans Wotan.
Le médecin s’interrompt, avec cette gêne à peine dissimulée qui lui fait regretter l’évocation d’une époque maudite. Wilhelm baisse les yeux, une tristesse d’adolescent saisit son visage fatigué. Parfois, le passé lui revient en nausées, le prive de folies, d’illusions et de passion. À cette Walkyrie, au premier rang, il y avait Goebbels et Göring. Ils avaient applaudi, debout.
— Je ne les ai pas vraiment entendus, docteur, ces derniers mots du maître du Walhalla. Je dois bien l’admettre. C’est étrange, car mon cerveau me chuchotait les notes, une à une, clairement mais je n’entendais pas réellement.
— Comment vous en êtes-vous rendu compte ?
— Ferdinand Frantz a voulu reprendre car il avait chanté faux. Je lui ai fait un sourire complaisant mais j’ai bien vu qu’il était gêné. Nous avons repris et je lui ai demandé si cela lui convenait. Il m’a regardé d’une drôle de façon, je dirais même de manière compatissante. J’ai perçu qu’il avait compris que mon oreille me trompait. Je suis rentré, bouleversé.
Les yeux du chef d’orchestre se mouillent. Il passe la main sur son front dégarni.
— Je ne peux plus diriger, docteur. Imaginez-vous ce que cela représente. Furtwängler, sourd !
Le médecin range un presse-papier qui traîne devant lui. Furtwängler se lève, ajuste son chapeau sur son crâne chauve et sort.
Vienne a conservé des odeurs de guerre et de souvenirs calcinés. Les grands boulevards se brisent comme des lignes de frises noires entre des tas de décombres que les pelles mécaniques vont cacher dans un étrange recoin du monde. Il ne reste rien ou presque du bonheur d’avant, quand Vienne, comme Berlin, s’oubliait dans la brume et que son peuple s’agitait autour des théâtres et dans les brasseries. Les gens cherchaient à se distraire à la folie. On aurait dit qu’ils sentaient la tragédie pointer dans les bourgeons des tilleuls, au dernier printemps. Les jupes des femmes raccourcissaient, le vin et la bière coulaient à flots. Les mœurs étaient plus libres. Des manèges tournaient, sur les places, les enfants criaient, les filles faisaient les yeux doux aux premiers amoureux. On s’abandonnait, on s’oubliait.
Et puis, l’hiver est venu. Un jour de décembre 1938, Furtwängler n’a plus vu Arnold Ziegel, le second violon du Philharmonique de Vienne, un jeune musicien qu’il appréciait. Le régisseur a dit que Ziegel avait fui, sans doute vers la France ou l’Amérique.
— Bon débarras ! avait ajouté l’intendant du Philharmonique. À présent, les têtes vont rouler, surtout celles de Juifs, comme partout dans le Grand Reich.
Wilhelm s’était mis en colère, comme rarement.
— Votre Führer est un imbécile ! avait-il hurlé.
Le fonctionnaire, un bonhomme grassouillet, aurait pu rire au nez de Furtwängler, mais tout le monde savait qu’il était le chef d’orchestre préféré de Hitler.
Une bourrasque de froid monte du canal du Danube et traverse la Bilderstrasse. Furtwängler grelotte soudain et remonte le col de son manteau. Depuis quelques jours, une toux sèche frappe durement sa poitrine. Le froid, celui qui traverse le corps et l’âme, l’a pris au dépourvu. À présent les minutes doivent être remplies à ras bord. Il n’aura plus la fièvre des philharmonies, l’angoisse des coulisses, l’attente moite, les chanteurs qui guettent du coin de l’œil la baguette du chef. Et puis, cette électricité qui le traverse le long des crescendos quand il tient tout un orchestre dans le fond des yeux.
On va le questionner, il doit refuser des concerts. Dire à la presse que la fatigue est là, qu’il a beaucoup enregistré ces derniers temps et qu’il faut se reposer pour mieux repartir. Le 30 novembre, il aura soixante-huit ans. Il est peut-être temps de tourner une page.
Faire ses adieux. Saluer une dernière fois. Tout faire pour la dernière fois. Les applaudissements, la poignée de main au premier violon, le regard qui embrasse la salle qui crépite. Lever la baguette. Vibrer. Et n’être plus.
Il vient d’annuler Tristan et Isolde à l’Opéra royal du Danemark. Le directeur du théâtre en a pleuré. Il n’ira pas à Copenhague, impossible.
— Vous trouverez bien un jeune chef pour me remplacer, a dit Wilhelm. Il y en a de très bons, vous savez !
— Personne ne remplace Furtwängler, a gémi le directeur avant de raccrocher.
Wilhelm ne dirigera plus son Tristan, comme dit Elisabeth. Plus jamais, il le sent. C’est un peu comme une première mort, et ça en a le goût fade.
Sur les quais du Danube, des gosses jouent à cache-cache entre des camions à chenilles de l’armée américaine. La ville, sombre, paraît encore en deuil, dans le ciel chiffonné. Wilhelm passe devant des soldats qui ne le reconnaissent pas. Pourtant, sa photo se retrouve souvent en une des magazines. L’un des militaires, une sorte d’officier, un mâcheur de chewing-gum, lui jette un regard d’arrogance, une clope au coin de la bouche, le casque rejeté en arrière. Le maestro a envie de s’arrêter, de dire qu’il est Furtwängler, tout de même, et que le monde d’avant était à ses pieds. On le traiterait immédiatement de nazi, de salaud, de vendu. Un grand artiste qui a serré la main de Hitler.
« Nous sommes des Allemands, s’est-il souvent dit. C’est un immense honneur mais cela nous impose des devoirs. Il nous faut l’accepter, dans la joie et dans notre souffrance, même injuste. » Il le pense toujours.
Une ombre le suit et l’accompagnera jusqu’au bout du chemin. L’ombre de lui-même, de ce qu’il n’a jamais été, de ses échecs. Il veut composer de la musique à présent pour ne pas hurler dans le silence de la nuit qui l’enveloppe déjà. Dans quelques jours, il aura posé les dernières notes sur sa troisième symphonie. Le dernier mouvement. Qui n’est pas une apothéose mais des violons qui s’éteignent doucement dans le lointain, diminuendo, des notes très longues sur le timbre sombre des cors et des trombones.
Il s’arrête et balaie du regard les quelques façades qui s’appuient encore sur leurs béquilles d’échafaudages. Un tramway jaune arrive. Deux femmes s’empressent de franchir les rails, le cabas à bout de bras. Le musicien les observe un instant. Il a envie de courir et de leur dire qu’il va enfin composer de la musique pour des femmes comme elles, pour leurs enfants, leurs maris défunts. Ne faire que ça, c’était sa première vocation, ses premiers tumultes, ses plus grands rêves d’enfant.
— Je serai sourd, bientôt, murmure-t-il.
Il a envie de le crier aux faces souffreteuses des bâtiments. Le hurler aux soldats, des Soviétiques, des Français des Américains et des Anglais qui plantent leurs drapeaux comme des bestioles voraces qui marquent leurs territoires, partout dans Vienne, avec leurs camions qui fument noir et leurs godasses qui tambourinent sur les langues de goudron craquelées.
Les militaires lui tournent le dos tandis qu’il atteint un énorme tas de moellons et de briques. Les troupiers s’en foutent, du désarroi d’un chef d’orchestre, aussi immense soit-il. Le géant est infirme. Plus de philharmonies et de grandes affiches avec son nom. Les jeunes loups n’attendent qu’une chose, lui chiper sa baguette, prendre son estrade, lui donner un coup d’épaule.
La pluie s’est arrêtée dans la nuit, par paquets entiers que le vent du nord emporte loin, vers les montagnes qui ferment l’horizon modeste du Léman. Il fait déjà frais, presque froid, l’automne touche à sa fin. Il ne reste guère que quelques taches de rousseur tenaces des grands ormes et des mélèzes dans le vert profond des sapins et des grands épicéas. Sur les montagnes qui surplombent Montreux et le Léman, la première neige frise les arêtes.
Wilhelm Furtwängler s’est réveillé à l’aube, dans une sorte de paix tranquille. Par la fenêtre du salon, il observe dans le jour incertain les nuages qui s’attardent encore dans le ciel pâle. Il fera beau, de cette beauté que l’hiver couvrira bientôt de ses mystères étincelants.
Elisabeth dort encore, recroquevillée telle une enfant, le visage caché sous son bras. Le sac est bouclé depuis la veille, comme au temps des excursions d’adolescent. Wilhelm n’emporte pas grand-chose, le nécessaire, rien de plus, un morceau de pain noir, une gourde de cuir, du fromage et une pomme. Il est heureux, d’un simple et pur bonheur. Pour un temps, le tumulte ne le suivra pas.
Un taxi le dépose devant la gare de Montreux. Le train pour Les Rochers-de-Naye part dans cinq minutes, il a juste le temps d’acheter un billet et de courir jusqu’au quai. Le chef de station l’observe un instant en faisant tourner son sifflet autour de ses doigts, puis jette un coup d’œil à l’énorme pendule dont la grande aiguille noire et pointue comme une lance s’abaisse d’une minute. Le train vient se ranger, se tordant sur le dernier virage, grinçant de tout son long, avant de lâcher un cri strident en s’arrêtant. Le pare-neige, à l’avant, comme une étrave, lui fait une drôle de bavette noire. Wilhelm ajuste son sac sur son épaule maigre et grimpe dans la première voiture. Un couple de Français, des retraités, le suit et s’installe à l’avant.
Le train repart, tremblant sur sa crémaillère, s’enfonce dans un tunnel, en ressort quelques minutes plus tard et trace une longue courbe au-dessus de Montreux. Une lumière violette découpe les reliefs capricieux au-dessus du lac, les plus hauts sommets se dorent déjà dans le levant. Dans les fonds encore plongés dans la brume, on devine les villages de la rive française, au bord du Léman encore tout noir.
La locomotive amorce une pente raide dans les alpages mouillés de rosée, tirant sur la crémaillère de toute sa mécanique rude et puissante. Plus haut, les roches nues se tendent entre les derniers sapins et les éboulis de pierres grises. Furtwängler cherche un instant sa maison de Clarens, tout en bas, parmi les villas posées sur leurs prés de pelouse, entre les arbres roux et les routes sinueuses. Elisabeth doit encore dormir. Dans deux heures, elle ira chercher le courrier, fera le tri entre les lettres qui disent l’admiration du public, celles qui insultent et celles que le chef d’orchestre reçoit de ses pairs. Le quotidien de la gloire.
Une bourrasque d’altitude bouscule le petit train. Dans le lointain, vers Genève, la surface lisse du Léman se brouille dans la lumière qui s’éparpille en poussières légères et dorées. Un grand bateau blanc à roues vient de quitter Évian et file vers Lausanne, laissant derrière lui un sillage calme.
Wilhelm tire de sa musette une tranche de pain noir et mord dedans. Le goût simple et rustique lui rappelle l’enfance au bord des eaux calmes du lac Tegernsee, près de Bad Wiessee. Les montagnes avaient la même parure de silence et de secret qu’ici.
Le vaste paysage disparaît soudain. Le train roule et brinquebale en sifflant dans le noir d’un tunnel qui paraît sans fin. La température change subitement, comme il débouche sur le versant nord, dans l’ombre et le vertige. La neige couvre les pentes d’herbes maigres et découpe les rochers en plis de calcaire qui s’enfuient en arêtes folles vers un autre ciel. Au loin, l’enchevêtrement de pics et d’aiguilles scintille dans le soleil. On dirait une symphonie discordante qui vibre entre le ciel et la terre primitive.
La gare d’arrivée approche, au bout d’une courbe prise dans le sol givré. Le train ralentit et donne deux coups de sirène avant d’aborder le quai. Wilhelm se lève, passe une bretelle de son sac sur son épaule maigre, ajuste sa casquette et remonte le col de sa canadienne. Elisabeth a insisté pour qu’il emporte dans ses affaires un gros cache-nez de laine qu’ils ont acheté à Vienne avant de regagner Clarens. Les poumons de Wilhelm sont fragiles, depuis son enfance. La guerre et son cortège de pénuries n’ont pas arrangé les choses. Il tousse davantage depuis quelques mois, des quintes le secouent violemment sans que les médicaments parviennent à le calmer. En sortant du wagon, l’air froid le pénètre et le brûle. Il frissonne. À deux mille mètres d’altitude, le vent forcit et soulève des panaches de neige fraîche aux crêtes sinueuses et douces des grandes congères. Devant la gare, le soleil chauffe une grande dalle où la compagnie Mob a installé des bancs et des tables pour les touristes.
Furtwängler s’arrête un instant, regrette presque ce train qui va trop vite, comme toute sa vie d’artiste. Il aurait aimé gagner un tel paysage à pied, comme autrefois, dans sa jeunesse vagabonde. Marcher de longues heures sur la peau du monde pour le sentir vibrer de son entier, mais il n’en a plus la force. Le soleil le réconforte et l’inonde. Il ferme les yeux et songe à cette Walkyrie qu’il vient d’enregistrer avec le Philharmonique de Vienne. La chevauchée des vierges guerrières, filles de Wotan, dieu des dieux, au son d’une fanfare embrasée. Pas vraiment la pièce de Wagner que le chef préfère. Il a mis du temps à aimer le maître de Bayreuth, à le comprendre au-delà de sa puissance grandiloquente. Sa vérité se dissimule sans doute dans ce paysage qui se perd dans l’infini des montagnes et qui l’a inspiré. Le maestro voudrait atteindre cette vérité qu’aucun mot ne sait dire. Il n’y parviendra jamais. Il a grimpé ici pour renouer les liens de toute sa vie, ces attaches brisées par les guerres et les apocalypses. Quelque part, derrière ses monts blanchis, se trouve son pays, sa terre natale. Sa ville, Berlin, le 25 de Maassenstrasse où il est né, avant que le siècle ne bascule et ne la réduise en cendres.
Furtwängler marche sur l’étroit sentier qui s’élève au-dessus de la gare. Des marmottes qui hésitent encore à hiberner lancent des cris d’alerte en le voyant cheminer. Une grande croix de bois noircie par le soleil et le gel est plantée au sommet des rochers, terminus aérien qui surplombe l’univers minuscule des vivants.
Furtwängler avance sur une plaque de neige qui crisse sous ses pas. Les hommes de la compagnie ferroviaire ont tracé un chemin pour les derniers touristes. L’hiver fermera cette trace vers les nuées. Quand il parvient au sommet, essoufflé, le regard brûlé de lumière pure, un souffle puissant et lugubre remonte le long de la face de la montagne. Un instant, il croit perdre l’équilibre et basculer dans le vide. Il s’assoit un moment au pied de la croix, comme un pénitent qui vient au pardon des puissances célestes. Des choucas noirs, aux becs jaunes et voraces, cherchent dans les forces invisibles de l’air le courant qui les portera plus loin. Ils ont des battements d’ailes subits avant de planer en jetant des cris hostiles.
Les anciens croyaient aux signes que dessinent les oiseaux dans leur vol imprévisible. Le chef les suit des yeux un long moment. Une musique lente les enveloppe, comme les violons qui meurent doucement à la fin de Tristan et annoncent la mort de toute chose.
Il quitte le promontoire et marche jusqu’à une cabane de berger, à l’abri du vent. Les grosses pierres plates et noires qui formaient le toit se sont effondrées. Les murs fendus laissent voir le jour. Il touche les pierres grises pour ressentir l’épaisseur du temps qui les a usées. Le sable et la terre qui les cimentaient partent en poussière. Dans peu de temps, elles s’écrouleront et disparaîtront dans les reliefs de l’alpage. Tout n’est finalement que ruines, un jour ou l’autre.
Dans la nuit, Furtwängler crache du sang. Un caillot est sorti. Puis un autre. Il est réveillé, seul.
— Je ne suis pas si vieux, pourtant. Mais j’ai vécu mille vies.
Un frisson le parcourt. Il passe une robe de chambre de velours sombre. Le salon est froid, comme l’était la salle du Berliner pendant la guerre, quand les haleines partaient en fumée. Les musiciens jouaient faux parfois, à cause de cette maudite froidure qui durcissait les doigts et bricolait les cordes.
Pendant son absence, il a reçu les copies des épreuves de son enregistrement de Fidelio. Satisfaisant. Il pense qu’on aurait pu mieux faire, mais c’est là le secret de toute une vie d’artiste, tendre sans cesse vers l’inatteignable. La perfection, il faut s’en méfier, on n’en revient pas.
Il a toujours pensé que la véritable démarche professionnelle du chef d’orchestre est similaire à celle du médecin ou du prêtre, elle ne réside pas dans la recherche de la perfection des gestes à accomplir mais dans l’attitude spirituelle.
L’essentiel échappe à la technique, et ce qui échappe à cette technique exige du travail assidu, alors que l’art est inspiration, grâce accordée. La technique envahit, domine, élimine tout ce qui lui est étranger, avant tout l’insaisissable. Quand il a voyagé aux États-Unis, il a vu et entendu des orchestres de très haut niveau, des champions de la virtuosité. Les meilleurs orchestres qui puissent exister. Les Américains pouvaient se payer les meilleurs violonistes d’Autriche, les meilleurs bois français et les meilleurs cuivres allemands. Ça ne faisait pas pour autant de grands orchestres, car il faut faire jouer tout cela en même temps. En Amérique, la qualité d’une interprétation d’une symphonie de Beethoven demeure secondaire par rapport à la qualité de l’orchestre en soi. On se demande par exemple si le Boston Symphony Orchestra est supérieur à celui de Philadelphie. Il a dirigé le New York Philharmonic, la meilleure sonorité qu’on ait jamais entendue. Mais il n’y a pas de place pour l’improvisation, pour le cœur, pour l’âme. C’est le pire des défauts.
La troisième symphonie est posée sur son pupitre. Il pose sa main gauche dessus et, d’un coup de pouce, soulève quelques pages.
— Ce sera la dernière. Je n’irai pas plus loin.
Les notes courent sur les portées et font de drôles de vagues le long des liaisons. Chaque pause, chaque silence a été griffonné puis effacé. Les signes hésitent, résistent, le musicien ne peut pas tout. Il suit une mélodie intérieure qu’il ne sait pas toujours contrôler. Le final du quatrième mouvement touche à sa fin, il reste encore un peu de travail.
La baguette du maestro est posée sur le piano, à côté de la gomme et du crayon. Les trois instruments de sa vie. Diriger, écrire, gommer, revenir, prendre un autre chemin. Changer de tonalité.
— C’est presque fini, tout cela.
Il regarde un instant cette baguette comme un vulgaire objet qu’il a poli de ses longs doigts habiles. Quand il ne voulait pas serrer la main des dignitaires nazis, il la tenait fermement dans sa main droite, en saluant sévèrement avant de s’éclipser. C’est une baguette un peu épaisse, toute blanche, avec un petit manche en ébène.
— Bien, dit-il en la saisissant. Reprenons. Première mesure.
Tout le Berliner est devant lui. Les regards sont tendus. Ils se tournent vers les trompettes. Deux notes sombres, puis les cordes comme un murmure qui enfle. Il les entend, les cuivres qui font des éclats mineurs. Puis il accélère. Les pupitres se répondent,
— Crescendo, ordonne-t-il de sa voix caverneuse.
Il agite son bras gauche, comme s’il suivait chaque note, tandis que le droit bat la mesure.
Elisabeth s’est réveillée, les cheveux en bataille. Ses mains sont crispées dans les poches de sa robe de chambre. Elle reste dans l’ombre du couloir et contemple son mari dont le corps voûté s’anime à chaque pulsation de la musique. Il tremble de tout son être, les bras partageant l’air devant lui. Son visage est blême, ses yeux fiévreux cernés de cendre. Il s’arrête tout à coup. Une quinte de toux le secoue douloureusement. La baguette tombe. Il a juste le temps de sortir un mouchoir de sa poche pour cracher la glaire qui le gêne, toute sanguinolente.
— Tu dois te faire soigner, Wilhelm ! Il ne faut plus attendre. Si cette maladie empire, ce ne sera pas bon.
Elisabeth est une femme courageuse. Il dit :
— De cette maladie je vais mourir, et ce sera une mort facile. Ne me quitte pas un seul instant.
— J’ai pris contact avec le docteur von Löwenstein. On va aller dans sa clinique, à Ebersteinburg près de Baden-Baden.
Rodolphe Meister se réveille en nage. La nuit se termine sur un mauvais rêve. On ne dort jamais seul, l’inconscient se permet tous les coups tordus. Furtwängler s’est invité dans son cauchemar. Une image confuse et une musique entêtante : le duo d’amour de Tristan et Isolde, le plus long de toute l’histoire de la musique. Quarante-cinq minutes d’un pur génie sur des paroles sirupeuses. Plus jeune, il trouvait ça parfaitement ennuyeux. On change. Dans son rêve, au beau milieu du concert, Rodolphe perdait le tempo, pris d’une sorte de panique incontrôlable. Les chanteurs grimaçaient, hideux et menaçants. Le Philharmonique vacillait, tout déraillait. La grande embardée. Assis dans la salle, à peine visible dans le noir, Furtwängler, goguenard, applaudissait avec de gros rires sonores et moqueurs.
— Tu as encore crié, dit Christa sur un ton de reproche. Ton petit déjeuner est prêt.
Elle est vêtue d’un peignoir de cachemire bleu pâle, trop chaud pour la saison. Un long peignoir semblable à celui qu’elle mettait dans sa loge avant de passer les costumes des grands rôles. Elle l’a noué fermement à la taille pour mieux dessiner sa silhouette de grande dame. Elle a longtemps résisté au lent endormissement de l’âge, mais elle est désormais vieille. Avec ses petites manies, son café noir, jamais sucré, son petit univers, plus grand que l’univers, où ce qui a été englouti par la guerre vaut mieux que le présent qui se ratatine de jour en jour.
— Regarde ce que je t’ai préparé. Comme quand tu étais petit.
Christa parle en allemand. Jamais de français à la maison, si ce n’est pour le strict nécessaire. On écoute Radio Berlin, quand on l’écoute. Mais elle n’a pas voulu retourner à Berlin.
— Ça n’existe plus, tout ça. Les rues, les églises, les théâtres ne sont que de la poussière froide. Inutile d’y revenir.
Sur la table du salon, à côté de la tasse à café en porcelaine de Saxe, elle a posé un petit pot de beurre, des tranches de pain noir, couchées comme des dominos et une belle assiette de jambon fumé, avec un œuf dur et du fromage.
— Je n’ai pas faim, dit Rodolphe. Je mangerai plus tard.
Christa a gardé ses manières de divas qui relèvent le menton et s’en retournent dans leurs secrets de coulisses pour signifier leur déception.
— Je suis désolé, Maman. J’ai mal dormi et j’ai du travail.
Rodolphe s’enferme dans son bureau. À côté du tourne-disque en acajou traînent des enregistrements qu’il écoute fréquemment. Debussy, Alban Berg, Ravel, et toutes les symphonies de Mahler sous la baguette de Bruno Walter.
Il place sur la platine le premier disque de Tristan et pose le saphir sur le microsillon. La musique s’élève en quelques notes des violoncelles, lente, belle et sombre. Rodolphe s’allonge sur son divan et se laisse envahir par le long crescendo. Dès les premières notes, c’est profond et sublime. La tension du drame n’est plus romantique, comme dans beaucoup d’enregistrements fadasses, mais psychologique. Le vieux chef atteint le sommet de son art. Faire mieux est un impossible pari. Tu es fou de t’y frotter.
— Tu feras autre chose, dit Rodolphe à voix haute. Tu le dois !
Aller au-delà de Furtwängler, bâtir sur ce qu’il a laissé en chantier. Rodolphe songe à le visiter, l’interroger, percer les secrets. Pour cela, il faut retourner en Allemagne. Tu n’y couperas pas. La vie est comme un éternel retour. Tu iras marcher sur les gravats.
Sa statuette de pâte à modeler est posée à côté du tourne-disque. Elle a perdu son nez. Avec tous les bouleversements de la guerre, elle s’en est plutôt bien tirée. Tu es un survivant, toi aussi. La pâte à modeler a durci, on dirait un marbre noir.
Au marchand de disques des Champs-Élysées, il a acheté le dernier enregistrement de Tristan par Furtwängler. La couverture du coffret représente Tristan et Isolde devant une grande épée. Le fond est noir, leurs corps de peinture bleu roi. La fumée d’un philtre s’échappe d’une coupe et les entoure d’une volute qui se perd au loin. On devine à peine leurs yeux, dans le creux de leurs visages tourmentés. Isolde a de longs cheveux d’or et appuie doucement sa tête sur la poitrine de Tristan qui la serre contre lui, une main sur la taille. Elle regarde un horizon inaccessible, il lève les yeux vers le ciel, à la fois vainqueurs et vaincus. Au loin, une nef s’éloigne, sa voile ventrue gonflée d’une bonne brise.
Rodolphe enchaîne les cinq disques du coffret. D’un seul trait, comme tenu par une force invisible qui le mène jusqu’au final. Le duo d’amour au second acte est d’une intensité inégalée. Furtwängler a les plus grands interprètes et sait en tirer le meilleur. Kirsten Flagstad, Ludwig Suthaus, Dietrich Fischer Diskau, Josef Greindl. Rodolphe n’a jamais entendu un Liebestod, le chant final, celui de la mort, aussi admirable. Pas simple de faire mourir une femme dans un opéra, en tout cas plus périlleux qu’avec les hommes qui tombent d’un simple coup d’épée et qui râlent un bon moment. Isolde trépasse dans la transfiguration et la délivrance. Il faut un très grand chef qui soit digne d’une pareille mort. Crescendo jusqu’à l’ultime forte, puis l’envol de l’âme, presque doux. Même l’interprétation de sa mère n’atteignait pas cette beauté souple et affectée de Flagstad.
Le disque arrêté, Rodolphe reste un long moment prostré, à regarder le bras de la platine onduler au bout de la galette noire. Il n’a pas de pensées, ce serait trop facile. La musique coule encore dans chacune de ses veines, l’irrigue et le fait souffrir. Le transport ne dure qu’un temps. Il faut toujours redescendre aux choses de la terre et aux souffles âpres de la vie.
Il sort du bureau, tourmenté, veut s’installer au piano, jouer quelque chose pour se vider de ses émotions. Rien n’y fait. Sa mère est dans sa chambre, assise devant sa coiffeuse, le dos bien droit, la poitrine saillante. Elle achève d’attacher ses cheveux en un chignon de prima dona. À ses oreilles fines pendent des boucles qu’elle ne sort que très rarement. Celles qu’elle portait quand ils ont fui l’Allemagne et qui ont traversé les années par miracle.
— As-tu été vraiment proche de Furtwängler ?
Christa met du temps à répondre, s’observant d’un œil distrait dans sa psyché. Elle donne l’impression de chercher des souvenirs épars, son regard traîne.
— Oui, finit-elle par souffler d’une voix pâle. Souvent.
— Il était un ami ?
Elle fait un geste de la main comme pour balayer une mauvaise pensée.
— Tu sais que je n’aime pas parler de tout ça.
— J’ai écouté son enregistrement de Tristan. C’est absolument sublime. Tu as chanté Isolde avec lui. J’aimerais que tu m’en parles.
Elle se retourne et plonge longuement son regard dans celui de son fils, une étrange lueur au fond du bleu de ses yeux, une lumière de lune que Rodolphe n’a jamais connue. Elle donne l’impression de vouloir exprimer un sentiment noué quelque part en elle, sans y parvenir.
— Tu aimes mon chignon ?
— Il est très beau, Maman.
— Je le faisais toujours comme ça quand je devais chanter en concert.
— Je me souviens.
Elle se lève. La grâce de ses mouvements est intacte. Dira-t-elle un jour le fond de son âme ?
Depuis quelque temps, Furtwängler s’interroge sur le sens de sa destinée. De plus en plus souvent, on frappe à la porte de ses souvenirs, il hésite. La peur d’ouvrir.
Il ne dirige plus d’orchestre, évite les journalistes et les innombrables élèves qui viennent lui servir du « Maître » pour obtenir quelques faveurs. Il ne désire qu’une seule chose, se donner à la composition. Il écrit :
Ma vie durant, lorsque j’ai dirigé, je l’ai fait en tant que « compositeur ». Je n’ai jamais dirigé que ce qui me causait de la joie et avec quoi je pouvais m’identifier ; jouer au « commis-voyageur en musique » n’était pas mon affaire.
Elisabeth s’est absentée pour l’après-midi. Il l’a regardée s’éloigner dans la lumière oblique, à petits pas, évitant les flaques qui s’étaient formées après la pluie. Elle s’est courbée sous le vent frais qui montait du lac Léman, on aurait dit une petite vieille emmitouflée, un foulard noué sur ses cheveux frisottants. Elle faisait presque pitié. C’est comme ça, la vieillesse, vient un moment où l’existence bascule. On n’a plus envie d’aimer, ou même de haïr. On se prépare lentement au grand arrachement.
Elisabeth a disparu au bout de l’allée, silhouette fragile parmi la nature bien rangée. Il l’aime profondément, d’un amour de grandes personnes où la passion n’a plus rien à dire, avec cette certitude que cette femme sera la dernière, celle qui lui fermera les yeux.
De la fenêtre, il observe la vue qui se perd au-delà du Léman. Un peu plus chaque jour, la solitude redevient sa tentation. Comme si elle pouvait se changer en amie, en dernière camarade. De quelle autre compagne pourrait-il se contenter, celui qui a rencontré le succès le plus immense jusqu’à faire partie de l’histoire ? Il a toujours été un solitaire, un introverti.
Cette partie de la Suisse est imprégnée de calme, le vaste paysage semble triste en fin d’automne, et tellement silencieux. Les bois, prés, cultures s’étalent au pied de reliefs de montagnes anciennes, usées, face aux Alpes vertigineuses dont il aimait tant escalader les faces sévères. Un village, tranquille et peu fortuné, s’efface dans la brume. Une paroisse austère de cette Suisse immobile dont rien, depuis des siècles, n’a changé l’âme.
Hier, le maestro a ouvert une lettre venue des États-Unis. Son courrier est très fourni, il ne lit pas tout. Un nom au verso du pli : Szymon Goldberg, le « super-soliste » du Berliner, en 1933. Il n’avait plus de nouvelles depuis cette année-là.
Cher Maître,
Je ne vous ai pas écrit pendant toutes ces horribles années. Je n’y parvenais pas.
J’ai lu, après-guerre, qu’on vous a intenté un procès en dénazification. J’ai quitté l’Allemagne, vous êtes resté. C’était votre choix. Je n’ai pas à le critiquer. Je n’ai pas oublié l’invitation que vous aviez lancée aux plus grands musiciens juifs à venir jouer en Allemagne pour montrer à Goebbels et sa clique qu’on pouvait leur résister. Tous ont refusé. Peut-être cela aurait pu changer le cours des choses, peut-être pas. Je vous avais dit que « vous étiez naïf ». Au moins avez-vous essayé d’être debout. Sachez que je vous admire toujours. J’ai besoin aujourd’hui de vous dire une partie de mon histoire.
Au début de la guerre, j’étais engagé aux Indes néerlandaises pour une série de concerts. Je suis arrivé le 28 avril. Là, j’ai vécu l’occupation japonaise. Celle-ci n’avait pas encore des conséquences antisémites. Ce n’est que lorsque les Allemands ont informé leurs alliés japonais des persécutions raciales nazies que ceux-ci firent une rafle à Bandung contre les Juifs et les francs-maçons. Ma femme et moi avons été arrêtés. J’ai été interné jusqu’en 1944 et je suis passé par plusieurs prisons et camps.
Comme vous, ma patrie est l’Allemagne. Je lui appartiens pour toujours. Quand les nazis sont arrivés au pouvoir, c’était encore dans les rues que je me sentais le plus en sécurité. Après mon départ de l’orchestre, j’ai souvent réfléchi la nuit. Je ne comprenais pas vraiment ce qui nous arrivait.
Avec mes meilleures salutations.
Szymon Goldberg{7}
PS. En Amérique, on m’a questionné sur vous. J’ai dit qui vous étiez vraiment. Personne ne m’a cru. Ceux qui ne vous ont pas connu ne peuvent pas comprendre.
Furtwängler repose la lettre, essuie ses yeux et cherche l’image de Szymon, debout, là, face au public. Pas besoin de baguette qui ordonne ou de regard qui donne un départ. Szymon ferme les yeux. Concerto pour violon n°2 de Mendelssohn, deuxième mouvement, large mélodie aérienne. Szymon y met toute l’intensité de son vibrato unique. Son regard magnétique cherche celui du chef d’orchestre, pour y trouver l’ampleur d’un crescendo. La plus belle mélodie qu’il ait interprétée, c’est le célèbre solo de Morgen, un lied de Richard Strauss.
Et demain le soleil brillera à nouveau,
Et sur les chemins que j’emprunterai,
Il nous réunira, nous les bienheureux…
Par-dessus la plaine et les bois, le regard de Furtwängler suit les longues pentes descendant vers le lac, puis remonte vers les hauteurs modestes du versant opposé. Une étrange symphonie, inconnue de lui, monte des fonds sauvages où la forêt persiste. Un mouvement sombre. La nuit couvre lentement le paysage. Elisabeth ne va plus tarder, se dit Furtwängler, en songeant combien il se pénètre de l’insignifiance des choses.
La radio et les journaux font entrer dans son ermitage les nouvelles du monde. De temps à autre, il téléphone à son ami Ernest Ansermet, le chef de l’Orchestre de la Suisse romande. Ernest lui rapporte les cheminements des ambitions et des âmes dans le milieu musical. Les potins, comme dit Elisabeth, qu’elle fait mine de ne pas écouter mais qui la passionnent en secret.
Plus rien n’a la même saveur. Et les heures s’écoulent. Le chef d’orchestre lit, compose, rêve et pense au passé, aucune illusion n’adoucit l’amère sérénité. Il est enfin compositeur. Au moment où il sait que le destin va le frapper de son dernier coup.
Il fait, tous les matins, le tour du petit parc qui entoure sa belle demeure. Les arbres que le froid vient de dépouiller ne manqueront pas de donner des bourgeons, les fleurs renaîtront après s’être fanées. Et lui, sera-t-il encore là ?
Le souvenir des promenades dans les sombres profondeurs des forêts de Bavière le submerge de nostalgie. Il a le sentiment de n’avoir plus de patrie, plus de cette terre sur laquelle il a senti le souffle des génies. Ce sol n’est plus qu’un champ aride, où plus aucune grande musique ne vient naître. Le chant de la terre revient comme un souffle inépuisable, à peine perceptible, qui enfle au fur et à mesure que la vie, depuis qu’elle a paru, livre le combat qu’elle n’a jamais perdu. Dans ces moments, Furtwängler se sent pénétré par un réconfort qui le transporte. Tout recommence toujours, se dit-il. Tout ce que j’ai fait restera et, tôt ou tard, deviendra une source d’inspiration nouvelle après que j’aurai disparu.
À mesure que l’âge tenaille le maestro, il lui semble que les cycles de la nature lui importent davantage. Ainsi que dans sa jeunesse, quand il partait à l’assaut des montagnes et qu’il percevait les saisons comme des mouvements de grandes symphonies. Le printemps comme commencement, où l’on sent les sèves de l’amour monter en des notes sûres, puissantes et radieuses. L’été, avec ces éclats de cuivres, comme une gloire qui éclate de fécondité. La vie dépend de la chaleur. L’automne soupire, comme un recueillement dans sa beauté déjà sombre, empourprée sous une lumière déchirante. Et l’hiver, enfin, un long lamento de violons qui gémissent presque. La terre, à nouveau stérile et glacée pareille aux grandes étendues de Prusse. L’hiver semble sceller un destin. Une fin. La victoire de la mort. Furtwängler a bien cru que ce triomphe-là était arrivé le 11 novembre 1918, quand le peuple brisé est rentré de la guerre. Mais la lumière est revenue. Avant de disparaître à nouveau de cette vieille terre que les ravages ont épuisée. L’Allemagne était encore jeune, mais les pays qu’elle couvrait de son nom étaient vieux, accablés par l’histoire, déjà blessés par tant de guerres et de rancœurs. Mon pays va de la grandeur au déclin, songe-t-il. Il se redressera, par son génie du renouveau !
Le musicien regarde la partition sur laquelle il a tracé quelques accords.
— Tu n’es plus qu’un homme qui entre dans l’hiver, dit-il à haute voix. Mais dans l’ombre, il y a toujours la lueur de l’espérance !
Furtwängler a longuement discuté avec le directeur du Théâtre royal de Copenhague. Il a fallu justifier ce qu’il veut tenir caché. Ne pas dire qu’il entend de moins en moins certains instruments et qu’une douleur dans la poitrine le fait tousser, souvent. Trop souvent. Des quintes secouent tout son être aussi fort que fragile, né des passions et qui ne sait pas s’attarder à vivre. Un être usé par les colères du siècle.
Tout ça a commencé par une sorte de bronchite mal soignée. Gravement, le médecin a prescrit des antibiotiques, des médicaments mystérieux qui rendent sourds. C’était ça ou la mort.
— Ce n’est que passager, a dit le médecin. Une fois passé ce traitement, tout redeviendra normal.
Et puis, rien n’a passé, le mal est entré comme un dieu sombre, a pénétré son cerveau et pris tout son être. Furtwängler a songé un instant au destin. Amor fati ! Aime ton destin, aime ta destinée, accepte tout ce qui t’arrive. Paroles de philosophe, du blabla. Comment aimer un devenir décousu ? Il ne faut jamais se résigner, ni obéir comme un serf aux événements. Le fatalisme, ce sont des chaînes qu’il faut briser. Tu n’as pas ton libre arbitre ! Foutaises, tout ça. Les juges se sont trompés, après la guerre, quand ils l’ont fait comparaître. « Vous étiez libre de ne pas servir les démons », criaient-ils, droits, avec leur morale et leurs condamnations. Rien n’est simple.
Le destin l’a maudit une première fois, il le frappe une deuxième. Aime ta destinée, ça t’empêchera d’être son esclave. Il a continué à diriger, d’instinct et par cœur. Mais il est vaincu. Le destin, c’est toujours lui qui gagne.
— Pour la première fois de ma vie, a-t-il déclaré d’une voix froide au directeur de l’Opéra de Copenhague, je dois annuler pour des raisons personnelles. Cela ne m’était jamais arrivé.
— Prenez encore le temps de la réflexion.
— Non. C’est définitif. Je suis tellement fatigué que je ne pourrais rien donner de beau.
Le directeur du théâtre a laissé passer un long silence. Puis il a dit, résigné :
— Pourriez-vous m’indiquer un chef qui vous remplacerait ?
Le chef a longuement réfléchi. Il a cité quelques grands noms, très vite repoussés. Les meilleurs étaient pris, les moins connus ne valaient pas le maître. Il y avait les jaloux et les revanchards et, au milieu, les tâcherons.
— Il faut trouver un jeune chef, lâche Furtwängler. Un Allemand, c’est important. Il faut être de culture allemande pour bien diriger Tristan et Isolde. Le cœur et l’âme doivent se pénétrer de la destinée fatale des deux amoureux. Il existe forcément un jeune chef allemand. Sergiù Celibidache est libre, à coup sûr, mais il se refuse à diriger des opéras. Les caprices des divas et des metteurs en scène l’exaspèrent. Dommage, il est le meilleur que je connaisse.
— Très bien. Je vais me renseigner et je vous tiens au courant. Très vite.
Il n’a trouvé rien d’autre à dire, au fond. Après avoir raccroché, une phrase qu’il avait notée dans ses carnets lui a traversé l’esprit, ce devait être en 1936 : « La vie est aujourd’hui plus que jamais une question de courage. » Être remplacé par un jeune, l’idée lui plaît. Il n’a pourtant jamais donné de cours et encore moins de ces cours particuliers pour des élèves triés sur le volet. Master class, comme les appellent les Anglo-Saxons. La pédagogie n’est pas son fort.
Sur une étagère de la bibliothèque, traîne une baguette. Elle a un joli pommeau d’ivoire, usé. Le musicien s’en servait beaucoup quand il débutait, sans cesse en vadrouille dans l’Europe des Années folles. À cette époque, déjà, il percevait le monde comme un désordre, son devenir incertain, inévitablement tragique. Les critiques ne l’aimaient pas, au début. Il faisait trop dérailler les orchestres avec sa manière un peu étrange de les diriger. Se mesurer à ces dangers le rendait fort. Il en avait l’intuition.
— Plus c’est difficile, plus tu t’épanouis, avait dit un jour son ami Ernest. Il faut se dépasser, se démarquer, sinon tu sombres.
Furtwängler sourit à cette pensée d’homme jeune. Aujourd’hui, trente ans plus tard, il lui semble qu’il est devenu las de vivre. Il le sait, il faut descendre du piédestal, n’être plus un modèle, glisser lentement vers le banal, les petits gestes du quotidien qui finissent par remplir tout l’espace parce qu’il ne reste qu’eux.
Tout à l’heure, il ira se promener dans le petit parc qui entoure leur maison. Les fleurs ont déjà fané. Il emportera sa vieille baguette et dirigera quelque chose, devant le vaste néant du ciel. Peut-être l’ouverture de Tristan qu’il connaît par cœur, de bout en bout. Parfois, le décor qui l’entoure apparaît comme peuplé de milliers de petits êtres qui lui chuchotent des multitudes de mélodies, des bribes symphoniques qui se mélangent en une mystérieuse cacophonie. Il en rit presque. On dirait de la musique d’avant-garde, de celle que composent ces jeunes musiciens qui ne respectent plus les règles des anciens. Ceux qui font de la théorie au lieu d’écouter le public, ce puissant souverain, affirme Furtwängler.
Il ne se sent pas vraiment chez lui dans cette Suisse qui fait comme un grand jardin dans lequel tout se trouve à sa meilleure place. L’a-t-il été une seule fois, chez lui, dans ses pénates ? Sa vie ressemble à un courant d’air, une fuite entre deux portes ouvertes. Il songe à ce chalet de Saint-Moritz qu’il a dû vendre, comme tout ce qu’il a possédé. Il aurait aimé le garder, s’ancrer contre les montagnes comme on vient appuyer sa tête malade contre une épaule forte, y venir respirer le souffle des saisons. Le destin a tout emporté.
Furtwängler tord sa baguette à la faire rompre.
— Et puis, tu l’as rencontré.
Et cette image le hante encore et encore. Serrer la main de cet homme qui avait pris le titre de Führer. Parler de Bayreuth avec lui et de l’avenir de la musique allemande. Écouter ses flagorneries. Pourquoi pas ? Il ne serait jamais élu.
— Pauvre imbécile. L’orgueil, ça tue. C’est une certitude.
En pleine apocalypse, il a épousé Elisabeth. Parfois, il la compare à ces fleurs de courage, les coquelicots, dont la beauté parfaite, écarlate comme le sang des hommes, se rit des champs labourés par la guerre. Elle est sa dernière vie.
— Pourrais-tu dire les noms de toutes celles qui ont précédé Elisabeth ? Pourrais-tu dire leurs sourires, leurs éclats de rire, leurs soupirs, leurs désirs et leurs regards qui espéraient ?
— C’est la mauvaise conscience des vieux qui te joue des tours, à présent. Et voilà que tu monologues comme un fou. Les musiciens le sont tous un peu.
Elisabeth est au salon. Calée dans son fauteuil capitonné, elle répond à un journaliste de la radio suisse qui souhaite inviter son mari pour une émission. Furtwängler fait signe de la main qu’il n’est pas intéressé. Elisabeth achève la conversation avec élégance et se lève en faisant une moue de dépit. Il la regarde traverser le salon de sa démarche noble. Elle est belle dans sa robe vert pâle, désirable dans sa fière allure. Les couleurs claires lui vont bien, on la croirait libérée par la lumière qui semble la suivre.
— C’est dommage que tu refuses d’aller jusqu’à Lausanne. On aurait pu aller voir Ansermet. Ça nous aurait fait un peu de changement.
— Nous irons le voir sous peu.
Elle relève une mèche de ses cheveux blonds et disparaît dans le vestibule. Furtwängler se met au piano et cherche quelques notes dans les aigus, plaque un accord. Un accord pour le final de sa symphonie. Elle est en do dièse mineur, comme la sonate « Au Clair de lune » de Beethoven ou la Cinquième Symphonie de Mahler. Une tonalité sombre et mélancolique. Il a peur de mourir avant de l’achever.
Le téléphone sonne à nouveau. Elisabeth décroche.
— C’est pour toi. Thomas Nielsen, le directeur de l’Opéra de Copenhague…
Furtwängler se saisit vivement du combiné, agacé.
— Bonjour, monsieur Nielsen, comment allez-vous ?
— Très bien, Maître. Et vous ?
— Pas mieux. Je dirais même plus mal. Mais peu importe.
Nielsen hésite avant de poursuivre.
— Je vous ai trouvé un remplaçant. Un jeune chef, la trentaine. Je l’ai entendu à plusieurs reprises, à Paris. Éblouissant.
Furtwängler tique. Il n’aurait jamais imaginé que le fait d’être remplacé pût le contrarier autant.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Rodolphe Meister.
— Meister… Comme la cantatrice ?
— Tout à fait.
Furtwängler reste silencieux un instant.
— Vous voulez parler du fils de Christa Meister ?
— Oui.
Nouveau silence. Le chef fouille dans ses souvenirs. Il voit Christa, comment l’oublier. Il devine un petit garçon dans son ombre, un peu dans les rayures du passé. Une saison à Bayreuth, sans doute, il n’est pas très sûr.
— Il aimerait vous rencontrer. Y voyez-vous un inconvénient ?
— Non bien sûr, ce sera avec plaisir. Je suis très heureux de ce choix. Félicitations.
Il est blême quand il raccroche. En 1945, quand il a demandé des nouvelles de Christa, on lui a répondu qu’elle avait été arrêtée et qu’elle n’avait pas survécu aux camps. Il a souvent pensé à elle. Au gaz qui l’a détruite. Il a imaginé son corps en lambeaux, désarticulé et sale. Christa, poussée par un bulldozer, comme dans ses bobines de films des armées. Et cette image revient, souvent.
— Le fils de Christa Meister a été épargné, dit-il d’une voix cassée.
— Comme le sais-tu ?
— C’est lui qui doit me remplacer…
La partition de Tristan et Isolde est ouverte sur le pupitre. Baguette en main, Rodolphe suit l’enregistrement de Furtwängler. Repère les accents que le maître a mis en valeur, les variations de tempos. Ses réflexions s’étalent dans les marges et sous les portées. Les entorses sont nombreuses mais toute la vibration de cet enregistrement se trouve dans ces libertés que le maître s’est données.
— Essaie d’être toi-même, a dit Christa. Furtwängler est un monstre, il va te dévorer si tu n’y prends pas garde.
— Il faut d’abord que j’aille au fond. Je verrai ensuite.
Il n’a pas dormi de la nuit. S’assommant à coups de whisky. Au petit matin, il a trouvé le sommeil, groggy, puis s’est réveillé au milieu de la matinée, d’un énième cauchemar. Il se voyait dans les baraques de Birkenau, en train de diriger l’orchestre du camp des hommes. Mais il n’y parvenait pas et le kapo le dénonçait.
Pourquoi l’avoir choisi lui, Rodolphe Meister ? Pourquoi pas Böhm ou un autre ? Ce ne sont pas les chefs qui manquent !
Furtwängler enregistre beaucoup. Il veut sans doute laisser une trace. Ne pas partir par l’issue de secours.
Dans l’après-midi, Rodolphe apprend par un ami que Yehudi Menuhin est à Paris.
— Va le voir. Il est au Ritz. Quelques journalistes l’interviewent.
— Je ne peux pas arriver comme un cheveu sur la soupe.
— Je lui ai déjà parlé. À 16 heures.
Rodolphe a juste le temps de passer une veste et de s’engouffrer dans le métro.
Sur la place Vendôme, de grosses voitures noires sont garées en file indienne. Des badauds sont massés devant un gardien à casquette qui écarte les bras pour les contenir. Ce n’est certainement pas pour Menuhin, même si sa notoriété est immense.
Le violoniste attend Rodolphe dans le lobby du palace, installé dans un gros fauteuil à capitons de cuir. Il feuillette le journal, un verre d’eau minérale posé devant lui. Ce cadre ne lui convient pas. Ce luxe baroque n’est pas le sien. Il se lève en voyant arriver Rodolphe et lui tend la main avec chaleur. Il a des manières de lord anglais, plutôt rare pour un Américain.
— J’ai connu votre mère. C’était il y a bien longtemps.
Yehudi n’est pourtant pas bien vieux, né en 1916, tout juste neuf ans de plus que Rodolphe. Mais sa gloire est déjà ancienne, on la dirait détachée de son allure maigre. Depuis son enfance, Rodolphe côtoie des légendes vivantes, peu d’entre elles l’ont impressionné. Menuhin est différent. À dix ans, il jouait au Carnegie Hall avec le New York Symphony Orchestra. Fritz Busch était à la baguette. Premier disque en 1928. Chaque note qui naît sous ses doigts est unique, elle transporte immédiatement. Il y a comme une douleur dans le vibrato, un lamento qui pénètre lentement la chair.
— J’ai su pour votre mère…
Rodolphe hésite. Sa mère lui a fait jurer de ne jamais dire qu’elle avait survécu à Birkenau.
— Je vous dois une vérité…
Menuhin fronce les sourcils.
— En fait, Maman est revenue des camps de la mort. Elle a souhaité ne plus apparaître, et quand la rumeur de sa mort a couru, nous n’avons rien fait pour la démentir. Au début, je pensais que c’était à cause des journalistes, des musiciens ou de ses adorateurs qui allaient forcément lui poser tout un tas de questions. Avec le temps, j’ai compris que Birkenau avait sectionné sa vie en deux de manière définitive et qu’elle ne voulait plus appartenir à son passé de gloire. Quand on me questionnait, je restais évasif. L’oubli s’est installé peu à peu, on ne m’a plus parlé de Christa Meister. Tout cela est allé assez vite, en fait. Elle est devenue une voix du passé, une ombre… Elle ne remontera plus sur scène.
— Et… Comment va-t-elle ?
— Comme quelqu’un qui revient de l’enfer.
Le regard de Menuhin exprime une profonde tristesse. Il est une âme chavirée, un cœur à part, capable d’enregistrer le Concerto pour violon en ré majeur de Beethoven afin d’aider Furtwängler, en 1952, alors qu’on l’accuse de collusion avec les nazis et que presque plus personne ne veut travailler avec lui. Menuhin, le Juif de New York, a tendu la main.
— Cette barbarie nous poursuivra encore longtemps, dit-il.
Un silence passe. Un majordome dérange Menuhin.
— On vous demande au téléphone, monsieur.
— Plus tard, plus tard. Merci.
Il se tourne vers Rodolphe.
— Nous avons tout notre temps, à présent. Enfin presque !
Son visage lumineux est extraordinairement changeant. Chacune de ses émotions y transparaît, fugace. Seul son regard ne varie pas, doux et droit.
— Je dois diriger Tristan, à la place de Furtwängler.
— C’est une très bonne nouvelle. Quand commencez-vous ?
— Dans trois mois.
Menuhin parle un français impeccable, précieux, cherchant toujours le mot qui sera le mieux placé.
— Savez-vous pourquoi il a décidé de se retirer de cette production ?
Le violoniste soupire, détourne les yeux. La tristesse l’assombrit.
— La maladie. La dernière fois que l’on s’est parlé au téléphone, il m’a affirmé que ça allait. Mais Elizabeth, sa femme, m’a rappelé pour me dire qu’il était à bout de forces. Je pense qu’il a trop dirigé, ces dernières années. Les années de guerre et le procès qu’on lui a fait ont profondément entamé son moral. Wilhelm n’a jamais cherché à être une vedette. Il s’est imposé naturellement. C’est le chef le plus discret, je dirais même le plus timide, que j’aie jamais rencontré.
Un serveur passe entre les tables. Rodolphe demande un café, Menuhin une deuxième eau gazeuse. Ce soir, il joue Mendelssohn et Bartók au Théâtre des Champs-Élysées. Rodolphe y assistera.
Menuhin n’a plus ce visage de gamin prodige, aux joues pleines, qu’il avait dans les années trente et qui lui donnait un air de garçon satisfait. Les années de guerre l’ont transfiguré. Il a joué pour les soldats américains, un peu partout dans le monde. Il a vu la chair qui souffre, l’angoisse des assauts, la vie incertaine. Le ravissement que la musique procure entre deux batailles. Son violon a vibré dans les cantonnements. À presque quarante ans, sa carrière met le cap sur une autre destinée.
— J’aurais pu rencontrer Wilhelm avant la guerre, dit-il, mais cela n’a pas été possible. Il n’a jamais pu revenir diriger aux États-Unis par la suite et je ne suis pas allé en Allemagne durant toute la période du nazisme. Ç’a été une déchirure. Parce que, moi, j’étais un tout jeune homme, à ce moment-là, en 1933. J’avais besoin d’un maître tel que lui.
— Quand l’avez-vous rencontré ?
— En 1946, à l’époque où il était vraiment regardé comme un pestiféré, sans soutien de poids. Ensemble, on a participé au festival de Lucerne. Un grand moment, il faisait en quelque sorte son retour sur scène. Par la suite, nous avons enregistré le Concerto pour violon de Beethoven. Un moment que je n’oublierai jamais.
» Vous savez, j’avais trente et un ans. C’était la première fois que je me trouvais face à cette légende vivante. Il voulait jouer le concerto de Bartók, j’ai choisi le Beethoven. Il était tellement bienveillant.
Menuhin sourit avec nostalgie.
— Il dirige d’une façon déconcertante. Il faut le suivre. Pour moi, c’était très déstabilisant au début. Il s’en est rendu compte et m’a dit que la musique, c’est comme un cours d’eau. Un fleuve qui coule. Dans les détroits il va plus vite, plus impétueux et même rugissant quand il passe une cascade, plus calme quand il traverse une plaine toute plate. « Furt » ne dirige jamais deux fois de la même façon.
» Sa grande passion demeure la composition. Il a créé sa deuxième symphonie il n’y a pas longtemps. Avec un certain succès. Je crois qu’il est en train de mettre la dernière main à sa troisième symphonie.
Son secret se trouve là, se dit Rodolphe. Il dirige comme un compositeur. La plupart des chefs, comme toi, ne composent pas. Nous ne sommes que des exécutants.
Menuhin non plus n’a jamais composé une seule note de musique.
— Ce qui m’a étonné chez Wilhelm, dit-il, c’est qu’il a toujours été à contre-courant. Un peu à l’envers du monde et de la société des musiciens. Il est rapide quand tout le monde est lent, profond le plus souvent quand le climat est à la frivolité. Je crois que c’est le musicien qui pénètre le plus les œuvres qu’il joue. C’est pour cela qu’il se permet une aussi grande liberté.
— Quelque chose me chiffonne…
— Quoi donc ?
— Il est resté en Allemagne quand tout le monde s’en allait…
Menuhin fait une moue qui trahit son agacement.
— Horowitz, Toscanini et d’autres gloires voulaient lui faire la peau, au moins de manière symbolique. Il faut vraiment tourner cette page. Wilhelm n’a jamais été membre du parti nazi. Il a sauvé beaucoup de musiciens juifs. Si j’avais eu le moindre doute là-dessus, je ne l’aurais pas soutenu une seule seconde.
Discrètement, Menuhin jette un œil vers la pendule du hall.
— Ne le jugez pas, ajoute-t-il. Je sais ce qu’il vous est arrivé et combien c’est difficile. Il faut le regarder différemment. La musique est au-dessus de tout ça…
En quittant le Théâtre des Champs-Élysées, Rodolphe veut marcher, longtemps, dans la banalité des rues où luisent les lumières de Paris. Menuhin a été sublime. Rodolphe a fait un détour par sa loge pour le féliciter.
— Embrassez votre mère pour moi, a dit le violoniste en lui serrant la main avec chaleur.
— Je vais suivre votre conseil et faire le voyage jusqu’en Allemagne, pour voir Furtwängler. Ce ne sera pas facile.
— Je sais, mon ami.
Paris vient d’essuyer une averse. L’air a un goût acide. Les bars tirent les rideaux dans un boucan de ferrailles qui grincent comme des diables, dans leurs recoins de ténèbres. Par les grilles d’aération, parvient le grondement sourd des rames de métro qui rampent sous terre de tout leurs corps écailleux, longs et souples, de serpents métalliques.
Rodolphe est un homme de ressentis, d’émotions, pas un cérébral. Passer après Furtwängler, c’est se faufiler dans son ombre, n’exister que par lui et pour lui. On ne le jugera pas, on le placera sur un plateau de la balance. La mesure est faussée. D’emblée. La gloire est un monstre. Tu vas récolter des coups. Pas des lauriers.
Place de l’Opéra, de grosses flaques se sont formées. Les voitures éclaboussent les trottoirs en faisant un bruit de vagues qui s’échouent sur une grève rectiligne. Il y a deux ans, Rodolphe a dirigé au Palais-Garnier Faust, son premier opéra. Il y est revenu pour Otello. Le grand théâtre ne l’a pas séduit. Ce n’est pas un temple, mais un spectacle de pierres. Trop d’ors, trop de marbres, trop de lustres et de parquets. La musique, c’est plus simple que ça.
À cette époque, un critique a dit de lui qu’il était le jeune prodige que la musique réclamait depuis la fin de la guerre. Rodolphe Meister revisite le romantisme, a clamé un autre, lors d’une émission de radio.
La façade du théâtre est plongée dans l’obscurité. La nuit y a plaqué ses mystères. On devine tout juste les bustes des grands compositeurs dans leurs niches rondes, au-dessus des fenêtres flanquées de colonnes. La musique sera toujours une énigme.
Le visage de Christa s’est fermé, le regard étrangement fixe et froid. Depuis qu’elle est revenue de Birkenau, elle ne parle presque plus. Une étrangère. Parfois, elle fixe Rodolphe durement, comme si elle lui reprochait sa naissance, d’avoir été un fardeau pour la femme qu’elle fut, d’apparences, d’ombres, de lumières et de masques, qui ne vivait vraiment qu’en scène, donnant sa voix à des héroïnes dont elle ne se débarrassait jamais des habits.
Christa ne quitte que rarement son fauteuil durant la journée, on pourrait la croire morte ou figée dans une cire blême. Rien ne bouge en elle, pas même un battement de cils. La mort rôde, désormais, prête à mordre. Et Rodolphe veut savoir avant qu’elle ne s’en aille. Il la questionne, elle reste murée dans son orgueil.
— Il y a des jours où je te déteste, enrage Rodolphe. Toi et tes secrets de diva. Pourquoi ne me dis-tu pas qui est mon père ? Je ne sais même pas s’il est toujours en vie.
Rodolphe tente de rafistoler sa vie. Être, c’est avoir un passé, des pans de mémoire, un quai où revenir s’amarrer. Il ne dort plus très bien. Il perd pied, cherche son talent. Ne le trouve plus. Le destin lui sourit, sans le rendre vraiment heureux. Il s’en prend à sa mère.
— Tu m’avais promis que, à ma majorité, tu me dirais le nom de mon père. Je suis majeur depuis des années. Pourquoi ne pas me le dire, à présent ?
Le regard de Christa se radoucit, elle pose ses mains diaphanes sur ses genoux. Les veines palpitent à ses tempes, bleues sous la peau de parchemin. Elle donne l’impression de vouloir parler mais sa bouche se déforme comme pour retenir un cri. Tout est noué en elle.
— C’est aussi peu avouable que ça ? ricane amèrement Rodolphe. Je suis fils d’un salaud, c’est ça ? De Hitler lui-même ?
Christa tourne la tête vers la fenêtre. Que regarde-t-elle, en fixant ses yeux sur la rue qui s’agite.
— Si tu savais combien c’est dur d’être le fils de personne ! Combien de fois m’a-t-on demandé pourquoi je porte le même nom que ma mère ? Pendant les récréations, dans cette maudite école de Wilhelmstrasse, les petits copains se moquaient de moi. J’étais l’enfant naturel, le bâtard. Celui qu’une salope a eu en couchant avec le premier venu.
Rodolphe ne peut retenir ses larmes. Il pleure davantage de rage que d’avoir essayé de blesser sa mère.
— Je t’en supplie, Maman. Tu avais promis… À la majorité. Pourquoi ne parles-tu pas ?
Rodolphe saisit la petite tête sculptée qu’il a posée sur le piano.
— Qui es-tu ? questionne-t-il en portant le buste à hauteur de ses yeux. Un grand monsieur ? Un type bien ? Ou un misérable salopard qui ne mérite même pas de connaître sa progéniture ? Nous en avons une collection, de ceux-là, dans notre pays.
Il repose la tête d’un geste affectueux, à côté du métronome en forme de pyramide.
— Non, tu es celui que j’ai inventé et tu es le meilleur des pères. Au fond, ce n’est peut-être pas plus mal que je ne sache pas.
Christa quitte son fauteuil et marche, voûtée, jusqu’à la fenêtre, écarte le rideau et observe la rue de Vaugirard qui gronde, quatre étages plus bas.
— La vie a tellement passé vite, dit-elle d’une voix sèche. Quel âge as-tu aujourd’hui ?
Ses yeux fatigués s’agitent et fouillent la rue, à la recherche d’un détail invisible. Sa silhouette sombre et décharnée se découpe dans le rectangle de lumière grise.
— Je me souviens du jour où on s’est installés ici, murmure-t-elle. Peu de temps après ta naissance… Je ne voulais pas aller vivre dans ces villas loin de tout, être la voisine d’artistes et de millionnaires. Je voulais être au cœur de mon Berlin, près des rues où j’ai grandi. Je suis une fille du peuple, moi. Mais bon, on ne peut tout de même pas habiter Alexanderplatz.
— Nous sommes à Paris, Maman. Depuis presque vingt ans.
Elle se rassoit. Rodolphe n’ose pas l’approcher. La conscience de Christa vacille.
— C’est étrange comme je me suis sentie tirée vers l’avant sans savoir où j’allais. Nous sommes bien, ici, on va y rester. Le Staatsoper est à deux pas. Parfois j’y vais à pied, tu sais. Cela me détend avant les répétitions. En ce moment, on donne Otello de Verdi. J’aime la musique italienne. J’ai joué Desdémone au théâtre de la Scala, bien avant que tu naisses.
— Je sais tout cela, Maman, mais aujourd’hui nous vivons à Paris.
Elle se retourne, le visage chiffonné, les yeux rouges.
— Paris est une vieille salope. Je n’ai jamais aimé cette ville. Tout y est faux et les orchestres sont médiocres. Rien à en tirer.
— Tu es venue chanter à Paris ?
— Bien sûr, dans leur théâtre. Le Palais-Garnier, comme ils l’appellent. Un palais, tu te rends compte ! Tout est surfait dans cette ville. Je préfère de loin la noblesse sobre de nos salles ou le merveilleux italien. Paris, je ne pourrais pas y vivre trois jours.
Elle s’avance, tâtonne autour d’elle, comme une aveugle. Elle trouve le siège du fauteuil, en suit les courbes sculptées et s’assoit. Rodolphe retient ses larmes, sa gorge est nouée.
— Où sommes-nous ? murmure-t-elle. C’est étrange, cette lumière et ce bruit dans la rue. Berlin a changé avec toutes ses années.
Ce soir-là, Christa s’endort de bonne heure. Rodolphe reste de longues heures devant son piano, hébété.
Le lendemain, elle se lève comme si rien ne s’était passé. Rodolphe est allé consulter un ami psychiatre.
— Ce sont des sortes de crises d’amnésie, dit le médecin. Des moments où le réel se mêle à un monde fantasmé. Le choc de Birkenau, je pense. On mesure mal les ravages que cela a pu produire sur la santé mentale des survivants.
— Quel sera son avenir ?
— Je ne peux guère me prononcer. C’est en principe irréversible et ne va pas en s’améliorant. Les crises garderont la même intensité mais vont se rapprocher dans le temps.
En rentrant chez eux, Rodolphe entend une fois encore des arpèges au piano et des vocalises. Il reste un long moment à écouter dans la pénombre, l’oreille collée à la porte. La voix de Christa paraît intacte, avec ce timbre si puissant qu’elle avait dans le registre grave. Les aigus sont magnifiques, clairs. Elle monte jusqu’au contre-ut sans aucune difficulté, plusieurs fois, puis s’interrompt un instant. Rodolphe est sur le point de glisser la clef dans la serrure lorsqu’il entend le premier accord du Liebestod, le chant d’amour et de mort d’Isolde. Christa a conservé toute la justesse qui ne l’a jamais trahie.
Comme il sourit légèrement ;
Comme ses yeux charmants s’ouvrent !
Le voyez-vous, mes amis ?
Comment ne le verriez-vous pas ?
Comme il brille, toujours plus clair,
Comme il s’élève, dans la lumière des étoiles !
En allant chercher le courrier, Elizabeth a surpris une conversation entre les jardiniers.
— Le maestro parle seul, en faisant de grands gestes, disait le plus vieux des jardiniers, celui qui vient d’Italie. Et puis il s’est assis sur le banc de bois dont la peinture verte s’écaille. Il toussait comme un vieux mineur. On aurait dit qu’il allait cracher de la calamine.
L’Italien a eu de la peine parce qu’il sait que l’homme qu’il croise, un peu fou et qui parle bien l’italien, est l’un des plus grands maestros de sa génération. Il a dirigé au Teatro alla Scala de Milan, sa ville natale, comme Arturo Toscanini, le dieu vivant.
Elisabeth passe en revue la vingtaine de lettres qui viennent d’arriver. Un pli venu de France accroche son regard. Elle a envie d’ouvrir l’enveloppe mais elle se retient, comme si un grand secret se tenait à l’intérieur.
Furwängler est au piano, voûté. On dirait qu’il a du mal à entendre les notes et qu’il se penche pour mieux écouter ce qui sort de la mécanique. Les accords mineurs qu’il travaille emplissent le salon d’une ambiance funèbre. Elisabeth pose la lettre sur le guéridon, à côté du fauteuil où il viendra invariablement s’asseoir.
— Je sors faire quelques courses. Je serai là pour midi, lance-t-elle en attrapant son manteau.
Le maestro n’a rien entendu. Il bute sur les notes qu’il destine aux violons. Cela fait plusieurs jours, déjà. Il enrage presque. Il rature une fois encore, reprend la mélodie au piano.
— On dirait du Hindemith !
De colère, il balance la partition en travers du salon. La large feuille plane un instant avant de se poser gracieusement sur le canapé. Cette journée n’est pas comme les autres. Il fait plus froid, un vent violent déplume les grands arbres du parc, laissant des squelettes aux troncs de géants au milieu du vert profond des sapins.
Furtwängler observe la lettre. L’écriture est celle d’une femme, une personne de son âge, les majuscules font de belles envolées. On n’écrit plus comme ça de nos jours, se dit le musicien. Ce doit être une artiste.
Il ouvre l’enveloppe, hésite, les mains tremblantes. Une feuille est pliée en deux.
Wilhelm,
Comme beaucoup, tu dois penser que je suis morte à Birkenau. En un sens, c’est un peu vrai. Le meilleur de moi-même est resté dans les camps et je ne suis plus qu’une survivante qui se demande souvent pourquoi elle continue à s’attarder dans cette vie. Mais ce n’est pas de cela dont je suis venue de parler.
Dans quelques jours ou quelques semaines, tu recevras la visite de notre fils. Il s’appelle Rodolphe et s’apprête à diriger, à ta place, Tristan, à l’Opéra de Copenhague. Il ne sait rien de notre relation. Il ignore que tu es son père. Toi-même, tu ne le savais pas jusqu’à cet instant. Je n’ai jamais voulu qu’il l’apprenne, par orgueil, par égoïsme. Sans doute parce que je n’ai été pour toi qu’un nom sur une longue liste de conquêtes. Sans doute parce que j’ai été une idiote de plus. Ou je ne sais quoi. Mais, plus sûrement, parce que nous nous sommes aimés en un temps de folie. Autant l’avouer, les hommes défilaient dans mon lit, parfois plusieurs en une même semaine. J’ai attendu que Rodolphe grandisse pour voir à qui il pouvait ressembler. Tu comprendras en le voyant, il est un peu ton sosie, quand tu étais jeune.
Je ne te ferai pas un long discours, encore moins de griefs. Je t’envoie quelques images pour que tu n’oublies pas. Ces photos te raconteront ma vie.
Accueille Rodolphe comme un maître doit accueillir un apprenti. Il le mérite. Il a hérité de nous, et surtout de toi, des dons exceptionnels pour la musique. Il sera un grand chef. Ton digne successeur.
Christa
Sur la première photo, Christa pose en soprano plantureuse, joli minois, lèvres finement dessinées en un cœur gourmand. Elle ne sourit pas, l’air décidé et sombre, un casque ailé en forme d’obus sur la tête et ses longs cheveux clairs qui flottent sur ses épaules guerrières. Elle chante Brunehilde. Bayreuth, 1932. Le temps de la gloire.
Furtwängler est ému. Il sourit presque en approchant le cliché de ses yeux. C’était le temps du bonheur. La vie était douce. Le bonheur, c’est toujours du malheur qui patiente. Il dirigeait Christa. Quelques mois plus tôt, on l’avait nommé directeur musical du festival. Christa avait été exceptionnelle. Elle était venue avec un petit garçon. Il l’avait installé au pupitre et il avait regardé la partition.
— Vous n’êtes pas à la bonne page.
Furtwängler s’essuie les yeux.
Sur le deuxième cliché, Christa et Rodolphe posent devant un piano. Le chef est stupéfait. Le fils de Christa ressemble au jeune garçon solitaire qu’il était, dans la maison de Tanneck, en Bavière.
Au dos du tirage, Christa a écrit :
Paris, en 1939. Nous habitions un bel immeuble, quartier du Montparnasse, au quatrième étage. Le soleil y entrait à flots. Rodolphe avait quatorze ans et un drôle d’air mélancolique, le même que toi. Tous les biens de notre famille sont restés à Berlin, saisis par l’administration allemande, mais j’avais un peu d’argent. Je chantais beaucoup en France. Je venais de décrocher des contrats au Metropolitan de New York et à Londres. La guerre est arrivée et tout s’est effondré.
La troisième image est confuse. Juste un avant-bras, une peau distendue, un muscle fatigué qui commence à pendre et le beau bracelet d’émeraudes dont Furtwängler a conservé un souvenir très précis. Ce bijou lui avait laissé une griffure sur l’épaule, une nuit qu’ils faisaient l’amour dans un hôtel de Leipzig. Il avait crié, sur le coup. Christa avait éclaté de rire.
— Pourquoi gardes-tu ce satané bracelet ?
— Je n’aime pas être complètement nue.
Pourquoi cette photo ? Furtwängler la détaille, sa vue a faibli. Au-dessus du bijou, il y a comme un tatouage, un dessin à la va-vite. Des numéros à l’encre grise, presque effacés. 74567. Au dos du cliché, Christa a écrit, d’une cursive nerveuse, pareille aux dédicaces qu’elle signait par dizaines après les représentations :
Birkenau. 23 juin 1943.
Le jour où on l’a tatouée.
Sur le pont qui enjambe le Rhin, le train avance lentement, incertain sur ses essieux. On vient de quitter Strasbourg, dans quelques minutes, Rodolphe sera dans son pays natal. Comment l’aimer ? Après l’exclusion. La relégation. Il ne sait plus. Ce n’est pas de la haine qu’il ressent, plutôt de la colère, sourde et tenace. Et muette, depuis ses treize ans.
Un vent de mort souffle encore sur cette terre grasse. La guerre a jeté une ombre tenace par-dessus les villes et les hommes.
— Je n’aime plus l’Allemagne, répète souvent Christa. Je n’ai plus de patrie.
Elle se ment mais tôt ou tard on finit par croire ses mensonges. Et voilà que son fils s’apprête à y retourner, dans cette ancienne patrie, seul, des souvenirs mauvais plein la tête. Et des questions, pareilles à des torpilles.
Le fleuve scintille au soleil, des péniches lourdes remontent le courant en turbinant l’eau grise. Des pans de murs de Kehl, sur l’autre rive, ont croulé sur le rivage, une église est effondrée. D’énormes bras mécaniques armés de pelles aux dents féroces chargent sur des barges les décombres de la guerre.
Le pays tout entier reconstruit et achève de bousiller ce qui ne se relèvera jamais. L’immense chantier détruit, efface, empile, refait à neuf. C’est comme ça depuis la fin de la guerre. On se déterre avec un orgueil rentré, la main sur un cœur douloureux, un faux acte de contrition.
Passé le Rhin, des bidasses français jettent le sac sur l’épaule et fixent le ballast crasseux qui défile. Ils vont descendre à Kehl. Cette portion d’Allemagne est en territoire français depuis la fin de la guerre. Les contrôles des autorités y sont tatillons, l’armée française est partout. Les flics aussi. Des types malins qui regardent chacun avec l’œil du soupçon.
— Papiers, s’il vous plaît.
Rodolphe présente son passeport. Le regard du policier l’angoisse. Il en a toujours été ainsi, avec la police, en Allemagne et du temps de Vichy. Cette façon froide qu’ont les flics de poser les yeux sur son visage lui fait croire qu’il a forcément quelque chose à se reprocher. Une culpabilité lancinante que rien n’efface.
— Tout est en règle, merci, monsieur.
Après Kehl, la voie traverse des champs plats. Des chemins quadrillent le paysage. De gros tracteurs retournent la terre, poursuivis par des corneilles qui cherchent leur vie dans les sillons. Au loin, les bois qui coiffent les collines font des touches rouges et jaunes sur le décor. Le pays se déplume déjà, las de l’été.
Le train ralentit. La locomotive siffle une dernière fois. Prochain arrêt : Baden-Baden, un nom qui ne fera jamais rêver qui que ce soit. Une ville morne et retapée. La France y a foutu toute une garnison et des camions et des tanks. Le seuil d’un monde éreinté pour celui qui débarque.
Dans l’unique gare de voyageurs, des hommes en uniformes français se croisent et se décroisent, comme les triolets lents et lourds d’une marche. Un type à calot, fringant, tue le temps, le visage las, une mauvaise valise en carton entre les jambes. La guerre s’est arrêtée ici depuis presque dix ans.
La porte du wagon s’ouvre sur le marchepied. Rodolphe hésite. Un quai, des bruits métalliques et des sifflets, des éclats de voix dans sa langue maternelle, pareils à ceux de 1938. Il descend et observe un instant le monde banal qui l’entoure, cherchant ses marques, ses repères enfouis. Plus rien de ce qu’il a été ne se devine dans ce hall froid.
Un taxi doit l’emmener à Ebersteinburg, une petite ville toute proche, presque une banlieue, mignonne, un peu chic, nichée entre des monts modestes. C’est là que Furtwängler se repose. Dans la vallée des rivières Murg et Oos, précise le Michelin des années d’avant-guerre que Christa a confié à son fils. Il parle aussi d’un château sur un promontoire qui domine le paysage et d’une ruine médiévale qui s’érode admirablement sur un piton rocheux. Les seules choses à visiter à part quelques établissements de bain. Ça vaut le détour, précise le guide. Peu importe, Rodolphe n’ira pas.
Le taxi le dépose devant un hôtel aux allures de chalet. Les volets verts n’ont pas été repeints depuis longtemps. Le confort est correct.
Au téléphone, Rodolphe a dit au médecin qui s’occupe de Furtwängler qu’il est le jeune chef d’orchestre qui doit remplacer le maître.
— Je demande au docteur Furtwängler et je vous rappelle tout de suite.
Cinq minutes plus tard, le téléphone a sonné :
— Vous vous appelez bien Rodolphe Meister.
— C’est exact.
— Vous êtes le fils de Christa Meister, la cantatrice.
— Oui.
— Venez mardi, vers 10 heures. Vous pourrez le voir. Mais pas longtemps, il est très fatigué.
Rodolphe s’installe à la petite table de sa chambre et pose son fétiche devant lui. Il ouvre le grand cahier de ses notes, tout ce qu’il a pu ramasser sur le chef. Depuis la fin de la guerre, il a enregistré plus de deux cent vingt fois, deux fois plus que dans les années trente et quarante. Une véritable boulimie. Ça ressemble à une fuite en avant, un acte de survie.
Avant de quitter Paris, Rodolphe a joué au piano des parties entières des compositions de Furtwängler. Il a eu un mal fou à se procurer les partitions. Un ami d’un ami en avait des copies. Ce n’est pas de la musique de kappelmeister comme des dizaines de chefs frustrés ont pu en pondre, mais une œuvre véritable, empreinte de romantisme, hésitant entre modernisme et classicisme, entre Bruckner, Paul Hindemith et Beethoven. Comme entre deux mondes.
La nuit avance, Rodolphe étouffe, réfugié là-haut dans sa chambre où le souffle de l’automne vient jouer au volet. Tout lui paraît faux dans ces décors cosy de cette ville d’eaux avec ses vieux établissements de soins, ses églises aux clochers en forme de sorbets d’où s’élèvent des prières qui se perdent dans le grand nulle part. Tout semble propre même dans les boutiques des âmes et les corridors de la mémoire. Ce n’est pas l’Allemagne qu’il a laissée seize ans plus tôt, pas celle où chacun était un loup pour l’autre. Celle des visages des commissaires politiques, barbouillés de haine, des filles aux hanches tristes, celle des silences et des chuts. Il ne fallait pas s’épancher, dans ce pays qu’il a fui.
Il ouvre la fenêtre. Sous la peau de la nuit, les carapaces des toits de tuiles luisent faiblement. C’est en dessous que se terrent les secrets, les remords et les mauvaises consciences.
Dans le Die Welt du jour, le procès d’un ancien nazi fait la une. Rodolphe saute sur autre chose. Il parcourt quelques articles futiles, la nécrologie. Que cherche-t-il ? Lui-même, et il commence à s’en rendre compte. Il en tremble presque. Le visage d’Eva le hante, jamais effacé.
— Une salope de nazie ! a jeté un jour sa mère.
Et ça lui a fait mal. Comme une baffe qu’on reçoit sans pouvoir répondre, qui cingle le visage et ne s’efface jamais. Et qui fait saigner le cœur. Il n’arrive pas à lui en vouloir, à cette femme aux seins beaux comme le bonheur, au parfum des jours heureux. Il a couché avec d’autres, le temps d’un passage. Elles s’y entendent pour les choses du sexe, leur véritable science. Elles doivent coucher souvent, certaines, ouvrir leurs jambes à ceux qui leur plaisent. De vraies gloutonnes qui dévorent ce que la vie leur donne. Leurs désirs lui ont plu. Baiser jusqu’à en pleurer. À foutre tout dehors, les années d’angoisse, les hurlements dans la nuit, les bombes incendiaires qui dégringolent du ciel et crament les innocents. Dieu sait par où certaines sont passées.
Les yeux de Rodolphe fouillent l’obscurité. Il se sent prisonnier de cette noirceur qui dissimule toute vérité. Prisonnier d’un pays qui se ment à présent. On juge un SS, mais c’est tout ce monde qui pionce désormais, qu’il faut traîner au tribunal.
Prisonnier. Pas moyen d’aller à Berlin, de marcher dans Friedrichstrasse, de tourner sur Unter den Linden jusqu’au parc de Tiergarten, passé la porte de Brandebourg. Tout est communiste aujourd’hui, ou en secteur militaire américain. Il ne doit plus y avoir de cygnes qui se pâment sur les eaux vertes des petits lacs. Ni même de parc. Il ne doit plus y avoir de pauvres non plus. Des loques de gosses aux yeux torves qui agitaient leurs mains crasseuses pour quelques sous. L’ogre les a tous bouffés, ceux-là. Ce sont toujours les miteux qui trinquent le plus, dans les guerres.
Eva courait se cacher tandis qu’il comptait, le front contre un tronc d’arbre. Jusqu’à dix. Il trichait et la voyait s’accroupir derrière un buisson ou sous des fougères. Un jour, il a même vu son entrejambe tandis qu’elle s’accroupissait, et ce fut le grand tintamarre dans sa tête et dans sa poitrine. Elle avait de belles jambes, longues et pleines. Quand sa jupe se soulevait avec le vent ou quand elle tournait sur elle-même, une musique la suivait et l’enveloppait. Des violons en un long legato, clair et pur.
Un jour, il retrouvera Eva. Qu’elle soit morte ou vivante. Qu’elle fût nazie ou pas. Le pardon, c’est pour ceux qui n’adorent pas, qui n’arrivent pas à haïr. Il lui criera sa colère, à Eva. Et son amour. Tout à la fois. L’orchestre qui frémit en des notes toutes noires, à l’intérieur, dans le ventre et dans le cœur, comme une lugubre ouverture, éclatera de mille cuivres. Il la possédera, Eva, comme ceux qui s’aiment trop. Elle est sa moitié maudite.
Il fourre machinalement une main dans une poche de son pantalon, cherche les petits cailloux. Hansel et Gretel. Ne jamais perdre sa route. Ne jamais être l’abandonné.
La clinique du docteur von Löwenstein se trouve à l’écart d’Ebersteinburg, à flanc de colline. Le taxi laisse Rodolphe devant un grand portail de fer forgé. C’est un jour de novembre, un mardi banal. Le ciel est chargé de nuages. Il ne devrait pas tarder à pleuvoir.
Une longue allée s’ouvre au-delà du seuil et monte en direction d’une grande bâtisse au toit de tuiles rouges, les murs sont blancs et vert pastel. Deux grands marronniers ont déjà roussi. La verdure transmute en or, rouge et ocre, tout doucement, tel un sommeil qui vient lentement.
Comme autrefois, le long d’Unter den Linden.
Sur la droite, deux lignes de terre boueuses de part et d’autre d’une langue d’herbes hautes s’échappent vers la forêt, se perdant sous les feuilles et les ronces. Rodolphe s’arrête quelques secondes et inspire l’air humide, ce parfum d’Allemagne, un peu froid dans le matin, qu’il n’a pas retrouvé ailleurs. On dirait qu’il ne s’est jamais rien passé ici, dans ce coin de montagnes modestes, tellement loin du mugissement de la guerre.
Rodolphe tient dans ses mains la volumineuse partition de Tristan et les deux symphonies de Furtwängler. Il a aussi emporté le Te Deum que Furtwängler a composé dans sa jeunesse. Le chemin est long jusqu’au maître, se dit-il. La distance qui le sépare de lui semble se distendre, s’allonger à l’infini. Il essaie de rassembler toutes les questions qu’il a prévu de poser au maestro, mais tout lui échappe, à présent. Ce n’est pas le trac, plutôt la monstrueuse épreuve du retour sur soi. Il doit se réinventer, tout à coup.
Quand il gravit les trois marches qui conduisent à la réception, une femme vient à sa rencontre. Elle l’observe quelques secondes puis s’avance, une sorte de méfiance dans les yeux.
— Vous êtes Rodolphe Meister, c’est bien ça ?
Elle a une étrange façon de le fixer, à la façon dont on décrypte une énigme. Son regard vif et direct le toise puis revient au visage.
— Mon Dieu, je n’aurais jamais cru…
Rodolphe ne sait quoi dire. Il tend la main comme on le fait en France, pour se rassurer. Elle la serre mollement.
— Je suis Elisabeth Furtwängler, la femme de Wilhelm. Il vous attend.
Elle jette un œil vers l’intérieur de la clinique, une ride d’inquiétude barre son front.
— Vous arrivez bien tard, vous savez. Sa santé décline de jour en jour. Je devrais presque dire d’heure en heure.
Elle détourne les yeux.
— Il est à la chambre 8.
— Je vous remercie.
Rodolphe n’a pas le temps d’ajouter un seul mot. Elisabeth a déjà descendu les marches. Un taxi l’attend.
Tout est clair et désuet dans le long couloir qui conduit à la chambre du maître, vieillot, comme dans les stations thermales du début du siècle. Quelques portraits de pensionnaires célèbres, des gloires oubliées, sont suspendus aux murs. Chaque pas siffle sur les faïences vernies. Une infirmière sort de la chambre 8 et referme la porte derrière elle.
— Il vient de s’éveiller après une longue sieste. Ménagez-le, il est encore très fragile.
Rodolphe toque à la porte. Quelques secondes passent puis une voix grave et enrouée, faible, l’invite.
— Entrez.
Wilhelm Furtwängler est assis devant la fenêtre, tourné vers le parc. Immobile.
— Bonjour, Maître.
Il se lève péniblement, s’appuie d’une main sur le dos d’une chaise. Il est grand, plus grand encore que dans la mémoire de Rodolphe. Il se tourne, le regard brouillé, fuyant.
— Bonjour, articule-t-il dans un français rude. Avez-vous fait bon voyage ?
Il évite le regard de Rodolphe, désigne une chaise à côté de son lit et s’assoit à nouveau.
— Vous parlez allemand, monsieur Meister ?
— Oui, c’est ma langue maternelle. J’ai quitté l’Allemagne à l’âge de treize ans.
Furtwängler ferme les yeux un moment. Ses paupières vibrent, il joint ses mains comme pour maîtriser ses émotions.
— Vous souvenez-vous d’un petit garçon, à Bayreuth, bien avant la guerre ? demande Rodolphe. Un petit garçon qui était venu vous parler après une répétition ?
Furtwängler hoche la tête, son visage se détend. Pour la première fois, son regard croise celui de Rodolphe, avec une gêne qui déstabilise le jeune chef. Il exprime, dans le bleu de ses yeux, une sorte de tristesse indéfinissable.
— Ce petit garçon, c’était vous. Je me souviens très bien. Vous saviez déjà lire la musique et je vous avais dit qu’il faut la connaître par cœur. Par cœur ! C’est primordial. Quand vous savez par cœur, la musique est en vous. Vous êtes la musique, et vous la transmettez à ceux que vous dirigez et qui doivent suivre leurs partitions. Vous pouvez les regarder chacun dans les yeux.
— J’ai retenu cette leçon.
— Connaissez-vous Tristan par cœur ?
— Oui.
Furtwängler soupire, il n’a rien perdu de son autorité naturelle. Ses cheveux en bataille autour de son crâne chauve lui donnent un air de savant fou. Il esquisse un sourire. Rodolphe remarque une vieille cicatrice à sa joue droite, juste au coin de la bouche.
— Je suis heureux de savoir que c’est vous qui allez me remplacer pour Tristan. C’est un opéra difficile !
Rodolphe défait son manteau. Il a acheté une boîte de chocolats. Christa l’a accompagné et lui a indiqué lesquels choisir.
— Tenez, Maître, un petit souvenir de Paris.
— Oh, merci.
Furtwängler dévisage Rodolphe comme il prend le ballotin noué d’un fil doré.
— Qui vous a dit que j’aimais autant les pralinés ?
— Ma mère, Maître.
— Il ne faut pas m’appeler Maître. Vous n’êtes plus un apprenti mais un chef confirmé. Nous sommes confrères, vous et moi.
Il pose les chocolats sur le petit secrétaire qui fait face à son lit. Une partition est posée sur une chaise.
— Je mets la dernière main à ma troisième symphonie. J’espère que Dieu m’accordera encore quelque temps pour finir ce qui doit l’être.
Rodolphe observe un instant les lignes de la partition. L’écriture est nerveuse, les barres des mesures et des notes penchent vers la gauche. Les remarques tracées en marge sont illisibles pour un œil étranger.
— J’ai apporté, dit-il, la partition de votre Te Deum et de votre deuxième symphonie. Je trouve ses deux pièces magnifiques. Je voudrais les faire jouer. Qu’en dites-vous ?
— Je suis très flatté, répond Furtwängler sans enthousiasme. J’ai pu créer ma deuxième symphonie, il y a quelques mois. J’étais à la baguette. J’aimerais la voir vivre dans d’autres pays. Si je peux, je viendrai vous entendre.
— Mais vous viendrez !
Furtwängler secoue la tête, résigné.
— Monsieur Nielsen m’a dit qu’il vous a vu dans la Neuvième.
— Oui. À Paris, il y a deux ans. C’est une des symphonies que je dirige le plus souvent.
— Un monument… J’y découvre encore pas mal de choses.
Furtwängler a du mal à respirer. Il est d’une maigreur extrême, des os et plus rien dans ses vêtements. Quand il agite les bras, on dirait qu’il va se déglinguer. L’anxiété et ce qui ressemble à de la joie se confondent dans son regard.
— La Neuvième, je l’ai donnée dans toutes les situations possibles. Jamais deux fois de la même façon. Cette symphonie me possède complètement.
Il fixe quelques secondes Rodolphe puis détourne les yeux comme s’il cherchait quelque chose dans le vide de la chambre, une idée fugitive.
— J’ai dirigé la Neuvième pour l’anniversaire de Hitler. Sans doute le plus mauvais souvenir de ma carrière. Aujourd’hui encore, j’en ai honte.
Wilhelm pose ses mains longues et fines sur les accoudoirs de son fauteuil. Il cherche sa respiration avant de poursuivre.
— Je ne voudrais pas que vous me jugiez. Je sais que pour vous c’est difficile. Peut-être même impossible.
Sa voix semble plus grave, presque lointaine, quelque chose s’y est brisé. Que cherche-t-il ? se demande Rodolphe. Se justifier une fois encore avant de passer sur l’autre rive ?
— Beethoven a toujours tenu la musique pour quelque chose qui s’entend et non qui se pense. L’entendre, c’est être physiquement avec elle, dans les tripes. Pourquoi Beethoven est-il si mal interprété ? Parce qu’il incarne, par son tempérament, des états extrêmes. L’exécutant doit donc lui aussi se trouver dans un état extrême. Nombreux sont ceux qui ne le peuvent pas. D’autres ne le veulent pas. Ils ne se rendent pas compte de la profonde harmonie et de la loi générale qui portent ces états extrêmes ! Seul l’artiste capable d’unir en lui ce sentiment de la loi générale et cet état peut songer à exécuter une œuvre de Beethoven dans son esprit véritable. Nous y sommes parvenus pour l’anniversaire de Hitler, notamment au choral, tout en contrastes violents. Nous étions unis, et Beethoven avec nous, parce qu’il a mis toute son humanité dans les notes qu’il a tracées sur les partitions. Et puis, quand est venu le choral, une force inouïe nous a soulevés.
Il se met à chanter :
Tous les hommes deviennent frères
Où ton aile nous conduit.
Si le sort comblant ton âme,
D’un ami t’a fait l’ami,
Si tu as conquis l’amour d’une noble femme,
Mêle ton exultation à la nôtre !
— Beethoven n’est pas un exalté, il ne s’égare pas, il ne se délecte pas de lui-même. Surtout, il ne terrorise pas. Les traîneurs de sabre qui nous écoutaient ne comprenaient pas tout cela. Devant sa musique, tout procédé de terreur est de ce fait, par lui-même, sans objet. N’oubliez pas les paroles de Schiller :
Frères, au-dessus de la voûte des étoiles doit siéger un père aimant.
Un rayon de soleil perce l’ombre de la chambre d’une diagonale poussiéreuse. Rodolphe cherche dans la chambre quelque image qui pourrait provenir de ce passé. Rien. Aucune photo, aucun objet. Tout est froid et lisse.
— Le message que Beethoven, dans ses œuvres et particulièrement la Neuvième symphonie, adresse à l’humanité, ce message de générosité, de confiance, d’unité devant Dieu, me semble n’avoir jamais été plus nécessaire que durant le national-socialisme.
Rodolphe murmure à son tour :
Vous prosternez-vous, millions d’êtres ?
Pressens-tu ce créateur, Monde ?
Cherche-le au-dessus de la tente céleste,
Au-delà des étoiles il demeure nécessairement.
— Voilà, oui, Rodolphe. Vous savez, la musique, ce n’est pas forcément l’école de l’humilité, ce n’est pas vrai. Chaque chef a le sentiment d’être unique, au-dessus de la masse. Ce soir-là, l’orchestre et moi nous n’étions pas humbles et nous ne devions pas l’être. On nous avait obligés d’être là pour fêter l’ignoble. Nous avions du mépris pour ceux qui nous écoutaient, ces nazis triés sur le volet. Et nous leur avons jeté à la face tout ce que la beauté nous a donné comme arme et comme fierté.
Rodolphe ne quitte pas des yeux le vieux chef, guette chacune de ses expressions. Il l’a appelé par son prénom, cette familiarité le touche. Mais ses sentiments se contrarient, la colère se mêle à l’admiration. Cette colère, c’est le visage aux yeux caves de Christa revenue de Birkenau. Un visage qui avait cessé d’être la face d’une mère, où la bonté n’avait plus sa place, ni la pitié, ni l’amour.
— L’art n’a rien à voir avec la politique, ajoute Furtwängler. Rien à voir avec la guerre. Je me sentais responsable de la musique allemande et il était de mon devoir d’aider à surmonter cette crise autant que je le pouvais. Je ne regrette pas d’être demeuré parmi les Allemands qui devaient vivre sous la terreur de Himmler. Étant resté en Allemagne comme un artiste apolitique, au-dessus de la politique, je me suis, par là même, opposé au régime qui avait rabaissé l’art à n’être qu’un instrument de la politique. J’espère que vous me comprenez ?
Il a un regard qui cherche la compassion, Rodolphe l’ignore. Des boîtes de médicaments sont alignées sur le coin d’une table en inox. À la tête du lit sont disposées des bouteilles d’oxygène sur lesquelles pendouille un masque de caoutchouc. L’image d’une vie qui s’épuise.
— Je vous comprends, dit Rodolphe. Avez-vous su pour ma mère ?
Furtwängler penche la tête sur le côté comme pour esquiver.
— Je l’ai appris, il y a quelques jours seulement. J’ai vécu dans la douleur de sa mort. Quand j’ai voulu savoir ce qu’elle était devenue, on m’a dit qu’elle…
Il souffle comme pour chasser une émotion qui l’envahit.
— On m’a dit qu’elle avait certainement été gazée. C’était terrible de se souvenir de cette femme si libre, si belle et si talentueuse, et de se dire qu’elle…
Une quinte de toux le coupe.
— On ne savait pas. Personne ne savait. Tous ces camps, ces massacres… Qui pouvait penser une chose pareille…
Son monde n’est fait que d’idées et de sentiments, de passions et d’ivresses, se dit Rodolphe. La réalité ne l’a pas touché, pas tant qu’elle ne heurtait pas sa conviction qu’un artiste ne doit jamais être persécuté. Pour être à son niveau et y durer, il avait des relations très haut placées. De sa tour d’ivoire, du bunker qu’étaient devenues sa maison et la Philharmonie, voyait-il ce qui ravageait le monde ? Il semblait à l’abri de la pestilence, comme enfermé dans une naïveté. Voulait-il savoir ?
— Maman aussi a chanté devant Hitler, dit Rodolphe d’une voix dure.
— Je sais. Je l’ai dirigée devant ce cochon. Elle y voyait plus clair que moi. Souvent, je lui disais que tout cela n’allait pas durer. Et puis, il y a eu cette nuit de Cristal. Je ne sais plus où j’étais…
— J’étais à Berlin. Je m’en souviens très bien. J’allais avoir treize ans.
— Comment les nazis sont-ils arrivés à faire croire au monde entier, et en fin de compte aux Allemands eux-mêmes, qu’ils étaient à eux seuls l’Allemagne ? Alors que c’était tout le contraire. Le national-socialisme n’était pas notre pays, ou alors c’était une nation qui se trompait sur elle-même ?
Rodolphe revoit des instants de son enfance, comme un film qui défile et butte parfois sur ses perforations. Les nationaux-socialistes, partout, personne ne semblait s’en offusquer, mis à part les communistes. Furtwängler appartenait à un autre monde, peuplé de gens bien calés dans leur notoriété ou leur gloire et qui ne voyaient rien du peuple. De ces Allemands, il n’apercevait que les visages bien rangés, anonymes et possédés par son art, dans les salles douillettes des concerts où des théâtres somptueux. Le reste n’existait pas.
— Je ne suis pas d’accord avec vous, dit Rodolphe. Les Allemands que je connaissais, ceux que je rencontrais avaient tous des sympathies nazies, ou, en tout cas, ils n’étaient pas hostiles. Moi-même, quand j’étais enfant, j’étais fasciné par les nationaux-socialistes, leurs uniformes, leur force, leur sincérité courageuse. Comprenez-vous cela ? Seule, ma mère me disait que c’était mal, cette fascination. C’est après que j’ai compris.
Rodolphe serre les poings.
— Maman a gardé beaucoup de secrets, mais à cette époque elle a été l’unique à me dire quel était le mal. Non, monsieur, ne me dites pas que les Allemands n’étaient pas d’accord, que tout n’était que soumission ou manipulation. Hitler n’a été possible que parce que tout un peuple l’appelait de ses vœux. Ce peuple de gueux que je croisais sur le chemin de l’école et qui n’allait jamais vous écouter parce que trop pauvre et sans instruction. Dans quelle Allemagne avez-vous vécu, pour ne pas voir ?
Furtwängler n’a pas de réaction. Il se lève et marche à petits pas jusqu’à la bouteille à oxygène. La maladie a envahi ses poumons. Il place sous son nez le tuyau flexible et tourne fébrilement une molette de métal chromé. Un long sifflement s’échappe de sa bouche. Ses yeux se figent un instant, luisants et vides, en une extase sordide, pareils à ceux d’un drogué en manque qui vient d’avoir sa dose. Il repose le tuyau et revient s’asseoir. Il donne l’image d’un homme qui se tient sur une frontière invisible entre les deux mondes, face au noir et à l’inconnu. Il doit forcément se poser des questions sur ce qu’il veut laisser derrière lui. Sous ses traits de bonhomme extravagant et lunaire se profile un orgueilleux. Rodolphe réalise à présent combien il a été un homme de pouvoir, de cercles et d’ambitions démesurées.
— Hitler voulait faire de ma maison, dans le quartier chic de Potsdam, un véritable bunker. C’était pour me protéger des bombardements. Speer devait diriger lui-même les travaux. Il était architecte ! Architecte en chef ! Pas question que des bombes détruisent les dernières gloires du Reich.
Le maestro a un rictus moqueur en avalant sa bile. Ses yeux jettent des éclats troublants, les mêmes que ceux qui ont la lueur des derniers feux de la vie, juste avant qu’elle ne foute le camp. Rodolphe ne ressent rien, juste de la colère de voir ce géant de la musique chercher à s’expliquer avant de s’éteindre. Recoudre une mémoire déchirée. Rapiécer son histoire.
— Notre tragédie, ce n’est pas Hitler qui l’a écrite, mais nous-mêmes. J’ai beaucoup réfléchi à tout ça. Pour moi, la question à se poser est : Qu’avons-nous fait de Hitler ? Il n’est pas venu de l’extérieur, il n’était pas, comme le disent beaucoup, après coup, une sorte de diable qui s’est emparé du pouvoir, tout seul. S’il était un démon, c’était bien celui que le peuple allemand voulait et auquel il s’est offert sans limites. Il est venu à nous parce que tout un peuple l’a appelé, selon son désir et sa volonté. Sans les Allemands, il n’aurait jamais été qu’un pantin. Nous autres, exilés, nous avons au moins une chance : nous ne portons pas cette responsabilité.
Furtwängler hoche la tête. Le regard dans le vague.
— Vous dites que l’art et la politique n’ont rien à voir, ajoute Rodolphe. Je pense que cette tragédie nous enseigne que tout est politique, au contraire.
Furtwängler donne l’impression de chercher une présence dans le vide. A-t-il seulement écouté ce que vient de lui dire son fils ?
— Vous savez, Rodolphe, ils croient tous que je suis venu ici pour guérir. Moi, je sais que je suis venu pour mourir. Ce sera rapide.
Rodolphe ne trouve pas ses mots. Une histoire dont il ne connaît que la fin vacille devant lui. Le géant est vaincu. Une infirmière toque à la porte et entre.
— Vos médicaments, monsieur Furtwängler.
La chambre est plongée dans la pénombre, à présent. Du couloir, parvient une odeur de cuisine, c’est l’heure du dîner.
— Je vais vous laisser, dit Rodolphe.
Furtwängler hoche la tête, le regard hébété. Sa chemise s’est défaite sur sa poitrine, laissant voir sa peau parcheminée, à même les côtes. Le squelette fait surface. Chaque journée lui enlève des forces, une à une. La mort a la patience d’une vieille qui dépiaute une carcasse.
— Revenez demain, dit-il après s’être raclé la gorge. J’ai encore beaucoup de choses à vous confier. Revenez donc à la même heure.
— Je serai là.
Rodolphe se lève et sort rapidement de la clinique, la poitrine serrée. Une fine brume coiffe les grands cèdres du parc. Elisabeth est revenue et discute avec un médecin. Leurs silhouettes se confondent déjà avec les ombres qui s’emparent des bâtiments pâles de la clinique. Rodolphe veut la rejoindre mais elle tourne la tête lorsqu’il signale sa présence d’un signe discret de la main.
— Écrivez-vous de la musique, Rodolphe ?
— Oui. Des bribes de symphonie qu’il faudra bien que j’assemble un jour. Je vous enverrai mon travail, si vous le voulez bien.
— Je ne serai certainement plus de ce monde.
Les deux musiciens restent un long moment silencieux. Furtwängler fixe étrangement le plafond, ses yeux semblent y lire quelques inscriptions visibles de lui seul. Puis, d’une voix pâle, il parle des mutilations de la guerre. Il en a vu, de ces ruines pareilles à des hommes bousillés, en venant jusqu’ici.
Il ferme les yeux et suspend son souffle. Puis il demande, la voix hésitante :
— Aimez-vous sincèrement Wagner ?
La question surprend Rodolphe, elle impose la sincérité. Il a mis très longtemps à pénétrer dans l’œuvre du maître de Bayreuth. Tout se mélangeait dans son cœur, la musique qui frisait le pompier parfois, et l’apocalypse qu’il a traversée.
— Je n’ai pas aimé Wagner d’emblée, dit Furtwängler. Jeune, je le détestais. Je me souviens que, vers l’âge de quinze ans, j’ai écrit ce désamour à une amie que j’ai perdue de vue depuis. Je disais qu’à vrai dire j’avais fait la connaissance d’un authentique wagnérien qui m’avait affirmé que l’œuvre de Wagner, et en particulier Tristan, était la plus haute œuvre de l’art. J’ai dû répondre que Wagner, pour ce que j’en connaissais, et précisément Tristan, m’étaient absolument insupportables. Il n’est pas facile de trouver textes plus sentimentaux et plus romantiques que ceux des opéras de Wagner.
— C’est vrai. Mais j’y ai découvert une grande puissance d’évocation. Le Ring est une œuvre unique qui touche à l’universel.
Furtwängler s’est posté devant la fenêtre. La pluie a cessé. Un plafond de brume froide aplatit les montagnes modestes qui dominent la clinique. Par endroits, aux coins les plus encaissés, le brouillard, poussé par le vent, ne laisse voir que les silhouettes nues des arbres chargés de boules de gui qui forment d’étranges crânes ronds au bout des ramures.
— J’ai enregistré La Walkyrie le mois dernier, dit Furtwängler. Aussi étrange que ça puisse paraître, c’est un peu comme si on soldait des vieux comptes. Pour la première fois, je n’ai pas été hanté par les souvenirs de l’époque terrible que nous avons traversée. C’était comme revenir avant 1933.
Sa poitrine se soulève, une grimace tord sa bouche d’une douleur qui vient du plus profond de son être. De ses doigts squelettiques et veinés de bleu, il attrape un mouchoir qui traîne sur le lit défait, tremblant de tout son corps. Il se cache pour tousser et finit par cracher dans le mouchoir, gêné par la présence de son visiteur.
— Je ne parviendrai pas à diriger tout le cycle du Ring. C’est pourtant prévu.
La quinte de toux le submerge. Une infirmière arrive.
— Ça va aller, dit Furtwängler dans un soupir.
Il ferme les yeux un instant.
— Dans Wagner, comme ailleurs, tout est souvent question de tempo. Si vous dirigez trop vite, les sons des différents pupitres se mélangent et ça fait comme une sorte de bouillie. Si le tempo est plus lent, selon les moments, vous faites ressortir toute la complexité de l’orchestration. Les contrebasses ne couvrent pas les violons. C’est un peu comme si vous éloigniez les sons qui sont joués ensemble, pourtant.
— Il y a de la richesse dans la lenteur.
Furtwängler hoche la tête.
— Le tempo, c’est la richesse d’expression, pas la vitesse. Si vous êtes trop lent, ça ne marche pas. L’orchestre est comme disloqué. Notamment dans l’ouverture de Tristan. Il faut trouver l’unité de l’ensemble en faisant entendre chaque motif, presque chaque instrument.
— Quand je vous voyais diriger, j’étais frappé par votre gestique. On a l’impression que la musique vous habite…
— Elle m’a toujours habité !
Le chef lève la main et chante les premières mesures de Tristan.
— Les violoncelles… Ma main suit chaque note, c’est là que ça se passe. Je caresse presque.
Il relève la main et chante la même mélodie. Avec des gestes plus secs.
— Si je fais cela, je détruis tout. Vous comprenez ? Tout est dans ce qui passe de vous jusqu’au bout de vos doigts. C’est pour cela que vous ne dirigerez jamais deux fois de la même façon. Parce que le geste obéit à votre humeur. Vous transmettez des intentions et des émotions au bout de votre bras, pas un tempo. Les musiciens que vous dirigez n’ont pas besoin de vous, pour cela. Ce sont les meilleurs.
La nuit est tout juste tombée. Le visage de Furtwängler se découpe sur la lumière froide qui entre par la fenêtre.
— Je n’ai jamais eu de professeur, Rodolphe. Je regardais des maîtres et je m’en inspirais en faisant toujours ce que j’avais au fond de l’âme. Faire dialoguer des bassons et des cors, par exemple, est très difficile. Les uns sont doux, les autres plus forts, plus durs, presque. Pourtant, il faut y parvenir.
Il regarde Rodolphe un long moment, d’un regard qui devine.
— Vous êtes timide, Rodolphe, trop replié sur vous-même. Vous gardez encore trop la distance. Il faut se donner à l’orchestre. Quand plus de cent musiciens se jettent dans un crescendo, comme à la fin de Tristan, il faut se jeter avec eux. Il faut défaire, à ce moment-là, les chaînes qui retiennent votre personnalité.
Furtwängler a du mal à parler. Chaque respiration le fatigue.
— Faites ce que vous aimez faire. Essayez de voir si cela est compatible avec votre envie d’être le plus grand chef au monde ou si vous voulez faire uniquement de la musique.
— Vous êtes le plus grand, sans doute parce que vous aimez faire de la musique.
— La célébrité, ça vient toujours par hasard. Ça vous surprend et ça vous trahit, aussi. Faites ce qui vous plaît, voilà le seul vrai choix. Le plus important, c’est la liberté. Celle de croire en ce que l’on fait et de le faire, sans entrave.
» Vous savez, j’ai été victime de cette célébrité et de la place que j’occupais dans la musique de notre pays et dans le cœur de chaque Allemande et de chaque Allemand. Les nazis se sont servis de moi et, au soir de ma vie, je vois combien j’étais vulnérable. À cause des honneurs et de la gloire. C’est difficile d’y renoncer. J’avais tout pouvoir sur le Philharmonique. Je décidais des nominations, des carrières et même des salaires. Il était ma chose, je pouvais en faire presque ce que je voulais. J’avais tissé des réseaux à de très hauts niveaux… Non seulement dans la musique mais aussi au cœur du pouvoir. Comment renoncer à tout cela ? L’orgueil et le pouvoir, vous comprenez, c’est plus fort que tout. Je n’ai jamais dit cela à qui que ce soit. Pas même à ma femme.
Le visage de Furtwängler se fige. Ses forces sont à bout.
Rodolphe se retire. Le vieux musicien serre fortement sa main et le fixe intensément. Ses lèvres tremblent. Il veut parler, exprimer des mots enfouis, mais n’y parvient pas. Ses yeux se voilent. Rodolphe se détourne pour ne plus avoir à supporter son regard.
Furtwängler est essoufflé. De ses yeux rougis par la fièvre, il cherche une feuille sur son bureau.
— Voilà ce que j’avais écrit, il y a bien longtemps, à propos de l’attitude à tenir devant l’orchestre.
Il plie la feuille en quatre et la tend à Rodolphe.
— Je vous la transmets, vous en ferez ce que bon vous semble. Lisez cela ce soir et nous en parlerons demain.
Furtwängler se lève. Il tremble de tout son corps, cherchant l’équilibre. Il tend une main vers Rodolphe. Le contact de ses doigts osseux et crispés bouleverse le jeune musicien. Ils sont déjà froids, comme déjà morts, se dit-il.
Furtwängler reste un moment prostré, incapable du moindre geste, les yeux fixés vers la fenêtre. Le soleil est passé de l’autre côté de la vallée, laissant traîner derrière lui une lueur de bronze. La nuit va descendre très vite.
— Le monde a cru que l’Allemagne de Hitler était le démon, dit le chef. Il a cru qu’il suffisait de l’abattre pour que tout redevienne bon et rentre dans l’ordre. Maintenant, il s’aperçoit que ce n’était que la première incarnation d’un démon qui subsiste, enragé. La vie reste aujourd’hui, plus que jamais, une question de courage.
Dans le taxi qui le ramène à son hôtel, Rodolphe déplie le papier que lui a donné le maître. L’écriture est heurtée, incertaine. Il a eu le désir de calligraphier pour être lisible :
Attitude à tenir devant l’orchestre :
Les regarder en parlant !
Parler calmement !
Tout ce que l’on exige, l’exiger totalement !
Dire tout avec le moins de mots !
Rire peu.
Toujours actif, jamais offensé.
Ne jamais rien abdiquer de sa personnalité.
Rodolphe pense aux conseils de Mayer. Les mêmes, au fond. Les chefs d’avant-guerre avaient tout pouvoir, aucun instrumentiste n’aurait osé contredire ces sortes de dictateurs de la musique. Mayer l’a fait basculer dans l’âge d’homme, brutalement, comme un maître exaspéré des maladresses de son apprenti. Furtwängler fait de lui un compagnon, presque un égal, celui à qui on glisse un petit secret. Dans sa tête, il entend la fin de Tristan, une apothéose qui retombe doucement. Ce n’est pas une mort mais un monde, autre, qui recommence. La fin est omniprésente en chaque acte, chaque pensée, chaque chose. Le commencement, lui aussi, est omniprésent. À quel moment la fin n’est-elle pas en relation avec ce qu’il se passe aujourd’hui : à aucun…
Ce mardi 30 novembre est un jour banal. En sortant de sa chambre, vers 10 heures, Rodolphe croise un couple qui est venu prendre les eaux dans un petit établissement thermal non loin de là. À la réception, le facteur vient de déposer le courrier, un employé fait le tri. Une femme de ménage passe un chiffon sur les meubles de style Empire de la salle de restaurant. Une odeur de cire et de térébenthine flotte dans l’air.
— Votre taxi est arrivé, monsieur Meister, lance le réceptionniste.
— Merci.
Ebersteinburg paraît plus calme que d’ordinaire. C’est une journée froide. Il fait beau, mais la météo annonce de la neige pour le soir. Rodolphe sera sans doute parti avant les premiers flocons.
Le soleil d’hiver a des reflets pâles sur la grande façade de la clinique du docteur von Löwenstein. La chambre 8 est à l’extrémité du bâtiment, sur la droite. Les rideaux sont tirés. Rodolphe s’arrête un instant, il a refusé que le taxi remonte l’allée et le laisse devant le perron. Comme chaque jour, il veut faire les derniers mètres qui le séparent de Furtwängler à pied. Un peu comme un rituel qu’on s’impose pour donner plus de sérénité à des événements que l’on sait importants et uniques.
Au milieu de la montée, il s’arrête. Un écureuil, la queue en panache, vient de traverser l’allée avant de grimper follement vers le sommet d’un grand sapin. Une image lui revient. Il est petit garçon, dans le parc de Tiergarten. Eva l’attend un peu plus loin. Il marche en fixant ses pieds et en se racontant une aventure de chevalier qu’il a oubliée depuis. Au sol, il aperçoit un étrange caillou, un galet de silex comme il en existe une infinité sur les chemins, mais celui-ci est particulier : il a la forme exacte d’un cœur. Rodolphe le ramasse, le frotte contre sa manche pour le faire briller et court vers Eva.
— Tiens, lance-t-il avec fierté. C’est pour toi.
Elle est émue en prenant la petite pierre dans ses doigts roses.
— C’est le plus beau cadeau qu’on m’ait jamais fait, Petit Homme. Je vais le garder toute ma vie, comme ça, je pourrai penser tout le temps à toi.
Les rideaux de la chambre 8 sont toujours fermés. Furtwängler doit encore dormir, se dit Rodolphe. Il paraissait à bout de forces, hier. Au loin, la cloche d’une église sonne onze coups cristallins. L’heure à laquelle il a rendez-vous avec le maestro. Rodolphe accélère le pas. Il ne veut pas faire attendre. Ça ne se fait pas. Hier soir, il a appelé sa mère pour lui dire qu’il n’allait plus tarder. Elle paraissait agacée et a juste parlé d’un courrier de l’Opéra national du Danemark qui l’informait que les répétitions de Tristan commenceraient le 20 janvier. Il sera loin d’elle pendant un bon moment, et c’est sans doute pour cette raison qu’elle était contrariée. Christa prend chaque jour comme si c’était le dernier. La solitude la plonge dans une profonde mélancolie.
Des pensionnaires font quelques pas dans les promenades qui traversent la pelouse puis s’arrêtent au soleil, comme des lézards qui ont besoin de chaleur. Une infirmière pousse un fauteuil roulant sur lequel est assise une vieille toute recroquevillée sous une épaisse couverture de laine.
Elisabeth Furtwängler est sortie sur le perron. Elle discute à voix basse avec un médecin, secoue la tête plusieurs fois. Elle a un mouchoir dans la main. Le médecin repart à l’intérieur et la laisse seule. Quand Rodolphe arrive à sa hauteur, elle le fixe longuement. Ses yeux sont rougis, ses mains, nerveuses. C’est une femme forte et fière.
— Il ne vous a pas attendu, murmure-t-elle. C’est fini.
Rodolphe regarde en direction du couloir. Tout au bout, la porte de la chambre 8 est ouverte. Des infirmières entrent et sortent. Il ne veut pas croire que Furtwängler n’est plus. C’est trop violent, comme ça, tout d’un coup. Quand ils se sont quittés, hier, à la nuit tombée, Rodolphe était heureux. Furtwängler a dit :
— Passez me voir demain. J’ai quelque chose de très important à vous dire. Quelque chose de personnel, entre vous et moi.
— Je passerai vous dire au revoir. On aura le temps de discuter, avant que je regagne la France
— Vous partez demain ?
Il y a eu comme un accent d’angoisse dans la voix du maestro.
— Oui, a répondu Rodolphe d’un ton désolé. Je ne peux pas laisser ma mère seule trop longtemps.
— Alors, vous n’irez pas jusqu’à Berlin ?
— Non, non. Pas encore, je n’en ai pas le courage.
Furtwängler a fermé les yeux pour signifier qu’il comprenait. Et puis voilà, les derniers gestes et les derniers regards, on n’en a jamais vraiment conscience parce que la fin n’est jamais concevable sur l’instant. On pense à la vie, rien d’autre, jamais à l’autre versant. Rodolphe a ouvert la porte. Une infirmière est arrivée avec un repas frugal sur un plateau. Il a tenu la porte. L’infirmière l’a remercié d’un beau sourire. Furtwängler lui a fait un dernier signe de la main. Un signe bien faible. Puis la porte s’est refermée. Comme au théâtre quand le rideau tombe.
— Il est mort ce matin, au petit jour. J’ai passé la nuit à côté de lui. On s’est endormi vers 10 heures et puis voilà. Il est parti paisiblement, sans souffrir.
Rodolphe ne ressent pas de la peine, pas encore. Il ne réalise pas. La tristesse vient toujours après. Les trois jours passés avec Furtwängler ont duré toute une vie.
— J’aimerais le voir une dernière fois, dit Rodolphe.
— Nous irons quand on aura fini sa toilette. Ça ne devrait plus tarder.
Le médecin apparaît sur le perron.
— Venez, dit-il discrètement.
Elisabeth passe sa main sous le bras de Rodolphe.
— Accompagnez-moi.
Le visage de Furtwängler est reposé. On lui a mis une chemise blanche… Rodolphe se signe.
— C’est bien que vous soyez venu. Il avait besoin de vous voir avant de s’en aller. Il m’a dit hier soir : « Je crois que ce jeune homme sera en quelque sorte mon successeur. Il a les mêmes idées que moi. Il me ressemble tellement. »
Elisabeth fixe un instant Rodolphe.
— C’est vrai que vous lui ressemblez. Quand je vous ai vu la première fois, cela m’a frappée. Je ne l’ai pas connu jeune, mais j’ai beaucoup de photos de lui, quand il avait vingt ans.
Elle s’interrompt, regarde le mort avec un sourire affectueux.
— C’était avant qu’il perde tous ces cheveux. Il avait une petite moustache comme vous.
— Je ne connais pas ces photos, dit Rodolphe, troublé.
Le regard d’Elisabeth vacille.
— Il ne vous a donc rien dit ?
— Je ne sais pas de quoi vous voulez parler. Il m’a juste demandé de venir aujourd’hui car il avait une chose importante à me dire. Ça avait l’air de vraiment lui tenir à cœur.
Elisabeth a un instant d’hésitation. Elle fixe longuement le visage de son mari. Elle cherche ses mots.
— Je ne sais pas comment vous le dire. Ce n’est pas à moi, vous comprenez…
Rodolphe se fige.
— Il était votre père, monsieur Meister. Je l’ai compris quand je vous ai vu. Le soir de votre première entrevue, il me l’a confirmé. Il aurait aimé vivre assez pour vous reconnaître et que vous puissiez porter son nom. Il a d’abord voulu vous rencontrer en homme et pas comme un fils…
Le téléphone sonne au loin dans le couloir. La standardiste accourt :
— Madame, c’est pour vous. Radio Berlin…
— Pardonnez-moi, monsieur Meister.
Elisabeth disparaît dans le couloir. Rodolphe reste seul, face à un homme qu’il n’a pas connu. Celui dont il a toujours rêvé, dont il a sculpté un buste maladroit dans de la pâte à modeler. Il veut pleurer pour tout mettre au-dehors, la rancœur, les frustrations. Évacuer les gravats et les cendres d’une vie de silences et de mensonges, comme on nettoie une ville meurtrie après un bombardement. Aucune larme.
— Je ne t’en veux pas pour tout ce qu’il s’est passé. Je sais maintenant. Je ne te juge pas.
Confusément, Rodolphe pense à sa mère, au court bonheur qui l’a unie au grand musicien. À son silence douloureux.
— Dans mes rêves les plus secrets, je caressais ta petite tête chauve, toute sèche comme ton pauvre crâne aujourd’hui. Je la cachais sous mon oreiller pour qu’elle m’aide à affronter les démons de la nuit.
Il reste devant un visage mutique qui semble si loin mais dont les lèvres gardent une étrange expression d’ironie, comme si la mort était finalement une plaisanterie. Il se penche, embrasse le front trop froid. Caresse du bout des doigts les mains marbrées de noirceur. Ces mains capables des plus grands délices, ces mains qui savaient tirer d’un orchestre non pas le meilleur mais le sublime. Ces mains qui n’ont jamais eu un geste d’affection pour l’enfant qu’il a été.
Il revoit le grand monsieur qui demande aux Berliner de se lever pour saluer le public, debout à l’ovation. Il revoit l’homme qui dirigeait comme si la musique l’habitait, le regard perdu dans les harmonies, le corps secoué par les caprices du rythme.
Le téléphone sonne encore et encore. Le monde entier doit se donner rendez-vous autour d’un simple combiné d’une petite ville d’Allemagne, un lieu sans gloire que la guerre a bien voulu ne pas raser.
— Je serai digne de toi, murmure Rodolphe avant de se signer.
Il s’en va par une issue de secours qui claque derrière lui. Le parc est déjà pris dans le soir glacial. La météo ne s’est pas trompée. Les premiers flocons de la première neige tombent sur cette terre où vivent encore les ombres du passé.
Avant de franchir le grand portail de la clinique, Rodolphe se retourne une dernière fois. La fenêtre de la chambre numéro 8 dessine un carré de lumière dans le crépuscule. Étrange clarté, comme une féerie dans le vague de la froidure, entre les branches des sapins qui scintillent de neige.