J’ai l’air comme ça…
mais faut pas croire !
Le Vieux appuie sur le bouton de contact.
— Quand vous voudrez ! lance-t-il au projectionniste.
La petite salle s’éteint et d’énormes ténias avant-coureurs se mettent à se contorsionner sur l’écran.
— Les actualités que vous allez voir, messieurs, datent d’une douzaine d’années, avertit le Boss.
L’image vient, le son aussi. Un spiqueur trémolesque annonce avec cet art de souligner en rouge les mots importants qui particularise ceux dont le métier consiste à persuader leurs contemporains que ce qu’ils disent est d’un intérêt primordial :
— Les combats ont enfin cessé au Kuwa où la république vient d’être proclamée, et le général Savakoussikoussa surnommé le libérateur s’est nommé président du nouvel État.
On voit un gros gus, sans cou, aux bras courts comme des nageoires, se torser d’un grand cordon de quelque chose. Il porte un uniforme chamarré auquel sont accrochés, dans un fabuleux méli-mélo : des médailles, des brandebourgs, des fourragères, des poignards, des sabres, un couteau suisse à septante-quatre lames, deux bananes, une lampe de poche, un sifflet, trois montres (dont une vraie et deux japonaises), une carte routière du Kuwa libre, un cintre à habit, un sceptre, un bâton blanc d’agent, un porte-clés réclame, un combiné téléphonique, six fourchettes à escargots, un appareil photo, une cravache, un bâillon, une baïonnette, un jambon de Bayonne, une pince à sucre, un rouleau de papier hygiénique, une truelle et un parapluie de dame dont le manche représente soit un carlin, soit Winston Churchill.
— Le voici ! déclare le Vieux. C’est de cet homme qu’il s’agit, messieurs !
— On dirait un Noir, bavoche Pinaud.
— Parce que C’EST un Noir ! riposte le Dirlo d’une voix aussi glaciale que la crypte de Notre-Dame de la Consternation.
— Excusez-moi, monsieur le directeur, j’avais conservé mes lunettes de soleil, plaide la Vieillasse.
Le général-président Savakoussikoussa est en train de passer sa garde d’élite en revue, sur le porte-bagages d’une bicyclette à guidon hollandais. Il ressemble à une bonbonne ayant un potiron pour bouchon. Ou mieux : à un « 8 » dont la boucle supérieure serait microcéphale.
— L’individu n’a pas beaucoup changé, reprend le Boss. Ses cheveux grisonnent un peu, à part cela ce document est toujours valable.
— Il a été renversé, il y a six ou sept ans, n’est-ce pas ? demandé-je, manière de prouver au Vieux que rien de ce qui touche aux jeux radiophoniques de MM. Bellemare et consorts ne m’est étranger.
— En effet, apprécie le Vioque. La contre-révolution l’a chassé du pouvoir plus vite que la révolution ne l’y avait porté. Savakoussikoussa a dû son salut à l’hélicoptère d’un colon, mais une partie de ses épouses ont été mangées. Depuis, il vit sur les bords du Léman, près de Vevey, où il s’est fait construire une magnifique villa à l’intérieur d’une immense serre où se trouvent reconstituées la flore et la faune du Kuwa. Ses vingt-quatre enfants et ses fonds personnels sont également placés en Suisse ! Savakoussikoussa est riche, messieurs, ayant pris la précaution de transférer les réserves d’or de l’État dans son coffre genevois, ainsi qu’il se doit. Ma parole, Bérurier, mais vous dormez !
— Qu’est-ce tu dis, fifille ? grommelle le Mastar.
— Je disais que vous ronfliez, s’emporte le Vénérable, ce qui ne vous permet pas de m’appeler « fifille » au réveil.
Mister Boudin se masse les globes furieusement, ce qui produit un bruit de virage-à-ski-sur-neige-durcie.
— Mande pardon, m’sieur le directeur, je rêvais que j’étais avec ma femme.
— Ce qui implique que vous dormiez bel et bien, rage le Dabuche. Lors de vos prochaines vacances, faites-moi plaisir, Bérurier : entreprenez une cure de sommeil afin de vous mettre à jour…
Considérant l’incident comme clos, le Vieux revient à la bande d’actualités sur laquelle le président Savakoussikoussa décore ses troupes de l’ordre de la lessive Ajax…
— Vous avez bien vu le personnage ? nous interroge-t-il à la ronde.
On approbationne du murmure, le Gros avec plus de véhémence que Pinuche et moi réunis, histoire de se faire pardonner sa ronflette éclair.
— Bien, murmure le Vieux.
Il lève la main vers la lucarne du projectionniste et le film s’arrête en chuchotant.
— L’homme que je viens de vous montrer, messieurs, doit être assassiné demain, déclare le Dirluche, sans ambages.
On sursaute. Une pareille déclaration a de quoi émouvoir, convenez-en ou allez vous asseoir sur l’Obélisque de la Concorde…
— Comment le savez-vous, monsieur le directeur ? ne puis-je m’abstenir de demander.
Il sourit.
— Pour la première fois depuis son exil, l’ex-président Savakoussikoussa quittera sa retraite vaudoise pour effectuer un voyage. Il va se rendre à Venise, chez le comte Alcalivolati qu’il a connu jadis, au temps de sa splendeur. Alcalivolati, bien qu’authentiquement noble, est une espèce d’aventurier décati, à demi paralysé, et qui vivote chichement dans un palais dont il ne peut plus assurer l’entretien. Récemment, quelqu’un est entré en contact avec l’Italien, lui promettant la forte somme s’il parvenait à faire venir l’ex-général-président à Venise, fût-ce pour quelques heures. Quand je dis « quelqu’un », messieurs, c’est parce que j’ignore tout de son identité ; sinon vous ne seriez pas ici en ce moment. Le comte aussi l’ignore. Les tractations ont eu lieu par téléphone et le premier acompte lui a été expédié par la poste comme simple imprimé.
— Alcalivolati a donc accepté, puisqu’il a reçu un à-valoir ? observé-je.
— Il a accepté. Nous avons su la chose par sa maîtresse qui se trouve être en relation avec un de mes correspondants transalpins.
— Comment sait-on qu’on projette l’assassinat de l’ex-leader noir ?
— Simples déductions de ma part, mon bon ami. Voyons : Savakoussikoussa se terre depuis des années dans une forteresse suisse avec une armada de gardes du corps mieux armés que des G-men, sans jamais mettre le nez dehors, sans recevoir personne, pas même l’un de ses nombreux enfants. Il est clair qu’il se sent en grand danger. Là-dessus, un mystérieux personnage promet une petite fortune à l’un de ses amis s’il parvient à le faire sortir de sa caverne dorée ; je pense qu’il y a là-dessous une malveillance notoire.
Pinuche, qui s’écaillait une cicatrice consécutive à un mauvais rasage, murmure :
— Et votre nègre qui grelotte de frousse consent tout à coup à aller à Venise ? Il faut que le comte ait trouvé un prétexte très fort, monsieur le directeur.
— Il l’a trouvé, assure le Big Man. Pour cela, en rusé Latin qu’il est, Alcalivolati a fait appel à l’un des plus puissants leviers humains : la vanité. Il prétend vouloir écrire une biographie de Magloire Savakoussikoussa, affirmant même à ce crédule exilé qu’une fameuse compagnie cinématographique américaine s’intéresse d’ores et déjà au projet. Pour un homme ambitieux, mis sur la touche pendant six ans, ce sont là des arguments convaincants.
— Le bougnoule y a pas demandé de venir dans sa case, m’sieur le directeur ? Faut que ça soye lui-même personnellement qu’aille se faire biographier sur place ?
Encore que mal formulée, la remarque conserve toute sa pertinence, aussi le Vieux la prend-il en considération.
— Alcalivolati a argué de sa paralysie, répond le Boss. Et puis je suppose que Savakoussikoussa n’est pas fâché de mettre le nez dehors. Le temps endort les chagrins et apaise les angoisses. Six ans d’inertie ont convaincu l’ancien homme d’État qu’il ne craignait plus rien. Enfin toujours est-il qu’il va demain à Venise pour y passer une trentaine d’heures.
Le patron caresse son mamelon d’une main légère. On dirait que le contact de sa calvitie lui procure une espèce de volupté tactile. Y a des moments, à son air extatique, je me demande si ça lui fait pas plus d’effet de se palper le promontoire que de peloter un beau dargif de jeune fille dévergondée.
— Messieurs, reprend-il au bout de sa rêverie capiteuse, toutes vos places d’avion sont retenues. Vous partez ce soir pour la Suisse. Dès demain matin, aux aurores, vous devrez prendre Savakoussikoussa en filature et ne plus le lâcher. Si même vous trouvez un prétexte pour vous introduire chez le comte, tant mieux. J’ignore tout de la manière dont sera perpétré l’attentat. Il convient donc que votre vigilance ne se relâche pas d’une fraction de seconde pendant les déplacements du Noir.
Le Mastar se mouche avec la gorge et, ayant consommé ses propres sous-produits, objecte :
— Vigilance, vigilance mon cul, m’sieur le directeur, sauf bien entendu le respect que vous me devez ; supposassons qu’un gus flingue votre noirpiot du haut d’un toit avec un fusil à lunette, style Oswald, qu’est-ce qu’on pourrait pour protéger Blanche-Neige ?
Le Vénérable fronce ses sourcils soyeux :
— Qui vous demande de le protéger, Bérurier ?
— Mais… bredouille la Grosse Pomme.
Le Vieux pianote la tablette placée devant son siège.
— Nous ne sommes pas chargés de veiller sur la santé de ce bougre, déclare-t-il. Que son destin s’accomplisse ! S’il doit être abattu, il le sera et je ne veux pas que vous leviez le petit doigt pour empêcher ça ! La seule chose que je vous demande, messieurs, la seule : c’est de repérer son meurtrier et de le suivre où qu’il aille, avec un maximum de discrétion, compris ?
Trois frimes abruties par la stupeur opinent lamentablement.
Il s’est pas gratté pour baptiser sa taule, le ci-devant président Savakoussikoussa. Il l’a appelée « Y a bon la Suice », ce qui vous indique, mes amis, que s’il a le don de la reconnaissance, il ne possède point celui de l’orthographe.
La propriété se dresse, à flanc de colline, dans une mer de vignobles déjà roussis par l’automne. En bas, c’est le Léman qu’un vent valaisan frange d’écume, ainsi que l’écriraient des littérateurs plus classiques mais moins doués que moi.
Un mur pour établissement pénitentiaire, hérissé de tessons de bouteilles et de fils de fer électrifiés, achève de donner à la résidence du chef d’État déchu (et déçu) un aspect concentrationnaire. Le portail est une formidable grille d’un seul tenant, qui ne s’ouvre pas comme une porte, mais s’enfonce dans le sol grâce à un moteur commandé à distance.
– Âcré ! V’là le cortège ! lance Bérurier.
Ça fait deux plombes qu’on mijote dans la rosée helvétique. Notre voiture est planquée derrière une haie, tandis que, déguisé en péquenot, Bérurier va et vient dans les vignes voisines, surveillant les abords de son œil infaillible.
Il ôte son tablier bleu et son bada de vigneron, lequel, entre nous soit dit, est beaucoup plus appétissant que le sien, et réintègre son aspect de gros flic cradingue. Par une échancrure du feuillage, je vois descendre la grille. La manœuvre n’est pas sans évoquer un pont-levis moderne. Les lourds barreaux s’engloutissent comme par magie dans la terre vaudoise, sans bruit, ce qui donne à la chose un aspect vaguement surnaturel. On s’attend presque à voir tourbillonner une fumée de soufre au bord de la gorge. Lorsque le portail a disparu, une Cadillac rouge, à rayures vertes, sur les portières de laquelle sont peintes des bananes (l’auto reconstitue fidèlement l’ancien drapeau kuwien. Le nouveau est vert à rayures rouges et une branche de caféier a remplacé les bananes), une Cadillac comme je viens de vous décrire, donc, paraît dans la grande allée. Elle s’annonce (je suis tenté d’ajouter apostolique, mais je vous l’ai déjà servi) jusqu’à la sortie de la propriété et s’arrête. Un grand diable de Noir, vêtu d’un costume marron foncé, qui occupait la place voisine de celle du conducteur, descend de la tire et vient se planter au mitan de la strasse. Il est nanti de jumelles qu’il hisse jusqu’à ses yeux. Il n’a vraisemblablement jamais été officier de marine, car il regarde par le bout le plus large, si bien que ses lunettes d’approche deviennent instantanément des lunettes d’éloignement.
L’horizon lui paraissant serein, il fait un signe au chauffeur. Ce dernier embraye, mais hélas, à la suite d’une mauvaise manœuvre, voilà le portail qui refait surface et sort du sol comme un périscope émerge des flots. La Cadillac n’a point le temps de s’éloigner. Soulevée par ses roues arrière, son moteur s’emballe en pure perte. V’là les deux tonnes de ferraille qui s’élèvent superbement, avec de part et d’autre des Noirs qui s’égosillent aux portières. L’éclaireur se retourne. Voyant se dresser dans les airs, en relief et dûment briqué, le drapeau du Kuwa, il reste un instant médusé. Puis, le patriotisme l’emportant sur la stupeur, il se met au garde-à-vous pour entonner l’hymne kuwien dont la première strophe dit comme ça, je me permets de vous le rappeler : « Y a bon zenfants de la patrie ; le joug de Magloire est arrivé. »
Un qu’apprécie pas cet élan de ferveur nationaliste, c’est le Magloire mentionné dans la chanson. Il se défenestre à demi pour admonester le Noiret de l’Isle. Sa rogne et sa grogne sont si fortes qu’il l’enguirlande en patois kuwien.
— Boug’ed’ kon ! lui lance-t-il, tête d’nheu ! sale bougnoule !
Ça le réagit, l’homme aux jumelles. Il s’élance pour aller baisser la grille. Quelques minutes plus tard, tout est O.K. et ces messieurs peuvent décarrer. On leur laisse prendre un bout d’avance, puis Pinuche qui drive notre Mercedes (on a pris une Mercedes afin de pouvoir passer inaperçus en Suisse), Pinuche, dis-je, démarre à son tour.
Bérurier paraît rêveur. Il a été le seul de nous trois à ne point rigoler du pittoresque incident.
— Le gros mec aux cheveux gris qui gueulait comme douze putois, c’est le président ? questionne le Dodu.
— Naturellement.
— Curieux : me semble le reconnaître.
— Pas étonnant : on l’a visionné hier dans la salle de projection.
Alexandre-Benoît secoue la tête.
— Hier, j’ai rien vu, biscotte j’en écrasais. Me semble plutôt le remettre de jadis, ce négro.
— Rien de surprenant non plus, puisque, pendant plusieurs années il a été un sujet d’actualité dont la frime s’étalait dans tous les baveux.
— Tu crois que ça vient de là ? murmure Béru, mal convaincu.
— T’as jamais été au Kuwa ?
— Non, jamais.
— Ben, alors ?
— Ouais, admet le Monstrueux. Ouais, je me fais sans doute des berlues. Mais de l’entendre s’égosiller à la portière, ça m’a produit un effet, comme si que j’aurais déjà vécu un moment identique absolument pareil et semblable.
Pinuche bêle un petit rire aigrelet.
— Tu veux mon avis, Alexandre-Benoît ? Tu supportes mal le vin blanc.
— Esplique ! marmonne l’autre d’un ton rogue.
— Hier soir, tu as bu six bouteilles d’Aigle blanc à toi tout seul.
— Et après ? Môssieur le Pinaud de mes deux Charentes instituerait que j’ai pas les capacités à respirer six quilles de bianco ?
— Tu les supportes, mais elles te portent aux nerfs, décrète Pinuche.
— Ce serait des rognes qu’on me chercherait du matin ? demande le Gravos en adoptant son ton hermétique façon capsule Apollo.
La Vieillasse renifle des protestations.
— Il n’est pas question de rognes, Alexandre-Benoît. Je voulais seulement te rappeler que sur l’étiquette des bouteilles d’Aigle que tu as absorbées, on a représenté un lézard sur un mur, du fait que le vignoble se nomme Clos des Murailles…
— Et alors ?
— Alors tu as fait un véritable esclandre dans le restaurant si sélect de l’Intercontinental en chantant à tue-tête à la table de respectables Américaines, tout en leur montrant ladite étiquette…
— Où qu’est le mal, plise ?
— Tu leur chantais Si vous vouliez chatouiller mon lézard, rappelle Pinaud. Même que nous avons eu toutes les peines du monde à t’emmener coucher, San-A. et moi.
Bérurier hoche la tête.
— Selon mon avis, vous êtes deux p’tits morés, déclare-t-il. Ces dames ricaines, je m’en rappelle comme je vous vois : elles demandaient qu’à se fendre le pébroque et si au lieu de chiquer les pue du bon vous m’auriez laissé les entreprendre, on se les embourbait toutes les huit comme un seul homme, à la santé de Nixon !
— Elles n’étaient que quatre ! objecté-je.
Un moment décontenancé, Béru s’en tire par un rechigneux : « Raison de plus. »
Puis, au bout d’un moment, il ajoute en nous montrant la Cadillac qui filoche devant nous :
— Tout ce que vous pourrez me dire : je suis certain de l’avoir connu, aut’fois, le président.
En déboulant au parking de Genève Cointrin, j’affranchis ma fine équipe.
— Les gars, leur dis-je, c’est à partir de tout de suite qu’il va falloir ouvrir l’œil en faisant gaffe qu’il n’y entre pas des moucherons. Une fois sorti de son tank blindé, tout peut lui arriver, à notre client. C’est pourquoi nous devons adopter une formation particulière et n’en plus démordre. On va se placer en vol de canards sauvages, façon Ibsen remanié Audiard. Moi, en pointe, œuf ajaccien, à tout seigneur tout tonneur. Je talonnerai le groupe de mon mieux. Cinq mètres en arrière, Pinuchet examinera l’environnement avant. Béru fermera la marche en s’efforçant de contrôler l’environnement arrière. Si un coup de feu est tiré, je veux qu’en moins d’un dixième de seconde l’un de nous trois soit en mesure de le situer, ça joue ?
Bien causé, non ? En big chief !
— Vu ! fait gravement le Navré.
— Banco di Roma ! clame le Tonitruant.
On se déploie dare-dare derrière le groupe composé en fin de compte de trois personnages. Le président reste flanqué de deux gardes du corps athlétiques et souples comme des danseurs de jazz. Il va, d’une démarche lourde de quinquagénaire ankylosé par une longue inaction, en roulant somptueusement les épaules. Les formalités d’embarquement et douanières s’effectuent sans dommage.
Une fois dans la salle des départs, je me mets à défrimer les autres passagers. Peut-être un meurtrier se tient-il aux aguets parmi ces petits groupes vautrés sur les banquettes ? Cependant, j’imagine mal qu’un coup de main (et à plus forte raison, de pétard) puisse se produire dans ce local clos cerné par les douaniers. Dans l’avion également une action brutale est improbable, à moins que l’appareil ne soit intercepté ? C’est un sport tellement pratiqué, de nos jours. Autrefois on jugeait les gens pour détournement de mineur, à présent c’est pour détournement d’avion. N’importe qui, avec le moindre couteau, voire un pistolet-briquet, peut se payer une balade autour du monde en superjet, avec champagne-caviar et hôtesse sur les genoux. Jadis les forbans se mettaient à trois ou quatre au moins pour arraisonner une diligence occupée par une demi-douzaine de pégreleux. Aujourd’hui, un gamin ayant un Eurêka à fléchettes, le sens de l’humour et le goût des tribulations s’empare d’un équipage et de cent passagers plus facilement que d’un vélo. Dans le fond c’est plutôt joyce, non ? Ça met l’aventure à la portée des petits artisans.
À l’heure prévue, les établissements Swiss-Air nous invitent à gagner le bord derrière le popotin onduleur d’une belle blonde dont la chute de reins est tellement fascinante qu’on la suivrait à pied jusqu’à Venise.
— Attention, mes braves, lâché-je à mes archers au moment de débouler sur le terrain, surveillez bien les bâtiments de l’aéroport, des fois qu’un dégourdi se tiendrait embusqué dans des cagoinces avec un crache-pralines à bésicles.
Je viens de comprendre que ce cheminement jusqu’à l’avion, sur les pistes de ciment, peut être critique. Le général Savakoussikoussa devient une cible surchoix. Quoi de plus fastoche pour un flingueur que guetter depuis un local désaffecté quelconque ? C’est même la solution idéale pour un type chargé de liquider notre homme.
Dans le fracas des réacteurs, le bruit des détonations ne serait pas perceptible et, avant qu’on puisse déterminer le point de tir, l’agresseur aurait largement le temps de vider les lieux après son chargeur.
D’instinct je marche à reculons, faisant des signes vers les terrasses, comme si je les adressais à quelqu’un. Il y a un fourmillement, tout là-haut. Le soleil joue dans les mille fenêtres et sur les armatures métallisées, transformant l’aéroport en un gigantesque bloc uniforme. « Mon petit San-A, me dis-je avec cette tendre familiarité que je ne réserve qu’à moi, si un malin foudroie l’ami Savakoussikoussa, tu auras beau battre le record du monde du quatre cents mètres, tu n’arriveras jamais à temps pour retapisser l’assassin. Conclusion, il vaut mieux protéger le bonhomme. »
Là-dessus je presse le pas pour me plaquer positivement contre le président. Heureusement il est courtaud et je suis grand. Pour l’atteindre, il faudrait me transpercer auparavant, ce qui serait fort dommage, je ne vous le fais pas dire.
Nous arrivons sans le moindre encombre à la passerelle située à l’avant de l’appareil. Pendant dix secondes, Savakoussikoussa[1] va se trouver absolument à découvert. Mon palpitant désordonne. Je compte les degrés. Un… deux… trois… Et cette pomme qui stoppe au milieu de l’escadrin, et qui, en bon politicard qu’il est resté, soucieux de jouir d’un piédestal, se retourne pour dominer les voyageurs. Il retrouve un mouvement instinctif de toréador « brindant » à la foule. Ça tient du salut romain et du geste de bienvenue.
Je me dis qu’un gros fruit rouge va soudain mûrir sur le plastron de sa chemise largement offert aux Ravaillac éventuels.
— … Cinq, six… sept…
Hop ! il a disparu, englouti par la bouche noire de l’avion. Je respire. Toujours ça de gagné.
Une des importances de la vie, c’est de reculer les moments fatals.
Une fois dans le zinc, il chique les vedettes modestes, le président. S’affuble de lunettes blanches (les Blancs mettent des lunettes noires) et prend l’air absent du type important qui consent à se frotter un moment au commun des mortels. Il accepte un gorgeon de champ’, le siffle à l’Eric Von Stroheim et se met à tapoter le hublot au moyen d’une espèce de stick dont le pommeau d’ivoire représente une main. Sceptre ou grattoir ? Les deux peut-être ! Combien de souverains, jadis, ont dû se paniquer le morpion avec l’emblème de leur puissance ?
Bérurier qui occupe un fauteuil de la même rangée se penche souventes fois en avant pour défrimer l’ancien leader.
— J’te jure que je le connais ! affirme-t-il à Pinaud. Si j’saurais, je lui demanderais…
On décolle superbement au-dessus du Léman. En bas, dans le bleu du lac, des voiliers font semblant d’aller quelque part avec des grâces de mouettes. Pour les petites distances, un Boeinge devient une espèce d’ascenseur à angle aigu. Le temps d’atteindre tes dix mille mètres, v’là que tu redescends.
— Caviar ou foie gras ? demande l’hôtesse toute gracieuse à ces messieurs.
Le gars Béru louche sur le plateau.
— Un peu mignardes les porcifs, mon petit cœur, murmure-t-il. Je voudrais pas vous chercher des noises, mais je trouve que ça moule un peu, la jaffe, dans les zavions de dorénavant. Au début vous aguichiez le clille avec des bouffes copieuses, mais maintenant c’est le buffet de la sous-préfète que vous aboulez ! Enfin donnez-moi les deux !
La très gracieuse le sert, le sourire enchanteur aux lèvres.
— J’me ferai jamais à vos assiettes de carton, reprend le grincheux. Vous devez guère amocher vos jolies paluchettes dans l’eau de vaisselle, ma jolie.
Soudain, il se fige comme un qui s’étouffe ou qui se souvient d’avoir oublié de fermer le robinet de sa baignoire.
— Bordel de merde ! s’exclame-t-il.
Il fourre son plateau par-dessus celui de Pinuche et s’élance. Hélas ! il a oublié de détacher sa ceinture. On perçoit un craquement et Sa Majesté part en avant, ayant arraché les rivets fixant la sangle. Dans sa ruée, il renverse l’hôtesse, puis le steward ainsi que le chariot roulant supportant les nourritures (lesquelles, vu notre confortable altitude, ne sauraient être qualifiées, fût-ce par Gide, de nourritures terrestres). S’ensuit un joyeux magma de cuisses, de bras, de caviar, de champagne et autre béarnaise. Le tout, passé à la moulinette, donnerait un Canigou ou un Ronron de first quality ! Le Gravos chevauche l’hôtesse avec une soupière de fruits rafraîchis sur la bouille et seize toasts au foie gras collés aux miches, comme autant de rustines sur l’enveloppe fatiguée d’un ballon captif. Ça confuse sérieusement en First ! Les gardes du corps (de ballet. À ne pas confondre avec les balais du corps de garde) croyant à un début d’attentat dégainent déjà des revolvers grands comme des pièces à longue portée pour dépressuriser à tout-va. Le steward pense qu’on leur fait le coup du déroutage, que tout cela est un coup fourré monté. Il rampe jusqu’au poste de pilotage pour affranchir le commandant, lequel met d’office le cap sur Cuba. Bref, on vit un instant d’exception, comme seul Béru a le don de les créer. Enfin l’ordre revient.
— Bougre de triple buse ! le houspillé-je, qu’est-ce qui t’a pris ?
Le Mastar recueille de son index en curette les boufferies maculant ses hardes.
— Je m’ai rappelé d’où je connaissais Césarin ! déclare-t-il en montrant le président. C’est le mot vaisselle qui m’a rebranché sur le courant lumière.
Il s’approche du général en retraite (beaucoup de généraux connaissent des retraites anticipées et précipitées).
— Salut, Pattemouille ! claironne notre ami.
Le président, qui ne badine pas avec son stick, a un soubresaut terrible. Comme si une mouche tsé-tsé venait de le piquer. Il arrache ses lunettes de nuages d’un geste brusque pour mieux découvrir l’effronté.
— Ben quoi, roule pas ces lotos, mon pote ! exclame le Dodu, tu me remets pas ? T’as la cervelle qui fissure, Mec ! Le bulbe format noisette, comme aut’fois ! J’sus le sergent Bérurier ! Rappelle-toi : les tirailleurs sénégaloches ! Tézigue, t’étais plongeur à la roulante ! Je t’ehaussais de corvée biscotte tu me refilais en loucedé du lard gras, vu qu’à l’époque j’avais un appétit de cannibale, sauf le respect que je dois à ta famille !
— Oh ! parfaitement ! Mais oui, certainement, bien sûr, évidemment, parbleu ! bredouille le président.
— Eh ben, Pattemouille, on ne salue plus ? tonne Béru.
Affolé, le président gardavouse. Faut le voir, debout, le tranchant de la main droite collé à l’oreille, pouce replié dans la paume.
— Repos ! lâche Alexandre-Benoît, magnanime. Alors, Pattemouille, selon d’après ce que je m’ai laissé dire, tu serais devenu président de la République dans ton bled ?
— Effectivement, sergent.
— Seulement, poursuit Béru, branque comme je te connais, y a fallu que tu te fasses virer comme un noir-bec.
— J’ai été victime d’une révolution, sergent !
— Tu veux que je te dise, Pattemouille ? Révolution mes fesses ! Si t’aurais z’eu pour deux ronds de ce que tu peux pas comprendre là ou je pense, tes révolutionnaires seraient été se faire cuire un œuf d’autruche ! Seulement t’as jamais eu de suite dans les idées, mon gars. Président de la république ou pas, t’as la mentalité d’un plongeur. Dis à ton chien-penché d’aller s’asseoir ailleurs, qu’on bavarde !
Savakoussikoussa fait le nécessaire et Béru prend place auprès de son ancien subordonné.
— Marrant que je t’aie pas retapissé du temps de ta célébrité, Pattemouille. Faut dire qu’une photo de noirpiot sur du papier journal, ça ressemble à une tache d’encre. D’aut’ part, je crois que j’ai jamais su ton vrai blaze quand on était aux Tirailleurs. En tout cas la santé m’a l’air bonne. T’as pris du poil blanc et de la bonbonne, mais c’est de tonnage, hein, car t’es plus vioque que moi. À part ça, tes femmes et tes enfants vont bien ?
— Très bien, sergent, je vous remercie.
— Alors, tu vis en Suisse, toujours selon d’après ce qu’on raconte ?
— C’est la vérité, sergent.
Béru le considère de profil.
— Tu manques d’activité, Mec. Tu ressembles à une omelette froide. Dommage qu’on se soye pas rencontrés quand t’étais président. Tu me nommais ministre de l’Intérieur et t’aurais encore ton trône. Enfin t’es pas vergeot, quoi, voilà tout ! Et sans indiscrétion, où qu’ tu vas, de ce pas ?
Un finaud, Béru, dans son genre, vous ne trouvez pas ? Magistrale, la manière dont il tournoie au-dessus de sa proie… Cela dit, avouez qu’on a un bol extravagant, non ? Chargés de surveiller Savakoussikoussa, voilà que celui-ci se met au garde-à-vous devant le Gros ! Une aubaine !
— Je vais à Venise, sergent ! Chez un ami…
Bérurier se retourne, m’adresse une œillade pareille au phare d’Ouessant.
Puis, mettant la main sur l’épaule du président, il chuchote :
— Dis donc, Pattemouille, révolutionné comme t’as été, tu chocottes pas de te baguenauder avec juste deux connards comme porte-flingues ?
Savakoussikoussa beigit.
— Je suppose, poursuit diaboliquement le Gros, qu’on ne fait pas une carrière de président sans casser des œufs. Imagine que des petits rancuneux veulent se payer ta peau, pour le coup ils peuvent t’aligner comme une pipe en terre. T’as pas réfléchi à ça, avec la cuillerée de rillettes qui te sert de ciboulot ?
Ainsi apostrophé, l’ancien homme des tas se met à glafouiller des bécotines.
— Mais, sergent… Je ne pense pas que… Il serait improbable qu’un… Je ne vois pas pour quelle raison on…
— Que tu penses pas, c’est pas fait pour me surprendre, assure l’Impitoyable. Reusement que je pense pour toi, mon vieux Pattemouille. T’as vu ce qu’est arrivé chez les Kennedy ? Et encore, eux autres c’est comme qui dirait les Clérans de la politique. Tandis que toi t’en es que le gugus. Je voudrais te poser une question, ma vieille noix de coco, tu crois z’en Dieu ?
— En plusieurs, avoue le Président, je suis polythéiste.
– Ça te manquait ! ricane l’Obèse. Eh bien, laisse-moi te dire qu’un de tes bons Dieux nous a placés sur ta route, mes potes et moi.
— Comment cela ? éperduse Savakoussikoussa.
— Tu sais notre profession ? Non, naturliche. Tu te figures que j’suis encore sergent au 116e Tirailleur, crêpe comme je te me rappelle. Eh ben non, mon pote. Moi aussi j’ai fait mon chemin dans la vie, seulement, à la différence de Tégnace pâteuse, j’ai eu le chou de conserver ma situation. Je m’ai pas fait déboulonner par quatre bougnoules armés de lance-pierres, moi !
Il emphase de la glotte.
— Inspecteur principal, Pattemouille, sans vouloir t’en fiche plein les lanternes, le vieux Chpountz à moustaches, près de l’hublot idem, et le beau gars derrière nous est commissaire. Y se trouve qu’on a pris deux jours de vacances, les trois, et qu’on a décidé d’aller à Venise bouffer une cagnotte qu’on s’est constipée au cours de l’année en jouant au yam. Avoue que l’hazard est grand ? On va pouvoir s’occuper de ta santé et te garantir des courants d’air consécutifs aux trous de balles.
– Écoutez, sergent, balbutie le « protégé » du Gros, votre proposition me touche beaucoup, mais…
— Y a pas de quoi, coupe Bérurier, si on s’aiderait pas entre anciens du 116e, y aurait de quoi se poignarder l’oigne avec une saucisse, fiston. Tu sais que j’ t’en ai jamais voulu d’être nègre ? Tu le sais ?
— Oui, sergent, je le sais ; seulement je descends chez un ami.
— Et alors ? Tu te figures qu’on va tordre le nez dessus, Pattemouille ? Les amis de nos amis sont nos amis, oublie-le pas !
Le président se tortille dans son fauteuil.
— C’est-à-dire qu’il serait peut-être, heu… délicat, de… d’arriver en groupe chez…
— Qu’est-ce qu’il branle dans la vie, ton pote ?
— Il est comte !
— Justement, les bons comtes font les bons amis, se poile Sa Bérurerie. Et où qu’il habite, ton comte à la con ?
— Le palais Alcalivolati, sur le Grand Canal !
— Tu juges ! Faudra tirer nos piaules à pilou face tellement qu’en a dans sa crémerie. Un palais ! Si ma femme m’y voirait, elle en resterait comme le radio de la Méduse.
Là-dessus, le Gros s’agenouille sur son siège.
— San-A, me dit-il, si tu permettrais, je te présente mon copain Pattemouille qui a subordonné sous mes ordres du temps que j’étais sergent au 116e Tirailleur. T’as p’t-être entendu causer de lui, il a été président de la république dans un bled pourri entre l’écateur et le topique du Sigittaire ? C’est comment t’est-ce, le nom de ta contrée, Pattemouille ?
— Le Kuwa ! murmure Savakoussikoussa.
— Exaguete, remémoire A.-B.B.
— Mes respects, Excellence, fais-je en m’inclinant.
Le terme fait pouffer La Bedaine.
— Oh, dis, San-A ! murmure le Gros, exagère pas. Excellence, à ce mâchuré qu’est même plus président de la république ! Le gonfle pas, tu vas lui faire éclater les hémorroïdes ! Tu sais ce qu’il vient de me proposer ? De nous emmener tous les trois dans le palais d’un de ses aminches, à Venise ; c’t aimable à lui, non ?
– Ô combien ! m’empressé-je, votre invitation me touche infiniment, Excellence, et je ne sais comment vous remercier.
— T’inquiète pas, coupe le Péremptoire, on se comportera en gentelmans ; pas question de se pointer au palais les mains vides. On achètera une boutanche de chianti et une boîte de tutti quanti à l’épicier du coin avant de grimper.
Un qui doit être fort marri (s’il existe), c’est le meurtrier en puissance du président. La façon qu’on entoure Savakoussikoussa, il a le bonjour pour le composter. Ou alors faut qu’il se paie carrément la chouette hécatombe, qu’il nous aligne tous, les gardes du corps et mes potes.
Magloire avance au milieu de nous comme dans un cocon noir et blanc. Honnêtement, j’arrive pas à définir son sentiment exact, au libérateur du Kuwa. Est-il content de se savoir protégé ou importuné par ces intrus ? Mortifié de se faire traiter en plongeur par l’ex-sergent Bérurier ou touché de sa mansuétude ? Il garde un visage résigné. Il parle peu. Faut avouer que le Gros tient le glavioteur pour les deux. Parti dans les évocations militaires, il passe son régiment en revue, si je puis dire : le colon, l’adjudant, des gus fourvoyés sous ses ordres, c’est un tour d’horizon complet du 116e. Il y déniche des apothéoses, Béru. Le passé devient juteux au fur et à mesure qu’il passe. Chez l’homme, tout s’engourdit, s’épaissit avec l’âge, sauf la mémoire. Plus il prend du carat, plus il lui dégouline des souvenirs. En vieillissant, il macère dans ses jeunes années, comme un bout de barbaque racornie dans des bouillons.
— Tu te rappelles de Gros-Cul ?
Son Excellence se le rappelle. Elle hoche la tête, s’efforce de sourire. Mais le cœur n’y est pas, ses lèvres craquent quand elle se marre, alors que les vraies joies sont toujours bien huilées.
C’est dans une ambiance de chambrée malodorante, de mur escaladé, d’homosexuels rossés, de lits en portefeuille et de corvées de chiottes qu’on déboule sur le Grand Canal à bord d’une vedette tomobile flambant neuve et battant pavillon italoche.
Moi, j’sais pas ce que vous en pensez, je trouve qu’on ne va pas assez souvent à Venise et qu’on y va mal. C’est toujours la grosse gonflée touristique, pendant les mois sans « r » mais avec « q ». La méchante grouillance internationale-congés-payés bardée de Kodak. J’aime pas Venise quand elle cause anglais et que les Ducon-Lajoie y font de la gondole pour carte postale. J’en raffole, par contre, lorsqu’elle est peinarde, assoupie dans des dimanches matin de saison morte. Elle devient pour lors la plus merveilleuse ville du monde. On y flotte dans une toile du Tintoret. Nulle autre part on peut ressentir cette paix fabuleuse.
Savakoussikoussa est assis dans le milieu de l’embarcation et nous continuons de le cerner. M’est avis, les gars, que le Vieux ne serait pas joyce. Car enfin, il a bien laissé entendre qu’il tenait à ce que « le destin de notre copain s’accomplisse ». Ce qui l’intéresse, lui, c’est l’assassin ; or, pour qu’il y ait assassin, il faut qu’il y ait assassinat, non ? Ou bien je me goure ? Conclusion, en protégeant l’ancien homme d’État nous faillissons à notre mission. Je me promets de relâcher ma garde ultérieurement. Avouez que comme cas de conscience ça se pose là, non ?
En un peu moins de pas longtemps, nous parvenons au palais Alcalivolati, lequel se dresse légèrement sur la gauche quand on regarde à droite. Si ça n’est pas l’un des plus beaux de Venise c’est, en tout cas, l’un des plus délabrés. Ses pilotis le pilotent mal car il commence à être un tantisoit peu de guingois. Sa façade est en haillons. Les peintures qui la décoraient à l’époque de sa splendeur, ravagées par le temps, ne composent plus qu’une espèce de mélasse honteuse. Les jalousies pendent comme des sacs en toile devant des ouvertures de bidonvilles. Il manque des carreaux aux fenêtres et le débarcadère (qui éventuellement sert d’embarcadère lorsqu’on le lui demande poliment) achève de verdir, de moussir, de moisir, de pourrir et de s’engloutir. Un chien blanc, crevé, flotte, les pattes en l’air au milieu d’une escadre de trognons de choux. Est-ce un présage ? Je descends le premier de la vedette (c’est pas la première vedette d’où je descends !). Un petit coup de sabord aux alentours. C’est bonnard, infiniment calme en ce midi vénitien de septembre. Y a des odeurs de friture et de safran, des bribes de musique, des appels de gondolier dans les étroits canaux.
Toute ma fine équipe me rejoint. Je gravis le perron branlant comme une denture de boxeur et je frappe à la porte charançonnée. Le heurtoir de cuivre est couvert de vert-de-gris. J’ai dû l’actionner un peu trop violemment car, d’une part il me reste entre les doigts, et de l’autre part il creuse un trou dans la lourde vermoulue.
— Tiens, fais-je à Béru en fourrant la main de métal dans sa poche béante : un souvenir de Venise-la-folle !
Par l’orifice nouvellement pratiqué, je peux bigler l’intérieur du palais. J’avise un vaste hall agrémenté de colonnes de marbre au fond duquel s’offre un escalier aussi marmoréen que le visage du maréchal Pétain. Les balustres sont écaillés, la rampe fendue, les marches usées, et à la place du lustre magistral de jadis, une grosse ampoule emmitouflée dans des toiles d’araignées pend au bout d’un long fil morose.
L’intérieur est tellement vide, tellement caverneux, que mon coup de boutoir résonne interminablement, comme lorsqu’on largue une coquille vide de L.M. sur la lune, si vous voyez ce que je veux dire ?
Au bout d’un instant, une grosse vieille vêtue de noir apparaît au tournant de l’escadrin. Ses cheveux blancs, séparés par une raie médiane, lui composent une sorte de casque. Son visage est grisâtre, fendillé. Elle vient délourder en maugréant. Elle mate les six personnes groupées devant elle et, pendant une pincée de secondes, j’ai l’impression qu’elle va nous virguler ce qui subsiste de porte à travers la frime.
— Buon giorno, leggiadra mia ! lancé-je avec joyeuseté en ensorcelant la duègne d’un sourire qui ferait roussir le slip d’une chaisière.
Elle grommelle :
— Ne vous donnez pas la peine d’essayer de parler italien, espèce de malappris, je suis espagnole et je comprends le français !
Ça me la coupe. Les rires de mes compagnons me font grimper le rouge de la honte jusqu’au cuir chevelu. Savakoussikoussa amorce un pas en avant.
— Je suis le président, dit-il, le comte m’attend.
— Il vous attendait à un ou deux, pas à six ! grince la vieille girouette. Mon repas ne sera pas assez copieux !
Béru est l’homme de ce genre de situations embarrassantes.
— Vous filez pas la cervelle en mayonnaise, mon petit loup, dit-il à la vieille. Le temps de faire une virouze chez vos fournisseurs habituels et je te vous prépare une jaffe qui vous fera baver sur le parquet.
Une voix acide dégringole des échos dont le palais regorge :
— Pronunciamiento !
— Ouais ? glapit la vieillarde avec tant de vigueur que l’intérieur de nos oreilles se plisse comme des dessous de champignons.
— Qu’est-ce que c’est ? insiste la voix.
— Ton copain le négus, Fausto ! Avec une ribambelle de types !
Charmant accueil, non ? Je comprends que le cher Magloire n’ait pas été enthousiasmé par la perspective de nous amener ici.
— Fais monter au lieu de bavasser, bougre de vieille chouette !
— Et mon cul, sale con ? rétorque la domestique au comte.
En général, les Italiens de la high society conservent le goût du faste, le sens du décorum et de la tradition gentilhommière. Ils attigent côté ronds de jambes, courbettes et broute-paluches. À ce qu’on dirait, ça n’est pas le cas au palais Alcalivolati.
En caravane nous escaladons l’escalier de marbre. Des odeurs de sépulcre nous fouettent les narines. On arrive à un premier étage lugubre. Face aux marches, une immense double porte ! L’un des battants a été cloué au mur par une traverse de bois vu que ses pentures ont mis les adjas (prenez garde à la penture !). L’autre, dangereusement incliné, conserve encore des souvenirs de moulures et des bribes de dorures.
On pénètre dans un salon dont seuls pourront se faire une idée les ceux de mes lecteurs qui connaissent la salle des pas perdus de la gare Saint-Lazare. La désolation, mes gus ! Une hypothèse d’enfer rêvée par Léonor Fini. Des lambeaux de rideaux pourpres aux fenêtres. Une cheminée gigantesque, fissurée, brisée, dans le foyer de laquelle pyramident des gravats. Le mobilier ? Jamais repéré un tel bric-à-brac sous le hangar des pires chineurs. On a bradé ce qui subsistait de vendable. Ne restent que des sièges effondrés, des bahuts sans portes et sans pieds auxquels viennent s’ajouter des caisses et des cantines en fer rouillées.
Régnant sur cet antre (pylorique), un étrange individu occupe le milieu du local. Il est assis dans un fauteuil roulant, seul objet qui soit en bon état au palazzo. C’est un zig très maigre, hâve, creux de poitrine, avec de grands yeux noirs étincelants, de longs cheveux poivre et sel qui lui pendent de chaque côté de la frime, des oreilles qui battent des ailes, des joues envahies par une barbouze maladive qu’on laisse végéter par flemme, le rasage constituant sans doute l’ultime culture physique du bonhomme. Il a un manteau sur les genoux, en guise de plaid : une vieille pelisse à col mité.
— Salut, général ! lance-t-il à Savakoussikoussa. Merci d’être venu jusqu’à la bonne vieille épave que je suis !
— Ravi de vous revoir, comte ! assure Magloire avec un brin d’emphase.
Le président a un geste circulaire.
— C’est magnifique chez vous ! ajoute-t-il.
— Vous dites ça parce que vous êtes né dans une case enfumée de votre brousse, général ; en réalité, le palais des Alcalivolati est maintenant plus délabré que Pompéi, et presque autant que moi. Vous avez vu ce que je suis devenu, Magloire ? Une vieille guenille disloquée au milieu d’un tas de courants d’air ! Ah ! où est-il le temps où nous roulions à travers la savane dans une jeep, à la poursuite des rebelles ! Vous vous souvenez, général, quand nous jouions à faire le ménage, tous les deux ? À celui qui abattrait le plus de prisonniers au coup à coup. On mettait deux revolvers et deux cartons de cartouches à terre, et on comptait jusqu’à trois avant de s’élancer. Ça ressemblait au départ des Vingt-Quatre Heures du Mans !
— Vous me battiez toujours ! sourit le président.
— Parce que j’étais mieux familiarisé avec les armes je mettais moins de temps que vous pour recharger. Quel a été notre score fleuve, déjà ?
Savakoussikoussa fronce les sourcils.
— 153 à 210, récite-t-il.
— Exact ! jubile l’infirme. Nous avons dû brûler les corps car on avait oublié de faire creuser leurs tombes aux prisonniers avant le concours. Ce qu’on a pu s’amuser, misère de mes os ! Dites, général, vous vous rappelez cette grosse femme qu’on avait empalée sur un arbre ébranché, au tronc enduit de graisse ? Le lendemain matin elle était parvenue au bas de l’arbre.
Il rit et ajoute à travers ses soubresauts :
— C’était l’épouse du gouverneur, si mes souvenirs sont exacts ! Je l’avais dénichée alors qu’elle se planquait dans un baril vide.
— Oui, mon cher ami. Vous avez fait beaucoup pour le Kuwa libre, déclare Savakoussikoussa. Mais je manque à mes devoirs, permettez-moi de vous présenter mon escorte…
Congratulations. Le comte Alcalivolati tique un peu en apprenant que nous appartenons à la police française ; il se rassérène toutefois lorsqu’il sait que Béru est un ancien compagnon d’armes du bougnoule et que leur rencontre fut « fortuite ».
— C’est poilant, déclare Béru, quand je vous entends appeler Pattemouille général, j’ai envie de me fendre la cerise ; vous pensez : un locdu que je lui ai savaté les meules tante épluche !
Le comte gratte ses tifs gras d’un ongle aussi noir qu’une grand-mère de l’île de Sein. Des choses blafardes se mettent à pleuvoir sur son plaid improvisé.
— Peut-être, indirectement, le Kuwa vous doit-il son changement de régime, mon cher policier, remarque-t-il. Le Blanc a merveilleusement su conditionner le Noir pour lui donner des goûts d’indépendance. Les grandes idées révolutionnaires ne sont pas nées dans les cerveaux mais dans les derrières. Messieurs, ma masure est pleine de pièces toutes plus inconfortables les unes que les autres, installez-vous à votre gré, comme vous le pourrez, en laissant au président la dernière paire de draps qui doit rester ici.
Nous nous apprêtons à obtempérer lorsqu’une femme paraît. Elle est digne de notre hôte. J’imagine que c’est la personne qui a affranchi le mystérieux correspondant italien du Vieux à propos de l’affaire Savakoussikoussa. On dirait une actrice du cinéma muet. Elle est très brune, avec le teint très pâle, des yeux délimités au crayon noir, de longs cils, des accroche-cœur et un bandeau dans les cheveux. Elle a la trente-cinquaine, des formes souples et porte une robe de chambre brochée comme les ouvrages du Fleuve Noir.
L’arrivante s’immobilise pour nous considérer à travers la fumée de sa cigarette. En la voyant, le comte devient tout sucre.
— Président ! s’écrie-t-il, permettez-moi de vous présenter la signora Francesca Fumaga à qui je donnerai mon nom avant qu’on ne le grave sur une pierre tombale ! Considérez-la comme étant la comtesse Alcalivolati. Si je ne l’ai point encore épousée, c’est par impécuniosité, un Alcalivolati ne pouvant se marier à la sauvette. J’attends mes derniers instants qui justifieront un mariage express, mon lit de mort nous servira d’autel.
La dénommée Francesca dédie un sourire incertain au président, puis elle se tourne vers moi et m’accorde un regard tellement appuyé que je manque tomber à la renverse. J’ai eu bien des tickets au cours de ma vie, mais des gros comme çui-là, positivement jamais. Son regard charbonneux m’arrache les fringues des endosses et me dépiaute séance tenante. Il me viole en bourrasque. Me fait les trucs les plus osés. J’en bredouille des châsses. D’instinct, je fais un pas en arrière. L’homme le plus hardi, ce genre d’œillade l’épouvante. Il craint de se faire gober comme une huître, au vu et suce de tout le monde. Ça intimide, une goulue, ça panique les sens. Le mec, il est désorienté du roseau. Il flexible du radada, intensément. Ça lui met en cause les rigidités triomphantes. Il se trouve mignard, soudainement, mal apte, quoi !
— Francesca mia, poursuit le comte, auriez-vous la bonté de guider le président jusqu’à une chambre habitable et de veiller à ce qu’il manque de tout avec un maximum d’agrément ?
Pour la première fois la voix de Francesca retentit. Elle est basse, un peu rauque, agrémentée d’un merveilleux accent italien qui la fait cascader comme une source en montagne.
— Ma certainementé, messieurs, si vous voulare mé souivre.
Tu parles qu’on la suit, la chérie ! Fascinés par son valseur ondulatoire, tous les six. Même la Baderne jetonne à outrance sur les formes appétissantes de la future comtesse. Je me demande comment il s’y est pris, Alcalivolati, pour se faire une personne de ce gabarit, du fond de son fauteuil à roulettes… Tout en marchant, la signora Fumaga nous babille des trucs.
— Cette maison, dit-elle, ressemble davantage à des arènes qu’à un palais. Elle est tombée en ruine au cours des derniers siècles car les Alcalivolati ont eu la bougeotte et se sont mis à parcourir le monde au lieu de réparer les brèches de la demeure ancestrale. Une tradition dans cette famille fameuse, les voyages ! Le Vénitien, notez, il a ça dans le sang, voyez Marco Polo ! Chez les Alcalivolati : du kif ! Des arpenteurs d’espace ! Des bouffeurs de globe. Ils reviennent au palais pour claboter, se disant qu’il tiendra bien debout sur ses pilotis jusqu’à leur mort. Des petits égoïstes, quoi !
Béru réconforte la dame en lui affirmant qu’il a participé au salut de Venise en achetant une carte postale représentant le palais des Dodge (ou des De Soto, il se rappelle plus la marque).
Un qui paraît lointain, c’est le président général Savakoussikoussa. Il ne se met pas en frais pour son hôtesse. En v’là un qu’est guère bavard, et ses gardes du corps encore moins. Sans charre, ils ont l’air de broyer du noir, les Kuwiens. On dirait que Venezia leur flanque le cafard… Dame Francesca les installe dans trois chambres un peu moins grandes que la salle Wagram, avec vue sur le Grand Canal. Ensuite elle case Béru et Pinuche sur les arrières, me gardant pour la bonne bouche.
— Je vous ai réservé la plus belle pièce, murmure-t-elle, une fois que nous nous trouvons seulâbres.
— Madame, morigéné-je, ce n’est pas moi l’invité de marque !
— Il n’importe ! riposte-t-elle : c’est vous le plus beau, et cette qualité prime les autres à mes yeux. Les gens se soucient de moins en moins de ce qui est esthétique et ils ont tort.
Comment que c’est envoyé, ça, madame ! Cet abordage carabiné ! C’est la Surcouf du rentre-dedans, Francesca !
Elle pousse une porte sur les panneaux de laquelle on aperçoit encore deux amours dodus du prosibus en train de souffler dans un ballonnet d’alcootest ou apparenté. Une chambre infiniment plus majestueuse que les précédentes apparaît. Il y a encore des vitres aux fenêtres, des tapis au sol, et, sur une majestueuse estrade, un lit à baldaquin qui aurait fait crever Louis XIV de jalousie.
— Savez-vous qui a occupé cette chambre, monsieur ? demande-t-elle avec ce bel accent que je renonce à exprimer car je n’aime pas me casser la nénette outre mesure.
— Non, madame, mais j’espère que vous allez me l’apprendre ?
— L’un des Vénitiens les plus illustres, monsieur, puisqu’il s’agit de Casanova en personne.
— Casanova ! m’écrié-je.
— Parfaitement, c’est là qu’il a aimé pendant, dit-on, huit jours et huit nuits consécutifs, Rosana, l’épouse du comte Guido Alcalivolati, lequel se trouvait en mission auprès du pape, et c’est là aussi qu’il lui fit un enfant. En apprenant la chose, le mari bafoué mourut de colère, ce qui arrangea admirablement les bidons de la fautive. Dès lors, les Alcalivolati sont en fait des Casanova pur fruit. La chose est de notoriété publique.
Elle referme la porte.
– Émouvant, n’est-ce pas ? ajoute-t-elle en me désignant le plumard.
— Très, conviens-je.
Francesca va s’asseoir sur le lit.
— Tout est resté en état depuis ce mémorable adultère. L’ombre polissonne du grand Casanova flotte probablement dans cette pièce…
Elle a croisé ses jambes magnifiques et, grâce à ce mouvement, de même qu’à la hauteur inusitée du pageot, j’ai une vue imprenable sur ses charmes.
Un silence pesant s’installe dans la chambre historique. Nous nous regardons. Francesca est grave. Elle me tend son fume-cigarette dont la gauloise serait mégot sans lui. Je m’en empare et vais écraser le bout incandescent dans la cheminée. Lorsque je me retourne, la dame a déjà dégrafé son chemisier. Elle a les seins à l’air. Un très charmant spectacle, je dois dire. C’est du produit en parfait état de conservation, ferme et belliqueux.
Moi, malgré ma décontenance, je me dirige vers le pieu. C’est automatique. Pour me fortifier, je me dis : « Qu’est-ce qu’il aurait fait à ma place, Casanova ? » Bon, la réponse, je peux la formuler sans interroger un guéridon. Conclusion : je vais pas me laisser damer le pion par un foutu hâbleur de Vénitien qui a dû mentir au moins autant de fois qu’il a brossé ! Non ? Ou alors je place le nationalisme beaucoup plus bas que la ligne de flottaison ? Dites-moi franchement votre avis, si toutefois vous en avez un… Vous êtes toujours là à me bouquiner, à m’ingurgiter la déconnanche sans piper une broque, c’t irritant à la fin, vot’ mutisme.
Quand je suis à deux pas de la sous-comtesse, à la zyeuter en me demandant par quel mignon bout je vais la choper, v’là madame la signora qui recule dans le pucier à Casanova, sans me perdre du regard.
— Viole-moi, si tu l’oses, porc infâme ! elle me virgule commak.
Porc infâme ! À votre San-Antonio si gentil, galant, aimable et plus délicat qu’un pétale de rose ! Y a pas une pointe d’abus, les gars ? Elle se liquéfie de la houppe, Mame Francesca, ou si c’est son sensoriel qui clopine ? C’est comme cette provocation, de but en blanc : « Viole-moi si tu l’oses ! » Après s’être déballé la crémerie modèle. Ah, je vous jure qu’il y a du courjus dans son système glandulaire. Moi, ce genre de démonstration, ça suffirait à me déboulonner la fringale. J’en ai les bras qui me tombent ; les bras et tout le restant. On dirait une tigresse en gésine. En reculant elle ouvre généreusement les jambes si bien que j’aperçois, comme je vous vois, l’endroit délicat qui va peut-être lui permettre de devenir comtesse.
Vachement ombreux, son site classé ! Le gus qui se fourvoie à travers son maquis intime ne doit pas omettre d’emporter une boussole et des vivres, non plus qu’une machette bien affûtée. Oh pardon ! Pour lui rallier le Grand-Saint-Bernard, faut pas avoir peur de défricher. J’en ai maté, pourtant, des cressonnières ! Des frisées, des exubérantes, des déplumées, des nubiles, des en friche, des bien coiffées, des blondes-pour-de-vrai, des brunes, des rouquines, des rasées, des qu’avaient du toupet, d’autres qui ressemblaient à des algues, des qui faisaient penser au lit d’un torrent en été, d’autres à celui d’un torrent en crue ; des bien bouclées, façon archange ; des soyeuses, des en crins, des crépues pire qu’astrakan, des végétatives, genre oasis mal irriguée, et pis d’autres encore, bien marrantes, avec des sentiers comme dans les rizières ; oui, j’en ai vu et dégusté des tombereaux, mes poulettes, mais une comme celle de la belle signora Fumaga, jamais.
C’est de l’anomalie animale, de l’extravagance congénitale. Comment pourrais-je vous la décrire sans choquer ceux qui considèrent Daniel Rops comme un fieffé pornographe ? Une dame gorille n’est pas pire. Ça lui part de la mi-cuisse et ça s’arrête au nombril. Vous en feriez une doublure pour votre canadienne ! Un tapis ! Vive la petite Amélie ! C’est drôlement intense à regarder ! Ça fascine ! Ça captive ! On se dit que dans un pareil piège à goinfre, le petit passionné de l’encavage risque l’asphyxie. L’amateur éclairé de baiser au lépreux, çui qui s’assoit en tailleur pour embrasser ses contemporaines, il revient plus d’une expédition pareille. Il s’égare dans le fourrage, se laisse tentaculer par les lianes traîtresses, s’embroussaille les portugaises ! Il en prend plein les trous de nose, l’hardi. Qu’il ouvre un tantisoit la bouche, et plouff ! Il lui en part une rentrée suffocante dans le clapoir ! Pour peu qu’il ait les ratiches trop espacées, ça se faufile autour de ses canines, ça lui nœud-coulante les incisives. Il lui pousse de sombres foisonnements jusqu’à la glotte ! Il agonise dans de la frisure, le martyr de la tyrolienne ! Sa menteuse entravée ne peut même plus balalaïker le bitougnot de sa partenaire, elle s’enlise le chant du cygne. De profundis ! La Toison d’Or ? Tu parles d’une plaisanterie ! D’une aigrette pour chapeau ! Quand on matouze le tablier à Francesca, on ne chante plus « Que c’est triste Venise ». On reste béant devant cette grave lagune. On regrette de ne pas avoir fait carrière dans les ponts et chaussettes, histoire de se frayer une voie de pénétration vers les intérieurs. L’Amazonie ? Tiens, fume ! Oh, mais c’est que je veux voir ça de près, mézigue. Me rendre compte de touchu !
— Viole-moi si tu l’oses ! elle répète.
J’ai bien envie d’y rétorquer : « Le temps d’aller chercher ma faucheuse mécanique et vous serez à moi, belle madame ! » En attendant je continue d’avancer, elle de reculer en faisant des effets de ronces. Un qui doit se gondoler (ce qui est son droit puisqu’il était vénitien), c’est le camarade Casanova ! Cette pensée me fortifie ! Surtout qu’elle me fait un effet bœuf (ou plutôt taureau) la comtessable. Hardi, San-A ! Pense à la chère Italie, sœur latine.
D’un double coup d’épaules, je tombe la veste. D’un geste sec, j’arrache ma ceinture. Je l’assure bien dans ma main. Elle veut de la séance surchoix, cette névrosée ? O.K., elle va en avoir ! Flaaac ! Floooc ! Je lui mets une rossée monstre.
— Je vais t’apprendre à me traiter de porc infâme, radasse, je lui commente sur le mode mineur. Tiens, vieille carne ! Déguste-moi cette infusion de cuir !
Elle glapit en se trémoussant ! Ce qu’elle est joyce ! Son jour de fête ! Le défilé aux lampions ! La nuit vénérienne sur le grand canal de l’urètre ! Vzaoum ! Floooc ! Plof ! Bigntz !
Tu parles d’une dégelée, Gaston ! J’enrogne, j’orage ! Je lui en veux d’être si truie, si la proie de ses sens ! Je la corrige avant de l’apaiser ! Mais cette correction n’est qu’un hors-d’œuvre, une mise en train, si j’ose dire…
— Oh oui, oui, oui, oui, si ! qu’elle brame. Encore ! Ancora ! Again !
Elle sait plus où qu’elle est ! Ça la rend polyglotte !
Je flagelle jusqu’à ce que l’épaule m’endolore ; jusqu’à ce que les biceps m’en cuisent. Elle est zébrée de belle sorte la ritale astrakanesque. En long, en large, en diagonale… Une zèbre à carreaux ! J’ai épargné le visage, toujours respectueux des ultimes recommandations du maréchal Ney, mort de n’avoir su choisir entre le Bourbon ou la fine Napoléon.
Lorsqu’elle gît, vagissante, je m’élance dans la brousse courageusement ! Savorgnan de Brazza ! C’est le tumulte infernal ! Le débroussaillage péremptoire ! Le forage intrépide ! Je m’emmêle, m’entremêle, me démêle, me démène, m’amène. En avant, San-A. ! La victoire est proche ! Tu les trouveras, les sources de l’Amazone ! Sus aux Indiens coupeurs de tronches !
L’orange-outange fait des efforts coopératifs très louables. Elle s’étrille des deux mains pour faciliter les recherches, permettre une avancée plus rapide dans sa zone tropicale.
On s’entraide de notre mieux. Quand chacun y met du sien, on obtient toujours des résultats positifs, les gars ! Moi, tout en fourgonnant la donzelle je me dis qu’après un exploit pareil je serai bonnard pour entreprendre la femme du yéti.
Calcer madame King-Kong ? Un jeu d’enfant… Je serai à même de m’embourber une charrette de paille, de traverser les matelas. Ah, il a des goûts bizarroïdes, m’sieur le Comte.
Au plus fort de ma charge héroïque, v’là-t-il point que j’ouïs un bruit étrange. Cela fait « pan ! » C’est très sec, très sonore. Ça ne peut pas être l’échappement d’une auto étant donné que les bagnoles sont rarissimes sur le Grand Canal. Peut-être un moteur de canot tomobile, non ? Qu’est-ce que vous en pensez ? Comme je vous pose la question, un autre « pan » retentit, absolument pareil au premier.
Là-dessus notre porte s’ouvre et Bérurier paraît, en bras de chemise, le bitos rejeté en arrière. Il apprécie d’un regard entendu notre posture.
— Déjà en train de bien faire ! murmure l’Énorme, excusez-moi si je vous demande pardon, m’sieur-dame, mais j’ai la nette impression qu’on vient de tirer des coups de pétard dans cette taule.
N’écoutant que mon devoir, je libère Francesca de ma présence. Béru louche sur la partie fourrée que je viens d’abandonner et pousse un coup de sifflet modulé.
— Mazette, dit-il, la jolie p’tite maâme a un de ces emballages à trésor qu’elle peut supporter les chocs sans crainte de le casser ! Là, là ce scalp de bougnoule ! C’te crinière d’ours brun ! Tu parles d’un gazon, Ninette ! C’est la perruque à Louis Quatorze ou quoi-ce ?
Promptement rajusté, je fonce en direction de la sortie.
— D’où provenaient les détonations, Gros ?
— De cet étage, me semble bien.
Nous déboulons in the couloir. Pinuche se tient dans l’encadrement de la chambre du président. Il a les bras ballants, la moustache aussi tombante que le fond de son pantalon.
À notre bruit, il se retourne.
— Venez voir un peu cette catastrophe, bêle la Vieillasse. Ah ! mes pauvres amis… Mes pauvres amis…
On cavale sur les dalles sonores. D’en bas, la voix d’Alcalivolati égosille des interrogations :
— Que se passe-t-il ? Francesca, où es-tu ? Qui a tiré ?
Parvenu à l’entrée de la piaule présidentielle, je me fige. Les deux gardes du corps gisent sur le plancher. L’un et l’autre ont effacé une bastos dans l’oreille et ça doit être du gros calibre car leur boîte crânienne a éclaté. Y a de la cervelle sur les murs et du raisiné un peu partout. Savakoussikoussa n’est point dans les parages. J’enjambe les cadavres et j’explore l’appartement du leader noir. En vain, l’ex-homme d’État a disparu. Je passe alors dans un petit cabinet attenant à la chambre. Il comporte une fenêtre. Celle-ci est grande ouverte. Elle donne sur un étroit canal dont l’eau noire clapote contre les pilotis du palais. En face s’étend le mur aveugle d’une bâtisse plus vaste encore que la demeure des Alcalivolati. Cette venelle aquatique est déserte. Nulle embarcation à l’horizon. Pourtant l’eau est encore parcourue de frissons argentés, en forme de chevrons. M’est idée, les mômes, qu’une embarcation à moteur est passée par là tout récemment. J’évalue la distance séparant la fenêtre du petit canal. Environ six mètres. Il y a des fils de chanvre accrochés aux motifs de fer forgé de la barre d’appui, prouvant qu’une corde y a été fixée.
— Tu parles d’une merderie ! gronde Béru. On s’est laissé pigeonner de première.
— Et comment ! je soupire.
— On s’attendait à un assassinat et ç’a été un enlèvement, murmure Pinuche.
Il est futé, le Débile. Sa cervelle a beau faire la colle, il conserve son esprit de déduction intact.
— Quoi donc, un enlèvement ? s’effare l’Obtus, si vous trouvez qu’a pas z’eu assassinat, vous autres, c’est que vous avez de la peau de boudin sur les châsses ! Et ces deux gus, là, par terre, vous croyez qu’ils sont clamsés de la grippe Dom Kong ?
— Je parlais de ton copain, le président, rectifie Baderne-Baderne ! On l’a proprement kidnappé après avoir abattu ses deux sbires.
— En effet, approuvé-je. Des types sont arrivés en vedette automobile sous la fenêtre de ce cabinet. Ils s’y sont hissés à l’aide d’une corde munie d’un grappin. Sous la menace, ils ont obligé Magloire à les suivre, et comme ses matuches se pointaient, ils les ont effacés à coups de 9 millimètres. Ça c’est l’opération de classe, du boulot de professionnel…
– Ça n’a pas traîné, soupire Pinuchet. À peine le temps d’ouvrir sa valise…
Il montre le bagage du pauvre Savakoussikoussa sur le plumard…
Béru résume admirablement la situation.
— Un qui va pas aimer ça, prophétise-t-il, c’est le Vieux !
— Chez moi ! Sous mon toit ! Dans ma maison !
Il a pas peur du pléonasme, le comte ! Il en rajoute ! En découvre de nouveaux, les jette comme crachote l’Arabe ayant dégusté un copain ayant sodomisé un camarade ayant mangé des figues. Il expectore sa rage, son désespoir, sa malédiction, sa haine des sorts mauvais qui le rongent, le minent, l’érodent telle la mer impitoyable rongeant Venise.
— Scandale ! Emmerdements ! Je n’avais plus d’argent, je n’aurai plus d’honneur ! La police ! Appelez la police, par le sang du Christ-roi ! Qu’elle accomplisse sa basse besogne ! Finissons-en ! Je meurs désespéré ! Adieu, veau, vache, Francesca, couvée ! Adieu ma chère vieille Pronunciamiento ! Ô mes cieux figés dans votre gloire ! Pardonnez-moi cette infamie ! Ô noble sang qui irrigue mes veines, change-toi en vinaigre ! Ô mon palais ! Ô mes doges vénérables ! Ô mes pigeons de Saint-Marc et de Thou ! Fientez, fientez sur mon blason terni ! Esprit du mal, accourez et m’emportez dans les enfers !
Je lui tapote l’épaule.
— Hé ! Oh, mon cher comte, on ne joue pas Faust !
Il me regarde, ses yeux cernés à demi fondus sont chargés d’égarement. Il semble mécomprendre mes paroles et mes paraboles.
— Laissez-moi ! Silence ! La police ! Pronunciamiento ! Courez au commissariat !
— Minute ! fais je en produisant ma carte de matuche, la police est déjà sur place !
Il jette un regard à la pièce officielle barrée de tricolore.
— Hein ? Quoi ? Commissaire ? Et alors ? Français ! Négatif ! Ici république italienne ! Donc, police italienne !
— Comte, m’emporté-je, vous commencez à me cavaler sur la prostate !
Mon apostrophe embue sa particule. Il prend appui sur les mains pour se soulever de quelques centimètres dans son fauteuil mobile.
— Monsieur ! Je ne saurais tolérer…
Il en faut davantage pour m’assoupir la rogne.
— J’appartiens à l’inter-poule, armé-je, en prenant soin de lui celer l’orthographe du mot, nous savions qu’un coup de main se préparait contre le président Savakoussikoussa et nous étions chargés de veiller sur lui !
Mon affirmation véhémente le calme un brin ; cependant il murmure :
— Vous avez une façon de veiller sur lui !
Et vlan, dans les gencives ! Je passe outre.
— Béru, Pinuche, voulez-vous emmener ces dames dans une autre pièce et veiller à leur sécurité pendant que je vais m’entretenir avec le comte ?
— Certainement, sans aucun doute, rétorque le Mastar en bichant Francesca par une aile.
« Vous permettez, belle dame, que je vous accompagnarde ? ajoute le Galantin. »
Il m’adresse une œillade friponne et sort en fredonnant :
— Et vas-y donc, Mélina, Mélina,
Et vas-y donc, sur le gazon !
Demeuré seul avec mon hôte, je m’accoude à la hotte de la cheminée, j’ôte ma cigarette et l’ayant jetée dans l’âtre, attaque :
– À moi, comte, deux mots !
Il relève sa tête ravagée par la vie. Ses longs cheveux gras forment des mèches qui ressemblent à des plumes mouillées.
— C’est dément, n’est-ce pas ? murmure Alcalivolati.
— Peut-être moins que vous ne le pensez ! réponds-je. Dites-moi, comment se fait-il que Savakoussikoussa, après être resté claquemuré pendant des années dans sa propriété vaudoise, soit brusquement venu chez vous ?
Ma question semble l’inciter à la méditation. Alcalivolati réfléchit avant de répondre. Puis, de sa voix de girouette mal graissée, il répond :
— Nous avions un projet dont il fallait qu’on discute. Or, dans mon état, les voyages me sont pénibles…
— Quel projet, comte ?
— Par la peau de mes couilles, s’emporte-t-il, vous êtes bien indiscret !
— Moins indiscret que les deux cadavres qui gisent à l’étage supérieur, rétorqué-je du tac au tac. Attendez-vous à subir bien d’autres questions indiscrètes, mon cher, de moi et de gens encore moins conciliants. Alors, ce projet ?
Il se ratatine, provisoirement vaincu.
— Vous le savez, dit-il, j’ai participé d’une façon active à la révolution du Kuwa et j’étais aux côtés de Magloire pendant sa campagne. L’idée m’est venue d’écrire un livre sur cette page d’histoire africaine. Elle a d’emblée enthousiasmé le président.
— En effet, la littérature est à l’heure du document, admets-je, de l’événement raconté par un témoin. Vous avez déjà écrit, comte ?
Il hoche sa tête de Christ raviné.
— Rien d’important, mais on se plaît à me reconnaître un joli brin de plume. Dans cette foutue brouette je ne peux guère espérer m’employer autrement. Raconter leurs souvenirs constitue le lot de consolation des aventuriers sur la touche.
Depuis un moment, mon attention est sollicitée par le fauteuil de l’infirme. On a, à l’aide d’un cordon, fixé un coussin sur la plaque du repose-pieds. Sa housse est aisément lavable car elle comporte une fermeture Éclair qui permet de l’ôter en un tournemain.
Pourquoi tiqué-je à la vue de ce coussin ? Peut-être parce qu’il est neuf et que, malgré tout, on lui a attribué les fonctions les plus humbles puisqu’il supporte les pinceaux de l’infirme ? Ou plus simplement parce que votre San-Antonio a autant de pif qu’une meute ? Toujours est-il que je m’approche d’Alcalivolati et que je me baisse brusquement. J’écarte ses panards afin de pouvoir palper le coussin.
— Qu’est-ce qui vous prend ! s’emporte le comte.
Ça craque sous mes doigts, à travers des épaisseurs de polyester. Posément je commence à délacer le cordon. Au-dessus de moi, Alcalivolati écume ! Penché en avant, il s’efforce de me repousser misérablement.
— Voulez-vous me laisser, tonnerre de Dieu ! En voilà des façons ! Qui vous permet…
Il cogne à poings raccourcis. Très raccourcis, même, si bien que cette grêle de coups n’a pas grande portée.
Je libère le coussin et je tire sur la fermeture, comme on ouvre un sac.
— Salopard ! glapit l’Italien ! Charogne ! Fumier !
Il continue dans sa langue maternelle, ce qui lui assure une plus grande autonomie d’invectives et flatte mes tympans.
En souriant je retire du sac une liasse de billets de banque. Des dollars ! Bien verdâtres, bien craquants ! On en mangerait !
— Fichtre, dis-je, des coupures de cent !
Je compte les biftons. Il y en a cinquante. Ça représente trois bons millions de lires, ça !
— De quoi remplacer quelques carreaux aux fenêtres de votre masure, hé ? fais-je en glissant les banknotes dans ma fouille.
Mon geste le met en transe :
— Ladro ! Assassino ! il vitupère. Mon argent ! Mes économies !
— Des économies dont vous seriez bien en peine d’expliquer la provenance, mon bon ami !
— Au secours ! À l’aide ! La police ! se régosille Alcalivolati.
Je vais cramponner un bougeoir sur le tablier de la cheminée. Un tronçon de chandelle baveuse y subsiste. Je l’allume. Ensuite de quoi je ressors les dollars et m’en évente négligemment.
— Mon bon comte, dis-je, je vais vous faire une proposition honnête. Chaque fois que je vous poserai une question, si vous y répondez franchement, je vous rendrai un billet, dans le cas contraire, je le brûlerai. Vu ?
Un pareil marché lui coupe le sifflebroque. Il n’en croit pas ses larges éventails à libellule, le pauvre paralytique. Tel que ça se présente, il va perdre l’usage de ses brandillons, à force de se cailler la laitance.
— Primo : d’où provient ce fric ?
— Je vous l’ai dit : ce sont mes économies !
— Dommage, fais-je en enflammant la coupure, ça démarre mal, vous êtes vraiment pas raisonnable.
Ses vitupérations reprennent. Il me charge avec son fauteuil en rameutant la maisonnée. Béru s’annonce, croyant sa rescousse nécessaire.
— Besoin de moi, Mec ?
— Pas encore, dis-je en écrasant sous ma semelle ce qui reste du billet enflammé. Il me reste 49 talbins à brûler avant de changer de méthode.
— M’sieur le comte refuse de s’affaler ?
— Pire : il ment !
— C’est pas beau, ça, assure le Gros en lui retroussant une beigne à laquelle participent toutes les phalanges de sa paluche.
Sous l’impact, le fauteuil du sous-produit casanovesque traverse toute la longueur du salon et va percuter le mur du fond. Les roues se mettent illico en 8, si bien que le siège cesse d’être roulant.
— S’il s’ostine, fais-moi signe : j’ai des rognes plein les pattes, avertit sa Majesté. Moi je retourne vers sa radasse qu’est en train de me faire un numéro de charme dont auquel je ne te dis que ça.
Puis, baissant charitablement la voix, il ajoute :
— Il se pourrasse que je termine c’ que t’as commencé, Gars !
Et Béru exit !
Fort excité.
Je me consacre à nouveau au comte.
— Vous disiez donc, à propos de ces dollars ?
Il a le regard tout blanc, les lèvres aussi. Sa crasse pâlit. Son nez se pince. Un peu de compassion me taraude.
— Allons, je vais vous aider, histoire de vous montrer la marche à suivre, mon vieux. Quelqu’un vous a contacté en vous demandant de trouver le moyen d’attirer Savakoussikoussa à Venise, exact ?
Il ouvre sa bouche sur une langue plus chargée qu’un ciel d’automne.
– Ça vous la coupe, hein, ma petite tête de comte ? Vous comprenez bien dès lors que ce serait folie de me mentir. Je suis au courant de tout, et je n’attends de vous que des détails. Ce pognon vous a été remis à titre d’acompte sur l’opération, oui ou pas ?
Il acquiesce. Homme de parole, je lui glisse un billet dans la main.
— Je sens que vous allez peu à peu récupérer votre blé, papa, assuré-je. Quand vous a-t-on contacté ?
— Il y a une quinzaine de jours.
Il a droit à cent nouveaux dollars.
— De quelle manière ?
— Par téléphone.
— Où est le téléphone ?
Il hésite, puis me désigne la pièce voisine. Je m’y rends. Effectivement, un vieil appareil mérovingien est posé sur une table empaperassée. Je décroche. C’est le vide absolu. Le silence total.
L’impitoyable inertie de la matière muette. L’absence d’ondes sonores intégrales.
Renseigné, je lâche le biniou pour rejoindre mon « client ».
— Votre téléphone est aussi inapte à la communication d’idées que vous au marathon, mon bon. J’en conclus que vous m’avez encore menti, ce qui, selon nos conventions, ampute votre pactole de cent nouveaux dollars.
J’approche le bifton de la flamme.
— Non ! Arrêtez ! s’éperde Alcalivolati, on m’a coupé la ligne depuis quelques jours seulement.
Je le considère d’un œil aussi cloaqueux que flétrisseur. La colère doit ensanglanter ma prunelle car il bat des paupières de façon aussi désordonnée que l’oisillon déniché bat des ailes.
— Fausto, vous voulez me faire admettre que, trente secondes après avoir traité une affaire de cette importance par fil, vous vous êtes laissé carboniser la ligne alors que tout restait à faire ?
— Mais bien entendu : EXPRES ! rétorque le comte. Exprès, afin que mon correspondant soit obligé de se manifester de façon plus tangible, comprenez-vous ? Je n’aime guère avoir affaire avec des voix anonymes.
Il a un accent de vérité qui vous ébranlerait un collégien pubère. Je me dis qu’après tout cette conduite convient parfaitement à un ex-aventurier. Il a voulu débusquer la partie adverse.
— Si vous ne me croyez pas, cherchez sur mon bureau, vous y trouverez les avis de la compagnie des téléphones me menaçant de coupure. Comprenez-moi, commissaire : un type m’appelle un matin et se met à me baratiner longuement. Il m’annonce qu’il appartient à une agence de presse américaine désireuse de faire une enquête sur Savakoussikoussa. Or, notre président, depuis sa chute, se terre sur les bords du Léman, dans une maison inexpugnable. Le bonhomme du téléphone me dit qu’il y aura dix mille dollars pour moi si je parviens à le faire venir à Venise. Il me souffle un argument valable : la rédaction d’une biographie de Savakoussikoussa. Moi, que voulez-vous, dans la foulée j’accepte. Regardez-moi et regardez autour de vous : ce n’est que dénuement et misère dédorée. La perspective de pouvoir gagner un paquet de fric malgré ma paralysie m’a survolté. J’ai dit oui, mille fois oui, en craignant qu’il ne s’agisse d’une blague.
— Et ensuite ? tranché-je, pour m’éviter de lui montrer que je comprends parfaitement sa réaction.
— J’ai reçu ces dollars. Donc, ça carburait. Je suis entré en contact avec notre pauvre Magloire. Lorsqu’il m’a signifié son accord, j’ai commencé à prendre peur, à me dire que ce micmac cachait du louche. Alors j’ai laissé interrompre ma ligne pour forcer mon correspondant à se manifester autrement.
— Et ça a marché ?
Il fait la moue.
— Plus ou moins.
— C’est-à-dire ?
— Retournez dans mon bureau. Vous y trouverez sur un rayon, un vieux bouquin à reliure rouge consacré à la garde papale, j’ai glissé entre ses pages les messages que m’a adressés le type en question.
— Vous ne m’avez pas parlé de la voix de ce joyeux luron, Fausto ; d’abord en quelle langue s’exprimait-il ?
— En italien, mais avec un formidable accent yankee.
— Un homme de votre classe se fait une idée d’un personnage d’après sa voix, j’aimerais connaître la vôtre ?
Il branle le chef, comme le collégien pubère dont je parlais plus haut (ou plus bas, car en écrivant j’ignore si ma première allusion à ce jeune homme ne sera pas placée en bas de page et la seconde en haut) le ferait de son zizi.
— Bizarre, évase-t-il.
— Mais encore ?
— On eût dit que mon interlocuteur s’efforçait d’être rude et nasillard.
— Bref, vous l’imaginiez comment ?
Il réfléchit.
— Eh bien… en vérité je l’estime plus intellectuel qu’il ne tenait à le paraître.
— Il vous a appelé souvent, avant qu’on ne mette votre turlu sur la touche ?
— Deux fois.
— Parlez-moi de la seconde.
— Ce fut bref. Il me demandait si j’avais du nouveau. Je lui répondis : pas encore. Il m’ordonna alors d’activer et raccrocha.
J’hésite, puis je jette le paquet de biftons sur ses genoux.
— Tenez, Fausto, c’est ma semaine de bonté !
Je pars à la recherche des fameux messages. Il y en a trois. Ce sont des télégrammes. Tous sont postés de Venise. Le premier est sec comme une bouteille de gin : « Prière rétablir urgence ligne téléphonique. » Et c’est signé (puisqu’il faut obligatoirement signer un télégramme) Alcalivolati.
Cocasse et astucieux, non ? Le gars a pris pour pseudonyme le nom même de son correspondant. Le second est un peu plus révélateur, preuve indéniable que la tactique d’Alcalivolati n’est pas mauvaise.
« Exige réponse urgente sinon contrat rompu. Stop. Vous laisse envisager conséquences. Stop. Placer à tombée de nuit lettre sous heurtoir de votre porte. Alcalivolati. »
Quant au troisième, il retombe dans le laconisme.
« Avons pris note. Stop. Espérons pour vous que voyage ami suisse ne sera pas ajourné. Alcalivolati. »
J’opère un virage sur l’aile et je rallie le comte.
Lui cloquant le second message devant le pif, j’interroge :
— Racontez !
Pas besoin de lui faire un dessin sur le bide avec une lampe à souder. Il a décidé d’y aller franco, Fausto, de becqueter à ma gamelle de bon appétit pour essayer de s’enrayer les méchantes calamités.
— J’ai fait placer un billet sous le heurtoir, déclare-t-il.
— Qui disait ?
— Il annonçait l’accord de Savakoussikoussa et précisait la date de sa venue.
— Je suppose que vous avez dû faire le guet pour essayer d’apercevoir celui ou celle qui est venu le chercher ?
— En effet, mais j’en ai été pour ma nuit blanche et un sacré rhume de cerveau. Je n’ai vu arriver personne. Cependant, au matin, le billet n’y était plus. Je suppose qu’on est venu le chercher en gondole, en passant par le petit canal Cesarino et que le messager a rampé sous la fenêtre derrière laquelle je me tenais embusqué.
— Qui a placé le mot sur la porte ?
— Francesca, car, naturellement, je n’ai pas mis ma vieille gouvernante au courant de cette aventure.
— Ces trois télégrammes exceptés, vous n’avez plus eu de nouvelles de votre correspondant ?
— Plus aucune, je le jure sur…
— Vos quatre mille neuf cents dollars ? je lui réparte.
Le seuil du salon-salle des pas perdus (pour tout le monde) franchi, j’aborde le bizarre, pénètre dans l’insolite, affronte le jamais vu d’une allure de matador sortant de la reine avec la queue du toro dans la main.
Agenouillée sur un prie-dieu dépaillé, la vieillarde ibérique prie en espagnol le Seigneur misère y corps d’yeux pour que les deux black murders commis en ce palais ne jettent pas l’eau probe sur son Fausto chéri qu’elle a nourri jadis de ses mamelles flasques. Scène touchante, un tantisoipeu pittoresque, et à coup sûr émotionnante. Assez classique, pourtant, les vieilles Espagnoles étant faites pour prier, comme la phalange pour sévir. Aussi dois-je passer une autre porte avant de découvrir le stupéfiant spectacle annoncé dans les toutes premières lignes de ce cinquième chapitre, lequel, vous l’allez voir, sera riche en péripéties.
Imaginez, mes zouaves, que la pièce en question est sommairement meublée d’une petite table aussi bancale que Louis XIII, d’une chaise et d’un canapé qui n’attend plus que la bonne volonté d’un brocanteur pour libérer les lieux de son infamie.
Ces trois meubles sont utilisés à part entière par mes amis et la future comtesse. Assis sur la chaise, Pinuche écrit des choses à la table, en tirant une langue dégoulinante d’application. Pendant qu’il s’évertue dans les calligraphies, Béru se déguste la Francesca dans le canapé. C’est à dessein que je dis « dans le canapé », car le poids du couple creuse durement le sommier, transformant ce dernier en une sorte de hamac ajusté dans un cadre de bois. Et c’est poussé par mon éternel souci de l’exactitude que je prétends qu’il la déguste, les trucs mis en application par le Gros mobilisant davantage sa menteuse que son scoubidou aventureux. Je ne vous fais pas de croquis, mais toutes les personnes dont le numéro de permis de conduire se termine par 69 auront pigé. J’aime rester évasif, quelquefois. Nous vivons une époque où, plus on se cantonne dans la sobriété, plus on a une chance de ne pas heurter les autorités connes-pétantes.
À mon bruit d’entrée, le Mafflu redresse sa trogne congestionnée.
— Ah ! C’est toi, se rassure-t-il, je gâtais un peu madame pendant le temps mort, vu que la pauvrette, avec son comte engourdi du calbar, n’a pas l’occasion de se faire dépoussiérer le trésor tous les jours ! Moi, ajoute-t-il, dans les ordinaires, je laisse quimper les gamineries de ce gendre, mais quand je me trouve nez à nez avec un pareil paillasson à bouclettes, je peux pas résister, Mec. J’ai l’impression d’embrasser le père Noël sur la bouche, de faire la lèche aux quat’barbus, de r’monter les sources de la Mazone.
— Tu as une manière de faire progresser l’enquête, rouscaillé-je, tandis que la dame Francesca refait surface et, pudiquement, nous soustrait ses très relatives nudités.
— Ben, tu nous as ordonné d’emmener les gonzesses et de leur faire prendre patience, objecte le Mahousse, tu eusses préféré que je leur raconte la mort de Louis XVI ?
Il se marre :
— J’ai trouvé plus joyce de lui partir à la recherche du Petit Poucet dans la barbouze à Barb’ bleue !
Pinaud, qui n’a encore pas réagi, tousse dans sa main en cornet, essuie les scories ainsi recueillies aux basques de sa veste et déclare :
— En ce qui me concerne, San-A., j’ai fait travailler mon cerveau.
Il frappe du bout des doigts le carnet ravagé posé devant lui.
— Mes réflexions sont consignées ici.
— Allons bon, v’là la comtesse de Saumur en chômage, gouaille l’Infâme. Les Mémoires d’un âne, deuxième époque ! Je demande à lire !
Pinaud tourne vers moi le masque tragique des martyrs hépatiques :
— Saurais-tu user de ton autorité pour imposer silence à ce goret ? me demande-t-il. Ses transports immondes envers une personne impliquée dans une affaire de meurtres et de kidnapping risquent fort de porter préjudice à sa médiocre carrière…
Du coup, le Gros tourne au bleu azur.
— Pardon ! dit-il en se campant, poings aux hanches, ai-je bien j’ouï ? Ce vieux suceur de pastilles me chercherait du suif ? Ce biscornu se permettrait de charrier atteinte à mon norabilité ? Cette loque fripée ferait caca sur mon pedigree ? Ça ressemble à un rat gâteux et, ça vous traite de goret ! Je connais des morcifs de roquefort moisis plus appétissants que ce furoncle mal percé et ça voudrait vous faire taire ! Parce que ça déconne du stylo sur un carnet, ça se prend pour Jean-Paul Mauriac ou pour François Sarthe ! Misère ! J’aurais pas peur de me dégueulasser la main que j’y collerais une mandale sur le museau, à c’t’ enfoirure ! Non mais, visez-moi ce déchet : y ferait dégobiller une poubelle ! Y cause pas : y dégouline !
D’une main tremblante, la Vieillasse rallume son mégot.
L’ayant tété et s’étant consciencieusement noirci le bout du pif à la flamme fumeuse de son briquet, Pinaud déclare :
— Monsieur Bérurier, vos vitupérations d’ignare sont sans effet sur moi !
La réplique cloue sur place le Pachyderme. Il a une espèce de geignement douloureux, Pépère. Il se tourne vers moi et murmure :
— Non, mais t’as entendu ? Y m’appelle monsieur et y m’ vouvoie !
Je m’assois sur le coin de la table branlante.
– Écoutez, les gars, dis-je. On a perdu le Négus, son kidnappeur s’est évaporé et deux braves garçons se sont fait flinguer à quatre mètres de nous ; si après ces brillantes performances vous trouvez encore le moyen de jouer des pantalonnades pour militaires en vadrouille, c’est que l’heure de la retraite a sonné pour vous, mes drôles.
Ils plongent du pif, les Laurel et Hardy de la maison Pouleman.
— C’est lui qui… attaquent-ils en chœur.
Puis ils rient.
— Tu permets ? fais-je en cramponnant le carnet du Débris.
J’y lis, magnifiquement calligraphié d’une écriture vieillotte, inclinée, riche en pleins et en déliés, aux majuscules ornées de petits poils enlumineurs :
1° Après un examen à la loupe de la pièce où a eu lien le kidnapping, suis en mesure d’affirmer que le kidnappeur se trouvait dans la maison avant l’arrivée du président.
2° Quelqu’un lui a permis de s’introduire dans la maison.
3° Ce quelqu’un est la maîtresse du comte.
C’est tout.
Mais c’est passionnant malgré son caractère évasif.
— Viens un peu par ici, Pinuche ! enjoins-je en lui rendant son carnet.
Sans piper, nous gagnons la chambre aux deux cadavres.
— Maintenant que nous sommes à pied d’œuvre, j’attends tes commentaires, César. Où as-tu pris que l’agresseur se trouvait planqué ici ?
Le Bêlant sort une loupe de philatéliste de sa fouille et me la tend.
— Va examiner la barre d’appui de la croisée, San-A.
J’obéis, fort intrigué. Mais j’ai beau promener la loupe sur les volutes de fer, je ne distingue rien d’anormal.
Je le dis à mon subordonné qui s’en montre tout jubilard.
— Justement, me dit-il, il n’y a rien, or il devrait y avoir !
— Et y avoir quoi, noble vieillard ?
— Des éraflures. Pour fixer, depuis le canal, une corde à cette barre d’appui, il eût fallu un grappin, nécessairement, or, regarde bien : la rouille est uniforme. On a attaché la corde, comprends-tu ? At-ta-ché. Et on ne peut l’attacher que depuis l’intérieur, par conséquent « avant l’arrivée du président ». Maintenant va regarder sous le lit à baldaquin.
J’y cours, j’y vole, j’y nouvenge. Les reptations sont d’autant plus aisées que le plumard est haut sur pattes.
J’aperçois des traînées dans l’épaisse poussière recouvrant le parquet, plus trois pièces de monnaie. Conclusion, un gus quelconque s’est carré sous le pageot et, pendant cet affût, un peu de mornifle a coulé de ses vagues.
— Je crois t’avoir suffisamment démontré l’article 1 de mon résumé, bavoche le Moisi lorsque je ressors en m’époussetant. Pour ce qui est de l’article 2, il coule de source, car on ne saurait admettre qu’un individu soit entré et ait évolué dans cette demeure sans la complicité d’un ou de plusieurs de ses habitants. Et maintenant, article 3, j’ose affirmer que cette personne pileuse est la complice présumée car, selon la servante, c’est elle qui a décidé de la répartition des chambres. Elle aurait même eu une discussion avec le comte à propos de celle-ci, Alcalivolati voulant laisser la sienne au président.
Ayant opéré son numéro de haute voltige mentale, le Délabré se réenflamme les baffles.
— Bravo, Pinuche, approuvé-je, tu possèdes toujours ce talent analytique en comparaison duquel Sherlock Holmes ferait figure d’amnésique. Ton raisonnement se tient, seulement tu oublies une chose, ma vieille ganache : c’est la mère Francesca qui a donné l’alerte à propos des mystérieuses tractations relatives à la venue de Savakoussikoussa.
— Et alors ? objecte Baderne-Baderne, n’était-ce pas la meilleure manière de se disculper à l’avance ? Si tu m’en crois, cette femme est une panthère noire, San-A. Elle a trouvé le moyen de causer des tracasseries au comte qu’elle hait visiblement et de palper la grosse galette. Tu as vu comment elle t’a neutralisé d’emblée pendant que s’opérait le rapt ? Elle savait qui tu étais. À présent elle se laisse gloutonner par Bérurier pour faire croire qu’elle est nymphomane. Le diable en jupon, crois-en ma vieille expérience ! Cette gredine a tout organisé. Pourquoi a-t-elle prévenu le correspondant du Vieux, au lieu de la police italienne ? Parce que cette dernière aurait mis sur cette affaire des effectifs susceptibles de la faire rater. En se confiant à un agent secret, elle se mettait à couvert et limitait le dispositif de protection : à preuve !
Brave Pinuche ! Les courants d’air perfides du palais délabré ont réveillé son éternel rhume de cerveau, et son pif coule comme la pointe d’une stalactite au printemps. Je considère avec tendresse ses joues creuses marquées de rides profondes, ses vêtements gris comme le mauvais temps, son œil doux et surpris, son mégot jaune, sa moustache carbonisée…
J’ai peine à admettre qu’une solide intelligence habite cet être frileux, bredouilleur et disert. Pourtant, en maintes occasions, le vieux Pinuchard nous en administra la preuve.
Il lève son regard poussiéreux sur moi, lit mon indécision et, posant sa main en bois d’os sur mon épaule, murmure en reniflant :
— Nous sommes dans une vilaine impasse, mon petit, crois-moi : il faut jouer à fond la carte de la femme, si on veut limiter les dégâts.
Elle pousse des soupirs de bûcheron participant au concours du meilleur bûcheron de l’année, Francesca Fumaga. C’est la grosse reluisance, mes chéries, votre pudeur (si bien imitée) dût-elle en souffrir.
La monstre troussée. La charge héroïque, interprétée vagistralement par Alexandre-Benoît Bérurier. La fureur du fignedé en délire, son débridement intégral. L’escalade des spasmes à haute tension. Ils ont massacré le canapé, éparpillé les morceaux, disloqué le sommier, éventré le matelas, lacéré les housses, éplumé les coussins, lézardé le mur, délamé le plancher. Ils gambadent du derche, les infernaux. Ils rugissent, vrombissent, gémissent, génissent, gésinent, implosent, implorent, s’intègrent, furaxent, brassent, convertissent, juxtaposent, aboutissent, conjuguent, incorporent, supplantent, rechemisent, prévalent, dévalent, avalent, s’entre-stupéfient, s’extasent les organes, se lubrifient, sérologuent, déglandent, poussent, arrachent, oignent, rognent, éclaboussent, implantent, suggèrent, psalmodient, modifient, s’impriment, s’expriment, se répriment, se surestiment, se convertissent, se compriment, se surpriment, se cégétisent, communient, communistent, heureuquicomulyssent, se magnifient, se marient ! Bravo ! C’est grand ! On ne peut pas ne pas contempler ! Ne pas acclamer ! Ça transporte ! Depuis les gladiateurs, jamais vu pareil spectacle ! Apothéose de la fureur animale ! Dépassement de la viande ! La gloire organique intégrale ! Le volcan éruptif qui rogne ! Versailles grand-siècle ! Grand cercle ! Plaouf ! Zim ! Quand j’avance Hercule… Vive l’avarié ! T’en veux-t’y, n’en voualà ! Et bonne année grand-mère ! Le sabre de mon père ? Tiens, fume ! Les folles nuits sur le Gland Canal ? Me faites pas gondoler ! Un coït signé Béru est garanti bon rut !
Enfin il n’est de bonne compagnie qui ne se quitte ! Ces titans de la chose s’immobilisent dans la glorieuse douleur de leur assouvissement. Ils gisent, cétacés de l’amour accompli, dans les décombres de leur fureur sensorielle.
Des bouffées ouraganes passent encore dans l’air confiné de la pièce. Les ondes de leurs gesticulations continuent de nous éblouir. Le silence s’étend sur Venise la belle, dans l’immense lagune, troublé seulement par la prière de la vieille, dans le couloir.
Ayant dévidé toutes ses prières espagnoles, plus ses oraisons italiennes, elle récite à présent ses litanies françaises ; ce qui vous prouve que le croyant a intérêt à être polyglotte s’il veut baliser son chemin du ciel.
— Seigneur, mon Dieu, cher doux Jésus, sainte Marie pleine de grâces, implore la brave vieillarde, délivrez-nous du mal, et surtout délivrez mon Fausto de cette grande pute, de cette salope maudite, de cette truie purulente, de cette garce infâme, de cette charogne puante, de cette guenon plus poilue que Satan, de cette vache en chaleur, de cette abomination. Que tous les saints, tous les anges et archanges de Votre paradis s’unissent pour la faire crever. Que les cancrelats la dévorent ! Qu’elle devienne une flaque de pus ! Que son souvenir sente la merde ! Et que le souvenir de son souvenir fasse dégueuler tout un chacun. Amen !
Là-dessus, comme cette vénérable personne semble douée pour les langues, elle attaque en anglais assimil :
— My God…
Je cesse de lui prêter attention, ce qui m’obligerait de composer un texte approximatif, susceptible de choquer les puristes, pour me consacrer aux deux faiseurs de prouesses.
— Madame et chère tornade, dis-je à Francesca, croyez que j’apprécie l’agrément de votre accueil. Vous poussez très loin vos devoirs d’hôtesse, ce dont je vous félicite, cependant, nous devons prendre certaines dispositions qui nécessitent un entretien préalable avec vous. Si donc vous voulez bien remettre votre slip et abaisser votre jupe pour ne pas distraire notre attention, nous allons passer à des choses moins agréables, mais plus sérieuses.
Comment que c’est virgulé, non ?
J’sais bien que mon style fait des envieux, et même des envieilles, mais j’y peux rien : c’est congénital.
Tandis qu’elle se rajuste et se dédécombre, je la bigle avec intérêt, me demandant qui elle est au juste, pour se permettre tant d’impudeur et de salacité. Généralement, les putes en personne ne se laissent point glisser à de tels excès démonstratifs (et possessifs). Des mangeuses d’hommes de cette trempe, des escaladeuses de julots pareillement enragées, on n’en trouve plus que chez les petites bourgeoises de province, épouses de notaires ou d’assureurs généralement, toujours partantes du réchaud et qui vous écossent une braguette en moins de temps qu’il n’en faut à un amoureux pour effeuiller une marguerite.
— Eh bien, me voici prête, déclare hardiment Francesca Fumaga. Est-il indiscret de vous demander ce que vous attendez pour prévenir la police ?
Son regard me brave. Je sens des picotements dans ma main droite, la gifleuse, la terrible.
— Ma chère, lui fais-je, êtes-vous donc si pressée d’aller en prison ?
Son regard noir prend des reflets aubergine.
— Pardon ? grince la donzelle.
— Y a pas de quoi, j’y rétorque.
— Vous insinuez que j’ai quelque chose à voir avec cette horrible histoire ? qu’elle reprend.
— Grand Dieu non, je n’insinue pas…
— Ah bon !
— Je n’insinue pas : j’affirme !
Elle manque un peu d’air ; pour corser son asphyxie, je lui gicle la fumée de ma cigarette dans les trous de nez. C’est peu galant, mais il est des circonstances où la muflerie est payante.
Elle tousse. Bibi, le fils unique et préféré de Félicie, lui allonge une baffe capable d’arracher la tronche d’un scaphandrier. Francesca part aux quetsches.
— Brute ! Sale type ! elle hurle.
Puis se tournant vers le preux Béru :
— Mais faites quelque chose, gros lard ! elle lui lance.
– ’Scuse-moi, poulette, dit le Gros en la relevant.
Une fois qu’elle a retrouvé l’équilibre, Alexandre-Benoît me demande :
— Elle a trempé dans cette affaire, t’es sûr ?
— Certain.
— Menteur ! trépigne la gueuse en me montrant le poing.
Calmement, Sa Majesté la biche par une aile.
— Emménage tes espressions, gamine, avertit le Mammouth, mon camarade ici présent ne ment jamais.
Elle lui pouffe au pif :
— Tu crois ça, porcellino !
Bérurier sait se contrôler dans les cas délicats.
— Porcellino, ça veut dire quoi t’est-ce au juste ? demande-t-il.
– Ça signifie goret, déclare la vieille Pronunciamiento qui vient d’entrer, à bout d’oraisons, attirée par l’algarade.
— Ah ! Ça veut dire goret, répète le Dodu en retroussant sa manche, comme le faisait Ambroise Paré avant d’opérer un mecton de le vésicule biliaire. Goret, vous êtes certaine, chère Maâme ?
— Absolument.
Lors, Gras-du-bide altercationne l’étrange compagne du comte.
– Écoute un peu ce que je vais t’avertir, ma gosse, murmure-t-il en se massant les doigts, quand je viens d’avoir des gentillesses pour une dondon dont à laquelle j’ai fait fumer le bonheur, pire qu’un n’haut-fourneau, je tolère pas qu’a me traite de goret, fût-t’est-ce en italien !
— Pour qui te prends-tu, paffuto ! grince la Francesca.
Derechef, Béru demande à la cantonade :
– Ça veut dire quoi, paffuto ?
Et, derechef, la vieille traduit fielleusement :
— Bouffi !
— Oh, bon, je vois, approuve le Vigoureux en refoulant son chapeau sur l’arrière de son crâne afin de se débarrasser des pénombres nocives ; en somme Mâme Frisette m’injure dès le libérément, hmmm ? C’est le suif pour le suif. La rogne vicelarde par goût de la bisbille. On s’en est morflé plein les baguettes et maintenant on chochotte, on pintarise devant le monde pour s’éponger la confusion. Y en a qui vous décerneraient la médaille du mérite ou, tout au moins, vous proposeraient un coup de chianti réparateur, mais médéme Du Gland c’est la maison Barnum, la Comédie-Françouze en déplacement ! L’escalade Milan ! Au lieu de remercier l’homme, ça lui joue l’opéra italoche ! Car mène, Y a qu’ mes, La gerce de Maâme Angot et tutti frutti ! Tu veux que je te dise en bon français ce que t’es, fillette ? Une pouf ! Une radasse ! Un brancard ! La veuve porno ! Une attenteuse de pudeur ! Et complice de meurtre, en suce ! Graine de pénitencier ! Gibier de gibet !
Il ponctue chaque invective d’une beigne, Alexandre-Benoît. Des tartelettes bien nettes, magistrales ! Flic ! Floc ! Flac !
Elle en a la gogne de traviole, Francesca ! La fumée qui lui échappe des yeux ! La gaufrette en plein guingois. Des prémices hémorragiques au pif. Elle essaye de rebiffer ! Lance des coups de griffes, des coups de pied à son ex-partenaire à part entière. Que tchi ! Le Gros subit comme un bœuf subit la mouche harceleuse. Il en ricane. Ça l’émoustille ! Lui met des appétits massacreurs sous-cutanés. Lorsqu’il se tait, son bras retombe comme celui du sémaphore (et fais reluire) après le passage du train (ou avant, j’écris S.N.C.F. sans avoir de formation ferroviaire).
Francesca gît sur le plancher. La vieille Pronunciamiento en larmoie de bonheur. Elle décoche un coup de tatane à la drôlesse. Elle murmure des présages indicibles. Rêve tout haut de supplices somptueux, dignes de la Rome antique. Des années de haine refoulée, distillée, pétrie avec ferveur se libèrent. Elle entre en transe. La gueuse abattue réveille en la vieillarde des émois sexuels. Elle prend son panard de fin de siècle, l’espago. Ses entrailles de nourrice retrouvent une floraison. De la sève ranime ses branchages décharnés.
Pour le coup, je trouve un biais fumant, mes fils, pour faire causer Francesca. Me voici déguisé en Ponce Pilate ! Les petits Cadum entretiennent la beauté !
— Cette gourgandine voulait faire accuser de meurtre le cher Fausto, chuchoté-je à l’oreille déshydratée de Pronunciamiento. Elle a tout manigancé. Si elle ne nous révèle pas immédiatement le nom de ses complices, le comte sera arrêté, jeté en prison et, probablement, condamné à cinquante ans de travaux forcés, ce qui n’arrangera pas son état de santé !
Elle hennit, la viocarde. Un sanglot de fureur la secoue.
— Faites-lui cracher son venin, à cette vipère ! grince-t-elle.
— Humm, ce n’est guère le travail d’un homme. Nous vivons dans une civilisation axée sur le culte de la femme, ma pauvre amie.
— Alors laissez-la-moi ! dit-elle, je me charge de lui arracher ses petits secrets d’hyène.
Exactement le service que j’espérais de la digne duègne.
— Ce n’est pas très régulier, biaisé-je.
— Et ce qu’elle a fait, cette chienne en chaleur, ça l’est, régulier ? Des années qu’elle fait le malheur de Fausto. Elle l’a ruiné, rendu infirme à force de le tirlipoter[2]. Ah, elle va payer, dussé-je finir mes jours en prison !
Elle en glaglouille de la trémole, en zinzingue du clapoulet, s’en embardofle le gros tigeur, s’évaste la mollarde, se ponctifie l’éracleur. Elle membrouze, dame Pronunciamiento ; elle pictoburne, clamahuche, défroste. C’est l’empachage, l’abougnaze excessif, la fouinoche béchue sans retenue, le furchnops, quoi, n’ayons pas peur des mots (et camées ajouterait Théophile Gautier).
— Mes ciseaux ! Where are my scalpello ! Enfin l’instant dont je rêvais est arrivé ! Bravo ! ¡ Vaya ¡ Hurrah ! Hurra ! Evviva ! s’écrie-t-elle en : français, espagnol, anglais, allemand et italien, sans oublier de mettre des points d’exclamation à la renverse de part et d’autre du « vaya » ibérique.
Jamais j’ai rencontré une vieille aussi polyglotte, non plus qu’une polyglotte aussi vieille. Ah ! dites donc, la méthode à six mille, comme elle se l’est assimilée, Mémère ! Liz Taylor is rich ! My tailor is not rich ! Tu parles !
La v’là partie dans un tourbillon de poussière soulevée par ses jupons antédiluviens. Le temps de compter jusqu’à six cent vingt-quatre et elle est de retour, nantie d’un nécessaire à couture. Vous avez des bourreaux coûteux, qui exigent un matériel à grand spectacle. Par exemple, les gestapistes, leur fallait une baignoire ; d’autres valaient ballepeau sans l’électricité, et ils faisaient la gueule si on leur disponibilisait pas au moins du 220 pur jus ! Y en a qui utilisent le bambou effilé, d’autres le presse-purée façon grand-mère pour la compote de burnes. La douairière, elle, sa cousette lui suffit. Elle n’emploie que son nécessaire, le reste étant superflu.
— Vous voulez bien me l’attacher, cette cabre malade ! dit-elle. Que je puisse l’entreprendre à tête reposée.
— Tout ce qu’il y a de plus volontiers, chère Maâme, s’empresse le Gros en déchirant un châle plus percé que persan.
Francesca est à demi sirupeuse. Les torgnoles du Mesquin la torticolent. On devine qu’elle voit tourbillonner des bougies.
Pendant que Béru l’entrave, elle bafouille des choses dolentes que nous n’entravons pas.
– À présent laissez-moi ! ordonne sèchement Pronunciamiento.
Nous faisons droit à sa requête.
— N’oubliez pas : c’est le nom et l’adresse de ses complices qu’il me faut ! dis-je avant de sortir, à la vioque.
Son hochement de menton donnerait des frissons à un bonze enflammé.
— Mais qu’est-ce qui se passe, au nom du ciel ? crie le comte, depuis le palier de l’étage inférieur.
Pour la énième fois (c’est vous dire !) Francesca a poussé un hurlement dont la sauvagerie me fait dégouliner de la sueur le long de la raie médiane.
Assis sur les marches dont la fraîcheur marmoréenne nous bassine le bassin, nous attendons que ça se passe en, quant à moi, réfléchissant.
— Vous êtes bien certains que ma goulue à crinière est coupable, au moins ? marmonne le Dodu, biscotte j’ai l’impression que ça doit être sa fête.
— Mathématique ! tranche calmement Pinuche.
J’opine. Effectivement, tout prouve que la brune Vénitienne a joué un rôle bizarroïde dans cette ténébreuse affaire.
— Jockey, murmure le Gros, j’vous fais confiance.
— Mais enfin, par les cornes du diable, pourquoi ces cris ? insiste Alcalivolati, du fond de son fauteuil dont les roues en « 8 » font en tournant un bruit de robot s’embourbant une robote.
— Ah, vous, le macar, fermez-la ! s’emporte Alexandre-Benoît. Votre nana a bien le droit de se payer une crise de nerfs avec ces cadavres qui jonchent votre plancher. Sabot être des nègres, ça intimide quand même !
— Une crise de nerfs ! meugle l’infirme. Mais il faut s’occuper d’elle. Où est Pronunciamiento ?
– À son chevalet, justement, vous bilez pas pour votre Césarine, mon vieux.
Un qui commence à se biler, pourtant, et sérieusement, c’est votre camarade San-Antonio, mes jolies. Le gémissement que je viens de percevoir ne me dit rien qui vaille. C’est de l’exhalaison suprême, de la plainte comateuse, du bruit de fin de parcours. Le sévice dernier cri ! N’y tenant plus, je me précipite.
Misère de mes os ! Navrance humaine ! Horreur ! Conspuation de l’homo, qu’il soit ou non sapiens…
Ma vie durant je regretterai la fatale initiative qui m’a fait confier l’interrogatoire de Francesca à la mégère. La vieille, devenue folle, a suivi jusqu’aux noires limites les épineux chemins de la barbarie ! Oh ! la belle phrase ! J’sais pas si vous l’avez remarqué, les gars, mais mon style évolue vachement ! Va falloir qu’on se pousse, sous la Coupole ; qu’on transfère les plus moisis au Père-Lachaise où l’on se repose encore mieux que dans un fauteuil ! Passez-moi le bicorne, qu’on se marre ! Tout chiare, déjà, je jouais gugus ! Mais je m’égare, comme disait Napoléon qu’on avait surnommé en son temps l’hagard d’Austerlitz. Je vous moule en pleine palpitance ! Je suspends le suspense. Saligaud comme personne !
Donc j’ouvre la porte et je déboule dans l’hideur ! Ah ! ce palais pourri, m’en rappellerai ! Faut toujours qu’il me branche sur des affaires monstrueuses, le Vieux !
Pronunciamiento a accompli le plus épouvantable carnage qu’un maître du cauchemar puisse imaginer. J’en reste pantois, baba, abasourdi et autres lieux communs que vous voudrez bien joindre aux précédents, merci.
Mon cerveau coule comme vieux brie. Mon sang floconne. Mes yeux deviennent brûlants.
Sur le plancher, mes amis, sur le plancher, il y a… Mais dois-je vraiment vous le dire ? Puis-je risquer de précipiter les téméraires cardiaques qui me lisent dans les abîmes de l’infarctus ? Puis-je jongler avec les thromboses ? Me gausser de vos coronaires ? Non point ! Aussi je demanderai aux personnes sensibles ou sujettes à des défaillances vasculaires de bien vouloir quitter ce livre d’urgence. Malgré tout l’intérêt que présente un San-Antonio, il serait excessif de risquer sa vie pour n’en pas avoir sauté quelques pages !
J’ai déjà demandé avec insistance à mon éditeur d’imprimer en rouge les passages nocifs ou par trop scabreux, afin d’épargner des embolies aux gens que je vous cause et des excès onanistes aux jeunes gens fiévreux en leur signalant les zones dangereuses. Il m’a régulièrement envoyé sur les roses, alléguant qu’une pareille fantaisie entraînerait des frais d’impression supplémentaires. Devrais-je déposer plainte ? Le faire poursuivre pour non-assistance à personne en danger ? Me porter partie civile avec Floriot en bandoulière ? Oui, je le devrais. Mais d’un autre côté, ai-je le droit de précipiter dans des geôles fétides et pas toujours bien fréquentées un homme qui me permet de vivoter chichement dans des palaces de plus ou moins première classe ? Le débat est ouvert !
Je vous fais juges, comme disait le président du tribunal au prévenu qui lui répondit chiche. Contrevents amarrés je prendrai mes risques, duchesse en avoir une jaunisse de conscience.
Sur le plancher, mesdames, mesdemoiselles, messieurs et chers pédés de ma connaissance, il y a une espèce de soutien-gorge sanguinolent.
Seulement, ce n’est pas un soutien-gorge.
Il s’agit d’une paire de seins habilement découpés dans la viande. Ils sont posés au milieu de la pièce, tout dégoulinants, leurs pointes dressées déjà blêmissantes. De quoi gesticrier ! Se faire électrochoquer dare-dare ! Prendre sa dose de L.S.D. Fumer sa pipe de Marie-machin.
Plus loin, d’autres lambeaux humains devenus inhumains. Je reconnais un nez délicat, un clitoris ayant beaucoup servi, une oreille finement ourlée… Et puis des poils ! Partout ! Elle est en train de les arracher, la sale ogresse, comme on imberbe un fond d’artichaut pour le rendre Clamart.
Ça fait un vilain bruit, ce détoisonnement. Frrrump, frrrump ! Le grand défrichage ! Elle plume la malheureuse Francesca de ses doigts insanes ! S’arrêtant, temps z’à autre, pour lui planter ses ciseaux dans le ventre où ils restent, les boucles dressées comme des lorgnons qu’un dégustateur myope aurait oubliés en fin de séance.
Je cours vers l’abomination. J’arrache le vieux vautour à son lugubre festin. Elle écume, Pronunciamiento ! Farouche baveuse de bas instincts (très bas même). Elle a pas fini de s’assouvir, de venger « le petit ». Elle a encore des haïssures à régler. Faut qu’elle se désindolore les profondes amertumes. Qu’elle s’anesthésiste les troubles jalousies.
— Espèce de vieille folle, qu’avez-vous fait ? glapis-je !
Ainsi s’exclame-t-on dans les livres de bonne tenue.
« Malheureuse, qu’avez-vous fait ? » C’est la phrase consacrée.
Un hébétement fauche les énergies sadiques de l’Espagnole. Elle va s’abattre sur la chaise et demeure plus sans voix qu’un presque noyé repêché. Je me penche sur la môme Fumaga. Elle vient de passer comme une lettre à la poste. Mamma mia, quel pastaga ! Dans quel bain de gadoue m’enfoncé-je ? Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais y a des mecs qu’ont râpé leur carrière pour beaucoup moins que ça ! Anéanti, je reviens à Pronunciamiento.
— Elle a parlé ? je lui demande en m’efforçant de rendre ma voix doucereuse.
La vieillarde me considère avec incertitude. Malheur : son esprit n’a pas résisté. On lit nettement la folie dans son regard. Pourtant, refusant la réalité, je la prends aux épaules.
— Dites-moi, mémère, pour le bien de Fausto, elle vous a dit quelque chose ?
L’Espanche balbutie : « Fausto ». Puis elle sourit et entonne dans sa langue maternelle une comptine franquiste où il est question d’un petit enfant de gréviste asturien qu’on trempe dans l’eau bouillante afin de le rendre aussi rouge que son père.
J’insiste, m’évertue, implore, larmoie, presse, supplie, menace, gronde, invective, secoue, caresse, promets, plaisante, ricane, déclame, gazouille… En cidre[3] ! Pronunciamiento ne parlera plus. N’a plus rien de cohérent à dire. À oublié toutes les langues figurant à son répertoire.
Francesca Fumaga, la pileuse, la tringleuse, la follingue, la machiavélique est clamsée pour rien, le plus atrocement du monde. Ah ! misère… Ah ! détresse ! Ah ! abîmes insondables au bord desquels l’homme gambade avant de s’y précipiter !
— Dans le cul la balayette ! résumé-je en filant rejoindre mes copains.
Je leur résume la sombre situation.
Ils n’en mènent pas large non plus, les gredins.
— C’t un truc qui peut nous espédier recta dans les cachots des toges, affirme le sinistre Béru. Tu crois qu’on prévient la police ?
Je me tâte à deux mains et de haut en bas. Je pense à ce pauvre Alcalivolati qui marine dans une fosse d’aisances plus nauséabonde encore que la nôtre. Dans le genre « pires ennuis » on peut difficilement battre son record. Il est paralysé dans un palais en ruine. Deux cadavres de Noirs gisent dans une chambre. Sa maîtresse est morte égorgée et déseintée par sa nounou après l’avoir cocufié avec Béru. Et il reste seulâbre dans sa masure, avec son sang de Casanova dans les pipe-lines et un paquet de dollars dont il lui sera malaisé d’expliquer la provenance. Si, après ce bref inventaire, vous voyez dans votre entourage un gus plus infortuné, écrivez-nous, et vous aurez gagné un abonnement de six mois au Chasseur français.
Voyez-vous, mes drôles, y a des moments où on se laisserait volontiers pousser les crins et où on arrêterait de se laver les pinceaux histoire de devenir hippie à part entière. Tel que c’est parti, m’étonnerait pas que vous nous trouvassiez en train de dessiner à la craie la binette du pape sur un trottoir.
— Qu’est-ce tu décides, Gars ? insiste Béru.
Pinaud lève le doigt.
— Mon opinion te paraît-elle de quelque intérêt, San-A ? demande le Débris.
— Cause !
Il se ramone la gargane.
— Nous sommes à Venise pour agir, non pour subir, dit-il. Si nous alertons la police nous serons fatalement immobilisés comme témoins voire comme suspects et je ne pense pas que monsieur le directeur apprécie.
— Banco, admets-je, tu parles d’or.
— Il parle p’t-être de jonc, mais en chevrotant, gouaille le Mastar.
On dévale. Bref arrêt au grand salon où m’sieur le comte ronge son frein.
— La tuile, mon pauvre vieux, lui dis-je. Votre vieille gouvernante, gagnée par la crise de nerfs de sa maîtresse (qui était également la vôtre) vient d’assassiner cette dernière. Comme nous avons du pain sur la planche, nous devons filer. Je vous propose un gentleman-agreement : vous ne parlez pas de nous aux matuches d’ici, et nous oublions que le président Savakoussikoussa a été kidnappé sous votre toit. Vous aurez les coudées franches pour raconter aux poulets l’histoire que vous voudrez. O.K. ?
Avant que le pauvre bougre ait eu le temps de réaliser j’ordonne à Béru :
— Gros, traîne le fauteuil de monsieur le comte jusqu’à une fenêtre et ouvre grande celle-ci afin qu’il puisse appeler au secours lorsque nous serons partis.
Puis, tapotant l’épaule tombante du dernier des Alcalivolati, je murmure :
— Ah, veinard, quel roman que votre vie !
— Pssst ! taxi ! lance Bérurier à un gondolier en maraude.
L’homme au chapeau de paille accoste le ponton en lambeaux du palais Alcalivolati. Lorsque Bérurier prend place dans l’embarcation, il le fait avec tant de vigueur que la gondole décrit une embardée inattendue. Le gondolier avant se retrouve au jus et son bitos part à le dérive sur le Grand Canal. On repêche le zig pendant que son pote arrière nous accable d’injures admirables. Voilà qui est gagné. Si on voulait quitter le palais en loucedé, on l’a dans le prosibus.
Je calme les bateliers à grand renfort de lires, ce qui, à Venise, est une manière comme une autre de sécher les rancœurs. Pour ce faire, je me fouille et, dans le mouvement, je ramène les trois télégrammes expédiés au comte par le mystérieux « X ». Ces rectangles de papelard raniment brusquement mon énergie débandée. Après tout, il me reste cela. C’est l’unique lien entre le kidnappeur et nous.
— Place San-Marco ! lâché-je à tout hasard aux godilleurs de service.
Pais, le calme étant revenu, je me mets en devoir d’étudier de près ces documents. C’est l’affaire de trois minutes. Mon siège est vite fait, comme disait une rempailleuse de chaises. Dès lors, je tends les messages à Pinuche.
— Tiens, Sherlock, mords la came et fais-moi part de tes remarques !
Le Déclaveté chausse son nez de ses lunettes de documentaliste dont les verres sont fêlés et la monture rafistolée au chatterton.
Béru vient d’offrir une sèche au gondolier mouillé et lui explique de quelle manière il conviendrait d’équiper son embarcation pour éviter ce genre d’incident.
— Le côté glandu de ta pirogue, mon pote, commente le docte armateur, c’est qu’elle a pas des quilibres ; prends exemple sur nos barlus à nous autres, tels que le France ou le Pasteur, qu’est-ce qui fait leur réputation ? Leurs estabilisateurs, et rien d’autre. Técolle, Mec, t’attacherais quatre gros bidons vides d’ chaque côté d’ ta barcasse, comme y z’ont fait aux bateaux dont auxquels j’viens de te nommer, on ferait la queue sur le Grand Canal pour prendre ton bahut et t’aurais pas les joyeuses dans le mouillé, capitoche ?
Il se marre, le gondolier. Il a rien pigé, mais l’expression sentencieuse de Béru lui colle des rifouilles. La toux de Pinuche, annonciatrice de commentaires savants, me ramène à la réalité morose.
— Ces trois télégrammes, déclare la Vieillasse, ont été expédiés dans un laps de temps de dix jours. Les deux derniers à quarante-huit heures d’intervalle. Le dernier en date remonte à trois jours. Fait intéressant, tous trois émanent du même bureau de poste. Chacun d’eux contient une menace non déguisée. Autre fait digne d’intérêt, assure César Pinaud : ils ont tous les trois été postés à la même heure, bien qu’à des dates différentes : midi trente ! Et ce dernier détail justifie peut-être qu’ils proviennent du même bureau car je suppose que seule une grande poste reste ouverte à l’heure du déjeuner. Si la chose est confirmée, cela signifiera que l’expéditeur n’était libre qu’à ce moment de la journée.
Il re-toussote.
— Voilà, c’est tout.
— Et c’est beaucoup, mon frère, m’enthousiasmé-je, car si j’avais de mon côté fait les mêmes observations, je reconnais n’avoir pas tiré cette pertinente conclusion à propos de l’heure d’émission.
Je me tourne vers le gondolier le plus proche.
— Où se trouve le bureau de la via Ravioli ? je lui demande dans un italien de cuisine, et même de cuisine de cantine populaire.
— Via Ravioli, il me répond pertinemment.
— Laquelle se trouve ?
– À deux pas de la place San Marco, signore.
— Est-ce le bureau principal de Venise ?
— Pas précisément, c’est un tout petit bureau, au contraire, mais qui ne ferme jamais, signore.
— Va bene, je murmure, le cœur rafraîchi par la brise des espoirs. Va bene, mon pote…
On dirait le coin des téléphones d’un grand hôtel. C’est une pièce formiqueuse, cernée de cabines ultramodernes vitrées de bas en haut et de gauche à droite. Au centre, dans un vaste box, il y a une standardiste moustachue qui pourrait être parisienne et qui plante des fiches de couleur dans des trous numérotés, comme un jardinier enfonce son plantoir dans la terre meuble afin de préparer un repiquage de poireaux… La bacchante a pour auxiliaire une jeune fille un chouia lymphatique, pâle et blond vénitien, qui se morfond derrière une plaque de cuivre portant le mot « telegrafo ». C’est elle que j’aborde, en exhibant cette double rangée de dents qui fait se pâmer les dames et trembler les steaks.
— Chère petite chose ravissantissime, je lui gazouille, je vais avoir besoin de votre aide dans un peu moins de pas longtemps.
Là-dessus, après mon sourire, je lui montre ma carte de flic. Le mot police, comme le mot hôtel, est pratiquement international. La différence marquante, dites-moi, entre police et polizia ?
— Je fais partie de l’Interpol, murmuré-je, tandis que, sur mon ordre, Béru occupe la moustachue en lui sollicitant un numéro de bigophone. Vous savez ce qu’est l’Interpol, ô vous sans qui Venise ne serait que ce qu’elle est ?
— Si, signore ! chuchote en s’étranglant d’émotion la jeune personne, laquelle se masturbe sûrement davantage qu’elle ne joue de la mandoline.
— Parfait. Ma qualité de Français ne vous paraît pas être un obstacle à une éventuelle coopération ?
— No, signore.
— De mieux en mieux. Vous êtes de service ici tous les jours, chère mésange frivole ?
— Si, signore.
— De quelle heure à quelle heure, ma jolie rencontre ?
— De dix heures du matin à quatre heures de l’après-midi, signore.
— Alors vous êtes la bénédiction du ciel que j’espérais, merveille de la lagune.
Je tire les trois télégrammes et les étale sur la tablette.
— Voici trois messages que vous avez dû transcrire, ma jolie. Leur texte est assez singulier pour avoir attiré votre attention ; les reconnaissez-vous ?
Elle ligote les papelards et acquiesce.
— Si, signore policier, je reconnais très bien.
Lors, le cœur vaillant du courageux commissaire San-Antonio exécute le triple narcisse en arrière, avec reprise en déséquilibre.
— Ce que j’espère de vous, ma luminosité, mon étourdissement, mon feu intérieur, ma planche de salut, mon hymne à la vie, mon rivage enchanteur, mon clapotis, mon clair de lune, ma joie, mon tout, ce que j’attends de vous, c’est un signalement précis de la — ou des — personne(s) qui les a (ou les ont) postés. Vous comprenez ?
Elle remue la tête de haut en bas, ce qui, dans tous les pays du monde et de sa périphérie, peut passer pour un acquiescement.
– Était-ce la même personne, chère chérie chérie ?
— Si, signore.
— Un homme ?
— Si, signore.
— Un étranger ?
— No, signore.
Je tique.
— Il n’avait pas comme une sorte d’espèce d’accent américain ?
— Absolument pas, signore.
— Décrivez-le-moi, toute belle et si blonde que l’aurore à côté de vous ressemble à du cirage noir.
Elle prend un air inspiré. Rien n’est moins difficile. Pour les personnes qui ne sauraient pas faire, je donne la recette. Vous inclinez la tête sur l’épaule droite (quand on l’incline sur la gauche on a l’air de vouloir lire le texte d’une affiche collée de travers) et vous plissez très légèrement les yeux. On peut corser en mordillant sa lèvre inférieure. Je vous en prie, y a pas de quoi !
— Il était grand, maigre, il portait des lunettes noires. Il avait un chapeau gris et un imperméable bleu, déclare miss Telegrafo d’une petite voix de souris grignoteuse.
Elle se tait, comme une accouchée après sa délivrance.
— Est-ce tout ce que vous pouvez me signaler au sujet de cet homme, mon beau printemps vénitien ?
— Si, signore Tout !
Bien que marri, je me sens plutôt Joseph. J’escomptais des tuyaux providentiels et je tombe sur une fiche passe-partout. Un Rital banal. Monsieur tout-le-monde. Bref, la calamité pour un matuche.
— Quel âge avait-il ?
Elle fait une moue.
— Je ne sais pas, il était vieux.
— Vous lui donniez combien, à vue de nez ?
— Pff, plus que quarante ans en tout cas.
— Quelle horreur ! fais-je : un barbon ! Pas de signes particuliers ? Cicatrices, acné sénile, bubons, atrophie, claudication, taches de rousseur ? Il ne parlait pas avec des béquilles, ne marchait pas avec un dentier ? Il ne roulait pas les « r », ne zozotait pas, ne bégayait pas ?
Enhardie par ma faconde, elle rit.
— Non, il était très normal.
C’est fini. Terminé ! Râpé ! Je suis Gros-Jean comme devant, derrière et sur les côtés.
— Merci, petit cœur, si un jour j’ouvre un bureau de poste, je vous engagerai.
Et à mes choses-frères :
— On y va, les gars ?
— Minute, mon pote ! riposte Béru, j’attends ma communication avec Paris.
— Qu’est-ce que c’est que ce cirque !
Il s’enroue de fureur.
— Est-ce que môssieur le commissaire de mes deux chères petites ferait de l’eau, par hasard ! C’est qui est-ce qui m’a dit de bignouter pendant qu’il entreprenait la môme Fleur-de-Misère ? J’ai consciencieusement chambré la gravosse tandis que tu bavassais, non ? Pour conclure j’ai bien fallu lui demander un fil, non ? Je vais avoir Berthaga d’un instant à l’autre, aussi profitrassé-je de la circonstance pour gazouiller deux trois tendresses à ma petite fenote, c’est corrèque, non ?
Je me résigne et vais me poser sur une banquette moleskinée. Je ferme les châsses. « Un grand type maigre, la quarantaine bien carillonnée. Lunettes noires, imperméable bleu. »
Dans Venise ! Cherche, Médor, t’auras un susucre ! Ah, je vous promets, y a de quoi se l’entortiller dans du satin.
— Signore ! appelle la moustachue ! Parigi ! Cabine tchincoué ! ajoute-t-elle en italique, comme vous pouvez le constater.
Béru se précipite.
— Cabine combien t’est-ce ? glapit-il.
La moustachue tend sa main aux doigts écartés. Malheureusement il lui manque l’auriculaire à la suite d’un berger allemand qu’elle avait voulu caresser étant petite fille. Trompé par cette menue (et manu) mutilation, le Gros s’engouffre dans la cabine quatre ! Cris de la standardiste ! Le Mahousse ressort trop fougueusement et la porte pivotante quitte la cabine en même temps que lui. C’est la confusion ! Les déplorades ! Les geignages postaux ! Un monsieur à lunettes sort d’un bureau qu’on ne soupçonnait pas pour des admonestations sévères ! De hautes réprimandes à l’échelon supérieur.
— Ta gueule, veau ! lui déclare Béru, j’ai ma communication qu’est en ligne, et c’est pas toi qui régleras le compteur !
Comme l’autre insiste, il le rebuffe d’un coup d’épaule, si bien que le braillard tombe assis sur la porte vitrée qui finit de s’émietter sous l’impact. Le vitupéreur a un prose de porc-épique. C’est épique et il saigne comme un porc ! Indifférent, Béru téléphone.
— San-A. ! appelle le Plaintif, tu veux venir un instant.
Je m’arrache aux extases vénitiennes pour rejoindre la Baderne.
Il est en grande converse avec la jouvencelle blondasse, Pinaud. Son italien ne vaut pas le mien, mais il lui permet toutefois de communiquer. Et puis il n’est pas d’exemple qu’un Français et une Transalpine ne se comprennent pas.
— Je viens d’apprendre quelque chose d’extrêmement intéressant, dit-il, avec un pétillement dans ses yeux chassieux.
— Vraiment ?
— Il y a une question que tu avais omis de poser à mademoiselle, mon petit.
— Laquelle, papa ?
— Tu ne lui as pas demandé si l’expéditeur de télégrammes est toujours venu seul ici. D’après ce que m’apprend cette aimable jouvencelle, lors de sa deuxième venue, il était en compagnie d’un Noir.
— D’un Noir ! m’exclamé-je.
– À moins que j’aie mal compris, dit César, informe-toi.
La tendre génisse blonde me confirme.
— Si, signore, l’homme était avec un Noir, lequel s’est assis sur la banquette que vous venez de quitter. Ensuite, quand il m’a eu remis et payé le télégramme, il a fait signe au Noir et ils sont repartis ensemble.
— Ah bon. Et il était comment, ce Noir, mon joli cœur enrubanné ?
— Noir, signore. Très noir.
Fabuleuse précision pour un tel signalement.
— Plus noir que la plupart des Noirs ? demandé-je en évoquant le Sénégal.
La douce compteuse de mots réfléchit.
— Peut-être pas, signore, mais ce qui le faisait paraître particulièrement sombre, c’étaient ses cheveux tout blancs !
Enfin, quelque chose qui se dégage de la brume : un Noir aux cheveux blancs.
— Il était donc vieux ?
— Pff, pas tellement, tellement, mais il avait des cheveux blancs, et pas crêpés, ce qui est rare, non ?
De mieux en mieux ! Cher Pinuche ! Dire que j’allais passer à côté d’un élément aussi capital.
— Que voyez-vous à me dire encore à propos de cet homme, petite fleur couleur d’algues ?
— Il avait des lunettes à monture dorée.
— Bravo ! Merci encore ! Et puis ?
— Un costume à carreaux beige et noir.
— De toute beauté ! Est-ce bien tout, mon enfant ?
— Une pochette rouge !
— Quelle élégance. Rien d’autre ?
— Une grosse bague avec un diamant énorme. Vous croyez qu’il était véritable ?
— Dès que je l’aurai fait expertiser, je vous donnerai la réponse. Merci pour votre collaboration, mon éblouissement postal, le jour où vous renoncerez à l’onanisme, pensez à moi !
Je lui virgule, par-dessus son comptoir, un baiser mutin, du bout des doigts. La gente crétine en rougit jusque dans son panty. Sur ces entrefesses, précisément, Sa Majesté Béru sort de la seconde cabine si fougueusement qu’il en carbonise la lourde, comme il fit de la précédente. Nouveau fracas ! Nouveau tollé ! Nouvel égosillement du receveur au derrière vitrifié.
— Ah, ça suffit, hein ! aboie le Mastar, aye un peu le respecte du touriste, fesse de rat ! Et virgule fissa un rapport à ton administration comme quoi elle fasse pas des taxiphones pour Valentin-le-Désossé. J’ai cru crever dans ton sacrophage.
Ignorant désormais le râleur, il demande à la moustachue :
— Je vous dois combien t’est-ce pour ma causerie récréative, mon petit lapin ? Les bris-à-brac, ce sera sur le compte de vot’ singe à lorgnons !
Nous sortons dans un flot de paroles ultra-rapides qui ne doivent pas exprimer que des louanges.
Si je suis radieux, éclairé de l’intérieur par ce que je viens d’apprendre, on ne peut en dire pareil du Gros. Il semble à cran, Alexandre-Benoît. Furax à outrance ; rebroussé du poil.
— T’es certain que t’as besoin de ma participation pour la suite des réjouissances ? il demande. Autrement sinon ça me botterait de rentrer à Paname.
— Des déboires, Gros ?
— Aussi cons que jugaux, avoue-t-il. C’te fois, je vais déposer une insistance en divorce, les mecs. Car, mettons-nous bien d’accord : y a cocufiage et cocufiage. Que Berthy s’octroyasse un estra, de temps à autre, vite fait sur le gaz, souate ! Ça ne mange pas de pain et du moment qu’elle me ramène pas la chetouille au logis, l’honneur est sauf. Mais que cette grosse vache se barrasse dès que j’ai le dos tourné avec le nouveau voisin du dessus en abandonnant Marie-Marie seulâbre à la cabane, alors là, je déclare forfait. V’là une enfant qu’a pas un fif ! Obligée de se débrouiller par ses propres moyens, à dix berges ! C’est-y un escandale, oui z’ou chose ?
Pinuche qui a écouté en branlant le chef, renchérit :
— Il est de fait, Alexandre-Benoît, que la conduite de ton épouse est indigne. Je compatis à ta détresse, mon pauvre ami ; je devine l’immensité de ta peine, la qualité de ta souffrance. Je sais que, pour ma part, si Mme Pinaud commettait des frasques semblables, mon désespoir serait si profond, mon chagrin si…
Béru fait claquer sa langue parfumée au Juliénas contre le voile de son palais.
— Fais pas chier à jouer les pleureuses, César, interrompt-il. Comment veux-tu qu’elle t’arnaque, la mère Pinaud, avec sa silhouette de canne à pêche ! Pour se respirer une chaisière pareille, merde, faudrait se faire faire des injections de tringle à rideaux, mon pote ! Sans vouloir te préjudicier le mental, Gars, j’aimerais mieux prendre une pelle et aller me chercher une partenaire au cimetière Montmartre par une nuit sans lune, plutôt que d’écarteler ton brancard. Pour tes soirs d’apparat, tu lui colles l’oreiller sur la frime et tu te passes de la grande musique, j’imagine ! Oh, ma douleur ! Le décarpillage à ta bobonne, tu parles d’une féerie-balai ! La danse de ma cabre de mes cinq sens ! T’as l’impression de calcer une baguette de sourcier, non ? De t’embourber un fagot ! Et encore, sur un fagot, y a plus de moelleux ! La mère Pinuche à l’Hôtel La Tringlette, grimpée par un gigolo plein de brillantine, j’aimerais visionner ça en kodachrome sur écran panoramique !
Il rit cruellement. Pinuche, flegmatique, rallume son cloporte éteint.
— Sa peine le rend méchant, soupire la Vieillasse en tétant des scories carbonisées.
Puis il ajoute :
— Je crois, en effet, San-A. qu’il serait préférable que Bérurier retourne à Paris s’occuper de la petite.
Je cède.
— O.K. D’ailleurs nous n’avons plus besoin de lui ici car notre mission s’est modifiée.
« Au lieu d’être aux aguets, nous jouons les chiens de chasse, et tu es un merveilleux renifleur, ma vieille. »
— Merci pour lui, fulmine Béru. Ah ! on peut se défoncer la rondelle, se faire trouer la paillasse ! Ça vous évite pas d’être largué comme une vieille chaussette. Tu veux que je te dise, San-A. ? T’es plus ingrat qu’un sélectionneur de la Fédération de rugueby.
— C’est toi qui demandes à rentrer, hé, Sac-à-lard !
— Et vous êtes tout joyces de vous débarrasser de moi, hein ? Vous préférez faire vos petites conneries tête-à-tête, mes lopes ! Bon, d’accord ! Allez-y ! Je ligoterai la suite dans les baveux ! Ah, j’en ai ma claque de ce métier de gueux ! Du mariage ! De la vie ! Quand j’serai divorcé, je prendrai ma retraite anticipée et je retournerai chez nous, à Saint-Locdu-le-Vieux, dans la fermette que m’a laissée l’oncle Prosper. Ma cave, mon cochon, mes volailles ! Rien d’autre ! Un hermine ! Le portail cadenassé ! Quand la frénésie me prendra, j’emplâtrerai les canards, comme quand on était au 116e Tirailleur ! Y feront d’ plus gros œufs ! Quelle dégueulation, l’existence ! Enfin… Heureusement que j’ai soif !
Nous plantant là, il s’engouffre dans un café. Nous le suivons. Mais au moment où nous franchissons le seuil du troquet, le Gros se retourne, terrible, flétrisseur. Le bras tendu, il nous montre l’extérieur.
— Chez Plumeau ! braille-t-il, tous les deux ! Je vous pisse contre ! Terminé ! Vous êtes sortis de ma vie ! J’sais même plus qui est-ce que vous êtes ! Deux cloches ! Rien d’autre ! Ma carte de matuche ! Tiens, mordez !
Il la sort de sa poche et en fait des confettis.
— Voilà, c’est fini ! Radié ! Direz au Vieux qu’il me court sur la protastre ! Qu’il aille se faire foutre, idem que vous ! J’ai eu mon taf ! Caltez si vous voudriez pas que je fisse un malheur en plein Venise, ce qui serait regrettable après tout ce qu’Aznavour a fait pour elle.
« Non, mais vous allez disparaître, ’spèces de minables ! Maintenant je peux vous le dire : j’ai toujours eu horreur des poulets ! Mort aux flics ! Vive l’anarchie ! »
Il tend le poing :
— C’est la luuuutte finaaaale ! entonne le Gros, au paroxysme.
Le patron qui assiste à la scène acquiesce et lui tapote l’épaule.
— Sois tranquille, camarade, lui dit-il dans un assez bon français : le fascisme ne passera pas !
— Aboule une flasque de chianti, mon pote, tranche le chanteur à voix, du rosso, et une grandissimo, c’est pour un malade !
Nous nous retirons, Pinaud et moi, sur la pointe des pieds.
— C’est navrant, pleurniche Baderne-Baderne. En arriver là, une si vieille amitié !
— Baste, fais-je, il traverse un passage à vide, quelques jours de solitude lui feront du bien. Nous, nous avons du travail, César.
— Où allons-nous ?
– À l’aéroport.
— Pourquoi ?
— Pourquoi pas ? Je suppose qu’après un rapt aussi fracassant, les kidnappeurs ne vont pas se promener en gondole !
— C’est vrai, admet Pinuche, à moins qu’ils n’aient pris la mer ?
— Nous nous rendrons au port ensuite, si cette première visite est négative. Mais un avion décolle plus vite que n’appareille un bateau, il faut donc aller au plus pressé, comme disait un amateur de jus de citron.
Je vais vous dire un truc, les gars : Venise crève de la motorisation. Ces vedettes fougueuses qui labourent les canaux et font danser les gondoles comme des bouchons produisent un ramdam de machines à laver. Les pauvre pilotis sur lesquels sont bâtis les palais n’en peuvent plus de morfler ces gifles incessantes d’un flot exacerbé par les Johnson. Ils sont mis à Evinrude épreuve, comme dirait Breffort.
Voilà ce dont à quoi je gamberge tandis que notre canot fonce sur le Grand Canal. Toujours le sens artistique en éveil, c’est ce qui fait mon charme. J’eusse été Anquetil, jamais j’aurais gagné un seul Tour of France, trop sollicité par les beautés du paysage ! La plupart de mes si tant cons porains ont des pensées pareilles à du boudin grillé sur lit de pommes fruits. Ils sont tout graisseux de la gamberge et si prosaïques, si pauvrement fatalistes, qu’en les écoutant je biche envie d’aller au refile, coudes au corps. Tandis que votre San-A., mes chéries, en plein pastis nauséabond, il pense art, avant toute chose. Je suis, comme qui dirait, le Michel-Ange de la littérature d’action ! Le Léonard de Vinci de la police ! Une espèce de François Ier numéro 2 empompidolé.
— Tiens, bavoche la Gâtoche en me désignant la demeure des Alcalivolati devant laquelle nous déferlons, c’est toujours calme, « il » n’a pas encore prévenu nos homologues vénitiens.
Je regarde la façade ravagée par le temps et le dédain des hommes en songeant aux cadavres alignés derrière ces murs dégradés.
— Peut-être que le comte s’est buté, je soupire. Avec le pacsif de mouscaille qui lui a chu sur le râble, ça n’aurait rien d’étonnant.
Mais le Disloqué hausse les épaules.
— Pas son genre, fait-il. Malgré son infirmité ça reste un homme d’action.
— Tu parles. Et Hemingway, c’était pas un homme d’action, peut-être ? Il n’empêche qu’il s’est pété le bocal d’un coup de flingue ! Je trouve au contraire que le suicide est le recours des aventuriers qui n’aventurent plus ; leur dernière expédition…
Bavarder est bien commode : ça évite de parler ! On n’a qu’à laisser tomber des mots, comme une chèvre laisse tomber ses crottes sans cesser de marcher. Déféquer en marchant est un exploit que ce malin d’homme n’a jamais bien su réaliser, sauf quand il a les panzers divisions aux miches ou que la montagne Pelée se fout en renaud ! En échangeant des considérations sans lendemain sur des sujets dont la gravité n’écharpe personne, nous passons du canot automobile à l’automobile tout court et, en moins de temps qu’il n’en faut à une radeuse de la Porte Saint-Martin pour faire seize passes nous déboulons à l’aéroport.
— Bon, fais-je en pénétrant dans l’hall, chacun commence par un bout, ma good loque. Objectif principal : un Noir à cheveux blancs portant des lunettes cerclées d’or et qui serait accessoirement accompagné d’un grand type maigre et grisonnant ; vu ?
— C’est parti, dit la Guenille en troquant son mégot invertébré contre un autre en forme de virgule.
Car il ne jette jamais ses clopes, Pinaud. Il collectionne ! Sa poche gauche en est toute gonflée. Il en change de temps à autre, lorsque celui qu’il a au bec est par trop humide, comme un fumeur de pipe change de bouffarde.
— C’est drôle, dit-il, avec un rire tendre et béat, un brin confus, c’est drôle…
— Qu’est-ce qui est drôle ?
— Tu sais qu’à cause de ma gastrite chronique j’ai une certaine propension à l’inappétence, or il se trouve que je meurs de faim. Sont-ce les émotions qui me creusent, ou bien les voyages, l’air du large ou encore le fait que je n’ai rien absorbé depuis avant-hier midi, mystère !
Il me désigne une espèce de buffet où l’on vend des comestibles riches en couleur qui semblent plus à peindre qu’à bouffer.
— J’ai bien envie de prendre une petite pâtisserie, histoire de me sustenter, que me conseilles-tu ?
Je le transperce d’un regard sauvage :
— Un nègre en chemise ! aboyé-je avant de lui tourner le dos.
Je me dirige d’un pas déterminé vers l’un des guichets de Alitalia où une délicieuse hôtesse artificiellement blonde mais impétueusement brune m’accueille d’un sourire qui vous donne envie de prendre deux billets pour n’importe où et d’y aller avec elle.
— Police ! Interpol ! Auriez-vous aperçu un Noir à cheveux blancs qui…
Je tartine, elle m’écoute. Ma voix, mon œil, la peau de mes tentacules sont de velours ; ça la botte. Elle prend une mine rêveuse, pose sa tête dans le creux de sa main, puis, quand j’en ai fini avec mon exposé, branle délicatement le chef dans ses doigts de princesse convertie à l’aéronautique.
Elle a aperçu des Noirs, mais n’en a pas remarqué un qui eût des tifs blancs. Je la remercie, passe au guichet suivant où une rousse aussi artificielle que la fausse blonde, et aussi farouchement brune, me regarde survenir en écarquillant ses châsses. Celle-là est un chouïa dodue. Faut la choper en marche, sinon dans pas cinq piges, elle aura changé de catégorie et sera homologuée ogresse de seconde division. Chez les Ritales fondantes, on obèse en couronne, mes gamins ! Elles y vont à la gélatine, les sœurs ! Le spaghetti, pour des qu’ont tendance à s’arrondir, ça ne pardonne pas.
— Un Noir avec des…
« No, signore. » Elle regrette ! Et moi donc !
Je continue ma quête et je suis en train de chambrer une petite maigrichonne qu’on a placardée derrière une pile d’annuaires pour dissimuler ses plates formes lorsqu’on me tire par la manche. J’aperçois un aimable vieillard qui doit être le frère aîné de Pinaud. À seconde vue, je constate qu’il s’agit de César avec de la crème Chantilly plein la moustache. À cause de ses grosses baffies blanches on dirait le docteur Chouettez’air. Un patriarche !
— Du nouveau ?
Pinuchet prend la précaution d’enfourner ce qui lui reste de chou à la crème avant de répondre textuellement :
— brouin… heug… oi… rouvé… sssste !
Ce qui, la déglutition ayant opéré son miracle et le Déjeté répété sa phrase, signifie :
— Je crois bien avoir retrouvé la piste !
Ah, le gentil ! l’amour ! le chéri ! Mais il va donc me devenir indispensable, dites, selon vous ? Il va donc se hisser sur les sommets culminants de l’enquête policière ? Devenir le fin limier de sa génération et de la nôtre ?
— Vite, explique, cher grand-père alsacien !
— Pourquoi grand-père alsacien ? s’étonne la Bredouille.
— Je te montrerai un miroir et tu comprendras, auparavant, raconte !
— Au guichet des lignes intérieures, on a enregistré les places d’un Noir à cheveux blancs et à lunettes cerclées d’or.
— Formidable ! Pourquoi « les places » ? Il n’était donc pas seul ?
— Ils étaient trois : deux hommes et une femme, tous noirs !
Pinaud me tend un papier.
— Voici les noms des trois passagers !
— Tu es extraordinaire, César ! Il y a longtemps qu’on les a enregistrés ?
Il lèche sa moustache, ce qui, instantanément, le rajeunit de quinze ans.
— Tiens-toi bien : une demi-heure à peine !
Je bondis.
— Mais alors, ils n’ont pas encore décollé, où vont-ils ?
— Rome ! Vol 608 !
— Viens !
On se met à galipoder en direction des départs, section lignes intérieures. Soudain je m’arrête. La haute-parleuse de service roucoule à tous les échos, d’une belle voix d’hôtesse ayant appris à se dépersonnaliser jusqu’à la moelle :
— En cours de décollage, le vol 608 en direction de Rome via Florence.
Pinuche a entendu aussi, alerté par mon stop de dessin animé qui se désanime.
— Trop tard, hein ? dit-il.
Et lui, l’homme courtois, bien élevé, ennemi de tous jurons ; lui qui parfois se fâche mais jamais n’invective, lâche, au beau milieu de l’aéroport :
— C’est la chiasse !
Son exclamation déclenche en moi cette jonglerie verbale qui m’a valu droit de cité dans les facultés les plus huppées de France. Je me dis :
— C’est la chiasse, la chiasse est ouverte. Un fusil de chiasse ! Un avion de chiasse à réaction ! Un avion à réaction ! Un gadjet ! Un jet ! Un gadjet taxé ! Un jet-taxi ! Voilà ! Un jet-taxi !
Purée de chèvre ! Je viens de trouver la solution.
Avec un zinc-taxi à réaction nous pouvons être à l’aérodrome de Rome avant le vol régulier.
Bouge-toi le prose, San-A. Vite, le bureau des vols privés ! Où est-il ? Est-ce icelui ? Que nenni ! Celui-là, alors ? À voir ! Pressons ! Victoire du plus lourd que l’air et de la lampe à souder réunis ! Envolons-nous, comme les abeilles du manteau impérial devant les exhortations hugoliennes ! Merde, j’ai trop d’instruction, vous ne voulez pas m’en prendre un peu pour m’éviter de carmer un excédent de bagages ?
Je fonce ! J’écarte ! J’ouvre ! J’aborde ! Je parlemente ! J’houspille.
— Vous êtes deux ? Nous n’avons de disponible, signore, qu’un Big-burne 69, me récrie l’employé dont le macaron indique qu’il se nomme Calédoni (et non cannelloni comme vous vous attendiez que je prétende).
— Et après ?
— Ma, signore, le Big-burne 69 est à douze places !
— Tant mieux, j’adore voyager avec les pieds allongés !
— Ma, signore, pour Roma, ça va vous coûter un million de lires avec un appareil aussi important !
— M’en fous ! Ce serait un Boeing 747 que je le louerais de même, certifié-je. Faites le plein de mazout pendant que je vous libelle un chèque sur la B.N.P., Agence de Saint-Cloud !
Le ciel est vraiment d’azur, parole ! Du reste, l’agrément des voyages en avion, c’est qu’à partir d’une certaine altitude, on est certain de trouver le beau temps.
Relaxe, à bloc, je sors le papier que m’a remis Pinuche, celui où il a griffonné les blazes de nos passagers.
Grégoire Situtenfou ; Amédée Bû ; Pulchérie Jeuthème.
Évidemment, ces identités ne me disent rien, mais il est bon de les posséder. Je bascule mon dossier pour méditer plus commodément.
– À quoi songes-tu ? s’inquiète le Dévissé au bout d’un moment de mon mutisme.
Je soupire :
— Je pensais que si, par le plus sinistre des hasards, le Noir aux cheveux blancs du vol 608 n’est pas celui que nous cherchons, j’aurai fait un chèque sans provision pour rien !
Il n’est jamais treize aisé de reconnaître quelqu’un qu’on n’a jamais connu, sauf lorsqu’on se trouve à l’aéroport de Rome ville ouverte et qu’on y attend trois Noirs débarqués du vol 608.
Des emmanchés de ma connaissance, des ramollis que je sais, des gluants du bulbe que je n’ignore pas complètement, des loupés du cervelet dont je suis au courant, et bien d’autres, en lisant ce livre vont me réputer raciste, alors que je ne hais même pas les Blancs ! Une vraie vérolerie, le catalogage d’un n’hauteur. T’écris un truc où t’emboîtes les Ricains, plaoff : on te décrète coco ; si c’est un Ruskof que tu chambres, pas d’erreur, t’es fasciste ! T’effleures les Juifs, et Israël te met l’embargo sur la prose ; tu chambres un Arabe, v’là le Maghreb qui te pestifère. Recta, je sais que la négritude de cette histoire va me faire débouler le tollé indigné de râleurs professionnels sur la coloquinte. Pour ces menus du cigare, ces foutres-glands, ces contorsionnistes de la gamberge, la vie est barêmée de bas en haut, cloisonnée, garnie de rayonnages pire qu’une épicerie. Suffit de se référer au tableau pour que tombent les sentences. « Ah ! San-A. paraît se gausser des Noirs ! Donc c’est un fumelard de raciste ! » Aussi sec, aussi vite ! Bande de navets gâtés où l’asticot se sent à l’aise ! Empafés de pissotières Moudus ! Raciste, moi ? Et ça, c’est du belge ? Oh ! Jésus, comme j’aurai été libre en ce monde ! Merci ! Libre jusqu’au fin fond de ma conscience ! Et avec toujours une vessie en parfait état pour compisser les teigneux miséreux de ma route ! Libre et clairvoyant ! Baigné de solitude ! Ravagé d’amour et d’amertume. La rançon !
J’exclame Jésus ! Je dirais aussi bien Dugenou ! Pas sectaire, même pour ça ! Jésus ou Lanturlu ! Saint Chose ou Saint Trouduc ! Contre tout, contre rien ! La sainte paire du pape ! La règle de Troyes (Aube) ! Colombise les deux machins ! Mao sait tout ! L’hémisphère Nord ou Sud ! Contre tout, contre rien ! J’attends que ça se tasse ! Infarctus ou chou-fleur ! Accident de loto ! À voir ! À déguster ! Pas de bousculade, y en aura pour toutes les tailles. Inutile de se carrer sous le plumard comme la petite infirmière ricaine ! J’en connais une qui fait le ménage à fond ! Pas raciste elle non plus. Oh ! que non ! Que tu soyes baptisé au sécateur ou au Cérébos, pour elle c’est du kif ! Clocher ou minaret, elle s’assoit dessus ! Quant à la couleur de ta peau ou de ta pensée, te casse pas le tronc à l’envelopper : c’est pour manger tout de suite. Je vous reviens vite à la Rome moderne, si romantique. Le réoport vitreux où les cadrans de téloche crépitent. Où, malgré l’anonymat international, ça renifle tout de même bon l’Italie. Je vois les passagers du vol 608 affluer en un troupeau biscornu conduit par une jolie hôtesse brune et vraiment brune. En queue de groupe marchent mes trois noirpiots.
— Voici nos clients ! marmonne Pinaud auquel rien n’échappe.
Fait amusant, les trois Noirs sont pareillement dodus et affublés de lunettes à monture d’or. Celles de la femme comportent des verres fumés. Elle est attifée d’étrange manière, Pulchérie Jeuthème. Elle ressemble à une chanteuse de jazz des années 20. Elle porte un tailleur taillé comme un sac, un triple rang de perlouzes par-dessus et un chapeau cloche, tellement cloche que les gens se marrent en l’apercevant. J’oubliais son boa, truc en plume d’au moins trois mètres qu’elle s’est entortillé jusqu’aux narines pour l’empêcher de traîner par terre. L’homme aux cheveux blancs semble avoir le commandement. Ça se devine à son attaché-case en croco, à ses gants beurre rance, et à la manière dont il précède les autres. Dans la grande tradition les chefs marchaient toujours devant, ce n’est que depuis que les guerres sont devenues extrêmement meurtrières qu’ils restent à l’arrière après avoir troqué l’épée contre le talkie-walkie. Le troisième personnage est aussi le plus jeune. Il a des moustaches et il claudique bas, ce qui ne saurait le gêner pour chanter O sole mio si la fantaisie lui en prenait.
— Qu’est-ce que tu décides ? demande Pinuche.
— Va retenir un taxi, il ne faudrait pas que nous fussions feintés à la sortie. Vous attendrez un peu à l’écart, capito ?
— Compte sur moi.
Pépé disparaît dans l’immensité de l’aérogare, cependant que votre infatigable San-A. emboîte le pas à ses touristes de couleur.
Défilé dans les méandres marmoréens conduisant au hall des bagages. Les trois Noirs attendent devant le tapis roulant qui, bientôt, se met à coltiner des valoches titubantes. On dirait un cortège de pingouins. Au bout d’un moment le trio cramponne une énorme malle-cabine. Un porteur se précipite, tirant son diable par la queue.
— Portatore ? demande-t-il.
Le Noir aux cheveux blancs refuse. Il cramponne la malle par une anse, son copain le boiteux empare l’autre anse et les voilà qui se dirigent en cahin-cahant vers la sortie. Vous avez beau avoir des lentilles mal cuites en guise de cellules grises, les gars, vous devez bien vous douter de la pensée qui m’a agressé à l’aperçu de cette volumineuse cantine. Surtout qu’elle a l’air lourdingue, la vache ! La manière que ses coltineurs s’arc-boutent en raconte plus long qu’une bascule sur son poids. Eh bien, oui, mes garnements, ni une ni mes deux, je me suis dit que le cher président Savakoussikoussa se trouve probablement à l’intérieur du coffre, dûment sanglé et anesthésié.
Ce ne sera pas la première fois qu’un zigus aura voyagé en avion de cette manière, (surtout à Rome). Je suis prêt à vous parier la culotte que j’ai prise au casino l’an dernier contre celle de votre petite amie que cette malloche est constellée de petits trous, artistiquement disposés, permettant à un ancien président du Kuwa de pouvoir respirer.
Suivre des mecs ainsi fardés[4] n’est guère difficile et le nain Little Think (pour les funérailles duquel on a observé trente secondes de silence) aurait pu les suivre à cloche-pied.
La sortie ! J’observe simultanément deux choses. La première, c’est le père Pinuche, adossé au capot d’une grosse Fiat noire ; la seconde, c’est une fourgonnette dont je regrette de ne pouvoir vous annoncer la marque, n’ayant pas eu le temps de la lire (italienne) et qui vient se ranger devant mon sombre trio.
Ces messieurs chargent la cantine et prennent place dans le véhicule commercial. En route ! Bibi est déjà dans la Fiat où un gros chauffeur qui sent la friture et la sueur chante Rigoletto sans ôter son cigare éteint de ses lèvres, exploit que Caruso en personne n’avait pas réussi avant lui.
On roule dans une semi-campagne ensoleillée. Puis ce sont les faubourgs, et Rome, enfin, triomphante dans ses ocre, ses jaunes pâles, ses gris lumineux. Rome pimpante et prestigieuse à la fois, pleine de ruines et de vie[5].
On gagne le centre (à la Loterie italienne) et la fourgonnette stoppe Via Cavour devant le Sperma Palace Hôtel.
Un grand portier manchot (infirmité qui l’handicapa beaucoup lorsqu’il se rendit aux troupes américaines au sud de Napoli) vêtu d’un uniforme aubergine, à parements rouges et apparemment neuf, regarde débouler les trois Noirs et leur big malle de derrière ses médailles sans faire un geste d’accueil, ce qui indique bien, mes pauvres lapins, que lorsqu’on est noirpiot il vaut mieux se déplacer en Cadillac qu’en fourgonnette.
Je dis alors à notre pilote hors ligne de nous larguer ici et je lui vote un pourliche surchoix, ce qui amène le digne homme à me garantir des félicités célestes à longue échéance et à les étendre sur mes ascendants et mes éventuels descendants jusqu’à la douzième génération (en amont, comme en aval).
Lorsque nous pénétrons à notre tour dans le vaste hall plâtreux du Sperma Palace, les trois (ou quatre, si toutefois la cantine est habitée) Noirs ont disparu. J’affronte alors le réceptionniste, ma carte policière en main et mon sourire amical aux lèvres. Comme à peu près tous les réceptionnistes du monde, il est libanais (excepté les réceptionnistes de Beyrouth qui sont anglais). C’est un grand jeune homme de petite taille, au teint pâle extrêmement bronzé et dont les cheveux blonds tirent nettement sur l’ébène. Comme il ne s’est pas rasé depuis midi et demi et qu’il va bientôt être quatre heures moins dix, il a déjà une barbouze de malfaiteur.
— Cher monsieur, lui dis-je courtoisement, j’ai le grand honneur d’appartenir à la police française et de m’intéresser aux activités des trois personnes qui viennent de descendre dans votre illustrissime établissement. Vous m’obligeriez en me précisant, primo, la durée de leur séjour ici, deuxio en me donnant deux chambres les plus voisines possible des leurs. Est-ce trop vous demander ?
Ses grands yeux bleus d’un noir de jais ont une luisance très intense.
— Monsieur le commissaire, me répond-il à voix basse, en français et en souriant, je suis libanais, donc grand ami de la France depuis le Ier janvier 1944, date à laquelle votre valeureux pays nous accorda notre indépendance. Comme je suis venu au monde le 2 janvier de la même année, vous pouvez en conclure qu’à aucun instant de ma vie je n’eus l’occasion d’être francophobe. Voilà pourquoi je puis vous dire sans l’ombre d’une hésitation que les trois Noirs ne sont ici que pour une nuit, qu’ils disposent des chambres 181, 82, 83 et que vous pouvez d’ores et déjà avoir la jouissance de l’appartement 184, 85 qui, non seulement leur fait suite, mais de plus est contigu à la chambre 183. J’espère, ce faisant, avoir souscrit à vos désirs, et vous prie d’agréer, monsieur le commissaire, l’expression de mes sentiment les plus respectueux ainsi que de ma haute considération. Fouad Hébab.
Une vraie prière, les gars !
Comme qui dirait le pater de Fouad…
Le Sperma, c’est la vieille boîte qui eut son heure de gloire à l’époque où Victoria Ire n’était encore que princesse et dont la désuétude n’abrite plus, à présent, que des vieilles Britanniques poudrées et d’anciens tennismen suédois.
— Où sont vos bagages, messieurs ? s’inquiète le Libanais.
— Chez le maroquinier d’à côté, mon cher.
Il n’insiste pas et nous pilote au premier d’où on peut jouir du vacarme de la via comme si on y était.
Deux belles chambres communicantes. Un peu trop hautes de plaftard à mon goût. Un peu trop solennelles aussi, mais quoi, baste, je ne suis pas ici pour une lune de miel, hein ? D’ailleurs, une lune de miel en compagnie de César Pinuche doit fort bien s’accommoder du tohu et du bohu de la via Cavour !
Le gentil Libanais nous ouvre les rideaux, puis nous montre la salle de bains, pure merveille de l’art sanitaire sous Victor-Emmanuel II.
— Que puis-je pour vous, monsieur le commissaire ? s’inquiète notre mentor. Désirez-vous quelque chose ?
— Certes, je voudrais une bouteille d’excellent vin rouge toscan, une demi-douzaine de sandwiches à la charcuterie italienne et une percerette.
Fouad a un geste gracieux du poignet et, par conséquence directe, de la main.
— Monsieur le commissaire, dit-il, la cave de cet établissement comportant du bordeaux « Cheval Blanc » aux millésimes honorables, je me garderai bien de vous faire servir une bouteille toscane. Par contre nous disposons d’une mortadelle qui relègue le Colisée au second rang des merveilles de la ville. Quant à la percerette, monsieur le commissaire, je vais vous montrer qu’elle est parfaitement inutile.
Il s’approche du mur de gauche (lequel devient le mur de droite pour peu qu’on décrive une volte-face) et décroche une gravure fort ancienne représentant le Vatican à l’époque des Étrusques.
Fouad Hébab nous désigne un petit trou, genre trou de balle, percé dans la cloison, fort astucieusement, puisqu’il a été pratiqué au cœur d’un des coquelicots de la tapisserie. À l’aide d’une lime à ongles, il le débarrasse de la tablette de chewing-gum mâchouillé dont un libertin blasé l’a obstrué. Le précieux réceptionniste risque un œil par l’orifice.
— Toutes nos chambres sont pourvues de trous semblables, assure-t-il. Le nouveau directeur les a lui-même fait percer, afin d’éviter des déprédations causées par les clients maladroits. Venez regarder, monsieur le commissaire. Vous constaterez que ce trou offre une parfaite vue d’ensemble de la pièce voisine. De plus il semble que le hasard vous ait favorisé, puisque vous voisinez avec la dame. Je vous accorde qu’elle n’est ni de la première jeunesse ni très agréable de formes, cependant, comme entre deux maux il faut choisir le moindre…
Je le remercie chaleureusement d’un billet de cinq mille lires et il se retire à reculons, comme si j’étais roi ou pédéraste.
— Bien, déclaré-je à la Vieillasse, nous voici donc à pied d’œuvre, ma vieille noix ; à nous de jouer !
— Que comptes-tu faire ? s’informe le Nénuphar fané en s’asseyant dans un fauteuil qui pourrait être son père.
— Prendre patience et continuer de suivre ces braves gens.
— Et s’il s’agit d’une fausse piste ? Car après tout, rien ne nous prouve que…
Je lève les bras à la suspension, cette dernière étant plus à ma portée que le ciel.
— Nous n’en avons pas d’autres, mon cher Déglingué, et il vaut mieux suivre une route hasardeuse que de rester assis au carrefour.
Sur ces paroles dont je vous laisse apprécier la force et la pertinence, je fais démarrer ma petite séance de visionnage.
Pour le moment la pièce contiguë est vide, mais la porte de communication avec la chambre suivante est tellement grande ouverte que c’est comme si qu’en aurait pas (Béru dixit).
— Intéressant ? demande le Flegmatique.
— Pff, des longueurs, je soupire, faudra couper au montage.
J’attends encore, mais il n’se passe rien. Au lieu de l’œil, c’est l’oreille que je plaque à l’orifice. Me semble alors percevoir un murmure de conversation animée, au lointain.
On nous apporte pinard et sandwiches alors que mon pauvre estom’ méprisé gargouille à m’en faire devenir ventriloque.
— Je n’ai pas faim, déclare Pinuche en présence des nourritures. Mon chou à la crème m’est resté sur l’estomac.
— Sur l’estomac et dans la moustache, complété-je. En ce cas viens te mettre au périscope.
Pépère s’arrache des peluches en soupirant.
— Je prendrai néanmoins un petit verre avec toi, manière de te tenir compagnie, dit-il.
— Te surmène pas le glandulaire à cause de moi, César, la solitude ne m’effraie pas.
Je mange. Une espèce d’inertie grise met du flou dans la pièce, un moelleux triste m’enveloppe. Je pense au Gros qu’on a moulé comme un malpropre chez le bistrotier communisant de Venise. Il doit salement pester après nous, Alexandre-Benoît. Nous vouer aux cinq cent mille diables !
— Ah ! tout de même, marmonne le père La Coquille.
— Quoi ?
— Les voilà.
— Tous les trois ?
— Moui.
— Qu’est-ce qu’ils branlent ?
— Ils amènent la malle.
J’attaque un second sandwich tout aussi délectable que le précédent.
— Et puis ?
— La femme est allée mettre la chaînette de la porte.
L’envie me point d’aller virer le Débris de son poste d’observation d’un coup de hanche. Pourtant je me fais languir. Il est des cas ou un match de foot est plus captivant à la radio qu’à la télé, car il n’existe pas de bons spectacles sans l’apport de sa propre imagination.
— Je suppose qu’ils vont ouvrir la cantine ?
— En effet. Elle était fermée à clé.
– Ça y est ?
— Pas encore, je crois que le boiteux s’est trompé de clé. Ah, voilà… Il fait jouer les serrures.
— Tu paries que le président est dans la boîte, César ?
— Oui, San-A. Dix nouveaux francs. Et toi ?
— Tu ne me laisses pas le choix, pour qu’il y ait pari je suis bien obligé de miser sur son absence. Alors ?
— Ils soulèvent le couvercle.
— Je te dois dix balles ?
— Pas encore, car le couvercle est ouvert face à nous. On ne peut pas voir le contenu de la malle.
La gorge nouée, je dépose mon tronçon de sandwich dans un vaste cendrier de cristal.
— Qu’est-ce qu’ils foutent ? Parle, quoi, merde !
— Le type aux cheveux blancs ouvre son attaché-case et y prend quelque chose…
— Quoi donc ?
— Attends, on dirait un bout de tuyau. Non ! C’est un stéthoscope ! Il s’agenouille devant la malle. Il assure l’instrument à ses oreilles. Il a l’air inquiet…
Je me fouille et trouve un billet de dix balles dans l’une de mes vagues. Je vais le glisser dans la main du crapoussin.
— O.K., t’as gagné, César, et ça me fait vachement plaisir.
Là-dessus je me verse un godet de « Cheval Blanc », ras bord, histoire d’arroser cette victoire. Pas de charre : c’est du vrai. Et il a supporté le voyage comme un grand, sans perdre un seul pétale de son admirable bouquet. Je clape de la menteuse dans l’éblouissement de mes papilles.
— Tiens, murmure Pinuche, près de moi.
J’abaisse les yeux sur sa main tendue. Le vieux Crabe me tend deux billets de dix francs.
La pâleur qui brusquement investit mon beau visage viril est visible dans mon ombre portée étalée contre le mur.
— Quoi donc ? bredouillé-je, me refusant à admettre la cruelle réalité.
— Tu as gagné, déclare le Laconique en cramponnant la bouteille de bordeaux.
– Ça n’est pas le président ?
— Et ce ne le sera jamais, ricane mon compagnon, va voir !
Je vas.
Enfer et dantation ! comme s’exclamait l’auteur de La Divine Comédie. L’occupant de la malle-cabine (c’est vraiment le terme adéquat en l’occurrence) est une occupante. On vient de la retirer de son sarcophage ambulant pour la déposer sur le lit. C’est une merveilleuse Noire d’une dix-septaine d’années, aux cheveux décrêpés, aux traits réguliers et aux formes affolantes ! Vous parlez d’une déesse noire, mes grenadiers ! Vous l’apercevriez, salingues comme je vous sais, vous lui sauteriez dessus sans lui demander la permission ! Elle est vêtue d’un chemisier de chez Hermès qui, comme tous les chemisiers — ou presque — de cette illustre maison, a pour motif une bride de cheval accrochée à un clou (dans les mêmes tons, on a comme autres options : l’étrier, la selle de course, le harnais, le steeple-chose, la tête de cheval, la botte de jockey, la charge du 14e Lancier, le carrosse du Saint-Sacrement, la charrette fantôme, le fer à cheval, le tilbury, la cravache, la bombe, le manège, la fosse à purin, la casaque, la pièce d’échec, l’amazone, le tas de crottin, Pégase, la source hippocrène, la boucherie hippophagique, l’écuyère de cirque, le piqueur, la chasse à courre, l’étrivière, l’éperon, les statues équestres de Paris, la sabretache et Fernandel) et d’une minijupe en cuir noir guère plus grande que l’abat-jour de votre lampe de chevet. Grâce à ce dernier élément on a une vue considérable sur ses cuisses parfaites, tout en déplorant le collant qui, diraient les vrais littérateurs, gaine ces dernières. Il est des instants où je voudrais me trouver en tête-à-tête avec le foutu connard qui s’est permis d’inventer cette sotte pièce d’habillement, mes petites frangines. Comment je lui défoncerais le portrait, à Cézigue ! Lui ferais douiller chérot sa pernicieuse invention ! Ce malfaiteur nous a privés de menues joies qui éclairaient encore la grisaille de ce temps. Désormais il est inutile de regarder une femme se mettre au volant ou descendre de sa voiture ! On n’a plus aucun plaisir, je crois vous l’avoir déjà signalé, à s’acheter des godasses, et l’apparition de la minijupe a été immédiatement neutralisée par cet imbécile accessoire pour skieur. Avant que le collant déferle sur le marché, on se plaisait à emmener au cinéma des demoiselles de rencontre ou à les promener en bagnole dans des voies qui, pour être isolées, n’étaient certes pas impénétrables. À présent, les nanas sont insexuées comme des poupées, et encore : il existe des poupées à sexe. Ah ! où sont les jarretelles d’antan. Où sont les slips de jadis, et ces cuisses ambrées qui vous flanquaient popaul au garde-à-vous dès le premier regard. Fini ! Balayé ! Gommé ! Les vieux messieurs eux-mêmes ne laissent plus tomber leur canne lorsque passe une jolie fille pour la lui laisser ramasser, les chers presbytes ! L’univers s’enferme dans le sac bifide orné, le plus souvent, de motifs suspects rappelant une maladie de peau. L’homme perd son sens tactile au contact de ces effroyables carapaces de nylon. Arrêtez, les filles ! Stop ! Terminé ! Vive la réaction ! Revenez à une mode plus humaine ! Le collant, oui ! mais à Courchevel, ou à l’Opéra ! Vous avez confiance en votre San-A, mes friponnes, j’espère ? Il vous a toujours adulées, le commissaire ! Donné des conseils de premier bourre, exaguete ? Alors, toutes en chœur, décollez vos collants ! Et si le slip vient avec, eh bien, mon Dieu, nous nous ferons une raison !
Mais qu’est-ce que je disais, moi ?
Ah ! La beauté noire… Chemisier Hermès, minijupe de cuir. Curieux mariage ! Il n’importe ! Une fille pareille, c’est fait pour être déshabillée, alors mieux vaut lui ôter du léger qu’une armure dont les boulons sont rouillés, pas vrai ?
Cela dit, elle ne paraît guère au mieux de sa forme, la demoiselle. Son séjour en malle-cabine l’aurait-il détournée des sentiers embaumés de l’existence ? Ce que ce serait dommage ! Une gerce pareille ! Vos arrière-grands-pères la verraient, ils vous le diraient : Joséphine Boulanger toute crachée, au temps de ses plumes, bien avant qu’elle se mette dans l’élevage d’orphelins. Une perle black, quoi ! C’est vrai que sa peau a textuellement la couleur d’une perlouze noire, à la séquestrée. Un gris sombre, luisant, d’acier pur fraîchement tranché !
Le mec aux cheveux blancs, soit Grégoire Situtenfou, est en train de préparer une piquouze. Doit être toubib, tout compte fait. D’ailleurs il en a l’aspect, les gestes assurés. S’il la pique, c’est qu’elle n’est point morte, hein ?
— Qui peut-ce être, selon toi ? demande Pinuche.
Avant de lui donner mon point de vue, je file un œil sur la bouteille. Madoué, l’est rentré à l’écurie, le « Cheval Blanc ». Le flacon est vide ! Il s’est tout téléphoné, Pépère, tandis que je biglais. Comme quoi ce ne sont pas les plus vieux éviers qui ont les plus mauvaises vidanges ! Son élocution déjà glafouiteuse s’en ressent. On dirait qu’il parle avec la bouche pleine de gruyère fondu.
— Ah, dis donc, ta gastrite, comment tu la traites ! je soupire.
— Le bordeaux est souverain dans les cas d’inflammation, assure le Décadent. Tu n’as pas répondu à ma question, qui est cette jeune fille, à ton avis ?
— Comment te répondrais-je, hé, Alambic ! J’assiste à un numéro de magie.
— De magie noire, se poire le Fluet.
— Extrêmement noire ! On kidnappe un président, bien. Meurtres et remeurtre ! Numéro de folie sénile ! Paralytique à roulettes ! Nymphomanie ! Palais pourri ! Guili guiligui ! Malle pour illusionniste ! On l’ouvre : une merveilleuse créature y repose. De quoi perdre son latin, sa raison, le nord et son sang-froid !
Pinaud choisit parmi une demi-douzaine de chenilles momifiées celle qui ressemble le plus à un mégot et la visse sous les poils roussis de sa moustache. La flamme autodafique embrase son visage, fait brasiller sa moustache et réduit la chenille d’un demi-centimètre sans vraiment l’allumer.
— Dis voir, San-A. Et si on allait tout bonnement leur demander des explications ?
— Pas question, les ordres sont formels : suivre le ou les agresseurs de Savakoussikoussa. Jusqu’à preuve du contraire nos voisins sont mêlés à l’affaire, n’est-ce pas ? Alors filons-les farouchement.
– Ça risque d’être longuet et stérile, prophétise César.
Il retourne au petit trou pas cher pratiqué dans la cloison.
— Elle est en train de reprendre conscience ! annonce-t-il. Belle fille, hé ?
— Une splendeur ! Que font les autres ?
— L’homme aux cheveux blancs range ses instruments. Le boiteux est assis au pied du lit avec un pistolet à la main. Il en menace la jeune fille, sûrement pour l’empêcher de crier. Quant à la femme…
— Quoi ?
— Rien : elle vient de sortir à l’instant.
— O.K., reste ici et tâche de ne pas choper un orgelet.
Je quitte la chambre, pas mécontent d’avoir un prétexte pour vadrouiller dans Rome.
« Massive et long vêtue, elle allait à grands pas, ayant mis, ce jour-là… »
Voilà ce que je me récite en filant la sombre Pulchérie Jeuthème dans les artères romaines. Elle y va des compas, la gueuse alambiquée. Un vrai grenadier retour de Flandre ! Elle a dû décrocher une médaille aux jeux Olympiques d’il y a douze ou seize ans, cette madame. Faut la voir foncer, le chapeau cloche en avant, comme un butoir de locomotive. Je sais pas où elle va, mais ce que je peux vous assurer, c’est qu’elle est rudement pressée d’y arriver.
Elle tourne dans la rue Saint Zano, traverse la place Martini Onezeroccia et s’immobilise avec une telle brusquerie qu’emporté par mon élan, comme disait un lapon, je manque lui rentrer dans le chou.
Pulchérie semble chercher une adresse. Elle tient un papelard dans le creux de sa main, qu’elle consulte attentivement, au point que je me demande si elle sait lire. Elle interrompt son examen du papier pour se repérer. Il semblerait que son faf comporte plutôt un plan, ou pour le moins un croqueton. Son manège cesse enfin et je la vois se diriger vers une impasse située dans le fond de la place, derrière une fontaine de marbre représentant une sirène en train de rouler une pelle à Neptune.
Que peut bien brandouiller cette doudoune en ces lieux ? Aucune porte n’ouvre sur l’impasse dont le fond est encombré d’énormes bidons d’huile. Je pige vite. En effet, Pulchérie s’approche d’une Alfa Roméo stationnée à l’entrée du renfoncement. Une fois encore, la voici qui regarde son papier. Rassurée, semble-t-il, elle ouvre la portière de l’auto et prend place au volant. Un court moment elle disparaît sous le tableau de bord, probablement pour prendre la clé de contact qu’on a dû carrer sous le tapis.
Votre San-A. regarde autour de lui comme pour quêter une aide. Le moyen de suivre une Alfa à pied, même si l’on est un Roméo, je vous le demande, à vous qu’êtes si marles !
Dieu soit loué ! J’avise une station de bahuts à pas quarante-deux mètres de là. J’y cours. Deux chauffeurs de taxi sont en train de s’injurier entre leurs véhicules.
— Presto ! je crie en me jetant dans la première voiture.
Comme si je lancebroquais dans un violoncelle, mes chéries ! Les gars continuent de se traiter de noms malodorants en postillonnant.
Je me défenestre jusqu’à mi-corps.
– Ça vient, oui, je suis pressé, bon Dieu !
Le conducteur de ma voiture ouvre une parenthèse dans l’algarade pour me crier que si je suis pressé je n’ai qu’à courir, que, quant à lui, il me défèque sur le visage et que si je ne suis pas content, je peux venir embrasser son cul !
L’Alfa sort de l’impasse. Purée de vache ! je vais rater ma courette à cause de cet enviandé. Heureusement, la mère Pulchérie a dû passer son permis de conduire sur une voiture à bras car elle cale au beau mitan de la chaussée. Un camionneur lui rate l’aile d’un poil et lui hurle qu’elle ferait mieux d’aller se faire blanchir plutôt que de vouloir piloter une voiture de sport.
Ce qui ça, oui, est du racisme au premier degré.
Renonçant à convaincre les deux hurluberlus en cours d’empoignade par la rage, je décide de les essayer par la douceur. Une tartine de miel, vite !
Je brandis par la portière une liasse de billets de dix mille lires en bramant :
— Personne n’a donc envie de gagner un paquet de fric, ventre de pute !
Ils se taisent tellement simultanément qu’on pourrait croire à une panne de son. Et puis ils se précipitent. J’ai que le temps de ramener mon auber à l’intérieur, sinon ils me le chouravaient dans la foulée. Le conducteur de ma guinde se met au volant. L’autre m’ouvre la portière en me suppliant que sa chignole à lui est plus confortable, plus rapide. Elle fait deux chevaux de plus, elle a six ans de moins, elle vaut trois cent mille lires à l’Argus ; lui est meilleur conducteur que son copain, lequel a des réflexes de cataplasme, dans le métier on l’a baptisé « Alfredo-la-collision » parce qu’il a tamponné plus de voitures que les usines Fiat n’en sauraient produire.
Heureusement, mon chauffeur démarre à l’arraché pour soustraire son richissime client à la convoitise concurrente. La portière ouverte fouette en démarrant l’Alfa de la mère Pulchérie. La Noire embarde de surprise et renverse le vélo d’un livreur noir, lequel se relève, aussi indemne que furieux en traitant la dame Jeuthème de sale bougnoule mais pouquoi qu’on donne le pémis à des néguesses abuties, mamma mia ! Il a ajouté « Mamma mia » car c’est un Noir italien.
La dodue en bavoche. Elle est haletante comme une grosse carpe sur l’herbe de la berge. Alors il se produit un léger quéque chose, mes amis : elle me regarde et tressaille. Pas d’erreur possible : cette gonzesse vient de me reconnaître ! La manière qu’elle a tiqué, que mon apercevage a pris le pas sur son émotion due à l’incident sont éloquents. M’aurait-elle repéré à l’aéroport et dans l’hôtel ? Cela me semble être la seule explication plausible. Toujours est-il qu’elle démarre en trompe, comme un troupeau d’éléphants.
Mon conducteur qui récite des calamités relatives au destin de cette négresse qu’il souhaiterait voir dégustée par un crocodile ou du moins tréfilée par un boa se tourne brusquement vers moi.
— Où allez-vous, signore ?
— Suivez l’Alfa de Blanche-Neige !
Il rit. « Blanche-Neige », ça fait toujours marrer. On a beau chercher, on n’a jamais trouvé mieux pour parler d’un noirpiot. Avant Vouate Dix nez on disait « boule de neige » mais c’était moins joyce, faut admettre. Blanche-Neige, y a un côté gentil qui endort les scrupules. C’est plaisant, quoi ! Pas hargneux ; quasi amical. Ça veut dire, implicitement, qu’on n’en veut pas au Noir d’être nègre, mais qu’on trouve farce qu’il soit black ; tellement contents, nous sommes, de notre belle couleur de bidoche avariée, nous les pseudo-Blancs ! Blancs mon cul, oui ! Un Blanc réellement blanc, ce serait atroce à regarder. Heureusement qu’il est rouge ou vert, le Blanc. Il aurait pas la couperose ou le cancer du foie pour s’égayer la vitrine, il ressemblerait à de la pourriture.
— Vous savez, me dit le chauffeur, elle a rien, ma voiture, un gnon à la portière, ça va, ça vient ! Pas la peine de courser la grosse Africaine pour si peu.
— Je me fous de votre guimbarde, mon vieux, certifié-je, c’est la femme qui m’intéresse, alors suivez-la et tâchez de ne pas vous laisser décoller si vous voulez palper dix raides de prime !
Galvanisé, il champignonne foutralement. Son os a un rugissement de vieux lion châtré qui regarde calcer une lionne. Des trucs mécaniques trépident, toussent et surchauffent. En trois secondes on a recollé à l’Alfa. La circulation dense ne permettant pas des prouesses de formule I, on se met à déambuler gentiment. Désaccaparé, le conducteur me virgule un regard critique dans son rétro.
— Je voudrais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, signore, mais si vous vous en ressentez pour les peaux noires, je connais un merveilleux bordel où, pour cinq mille lires vous n’aurez que l’embarras du choix. Des filles merveilleuses, pas vérolées le moins du monde. Tenez, y a une Abyssaine qui ressemble à une gazelle.
Je lui réponds qu’il n’est pas dans mes mœurs de fourrer des gazelles ou autres bovidés antilopinés et j’insiste pour qu’il me foute la paix, ce qui a le don de le renfrogner.
On roule un moment en direction des faubourgs. J’aime les faubourgs italiens. Ils n’ont pas la tristesse grise des nôtres. Au contraire, ils sont pétants de vie et d’allégresse. L’humanité dégouline sur ses trottoirs. Ça sent la friture, la vinasse, le safran. Ça sent l’enfance joyeuse. Le bébé qu’on vient de faire ! Celui qu’on va fignoler tout à l’heure. La pauvreté y semble source de joie. Ils sont pleins de grosses femmes volubiles, de vieillards édentés, de mâles en chaleur. Y a des beignets partout, du poisson frit, de la tomate. Et puis des gosses, surtout ! Jaillissant de tous les orifices de la rue, des gosses sales et beaux, barbouillés de rires. Y a plus que les Italoches qui soient encore un peu vivants en Europe. Ailleurs, c’est fini, ça s’éteint dans des oxydes de carbone. Même en Espagne. Une grande ombre accablante s’étale sur le vieux continent. Ça morose de bas en haut… La Grèce pire que les autres. Et Paris, idem… London, Berline, la Scandinavie déjà froide. Tout, je vous dis, tout sauf ça, l’Italie. Voilà pourquoi, si vous en avez quine des grisailles, je peux vous proposer une dernière chose : la botte !
— On dirait qu’elle va s’arrêter, signore ! avertit le Nuvolari du pauvre.
Effectivement, le clignotant de l’Alfa lance des lueurs ambulancières dans l’espèce de brume ténue qui annonce l’imminence du crépuscule. Pulchérie trouve une place entre le triporteur à moteur d’un marchand de « gelati » et un camion de la voirie. Elle descend, regarde autour d’elle en évitant soigneusement notre taxi. On dirait qu’elle a peur que nos yeux ne se croisent. Que cherche-t-elle ? Un numéro de la via, une boutique ?
— Qu’est-ce qu’on fait, signore ?
— Tâchez de trouver une place, vous aussi.
Pulchérie Jeuthème a opté pour une direction, au hasard. Elle marche d’une allure dandinante, passant en revue les magasins. Elle finit par s’engouffrer dans un bistrot bondé d’hommes en bras de chemise.
— Stop ! crié-je.
Docile, mon chauffeur écrase la pédale du milieu. Trois jeunes gens juchés sur une Vespa nous évitent de justesse et nous doublent en vociférant.
— Je ne vais pas pouvoir rester en seconde position, signore.
— Momento !
Pulchérie est au comptoir. On lui désigne un appareil téléphonique. Compris : c’est râpé. Elle est en train, vraisemblablement, de décommander son rendez-vous. À cause de moi !
J’hésite. Dois-je la larguer et rentrer à l’hôtel ? Casser la cabane en sautant sur les deux séquestreurs du Sperma Palace ? Ou alors quoi ? Continuer, sans grand espoir, de filer la noirpiote ? Je vous jure, dans mon job il est des instants cruciaux où il faut décider vite et bien. Question de pif. C’est là que la vocation intervient. Elle est inspirante. Un métier, cela s’apprend. Mais on n’a jamais enseigné à personne l’art de se fabriquer un sixième sens.
Alors ?
Le retour de Pulchérie tranche brusquement mon dilemme. Je décide de la suivre. Ça s’opère instantanément dans ma tronche. Aucune réflexion ne participe à mon choix, et c’est cela qui est bon : la spontanéité. L’Instinct, avec un « I » majuscule.
L’Alfa repart, et nous derrière.
— Vous permettez que je branche la radio ? sollicite le chauffeur, il y a un grand match de football en nocturne : la Juventus contre Pologne A. C’est une rencontre amicale, mais ça promet de chauffer. Ah, les vaches, on va leur faire saigner les chevilles !
Je permets. Il met en action un transistor rafistolé fixé au tableau de bord par des rubans adhésifs. Une puissante vomissure, sonore, faite d’un magma de paroles et de musique, nous broie les trompes d’Eustache.
Alfredo règle au mieux sa machine à cacophonier. Nous sommes en direct avec le stade de Turin. Le speaker est tellement volubile qu’on le prendrait pour une course de motos. Il raconte l’ambiance du stade archicomble, les spectateurs de marque : le président du conseil, Sophia Loren, Paul VI et d’autres moins connus. L’ambassadeur de Pologne vient de remettre une médaille bénite représentant la faucille et le marteau au président de la Juventus, lequel va lui offrir en échange un bidon d’huile d’olive.
— Du chiqué, ces cadeaux ! affirme Alfredo. J’espère qu’il y a de l’huile de ricin, dans cette huile d’olive, que cet affreux polak en chie ses tripes, par la madonna !
Un seul point noir (difficile à extraire, fût-ce avec un tire-comédon) : l’arbitre est Espagnol. La chose inquiète mon chauffeur.
— Je parie que c’est un foutu vendu de salaud, cet Espago, dit-il. Vous verrez qu’il favorisera cette dégueulasserie d’équipe polonaise.
Il frappe son volant à poings redoublés.
— Qu’il commette une erreur d’arbitrage, et on lui coupera les… On lui crèvera les… On lui arrachera les…
Pendant ce temps, Pulchérie Jeuthème emprunte l’autoroute du Sud sans que mon forcené y prenne garde.
Bien trop accaparé par le match, déjà. Dans les transes avant le coup d’envoi.
Pulchérie se permet de champignonner maintenant que la circulation est simplifiée.
— Plus vite ! enjoins-je, sinon elle va nous semer du poivre.
Docile, Alfredo envoie de la tisane, l’aiguille du compteur décrit un arc de cercle et la vieille tire pousse un vagissement de catarrheux venant d’avaler une arête de brochet. On recolle. Le transistor graillonne. Juste au-dessus, sur le tableau de bord, on peut contempler la photo d’une mégère dans un cadre portant cette tendre injonction : « Ne roule pas trop vite, chéri, pense à moi. »
— Madame votre grand-mère, sans doute ? demandé-je, manière de causer, en désignant l’image.
— Non, ma femme ! rétorque Alfredo distraitement.
Dans des cas pareils, on s’estime heureux de son sort, mes brebis. On se dit qu’il vaut encore mieux être vérolé ou hindou sans calories plutôt que de connaître pareille épreuve. La nana du gars a au moins cinquante-deux ans de plus que lui. Elle est pleine de rides qu’on devine farcies de crasse. Elle a une paupière qui lui tombe sur la joue, comme le rideau de fer d’un magasin après une explosion ; un sourire complètement édenté, un menton comme un cactus, un nez tordu, des verrues un peu partout. La fée Carabosse, en comparaison, c’est Catherine Deneuve. Tu trouves ça dans ton plumard, tu te sauves en courant et tu vas calcer une épidémie de grippe, un gardien de la paix, une bouche d’égout, n’importe quoi, n’importe qui, n’importe où. « Ne roule pas trop vite, chéri, pense à moi. »
Moi, je suis Alfredo, en matant ça je pique sur un poids lourd, accélérateur au plancher ! Ou bien je volplane dans un ravin ! Je mets le cap sur la grève, au prochain virage ! En tout cas, je retourne plus jamais atome.
— Oh ! sacré bon Dieu de chiennerie de saligaud de m…[6] s’égosille Alfredo en écrivant « merci maman » sur la route avec sa brouette.
Renseignements pris, c’est Krackmorbak, l’ailier gauche polonais qui vient de se faire allonger dans la surface de réparation par un arrière italien.
Un grand silence s’abat sur le stade. On attend la décision de l’arbitre. Va-t-il accorder le penalty ? Le spiquère pense que non, vu que, selon lui, Krackmorbak était hors jeu et qu’il a fait semblant de tomber. Et puis soudain, on dirait que la bagnole explose. C’est le hurlement du stade fou de rage car ce branque d’Espanche vient bel et bien, contre toute justice, de siffler le péno. Le transistor se lézarde. Le pare-brise se fêle. Et, plus impressionnant encore : excepté l’Alfa de Pulchérie, toutes les voitures stoppent pile sur l’autoroute. Vous avez jamais vu, vous autres, le trafic d’une autostrada se figer d’un seul coup d’un seul, dans un même coup de frein ? C’est pharamineux. Les camions, les voitures sport, les motards de la circulation. Plof ! D’un coup, je vous dis. L’immobilisme. L’arrêt complet ! Sur les 301 200 km2 de la Péninsule, les 52 931 500 habitants annoncés au dernier recensement viennent de mettre leur existence en roue libre à cause du coup de panard qu’un Polonais va donner dans un ballon. Les bébés s’abstiennent de biberonner, les écoliers de se masturber, les marchands de marchander, les veuves de prier, les voleurs de voler, les amoureux de se peloter, les militaires de faire les cons et les curés de clerger.
La botte italienne est brutalement inerte comme une jambe de bois dételée.
— Continuez, putain d’Adèle ! vociféré-je, ne sentant pas mon destin accroché à la semelle du dénommé Krackmorbak. Continuez, ma négresse se barre !
Alfredo m’entend comme si je lui causais par téléphone de la planète Mars et qu’il y ait de la friture sur la ligne.
Il a un geste de somnambule, qui signifie « ta gueule ou je te bute ». On perçoit dans son poste ravagé un coup de sifflet lointain. Deux secondes de vide cosmique. Et puis la clameur agonique de cent cinquante mille personnes dont on tuerait la progéniture, qu’on sodomiserait, qu’on éventrerait avec une fourchette à huîtres, qu’on obligerait à lire Le Monde entièrement, qu’on nettoierait à l’acide sulfurique toutes en même temps, retentit. Y a un déferlement océanique ! Une explosion volcanique ! Une interruption sous cul tanné ! Ça feule ! Ça mugit ! Ça hulule.
Le but est marqué, les gars ! Ce soir, la noble Espagne comptera un citoyen de moins, selon toute probabilité.
Un qu’est en panne de souffle ! Un qui moite ! Un qui rôdaille sur les berges de l’agonie, c’est Alfredo. Il se penche en avant, les mains crispées sur bide et poitrail. Il se tord ! Il gémit ! Il suffoque ! Il pleure. Son front frappe le volant en cadence. En décadence !
— Non ! Je veux pas ! Impossible ! Dieu n’existe pas ! La Madonna ? Une rombière ! J’ai mal ! Je refuse ! Ça n’a pas existé ! C’était pour rire ! On n’a pas le droit ! Bon, on va tuer l’arbitre, d’accord ! Mais après ?
« Oh ! Le vendu ! La charogne ! Le gueux ! L’Espagnol ! Venir nous faire ça chez nous ! Après que le regretté salopard de duce ait envoyé des légions d’élite pour aider Franco ! »
Fou de rage et d’impatience, je lui frappe l’épaule.
– Écoutez, Alfredo. On vient de paumer l’Alfa ! Maintenant il s’agit de la rattraper. Je compatis à cette catastrophe nationale avec d’autant plus de vigueur que je porte à notre sœur latine un amour quasi incestueux, mais faut absolument qu’on recolle à la noirpiote, et vite !
Le conducteur effaré s’agenouille sur son siège pour mieux me faire face. Alentour, lentement au gré des forces d’âme et des énergies, selon le sang-froid et la philosophie, la circulation repart.
– Écoutez, marmonne le taximan, écoutez, vous, j’en ai plein les fesses de votre négresse. D’abord, qu’est-ce que vous lui voulez à cette pauvre femme ? Qui vous permet de la suivre ? Et puis qu’est-ce que je vois ? On est sur l’autoroute ! Mais je suis un taxi de ville, moi ! Pas un long-courrier ! Allez, l’embranchement, qu’on fasse demi-tour ! Ça suffit ! Terminé ! D’ailleurs votre physionomie ne me revient pas ! Vous avez une tête d’arbitre ! L’air vicieux de vouloir siffler des pénalties injustifiés. Je vous crache dessus ! On rentre ! Voyou ! Une négresse ! À la police ! Voilà, je vous conduis à la police ! Le prochain poste ! Y en a sur l’autostrada.
Je ressors ma liasse de gros biftons.
— Et ça, c’est du poulet, pépère ? T’en veux ou t’en veux pas ?
Mais il secoue la tête.
— Qu’est-ce que j’en ferais à présent qu’on est menés par des enviandés de polaks par un à zéro ?
L’objection me prend de court. Pas le temps de le raisonner, lui faire admettre qu’il aura des années à vivre encore malgré tout en compagnie de sa chère épouse. Lui parler de ses enfants ! D’une revanche ? Le temps est compté. Je sens que ma filature est complètement rompue.
— On rentre ! dit-il.
Et il repart cahin-caha dans ses ferraillements et ses puanteurs d’huile carbonisée, dans les vomissures du spiquère courroucé qui épilogue… épilogue…
Un panneau abondamment éclairé annonce l’embranchement. Automatiquement, Alfredo met son clignotant pour indiquer qu’il va le prendre. On se présente face à la rampe de sortie.
Je risque une ultime tentative :
— Je vous donnerai vingt mille lires.
— Non !
— Cinquante !
— Finito, je vous dis !
On s’engage déjà sur la voie… de dégagement. Terminé.
Mais voici qu’à nouveau le poste explose !
— Buuuuuuuuuuuuuuuuuuuut ! hurle Alfredo !
Il lâche tout ! L’auto qui amorçait sa montée, dévale en arrière. Alfredo se ragenouille sur la banquette.
— Vous n’entendez donc pas, amico : but ! Ça y est ! Égalité ! On les aura !
Il m’embrasse !
— Ah, merci mon Dieu ! Grâces soient rendues à la madone qui protège la Juventus ! Je vous salue, Marie ! Oh, mon ami… Mon cher ami. Vous disiez ? Cinquante mille lires ? C’est trop ! C’est généreux ! C’est français ! Vive Pompidou ! Ah, où est-elle cette putain de négresse, que je te vous l’emplâtre comme un tas de polenta !
Chose aussi surprenante qu’étrange, elle n’est pas loin, Pulchérie, malgré l’intermède ci-dessus qui aurait donné à n’importe qui le temps de creuser l’écart.
On se la retapisse, rangée en bordure de route, son capot relevé, son jupon retroussé, en train de contempler la calme beauté d’un moteur d’Alfa.
En rideau ?
— Stoppez à quelques centaines de mètres ! ordonné-je à mon chauffeur.
Tu parles si ça lui va ! Quand l’auto est à l’arrêt, le transistor devient un légèrement soit peu plus audible. En ce moment, m’est avis que les Polaks sont en train de souffrir. Ça joue exclusivement dans leur camp, ce qu’est peut-être une tactique pour s’économiser la fatigue, moins s’essouffler ? J’ai connu des équipes qui désemparaient pas de leur surface de penalty, histoire de pas se vanner. Des sédentaires, quoi ! D’accord, elles encaissaient une flopée de buts, mais elles finissaient le match fraîches comme des zézettes de jeunes mariées, ce qu’est pas négligeable après tout.
On poireaute un bout de moment, le temps pour la Juventus de prendre l’avantage par deux buts à un, et puis l’Alfa (et sa noire conductrice) radine tout doucettement comme une qu’aurait liquéfié une bielle et qui essayerait de se rapatrier au prochain garage par ses propres moyens.
Cette fois, je pourrais la suivre à pincebroque si l’avais des humeurs footingées. Nous repartons, comme si on coursait un corbillard dans les allées du Père-Lachaise. Doit avoir de sérieux ennuis de moteur, la dame Jeuthème, et pas si tellement se connaître en mécanoche. Les gadgets genre delco, ça doit la laisser drôlement perplexe avec son hérédité bourricote.
Alfredo ne fait plus la moindre objection. Pour lui, en ce moment, l’existence, c’est du velours. La Juventus (qui vient d’en téléphoner un troisième dans la cage du dénommé Kilyski) se promène désormais sur le terrain. Pour vous dire : y a ses arrières qui jouent au scrabble et son gardien de but qui est allé téléphoner à sa vieille mère (laquelle ne peut pas suivre le match à la télé parce qu’elle est pauvre, non plus qu’à la radio car elle est sourde. Son fils lui parle avec les mains).
Un nouvel embranchement, celui de Quebellacoda su Mare, est signalé. Il grandit dans la nuit enguirlandée de phares. À présent, chaque fois que la Juventus place un tir, les tomobilistes klaxonnent sur l’air des lampions. On évolue dans une cacophonie monstre, mes chéries. Un délire d’avertisseurs. Les conducteurs agitent leur bras gauche par la portière et leurs compagnes, le bras droit (excepté pour un playboy qui roule à bord d’une voiture anglaise).
C’est la liesse totale ! Le jour de gloire ! La frénésie.
— A destra ! A destra ! glapis-je.
Pulchérie vient de prendre la voie d’évacuation de Quebellacoda alors qu’Alfredo continue.
Casse la tienne, comme dit Béru, il escalade le talus herbeux, mon champion. Un coup de première et rrran ! Ça patine un brin sur les arrières, mais on rejoint la route, malgré tout, d’une secousse énergique. La belle giclée inondatrice ! Floc ! On y est.
Je ne sais pas si vous avez déjà pratiqué la petite route qui mène de l’autostrada du Sud à la coquette cité de Quebellacoda ? En cas de négative, laissez-moi vous dire que c’est une des plus belles d’Italie.
Elle descend en pente douce vers la mer frangée d’écume (je sens que je vais vaseliner dans le lyrique, attachez vos ceintures et éteignez vos cigarettes !). Les étoiles d’argent du manteau de la nuit scintillent à l’infini, dans un ciel de velours sombre (qu’est-ce que je vous annonçais : ça vient, j’enroule à la perfection). Ces messagères lointaines dont causait le pouète patenté, Alfred de Musset, sortent des voiles du couchant pour s’en aller rejoindre en une tremblante farandole les lumières de Rome, à droite, celles de Gênes, un peu plus haut, celles de Nice et de Cannes, celles de Barcelone (qu’on distingue moins nettement) celles de Valence, puis celles d’Alger sur la gauche. Ce coup d’yeux, mes amis ! Féerique ! On en mangerait !
Quelques kilomètres encore… Quebellacoda surgit dans son douillet berceau de lauriers-roses. À partir du moment où cette station peau de balle et balnéaire apparaît, la route fait une fourche, tous ceux qui connaissent la région (y compris ceux qui l’habitent) vous le confirmeront. Or, vous serez d’accord avec moi, au moins sur ce point, mes pommes, mais lorsqu’une route fait la fourche, elle devient DEUX routes, une belle bi-route, j’exagère ou pas ? Bon. Celle de droite mène à la ville, celle de gauche à la plage. Logiquement, que fait une personne dont la voiture défaille quand elle est placée en face d’un tel choix ? Elle opte pour la ville et ses garages, s’pas ?
Eh bien, Pulchérie, non, soit qu’elle ne lise pas le rital, soit qu’elle ait la comprenette obstruée par un dépôt calcaire. Carrément, elle vire à gauche, direction plage !
– Éteignez vos phares, Alfredo !
Car à présent, la route est plate, rectiligne, déserte.
La négresse va de plus en plus mollo. Nous parcourons une couple de kilomètres et atteignons le pied d’une petite colline boisée qui s’avance vers la mer.
Parvenue au pied de ce promontoire en forme de monticule, l’Alfa stoppe. À trois reprises, Pulchérie lance un appel de loupiotes. Aussitôt, son appel lui est timidement rendu à l’aide d’une torche électrique à verre rouge. Ça vient du bord de mer. La conductrice quitte la route pour s’engager sur la plage, caillouteuse en ce point du littoral.
La mi-temps qui vient d’être sifflée sur le score réjouissant de huit à un ramène un brin de réalité dans l’esprit survolté d’Alfredo.
Il s’éponge le front, regarde autour de lui la mer qui floque-floque, les étoiles qui trembillent et l’Alfa qui boitoche en direction de l’eau. Un médium réveillé en sursaut ! Le gus qui n’a pas eu une dose suffisante d’anesthésique et qui mate la frime voilée du chirurgien en se demandant si c’est une moukère. Il cligne des châsses, s’ébroue.
— Ma, où sommes-nous, signore ?
Je ne lui réponds pas, bien trop intéressé que je suis par les deux revolvers que deux mains gantées braquent par les fenêtres du taxi. Deux mains droites ! Ce qui laisserait envisager deux personnes, non ? Ou je débloque ? On n’aperçoit pas leurs propriétaires. Rien que ces deux mains, avec chacune un fort pétard pourvu d’un silencieux. C’est marrant, mais le silencieux humanise le revolver. Ça lui donne un côté outil. Un aspect utilitaire, presque.
Mon chauffeur, qui vient d’entraver, bredouille.
— Je n’ai que huit cents lires sur moi, messieurs. Car je commençais mon service. Mais mon client a molto fric !
Et, à moi, volubile :
— Montrez à ces messieurs tout votre argent, signore ! Montrez ! Ne les faites pas languir !
Le revolver le plus proche du chauffeur s’avance à l’intérieur de la voiture. Alfredo, terrorisé, recule pour fuir la bouche bizarre bâillonnée par le gros silencieux.
— Non, oh non ! murmure-t-il. Je ne suis qu’un pauvre homme, moi. Je n’ai pas d’argent. Ma femme m’attend. La Juventus mène 8 à 1. Je vous en supplie ! Ne me tuez pas ! Pas pendant la mi-temps !
Un plouf aux ondes violentes me fait basculer. Je sens du chaud sur mon visage ! Une odeur de poudre que je connais bien. Un nuage épais emplit l’auto. À la pâle clarté qui tombe des étoiles, je distingue la pauvre gueule ravagée d’Alfredo. Un trou ! Des sanguinolences infâmes ! Des boursouflures hallucinantes. Ça protubère, ça bouillonne. Je suis plein de son sang, mes mains poissent. J’en ai sur la bouille, dans la bouche aussi. Un vrai vampire ! Il a explosé, Fredo ! Mais il est resté bien droit, calé dans l’angle formé par la banquette et la portière.
Moi, à une allure inconcevable, je pense. Donc, je suis. Mais pour combien de temps ? Je me dis, in extremis et in extenso : « Couillon, baderne, crêpe, tordu, incapable ! Elle t’a possédé, Pulchérie. Reconnu, ça tu l’as senti. Elle a téléphoné à ses complices pour les affranchir. Ils ont organisé ce gai tapant. Et tu y es venu droit comme une bugne ! La négresse a poussé la sollicitude jusqu’à vous attendre sur l’autoroute pendant que vous étiez stoppés, car elle allait bientôt la quitter, et ne voulait pas que vous la perdiez. Et à présent, on liquide et on dit bye-bye ! Voir Naples et mourir ? Pas même !
— Vous, descendez ! me dit une voix.
Toujours sur le même rythme, j’analyse : Voix d’homme, un peu zézayante, accent anglais, type jeune !
On vient de m’ouvrir obligeamment la lourde. Les deux flingues me dévisagent, de part et d’autre. À toi de faire, mon San-A. La recette 44 bis, pour nuit de conneries… noires ; celle qui t’a valu douze propositions de Coquatrix, seize de Bouglione et huit de Barnum fils !
— Allons, vite ! gronde la même voix, comme je n’ai pas l’air de me décider.
Pour sortir d’une bagnole, mes gueux, à moins qu’il ne s’agisse d’une Rolls à perron, faut se ramasser, se rassembler, se placer de traviole. Vous aimeriez que je vous passe mon numéro au ralenti, avec planches explicatives à l’appui ? Facile. Premièrement, je me mets de travers, c’est-à-dire face à la portière en ployant ma jambe gauche et en y faisant porter tout le poids de mon corps. Deuxièmement, je me courbe en avant en glissant simultanément ma main droite vers mon aisselle gauche. On suit bien ? On comprend ? On se sent devenir moins tarte ? Bravo ! Troisièmement, je cramponne la crosse du camarade tu-tues, et je me jette d’une des tantes sur le sol. Quatrièmement, j’oublie ma douleur pour exécuter un roulé-boulé des plus acrobatiques complété par une volte-face fulgurante. Plus le temps de gamberger. L’action m’emporte. Des boum-boum concassent les échos nocturnes. Je défouraille à la fantasque. À gauche, à droite ! Les deux gus veulent m’allumer, mais l’inconvénient d’un silencieux c’est qu’il empêche de viser juste. Leurs petites lumières vont se perdre dans les cailloux. Pas les miennes ! Vous pensez bien que si j’ai suivi un entraînement terrible à l’école de tir et que si j’ai décroché la médaille d’or de ma promotion, c’est pas pour devenir porte-bannière dans les défilés. Surtout que je suis un garçon consciencieux, vous le savez ! Je continue de me perfectionner en allant visionner les Vesternes et je coule tous les sous-marins, au rayon magique, dans les parcs d’attractions. On est crack ou connard, quoi !
La canonnade dure très peu de temps ; les actes les plus efficaces sont toujours très brefs. Les assassins du cher Alfredo poussent des cris de Sioux plumés et s’effondrent. L’un est tombé à genoux et me fait face. Il se tord, les mains enfoncées dans son ventre. Son copain a effacé une babiole sous la pommette gauche (non, la droite, excusez-moi. Je suis confus de vous induire en erreur). Il est extrêmement mort. Le défunt appartenait à la race blanche, tandis que le second est un superbe Noir.
— Eh ben, tu vois, mon pote dis-je à ce tout dernier, deux tordus c’est nettement insuffisant pour fabriquer un San-Antonio.
Mais, préoccupé par son agonie, il ne prend pas garde à mes sarcasmes.
Vous ne pouvez savoir à quel point un zig en train de mourir est hostile à toute forme de conversation. Il devient d’un égoïsme qui frise l’impolitesse.
Moi, comme dans les films dont le héros est un héros familier d’Eros, je me redresse, m’époussette et arrange mon nœud de cravate poisseux du sang d’Alfredo.
À vrai dire, je n’ai pas encore bien réalisé la situation, du moins pas complètement. Tout cela a été si brusque, si rapide, si inattendu.
À la radio, le match a repris. Dans le quasi-silence de la nuit (car il n’existe pas de vrai silence au bord de la mer) le speaker s’enroue à expliquer que l’arbitre espagnol vient de siffler un penalty en faveur des Italiens, l’ailier Duginocchio ayant été injustement croquenjambé devant les buts adverses par un effroyable rouquin de Varsovie nommé Dupont (mineur de son ex-état).
Le comment t’as tort célèbre l’impartialité de cet arbitre ibérique que le capitaine de l’équipe polak prend injustement à partie, ce qui devrait lui valoir une radiation à vie, la suppression de sa retraite vieillesse, et son admission d’urgence dans un camp de travail. Je décide, pour lors, de ne pas écouter la retransmission complète de cet événement sportif et de me mettre à la recherche de la dame Pulchérie, présentement invisible. Vous ne croyez pas que je pourrais avoir une conversation privée avec cette donzelle, mes petits crapouillards ? Quèque chose de sérieux, d’austère même ; avec des tartes entre les phrases, en guise de virgules ?
Courbé en deux, comme le fantassin de 14 sur le chantier de la guerre, je contourne le bout de colline où luxure une végétation, mes dix terre année haine. Qu’aspers-je alors, baignant dans le clerc de l’une ? Un canot automobile, mes jolies chattes. Il tangote à la houle, tout blanc dans la nuit tiède. Assis au volant, y a un gros type en vareuse et casquette marine. Pulchérie a abandonné son Alfa et a rejoint l’homme en question. Ils bavardent paisiblement tandis que leurs sbires sont censés nous assassiner, superbe décontraction ! J’hésite sur la conduite à tenir. Donné-je l’assaut au canot ? Dangereux, car pour ce faire, je devrais parcourir plusieurs centaines de mètres en terrain découvert. Si, comme on peut le supposer, le gros pilote dispose d’un flingue, m’assaisonner serait un jeu d’enfant. Le clair de lune joue contre moi, bien que je sois poète à ne plus en pouvoir. Dites, me vient une idée : et si je me placardais derrière cette grosse touffe de poildocks polyvalents pour attendre la suite des événements ? Les mecs du canot, ne voyant point rappliquer leurs archers, voudront savoir ce qui leur est advenu, normal ! Je vous parie conséquemment que le big lard finira par se pointer aux nouvelles. Il sera forcé de passer à moins d’un mètre de moi à cause de ce contrefort de colline qui radine jusqu’à la grande bleue. À cet instant je lui ferai le coup du petit guerrier jap dans la jungle indonésienne et il ne me restera plus que Pulchérie Jeuthème comme interlocutrice. Mon rêve !
Tel le puma (j’ai jamais vu de puma en liberté, mais je sais ce que je cause) je me tapis (d’Orient) là ou ce que je vous dis, derrière les… choses, et je biche le cher tu-tues par le canon, ce qui le fait ressembler à un marteau.
On dirait que les deux bavards du barlu n’attendaient que ça pour s’inquiéter. Ils cessent de jaspiner pour tendre l’oreille. Mais ils ne perçoivent, fatalement, que le sac, le ressac et le cul-de-sac.
Le gros mec ramasse quelque chose dans le fond de l’embarcation. Une pagaie ? Pire ! Une pagaie ne sème pas la pagaïe. C’est une carabine qu’il tient sous son bras en sautant du canot. D’où je suis, je ne peux pas lire la marque, mais je sais en tout cas qu’il ne s’agit pas d’une béquille.
Le v’là qui s’annonce, l’arme entre les mains, prêt à flinguer, dans l’attitude du chasseur de fauves. Il a l’allure précautionneuse et je le devine bourré de réflexes, malgré son embonpoint.
Son pas est tout léger sur la langue de sable bordant l’eau. Jamais vu un mec aussi gros et aussi souple. Imaginez Babar transformé en tigre. Selon moi, voyez-vous, mes narcisses, la véritable souplesse, comme le reste, siège dans le cerveau.
Je me retiens de respirer. J’ai peur de déborder de ma touffe de… machin. Peur de la faire remuer. Ma main se soude au canon de feu. Faut que je vous fasse un aveu : j’ai comme qui dirait un brouillon de frousse. Je chocotte minute. Ça se raisonne pas. Ça arrive aux plus forts. Duguesclin, tenez ! Il moitait parfois. Il me l’a dit ! Et Bayard, Tue-rennes, Jeanne d’Arc, bref, tous les grands hommes : les foies ! la glaglate ! Pour bibi, à cet instant mal choisi, ça doit être la réaction qui s’opère après le flingage de l’auto. Mes nerfs qui s’effilochent. Mon énergie qu’a une voie d’eau à la suite de ces voies de fait !
Tout compte fait, au lieu de vouloir l’estourbir, le gravos, je ferais mieux de le praliner à bloc. Il constitue une cible magnifique. Hélas ! votre San-A. est un hypersensible, mes poules roses. Abattre un mec non prévenu, c’est de l’équarrissage. Alors j’attends.
Le v’là. Il est à ma hauteur. Il me dépasse. Vas-y, mec ! Je bondis, mais sans ma spontanéité coutumière. J’ai une espèce de retenue, si vous voyez ce que c’est. Un certain mou dans la détente. Et ça m’est fatal, mes câlines !
Je sens vos cœurs battre à mon unisson, fillettes chéries, vos yeux s’embuer, vos mignons nez se froncer et rien que d’y penser ça me porte aux sens. Je me contrôlerais pas, sûr que je vous débiterais des turpitudes à la crème de glandes. J’en connais des chouettes et j’sais bien les dire. Ainsi, tenez, il m’est arrivé d’envoyer des souris aux extases, par téléphone, officiel ! Prendre son panard par l’intermédiaire des pététés, dites, faut le faire ! Je connais pas un seul gazouilleur de radio capable de cet exploit. Une Julie qui take son fade par la trompe d’Eustache, ça bat des records, hein ? Faire reluire via le tympan, c’est un procédé unique au monde, breveté Lépine (de cheval). Mais enfin, bref, c’est pas le moment de vous entreprendre. Pas le moment du tout, oh que non !
Donc, je bondis, bras levé. Hélas ! trois cent mille fois hélas ! le poildock polyvalent, ça, vous avez fait suffisamment de botanique pour ne pas l’ignorer, est couvert de ronces. Les perfides m’agrippent les fringues, entravant ma ruée. Si bien que mon coup de goumi atterrit sur l’épaule du gros marin, et pas sur sa cafetière ainsi que souhaité. Lui, ne perd pas le quart d’un millième de seconde à réfléchir. Il pivote à toute vibure, en tenant sa carabine à deux mains.
Je chope la crosse au creux de l’estomac.
Blouaff gniafff !
Comme si on venait de m’enfoncer un harpon dans le gosier pour essayer de pêcher mes tripes. Et on y parvient sans nulle peine. À preuve, je me sens soulagé tour à tour, et très vivement, de mon foie, de mon duodénum, de ma vésicule biliaire, de mon cholédoque, de mon pancréas, de mon côlon sigmoïde, de mon iléon, ainsi que de plusieurs autres bricoles dont j’avais pris l’habitude.
Je me mets à trépigner au sol. À baver. À manger du sable, à cracher des bribes de moi, à implorer un éventuel sauveur.
Il se présente sous la forme de la satanée crosse. Ah, on peut dire qu’il m’en cherche, le gros goret ! Bzzoum ! Sur la noix, cette fois. J’en prends plein mon bocal, je suis anesthésié. Pas out complètement, seulement hors d’usage ; en marge, quoi !
Je trempe dans de l’extrait de suie. Me fous de tout ! Souffre à peine ! Vazouille…
Je voudrais bien m’abstraire pour tout à fait. Fermer les yeux ! Oui, au moins fermer les yeux : m’offrir une belle portion d’opacité. Pas mèche. Un brimborion de lucidité, tenace, implacable, me préserve du néant.
Je perçois des cavalcades ! Des exclamations ! On me va et vient autour. À la fin, deux solides paires de paluches me saisissent aux chevilles et me traînent.
Où qu’on va ?
Bloum ! Ça ç’est ma tronche sur un banc du barlu. Le moteur éclate, rageur.
Ça me vibre terriblement sous la tronche. J’avise le gros lard, debout devant le volant. Il porte des favoris gris, très frisés. Il est basané. Pas noir, sombre seulement. Il a une grosse brioche que son futal a renoncé d’escalader. Il conduit sec ! Le canot bondit sur les flots naguère berceurs. Je remue un peu la tête. Et Maâme Pulchérie ?
Elle est là.
Elle vient d’allumer un gros cigare.
Elle a arraché sa perruque.
Merde, je suis mort ou j’hallucine ?
Pulchérie n’est autre que le président Savakoussikoussa. Soi-même !
« Vous êtes vraiment le meilleur coup-de-théâtreman de la littérature », me disait l’autre jour le président Ducon-Seille que j’avais rencontré à une battue aux pigeons sur la place de l’Hôtel-de-Ville.
Toute modestie mise à part (ce qui ne m’est pas commode car la mienne est encombrante) je dois bien admettre, quand je relis la fin de mon chapitre 9, que cet estimable personnage n’a pas tout à fait tort.
Surtout, mes crêpes-trop-cuites, croyez pas que je vous berlure : on me lit dans les z’hautes sphères. J’en reçois les vibrants témoignages chaque jour. Pis, ou plutôt mieux : j’influence. Tenez, je prends le Figaro de this morninge, je me jette sur la critique de M. Jean-Jacques Gautier (j’adore, surtout lorsqu’il ne cause pas de moi !) et que lis-je ? Je ne vous le donne pas en mille, je vous le reproduis :
« … des figurants aboient, chuintent, soufflent, sifflent, halètent, font des pschtt ou des zseu-zseu-zseu… imitent le chat, le coucou, la souris, le bébé, glougloutent, vagissent, grondent, grognent ; des sons qui font songer à des bruits d’intestins en difficulté… ça flûte, ça fifre !… »
Hein ! C’est pas déjà du San-Antonio, ça, mes petites Figarocifigarola ? L’écrivait ça à l’époque de son Histoire d’un fait d’hiver, pouvait se l’arrondir pour le Goncourt, J.-J. G. Comme quoi la littérature se déplace ; elle tient compte des poussées rabelaisocéliniennes. Car enfin, c’est quelqu’un, m’sieur Jean-Jacques Gautier. Il a opinion sur rue (lui ce serait plutôt sur quai). Bientôt il sera de la Cadémie. Un matin, en ouvrant le Figaro pour vérifier qu’on lui a pas trop coquillé la prose, il va avoir des vapeurs : J.-J. G. élu à lac Adémie sur les instances de tous les z’auteurs dramatiques qui s’y trouvent déjà et qui tiennent à se l’annexer ! Majorité écrasante ! Dix-huit voix au moins, ce qu’est énorme dans une assemblée qui n’a sûrement plus jamais été quarante depuis sa fondation et dont la plupart des membres (appelons ça plutôt des membranes) sont truffés-bardés de sondes et de nounours en peluche. Si je vous apprenais : l’expression « avoir l’épée aux reins », ben elle vient du quai Conti, vu que les jours de grands galas-réceptions, on leur attache leur épée dans le dos pour les faire tenir droits, les acaduquémiciens. Dans le fourreau, regardez-y de près, qu’est-ce y a ? Des pilules, leurs gouttes pour le cœur et le réservoir dans lequel ils lancebroquent directo pendant la séance. Autre chose encore, que les gens pensent pas : si leur habit est vert, c’est pour que ça leur aille bien au teint. Tout ça pour vous en revenir que Gautier sent bien souffler le vent. Alors il a les jetons. Cherche la parade dans les broussailles du style. Se réfugie derrière des san-antoniaiseries pour pas se laisser bicorner. Trop tard : ils le faderont quand même, les traîtres. Par contumace, si besoin.
L’aura beau brandir ses derniers articles, les supplier de les relire de près, leur faire remarquer qu’y ne manque plus que Béru pour que ça me ressemble en plein ; ils voudront rien entendre (et d’ailleurs ils sont constipés des feuilles). Hop ! Au gnouf ! Dans le fauteuil à ce pauvre Dugenou ! Merci, monsieur Ségalot, ça c’est du meuble !
Bon, ben on s’est éloignés du sujet, hé ?
Et nous de la rive, pendant ce temps-là.
L’air marin, la douceur angevine, les paquets de mer qu’on embarque (je m’y connais en terminologie maritime) me raniment à grand train et à grande eau. Doit avoir un moteur de septante-cinq bourrins, ce canot, pour voler de la sorte.
— C’est un Mercury ou un Johnson ? je demande.
Le président, dont le cigare se fume aussi vite que brûle la mèche d’une bombe dans les films sur la flibuste, me jette un œil peu amène.
— Quoi ? demande-t-il sans prononcer les « r ».
— Le moteur de ce barlu, Johnson ou Mercury ?
Il regarde :
— Evinrude, répond-il obligeamment.
— Vachement nerveux, hein ?
— Formidable !
— Vous comptez me tuer quand, sans indiscrétion ?
Il secoue au-dessus du flot la cendre de son cigare. Geste superflu parce que cendre illusoire le vent de notre course l’emportant aussitôt que formée.
— Quand ce sera nécessaire.
Il ajoute ces paroles rassurantes :
— Si c’est nécessaire.
— Et nous allons où cela ? comme dirait M. Pierre Bellemare ?
— Je vous en laisse la surprise, mon cher commissaire.
C’est plus du tout le mec contrit que j’ai connu dans l’avion ce matin. Mais oui, dites, quand on y réfléchit, tout a démarré ce matin seulement ! Vous mordez un peu l’échevelage de tout ça ? Le jour le plus long ? Tiens, fume ! Qu’il y vienne un peu, m’sieur Zanuck ! Une idée : je lui vends cette affaire. Un million de dollars ! C’est pas chérot. C’est le prix que m’ont payé les Roitfeld pour les droits des deux sujets qu’ils m’ont tournés, ou plutôt détournés. Et depuis, ça a pris de la plus-value ! De plus en plus, les gens investissent San-Antonio. Ça les évite d’aller se faire ouvrir un compte numéro à Genève, du moment qu’ils ont une valeur sûre sous la main. J’en connais qui m’achètent par dix mille à la fois (des grossistes). D’autres qui me stockent pour plus tard, quand on me vendra à Drouot, entre la pièce de dix louis, Louis XIII, et le vase étrusque de Soissons. J’envisage très bien Ma langue au Shah, édition originale entièrement non numérotée papier gogue (ou presque) avec une illustration de Gourdon tirée en œuf sept. Les bibliophiles du monde entier aux aguets, aux abois, assis sur des pliants en attendant l’ouverture de la salle. Et les maîtres Rheims ou Ader, chevaliers du maillet (comme dirait Dumaillet) aidant les San-A. à détrôner les Renoir, parce que, enfin, si on peut regarder un San-Antonio, on ne peut pas lire un Renoir !
Mince, voilà que je me révade. Qu’est-ce que j’ai, aujourd’hui ? Faudrait que je fasse venir des ponts-et-chausseurs hollandais pour endiguer ma pensée. Car je pense trop. Tenez, le président de l’arrêt public me disait pas plus tard qu’hier… Mais je vous le répéterai plus tard, car voilà que le canot ralentit. Son nez dressé s’abaisse à mesure que la vitesse décroît. On va bientôt aborder.
J’ai une douleur qui lancine dans le bide. Cela s’irradie, fouaille, plonge, tortille. Par instants, une nausée s’ajoute, qui me reste sur la patate un bout de temps avant de se déguiser en migraine.
Je devine la manœuvre d’accostage. Le canot teuf-teufe, donne des petits coups de cul. Un choc ! Terre ! Le gros mulâtre coupe les gaz. Ensuite il biche sa carabine posée verticalement près de lui, le canon passé entre les câbles de commande.
— Debout ! Et pas de faux mouvement ! m’ordonne-t-il.
Je me dresse tant mal que bien. Nous sommes sur une île minuscule, cernée de roches. Nulle végétation. C’est pelé, désertique. Au loin, plus loin que je ne me le figurais, il y a la côte et ses lumières. On a dû parcourir au moins vingt milles (ce qui n’est pas cher). Vous le savez, sur l’eau on compte en milles marins, comme dans les airs en nœuds volants, histoire de compliquer les choses. À ce sujet, laissez-moi vous dire que les Romains devaient mesurer le double de notre taille, ou alors qu’ils marchaient comme les kangourous. En effet, ils sont l’inventeur du mille qu’ils ont baptisé ainsi parce qu’il représentait mille pas. Sa valeur étant de 1 852 mètres, les Romains faisaient donc des pas d’un mètre huit cent cinquante-deux, ce qui expliquerait qu’ils soient allés se balader si loin de chez eux.
Dernière digression, c’est juré.
J’ai menti un peu plus haut et à gauche, quand je vous annonçais que l’îlot est désert. Un gros machin se dresse en son milieu. Il s’agit d’un hélicoptère, chères chéries. Et pas un mince puisqu’il s’agit ni plus ni moins d’un Howaryouverywellthankyou X 14 de la Navy (ou de la névé car on s’en sert aussi dans les glaciers lorsque la Croix-Rouge passe pour la quête). Appareil ultra-moderne, à pales variables (repliées, elles servent de ventilateur, et dressées verticalement de moulin avant).
Assis à proximité de l’hélicoptère, un type en combinaison kaki (je le saurai plus tard) fume parce que c’est du belge et qu’il faut bien tromper la tante.
Il s’avance à notre rencontre.
— Salut, président ! lance-t-il avec l’accent américain.
— Bonsoir, bonsoir ! répond Savakoussikoussa en lui secouant la pogne, style Verhaeren serrant la main d’un mécanicien, à Rouen, en 1916, et ne la lâchant pas à temps.
— By jove ! s’exclame le pilote (car s’il n’est pas pilote, comment partirons-nous d’ici) vous n’êtes que trois ? Je vous croyais au moins six ou sept !
— Hélas ! laconise l’homme d’État.
On sent que chez lui, les oraisons funèbres ne le sont pas tellement.
— Tout a bien marché ? s’inquiète-t-il.
— No problème, président ! La preuve : je suis là avec mon zinc.
— Allons, tant mieux, faisons vite ! Si mon personnel fait défaut, j’ai en revanche un invité.
Il me désigne du menton pour éviter de se mettre le doigt dans l’œil.
— Un invité qu’il faudra attacher solidement sur son siège, ajoute-t-il.
Ce qui est fait en un temps et trois ou quatre mouvements, le pilote étant le genre de mec que rien n’étonne et qui obéit aux ordres avant de se demander pourquoi on les lui donne.
Peu après mon saucissonnage, le président prend congé du gros mec au canot rapide et va se placer à côté du pilote. Les pales de l’Howaryouverywellthankyou X 14 commencent leur rotation. Celle-ci est balourde au début, mais vite elle s’accentue et l’immense vrille se met à pivoter aussi rapidement qu’un derviche que j’ai connu et qui était tourneur chez Renault. L’appareil s’allège, s’arrache et se balance un moment. Tout à coup, le canot paraît minuscule, et lilliputien son conducteur. L’hélicoptère démarre vers le large, un peu de profil, comme s’il était happé par une tornade. L’îlot rocailleux s’anéantit. Reste plus au-dessous de nous que la Méditerranée pareille à un énorme poisson aux écailles de nacre.
J’essaie de voir les pales, malgré leur vitesse de rotation. Impossible. Il ne subsiste d’elles qu’un frisson entre la lune et moi. Drôle d’appareil quand on y pense, dont l’hélice assure à la fois la sustentation et la translation. Je me dis : « Mec, t’es accroché à un ventilateur. Si une goupille claque, tu dégringoles en tire-bouchon. » Je n’arrive pas à éprouver la moindre angoisse. Ma frousse de la plage s’est dissipée ; à présent je me sens d’attaque. La fatigue vient me chercher, bienfaisante comme un bain tiède. Chose curieuse, au lieu de neutraliser mon énergie, elle la stimule. Je trouve la situation plutôt farce, nonobstant les cadavres qui la jalonnent. Sacré président Savakoussikoussa ! En voilà un qui cache admirablement son jeu. C’est en contemplant les bourrelets de sa nuque replète que je m’endors, d’un sommeil totalement consenti. Ligoté à mon siège, que puis-je faire d’autre ? Mieux vaut donc réparer mes forces pour affronter les lendemains mystérieux.
Quand je me réveille, il fait encore nuit, mais on sent des projets d’aurore au fond du ciel. Notre appareil est posé sur une plage. J’en écrasais tellement que je n’ai pas senti l’atterrissage. Deux types en costume de velours usagé suent comme des galériens à pomper avec une pompe à main le contenu de deux fûts métalliques pour le faire passer dans le réservoir de l’Howaryouverywellthankyou X 14.
— Fichtre, me dis-je en aparté, car je suis poli avec moi-même, nous ne sommes donc point encore arrivés puisqu’on se ravitaille !
Penché sur son moteur, le pilote se crible la frime de taches de rousseur supplémentaires à tripoter des choses huileuses. Quant au président Savakoussikoussa, il fume un cigare sur la plage, en faisant les cent pas pour se dégourdir les fumerons. Entre nous soit dit, je l’imiterais volontiers car me voilà plus ankylosé qu’un bâton de maréchal conservé dans du formol. Que diantre manigance-t-il, l’ex-maître du Kuwa ? Assez diabolique dans son genre ! Je devine qu’il est le cerveau d’une machiavélique conspiration. Depuis des années, dans sa retraite vaudoise, il a tissé sa toile, patiemment. Tout a été calculé, préparé, minuté même. Je ne puis m’empêcher d’admirer son sang-froid, sa totale maîtrise de soi. Un chef, quoi ! La manière dont il a joué les balourds lorsque Béru l’a reconnu. Son maintien emprunté, chez Alcalivolati… La manière dont il a su se travestir en rombière… C’est bath, au fond, un client de cette classe.
Le plein est terminé. Le pilote attrique un passif de banquenottes made in la banca d’Italia aux deux plouques en côtelé malade.
On repart.
À peine sommes-nous à l’altitude de croisière que j’aperçois le jour, là où il doit se lever, dans des apothéoses pourpres soulignées de bleu. Y a même un petit nuage de Chantilly sur le gâteau pour le rendre tricolore. Vive la France, c’est de bon augure !
M’est avis, les z’enfants, qu’on vient de ravitailler en Sicile. À notre position par rapport à celle du soleil levant je le devine. Et puis ces salines, au bord de la mer, tout là-bas, sur la droite, ne sont-elles pas celles de Trapani ?
Bon, si je trace, par la pensée, une droite Quebellacoda-Trapani et que j’oblique ensuite vers le sud-ouest, je suis prêt à vous parier une poignée de main contre une poignée de cercueil en argent nickelé que je vais me poser en Tunisie. J’imagine guère que notre moulin à vent puisse aller plus loin. C’est déjà une belle croisière pour un hélicoptère, tous les spécialistes vous le confirmeront s’ils ne veulent pas prendre ma main sur la bouille.
Je redors.
C’est tellement bath, ces palmiers, ces rochers rouges, ce soleil sur la mer verte, que je me dis que j’aime bien la vie, même quand je suis attaché depuis des flopées d’heures au siège d’un hélicoptère. Mes ronflettes m’ont rendu tout mon tonus et je sens que si on m’apportait une omelette au lard ou une assiettée de jambon de pays (peu importe lequel) je deviendrais le cousin germain à Superman.
On se pose dans des splendeurs végétales. Une sylve, mes très chers, comme j’en ai encore rarement vu. C’est admirablement composé par le Créateur. En voilà Un, tiens donc, les paysagistes peuvent courir pour Lui faire la pige.
On se pose moelleux. Le moteur s’arrête tandis que les pales renaissent de leur tourbillon et ventilent la nature dont les herbes se couchent.
Le pilote pousse un profond soupir avant de dégrafer sa ceinture.
— Well ! well ! well ! well ! dit-il en s’étirant.
Par mon hublot, je vois accourir quelques Arabes ; preuve que je ne me suis pas trompé. Bien que l’hélice soit à deux mètres de leur tronche, ils se cassent en deux pour approcher l’appareil. Quand le président ouvre la porte, de son côté, les autochtones lèvent les deux bras en signe de victoire et hurlent « Vive le président Savakoussikoussa ».
Pattemouille répond d’un geste romain (il a appris pendant sa halte dans la cité des papes). Puis il murmure quelque chose à l’oreille du pilote, lequel vient à moi, un couteau à la main. Il a des yeux de lapin russe, le pauvre. Faut dire aussi que c’est de l’exploit, driver un Howaryouverywellthankyou X 14 toute une nuit ! Vous le feriez, vous ? Mes quenouilles, oui ! Bien trop couards !
D’un geste très assuré (par la Bâloise-vie) il tranche mes liens.
— Ne bougez pas encore, garçon ! me dit-il.
Il prend dans une poche de sa combinaison une petite tablette d’ébonite et un rouleau de sparadrap.
— Posez votre veste ! Relevez votre chemise !
Un peu ahuri, j’obtempère. Césarin me plaque alors sa tablette dans le dos, à gauche de la colonne vertébrale, et la maintient fixée à mon torse grâce à la bande adhésive.
— En somme, lui dis-je, ça consiste en quoi ?
Il souffle fort par le nez et ses mains tremblent de fatigue.
— Momento, boy ! dit-il.
Lorsqu’il en a terminé avec sa curieuse opération, il s’assied sur l’accoudoir de mon siège et s’éponge le front d’un revers de manche.
– Écoutez bien ça, vieux : à partir de maintenant, vous allez faire exactement tout ce que vous commandera le président. O.K. ? Sinon il n’aura qu’à appuyer sur la petite pile qu’il a dans sa poche pour que vous tombiez raide mort dans la poussière ; vous voyez ce que je veux dire ?
De mon pouce secoué par-dessus mon épaule, je désigne approximativement le petit appareil.
– À cause de votre bidule ?
— Tout juste. Il est commandé par ondes courtes. Un déclic et votre cœur s’arrête de battre comme un idiot. Si vous ne me croyez pas, faites l’expérience, seulement vous n’aurez guère le temps d’admirer les merveilles de la technique… À présent, refringuez-vous et descendez rejoindre le président ! Vous ne devrez vous étonner de rien, boy. Juste répondre « amen » à tout ce qu’il dira. Pensez bien à la petite centrale qu’il a dans sa poche, et priez le Seigneur pour qu’il ne fasse pas un faux pas ni un geste brusque, car son… bidule, à lui, est aussi sensible que le vôtre. Allez, vite, hors, hue go[7] !
Plus ou moins bien relingé, et les gestes en pâte de fruit, je m’avance vers la sortie.
Les Arabes qui entourent le président et le congratulent sont riches, puisqu’ils sont gras. Des notables ! Y a du moelleux dans leurs mouvements et ils se tiennent debout avec les jambes écartées, comme les gens qui possèdent une bedaine et qui en sont fiers.
Lorsque je surgis du coléoptère, un silence se fait.
— Messieurs, déclare Savakoussikoussa en me désignant, je vous présente le commissaire San-Antonio, le plus précieux de mes collaborateurs ! Il a quitté la police française pour se consacrer à ma cause.
Tous les assistants applaudissent. Le plus gras, le plus gris, le plus vioque s’approche de moi, la main tendue. Il a une courbette façon cour de Louis XV améliorée Habib et déclame :
— Honneur à vous qui combattez pour une juste cause. Que les grâces d’Allah s’étendent sur votre tête et qu’elles comblent votre descendance jusqu’à la trente-cinquième génération incluse.
Je bredouille des « merci » abasourdis.
Notant que le citoyen Savakoussikoussa conserve farouchement la main dans sa poche et me défrime d’un air éloquent, je deviens volubile et ajoute que je suis fier et heureux de l’accueil qui m’est réservé, que je ne suis qu’un modeste ver de terre en comparaison du président, dont la gloire et les mérites sont aux miens ce que le Kilimandjaro est à la termitière que j’aperçois entre les arbousiers.
Applaudissements nourris (au couscous).
Le chef notable nous entraîne vers le fond de l’esplanade où des espèces de militaires habillés en soldats forment une haie d’honneur. Il y a une musique à base de fifres et de tambours. Un officier dont les galons grimpent jusque sous les épaulettes met sabre au clair en hurlant :
— Ouvrez le ban !
Satisfaction lui est donnée. Après quoi le drapeau s’incline à quatre-vingt-quinze degrés et la fanfare attaque Si tu n’en veux pas, je la remets dans ma gandoura.
Tandis que nous restons au garde-à-vous devant le pavillon, des photographes que je n’avais point encore aperçus, s’activent pour nous flasher sur toutes les coutures.
— C’est pour le Petit Tunisien Libéré ? soufflé-je à l’oreille du président.
Ce dernier répond, du coin de la bouche.
— Quelle sotte idée ! Vous vous croyez donc en Tunisie ?
— D’après mes petites estimations, oui.
— Vous feriez un piètre navigateur !
— Eh quoi ! reprends-je, toujours à mi-voix, voudriez-vous me faire croire, Excellence, que nous nous trouvons dans la banlieue de Copenhague ?
La fin de l’altière musique l’empêche de m’affranchir. Les officiels nous entraînent vers un bâtiment de torchis mal torché où un repas nous est servi.
Vous aimez le méchoui, vous ? Moi j’en raffole. Sauf quand on me sert un mouton qui pue le bouc et la pisse d’âne, ce qui est le cas présentement. Pour le respirer c’t animal, croyez-en votre San-A., faut de la santé ! Il aurait eu une crinière, leur bélier, et il aurait fait « miaou » dans un verre de lampe qu’il ne serait pas plus coriace ! Il chlinguerait pas davantage. Reusement que la sauce au piment est là pour vous corroder les muqueuses, vous carboniser les papilles, déguiser cette infection en chalumeau oxhydrique. Le feu purifie. Je m’efforce de becqueter ma barbaque avec les doigts. Vous verriez ce festival de mandibules, mes poules, vous ne toucheriez plus à la bouffe pendant un an et un jour ! Comment qu’ils le décortiquent, l’agneau pascal ! Clap ! Clap ! Rouam, rouam ! Et bizt ! Et flic ! Et floc, même ! Il en vadrouille des lambeaux de gauche et de droite ! La graisse en gerbe ! Oh ! la belle bleue ! Ça pothéose sur la table ! J’en chope dans l’œil ! Dans la tignasse, en plein plastron ! Sur la braguette idem. Des trucs nerveux ! De la peau trop cuite ! Des bouts d’os ! Oh, ces postillons ! Longjumeau, à moi ! Ils causent plus ! Ils briffent et rotent en cadence ! Pour breuvage, du thé ; kifkif la cour d’Angleterre. Pouah ! Moi, à force de piment, je vois rouge ! J’ai un four crématoire à la place du clapoir ! Le tiroir à saucisses qui ébullitionne ! Le tube digestif qui joue Volga en flammes ! Au déboulé, faudra se cramponner, mes braves, et pas oublier de dégager son ventral. Mamma mia ! Ce mouton-là, on a dû l’élever au roquefort, exclusivement ! J’en pleure des larmes fumantes. Je rêve de la blanquette à Félicie ! La manière qu’elle est veloutée, onctueuse, qu’elle vous caresse bien la descente.
Quand enfin ces agapes se terminent, je ne suis plus un homme mais un brasero.
— Vous pensez reprendre la route aujourd’hui, Excellence ? demande le notable number ouane.
— Le plus vite possible, mon cher Ali Ghâtor, rétorque le président. Car, comme l’a dit le prophète, « Il faut battre le frère pendant qu’il est chauve[8]. » À quelle heure la… heu… personne doit-elle arriver ?
— Dans l’après-midi, Excellence.
— Fort bien, en l’attendant, le commissaire San-Antonio et moi allons prendre un peu de repos, car la nuit fut pénible.
— On va vous conduire au salon, Excellence. Mais auparavant voulez-vous me permettre de vous faire une pipe ? ajoute l’aimable vieillard, en désignant une espèce d’alambic qui ressemblerait à un narghilé s’il n’avait pas l’air d’un poumon d’acier dans lequel on aurait installé l’éclairage au butane.
— Sans façon, ami, je ne fume que des havanes de chez Davidoff !
Le salon, en fait, c’est la seconde — et dernière — pièce de la construction. Elle a le mérite d’être fraîche, pénombreuse et garnie de coussins.
Nous voici seuls, le président et bibi. Ouf !
Savakoussikoussa me désigne le coin le plus éloigné de la porte.
— Mettez-vous là, commissaire, et — je vous en conjure — ne tentez rien qui me contraigne à actionner le petit émetteur que vous savez. Ces bonnes gens ne méritent pas que je réponde à leur accueil chaleureux en leur offrant un cadavre.
— Soyez tranquille, président, assuré-je. Cette aventure est trop passionnante pour que je ne la vive pas jusqu’au bout. Mais prenez garde, vous avez une horrible araignée dans les cheveux !
Mon expression horrifiée doit être drôlement bien imitée car Savakoussikoussa tressaille, se penche en avant et se lotionne la coiffe à deux mains pour chasser la bestiole annoncée.
Exactement ce que j’espérais.
Je vous ai déjà raconté que je faisais de la boxe française, au lycée ? Non, jamais ? Alors ça ne doit pas être vrai, car généralement je ne vous cache rien. Peu importe, sachez only que le gars San-A a une détente du pied gauche qui ferait passer un drop-goal à Colombes depuis la place Léon-Blum (ex-Voltaire). J’ai visé la petite fossette qu’il a au menton. La pointe de ma godasse atteint la cible avec une précision à côté de laquelle la meilleure des montres suisses ressemblerait à un cadran solaire. Ça claque comme un morceau de bois sec sur le genou d’un arthritique. Le président choit à la renverse sur une pile de coussins et y demeure immobile ; aussi groggy qu’un tampon buvard.
Je ne voudrais pas commettre le péché d’orgueil, à un moment où j’ai besoin de me concilier les bonnes grâces du Très-Haut, mais rappelez-vous que pour du K.O. c’est du K.O. ! Il est même O.K., ce K.O.[9]
— Vous n’avez besoin de rien, mes Excellences ? s’inquiète à cet instant précis le père Ali Ghâtor, en passant sa tronche servile par l’entrebâillement de la tenture.
— De rien du tout, réponds-je à voix tellement basse qu’il est obligé de s’accroupir pour m’entendre. Du reste, voyez, le président dort déjà !
— Bravo ! Qu’Allah veille sur son sommeil.
— Au cas où Allah aurait une défaillance, je suis là pour assurer l’intérim, dis-je.
Il se retire.
Un gros matou que je n’avais pas aperçu dans le clair-obscur vient me faire le dos rond contre les cannes. J’aime pas tellement les greftons, mais j’sais pas pourquoi, eux m’ont à la chouette. Dès qu’il y en a un quelque part, il se pointe directo vers moi pour me témoigner des tendresses.
— Pas le temps de te faire des grattis-grattous, mon pote, m’excusé-je en me déloquant du torse.
À grand mal, je m’arrache du dos le sparadrap maintenant la plaquette foudroyante. Pas fastoche, lorsqu’on a oublié d’être contorsionniste. D’autant pire que le Ricain n’a pas chialé sur la bande adhésive. C’est de plus strêmement douloureux, car il a des poils, vot’ San. Je connais des Tarzans de naïte-clubes qui sont pileux comme des berlingots. Une fois à loilpé, tu dirais des baigneurs en cellulo. Moi, juste Dieu, je toisonne des pectoraux. J’en ai jusque dans les reins, mes chouchoutes, et sur les miches idem, que la plupart du temps ça se coince dans le chaton de vos bagouzes pendant les transports au septième ciel.
Pour vous dire que l’arrachage de cette foutue bande me pose des problèmes et me cause des souffrances. Tout de même ça vient. Je m’empresse ensuite d’explorer les fouilles du président. J’y pêche une espèce de bloc gros comme la moitié d’une grande boîte d’allumettes. Sur la partie supérieure du bloc se trouve un trou et, émergeant tout juste de ce trou, un petit bouton rouge. J’ai peine à croire que cet attirail puisse être meurtrier. Est-ce qu’ils m’auraient pas un peu chambré pour me faire tenir peinard ?
Le gros minet continuant de me dispenser ses salamalecs, je décide d’en avoir le cœur net. Délicatement, je dépose la plaquette sur son dos, puis je presse le petit boutognot.
Ah, mes carnes, l’arrêt du culte m’en ruisselle. Vous comprenez vraiment ce qu’il veut dire, le mot foudroyant ? Vous parlez d’un électrochoc à haute tension ! Une noire saucée, il efface, Minoumiaou ! Raide comme barre instantanément, avec juste un frémissement ultime dans les pattounes. J’en chope des vapes rétrospectives.
M’a l’air drôlement outillé, le Négus. Paré à outrance question gadgets.
Furax, je lui arrache sa limouille du bénard et, avec le reliquat d’adhésion de la bande sparadreuse, lui assujettis la plaquette au-dessus des rognons. Dans ces sortes de conjonctures, croyez-moi, vaut mieux être du côté du bouton.
Ayant balancé le cadavre du pauvre miaou sous des coussins (quel dommage, une bête superbe : un persan Baumont), je me vautre en attendant que le président reprenne goût à la vie. Je philosophe en lui surveillant le coma. Air connu : « c’qu’on est peu de chose ». Un coup de 42 gamine au bouc, et ton cervelet tourne en mayonnaise. Quand je nous vois si tellement fragiles, je me demande comment des mecs se démerdent pour devenir octogénaires. J’ai demandé à l’un d’eux, récemment, il m’a répondu : « C’est pas difficile, mais il ne faut faire que ça. » Moi j’aurai sûrement pas le temps. Trop d’occupations, de préoccupations… Vous allez m’objecter, un type comme De Gaulle, il l’est bel et bien devenu, octogénaire, et pourtant avec son contrat de sauveur à honorer il avait pas chouchouille de loisirs. J’sais bien, seulement tout le monde n’est pas démiurge ! Tenez, à propos de LUI, y a un pègreleux, l’autre jour, qui me dit avec un soupir long comme un peloton de ficelle : « Voyez-vous, de Gaulle, les Français n’en ont pas tiré assez parti. » « Ça c’est bien vrai, je lui ai répondu, avec sa taille on aurait pu en faire deux. »
Savakoussikoussa a un hoquet, puis il ouvre les yeux et se met à renoucher autour de lui en ayant l’air de se demander anxieusement s’il n’a pas oublié de fermer le gaz avant de démissionner.
– Ça va mieux, président ?
Il se fourbit les lotos et marmonne :
— Que m’est-il arrivé ?
— Un étourdissement, vous devriez faire contrôler votre tension artérielle un de ces quatre matins, j’ai idée que votre raisin tourne au sirop.
Il semble troublé. Faut dire que, vu sa posture au moment ou je lui ai shooté son somnifère signé Bailly, il n’a pas pu voir arriver ma godasse. En ce moment, il est en train de se poser laborieusement des questions. La douleur naissant à son menton, il se le palpe, identifie une protubérance et décide que l’hypertension ne laisse pas ce genre de séquelles.
Tout à fait lucide, le voilà qui plonge sa main dans la poche au déclencheur.
— C’est cela que vous cherchez, président ? demandé-je en brandissant l’objet.
Il fait trop sombre pour que je puisse le voir blêmir, en tout cas, je l’entends pâlir.
— Rendez-moi ça ! grince-t-il en se redressant d’une détente qu’un félin qualifierait d’humaine.
— Vade retro, Satanas ! lui dis-je durement. Sinon, je presse sur la chevillette pour voir votre bobinette. Votre masque mortuaire, vous le souhaitez en bronze ou en marbre blanc, histoire de changer ?
Il s’arrête et, d’instinct, roule les épaules.
— Mais oui, mon cher, poursuis-je. Vous l’avez bel et bien dans le dos, si je puis me permettre. Cela s’appelle en littérature un renversement de situation.
Tout en persiflant, je joue avec le déclencheur. Savakoussikoussa tend vers moi la main de la détresse.
— Attention ! implore-t-il. C’est si délicat.
— Et alors ? Vous ne serez pas le premier chef d’État à la retraite à défunter d’une crise cardiaque. Vous aurez droit à une petite nécro dans les journaux du monde entier. Après quoi, l’oubli intégral s’appesantira sur vous, mon ami.
Un silence. Round d’observation.
— Si on bavardait ? suggéré-je au bout d’une longue période de mutisme. La parole est l’apanage des vivants, vous ne croyez pas ?
Il continue de la boucler hermétiquement.
— Sauf votre respect, Excellence, je vous trouve con comme une boîte ! enchaîné-je.
Ce disant, je caresse le bouton rouge du bout du doigt (j’ai l’habitude).
— Mourir sans confession, voilà qui est tristounet. Alors, vraiment, on se quitte en se faisant la gueule ?
— Dire quoi ? demande Savakoussikoussa.
— Un petit curieux de mon espèce est avide d’un tas de détails. Par exemple, où sommes-nous ?
— En Libye !
— Le pays des mirages !
Il hausse les épaules. Son regard ne quitte pas le déclencheur. Le moindre de mes gestes laboure ses tripes comme des griffes.
— Bien entendu, c’est vous qui avez mijoté votre enlèvement, pas vrai, Magloire ?
— En effet. Je ne me suis jamais avoué vaincu et, dans le calme de ma retraite vaudoise, j’ai poursuivi la lutte.
— Pour quelle raison teniez-vous à faire croire qu’on vous avait enlevé ?
Il a un petit sourire vaguement apitoyé.
— Voyons, pour dérouter l’adversaire.
— Vous avez agi avec la complicité de Francesca Fumaga ?
— C’est cela, dit-il en accentuant son sourire car j’ai cessé de manipuler le déclencheur.
— Pourtant, elle vous a trahi !
— En quoi faisant ?
— En prévenant les services secrets français de ce qui se tramait !
Savakoussikoussa a un geste en chasse-mouches[10].
Du coup, je suis aussi désarçonné qu’un jockey dont le bourrin refuse au dernier moment de sauter la rivière des tribunes.
— En vérité ! me récrié-je, très vieille France, incrédule (car la vieille France ne croit qu’en Dieu). Expliquez-vous, président !
Mais il s’opère une diversion inattendue (du moins de moi). La tenture servant de porte s’écarte brusquement et une gonzesse pénètre dans le local en clamant :
— Où est-il ce foutu fainéant !
Cette nana, mes chers barons, j’aime mieux vous en causer sans plus attendre pendant qu’il me reste un peu de salive car, dans dix secondes, je serai déshydraté.
Elle est âgée de trente-cinq ou trente-huit ans (faudrait que j’examine sa denture, pour pouvoir préciser). Elle est blond pâle, avec des cheveux qui lui tombent sur les épaules. Un regard myosotis, qu’on n’est effectivement pas près d’oublier, des formes placées là où elles conviennent le mieux et un air à la fois sauvage et voluptueux qui vous pince illico le glandulaire. Elle porte un pantalon de toile blanche, genre jodhpur, qui parachève sa silhouette ; une chemise d’homme bleu délavé, et elle tient sa veste sur son épaule, d’un doigt en crochet.
— Salut, Bamboula ! lance-t-elle au président, on m’avait dit que vous dormiez !
— Oh ! Anabelle ! roucoule le ci-devant leader du Kuwa.
Il attrape sa paluche libre pour y déposer un baisemain très Régence.
Tandis qu’il lui gloutonne les cartilages, l’arrivante m’examine d’un œil précis, non dépourvu de complaisance.
Lorsque le président la lâche, elle s’approche de moi.
– À qui ai-je l’honneur ? demande l’amazone.
— Commissaire San-Antonio, pour vous servir, jolie personne !
La gosse a un petit sourire froid.
— Ils ne sont pas mal réussis, les flics, cette année.
— Merci !
La prénommée Anabelle se jette, en croix de saint André, sur des coussins.
— Ouf ! quelle chaleur. Tout s’est bien passé, Bamboula ?
— D’un côté, oui. D’un autre, non ! répond le président.
Elle sort une cigarette froissée de la poche de sa veste et la lisse longuement entre ses doigts.
— Racontez ce qui n’a pas gazé, vieux, nous gagnerons du temps.
— J’ai perdu la plus grande partie de mes effectifs, révèle Savakoussikoussa ; mais il y a pire : le commissaire, ici présent, m’a joué un tour de cochon. Vous avez vu ce qu’il tient dans ses mains ?
Elle penche la tête en avant. Moi, pas cachottier pour trois francs, je lui montre le déclencheur. Anabelle paraît savoir de quoi il retourne car elle interroge :
— Et la plaquette ?
— Dans mon dos, répond piteusement le président.
La merveilleuse blonde éclate d’un rire qui ne s’arrête que dans l’antichambre de l’hystérie.
— Mon pauvre Bamboula, pouffe-t-elle, vous avez beau lire Gide et fomenter de savants complots, vous n’êtes au fond qu’un enfoiré de bougnoule !
— C’est cruel ! soupire Magloire.
— Comme le sont parfois certaines vérités, déclare-t-elle en reprenant à la fois son sérieux et son fume-cigarette.
Ce dernier mesure au moins quinze centimètres. Il est en ambre bagué d’or rouge. Elle le glisse entre ses magnifiques lèvres vierges de rouge, sans avoir introduit sa cigarette à l’autre extrémité du délicat tuyau.
— Commissaire, me dit-elle, ne jouez pas les James Bond, j’ai horreur de ça. Rendez plutôt son gadget au gros nigaud de président.
— Je regrette, ma jolie madame, réponds-je, mais ça n’est pas ma semaine de bonté. Je suis ravi d’avoir connu ce coin de Libye où j’ai eu l’agrément de manger un mouton qui avait le goût de lion, seulement j’en ai assez de ce micmac.
Le regard myosotis ne me lâche pas. Y a comme un cerne mauve autour.
— Rendez ce foutu machin, sinon vous allez la sentir passer, mon vieux !
— Ah oui ?
— Vous voyez ce fume-cigarette, Antonio ?
— San-Antonio ! rectifié-je. Et alors ? Il est à vendre ?
— En réalité, ça n’est pas un fume-cigarette mais une petite sarbacane.
— Sans blague !
— Dont je sais admirablement me servir. Comme vous n’avez pas l’air abruti, je suis certaine que vous avez déjà saisi !
— Il contient une petite fléchette au curare que vous pouvez me planter dans la viande au moindre geste malencontreux et qui me paralysera avant de me faire trépasser dans d’atroces souffrances ?
— Dix sur dix, beau limier ! Maintenant redonnez son joujou à Magloire, j’en ai ma claque de sa gueule en détresse !
J’hésite.
— J’attends ! grince-t-elle.
En v’là une qui commence à me détartrer la prostate avec ses manières de ravissant dragon.
– Écoute, ma poule, lui dis-je, il va falloir changer de ton avec moi si tu veux qu’on vive une belle histoire d’amour et qu’on ait beaucoup d’enfants. Suppose qu’on se fâche de part et d’autre, ça donnera quoi ? Deux morts à tes pieds. Merde, t’attends pas après deux descentes de lit, je suppose.
Ma diatribe, et plus encore l’intonation que j’y mets, paraissent lui en imposer quelque peu ; plus exactement lui donner à réfléchir.
— Allez débarrasser Magloire de sa plaquette, il claque tellement des dents qu’on croirait un solo de castagnettes. Ce sera la première phase de l’opération.
Elle me regarde encore, avec un peu plus d’intérêt, dirait-on, puis elle se décide à obtempérer.
— Maintenant posez-la sur le sol, chérie.
Elle se conforme.
— Bon, fais-je, et voici la seconde phase !
Je jette alors le déclencheur à mes pieds et l’anéantis à coups de talon.
Savakoussikoussa a un geste de fureur. La désolation se peint sur sa face luisante.
— Ben quoi, faut savoir ce que vous voulez, mon pote, maugréé-je, y a un instant ce truc vous faisait mourir de trouille, et maintenant qu’il est détruit, vous voudriez lui faire des funérailles nationales.
Anabelle se marre.
D’un geste caressant elle introduit sa cigarette dans la pseudo-sarbacane, l’allume et tire une goulée voluptueuse.
— Je vous ai bien eu, je crois ? dit-elle à travers sa fumée.
— C’est vrai, admets-je ; à charge de revanche, beauté !
Ils font le point, ce qui me passionne ; bien qu’en fait je n’y puise pas des enseignements très lumineux.
— Vous avez perdu la majorité de vos objectifs, disiez-vous, Bamboula ? demande Anabelle qui a repris une pose languissante sur les coussins.
La sueur dessine deux demi-cercles plus foncés sous ses bras et une odeur légèrement opiacée émane d’elle. Un bath morcif pour un connaisseur aussi éclairé que votre serviteur. Une chienne de classe. Tout est sexy sur elle : son parfum, ses formes et son regard surtout. Ces yeux qui bravent et provoquent. Le côté « Viens par ici, que je te fasse ta fête, si t’as pas un tempérament de nouille ». J’aime ! Pas toujours, mais de temps à autre ça vous réveille les vigueurs secrètes, celles qui roupillent dans des replis et qu’on déballe pour les grandes occases, comme on sort le triangle de panne en cas de coup dur.
— Figurez-vous que j’ai dû abattre les frères Haidékomssa au moment de mon soi-disant kidnapping.
— Vous ! s’exclame Anabelle, les dents serrées sur l’ambre du fume (c’est du belge)-cigarette.
— De mes propres mains, ma chère. Ces deux bons crétins ont été saisis de panique à cause de la présence, dans la maison, du commissaire et de ses compères. Ils voulaient que je sursoie, alors que tout était si minutieusement orchestré. Comme ils s’affalaient et risquaient de compromettre notre plan, j’ai vu rouge et les ai sacrifiés.
Savakoussikoussa soupire :
— Ils me manqueront.
— Des pleutres ne font jamais défaut, objecte l’amazone blonde (dont j’aimerais remonter la source, soit dit entre nous, au passage et manière de causer).
— Vous avez bien fait de vous débarrasser de gens timorés, au seuil d’une pareille aventure.
— La vie en Suisse les a amollis, soupire le président. Trop de fendant, de siestes, et de minutes œcubénites à la radio. Dans le fond, ils rêvaient que notre exil ne finisse jamais.
— Et les autres chers disparus ?
Il secoue la tête.
— Francesca !
Elle bondit :
— Quoi !
Et moi, en écho muet (si l’on ose dire, mais j’ose), de répéter dans mon in petto grand sport : « Quoi ! ». Car enfin comment sait-il, Magloire, que la sombre Italienne est décédée ? Il s’est barré, par la fenêtre, aidé du gus qui l’attendait. Ensuite il n’a eu que le temps de retrouver ses complices, de se déguiser en bergère et d’aller prendre l’avion…
— Que lui est-il arrivé ? s’informe Anabelle[11].
Ma Walkyrie (dont je souhaite devenir l’Odin) en a ôté son fume-sèche. La fumasse lui sort des naseaux à petites exhalaisons rectilignes.
Je guette la réponse de Savakoussikoussa. Ce dernier (qui n’est pas le premier venu) me désigne du pouce.
— Le commissaire serait plus qualifié que moi pour vous renseigner. Elle aurait été, paraît-il, réduite en charpie par la vieille gouvernante devenue folle. Un peu rocambolesque, non ? Qu’en dites-vous, monsieur San-Antonio ?
— Vous n’avez pu apprendre la chose par la presse, soupiré-je, et je ne pense pas non plus que vous eûtes la possibilité d’écouter la radio. Comment donc êtes-vous au courant de ce triste fait divers ?
L’ex-homme d’État a un air triomphant :
— Ce qui a fait la fortune de Richelieu, c’était son service de renseignements, mon bon ami. Le mien fonctionne très bien, et me laisse espérer un avenir triomphal.
— Les autres morts ? coupe Anabelle, qu’on sent pressée de faire le point.
— Bertrand et Jasmin. Le commissaire me les a abattus d’autant plus facilement qu’ils avaient reçu l’ordre de le prendre vivant.
— Légitime défense, Magloire ! je lui riposte. Vos porte-flingues venaient d’abattre à bout portant mon chauffeur et me menaçaient de leurs armes.
Anabelle a un geste en chasse-libellules[12].
— Dites donc, Bamboula, si l’on excepte Amédée Bû et Grégoire Situtenfou, il ne nous reste pas grand monde sous la main.
– À qui le dites-vous, ma chère ! grommelle Savakoussikoussa[13]. D’autant plus qu’ils ne pourront nous rejoindre avant un certain temps, pour la raison que vous savez !
– Ça a collé de ce côté-là ?
— Du velours !
— Tant mieux…
Un silence s’établit, dont chacun profite pour se faire une idée concise de la situation. Moi, ce qui me turluzobe[14] le plus dans cette béchamel italo-africaine, chers z’amis, c’est le rôle que j’y joue.
Alors, quoi ? C’est devenu de l’article de bas art, votre San-A ? De l’objet utilitaire qu’on acquiert comme on achète trente centimètres de chipolata ? J’en ai ma claque de borniquer ! De faire le lavedu de service ! La crêpe Suzette baladeuse ! De m’élancer fougueusement sur un sentier de la guerre plein de chausse-trapes et de miroirs déformants. Je vous parie une vache pleine contre une dame bréhaigne qu’il se prépare de choses pas décorticables pour bientôt ! Il va en traverser de sévères, le commissaire ! Des saladeries monstres ! Je les devine ! Les vois se profiler dans les brouillards du futur. Des coups fumants, pas racontables (mais que je vous bonnirai pourtant, moyennant le prix modique que vous savez). Des exploits qu’un escargot en grincerait des dents ! Va me falloir des ressources thermales, mes gros gorets ! Enfin, qui, vivra verrat, comme disait une petite truie qui ressemblait à votre frangine. L’essentiel est que ça ne finisse pas en eau de boudin, pas vrai ?
— On peut câbler, d’ici, je suppose ? demande brusquement Anabelle.
— Sans doute !
— Très bien, je vais adresser un message à Chtrômlatznerfishkleissmann[15] pour lui demander des renforts. C’est un recruteur merveilleux. Il n’est pas un forban au monde qui ne soit dûment répertorié par son agence. Il nous faudrait au moins trois hommes décidés, n’est-ce pas, Maggi ?
Elle l’appelle plus Bamboula, brusquement. Maggi ! Diminutif de Magloire. L’humain est un animal bizarre. Si je vous avouais que l’emploi par Anabelle de ce diminutif ridicule me distille dans le cœur quelque chose qui ressemble à de la jalousie.
La belle souffle dans sa fausse sarbacane. Dérisoire fléchette, le mégot incandescent trajecte dans la pièce et va se poser sur un coussin.
— Inutile de foutre le feu chez nos aimables hôtes, ronchonne Savakoussikoussa en allant retirer le coussin.
C’est justement celui qui recouvrait le cadavre du chat. Un léger ronron se fait entendre, et l’animal que j’avais jugé dûment occis surgit en miaulassant. Pas rancuneux pour trois fèves, le voici qui revient frotter ses pupuces contre mon pantalon. Je le caresse tendrement. Cette bête ressuscitée m’apprend deux choses intéressantes : la bande au président ne veut pas du tout ma mort, puisque leur gadget se contentait de flanquer les usagers en léthargie pour un temps assez court. Et deuxio, Savakoussikoussa est un petit douillet que la perspective d’un électrochoc déguise en diarrhée verte. Bon à savoir tout ça !
— Charmante personne, n’est-ce pas ? je lance à mon compagnon quand la jeune femme est sortie.
— Exquise ! répond le Noir.
— S’il n’est pas indiscret… C’est votre maîtresse ?
Il secoue la tête.
— Je ne pense pas qu’elle ait jamais été la maîtresse d’un homme, du moins telle qu’on l’entend. Elle prend des mâles, comme elle prend des repas : pour satisfaire un besoin corporel.
Il cause bien, le Noirpiot. L’a dû s’abonner à l’École Universelle depuis l’époque ont il épluchait des patates sous la houlette du sergent Bérurier.
— Je parie que vous avez votre bac, Magloire ?
La question le flatte et le décontenance. Il a une moue amusée.
— Je suis licencié ès lettres, commissaire.
— Compliments. C’est beau pour un autodidacte !
— Pfoff, je n’ai pas grand mérite, c’est le comte Alcalivolati qui m’a offert le diplôme après que nous eûmes investi la faculté de Kikadissa. Il l’a rempli lui-même et l’a fait signer par le recteur avant de lui brûler la cervelle. « Cela fera bien dans votre biographie, m’a-t-il dit. Et ça mettra les diplomates étrangers en confiance. »
— Ce diable de comte a joué un grand rôle dans votre carrière, somme toute ?
— Un très grand rôle, admet le président. Je dois à la vérité historique (là, il tousse et prend cet air recueilli qu’ont les hommes politiques pour parler d’eux-mêmes) de dire qu’il fut la clé de voûte de mon ascension au pouvoir. C’était un homme de fer avec une voix de velours dans un gant de crin, comme l’on dit. Ses décisions hardies, sa vitesse d’exécution, son sens du coup de main lui ont valu des victoires éclair. En guérilla, c’est la vitesse et le culot qui constituent le nerf de la guerre.
Après ce vibrant hommage, doublé d’une profession de foi, Savakoussikoussa allume un havane.
— Cher grand Magloire, je fais, si ce remarquable Vénitien fut votre ange gardien, comment se fait-il que vous l’ayez laissé croupir dans son palais pourri, comme un cloporte ? Il finit tristement sa vie mouvementée dans l’enlisement et la misère ; pour vous la reconnaissance n’est donc qu’un vain mot ?
Le président grisit.
— Entendez-vous suppléer ma conscience, San-Antonio ? Ça n’est ni le moment ni l’endroit.
La voix a du mordant, le ton est sec comme la poignée de main qu’échangent un président de la république sortant et un président de la république rentrant. M’est avis, mes petits invertébrés, que je viens de commettre un impair de taille (ce qui ne vaut pas un impair de couilles). Juste au moment que l’atmosphère se détendait entre nous, s’humanisait. Qu’on glissait vers les sympathies chuchoteuses…
Très vite je lui bonnis un délicieux sourire humide comme une jeune fille écoutant chanter Bob dit l’âne.
— Ne vous fâchez pas, Excellence. Seulement je commence à vous connaître, par conséquent à vous apprécier et je sais que chez vous, rien n’est laissé au hasard. Vous êtes, je l’avoue spontanément, quoi que vous m’ayez fait, l’une des plus fortes, des plus singulières personnalités de ce temps. Vous avez déjà acquis droit de cité dans l’Histoire, il vous reste à entrer dans la Légende. Ce siècle qui aura fait De Gaulle aura engendré aussi Magloire Savakoussikoussa. Dans l’avenir, de même qu’on appelle le XVIIe siècle le grand siècle, on appellera le nôtre, le siècle des deux grands consacrés. Nulle tombe, aucun mausolée, pas un panthéon ne seront dignes d’accueillir vos augustes dépouilles, le jour où vous aurez rappelé. Dieu à vous ! La seule sépulture qui soit digne de vous, mes Illustres, c’est la satellisation pure et simple. Le cosmos sera votre tombeau ! Vous tournerez autour de cette Terre sanctifiée par vos existences, comme la Lune, mes Héros, comme la Lune. Et je pressens le jour où, lorsque vous passerez, tout là-haut, dans l’azur, les pieds en flèche et les petits doigts sur la couture de vos augustes pantalons, à la verticale de Paris ou de Kikadissa, les gens régleront leurs montres en murmurant « Tiens, il est déjà midi ».
Je me tais, à bout de souffle. Le président rêvasse un peu, charmé par les perspectives que je viens de développer avec tant de brio.
— Merci, commissaire, dit-il, vous êtes bien aimable.
Comprenant que j’ai refait dans son estime le chemin perdu, je me risque :
— Excellence, puisque nous sommes entre nous, dites-moi donc ce que vous attendez de ma modeste personne.
Le v’là qui refait surface, largue les extases majestueuses et statuaires de l’avenir tout bruissant d’étendards pour émerger dans le délicat présent aux incertitudes préoccupantes.
— J’attends beaucoup de choses de vous, mon cher commissaire. Mais vous les connaîtrez en temps voulu.
Comme pour mettre un point un tant soit peu final à notre entretien, le pilote de l’hélicoptère surgit, coltinant une grosse valise de cuir.
Il a les cheveux en broussaille, la barbe hirsute, les yeux brouillés aux truffes et il bâille à vous en montrer son hypertrophie du foie.
— Bien récupéré, Stockburne ? s’informe le président.
— C’est pas la grande cure, mais enfin ça va mieux, déclare l’Américain. Vous ne savez pas où je peux trouver une bouteille de bourbon dans ce foutu pays archisec ?
— Demandez à Ali Gathôr !
Pendant cet échange de vues, le Ricain ouvre la valoche. Il en sort deux chemises kaki, deux shorts beiges, deux casquettes ornées, l’une de feuilles de chêne, l’autre de feuilles de sapin. Dans le fond de la valise, se trouve une espèce de sceptre à manche d’or terminé par une petite main d’ivoire dont le pouce est glissé entre l’index et le médius pour former un signe d’esprit plutôt phallique.
— Habillons-nous ! ordonne le président en commençant par coiffer la casquette aux feuilles de chêne.
— Comment, moi aussi !
— Naturellement. D’ailleurs vous serez mieux dans cette tenue légère qu’avec vos vêtements de ville.
Sur sa limouille, à lui, y a des épaulettes cloutées d’or et, au revers de la poche gauche, l’insigne en diamant du parti Podzob fondé par Savakoussikoussa, lequel insigne représente une banane dressée entre deux oranges.
Dans ce mini-uniforme, il a fière allure, le président. Le voilà redevenu général. Et comment que l’habit fait le moine ! J’en ai connu des généraux, bien vioques, bien ventrus, pattus, mirauds, podagres, éléphantesques. Sitôt qu’ils enfilaient leur vareuse (qu’est-ce qu’ils pouvaient enfiler d’autre ?) et coiffaient leur kibour, ils redevenaient corps d’armée ! Instantanément. Ils avaient beau rater la marche, oublier de dégrafer leur ceinture avant de sauter de l’hélicoptère qui les conduisait aux manœuvres ! Guerriers ils étaient redevenus. Magique ! Une visière de cuir bouilli, une bande au futal, quelques étoiles, des boutons d’or ! Garde à vous ! Garde à nous aussi ! Terribles ! Parés ! Le coup d’État à portée de main ! Le peloton dans la giberne ! En avant archet que disent les pontonniers. Un foutre de guerre ! Un wagon-foudre ! Et l’Intendance qui processionne ! Le Q.G. mon Q ! Toute la noce fantassine, les gars qui se la marinent, les vol-au-vent, les financiers, les charres de Dassault, le vroumzz de la petite Apocalypse de campagne. Et la musique de l’hagarde ! Z’enfants de la putride ! Légion étrange ! Deuxième, troisième, centième burlingue ! Gueules de vaches ! Boucliers de sapeur ! Téléspectateurs en premières (et en 819) lignes. Merci, papa, merci, maman ! Vive ! Vive ! qu’ils crient, tous les zéberlués, les empafés, les sacrifiés ! Vive ! Mon œil ! Meurs ! Meurs !
— Venez, San-Antonio. Vous le surveillez à distance, Stockburne ! recommande le général.
— Of course, général, d’ailleurs que pourrait-il tenter ici ? Ce serait folie, n’est-ce pas, boy ?
— Et comment, mon pote ! Et puis, pour une fois que j’ai l’occasion de me déguiser, tu penses bien que je ne vais pas l’abîmer !
Nous sortons dans la lumière impitoyable. Ça crame méchant ! Tu parles d’une étuve !
Les photographes de tout à l’heure sont là, dans le bout d’ombre d’un auvent (autant en apporte l’auvent) qui se regardent transpirer.
— Mettez-vous là, Excellence ! fait l’un. On aura les bâtiments, en fond, ce sera mieux.
Ils nous disposent à leur gré. On se laisse tripoter, le général-président et moué. Dociles.
Fait tellement chaud ! Lui, dans les douceurs de Vevey, il a perdu l’habitude de la rôtissoire, et moi je ne l’ai jamais contractée.
— Tenez-vous au garde-à-vous ! me dit quelqu’un.
J’obéis.
— Saluez !
Je salue !
Alors il se passe un truc pas croyable. Savakoussikoussa se met en face de moi. Il sort une médaille de sa fouille et me l’épingle sur la poitrine tandis que les Kodak cliquettent.
Après quoi, nonobstant la sueur qui me ruisselle sur la devanture, le cher homme me donne l’accolade.
Y a des pommes qui sont devenues gâteuses pour moins que ça.
Vous ne pensez pas ?
Moi, des médailles, j’en ai jamais eu des tripotées, mes fils. D’abord parce que je suis contre, ensuite parce que ça ne s’est jamais trouvé. Si je totalise, je trouve une petite médaille d’argent à l’effigie de Sainte Thérèse dont ma grand-mère raffolait jadis, vu que la chère petite nonnette lui avait arrangé je me rappelle plus quels bidons. Puis une médaille de ski, plus tard, pour me récompenser d’un slalom que j’avais pas trop raté de lourdes. Enfin, un ordre étranger d’un pays que je saurais plus vous dire, qui me fut épinglé à la suite d’une action d’éclat.
Celle que vient de m’attriquer Savakoussikoussa, bien solennellement dans le soleil, avec deux photographes pour tout public, c’est l’ordre du Tâtitaté-Ataton, qu’est au Kuwa ce que l’Ordre du Mérite est à l’U.D. 5e-dernière.
Sauf qu’on est moins nombreux à l’arborer que les mériteux de chez nous. C’est une très mignonne décoration, à la vérité. Carrée, ce qui la singularise au départ. Ça représente un kangourou dressé sur sa queue, avec, dans une banderole, cette fière devise : « Fais-en autant ! ». Le ruban en est arc-en-ciel afin que les daltoniens éventuels y trouvent leur compte et il mesure trente centimètres pour que les Pygmées honorés par cet ordre puissent en faire une robe de soirée à leur femme préférée.
— C’est trop d’honneur, Excellence, bredouillé-je, à quel titre ?
— Au titre de colibérateur de la nation kuwienne, mon cher San-Antonio, répond le général en se fourrageant la fourragère du bout du sceptre. Je ne fais qu’anticiper. À la fin de notre campagne, vous l’aurez pleinement mérité, faites-moi confiance.
Sur ces paroles aussi angoissantes que sibyllines, toujours escorté par les deux photographes, il me guide vers une jeep remisée à l’arrière du bâtiment. Stockburne est au volant. Il mâche du chewing-gum avec l’air méditatif d’une vache en train de se demander depuis combien de temps elle n’a pas rendu visite à son pote Ferdinand le taureau. On s’empile dans le véhicule, qui démarre en soulevant un vrai simoun de sable chaud.
La piste sinue dans des dunes au-dessus desquelles flotte une légère brume bleutée provoquée par la chaleur. On est secoués comme des boules de loterie. On trinque du bol, on s’emberlife les paturons, car il conduit pleins tubes, le pilote d’hélico. Se croit encore aux commandes de son Howaryoudouweriwellthankyou X 14, probable. Ça dure une demi-douzaine de kilomètres libyens. Après quoi nous débouchons sur une espèce de plaine si rigoureusement plate qu’on l’a déguisée en piste de décollage pour z’avions. Un appareil se trouve en bout de terrain, tout seul entre deux immenses palissades de bois. C’est un zinc assez vétuste, ventru, dodu, bimoteur, ravaudé, dont il semble douteux qu’il puisse quitter le sol autrement qu’avec l’aide d’une forte grue. Un avion-cargo, quoi ! Plus cargo qu’avion ! Et plus escargot que cargo ! Une bouse de métal ! Un pachyderme de ferraille ! Un monticule hétérogène et clite ! Ses ailes traînent comme les rames d’une galère au repos. Ses hélices sont de traviole. Malgré son grand âge, il a encore son fuselage, mais on devine que c’est du peu au jus. Il pend entre son train d’atterrissage, comme le ventre d’une oie à point pend entre ses pattes.
Un avion à bedaine, en somme !
On s’approche. Je constate que les armes du parti Podzob sont peintes sur l’appareil. Lorsque nous sommes tout près de ce doyen vénérable, je fais une constatation stupéfiante, et je pèse mes mots avec la balance de Roberval (1602–1675) de votre épicier qui a eu l’extrême amabilité de me la prêter pour la circonstance. Imaginez que la double palissade encadrant le coucou est garnie intérieurement de miroirs. Je dis bien : de miroirs (car il ne saurait être question de glace dans un patelin où les thermomètres enregistreraient 48 ° à l’ombre si on y trouvait de l’ombre et des thermomètres). Tante et si bien (que ça me fait de la peine de la déranger) que lorsqu’on se trouve entre les deux panneaux, ce n’est plus un avion qu’on découvre, mais des dizaines, que dis-je : des centaines d’avions ! Une infinité d’avions ! Un cauchemar d’avions ! Un univers sans bornes ! Une bousculade dégueulatoire ! Une prolifération ésotérique ! Un chancellement sensoriels ! Un vertige optique ! Une panique de la cornée !
Nous nous immobilisons, paralysés par l’intensité du spectacle spectral.
— Ma flotte aérienne ! murmure Savakoussikoussa. Allez-y, messieurs les journalistes, photographiez-la sur toutes les coutures[16]. Et prenez garde de bien rester hors champ, surtout ! Car si l’ennemi découvrait le même photographe au pied de chaque avion, il se douterait peut-être de quelque chose.
Les flasheurs se mettent à l’œuvre.
— Je commence à saisir, Excellence, affirmé-je, vous comptez impressionner l’adversaire en lui laissant accroire que vous disposez d’un gros potentiel militaire ?
— Exactement, commissaire !
Les deux chevaliers de la pelloche ayant fait moisson de clichés, le président décide :
— Et à présent, un plan rapproché : la scène des adieux ! Escaladez le marchepied, San-Antonio. Et, au seuil de l’avion, saluez-moi militairement. Messieurs, arrangez-vous pour que nous figurions tous les deux sur la photo. Je reste au pied de l’échelle, et je vais tricher en répondant, de dos, au salut de ce garçon, afin qu’on me voie bien de face. Comme ceci ! Nous sommes d’accord ?
Clatche ! Clètche ! répondent les Kodak.
— Quel merveilleux metteur en scène vous feriez, Excellence, dis-je, du haut de mon praticable.
Savakoussikoussa a un léger hochement de tronche.
— Mon ami, répond-il, j’ai conquis une première fois mon pays par la force, aujourd’hui je veux le reconquérir par la ruse.
Il se tapote la tempe.
— Comme l’a chanté (car il ne savait pas écrire) notre grand poète kuwien Boû-Rimé : « Ce qui importe, en matière d’intelligence, c’est d’en avoir ou presque ! »
— Qu’est-ce qu’on attend ? finis-je par demander à Stockburne, car j’ai les guiboles carbonisées par le mahomet qui crache épais.
Stoïque, le Ricain continue de malaxer son sous-produit d’hévéas, allongé sur la banquette de la jeep.
Le président, quant à lui, explore sa flotte aérienne. Je vois sa bouille sombre passer et repasser derrière les hublots.
Je m’évente de la gâpette. Mais ce n’est qu’un leurre, car remuer de l’air brûlant fatigue sans apporter de fraîcheur.
— Hein, qu’est-ce qu’on attend ?
Le pilote vagit, lève une paupière et, désignant un nuage de sable, à l’horizon, soupire :
– Ça !
— C’est-à-dire ?
— La fin du chargement !
— Quel chargement ?
— Celui de l’avion !
J’en papillote des stores.
— Comment, il est encore capable de voler, ce vieux corbeau déplumé ?
— Vous allez voir !
Je me régosille :
— Comment, je vais voir ! Voulez-vous dire qu’on va se déplacer à l’aide de cette épave ?
— C’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes ! affirme Stockburne. Je crois qu’on dit cela, chez vous, garçon ?
— Je ne doute pas qu’il nous transforme en soupe, en effet, bougonné-je, incrédule. Et vous comptez aller loin, à bord de cette décharge publique ?
— Plutôt, oui !
Il bâille, profite de ce qu’il a la bouche ouverte pour expulser sa gum, et d’une détente, saute hors du véhicule.
Un camion datant des croisades (pas de celles du XIIIe, de celle du XIe), avec des roues à bandage, un volant horizontal et des ridelles d’haridelles survient, dans un nuage de vapeur et de fumée fleurant bon la friterie de banlieue pauvre.
Près du chauffeur, j’avise Anabelle, plus belle que toujours, le nez chaussé (non par André, mais par Lissac) de lunettes à verres fumés.
— Alors ? s’inquiète Savakoussikoussa qui l’a vue arriver et qui, telle la belette, vient de mettre son pif à la fenêtre.
— Tout est O.K., assure la fille. Trois hommes arriveront demain ou après-demain à la base. Ils partent ce soir même !
— Eh bien, se réjouit le général, il semble que la chance nous sourie ; j’ai hâte d’être à pied d’œuvre !
Il passe ses bras en « V » par l’ouverture.
— Mes amis, ajoute le singulier personnage, mes chers amis, si le sort nous est favorable, vous n’aurez pas à le regretter !
Sur ces bonnes paroles, le chargement commence.
Il est étrange, en vérité, puisqu’il se compose d’espèces de coupons de toile savamment pliés et mis sous cellophane. Ça ressemble à des draps de lit, voire à des tentes de campinge. Et il y en a une quantité folle. Plusieurs centaines, au moins ! Des mecs au teint bistre, plus bruns que des couvertures de missels, les coltinent du camion à l’avion en ahanant sous le faix.
— Vous avez vérifié si le plein est fait ? demande Anabelle à Stockburne.
— Yes, my dear, c’est full à ne plus pouvoir loger une bulle d’air dans les réservoirs. Et il le faut, car aucun ravitaillement n’est possible en cours de route, répond le pilote. D’après mon estimation, quand nous arriverons à destination, il ne restera pas de quoi remplir votre briquet.
Il soupire en contemplant le zinc.
— Si on arrive à destination ! Ça me contrarierait de me poser en catastrophe dans le Sahara avec un chaudron pareil !
— De toute manière, ronchonné-je, quand on se pose avec cette relique, c’est fatalement en catastrophe ; j’espère qu’ils ont de la mousse carbonique, les gus qui nous attendent à l’arrivée ?
L’amère loque déplie une tablette de caoutchouc et se la carre dans la margoulette. Le voici qui recommence à gesticuler des maxillaires. À travers sa mâchouille il murmure :
– À l’arrivée, s’il y a une piste pour atterrir, ce sera déjà beau.
Rassurant, non ?
— Paré ? demanda Stockburne.
On répond qu’oui.
Ce qui est manière de parler, de s’entre-rassurer. Les sièges du gros n’avion sont branlants comme du Louis XIII au marché Biron et on a ravaudé les ceintures avec du fil de cuivre.
Césarin lance un moteur. L’hélice malaxe deux ou trois coups, puis s’arrête. Le pilote recommence, une fois, dix fois. À la fin, y a de la pétarade prolongée, et vaille que vaille, le moteur finit par ronronner.
Le poste de pilotage où nous sommes assis, tous les quatre, pue le moisi et le grenier. Y a des odeurs oléagineuses, aussi, plus subtiles, mais qui s’accentueront au fur et à mesure qu’on surmènera la mécanoche.
Pendant que Stockburne sollicite le deuxième moulin, je me penche sur Savakoussikoussa.
— Dites-moi. Excellence, votre flotte aérienne, vous l’avez achetée chez quel brocanteur ?
Les larges ailes de son nez dalbanesque palpitent de mécontentement.
— Votre sarcasme est mal venu, mon cher, me dit-il, certes, cet appareil n’est pas absolument neuf, mais c’est une occasion garantie, que j’ai achetée au Népal, qui la tenait de l’Albanie, laquelle l’avait acquise à une vente de surplus bulgares. Donc, j’ai son pedigree complet !
Le vacarme du second moteur, brusquement débridé, couvre ma réplique. Le zinc se met à vibrer comme un marteau-piqueur. Ça cliquette de toutes parts, et même d’ailleurs. On se croirait dans la cuisine d’un wagon-restaurant au moment où le train traverse un tunnel. Ça sonnaille ! Ça tintinnabule ! Ça drelindrelingue ! Des tas de bruits encore jamais captés par un tympan d’honnête homme ! Des vlllofff ! Des chpeuzztsf ! Des glingue ! Des bong ! Des soupirs surnaturels ! Des cascades métalliques ! Des traînées caverneuses ! Des gloussements de pintade ! Des caquetages de rivets à la dérive ! Tout tremblote, grelotte, trémole, sanglote sans glotte, clapote, capote, tapote, papote, grignote, bavoche, anicroche, décroche, ignivome ! Une pluie de vis, d’écrous, de goupilles, de cliquets, de taquets, de paquets, de gravats s’abat sur nous. J’ai l’impression que mon corps itou se met à pleuvoir des boulons, des cartilages, des glandes, des viscères. Y a des suintements de grottes, des chuintements grotesques, des fissures, des lézardes, des froissures, des éclats. On subit un test précosmique ! On regrette de pas être ligoté dans l’Apollo nach Mars ou Carême ! De pas occuper la place passager d’un engin à kamikaze ! On voudrait arrêter ce massacre ! Être mort ! Ou bien descendre ! Oui, surtout ! Descendre ! Sauter ! S’enfuir avant que ça n’explose ! Fuir cette Apocalypse en fermentation ! Se barrer du cratère bouillonnant ! Regarder de loin !
Est-ce une illuse ? Une magie de l’esprit ? Un abus des sens ! Une arrivée d’essence ! Un acte de naissance ! Une fosse d’aisances ? On se berlure ou bien c’est vrai véridique qu’il se met à rouler, le coursier du ciel ?
Oh, ça pataude, allez ! La démarche d’une grosse vieille bardée de paniers ! Ça se dandine ! Ça cahincahate ! Ça rythme tagada pon, tagada pon ! En avant le régiment des jambes Louis XV ! Les ailes nous font tituber ! Trop lourdes, trop longues ! On embarde gauche, droite ! Le train se donne des entorses !
Il fléchit ! Ça geint violemment ! D’horribles agonies de ferrailles ! Un charnier où tout n’est pas mort ! Tango ! Claudique à l’école ! Il marche avec des béquilles le cargo des airs ! Il est obèse, podagre, goutteux ! Au bord des renoncements ! Exténué de la tête à la queue ! Mortibus, quoi ! Et pourtant, il prend un peu de vitesse. Il trouve son second souffle ! Il est dopé par ses affreuses vibrances ! Il s’exalte de pistonner encore. On roule, on roule ! Le paysage uniforme déboule derrière les hublots. Du sable ! C’est ocre ! La mer qu’on voit danser, loin, là-bas, verte et émouvante. Les bâtiments de la réception ! L’hélicoptère qui nous amena, bien fringant, le salaud ! Disponible, narquois ! On roule encore ! À peine plus vite ! On parcourt des distances.
— Dites, je fais au président, on y va en autobus, dans votre patelin ? Si on dévissait les ailes, ça irait peut-être plus vite !
Il ne répond pas, vexé jusqu’à l’os.
Il a pas peur, Magloire. Les Noirs n’ont jamais peur en avion ! Ils font confiance à la technique blanche. On roule encore. On a dû parcourir au moins quatre kilomètres de la sorte. Je vois plus les palmiers du bord de mer ! On s’enfonce dans l’Afrique.
Les hélices enragent ! Elles brassent à tout-va. On se soulève un pocco. Pas beaucoup ! Un heurt ! Les roulettes de cette poussette pour marchand de marrons réadhèrent au sol. Refusent de le quitter ! Je me recueille de toute ferveur, j’hommage les pionniers ! Blériot ! Santos-Dumont ! Lindberg ! Nouvelle tentative, nouvel échec ! Extrêmement mat ! Ploff ! En bouse de vache ! Ouille, les pneus du bahut !
Le Ricain est superbe d’imperturbabilité[17].
Il conduirait un Solex, ne serait pas plus décontracté. On lui voit saillir les mâchoires sous l’effet du chewing-gum. Anabelle fume une Camel à l’autre bout de son tuyau d’ambre (ce doit être de l’ambre solaire car elle a conservé ses lunettes noires). La rassurance d’autrui me conforte.
Ça y est, cette fois-ci, c’est la bonne. On rase-mottes. On s’élève. Le coucou se calme ! Les nues l’apprivoisent.
Victoire sublime du plus lourd que l’air ! Du beaucoup plus lourd…