TROISIÈME PARTIE LE FRIC, L’AFRIQUE ET NOUS !

DIVISION[50] UNE

— Go !

— Go !

C’est Marie-Marie qui donne l’ordre, en anglais pour que ça aille plus vite ! L’angliche est le langage des gens pressés.

— Go !

— Go !

— Go ![51]

Chaque fois que l’ampoule verte s’allume, la fifille à tonton Béru entame sa litanie. Alors, à tour de rôle, le Gros, Trouduc, deux de ses potes et bibi, on pousse notre mannequin de glace dans le vide noir. On a adopté une petite technique qui consiste à mettre les parachutes à nos bonshommes par séries de douze. Lorsqu’une série est équipée, Anabelle revient au-dessus de Kikadissa. On virgule une fusée éclairante pour informer les Kuwiens de notre présence, bien les alerter, leur écarquiller à fond les châsses, qu’ils se bloquent les vasistas, les braves noir-pioches, n’en ratent pas une miette. On est venus de loin pour leur offrir cette grande nocturne. On a pris des risques !

Ça a coûté de l’artiche, notre ballet aérien. Le carrousel fantôme ! Holliday on ice ! Le Magic-City ! La Grande Roue !

— Go !

— Go !

— Go !

Chacun son soldier. En file africaine[52]. Les trois négus en tête. Parvenu devant la porte béante par laquelle s’engouffre un air glacial, à tour de rôle, on propulse son guignol. Après chaque largage, on retourne dans la chambre froide pour harnacher les momies congelées suivantes.

On a les paluches engourdies et on éternue comme des économiquement faibles en train de faire la queue pour toucher un bon de cache-nez.

— Mince, maugrée Béru, si je m’attendais choper des engelures en Afrique !

Une fois de plus, il a dominé sa peine maritale, le Mastoc. S’est refait une raison, une santé, un palais ! Deux rasades de scotch à vous vider le flacon, et il déclarait qu’effectivement, elle saurait se dépatouiller du gorille, la grosse Bertha, retrouver le camp de Kolombé-les-Deux-Cases où elle l’attendrait pendant des éternités, douce Pénélope, à se faire chouchouter coquette par les monumentaux chibroques du coin ! Il périclite pas de la glande optimiste, Béru. Selon cézigue, dans la vie tout s’arrange, l’essentiel est de savoir attendre son tour de potage sans casser son assiette.

— Go !

— Go !

— Go ![53], reprend Marie-Marie.

Tant que la loupiote verte est éclairée, ça veut dire qu’on peut délester messieurs les esquimaux vu qu’on drague autour de la ville. Lorsque la rouge palpite, cela signifie de surseoir, qu’on est trop loin, et que ce n’est plus payant. À quoi bon sucrer ce beau matériel au-dessus d’espaces carbonisés, ou sur des tribus rurales ?

— Du train que j’enrhume, je suis bonnard pour la conjection pulmonaire, assure Pépère. Si j’aurais pu prévoir, j’serais radiné avec ma canadienne fourrée brebis.

Quant aux trois auxiliaires noirs, ils claquent des chailles. Vous parlez d’un concert ! Des dominos pareils, ça fait récital de castagnettes à l’opéra de Madrid. Leur peau est toute froncée, comme celle des vieilles blêches qu’on voit s’hasarder dans des décolletés dégueulantesques au bar des palaces. Ils toussent creux et coincent des soufflets en roulant de pauvres yeux effarés.

— Fait froid, patron ! murmure Trouduc lorsque nous nous croisons dans le couloir menant à la chambre froide.

— Go !

— Go !

— Go ! égrène Marie-Marie qui a visionné un film sur la bataille from England à la téloche.

Les Noirs exécutent une fausse manœuvre consécutive à leur engourdissement palmaire, leurs bonshommes de gelati s’entre-choquent durement. L’un d’eux perd ses pieds, aussi facilement que l’ami Tarzan a perdu sa main. Cette mutilation sans importance déroute Trouduc qui se tourne vers nous.

— Faut jeter quand même le totem, patron ? il demande.

— Turellement, fesse de rat ! grogne l’Enflé. Allez, manie-toi la rosace que la calbombe rouge va bientôt s’allumer !

Il file un coup de genou dans le dargif à Troudrukru[54] manière de le faire activer. Mal lui en prend, comme on disait naguère dans des livres pour veuves d’officier !

Le contremaître, à l’instant où Béru lançait sa jambe, a fait un pas de côté pour prendre de l’élan. Le genou du Gros ne rencontre que le vide. Cette absence de l’impact attendu déséquilibre Sa Majesté. V’là mon pépère qui s’abat (comme un samedi juif), sans lâcher son soldat de glace. Le bloc glisse sur la tôle luisante du plancher, aussi facile qu’une pierre de curling vers le dolly.

Et il disparaît par l’ouverture béante, comme disparaît une enveloppe dans une boîte aux lettres.

Ça s’est passé en un peu moins de deux secondes. Personne n’a eu le temps de broncher.

Personne n’a crié. Il y avait Béru.

Il n’y a plus Béru.

Le temps qu’une présence devienne une absence, voilà tout !

Une fantastique nausée me coupe en deux.

Je pense à son valdingue dans la nuit ! À la gueulée démente qu’il est en train de pousser en chute-librant. Son tortillon ! Sa gambade suprême ! Son désespoir intégral. L’horreur qui le met en agonie avant l’écrabouillade finale.

Marie-Marie a cessé ses « go[55] ». Sa petite bouche bée. Elle secoue la tête pour dire non. Qu’elle refuse ! Que des choses pareilles n’existent pas.

Là-dessus la lampe rouge s’allume.

J’approche de l’ouverture en me cramponnant à la main courante. Je ne vois rien d’autre que des corolles blêmes différentes de taille, selon leur éloignement. Et puis très en bas, au sud, les lumières de Kikadissa. Béru s’est englouti. Est-il déjà arrivé ?

Des instants pareils, ça chamboule les nerfs d’un mec. J’ai un geste irraisonné : je referme la lourde aussi vite qu’il m’est possible. Comme si je craignais d’entendre le bruit de… Enfin, LE bruit, quoi ! Ou comme si le gouffre allait nous aspirer à notre tour. Marie-Marie vient de fléchir sur ses petites jambes de sauterelle. Elle gît en tas sur le plancher. Les trois copains black la regardent d’un œil morne. Le plus petit éternue. Ça rompt notre pétrification collective.

– Ça fait haut, hein, patron ? murmure Trouduc en désignant le plancher.

— Oui, ça fait haut. Terminé, Béru !

Je me penche sur la gosse, lui flanque des petites tapes sur les joues pour la ranimer. Elle exhale un soupir et soulève ses paupières bleutées.

— M’n onc ! articule-t-elle.

Je ne réponds rien. Que lui dirais-je ?

— Il se tenait cramponné au mannequin, dit-elle, tu crois qu’il aura pu profiter du parachute, Santonio !

Je secoue la tête. À quoi bon lui laisser des illuses ?

— Ces mannequins s’évaporent ayant de toucher le sol, Marie-Marie. Il vaut mieux ne pas trop compter sur les miracles, tu sais.

Elle a une réaction déjà très féminine, la sauterelle. Elle tape du pied.

— J’en ai marre d’être orpheline, dit-elle. D’abord, c’est mes parents qui se rétament. Ensuite, mes mémés. Et maintenant, tonton Béru ! Je l’aimais bien, tu sais.

— Je sais. Moi aussi… Tout le monde l’aimait bien.

— Il était con comme un balai, mais si gentil, ajoute la mignonne en pleurant.

On laisse passer la minute de silence de l’hommage à une mémoire exceptionnelle. Célébrer la mémoire d’un être cher, c’est en somme stimuler la sienne propre.

Béru, tout gros, tout cradingue, tout répugnant, mais chaud comme le pain chaud et rayonnant de vie. L’existence l’inondait, et il en filtrait la lumière pour la restituer aux autres, revigorée, plus éclatante.

Mince, faut que je stoppe, sinon je vais me mettre à écrire. Un jour, je vous jure, j’écrirai. Je mijote mon coup, mes biquets. Me prépare. Me taille des plumes (d’oie), me prépare des encres sympathiques pour vous exprimer des choses entre les lignes. Des choses secrètes et tendres comme des musiques en vadrouille dans l’air tiède de l’été.

La loupiote verte se rallume.

— Qu’est-ce qu’on fait, patron ? interroge Trouduc qui parle du nez comme s’il n’en avait pas.

— La grève, dis-je. J’en ai ma claque de ces guignoleries.

Et je me rends dans la partie avant de l’appareil.

— Eh bien ! me lance Anabelle, mécontente, vous ne participez plus au largage ?

— Non, ma gosse, ça suffît.

— Combien de mannequins avez-vous parachutés ?

— Une bonne moitié, plus notre copain le Gros. Il a glissé et il est tombé dans le vide.

— Sans parachute ? demande-t-elle en soufflant de la fumée plus bleue que le ciel du lendemain.

— Sans parachute, oui.

— Tant mieux !

Elle serait pas aux commandes du coucou, je la déculotterais et lui arracherais la peau des miches à coups de ceinture.

— J’ai giflé des gonzesses pour moins que ça, mademoiselle Mélodie. J’ai horreur des sadiques !

— Où vois-tu du sadisme, crétin ! riposte la belle enfant. Je ne me réjouis pas de cet accident, mais du fait qu’il n’ait pas de conséquences fâcheuses pour nos projets. Si ce gros ballot était tombé parmi les populations kuwiennes, il aurait pu parler, et dire la vérité au sujet de nos paras, tu saisis ?

Je ne réponds rien.

Mis à plat, son raisonnement se défend.

— Maintenant file larguer le reste ! enjoint-elle.

— Des clous, Anabelle, nous sommes glacés et, quant à moi, cet accident…

Je me détourne pour lui cacher mes yeux. Elle ne pigerait pas. Ou alors, il faudrait lui expliquer ce que ça représentait, le Gros et moi. Nos années d’amitié ! Nos coups durs. Tous les bons vins que nous avons bus, et les belles villageoises…

Même si j’en avais l’opportunité, comme diront mes traducteurs britiches, je m’abstiendrais. Le souvenir à Pépère, il est là, bien enfoui dans mon cœur. Ça ne se déballe pas au débotté, sur le ton de la converse. Ça se garde farouchement, pour les heures grises de l’évocation solitaire.

— Il faut achever le largage, San-Antonio, car…

Un petit zizillement retentit.

— Trop tard ! soupire-t-elle.

— Comment ?

— Nous n’avons plus d’essence. Dans dix minutes, ce sera la panne sèche !

Elle me désigne calmement, du bout de son fume-cigarette, le petit voyant rouge qui crie l’angoisse à clignotements spasmodiques.

— Qu’est-ce qu’on fait dans ces cas-là ? je demande, non moins calmement : une prière à saint Christophe ou un vol plané ?

— Tu rigoles ? Privé de moteur, ce vieux coucou devient à peu près aussi maniable qu’un rouleau compresseur.

— Le manque de carburant était prévisible, dis-je, puisque nous n’avons pas eu le temps de faire le plein.

— En effet, c’était prévisible.

— Et comment avais-tu envisagé la chose ?

— Les parachutes ne manquent pas à bord. File en mettre un et saute, lorsque tu auras sauté, j’actionnerai le siège éjectable que j’ai fait installer.

— Et les autres ?

— Quels autres ?

— La petite et les trois Noirs ?

Elle a un geste insouciant.

— Je t’ai déjà dit que je détestais les témoins gênants, commissaire.

— Tu n’es qu’une foutue garce, Anabelle.

— Possible !

— Ni toi ni moi ne quitterons le bord avant nos compagnons.

— Tu crois ça ? ricane-t-elle en chassant sa cigarette de l’embout d’ambre. Mon pauvre garçon, tu es trop sensible pour réaliser de grandes choses. Dommage, tu avais de l’étoffe et tu faisais bien l’amour.

Je lis tout dans ses yeux, écrit en caractères d’affiche. C’est déjà en route dans sa tête ! Il y a début d’accomplissement. On n’y peut plus rien…

J’essaie un geste, mais qui arrive trop tard ! Le sien a été plus prompt. Miss Mélodie appuie sur un bouton. Un claquement très sec retentit. Et v’là cette peau d’hareng qui me part sous le pif. Oh, la belle bleue ! Vzzzt ! Bye bye Baby ! Un trou ! Le plaftard s’est ouvert ! Le fauteuil de pilotage a disparu. L’air de la pulsion se confond avec le souffle extérieur. Je reste comme un gland au bout de sa branche. Un gland bien mûr, sur le point de tomber !

En un peu moins de pas longtemps, j’apprécie froidement la situation, me la raconte à tête reposée.

« San-A., me dis-je, te voici dans un vieil avion groggy qui n’a plus de carburant que pour quelques minutes. La chose se passe en pleine nuit, au-dessus d’un territoire dont tu ignores tout. S’il t’est arrivé de piloter, c’était des petits zincs d’aéroport et tu étais flanqué d’un moniteur disposant de doubles commandes. En l’occurrence, la seule ressource, c’est de te foutre au manche et d’alerter les autres. Peut-être auront-ils le temps de se fringuer en paras d’apparat et de sauter pendant que tu tenteras de maintenir le coucou à l’horizontale. »

— Marie-Marie ! hélé-je, en me précipitant sur le bout de bois ! Marie-Mariiiiiiie !

Mais va te faire ! Vous oubliez une chose, les gars : l’air qui s’engouffre in the poste of pilotage produit un boucan du diable ! Ça ronfle comme douze turbines au turbin dans le coq-pipe. Essayez donc d’appeler votre belle-sœur quand vous pêchez la truite au pied des chutes du Niagara ! Elle ne vous entendra pas. Surtout si elle est restée au Waldorf Astoria-Pompidou de Nouille-York…

All is finish, mes pauvres bijoux !

Et moi qui vous mijotais un épis-inde du tonnerre ! C’est ben pour dire qu’on est peu de chose. De la bricole humaine. Un concours de circonstances qui se désorganise aussitôt que créé.

Je cramponne le manche avec ce que des écrivains de tout premier plan ont appelé : l’énergie du désespoir. Le duraille, c’est d’actionner les pédales, mes z’enfants. Sans siège, dites, c’est coton. Vous avez déjà essayé de conduire votre chignole sans être assis, vous autres ?

J’arrache l’armoire à pharmacie de la cloison pour m’en faire un tabouret. M’est avis qu’on risque d’avoir besoin de son contenu avant lurette !

« Bien, bon, d’accord, alors ? » me dis-je mezza-voce afin de ne pas m’importuner par des exclamations d’intérêt secondaire.

Ensuite, je mate l’altimètre.

Il déclare douze cents arpions. Doucement, je pousse le manche en avant. Docile, le zoziau de ferraille pique du bec vers la terre nourricière. Je me soulève pour visionner à quoi ressemble le plancher des buffles. Un petit coup au palonnier pour aider le mouvement, et j’aperçois la campagne kuwienne au clair de lune. Elle est blafarde. Je distingue la ville, à main (et à pied) gauche. Puis des bananeraies géométriques, qui forment des rectangles sombres…

Plus loin, c’est le désert, ou presque. Une sorte de savane galeuse, infinie, qu’émaillent çà et là des bouquets d’arbrisseaux.

Va falloir essayer de poser notre fer à repasser sur la lande. Garde ton sang-froid, San-A. Pense à ta mère qui doit lire « Les Bonnes Veillées » dans la clarté ocre de sa lampe de chevet, style 1925, dont l’abat-jour frangé de perlouzes se divise en côtes melonesques. Allez, mon mec… En souplesse ! Tout dans les nerfs !

Le voyant rouge continue ses clignotements. Plus chouchouille de coco ! Va y avoir du clapotis dans l’arbre à came (dont les z’ hippies sont si friands).

J’incline de plus en plus l’appareil. Du moelleux, San-A. De la vaseline ! Pas de gestes brusques. Rappelle-toi ton velouté tactile lorsque tu joues au mikado avec ta vieille !

« Huit cents panards » annonce l’altimètre.

Je refoule toujours de la branche.

« Cinq cents nougats ! »

On y vient ! On s’en rapproche ! On la rallie, la terre des hommes !

Une exaltation m’empare. Comment vous le trouvez en Saint-Ex., le San-Antonio ? Pas mal, non ? Décidé ! Énergique ! Et même énergétique ! Pas un muscle qui breloque. Tout est conforme !

« Deux cents pinceaux ! »

J’ai l’impression que le moteur de droite (celui qui se trouve à gauche lorsqu’on fait face à l’avion) a des ratés, comme en ont eu vos chers parents. Heureusement que le moment de couper les gaz approche.

J’ai des crampes dans les agacins à force de m’y faire des nœuds aux orteils pour freiner ma pression.

« Cent petons ». Je me dis que si on tombe, ce ne sera plus de très haut ! Je voudrais déballer le train of atterrissage, mais j’arrive pas à trouver le bitougnot qui le commande. Tant pire, comme disait mon cher Gros : on se posera sur le bide !

Je vois la lande, à perte d’ovule. Je baisse les gaz à bloc ! Des plantes épineuses frottent le ventre de notre chaudron. De grosses touffes ! Et encore d’autres ! Merde, ce qu’on va vite ! J’appréhende le contact ! Cette pêche, madame ! Cette cabriole ! Ça me réconforte de savoir nos réservoirs à sec. On ne risque pas de prendre feu ! Toujours ça.

Dans mon esprit, je passe en revue les rudiments du pilotage, chapitre atterrissage.

J’amène le manche à moi de quelques degrés. Ploum ! On tape du zizi. L’avion a une embardée. Il continue son rush en avant. On pique droit vers des palmiers semblables à un paquet de crayons.

Ça va être l’écrabouillade ! Je mets mon bras en parade devant ma frime. Je me dis : « Et tout ce bignz sans être attaché ! »

Et puis voilà que l’avion ralentit sèchement. On dirait qu’une paluche providentielle le retient. On se rabote sur le sol pouilleux. On tangue ! On penche ! Une aile craque ! On fait la toupie. Le tourbillon de la mort. Les hélices se disloquent. Il en passe des morcifs à travers le pare-brise. Je les sens me frôler. Silence ! On ne tourne plus.

Une délicieuse immobilité s’étale sur mon corps contracté.

Bravo, San-Antonio ! Ça, c’est du boulot ! Personne ne prétendra le contraire, j’espère ?

DIVISION DEUX

On croit que la vie est longue.

Elle serait plutôt large.

On regarde trop devant soi et pas suffisamment à côté.

Devant, c’est le futur. À côté, c’est le présent. Dites-vous bien, bande de pioches, que l’instant qui va suivre ne vaut que par celui qui précède. Si tu rates un maillon la chaîne casse. Vous qui avez un anus cuisant de constipé chronique, vous devriez méditer ces paraboles.

Je réfléchis à perte de vue, assis sur mon armoire pharmaceutique.

Si je ne m’étais pas agrippé au présent, je pouvais passer à la caisse, mes amis. Présenter ma fiche au vénérable saint Pierre en lui demandant un bon de réduction sur les remontées mécaniques des établissements Paradis père et fils. Mettre mon bulletin de naissance en sautoir.

Seulement il a cru en son étoile, San-A. Il lui restait l’impossible à faire, alors il l’a fait, par acquit de conscience. Par probité morale. Survivre est provisoire, je sais bien, mais je crois que notre mission est de nous prolonger au maxi. L’euthanasie ! Tiens, fume ! J’sus pour l’opération sans espoir, pour la piquouze qui fait durer l’agonisant. Y en a, en ce moment, qui me lisent et qui se savent condamnés. Ceux-là, je leur crie « Tenez bon, les gars ! » Les instants qui vous restent à vivre, et qui, vus par les verticaux, paraissent aussi ragoûtants qu’un conduit à merde obstrué, ces instants-là, mes braves bougres, vont sans doute être les plus baths de votre vie. Ne soyez pas brefs ! Prolongez-vous ! Laissez les tant précaires bien portants à leur pitié et à leurs secrètes impatiences. Goûtez la seconde, et puis la seconde. Mettez-vous au ralenti. Je vous le promets, le temps, dès lors, se goupillera de telle manière que vous deviendrez doucement éternels, à pensées feutrées, à petits sens.

* * *

— Ben, où qu’elle est, la cheftaine ? s’étonne Marie-Marie.

Je lui désigne la nuit à travers l’ouverture créée par la propulsion du siège.

— Elle a voulu nous faire une blague, mon lapin.

— La vache ! bée la fillette, et c’est toi qui viens de nous poser dans la rosée, Santonio ?

— Comme tu peux le constater.

Elle a les yeux rouges et gonflés. Elle parle en reniflant, avec des lèvres qui n’arrêtent pas de trembler.

— Tu sais à quoi t’est-ce que j’pensais ? me dit-elle.

— Non, ma caresse.

— J’pensais, Tonton, somme toute, il a disparu en service commandé, s’ pas ?

— Oui, exactement : en service commandé.

— Tu crois pas que dans son pays natal, à Saint-Locdu-le-Vieux, y pourraient donner son nom à une rue, en tant qu’héros ?

— Hum, ça me paraît difficile, petit truc, dans ce bled il n’y a qu’une rue et elle s’appelle « Général-de-Gaulle ».

— Et alors ? objecte la môme avec vivacité, des rues ou des places de Gaulle, y en a partout. Tandis qu’une rue Bérurier ça vous aurait une autre allure, non ?

— Faudra voir… Mais nous n’en sommes pas encore là, ma pauvre petite poule.

En effet, vous aurez l’extrême obligeance de convenir avec moi que la situation, maintenant que nous sommes cinq et saufs, se présente assez mal.

Lâchés sans papiers ni ressources dans un pays hostile aux Blancs, j’ai dans l’idée que la suite des événements sera rude.

— Sortons, décidé-je, il est temps de vérifier ou nous nous trouvons.

Je passe dans le compartiment de largage où nos trois Noirs grelottent, enveloppés dans une toile de parachute.

De l’extérieur, quelqu’un tambourine à la porte à coups dédoublés.

« Ça commence bien, soupiré-je dans mes régions intimes. Pourvu qu’on ne se fasse pas massacrer par les gouvernementaux… »

Délicatement, j’actionne la manivelle commandant soit la fermeture, soit l’ouverture de la porte, et je fais coulisser celle-ci de quelques centimètres.

— Escusez-moi, docteur, dit une voix familière, je passais, j’ai vu du feu et j’ai pas pu résister à l’envie de boire un pot.

— Tonton ! hurle Marie-Marie.

Je la regarde, puis je regarde l’apparition immobile devant la porte. Ne pas en croire ses yeux ! Douter de ses sens ! Rester incrédule ! Se pincer pour s’assurer qu’on ne rêve pas tout éveillé ! Ce sont là des expressions courantes et qui ne veulent plus rien dire à force d’être galvaudées. Mais quels autres mots employer pour vous traduire ce que je ressens ? Compter sur votre imagination, il n’y faut point songer, pâlichons des cellules comme vous voilà. Conclusion, je n’en crois pas mes châsses ; je doute de mes sens, je reste incrédule et, je me pince le testicule droit pour m’assurer qu’etc., etc.

— Béru ! Toi ! Vivant ! Mais comment ? Et ici !

– Ôte la chaîne de sûreté, Mec, je viens pas placer des aspirateurs ! s’emporte le miraculé de frais.

Je développe l’ouverture et Sa Rondeur pénètre in the coucou. Il ressemble à un porc-épic épique, A.-B.B. Sa frime est zébrée de ronçures. Des picous de cinq centimètres (je les ai mesurés) hérissent ses fringues en lambeaux.

— Y aurait pas un coup de pichtegorne dans votre gentille hommière ? demande-t-il, j’sus en transite de froid ! Valdinguer dans les nuages, c’est réfrigeant, mes gamins ! Brrr ! J’ai regretté mon Rasurel !

— Tonton ! s’écrie Marie-Marie, éperdue de reconnaissance.

En jeune fille admirablement éduquée, elle fait son signe de croix avant de se jeter dans les bras oncleux, afin de remercier Dieu pour cette bonne surprise.

– Écoute, Gros, parviens-je à articuler, il ne me serait pas inintéressant d’apprendre par quel prodigieux concours de phénomènes tu es encore vivant après ce magistral plongeon dans le vide.

Le plus formide, avec le Mastar, c’est qu’il est en quelque sorte surpris de ma surprise. Il ne réalise pas l’étendue de celle-ci. Demeurer vivant fait partie, pour lui, d’une routine quotidienne qu’il s’applique à ne pas rendre fastidieuse.

— Ben quoi, grognace-t-il, ben quoi, mon pote, y a rien de sorcier. Quand j’ai senti que je glissais, au lieu d’essayer de me retiendre, j’ai élancé de l’avant pour bicher les soupentes du pébroque, vu que c’était la seule manière de m’en tirer. J’y ai parvenu, seulement le parachute est devenu un vrai sac de nœuds, entre son mannequin d’une part et mézigue d’une autre. Une de ses ficelles s’est accrochée après un bitougnot quéconque sous la queue de l’avion. Pour lors, j’ai fait du ski-volant. C’t une drôle d’impression. Tu parles d’un bol d’air. Plein les moustaches ! J’en chialais.

« Tiens bon, mon kiki, je me suppliais. Lâche pas la rampe, qu’autrement sinon tu vas te déguiser en cataplasme. Oh ! j’eusse pas traversé la Tlantique commako. Reusement, on s’est mis à descendre. Lorsque nous fûmes été près du sol, je m’ai laissé quimper dans un énorme buisson, comme tu l’auras sans doute remarqué, ajoute le chéri en se défaisant d’une poignée d’épines. Juste avant, le mannequin de glace s’est vaporé. Pour le coup le pébroque a été libéré et il s’est ouvert, ce qui vous a freinés au portunément. Un vrai beurre ; franchement, on a eu du vase.

Il continue de se plumer les piquants.

— L’hic, à présent, ça va être de retourner à notre base, camarade, biscotte pour le zinc, désormais, c’est Pont-aux-Dames. L’a droit à sa carte de Grand Invalide, quand tu le materas de l’estérieur, tu pourras seulement plus croire qu’il a eu volé !

Il avise les trois Noirs qui grelottent sous leur toile.

— Dis donc, c’est pas la grande forme pour la maison « Lion Noir », note Béru.

— Je pense qu’ils ont chopé une congestion dans la chambre froide !

— Qu’est-ce ça serait s’ils auraient partis avec Polémique-Victor ! Rien que d’écouter une de ses conférences, ils contracteraient une pneumonie double. Et miss Chochotte, elle a du bobo ?

Je lui raconte la manière peu courtoise dont Anabelle nous a quittés. Béru en a la rétine qui sanguinole.

— Mince, c’est toi que tu pilotais, Gars ?

Il a un frémissement des épaules.

— Si j’aurais su, franchement, j’aurais pris peur.

Et sur ces belles paroles qui traduisent si bien l’innocence de cet être d’élite, Alexandre-Benoît part à la recherche d’une bouteille dont le contenu serait susceptible de fortifier sa belle âme.

* * *

Il la découvre dans la pharmacie qui me servit de siège. Elle porte le nom rébarbatif d’Alcool à 90°.

Mon vaillant collaborateur s’en téléphone une lampée capable de fissurer l’estomac d’un Polonais. Des couleurs lui reviennent, ardentes, vernissées, rutilantes comme des rubis.

– Ça ne vaut pas un coup de calva, admet-il et ça a le goût de la vodka quand elle a pas de goût, soite, seulement ça vous réchauffe la tuyauterie. À présent que me revoilà dans la forme hot-dog, j’sus ton homme San-A. Ouate hisse ze pogrome ?

Manière de me désénerver, je chope le paquet de sèches d’Anabelle, sur la tablette du boufringueur verduré et j’en allume une.

— Va falloir pénétrer dans Kikadissa, murmuré-je. Ça ne sera guère commode.

— Pourquoi-ce ?

— Parce que nous sommes Blancs, mon pote, que la capitale doit être en ébullition après notre raid de cette noye, et qu’on risque de se faire écharper de première. Le colonel Kelkonoyala a la fusillade facile. Lorsque ses soldats appréhendent un rebelle, ils le passent par les armes avant de procéder à son interrogatoire.

— Bon, ben alors aqua bond aller se filer la pipe dans la clape du teigneux ? objecte le Pertinent. Passons la frontière en loucedé et allons se réfugier dans un patelin limitrope.

— Tu sais où ça se situe, Kikadissa, hé melon ? Au centre du pays ! Au nord, c’est le désert, sur un millier de kilomètres. Au sud, à l’est, à l’ouest, la forêt vierge avec les embûches que tu as pu savourer déjà, plus beaucoup d’autres pas piquées des vers. Nous n’irions pas loin. Notre seule chance, c’est de pénétrer en ville et de trouver refuge dans une ambassade.

— L’ambassade de France ?

— Non, le Kuwa a rompu les relations diplomatiques avec tous les pays qui n’ont pas un régime totalitaire d’extrême droite, je crois que l’Espagne et la Grèce exceptées, plus un ou deux patelins d’Afrique et d’Amérique du Sud, nulle autre nation n’est représentée à Kikadissa. Ah, misère, si j’avais seulement le message du Vieux ! Sans doute me donnait-il des directives précises et m’indiquait-il des points de chute où nous rabattre en cas de coups durs. Tu es certain de ne pas pouvoir… heu… restituer cette correspondance que tu t’obstines à conserver par-devers toi ?

Le Gravos baisse la tête. Le voici tout penaud, brusquement.

— Je voulais justement t’en causer, dit-il…

Son attitude me fait redouter des trucs désastreux.

— Je t’écoute.

— C’est délicat à dire !

— Plonge, la délicatesse ça te connaît, non ?

– Évidemment, quoique dans cette conne joncture… Brèfle, tu te rappelles, hier, le boa constructeur qui me tortillait façon guimauve ?

— Eh bien ?

— Il m’a si tellement malaxé la boyasse que j’en ai bédolé sans m’en rendre compte. C’est de l’incident technique dans toute sa beauté, San-A. Comme qui dirait de l’impondérable. Tu presses sur un tube de mayonnaise, la mayonnaise met les voiles. Comme l’a écrit Courvoisier : tout liquide plongé dans un corps gras reçoit sa poussette de base en eau ; j’ai appris à l’école. Ce sidi mis à part, mon tube à thermomètre a trouvé sa rampe de lancement. Fuyez douce image ! L’essuyer c’est l’adopter. Sur le coup, dans l’émotion de cette étrangulation, j’ai pas pris garde. Faut dire que quand un boa contristé te sert de flanelle, t’as pas le réflexe de mignarder tes résidus ; de leur observer la trajectoire…

« Tu t’épanouis du siphon sans t’occuper des bavures. Partez, vous êtes libre ! J’en sais qui s’observent le trop-plein, toujours, pour lui mater l’apparence, s’assurer qu’ils se répandent dans les normes. Des inquiets qui veulent savoir la manière qu’ils alambiquent. Consistance et volume ! Chaque chose a son pedigree, son certificat d’origine. Un truc suce pet et v’là m’sieur colombin qui part pour le labo.

« Ces tourmentés de l’intestin ouvrent une enquête dare-dare pour connaître la cause du pourquoi. Le comment il se fait que c’est moins pointu que d’habitude. Et si c’est normal que le calibrage diffère. Moi, San-A., j’sus un impulsif du dépaquetage. J’y vais hardiment, sans en référer à l’Institut Pasteur ou autre ! Le lâcher en piqué ! Vite fait sur le gaz ! Et sais-tu pourquoi, Mec ? Parce que je fonctionne ! Au premier coup d’œil, tu piges que chez le gars Mézigue, la constipation ? Connais pas ! Y en a, des maigrichons jaunâtres, qui marchent à la césarienne. Tu les vois filer aux chichemanes avec douze bouquins et des forceps. L’air ravagé comme s’ils entraient à l’hosto pour une abolition de la rate ou du gésier. Moi… »

— Toi ! tonné-je. Toi, Béru, tu n’es qu’un goret repoussant ! Tu vas sous toi, toi. Tu n’es qu’un animal sans fondement ! Pas même capable de transmettre un message ! Ainsi je ne saurai jamais ce que le Vieux me disait !

— Mais si, tu le sauras ! proteste l’Abominable.

— Quand ?

— Lorsqu’on rentrera à la Grande Case, Gars ! Pour lors il t’expliquera ce qu’il avait à te causer.

Accablé, je mets mes deux mains frémissantes sur ses deux épaules impavides.

— Béru, balbutié-je, avec comme une amorce de sanglot dans la voix ; Béru, j’ai été trop heureux de te retrouver en vie pour me permettre de t’assassiner vingt minutes plus tard. Et pourtant, pourtant, j’ai envie de te tuer !

Il rigole :

— Ben dis donc, ça te réussit pas, la Frique ! Me buter parce que j’ai chié une malheureuse babillarde ! Sans blague ! Qu’est-ce ça serait, si au lieu de la bafouille au Vieux je t’avais largué en brousse ta bagnole-sport ou vot’ pendule de famille.

Que répondre ? Jamais on ne vit aussi grosse tête héberger cerveau plus minuscule. La tronche de Bérurier est un compotier hébergeant une noisette.

— Mince, venez voir ! crie Marie-Marie qui s’est désintéressée de l’algarade.

— Quoi t’est-ce ? s’alarme le Gros.

Au lieu de répondre directement, la mignarde demande :

— Quelle heure t’as, Santonio ?

— Onze heures vingt ! À cause ?

— Onze heures vingt du soir ?

– Évidemment, aurais-tu perdu la notion du temps, moucheronne ?

— Y a de quoi, les hommes ! M’aginez-vous qu’y fait jour !

— Hein ?

— Et même soleil ! Grand soleil…

Je m’approche d’un hublot. Elle n’a pas menti : on y voit comme en plein jour. Tout étincelle. La nature couleur de safran s’étale sous mes yeux. J’aperçois des arbrisseaux, des touffes de palmier, et puis, très loin, en bordure de champs, des bâtiments blancs au fronton desquels flotte le drapeau kuwien actuel.

Par quel prodige le soleil brille-t-il à presque minuit, au cœur de l’Afrique, chers géographes et amis qui me faites l’honneur de me lire ? Vous ne mouftez pas ? En rade d’explications, les gars ? Pardon ? Vous dites qu’on s’est peut-être posés au pôle Nord, en plein mahomet de mitternacht ? Et mon dargif, c’est du poulaga ? Y a des palmiers au pôle Nord, dites ? On a pu se franchir quelque vingt mille bornes en si peu de temps et avec si peu de tisane ?

Ce que vous êtes truffes quand vous démarrez ! Des mecs comme vous, si je m’écoutais, je les alignerais côte à côte et les peindrais en noir pour les transformer en trous de balles.

Moi, vous me connaissez, mesdemoiselles ? Esprit bien français, donc cartésien jusqu’au rectum.

— Le soleil, à onze heures vingt du soir, à cette latitude, ça n’existe pas plus que les caleçons longs dans la garde écossaise, dis-je.

— S’agit peut-être d’un mirage de nuit ? suggère Marie-Marie.

— On va voir ça de plus près !

Nous abandonnons le poste de pilotage pour gagner la sortie. Les trois frissonneurs noirs nous ont devancés. Trouduc vient de déboulonner la porte car ils ont hâte d’aller se réchauffer la carcasse, les braves amis. De s’étendre dans la fournaise solaire pour récupérer un peu, s’arrêter la grelottance. Ils continuent de jouer « A glagla » sur leur batterie à quenottes. Ils ont le froid aux os, aux tripes, au sang. Avant ce soir, ils ignoraient le phénomène de la congélation. N’étaient pas clients chez Frigidaire. N’avaient jamais dégusté de tranches napolitaines. Ne concevaient pas le patinage artistique. Ne se seraient jamais acheté de skis-neige. Niaient le Canada.

La lourde ayant coulissé, tous trois sautent hors de ce funeste appareil.

Marie-Marie s’apprête à en faire autant lorsqu’il se produit un événement tellement inattendu que vous allez en avoir pour une partie de votre argent, mes amis, et que vous arracherez sournoisement cette page avant de rendre le présent ouvrage à votre libraire sous prétexte qu’il est trop intelligent pour vous.

En m’avançant vers l’ouverture, je pige que la clarté extérieure à laquelle j’ai fait allusion un peu plus haut et à gauche n’a de solaire que son éclat. En fait elle est diffusée par un groupe de solides projecteurs plantés au milieu du bouquet de palmiers contre lesquels nous faillîmes percuter. Ils étaient éteints lors de mon atterrissage, à présent ils crachent comme un sanatorium avant l’invention des antibiotiques.

Mais ceci n’est rien.

Immediately after que les Noirs sont sortis, un tac-tac retentit.

Copieux !

Crââââââ-hâ ! ça fait.

Et nos trois compagnons de couleur s’abattent le nez dans la poussière, ruisselants de sang.

Une mitrailleuse.

— Couche-toi, Marie-Marie !

Elle obéit.

Un léger temps mort, manière de se rajuster la pensarde. Bon, nous avons été repérés. On s’est posés près d’une concentration de troupes kuwiennes. Et moi qui croyais avoir le culte brodé de nouilles ! Quand je vous disais que le nouveau régime était féroce ! À vue : vrrraoum ! Sans sommations ! Pas de quartier, comme la pleine lune ! Les misérables ! Et la convention de la haie, alors ? Le machin de Genève ? Les grands principes humanitaires. Ce qu’ils sont débecquetants, les hommes, à force ! Toujours se plomber ! Se fly-toxer au moindre prétexte ! D’ici, de là ! Au nord, au sud ! Plus au sud qu’au nord pourtant. Pan sur l’Arbi ! Pan sur le youpin (azyme) ! Pan sur le Viet ! Mort aux moujiks et aux caballeros, à Théodorakis, à Dugenou ! La crève pour tous ! Olé ! Qu’on saint-barthélemyse en couronne ! Vive Verdun, pays des dragées ! Hiro Hito chie mal, mon amour ! Les bons massacres que voilà : les marines sont passés par là ! Turlu tu tues et zigouillage ! Charogne-tête l’épaule en sky ! Les chiares biafreux qui dansent ma cabre ! Qu’on leur tranche la tronche, à ces fumiers de vivants ! Les burniches ! Les bras, les jambes ! Qu’on les lamine ! Les mouline à la naissance ! C’est maintenant que la lune me botte en plein, les gars. Maintenant qu’on la sait déserte. Ah ! s’y baguenauder avant le monstre déferlement terrien. Aller y passer une terre de miel avec une souris. Loncher dans ses cratères silencieux ! Avis à la copulation !

Excusez-me. V’là que je vous lâche en pleine pétoire. Que je laisse se détériorer votre curiosité. San-Antonio ? le trapéziste de l’action. La délirade entre deux salves. God salve the couine ! Retenez-moi : je me sens repartir. J’ai le pied qui glisse sur un tas de verbes ; je dérape dans des adjectifs démonstratifs (mes préférés). Y a des prépositions invariables qui me prennent par la main. Au secours, les conjonctions me tentaculent ! Les mots qui m’escaladent ! Me grouillent dessus, pareils à des fourmis rouges ! M’investissent ! J’en prends dans les interstices, les orifesses. Ils me chatouillent. Me papouillent ! J’en peux plus. Les petites lettres du potage qui gonflent, qui gonflent ! L’alphabet. L’alphabête ! L’alphacon ! Point d’exclamation, mon ami, mon frère !… Et points de suspension, si commodes pour exprimer tout ce qu’on ne dit pas ! Il devrait s’appeler point de sous-entendu, çui-là !

Donc mitraillade !

Du tactac au tac !

Et nos trois chers camarades de parachutage, nos trois frileux castagnettistes troués, perforés, jetés pêle-mêle in the mort.

Z’étaient vivants, bougeants, pensants !

Ne sont plus qu’un tas dont le dernier bruit est un glouglou.

— Tu es touchée, Marie-Marie ?

— Non !

— Ne reste pas dans l’ouverture de la porte. Rampe de côté.

Elle obéit. La voici hors de portée. Seulement s’ils se mettent à arroser le fuselage, on dégustera pareil. Une demi-douzaine de questches l’ont déjà percé.

Sans que je lui demande, la gamine se met à revisser prompto la manivelle fermant la porte.

— Mince de réception ! gronde Béru. Tu sais où qu’on est ?

— Pas précisément.

Il me renseigne car il vient de mater par les hublots qui sont à bâbord.

— Dans une caserne, mon pote ! Ou un camp militaire ! Ah, toi, alors, quand tu poses un zinc, on peut dire que t’as le nez creux !

DIVISION TROIS

Que faire ?

Que de fois, seul dans l’ombre, à minuit demeuré, me suis-je lancé à la volée et en pleine poire cette angoissante question.

Que faire ?

Car il y a toujours quelque chose à faire. Dans tous les cas, par tous les temps.

Présentement, nous nous trouvons dans la délicate situation suivante : posés dans un camp de militaires qui nous considèrent, non sans raison, comme des ennemis, nous ne pouvons quitter notre carcasse de zinc sans être abattus impitoyablement (un vrai écrivain préciserait même : comme des chiens). De plus, il est probable que l’on va essayer de nous déloger de cet aéronef mutilé.

Je m’approche d’un trou de balle pour risquer un z’œil out. J’aperçois la troupe kuwienne rangée en ordre de bataille, avec deux mitrailleuses pointées sur la porte de l’avion. Il y a là une bonne centaine de troufions, tous plus noirs les uns que les autres. Ils ont fière allure dans leur tenue bleu horizon (provenant des surplus de la 14–18), agrémentée de parements rouges, d’un ceinturon en velours vert et d’épaulettes jaunes, dont les franges n’auraient pas de prix chez certains tapissiers de ma connaissance.

Un général s’est déplacé lui-même personnellement pour diriger l’opération. Il parlemente, assis sur un pliant, en se grattant la plante des radis (car tous ces messieurs sont nu-pieds).

Son état-major l’évente, dans le style « Visite de M. Deval au Dey en 1827 ». La discussion est frénétique. Un colonel à chevrons doit dire quelque chose qui n’est pas du goût du général, car ce dernier lui flanque un coup de tatane dans les grelots. Et puis les officiers se mettent d’accord pour trouver que le général a raison, et bientôt, un sergent-chef, reconnaissable à l’anneau qu’il a dans le nez, allume une torche et, nanti d’un bouclier de C.R.S. sur quoi est peint le portrait, façon poster, de Louise Mariano, s’avance courageusement vers l’avion.

— Il va nous faire cramer, la tante ! déclare Bérurier auquel rien n’échappe.

— Comme qui dirait, admets-je.

— Faudrait p’t-être fiche l’ camp, non ? émet Marie-Marie au lieu de rester là à s’écarquiller l’œil. Vu de loin, j’sus sûre que l’incendie nous paraîtrait plus beau.

— Quelle pomme, celle-là, fulmine l’Enflure. T’as pas vu c’ qu’arrive, quand on met le pif dehors, dis, nénuphar !

— Nénuphar toi-même, m’n onc ! J’te cause pas de cette porte-ci, mais de la soute à bagages. Ces gugus sont tous rangés du côté de l’ouverture. Si on pourrait sortir en dessous, on filerait à plat ventre dans l’autre direction.

— Bien pensé, dis-je, seulement nous sommes posés sur le ventre.

— On creusera un petit passage dans le sable, Santonio, juste pour se dégager !

– Ça se défend, abdique le. Gravos.

— Pas mal et toi, Tonton ? ricane Marie-Marie.

Nonobstant la précarité de notre situation, Béru s’accorde le temps mort de la minute pédagogique.

— C’est pas parce que t’as une idée valable qu’y faut te gonfler le bol, p’tite peste. Les impertinentes, moi, je les déculotte et j’y tanne les miches jusqu’à ce que la peau leur pèle. Ah, le pauv’ mec qui va toucher ce lot à réclamer un jour, j’voudrais pas être à sa place !

– ’reusement ! glapit la môme, parce que ça me ferait mal de marier un gros cocu qui sent l’étable mal entretenue.

Au lieu de sévir comme ses prérogatives de tuteur l’y autoriseraient, Sa Majesté s’assombrit.

— Cause pas de ta tante en ce moment, Marie-Marie. C’est trop cruel, et j’ai besoin de mon moral. Bon, où qu’elle est cette sourde à bagages ?

— La voici, Gros ! dis-je en découvrant la trappe au beau mitan de la chambre froide.

Je tire sur l’anneau commandant l’ouverture et pousse un cri de détresse. La soute est pleine, comble, bourrée, mes biquettes blanches. Pas moyen de s’enfuir par là ! Un œuf est moins plein puisque lui, du moins, est muni d’une poche d’air.

— Qu’est-ce y ya ? interroge Alexandre-Benoît !

— C’est full, mon pote ! Impossible d’accéder à l’ouverture inférieure.

— T’es sûr qu’on peut pas s’effrayer un passage ?

— Regarde !

Il regarde ! Un gloussement ventral. Pépère tourne vers moi une trogne viceloque.

— T’as vu ce dont contient la sourde à bagages, commissouille de mes jolies caires ?

Et il brandit, vous savez quoi ?

Allez, devinez pour une fois. Ne restez pas toujours en rade, vous finirez par avoir des complexes inguérissables. Comment ? Vous n’osez pas le dire ? Je ne vous intimide pas à ce point, j’espère ! Si on se gêne entre nous, alors, c’est la fin de tout ! Autant se séparer tout de suite. Pardon ? Parlez plus fort, que diable ! Un ! Oui, mon lecteur chéri : t’as gagné… En effet, c’est bel et bien un bazooka que Bérurier me montre d’un air joyce.

Un beau bazooka amerloque, flambant 9 !

Bravo d’avoir deviné du premier coup ! Ça prouve bien qu’il y a une grosse part de paresse dans votre bêtise, les gars ! Quand vous vous désagglutinez les cellotes, la carburation s’opère.

Mais c’est pas tout ! Le bazooka n’est pas seul. Il possède ses roquettes ! Et, à la roquette générale, je vais vous expliquer qu’il y en a une tripotée dans la cale. Chacun est posé sur sa caisse pleine de projectiles, car on a prévu le cas où il fallait les utiliser d’urgence.

Tandis qu’on s’extasie sur cette découverte, Marie-Marie se pointe à la rescousse.

— Maniez-vous, les hommes, v’là le flambeur qu’est en train de balader sa torche sous la porte. Comme elle est en métal, y a juste le cayouchou du tour qui crame, mais s’il remonte vers l’avant, le moteur encore bibé d’essence prendra feu…

— T’inquiète pas, fleur de misère, on va lui donner pour les vers, promet Béru. Allez, tous derrière moi, les potes !

Il braque sa grosse seringue sur la lourde.

— Gare aux taches ! crie-t-il en actionnant la détente du bazooka.

Vrrrzaoum ! Chplock !

La détonation nous décoquille les trompes. On en a le cervelet qui se décolle. Le voile du palais qui se cloque ! Les sinus qui défrontent ! Les molaires qui s’écaillent. Ce brzoum, madame ! Si vous n’étiez pas sourdingue comme une marmite de fonte, votre soutien-loloches allait se mettre en torche, ma pôvre. Calamitas !

Le corsage éclate sous l’impact et c’est l’avalanche mammaire, ma mère ! Le désastre en chaîne. Nichons sur Nagasaki ! La foule qui prend peur ; s’enfuit à toutes jambes, foulant, puisqu’elle est foule, femmes, curés, enfants, unijambistes et vieillards maniaques. Le show qui peut ! La déroute ! La débandoche entière !

Vive les artilleurs ! Béru a perforé notre zinc comme un chien savant son cerveau de papelard. Plus de porte, plus de cloison sur quatre mètres carrés. Plus de pyromane, non plus, sinon une flaque, deux jambes et une main crispée sur une torche qui achève de se consumer dans la terre sablonneuse.

La roquette n’a pas arrêté là ses ravages ! Elle a foncé droit comme une bugne sur les troupes massées derrière les mitrailleuses. Ça s’éparpille dans le landerneau, croyez-en votre San-A. Messieurs les guerriers cavalent à l’assaut des points cardinaux.

L’attaque de l’avion ? Comme au conclave : tiens, fume !

Le général est resté sur son pliant. Seulement à présent il a sa tronche sur ses genoux, bien sagement, comme s’il l’avait portée chez le dentiste pour se faire bridger le casse-noix.

— Prends-en un aussi, San-A ! conseille le Mahousse ! Et toi, moustique, passe-moi des munitions.

— Tire dans les candélabres ! ordonné-je. À la faveur de l’obscurité, on se débrouillera plus facilement !

Le Formide obéit. Le temps de recharger son tube, il saute de la carlingue et défouraille dans la touffe de palmiers nantis de projecteurs.

Vrrzaoum ! Chplock !

La rime est riche. L’obscurité se fait illico. On entend gueuler dans les environs. Des appels ! Des suppliques ! Des hélements ! Des éléments ! Des bêlements !

Un seul coup de bazooka a suffi pour nous rendre maîtres de la situation.

— On se débine, à présent ? espère Marie-Marie.

— Au contraire, moucheronne : on s’empare du camp ! L’occasion est trop belle. On pourchasse des fuyards, mais on traite avec des rebelles. Si nous parvenons à mener à bien l’opération, c’est le salut quasiment assuré.

* * *

De grands bâtiments blanchâtres sous la lune ! Des faces ensommeillées paraissent aux ouvertures.

— Tout le monde dehors, les mains sur la tête ! commandé-je.

Je braque mon bazooka en direction d’une série de hangars aux toits de roseaux qui abritent de vétustes véhicules récupérés à la casse de pays sous-développés. Un cou de vape ! Ça part en breloques ! La grosse gerbe ! Étincelles et boulons ! Et puis v’là que ça prend feu ! Des flammes d’au moins dix mètres de haut ! Féerique, mes lapins ! De quoi aller arroser ça chez la mère Brasier !

La terreur prend dans la caserne.

Ce coup de semonce d’artifice a réveillé les endormis, convaincu les hésitants, réduit les résistants, soumis tout le monde.

Des hommes sortent en courant, les mains jointes au-dessus de la tronche. Ils supplient qu’on les épargne, demandent pardon pour tout ce qu’ils ont fait, pour tout ce qu’ils n’ont pas fait, pour tout ce qu’ils feront ! La plupart sont à poil. D’autres portent un collier de coquillages en guise de pyjama. Y a que les officiers qui sont vêtus de leur veste d’uniforme afin de ne point se séparer de leurs galons en dormant. Ils sont là des centaines, et d’autres centaines radinent de bâtiments plus éloignés. C’est vertigineux ! Je me rends compte de ce qu’ont dû éprouver les chleus de 40 quand à trois ou quatre ils faisaient prisonnier un régiment. Ça fout le vertige, une victoire trop complète, trop facile. Elle perd toute signification.

Alors ça court.

Ils s’agglomèrent serrés, bien épais, sur des rangs et des rangs qui s’allongent à une vitesse abasourdissante. Une multitude, vous savez en quoi ça consiste ? Vous jetez un coup d’œil. Impressionnant, hé ? On dirait du caviar ! Un monceau de caviar. Y en a des grands, des gros, des musclés, des maigrelets ! Des qu’ont la tête en os. D’autres qui ont le cou long comme celui d’une aiguière. Des bedonnants ! Des grisonnants ! Des bien sombres ! Des très clairs ! Des barbus ! Des glabres ! J’en vois qui boitent ! D’autres qui dansent en marchant ! Certains rient grand. D’autres pleurent ! Plusieurs bâillent ! Les diurétiques se compissent au pas de charge ! Les entériques se conchient au petit trot. Beaucoup bâillent ! Une grosse quantité bave. Les timides pètent. Les pouilleux se grattent la nuque ! Les morpionneux se grattent l’anus ! J’en entends qui prient ! Les énervés mâchent du bétel. Un demeuré se masturbe à tout hasard ! Deux invertis s’intervertissent en criant qu’avec homo on lave plus blanc ! C’est le tohu-bohu frénétique ! La marée noire ! La manufacture d’alarmes et cyclones de seins tes tiennes. Le bouillonnement humain !

— Y a du rendement, hein ? exulte Béru.

Je me racle la gorge.

— Silence ! hurlé-je d’une voix que le Gros qualifierait de centaure.

Le brouhaha se calme progressivement. Bientôt le silence est tel qu’on entendrait voler un hélicoptère. Le moment d’une harangue salée est venue. Car, voyez-vous, espèces d’espèces : lorsqu’on a obtenu la soumission de trop de gens à la fois, si l’on veut les contrôler, il faut absolument leur parler. Les victoires s’obtiennent somme toute assez aisément, mais la période qui leur succède est toujours critique. Rien de plus terrible qu’un vaincu. C’est un chancre ! Une maladie implacable ! Un chiendent qu’on doit arracher brin par brin aussitôt qu’il pousse. Dans l’accalmie des défaites, le peuple battu puise des forces neuves pour abattre son vainqueur. Si ce dernier veut se maintenir, il n’a que deux recettes : la peur ou le charme. L’idéal étant d’user des deux systèmes alternativement. Main de fer gant de velours, quoi ! Le cliché paie !

La frousse s’impose par le silence et le charme s’exprime par le verbe. Le dictateur pro est celui qui agit sans parler et parle sans agir, alternativement.

« Pour régner, il faut s’imposer, songé-je. Donc, mon bon San-A. après ce magistral coup de bazooka qui fait cramer les communs, déballe les belles paroles qui feront flamboyer les consciences. »

— Officiers, sous-officiers et hommes de troupe ! lancé-je d’un ton plus vibrant qu’un marteau-piqueur. Les forces de l’armée secrète du Kuwa libre viennent d’entreprendre une opération d’envergure pour délivrer le pays du joug odieux du colonel Kelkonoyala. Dans quelques jours, ce tyran sanguinaire qui mène la nation kuwienne à la ruine et au chaos (toujours brandir le mot chaos lorsqu’on parle aux populations du régime à combattre) sera battu ! Alors s’ouvrira pour le Kuwa éternel une ère de paix et de bonheur. Vous qui ne souhaitez que la grandeur de votre pays, joignez-vous à nous pour chasser l’usurpateur et restaurer la liberté. Cette nuit, près d’un demi-million de volontaires farouches ont été parachutés sur toute l’étendue du territoire. Ils sont tous pourvus d’armes secrètes qui, comme nous en ce moment, les rendent invulnérables. Aussitôt que parachutés, ces farouches mercenaires, dûment entraînés, se sont mêlés à la population. Ils sont partout ! Ici même, parmi vous, un homme sur deux au moins fait partie de l’armée secrète ! C’est pourquoi, si vous tenez à vos vies, à celles de vos épouses, de vos mères et de vos enfants, vous adhérerez au mouvement. Et maintenant, officiers, sous-officiers et hommes de troupe, s’il en est qui ne sont pas d’accord, qu’ils lèvent la main, nous les balaierons grâce au rayon de mort dont nous disposons. J’attends ! »

Le croiriez-vous ?

Personne ne bronche.

Je promène sur la populace un regard d’imperator rex.

— Parfait ! reprends-je. Je vois que vous m’avez compris et que nos cœurs battent à l’unisson. Nous allons donc entreprendre une œuvre de rénovation qui bouleversera le monde, mes amis. Marchons, la main dans la main, vers la lumière des aubes nouvelles, en suivant les sentiers fleuris des lendemains qui chantent, afin de franchir, le front ceint de lauriers, les arcs triomphaux des jours de gloire, dans la poudre d’or tombant d’un ciel de victoire ! Vive la République ! Vive le Kuwa !

Une monstre ovation accueille ces paroles dignes d’un professionnel du coup d’État.

« Y a bon ! Y a bon ! » scande l’armée.

Et c’est alors, au moment où les gosiers râpeux cessent d’approbationner, que se produit l’incident qui va infléchir la courbe des événements.

Incident pourtant modeste en apparence.

Puisqu’il ne s’agit que d’un vivat isolé ! D’une petite phrase lancée au cœur de la foule.

Mais elle nous bouleverse.

Jugez-en :

— Vive Béru-le-libérateur ! crie une voix. Béru au pouvoir !

Toutes les poitrines présentes reprennent avec force :

— Béru, au pouvoir !

DIVISION QUATRE

Marie-Marie émerge la première de la stupeur en laquelle on vient d’être précipités, comme on tombe dans une piscine après avoir marché sur une savonnette perfide.

— On dirait qu’y a un louftingue qui connaît tonton ! dit-elle.

Bérurier est silencieux. Ses bajoues tremblent d’émotion. De curieuses barres violines ceignent son front de taureau indécis.

— Y a pas de gourance, z’ont bien dit « Béru », non ? finit-il par bredouiller.

— Qui vient de crier ? demandé-je. Qu’il approche, ce brave d’entre les braves, pour recevoir la récompense qu’il mérite !

Un type entre deux âges, courtaud, trapu, coiffé d’un képi de garde champêtre et vêtu d’un short délavé, s’avance sur nous. Il a un œil qui tourne un peu. Des cheveux décrêpés à l’huile d’olive, tout raides de part et d’autre de sa casquette. Sur son bras droit on peut admirer un tatouage blanc représentant un phallus de belle taille sous lequel l’artiste a écrit, en anglaise racée, la strophe suivante : « Pour vous obliger de penser à moi. »

Vibrant hommage rendu à M. Paul Delmet, vous en conviendrez ?

— Qui êtes-vous, mon ami ? demandé-je avec bienveillance.

— Caporal Nhé, Excellence !

— Merde, je rêve ! s’écrie Bérurier, qu’est-ce tu fous là, Gros-Chibre ?

— Ben, vous voyez, sergent, je continue ma carrière ! répond le dénommé Nhé.

— Tu la continues comme les écrevisses, rigole le Mastar. Au 116e Tirailleur t’étais adjudant, et te v’là caporal. Tandis que Pattemouille qu’était deuxième pomme est passé président de la république !

— C’est lui qui m’a rétrogradé, sergent !

— Biscotte ?

Nhé lève les yeux au ciel, comme un lampion à la débandade, son œil gauche devient blanc.

— La rancune, sergent. Ce salopard ne m’a jamais pardonné de l’avoir flanqué de corvée de chiottes quand nous étions aux Tirailleurs. Alors il m’a remis deuxième classe. J’ai dû repartir à zéro, et me voilà déjà caporal…

Le Gros lui met la main sur l’épaule.

— Laisse qu’on sucre le président actuel et je te bombarde maréchal, Gros-Chibre. Hein, San-A., qu’on le fout maréchal, Nhé ? Je m’en rappelle comme si ç’aurait été d’Hyères : un sacré briscard. Peau de vache mais dur au charbon ! Te faisait pisser le sang aux hommes pire qu’une crise d’urémie ; pas vrai, Gros-Chibre ?

— Ah, ça, je dois dire… rêvasse l’interpellé. Ainsi, vous venez conquérir le Kuwa, sergent ? Bonne idée. Vous ferez un président formidable. Ce sont les bons Dieux qui vous envoient !

— Y a pas de gêne à ce que je fusse blanc ? s’inquiète le Gros. P’t-être qu’on pourrait me passer la frime au brou de noix pour faire plus sincère ?

— Pas la peine, je vais expliquer à la troupe…

— Bon, alors on va te donner la parole en bonne et due forme, décrète Béru. Question de prescience, tu saisis ?

Il frappe dans ses vastes battoirs carrossés en peau d’éléphant.

— Ouvrez grands vos éventails à coccinelles, les mecs ! commence l’Enflure. En tant que qualité de presque futur président, je donne la parole au commandant Nhé, ici présent.

— Commandant ? bredouille Nhé, éperdu.

— C’est un début, promet Alexandre-Benoît. Tu te feras faire un costard fantoche, mon pote, avec des dorures et une batterie de cuistance pire que celle du « Grand Véfour ». Je te discerne toutes celles qu’existent ici, plus certaines qu’on inventera pour les besoins de la cause. Allez, mec, jacte, et que ça soye torché !

Faut lui voir bomber le torse, à l’ancien juteux du 116e !

Il se met les mains sur les hanches. Cambre ses jambes musclées. Rejette en arrière son képi. Fait danser le phallus tatoué sur ses muscles bandés.

— Camarades, attaque-t-il, bille en tronche, j’ai eu le grand honneur de connaître le président Béru autrefois, alors qu’il apprenait le métier des armes. Fiez-vous à moi : c’est un homme d’élite ! Courageux comme un lion ! Rusé comme un chacal ! Souple comme un boa…

— Arrête ta ménagerie, Gros-Chibre ! ordonne Bérurier que cette comparaison avec un boa désoblige tout spécialement. Mais Gros-Chibre est lancé :

— … rapide comme une antilope ! Agile comme un singe ! Invulnérable comme un hippopotame ! Puissant comme un rhinocéros ! termine-t-il. Bref, il est l’orgueil de notre race car, à toutes ces qualités, il en ajoute une suprême : être le seul nègre vraiment blanc qui soit au monde !

— Qu’est-ce qu’y débloque, ce vilain-pas-beau ? me demande Marie-Marie.

— Laisse-le dire, murmuré-je. Il n’est pas si tarte qu’il en a l’air.

— Vous pouvez regarder la figure du président Béru, poursuit l’homme à l’œil qui tourne, vous y trouverez les stigmates de notre race : le nez est large, les lèvres épaisses et s’il se déchaussait, vous constateriez qu’il a les pieds complètement noirs. C’est l’homme nouveau que nous attendions pour hisser notre pays au tout premier rang des nations de la jeune Afrique. Vive le président Béru !

Docile, la masse reprend, avec chaleur, en contenant mal sa frénésie :

— Vive le président Béru !

— Et maintenant, décrète le nouveau promu, en ma qualité de commandant, j’ordonne que soient fusillés séance tenante l’adjudant Podzébu, le lieutenant Kikivala et le capitaine Haloyo qui m’ont infligé récemment des brimades injustifiées.

Nhé se tourne vers nous.

— Vous allez dire que j’abuse, murmure-t-il, mais verriez-vous un inconvénient major à ce que je sois élevé au grade de colonel ?

— Pas le moins du monde, assuré-je. Il est clair que vous en avez les capacités, mon cher.

— Parfait !

Et notre homme enfle la voix.

— En ma qualité de colonel, j’ordonne en outre que soit fusillé aussi le commandant Kipisoli ! Et maintenant, garde à vous !

La troupe se fige dans un claquement d’orteils. Comme c’est beau, cette armée sombre sur laquelle jouent les reflets de l’incendie. Bérurier en est tout chaviré.

Il passe sa main droite par l’échancrure de sa braguette, en une attitude qu’immortalisa l’Empereur. Très chef de toutes les armées, il s’avance sur le futur maréchal Nhé.

— Comme disait mon illustre confrère Napoléon Bonne à part, attaque-t-il en empoignant le lobe de son vis-à-vis, Soldat, j’sus autant con que vous ! Mande pardon, rectification : Soldat, j’sus aussi content que vous !

* * *

— Tu vois que le service militaire a du bon ! exulte le « président » en posant ses pataugas fatigués sur le bureau du défunt général qui commandait naguère la base.

« Si je n’eusse point servi au 116e Tirailleurs, on n’aurait pas eu droit à la collaboration de Gros-Chibre. En v’là un que j’arrive à temps pour lui honorer les capacités. L’avait toujours manqué de bol jusque z’alors… »

Il pique de la pointe du couteau dans une boîte de conserve pleine d’une viande rosâtre, confite dans une gelée écœurante.

— Y a longtemps que je m’étais pas cogné une boîte de singe, dit-il. J’adore ! Et ici, au moins, c’est du vrai singe !

Tandis qu’il déguste, je m’approche du lieutenant-secrétaire, seul alphabète de la base, lequel dactylographie laborieusement un texte que je viens de lui dicter, sur une machine à écrire dont on vient de célébrer le bicentenaire.

Je lis, par-dessus son épaule, très exactement ceci :

Mlnsieu l’e plésident,


Je l’ai nhonneur ed z’ibformai que la remé ciznt de faore césssssessssion. Anê outre, tpute l’ap oplation é noiyautée pra d’éparchurtises mynis dr’ames sxrètse roudetable. U nentvue excrément turg edante entrous ets nez cssaire. Ile ivat d’ovtre vie aide sel de’trove flile. J’ovus donn e jlusqu’assseoir 8 teur previnre me roiv hal abase de Rôkankour. Pzdde c’dlai, lplir teuparivé. Ccci é t’l nul tima tome.

eL réPrident dug’vernement réservoi’r de l’allarm’é dlibrasion :

Axnadre-Boînet Bruê[56]

Le lieutenant dégage la feuille du chariot et me la tend avec un sourire radieux.

– Ça va comme ça ? demande-t-il, du ton assuré d’un homme qui s’attend à des compliments.

Je parcours le message.

— Une merveille, lieutenant. Où avez-vous appris à taper à la machine ?

— J’ai travaillé dans une maison de commerce de Kikadissa à l’époque de la domination française.

— Vous étiez chargé du courrier ?

— Non : de l’emballage des ananas, mais quand le patron avait le dos tourné, j’apprenais à taper sur la machine du bureau.

— Il devait beaucoup vous surveiller, soupiré-je. Bon, le temps de mettre quelques virgules là-dedans, histoire de faire plus gai, et vous porterez ce message au palais de la présidence, lieutenant.

L’officier devient couleur de cendres.

— Moi ! Au palais…

— Vous ne connaissez pas le chemin ?

— Si, mais… Je… Le président ! Il me fera fusiller ! Il est terrible. Et il doit, en plus, être fou furieux. Et puis une lettre pareille… Je serai empalé, c’est certain !

— Comme ça tu te plaindras pas qu’il t’aura pas fait asseoir, coupe Béru. Cesse d’insubordiner, Mec, sinon on te flingue ici, pour l’exemple ! Gros-Chibre ! crie-t-il à la cantonade et la bouche pleine.

Le colonel apparaît, époustouflant dans un uniforme blanc de portier d’hôtel, tout doré de galons et cliquetant de décorations (comme l’écriraient les célèbres écrivaines du jury fémina-pratique).

— Mince, t’es beau comme une pissotière repeinte, mon colon ! s’écrie Béru. Tu pourrais pas m’avoir un truc dans ce genre pour quand t’est-ce que je repasserai la revue aux troupes ? De préférence dans les tons rouge, ça ira mieux avec mon incarnation de peau.

— Je vais m’en occuper, promet Nhé. Vous m’avez demandé, monsieur le président ?

— Mouais, c’est rapport au lieutenant, là, qui refuse de se soumettre aux prérogatives. Si t’as deux minutes, tu veux bien me le faire fusiller, je t’prie ? Moi j’ai pas le temps, vu que je casse la graine et que j’aime pas commander un peloton d’exécution la bouche pleine.

Nhé s’étrangle.

— Fusiller le lieutenant Tumlaskou ! s’effare-t-il.

— Et alors ?

— Mais, c’est pas possible ! Vous ne pouvez pas me faire ça…

— Pourquoi, c’est ton frère ?

Il hésite, puis, baissant les yeux, avoue :

— Non, c’est ma femme !

Bérurier cesse un temps de mastiquer, puis il part d’un rire postillonneur qui constelle les murs blanchis à la chaux de l’état-major.

— Mince, j”m’ rappelais plus que tu vadrouillais de la rondelle, Gars ! Même que c’est de là que te venait ton surblaze.

Il me prend à témoin.

— Il calçait tout un chacun, ce grand chien panzé. Fallait se coller le dos au mur quand on le rencontrait dans un couloir, si on voudrait pas se laisser poinçonner le ticket d’or. L’embourbait jusqu’à not’ médecin-major qu’avait les mœurs équinoxes. Sacré Gros-Chibre, va ! Ainsi t’étais en ménage av’c ton lieutenant avant not’ arrivée, toi, simple caporal !

— Tumlaskou n’est lieutenant que de cette nuit, monsieur le président, avoue le colonel Nhé. Je l’ai promu voici une heure environ, en remplacement du lieutenant Kikivala qu’on a passé par les armes. C’est un garçon intelligent, plein de capacités. Je m’étonne qu’il vous ait désobéi. En tout cas, si cela est, je le corrigerai personnellement d’une bonne fessée !

Et le colon fait son œil tout blanc en disant cela.

— De quoi s’agit-il ? insiste l’ancien tirailleur en se tournant vers moi.

— Votre petite madame refuse de porter un message au colonel Kelkonoyala, dis-je.

— Sous prétesque qu’il le ferait empaler, renchérit Béru, ça devrait au contraire le stimuler, l’idée d’une régalade pareille !

Nhé se met à trembler.

— Vous l’envoyez à la mort, dit-il. On voit que vous ne connaissez pas Kelkonoyala ! Il fait écorcher vif les soldats de sa garde personnelle lorsqu’il manque un bouton à leur vareuse.

— Alors ajoute un prospectum à la lettre, San-A., décide Alexandre-Benoît. Dis-y à c’t enviandé que s’il me bute ma fourgonnette, on y crèvera les yeux.

— Quelle fourgonnette, gros ?

— Je voulais dire mon estafette.

Cet apaisement ne suffit pas au colonel.

— Il le tuera avant de lire, assure-t-il, j’imagine déjà la scène : « D’où viens-tu ? De la base insurgée de Rôkankour ? Boum ! » Un coup de pistolet dans le cœur ! Tel est Kelkonoyala !

— Bon, si tu chocottes pour ta chérie, envoie quéqu’un d’autre ! tranche Bérurier, irrité. Mais grouille ! Faut que ce connard aye not’ mot avant qu’il ait eu le temps de rapatrouiller les troupes cantonnées aux frontières.

— Personne n’acceptera ! assure Nhé. Et si j’oblige, le messager fera la forêt buissonnière après avoir jeté la lettre.

— C’ qu’y sont manches et dégonflards, ces gus ! déclare Marie-Marie, y m’écœurent !

Avant qu’on ait eu le temps d’intervenir, la môme a raflé le document et sauté par la fenêtre.

— Marie-Marie ! Reviens ici tout de suite ! meugle son oncle !

— Et ton cul, c’est bien du poulet, hein, m’n onc’, riposte l’effrontée en sautant à califourchon sur un vieux vélo qui se trouve dans la cour du quartier.

Elle s’enfuit à toutes pédales. Je tente de la courser, mais elle a agi si promptement que cette teigne me virgule du poivre. Au moment de notre discussion elle somnolait sur une natte de raphia. Et puis elle a bondi avec une telle promptitude…

Je cesse de courir.

Un véhicule, vite !

Hélas ! ils ont tous cramé à la suite de mon coup de bazooka.

Marie-Marie a déjà disparu dans un nuage de poussière ambrée.

Que Dieu la protège !

Penaud, je reviens au bâtiment, le front lourd d’appréhension.

Une immense clarté pourpre embrase l’horizon. Le jour se lève.

Que nous réserve-t-il ?

Vous le saurez dans la division suivante. Sinon, c’est que je serai en rade d’idées..

DIVISION CINQ

Rendez-vous compte, bande d’enfoirés à sec, comme la situation est affolante.

Marie-Marie, petite gamine innocente, lâchée dans une population noire, hostile et cannibale sur les bords, pour s’en aller porter à un tyran sanguinaire un message qui le fera sortir de ses gongs[57]. Songez combien cette perspective de la mignonne affrontant l’ogre serait épouvantable, combien elle guérirait les hoquets chroniques, flanquerait des crises de tachycardie paroxystiques et coagulerait les sangs les plus fluides, s’il ne s’agissait seulement, grâces m’en soient rendues, d’une histoire de fiction.

Une fiction au gant de crin, comme qui dirait, souate, mais fiction tout de même !

Et n’est-ce point là l’essentiel ?

Non, ne me remerciez pas, c’est tout naturel !

— T’as pas pu la rejoindre, cette petite conne ? grogne le Gros, en achevant sa boîte de singe — l’étiquette indique que c’est du macaque aux aromates.

— Hélas ! bous-je. Il ne nous reste plus qu’à espérer.

Pépère referme son couteau après l’avoir utilisé comme cure-dents.

— Attendons, évasive-t-il. Seulement, va falloir s’occuper des troupes.

— Qu’entends-tu par là, président ?

Mon ami hoche la tête.

— C’est mauvais de laisser les hommes inactifs, Mec. Surtout après la révolution. Faut les occuper séance tenante.

Je suis frappé par la clairvoyance de cet être d’exception.

— Tu as raison, Gros. L’inaction est la mère de tous les vices ! Que comptes-tu faire ?

— J’ai un tas de projets dont auxquels je préfère ne pas en causer.

Il se tourne vers le colonel Nhé.

— C’te base, elle comporte de combien d’hommes, Gros-Chibre ? s’inquiète-t-il.

— Quatre mille répond le brillant officier qui serait sans doute borgne si on lui avait enlevé son mauvais œil.

– Ça représente quoi t’est-ce de l’armée totale ?

— Les deux tiers, les deux autres mille étant disséminés dans le pays.

— La garde personnelle de Kelkonoyala, combien d’éléments ? coupé-je.

— Deux cents environ.

— Du nougat, jubile le Gros.

Nhé n’est pas convaincu.

– À voir !

— Qu’est-ce t’entends par là, vieille pédale ?

— Ils ne sont que deux cents, mais ils sont Blancs, il s’agit de mercenaires que Kelkonoyala paie à prix d’or. Ils possèdent une cinquantaine de mitrailleuses, deux vrais tanks, un monceau de mitraillettes et même un canon ; vous vous rendez compte, par rapport à nous !

L’énoncé de ce catalogue fait sourciller A.-B.B.

— Et ici, l’armement, consiste en quoi ?

Le colonel hausse les épaules.

— On avait deux mitrailleuses, mais vous en avez détruit une. Nous possédons cent fusils dont quatre ont des munitions. Tout le reste est composé de lances.

— En effet, y a pas de quoi organiser le défilé du 14 juillet, admet Béru. Heureusement qu’on a pas débarqué ici les mains vides.

Il cligne de l’œil.

— Not’ zinc est plein de bazookas avec des caisses de munitions à n’en plus finir. Ta capitale, si on se fâche, on en fait de la poudre de riz, Gros-Chibre !

— Et qui manœuvrera ces armes modernes ? Elles feront bien trop peur aux hommes.

— Personne n’est capable de les utiliser, ici ? demandé-je, un tantisoit peu soucieux.

— Si, quelques officiers supérieurs à la rigueur, mais ils n’accepteront pas de s’en servir. Vis-à-vis de leurs hommes ça ferait mauvais effet.

Bérurier bondit.

— Ah ! ils n’accepteraient pas ! Tu veux me sonner le rassemblement dare-dare, Gros-Chibre, que je leur cause !

* * *

Vous n’avez encore jamais vu Bérurier en grand uniforme ? En ce cas, faut que je vous le raconte. En un temps record, l’efficace Nonœil lui a dégauchi une tenue qui ferait mourir de langueur un général haïtien.

Renseignements pris, la tenue que je vous parle proviendrait d’une représentation de « l’Aiglon », donnée à Kikadissa, voici quelques années, par les tournées Karsenty. À l’issue de la représentation, certains spectateurs, abusés par le titre de la pièce, crurent que l’acteur interprétant le roi de Rome était bel et bien un oiseau déguisé en homme, et le mangèrent assorti de petits pois, tout comme s’il s’agissait d’un pigeonneau. Bougez pas, bougez pas, c’est pas fini. Le jeune acteur en question était homosexuel, comme cela se produit quelquefois (très rarement) dans le milieu théâtral. Lorsque les crédules l’emparèrent pour le plumer et le faire rôtir, l’Aiglon était justement en train (c’est le mot) de donner des gages de sa tendresse au comédien qui jouait « Flambeau » dans les alexandrinades de M. Edmond Rose-Tendre[58].

Toujours victimes de leur logique élémentaire, les galimafreurs de volatiles se dirent « Y a qu’un aigle pour s’embourber un aiglon. Donc, l’autre est aussi un oiseau déguisé en homme. » Et ils bouffèrent également Flambeau dont l’uniforme devint, de ce fait, disponible. Vous me suivez bien ? Cet uniforme fut récupéré par un marchand juif habitant le Karo-de-la-case (fameux quartier marchand de Kikadissa) lequel marchand le loua pour les réceptions officielles à des dignitaires du régime. Et c’est lui que Bérurier a sur les côtelettes à l’instant même ou j’écris.

Je ne saurais clore cette digression, mes braves serins, sans avoir attiré votre attention sur un fait troublant. Avez-vous remarqué qu’un grand nombre de comédiens, plus ou moins vedettes, disparaissent un beau jour des affiches et des génériques ? On se dit, un soir, entre amis : « Tiens, qu’est devenu Dugenou ? On ne le voit plus nulle part. » Eh bien, cette innocente remarque est en quelque sorte une oraison funèbre. Nos comédiens, mes chéries, disparaissent au cours des tournées alléchantes que Messieurs Herbert, Karsenty et Baret envoient dans des pays dont le public goûte davantage la chair des interprètes que le texte de la pièce. Nos effectifs artistiques sont mangés ! Voilà la vérité ! Et je crois que le record des louches disparitions fut battu le jour où l’on donna Chantecler[59] dans des pays sous-alimentés. Il fallait que ces choses-là fussent dites un jour par un homme courageux, c’est chose faite ! Enfin !

Donc, dans un enchevêtrement de brandebourgs et d’épaulettes, plus constellé de boutons d’or qu’une prairie au printemps, coiffé d’une espèce de shako insensé, le « président-général » Béru se présente dans la cour. Un murmure admiratif agite les troupes comme le vent les branches d’un peuplier d’Italie.

Sa Majesté grimpe sur une caisse de Banania afin de haranguer l’armée.

— Soldats et militaires, attaque-t-il d’une voix forte. Si que je suis venu prendre le pouvoir dans ce bled à la noix de coco, c’est pas pour y enfiler des perles ou des négresses, mais pour vous faire le bonheur aux z’uns et même aux autres ! Si vous me laisserez les mains libres et que vous collaborationnez avec moi, je vous jure sur la vie de ma concierge que dans pas longtemps, et p’t-être bien plus tôt, vous reconnaîtrez plus votre foutu pays. Je vous promets l’hiver, l’eau sur l’évier, la retraite des blanches, la pilule, le droit de grève, le boxif, et la bagnole pour tous. On soignera à l’œil vos blenno ! L’achat de vos épouses sera remboursé par la Sécurité sociale ! Et y aura du missionnaire au pot tous les dimanches, comme disait Sully Prudhomme.

Clameurs !

— Mais, soldats et militaires, enchaîne l’Intarissable, vous pourriez croire que j’vous chambre ! Des beaux causeurs, on s’en respire à longueur d’existence ! Aussi pour vous prouver que la parole au président Béru, c’est pas de la goupille de sanctionné[60] je vais, d’orge et d’orgeat, opérer une refonte complète de l’armée. À dater de tout de suite, tous les hommes de troupe seront nommés officiers supérieurs, et tous les officiers supérieurs retomberont deuxième classe. On les fera entraîner à tirer au bazooka. Les meilleurs, s’ils visent juste, s’ils sont bien polis et ne mettent pas leurs doigts dans leur nez repasseront p’t-être caporal quand je m’aurai accaparé le palais présidentiel.

Re-clameurs dans les rangs des tourlourous, mais murmure protestataire dans le groupe minoritaire des officiers. C’est sur celui-ci que le Gros à l’œil.

— Les dégradés qui se permettraient de n’ pas être d’accord, avertit cet homme équitable, seront de corvée de gogues pendant tout leur temps de service, et fusillés au moment de la quille. Faut vous rendre à l’évidence, les gars : le progrès est en marche ! Si vous voulez que je vous cloque le pet de lapin, je veux dire, la paix et le pain, faut y mettre du vôtre et participer à la vaisselle. Maintenant, les nouveaux soldats, pléhase, trois pas en avant… vent !

À regret, à rechigne, à maussade, une poignée de commandants, une chiée de capitaines et une flopée de lieutenants (il n’y a pas d’adjudants dans l’armée kuwienne car personne n’accepte de l’être) se dégagent de la masse.

— Gros-Chibre, il interpelle. Enlève-moi les galons de ces affreux et drive-les jusqu’à la carcasse de l’avion. Je te vas leur subir un de ces entraînements qu’à la suite de l’auquel y seront capables de percer un as de pique d’un coup de bazooka. En ce qui concerne les nouveaux officiers, j’ai du boulot pour eux.

Comme il achève ces mots, un tohu-bohu noir (et pour cause… de pigmentation) éclate dans les rangs des anciens troufions. Renseignements pris, ces carnes se chicornent parce qu’elles veulent toutes être général.

— Les hommes sont vraiment insocials, déplore Béru. Tu leur donnerais la lune, y voudraient qu’au pré à l’hable on aille y faire le ménage pour la débarrasser du drapeau amerloque et autres immondices laissés par les astrologues de Napolo j’sais-plus-combien.

Reprenant la parole, il exclame :

— Tout le monde capitaine, mes vaches ! Et pas de rouscaille ! Chaque fois qu’un guignol viendra au renaud, il sera descendu d’un cran dans la voie hier-à-rechigne ! C’est compris ! Sans préjudice de mon pied aux miches ! Le premier qui lève une paupière pour réclamer, je lui tire un drop-goal dans le coq-six ! Console Ode Dise !

* * *

Pas brillants, les premiers essais !

Pas concluants du tout, du tout ! Franchement : un des astres !

Quand on leur crie :

— Bazooka à l’épaule… paule !

Ils s’empêtrifient, les gueux. Ça clinquaille ! Ça tintinnabe ! Les lourdes armes se choquent. On dirait qu’un camion décharge des tuyaux. Ça fait un bruit de seau galvanisé dévalant un escalier. Ou bien comme quand la gaine renforcée de l’arène-maire d’Angleterre se dégrafe, voire celle de Sa Vachesté la Reine Juliénas. Un bruit de rideau de fer déglingué de magasin, lorsque le vieux vendeur le baisse avec sa perche à crochet, le soir, dans les pénombres, on a l’impression que l’immeuble s’écroule, que le métro sort des pavetons, qu’un car de C.R.S. percute une colonne Morris.

— Y aura jamais moyen, soupire le président instructeur. Quand je pense que ces navetons étaient les maîtres de l’armée ! Mais dites voir, dites voir ! Je pense à une chose, les gars ! Levez voir tous votre main gauche, que j’me rende compte.

Les interpellés se défriment d’un œil indécis. Quelques-uns lèvent le bras gauche, puis semblent réfléchir et vite l’abaissent pour lever le bras droit. D’autres ont levé immédiatement la main droite. Y en a même un, un capitaine au long cou, qui n’a bien saisi et qui s’est déculotté pour nous exhiber un goumi qui fait songer à la fin tragique de ce cher Henri II[61].

— Bien ce dont je me gaffais, fulmine le président. Y savent pas différencier leur droite de leur gauche, ces truffes. Faut les reprendre au début.

« Soldats ! clame l’Enflure, aujourd’hui, l’exercice consistera à étudier la gauche. »

— Bien, je dis donc, la gauche…

Bérurier passe deux doigts incertains dans le décolleté de sa braguette, panique d’un fort grattage une faune parasite, puis, illuminé par LA CONNAISSANCE des subtilités pédagogiques, demande :

— Qui sont ceux de parmi vous qui savent où qu’est le Nord ?

Aucun ne moufte. Pourtant, un jeune ex-lieutenant a amorcé un petit geste pour lever le doigt.

— Je vous jouis, mon p’tit pot de yaourt, encourage le Gros. Vous alliez dire ?

— Y en a moi connaître seulement le Sud, missieu président.

— Parfait, c’est déjà ça. Et il est où est-ce, le Sud, gamin ?

— Ici ! fait le ci-devant officier, en désignant un point supposé cardinal.

Alexandre-Benoît réfléchit.

— C’t une hypothèse qui se défend, admet-t-il. Bon. Placez-vous bien face au Sud, soldat de dernière classe. Les autres, regardez comment fait vot’ camarade. Y s’place plein Sud, vous suivez ? Alors faites comme lui et prenez bien vos repères. Vous pouvez pas vous gourer, le Sud est juste derrière le gros bouquet de palmiers, là-bas, entre l’hangar et les chiottezings. Ça joue ?

Ces messieurs se soumettent aux directives présidentielles et opinent (de dromadaire)[62].

Béru les passe en revue.

— Parfait, parfait, approuve le Gros. Donc, vous êtes face au Sud. À partir de ça, dites-vous que tout ce qui se trouve à droite du Sud, en tenant compte naturellement que le Sud vous fait face, lui aussi ; que tout ce qui se trouve à sa droite, j’disais donc, ça représente votre gauche à vous. Quand vous vous serez bien enfoncé ça dans le crâne, vous ne vous tromperez plus jamais ! Demain je vous ferai réciter, et si tout est au poil, on étudiera la droite !

DIVISION SIX

La voix angoissée de Béru retentit dans ta chaleur crépitante.

— Hep, San-A. Viens vite voir !

Je sors de l’avion dont je suis en train d’explorer consciencieusement la soute, ce qui m’a valu des petites découvertes intéressantes qui m’alourdissent les poches[63].

Béru scrute l’entrée du camp où tournoie un nuage de poussière.

Au cœur du nuage il y a une jeep.

Dans la jeep des hommes armés.

Et, sur le capot de la jeep, comme un émouvant bouchon de radiateur, Marie-Marie, attachée dans la position assise.

Le véhicule tangue sur le sol inégal. Il s’arrête. Les passagers interpellent un capitaine de la récente fournée lequel nous désigne du menton. Puis la jeep reprend sa marche dans notre direction.

Les quatre occupants, chauffeur y compris, sont des Blancs barbus, casqués, vêtus de tenues léopard et affublés de grosses lunettes de soleil aux verres extrêmement foncés.

Je n’ai d’yeux que pour la petite fille, cherchant à lire d’éventuels sévices sur son corps fluet. Je n’aperçois que de la poussière et, sur son front, de la sueur.

— Dis à ces grosses brutes qu’y m’détachent, Santonio ! me lance-t-elle du plus loin. J’ai les miches qui rôtissent sur c’te carrosserie !

Le gars placé au côté du conducteur plisse ses paupières de crapaud soucieux.

— Ah bon, c’est toi, San-Antonio ! dit-il. En effet, je te reconnais. Y avait ta binette dans Kuwa-Soir d’hier. T’étais avec ce connard de Savakoussikoussa qui te confiait sa flotte aérienne sur une base libyenne !

Il a l’accent belge. Sa barbe est plus fournie que celles de ses compagnons. Il est rubicond, le rubis-con. L’œil jaune de l’hépathique dont le foie ressemble à une semelle de croquenot éculé. Des veines en relief sinuent sur les pommettes. Une bouteille de scotch doit constituer son repas de midi, et une bouteille de gin son dîner. Alcoolique à bloc, Césarin. Va bientôt trimbaler sa cirrhose dans une brouette !

— Heureux d’avoir les honneurs de la grande presse, réponds-je sans me départir. À part ça, bouffi, tu me serais agréable en détachant la môme de ce capot.

Son regard en forme de crème au caramel se pose longuement sur moi.

— Monte avec nous, tête de lard, finit-il par déclarer. Le patron veut te parler.

— Quel patron ?

— Le président, quoi ! Kelkonoyala. Ta babille l’intéresse, mais comme il n’aime pas se déplacer, faut venir le voir à domicile. Si tu fais de l’obstruction, j’assaisonne la môme.

Il soulève légèrement le canon de sa mitraillette dont l’extrémité est posée sur le pare-brise couché de la jeep.

— La petite péteuse de mes burnes ! ronchonne Béru à l’adresse de sa nièce, nous mettre dans des béchamels pareilles ! Ah ! si je la tiendrais, j’y ferais fumer le prosibe, crois-moi !

— Seulement tu ne la tiens pas, et son pauvre petit derrière fume suffisamment comme ça, hé, Sac-à-Nouilles ! riposté-je en grimpant dans la jeep.

Les mercenaires se serrent pour me laisser de la place. Ils puent comme des boucs négligés et sont aussi gracieux que la vieille dame que vous venez d’éclabousser de boue très habilement à l’aide de votre bagnole.

Pour l’heure je ne me fais pas trop de soucis. Une rencontre avec le président en place, n’était-ce point mon principal objectif ? S’il demeure belliqueux, je me charge de lui rabaisser son caquet, au tyran !

Lorsque je suis dans la tire, au lieu de donner l’ordre de déhotter, le vilain barbouzard quitte sa place pour pénétrer dans l’épave du coucou. Il reste un bon moment dans l’appareil. Quand il en ressort, son visage est radieux :

— Van de Pute ! Van de Schishoun ! appelle-t-il.

Les mecs qui m’encadraient le rejoignent.

— Vous me gardez cet avion à vue, ordonne le mercenaire, il est plein de belle quincaillerie. Feu à volonté sur tout ce qui voudrait en approcher, compris ? Je vous enverrai du renfort un peu plus tard.

— Passe devant ! m’enjoint-il.

J’obéis.

— Croise tes mains derrière la tête, reprend le gros vilain en s’installant sur la banquette arrière. Si t’as le malheur de les abaisser, je t’arrose et j’arrose la petite. Mon surnom c’est Jo-la-gâchette-d’or. J’ai déjà aligné tellement de bougres que si on les mettait bout à bout, ils iraient jusqu’à Bruxelles.

Je fais ce qu’il m’ordonne en m’efforçant de sourire.

— T’as pas intérêt à ce qu’il nous arrive du suif, Bouffi, préviens-je. Car alors t’assisterais à une Saint-Barthélemy en comparaison de laquelle la fiesta de la mère Médicis n’était qu’une surprise-party.

Jo-la-gâchette-d’or hausse les épaules.

— Me mets pas l’eau à la bouche, camarade commissaire, je suis né pour le massacre, moi. Et plus ça pète, plus je prends mon, pied.

Là-dessus, fouette cocher ! comme disait je ne sais plus qui à un driveur de fiacre qui avait forcé sur le cassoulet.

On déboule à fond de caisse sur la lande poudreuse.

Les trois mille six cents nouveaux « capitaines » ne nous prêtent pas la moindre attention, bien trop occupés qu’ils sont à coudre des galons sur leurs manches.

Sans baisser la lure, nous franchissons l’entrée du camp où deux sentinelles sont en train de sodomiser une chèvre à poils longs, aux yeux terriblement sexy. Plus exactement, il n’y a qu’une sentinelle qui fourbit la cabre, la seconde, quant à elle embourbe son camarade, ce qui donne une fresque saisissante, digne du burin de Rodin.

On continue sur une route nationale dès qu’on l’aura goudronnée. Elle s’en va, tout droit, dans une vapeur de chaleur tremblotante, vers la ville de Kikadissa, dont on devine les constructions, au loin. De temps à autre, on croise un Noir sur un bourricot. Parfois, près d’un maigre bouquet d’arbres blancs de poussière, on aperçoit une maigre cabane devant laquelle des grand-mères aux seins traînants pilent des céréales chétives dans des mortiers d’ébène.

Ça roule, roule.

— Merde, roulez doucement ! aboyé-je, en voyant la pauvre petite Marie-Marie dodeliner sur son capot. Si jamais une ficelle casse, la gosse va à dame !

— Et alors ? rigole Jo-la-gâchette-d’or. Ce serait divertissant, non ? Y a quelques mois, on est allés mater une révolte dans l’Oslo-Bouko, tu peux pas savoir ce qu’on s’est marrés avec les moutards. On les prenait par les pieds et on leur cassait la tronche contre des troncs d’arbres sauf aux petites filles. Elles, on les asseyait sur des pieux affûtés et on les faisait tourner comme des girouettes.

— Tu parles d’un Luna-Park, admets-je en serrant les poings derrière ma nuque. Vous étiez dans des asiles psychiatriques, je suppose, avant de prendre du service sous Kelkonoyala ?

Jo se gondole.

— T’es truffe, camarade commissaire. Plein d’idées reçues. Perclus dans une morale bourgeoise. La vie est une jungle. T’as déjà fait une virée en forêt vierge ? Vas-y voir un peu, comment ça se goupille là-bas dedans. Ça s’entretue à qui mieux mieux. Un vrai carnage permanent, mon gars ! Les uns bouffent les autres et les autres les uns ! Moi, à Bruxelles, si je te disais, j’étais employé de banque à mes débuts ! Service des titres !

Il éclate d’un gros rire qui trouve un écho sinistre chez le barbu du volant.

— Je me pelais l’haricot à cent sous de l’heure, en regardant par la fenêtre un morceau de ciel grand comme un mouchoir. Et puis un jour, j’ai plus pu y tenir. Nach le Congo ! Ça cognait, là-bas ! Un vrai régal ! La vocation m’est venue.

— La vocation de tueur ?

— Exactement ! On est bien trop de vivants sur cette planète, camarade commissaire. Plus tu en démolis, plus tu rends service à ceux qui restent ; voilà comment je conçois les choses désormais. Pour moi, écraser une mouche ou un gosse, c’est bonnet blanc et blanc bonnet ; sauf que je m’excite mieux quand je bousille un garnement.

Un louftingue de la pire espèce. Accident de la nature ! Animal féroce ! À plaindre et à détruire ! Pas soignable ! Perdu ! J’en chialerais de misère ! Je le sens tellement fort au cœur de sa lugubre vérité ! Tellement certain d’avoir raison !

On aborde les faubourgs miséreux. Des huttes, des cabanes, des cahutes… Planches et fer-blanc rouillé. Ça sent la fumée humide, la charogne, la chaleur en putréfaction. Des gosses nus, aux nombrils horriblement proéminents ! Des vieillards décharnés ! Des femmes prostrées, aux rires jaunes, dont les seins vides et les ventres pleins de progéniture se confondent.

Salut l’Afrique ! La sublime Afrique miséreuse…

Des chiens faméliques errent comme des fauves tourmentés. Des adolescents joyeux de leur jeunesse gambadent en nous voyant passer ! Ils courent un instant derrière l’échappement bleu de la jeep, comme des clébards de campagne derrière la carriole de l’épicier ambulant. Par-dessus tout ça le soleil ! Un soleil énorme ! Déchiré ! Qui lâche un flot torride ! Et puis des mouches, des mouches et encore des mouches ! De pauvres étals de marchands sous un carré d’ombre bouillante. Des lambeaux de viande couverts de mouches ! Des amoncellements de fruits, noirs de mouches… D’autres cabanes ! Un début de ville. Place du Marché où chatoient des couleurs brutales… Des essaims de mouches tournoient comme pour essayer de composer je ne sais quel motif pour feu d’artifice. Des animaux étiques ! Un dromadaire rêveur, gris jaunâtre, cagneux, abasourdi par son destin… Des ânes résignés dont les oreilles tricotent l’air immobile… Ah ! belle Afrique ! Afrique purulente ! Afrique à cinquante degrés ! Afrique où farandolent les rires et la faim. Afrique qui suinte et crie ! Afrique rongée et guérie par son soleil…

Des immeubles, des vrais en ciment ! Pas très hauts deux, trois étages ! Des magasins ! Des rues avec trottoirs. Ça paraît se civiliser, donc ça perd son caractère. Les villes d’Afrique sont mornes, ratées ! De briques et de broc ! Mal venues ! Ni chair ni poisson !

On traverse le cœur de Kikadissa. Quelques édifices qu’on devine publics au drapeau accroché à leur façade se succèdent. Ensuite vient un semblant de parc dont la flore se compose de plantes épineuses et de palmiers rigides. Au cœur du parc s’élève une construction moderne, laide et blanche, presque carrée, entourée de chevaux de frise (la monture préférée des coiffeurs). Des guerriers en tenue de campagne léopard, coiffés de casques et armés de grosses pétoires cernent la construction. On a transformé le toit en jardin d’agrément, avec piscine, patio, plantes tropicales, volières jacassantes, balancelles bleues, bar de bambou, etc.[64] De toute évidence, Kelkonoyala est un mec précautionneux, qui a mis le pacsif pour éviter les risques d’attentat et qui doit vivre sur le toit de sa résidence d’où il jouit d’un plus beau panorama et d’une plus grande sécurité.

L’auto s’arrête devant le perron après que des mercenaires ont écarté les barbelés pour nous laisser le passage.

Marie-Marie est toute congestionnée par le vent de la course. Elle a morflé un sévère coup de soleil qui la fait ressembler à une petite Indienne.

— Descends ! m’enjoint Jo-la-gâchette-d’or, sans enlever tes mains de derrière la tête.

— Détachez la môme et cessez de la tourmenter, plaidé-je encore, sans espoir, mais parce qu’il m’est impossible de ne pas le faire.

— T’occupe pas d’elle ! Arrive !

Je le précède. Il me dirige du canon de son arme au creux de mes reins. On gravit un bref perron. Une grande entrée, fraîche, où zonzonnent des appareils à air conditionné. C’est bourré de mercenaires. M’est avis que le président actuel aime sa santé. Avant de l’approcher, il faut franchir de redoutables barrages.

Nous traversons cette salle de garde pour aller prendre un escalier aux marches garnies de raphia. Je me dis que nous approchons du saint des saints et que je dois m’attendre à être fouillé avant qu’on m’introduise auprès de son Excellence, le colonel Kelkonoyala. Cette perspective ne m’enchante pas, biscotte les quelques petits gadgets trouvés dans l’avion et que je trimbale dans mes vagues. M’ennuierait fortement de devoir m’en séparer.

Faut absolument que je sauve l’un d’eux, car il risque de m’être très utile dans un futur pas si lointain. Alors ? Ben ça vient ou zut, mon biquet ? Tu as pourtant plus d’un tour de con dans ton havresac ordinairement ! Qu’est-ce qui se passe, today ? La chaleur t’aurai-t-elle liquéfié le ciboulot, San-A. ? T’es en panne d’idées, trésor ? Ta pensarde fait du surplace ? Tes cellules sont en roue libre ! Branchées sur la poulie folle ?

Tout en escaladant les degrés je m’exhorte. Faut absolument que j’essaie quelque chose. Très vite ! Ça urge.

La vue d’une barre de fer forgé dévissée, à trois marches de là, m’illumine. Le tapis de raphia décrit un renflement. Je calcule bien mon numéro et, au moment où je pose le pied sur la bosse, je fais mine de trébucher et je m’effondre avec cette maestria qu’avait Jean Marais dans L’Aigle à deux Tronches pour mourir dans l’escalier de la reine Feuillère. Un valdingue qui se veut pataud, lourdingue !

Je m’écroule sur le côté en poussant un cri.

— Ouïe ! je geins ! Holala ! Ma tête ! Mon dos ! Mon bassin !

— Mes couilles ! tranche Jo-la-gâchette-d’or. Debout, espèce de branque, et remets tes sales pattes de flic sur ta nuque !

J’obéis.

Avec d’autant plus de satisfaction que je tiens dans le creux de ma main droite un petit zizi pas plus gros qu’un bouchon de champagne…

Champagne ! La comparaison me donne soif !

Ah ! être dans un bar climatisé et me laisser balayer la frite par les embruns du Mercier Impérial !

Jouer Mon frère Ivre au son d’un orchestre délicat.

Le rêve !

Il se réalisera plus tard. Si tout va bien !

Optimiste votre San-A., hein ? On ne dirait pas qu’il se pointe dans la tanière du grand méchant loup ! Comme je l’ai prévu, lorsque nous atteignons une antichambre où des guérillé-rosses jouent aux brèmes, on me passe à la fouille. C’est le complet vidage des poches. Je suis palpé de la cave au grenier. Ces bons messieurs les marchands de violence me dépouillent intégralement des menus objets en ma possession Après quoi, Jo-la-gâchette-d’or me quitte un instant pour — je présume — aller m’annoncer au dictateur kuwien. Très peu de temps s’écoule avant qu’il ne revienne.

— Amène-toi, poulet ! me dit-il. Le président te fait l’honneur de te recevoir.

« Enfin, me dis-je, on va pouvoir progresser. » J’affûte mes arguments par la pensée. Je rassemble mes atouts et bande ma volonté. À toi de jouer, Santonio, comme dit la tendre Marie-Marie.

Il a le goût du faste, Kelkonoyala.

Son sens de la grandeur n’a d’égal que son sens de la prudence.

Il occupe un gigantesque bureau dont seules les dimensions sont audacieuses. Nonobstant sa superficie, il serait plutôt discret, voire élégant. Les murs sont entièrement blancs, et décorés de portraits en pied qui tous représentent Kelkonoyala dans les différents uniformes illustrant ses multiples fonctions. On le voit en président, œuf corse ; en généralissime ; en amiral de la flotte (le Kuwa possède une flottille de pirogues à la confluence du Grosso-Modo et du Parsi-Parla) ; en chef religieux (avec une reproduction de la tour de Pise en guise de tiare) ; en pénisman (c’est lui qui prétend avoir le plus gros) et en docteur honoris caudal.

Une grande bibliothèque en rondins d’acajou, un bureau ministre taillé dans le tronc du deniédukulte le plus grand de la forêt paroissiale ainsi que quelques fauteuils garnis de peaux de roustons[65], composent l’ameublement.

Kelkonoyala est assis derrière sa table de travail. C’est un petit bonhomme maigrichon, vêtu d’un costume de velours blanc coupe Cardin et d’une chemise à col roulé noire. Il porte en sautoir un taste-vin accroché à un ruban de moire jaune sur lequel on peut lire ces mots : « Le vin Monrégal est sans égal. »

Quel individu inquiétant ! Il a des yeux de tarsier, ronds, fixes, proéminents, pareils à deux loupes rivées à ses orbites. Son visage est triangulaire. Son front est bombé, sommé de cheveux mal aplatis qui font penser à quelque emplâtre de bonne femme.

Lorsque j’entre, il est en train de boire une tasse de thé. Il souffle dessus sans cesser de me fixer. Il y a quelque chose d’implacable dans toute sa personne. Je ne sais quoi de fielleux, de cruel ! Ce zig doit se délecter dans le mal. Il jouit de la souffrance d’autrui.

Je m’avance vers son burlingue, les mains toujours croisées derrière la nuque. Je suis debout, je le surplombe. Il continue de me regarder calmement, sans parler, sans ciller. Ses yeux globuleux m’incommodent de plus en plus fort.

— Doit-il s’asseoir, président ? demande Jo-la-gâchette-d’or.

Kelkonoyala a un imperceptible battement de paupières.

— Tu peux t’asseoir ! me dit le chef en m’administrant une bourrade.

Je tombe assis dans un fauteuil à dossier droit. Fâcheuse position. Assis en face d’un type qui vous scrute jusqu’à l’os, avec les mains sur la nuque, c’est pas relaxant, croyez-moi. Vous seriez en train de déféquer au rez-de-chaussée des Galeries Lafayette une veille de Noël, vous vous sentiriez plus à votre aise.

— On se fait cuire une soupe de manioc où on joue au nivouininon ? finis-je par demander.

Jo-la-grosse-salope me file un coup de pied à la pointe du menton. J’en éternue mes pensées en cours. Une retombée d’étoiles rouges s’opère sous ma coiffe et ma vue passe à travers la vapeur d’une bassine à friture en activité.

— Toi, mon salaud, tu t’écrases et t’attends que le président t’adresse la parole ! déclare le barbouzard.

Alors Kelkonoyala se met à parler. Seigneur ! comme sa voix lui va bien. Comme un tel être ne pouvait pas émettre d’autres sonorités. C’est visqueux, syncopé. Ça ressemble à une bonbonne d’huile en train de s’écouler. Il glougloute. Il oléagine des muqueuses. Il est feutré des ficelles vocales, Kelkonoyala. Fêlé aussi, désaccordé.

— Au contraire, cap’taine Jo, laissez-le parler, puisqu’il a des choses à me dire.

Et il attend.

— D’abord, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, fais-je, je baisserai les bras, car je ne sais pas discuter dans cette position de dormeur à la verticale.

Et sans attendre leur consentement, j’allonge mes bras sur les accoudoirs. Est-il besoin de vous dire que j’ai toujours mon zinzinoche dans le creux of the hand ? Non, n’est-ce pas ? Car vous le connaissez sur toutes les coutures, votre San-A.

— Président, attaqué-je courageusement, la principale qualité d’un homme fort, et je crois savoir que vous en êtes un, c’est de reconnaître sa défaite.

Il a un vague sourire qui laisse miroiter ses dents de carnassier.

— Heureux de vous voir dans ces bonnes dispositions, déclare-t-il.

— Permettez, président, je ne parlais pas pour moi, mais pour vous ! Votre règne s’achève. C’est là une éventualité à laquelle vous avez dû, j’espère, vous préparer ?

Il boit une petite gorgée, semble trouver son breuvage encore trop brûlant et se remet à souffler dessus.

Puis, entre deux exhalaisons, il murmure :

— Quelle drôle d’idée !

Nouveau silence. Il a tout son temps. Il aime mettre des plages dans la conversation. La rendre languissante pour énerver son interlocuteur.

— Président, vous l’aurez sans doute appris, votre prédécesseur, le président Savakoussikoussa a mis sur pied une armée d’élite et une flotte aérienne colossale pour vous abattre. La nuit passée, déjà d’énormes parachutages ont eu lieu. Les hommes des corps francs ainsi largués sont terrés chez des sympathisants gagnés à leur cause. Au signal convenu ils déferleront sur la ville et s’en empareront en quelques minutes. L’armée est passée à notre cause. Vous n’avez plus que la ressource de négocier votre fuite. Sinon, président, vous risquez fort d’être mort ce soir !

Re-silence. Kelkonoyala achève de boire son thé. Il a un léger clappement de menteuse.

— Savez-vous l’effet que vous me faites, monsieur… heu… (Il coule un regard sur un papier où doit figurer mon blaze)… San-Antonio ?

Et comme je ne réponds pas :

— Pitié ! dit-il.

Oh, que je déteste ! Oh que ça me chiffonne ! Oh ! que mon orgueil est endolori !

— Mascarade ! déclare le président. Mascarade grotesque ! Savakoussikoussa n’est qu’un balourd, un crétin !

Il abaisse ses paupières sur ses boules de loto.

D’ailleurs, ajoute-t-il, rien que la manière dont il s’est cassé la figure en sortant de l’avion vous le prouve !

Vous avez bien entendu, mes frères ?

Pour le coup, j’en ai les joyeuses qui font autant de plis qu’une fraise sous le menton de la reine Henri II. À ce qu’on dirait, il paraît savoir des tas de trucs, le tyran kuwien ! Et quand je dis « des tas », je pense « des monceaux ». Des Himalaya de trucs !

— Deux hommes et une petite fille, reprend mon vis-à-vis, c’est beaucoup pour me chasser du pouvoir, monsieur… heu, excusez-moi… (il regarde son papier à nouveau, ce qui finit par être très désobligeant)… San-Antonio !

— Vous plaisantez ! pouffé-je en émettant un rire tellement dégagé, que même dans un institut d’aveugles-sourds-muets il n’aurait pas l’air vrai. Je vous dis que le pays est truffé de parachutistes !

Cette fois, il ricane.

— Ah oui ? Savez-vous ce que j’en fais, de vos parachutistes, moi, monsieur… heu… San-Bernardo ?

Il prend une profonde inspiration.

— Je les respire ! dit-il. Puisque, même quand ils sont à l’état gazeux, ils ne sont pas nocifs !

Blouing ! Terminé ! Retirez l’échelle, les gars : je reste ici ! La catastrophe ! Le bout de l’horreur ! Cégusman sait tout ! Son petit doigt (ou son deuxième burlingue) l’a affranchi de notre combine. Cette monumentale équipée pour arriver à ça. Un membre de l’Institut en pisserait dans son bicorne !

La faillite ! La chute libre, vertigineuse ! Adieu, défilé de Roncevaux, plateau de Millevaches, évêque Cauchon, Couvée de Murville ! Me voici au foot of the wall. Sois courageux, noble Santonio ! Accepte cette épreuve, comme disait un photographe de tes amis.

Kelkonoyala n’abuse pas tellement de sa supériorité psychologique. Il reste calme, précis, sombrement déterminé. Que dire ? Que faire ? Que penser ! Garder ma foi en l’existence ? Ma foi oui !

Je sais de par le vaste monde des objets admirables qui me conservent le contact avec l’homme ! Après ses idées, ce sont ses objets qui font la grandeur de l’homme. Il n’est pas que poète ! Il est également manufacturier. Il invente, façonne, modèle, perfectionne, crée la grâce et la joie tactile. Il fait de la musique et la met en conserve ! Il transcende le monde et l’accroche à ses murs ! Il rend superbe la vitesse ! Il harmonise le quotidien. C’est beau, un pain, non ? Ça pourrait ressembler à autre chose ! N’être qu’une denrée alimentaire ! Mais non, l’homme l’a décidé esthétique !

— Vous songez à quoi, monsieur… heu… San-Pedro ?…

– À la mission de l’homme au milieu de l’entreprise humaine, président. Je crois comprendre que, bien que mortel, il est positif !

— Président, demande Jo-la-triste-gueule, je lui flanque mon poing dans le portrait ?

Kelkonoyala hausse les épaules.

— Vous mettez le charrue avant les buffles, Jo.

Il décroche un téléphone ultra-moderne en forme de phallus.

À l’autre bout on doit être suspendu à ses ordres car le chef d’État jette négligemment :

— Amenez !

Il repose son chibrezoque à paroles.

— Ne croyez pas avoir la situation en main, président, déclaré-je, poussé par un regain de courage. L’armée est à nous !

Il secoue la tête.

— Non, monsieur… heu… San-Paulo… L’armée kuwienne n’est à personne, car elle n’existe pas. C’est un ramassis de bons à rien que nous contrôlons en leur collant un vague uniforme sur le dos et en les baptisant soldats. Ma véritable armée, elle est dans cette résidence, ce sont les garçons comme Jo, que je paie bien et qui sont efficaces parce qu’ils se vendent cher. On ne dispose vraiment que des gens qu’on achète ! J’ai horreur des volontaires et des mobilisés. L’efficacité est dans le mercenariat (si le terme existe). Être soldat ou révolutionnaire est un métier comme un autre.

Il se tait car on toque à la porte.

— Entrez ! crie Jo.

La lourde s’ouvre. Deux gardiens en tenue de para d’apparat entrent, soutenant Anabelle.

Une Anabelle en lambeaux !

DIVISION SEPT

Ah ! mes amis, comme il est triste de voir s’écrouler une forteresse ; brûler une œuvre d’art, périr un génie !

Comme il est ravageant de voir mutiler la grâce, de voir souiller la beauté, de voir la force réduite… Et comme, philosophiquement, la chute de la puissance donne à penser.

Elle était si belle, si ardente, si altière, si orgueilleuse ! Et la voici si battue, si abattue, si vaincue, si démantelée… la voici aux limites de la résistance ! Sans ressort, sans volonté, sans espoir.

J’en ai le cœur qui chavire, l’âme qui se désolidarise du corps.

Pauvre Anabelle ! Aventurière qui trop s’est aventurée. Elle avait édifié cette histoire, l’avait portée à bout de bras. Mais des sévices ont eu raison d’elle, et elle a abdiqué, totalement, pitoyablement, comme se vide en se contorsionnant une baudruche crevée. En exhalant des vents désordonnés.

Je la regarde, avec pitié, avec dégoût. Car elle est répugnante… À demi nue, son corps est à vif. Une plaie immense ! Elle a des cloques, des déchirures, des lacérations. Elle est boursouflée. Déchiquetée ; l’ex-garce superbe. Parcourue de crevasses informes, de purulences infâmes ! D’ecchymoses implacables. Abjecte !

Trop de déchéance éveille, par-delà la compassion, une obscure cruauté. Phénomène qui fait les sadiques et mue les hommes paisibles en tortionnaires honteux. On a envie de l’anéantir, la glorieuse Mélodie. De la jeter ! Vous m’entendez ? C’est le mot qui s’impose ! De la jeter comme une chose superflue, à tout jamais inutile.

Je m’abstiens d’exclamer. Je ne dis pas « Bon Dieu » ! Je ne m’écrie pas « Ma pôvre ». Non : juste un regard que j’essaie de vider de sa louche extase. Je pourrais persifler. Je devrais ! Voilà ! Voilà, ma charité suprême doit être du persiflage. C’est la seule manière qui me reste de la rassurer quelque peu.

— Eh bien, ma belle parachutiste, on se retrouve ! lâché-je.

Mais la voix n’y est pas. Le ton est tremblant ! Les yeux vacillent… Elle n’est pas dupe !

Le président murmure :

— Regardez bien cette fille, monsieur… heu… San-Eusebio… Au premier coup d’œil vous comprenez que, dans l’état physique où elle se trouve, il lui a été impossible de nous cacher quoi que ce soit, d’accord ?

Mon mutisme équivaut à un assentiment.

— Ce que nous lui avons fait ? poursuit Kelkonoyala en réponse à la question que je n’ose lui poser. Nous l’avons plongée dans une termitière, mon cher monsieur. Vous savez, ces énormes monticules ocre qui ressemblent à des gros pains de sucre candi ? C’est aussi dur que du ciment. Il y en a plusieurs dans le parc. Nous procédons de la façon suivante : Premier temps : on y perce un trou pas plus gros qu’un goulot de bouteille, afin de pouvoir y introduire un tube de caoutchouc. Deuxième temps : on insuffle dans la termitière un gaz soporifique qui anesthésie les insectes momentanément. Troisième temps : on découpe l’extrémité de la termitière comme la pointe d’un œuf à la coque et on remplace cette coupole naturelle par une coupole artificielle en caoutchouc très résistant et fendu en quatre. De la sorte, lorsqu’on plonge quelqu’un dans la termitière, les quatre parties du capuchon caoutchouté cèdent et le patient pénètre dans ce petit monument de terre séchée. On l’y enfonce jusqu’au cou. Les lèvres de caoutchouc se referment sur ses épaules, et les occupants de la termitière se mettent au travail. Ils s’activent vite et bien. Si je vous disais que trois minutes à peine leur ont suffi pour mettre cette femme dans cet état. Efficace, non ? Si elle avait pu parler plus vite, croyez-moi, elle l’aurait fait. N’est-ce pas, mademoiselle Mélodie ?

Anabelle a les yeux brillants de fièvre. Elle pantelle entre les deux bougres qui la soutiennent. Elle essaie de balbutier quelque chose, mais ses lèvres ne peuvent moduler aucun son.

— Je voulais que vous la regardiez, afin que vous sachiez ce qui vous attend, vous, la petite et vos complices, au cas où vous ne m’obéiriez pas aveuglément, conclut le président.

Il fait claquer ses doigts et, de la main, il indique aux gardes d’emmener Anabelle.

Je profite du léger creux de l’évacuation pour prendre la température de mes idées.

« … Au cas où vous ne m’obéiriez pas aveuglément », qu’il a dit, le président !

Donc il espère quelque chose de nous.

Quoi ? That is the problem !

Seulement, votre San-A., mes belles chattes frisées, vous le connaissez, non ? Sa devise, c’est : « N’attends pas que ton adversaire te file un coup de tatane dans les pilotis pour lui coller une mandale au bouc. »

Du coup, au lieu de chiquer les effarés, les suppliants, je murmure avec une superbe digne des grands interprètes du théâtre passé :

— Vous commencez à me courir sur la prostate, Kelkonoyala !

Jo-la-gâchette-d’or bondit. Il veut me massacrer le bulbe d’un coup de crosse. Une esquive pivotante du célèbre commissaire San-Antonio, fils unique, et par conséquent aimé de Félicie, lui fait pulvériser le dossier ouvragé du fauteuil. Il en penaude, le barbu.

— Fumier ! il éructe, l’étrusque si brusque.

— Suffit ! crie le Noir en blanc. Ce cabinet de travail n’est pas un ring de boxe, cap’tain Jo !

Un embryon de calme revient. Je me dresse et murmure dans le nez du président :

— Si vous ne faites pas ce que je vous dis, comme je vous le dis, vous ne reverrez plus votre fille, espèce de petite guenille prétentiarde !

Il repousse sa tasse de thé vide d’un geste brusque.

— Vous dites, San-Antonio ?

Tiens donc, il lui est revenu comme par enchantement, mon nom !

— Je dis que vous avez une fille nommée Kelmijoré, si j’en crois la rumeur publique. Exact ?

— Exact !

— Cette ravissante enfant, car elle est ravissante, j’ai pu le consta ter, voyageait tout récemment en Europe, en Italie, notamment, toujours exact ?

— Et alors ?

Son regard globuleux luit comme des phares de police. Il lance des feux tournants, parole ! Des feux qui sont presque rouges !

— Eh bien, président de mes choses, cette gosse a été kidnappée à Venise par les services de Savakoussikoussa qui l’ont mise en lieu sûr. Mlle Mélodie ne vous l’a donc pas appris, depuis sa douillette termitière ? Parlons net ! C’est vous qui allez m’obéir si vous tenez à récupérer votre jouvencelle ! À moins que vous ne vous en battiez l’œil. On bouffe encore ses enfants, ou quoi, dans votre famille ?

Il esquisse un hochement de tête étrange. Chaque salaud a son petit pot de réséda sur la fenêtre de sa saloperie. Pour Anabelle c’est son frère infirme. Pour Kelkonoyala, c’est sa fille.

— J’adore Kelmijoré, me dit-il. Je l’ai eue avec une femme qui a pris tout mon cœur ! Une Grecque…

Étrange déclaration de la part d’un féroce bonhomme.

Elle me trouble quelque peu, cependant je continue.

— Heureux de vous voir animé de ces grands sentiments, ils vous relient un peu à la race humaine. Nous allons donc pouvoir conclure un marché, président, puisque nous disposons l’un et l’autre d’une bonne monnaie d’échange.

Là-dessus, ma pensarde fait un peu de surplace, les gars. Le San-Antonio chéri, il est frappé par une réflexion vachement tardive. Il se dit : « Mais au juste, qu’attends-tu de ce gus ? Que t’a-t-il fait ? Pourquoi cherches-tu à le destituer ? Tu as suivi le bœuf ! Obéi aux directives de Mélodie ! Elle t’a proposé un partage des richesses et tu l’as accepté uniquement parce que tu n’avais rien de mieux à fiche. Ce faisant, tu n’obéissais à aucune directive supérieure. À aucun ordre précis. À aucun mouvement spontané. Kelkonoyala, tout comme ton foie, c’était « connais pas », il y a seulement quelques jours ! Un vague nom de l’actualité. Il ne t’a jamais cherché de patins avant que tu ne te mêles de le détrôner au profit d’un connard manœuvré par Anabelle. En somme tu as foncé bêtement, dans le flou, comme ça… « Comprenez-vous, mes petites tendresses frissonnantes, c’est cela un roman d’aventures. Une espèce de fantasia échevelée ! Un rodéo brillant exécuté pour le plaisir, sans objet précis.

Cette méditation me rend tout glandu. « Servez-moi un coup de blanc, que je me refasse un palais », comme disait Louis XIV.

— Quel marché ?

Kelkonoyala prend un cigare dans son tiroir et lui sectionne les extrémités au moyen d’un couteau de chasse long comme ça (non : un peu moins).

Alors, le commissaire San-A. qui en a plein ses bottes et sa giberne du Kuwa, s’entend dire d’une voix piteuse, d’une voix péteuse :

— Rendez-nous notre liberté à tous, permettez-nous de quitter votre fichu patelin en échange de votre fille. Correct ?

Ça me fait tout foireux dans les tympans, des paroles pareilles.

« San-A., mon grand, me dis-je, pour un dur dans la force de l’âge, tu te comportes en garçon de recette traqué par des voyous. Ce marché ressemble à une supplique ! Tu chiques les courtisans dont l’échine fait un « 8 ». Honte à toi ! On peut être honnête, mais avec panache ! Si la probité morale doit devenir une bassesse, il vaut mieux fringuer dans l’injustice ! »

Kelkonoyala allume son cigare. Qu’est-ce qu’ils ont à carboniser des havanes de chez Davidoff dans ce puissant récit ? Dites, c’t un tic d’auteur, selon vous ? On glisse dans la marotte ?

— Venez avec moi, monsieur… heu… San-Machin ! dit-il en se dressant.

Sa décision brusque me prend de court.

Je le suis ; la mitraillette de Jo-la-gâchette-d’or pointe entre mes confortables omoplates.

* * *

C’est bien conçu, cette résidence providentielle ; pardon : présidentielle. Si je vous disais que, dans la pièce contiguë au bureau, y a un ascenseur capitonné, vous me croiriez ?

Oui ? Bon : croyez-moi et prêtez-moi mille balles ! On s’engage dans cette cabine aux parois tendues de velours frappé dans les tons bleu ciel (mon mari !).

Le temps de fermer la lourde, de la rouvrir et t’es arrivé à destination.

En l’occurrence, il s’agit de la terrasse-jardin suspendu.

Ah ! mes amies, je voudrais que vous fussiez à mes, côtés ! Un enchantement ! Une joie des yeux, de l’oreille et du pif ! Car on l’a également conçue pour une ouïe et pour un noze, cette terrasse. Des parterres (en l’air c’est rare) de plantes odoriférantes. Des massifs (puisque taillés in the masse) de fleurs introuvables chez votre Interflora du coin. Il y a là des nazibules pétafinés, des clostrichpatzes bordurés, des carolus gaulmuches à pétales en croix de Lorraine, des courgum bactéris, des troufignus abonéhalargus simples, des toutazimuts bissextiles, des odalisques navrées, des clitoritus tatillus, des chagates délicatium dans leur mousse, des povgus-sansanus, des roses Madame Veuve Président Edouard Herriot, et des géraniums ovipares. C’est vous dire !

Une immense piscine carrelée en pâte de verre de Murano miroite dans l’ombre clairsemée et odorante d’une pergola. La volière que j’ai aperçue d’en bas, et dont l’intérieur reconstitue la forêt de Fontainebleau, est garnie de barreaux et d’oiseaux, comme toutes les volières, certes ; seulement les barreaux sont en or, et les zoziaux en plumes rares puisqu’il s’agit d’oiseaux de paradis. Et ça gazouille, ça, madame ! Ça fait des cui-cui, des cru-cru ! Ça fait péter des « bordel de merde » (car il y a des perroquets dans le lot), ça rossignole, ça bengalise, ça pond, ça couve, ça éclot (Vougeot), ça volette, ça plane, ça bâfre, ça défèque et ça cacophone pire qu’un congrès politique un jour d’exclusion.

Kelkonoyala marche droit à une balancelle installée entre la piscine et une source artificielle, près d’un buisson d’hékreviçalanage.

Il s’arrête devant le siège auquel un petit Noir habillé en prince mage imprime un moelleux mouvement de va-et-vient. Le président enlève son cigare de sa bouche, comme on arrache le robinet d’un tonneau vide.

— Approchez, approchez ! me dit-il.

J’ai déjà pigé en découvrant une fabuleuse paire de jambes couleur de brugnons très mûrs, un bras merveilleusement fuselé…

Kelmijoré, la fille de Son Excellence est là, dans un maillot de bain deux-pièces, vert émeraude, qui se prélasse en écoutant glouglouter la source cristalline.

Elle a récupéré depuis qu’on lui a infligé la croisière en malle ! Pétante de santé ! Éclatante de beauté ! Une peau, je vous l’ai dit mais je gode à le répéter, presque ocre comme la terre de son pays… Ah ! la merveille !

Ah ! l’inoubliable vision ! Ah ! l’enchantement des sens ! Ah ! Ah ! Ah !…[66]

Mais : « ah » comme il a l’air glandu, le San-A. ! « Ah ! » comme il l’a dans l’œuf, ce connard ! « Ah ! » comme il est bon à jeter aux chichemanes !

— Il paraît que vous avez déjà vu ma fille, monsieur… heu… San-Chose…

— Par un petit trou, dis-je. Je n’avais pas mes aises et ne pouvais apprécier la qualité du spectacle à sa juste mesure. Tous mes compliments, président, décidément la déesse grecque dont vous me parliez tout à l’heure devait être splendide pour faire à un type aussi moche une enfant aussi belle !

Kelmijoré éclate de rire.

— Il est amusant, ce type, qui est-ce ? demande-t-elle à son père.

Il n’a pas le temps de lui répondre.

La voix de quelqu’un que je n’avais pas encore aperçu retentit, depuis un rocking-chair que me dissimulait un parasol. Une voix claironnante et soyeuse à la fois. Une voix ironique et pétillante.

— Vous ne le reconnaissez pas, ma chère enfant ? C’est ce foutu flic qui est venu se jeter tête baissée dans notre histoire et dont vous admiriez si fort la photographie dans le journal d’hier…

Dites donc, cette voix, il me semble bien la reconnaître.

Elle me rappelle quelque chose.

Ou plutôt, quelqu’un !

Je fais un pas en avant.

Et je découvre le comte Alcalivolati, un verre de whisky à la main.

Souriant !

Rasé !

DIVISION HUIT

S’il y en a qui ménagent leurs effets, je ne suis pas de ceux-là, convenez !

J’aurais pu garder ce coup de théâtre pour la faim, non ? Deux, coup sur coup, c’est gâcher la marchandise ! La fille Kelkonoyala qu’on me flanque dans les mandibules au beau milieu de mon numéro, c’était pas mal. Je pouvais développer là-dessus ; exploiter la situation sans trop tirer à la ligne. J’avais de quoi tartiner, gagner de la page honnêtement, tous mes confrères à la frère vous le diraient. J’en sais, ils en eussent fait leurs choux gras de cette renversée. En tout cas un chapitre entier. Deux à la rigueur (et sans trop de rigueur). Comment que la brusque réapparition du comte ils se la mettaient en réserve pour les jours sans phosphore. Emballage sous vide ! Ça ne mange pas de pain ! Quand tu mollasses des cellules, tu ouvres le sachet de cellophane et t’as ton petit coup de théâtre déshydraté à mettre tremper pour lui redonner consistance, l’intégrer à l’action en temps voulu.

On a toujours besoin d’un petit pois chez soi, mes gueux !

Seulement, avec San-A. c’est le respect du lecteur assuré ! Il pleure pas la camouze, le brigand ! Paie de sa personne et de sa gamberge ! Deux coups de vape en fin de chapitre ! Toc ! et toc ! Servez chaud ! On verra plus tard !

Vous avez déjà trouvé cette probité autre part, vous autres, grands malins ? Moi, jamais ! Unique en son genre ! Et son genre unique aussi ! Alors, vous repasserez !

Pas d’économies sur l’affabulation, jamais ! La fille Kelkonoyala, vlan !

Et puis, zou ! quelques lignes plus loin : retour d’Alcalivolati ! La cataracte ! Les chutes de Jambèse ! La licorne d’abondance ! Sucrez-vous, docteur ! Une générosité inégalable, San-A., je vous le dis ! La parcimonie ? Chez Plumeau ! Quand il sera clamsé, là là, c’te période de sécheresse, mes frelots ! C’t’aridité dans la littérature de mouvement ! Pauvres de vous !

— Tiens, v’là la rose ! je m’écrie, en essayant de mutiner pour cacher ma désespérance.

— Pourquoi, la rose ? dit le comte hautain (ça lui va bien au teint).

— Parce que l’impotent c’est la rose ! bécauds-je[67]. Alors on a largué sa petite tuture, comte ?

— Cette simple canne me suffit, avoue le ci-devant nourrisson de la dame Pronunciamiento. En Italie j’exagérais un peu mon infirmité pour justifier la petite pension que l’État me versait parcimonieusement. Que voulez-vous, je traversais une période grise…

— Qui est terminée, mon cher comte ! déclare le président Kelkonoyala. Grâce à votre esprit d’initiative, vous vous êtes assuré une vieillesse heureuse, car jamais je n’oublierai !

Alcalivolati exécute une légère courbette.

— Merci de me rassurer, président. Je constate avec plaisir que vous avez plus que votre prédécesseur le culte de la reconnaissance.

Kelkonoyala est de bonne humeur, cela s’entend et se voit.

— Vous n’aviez donné qu’un État à Savakoussikoussa, dit-il après avoir fait de la fumée, tandis qu’à moi, mon cher ami…

Il caresse d’une main frémissante l’épaule ronde de sa fille.

Elle n’a d’yeux que pour mézigue, cette Vénus ! Faut voir la manière qu’elle me défrime. Ce regard caressant, maâme la marquise ! Ce tendre éclat dans la prunelle ! L’exorbitance de son iris ! Bref, parlons le langage des garçons de bains : J’ai une touche, quoi !

Mais comme ce n’est pas la première, je décide de ne pas me liquéfier et de conserver la tronche froide, bien qu’il fasse quarante à l’ombre.

— Ainsi, on est passé à l’ennemi, comte ? je lui balance, on a changé de râtelier en cours d’action ?

Il hausse les épaules.

— Je réprouve certaines méthodes. Peut-être que mon sang bleu n’a fait qu’un tour en apprenant le rapt de Mlle Kelmijoré.

— Ou peut-être que votre grosse cervelle bleue vous a laissé entrevoir le parti à tirer d’une pareille volte-face, non ?

Il ne se formalise pas.

— Qui sait ! répond-il. Voyez-vous, j’ai surtout été troublé par le comportement de Savakoussikoussa. Perdre la tête au point de flinguer sous mon toit ses sbires après s’être laissé coller par un trio de flics, voilà qui dénotait une perte de self-contrôle inquiétante. Son affaire s’engageait mal.

Il sourit, son visage oint de crème hydratante luit dans la lumière.

— J’ai toujours été du côté des vainqueurs, monsieur le commissaire.

— Vous étiez au courant du kidnapping de mademoiselle ?

— De tout, mon cher, de tout ! Si je vous disais que je m’envoyais personnellement les mandats que je recevais.

Bon Dieu, bien sûr… Le grand type maigre du bureau de poste, flanqué d’un Noir aux cheveux blancs… C’était le comte Alcalivolati soi-même !

Che bella combinazione !

Coups fourrés en chaîne ! Carambolage d’arnaqueries. Chacun fricotait à sa manière, prenait ses petites précautions pour se garer des courants d’air.

Comme chaque fois, en pareilles circonstances, ma pensée vagabonde, butine d’un fait sur l’autre, voltige d’un truand à l’autre, collecte les incidents de parcours, les réinterprète.

Pas étonnant que, dès le soir de l’embarquement, sur la rive italoche, le président ait été au courant de la mort de Francesca Fumaga. Avant de larguer Venise, le président a dû avoir un contact plus ou moins direct avec Alcalivolati. Probable qu’après notre départ de son palais pouilleux, le comte a prévenu les conjurés de ce qui venait de se passer. Ensuite il a pris les chocottes et a résolu de passer carrément à l’ennemi. La situation allait devenir intenable pour son blason mité sur le sol italoche. Il n’avait plus confiance en Savakoussikoussa…

Je n’arrive pas à détacher mes yeux de Kelmijoré. Incorrigible, le San-A. Dans les pires instants, suffit d’une pin-up pour qu’il s’envole. Je me rappelle des enterrements familiaux qui m’éprouvaient beaucoup. Derrière le corbillard, en réprimant des larmes, j’apercevais tout à coup une souris pas mal balancée et au sourire nostalgique à qui le noir allait bien. Illico le déclic jouait. Je me laissais couler, en queue de peloton avec la nana pour l’entreprendre, d’ores et déjà, entre deux coups de goupilloche. Mieux : en lui passant le goumi je m’arrangerais pour lui caresser furtivement la main. La vie qui continuait, quoi ! Obstinée ! Exubérante ! Pleine de sève, de fichtre et de foutre. De profundis, mon cul ! Après un coup de flou, il redressait la collerette, Popaul ! Se remettait à jouer « Les cinq sous pour l’avoir raide » à guichet fermé !

— Que vas-tu faire de lui, père ? demande la ravissante au tyran.

Kelkonoyala m’enveloppe, d’un regard implacable.

— Je l’ignore encore, tout dépendra de son esprit coopératif. Ce sera la fourmilière, le peloton d’exécution ou bien, qui sait, la liberté…

Ces paroles suffisent à me ramener à la notion de la dure réalité. Avouez qu’elles feraient réfléchir une glace sans tain ? Je me convoque d’urgence pour une communication de la plus haute importance et m’adresse, sans mâcher mes mots, la diatribe suivante : « Cher San-A., au lieu de rouler des yeux blancs à cette déesse gréco-noirpiote et d’admirer l’infamie du comte Alcalivolati, tu ferais mieux de te préparer un avenir meilleur. N’oublie pas, sombre crêpe, que tu as dans ta main moite un petit appareil qui risque de modifier le cours de ton destin. Peut-être serait-il temps de t’en servir ? »

Là-dessus, je glisse d’un air dégagé la main dans ma profonde d’un index impérieux, j’en troue le fond, comme un collégien décidé à se jouer un solo pendant le cours de sciences naturelles, et je fais passer le petit truc en question (je vous dirai plus tard ce dont il s’agissait, si vous ne me cassez pas trop les pruneaux dans l’intervalle) par l’orifice. Le machin, puisqu’il faut l’appeler par son nom, glisse le long de ma jambe et atterrit sans bruit sur un tapis de corde.

Sans bruit et surtout sans heurt (car son heurt serait le mien !). Bon, le voici donc à terre, tout rond, tout lourd, tout moleté, à l’abri de mon pied. Je suis à vingt centimètres de la piscine. J’ai peur que le « plouf » n’attire l’attention. C’est pourquoi je le couvre en piquant une rogne bruyante. J’exclame comme quoi c’est intolérable de se voir traiter de la sorte ! J’en appelle à mon ambassade. Y en a pas ? Alors à mon consulat ! Y en a pas non plus ? Alors aux droits de l’homme et du citoillien ! Ça n’existe pas ici ? Alors à ma qualité de grand Blanc ! On s’en branle ? Bon, en ce cas je prends le ciel à témoin ! Je mobilise les dieux noirs, les dieux blancs, les dieux jaunes ! Tous les cent vingt bons dieux de bon Dieu homologués ou en devenir. J’en fais un lot dont je me réclame ! Je me démène ! Je conspue ! J’exige ! Je tape du pied ! J’écume ! J’en colère jusqu’à ce que mon petit bitougnot à molette soit dans la piscine. Il y a été sans bruit. On n’avait d’attention que pour ce qui se passait un mètre septante cinq plus haut ! Ouf ! Va falloir attendre. Une bonne heure, selon d’après le prospectus qui accompagnait l’objet et que j’ai lu dans l’avion. Eh bien attendons !

Kelkonoyala se tourne alors vers Jo-la-gâchette-d’or.

— Emmenez donc cet énergumène en prison, cap’tain Jo. Peut-être s’y calmera-t-il ?

— Et s’il fait du rebecca, président ? demande Jo d’un ton mourant de chat en train de s’envoyer dans les cumulus.

— Mon Dieu, s’il dépasse la mesure, dépassez-la également, répond le président avec un haussement des pôles.

* * *

L’ascenseur nous vertigine dans les profondeurs. J’en devine qui s’étonnent de ne pas me voir jouer Fort Alamo pendant mon tête-à-tête avec le barbu. Ils se disent, ces manches : « Eh quoi, San-A. est dompté par une malheureuse mitraillette, à c’t’heure. Un mercenaire à poils le fait glaglater ! Mais z’alors, il baisse, l’intrépide commissaire ! Il colimaçonne de la coiffe ! Tourne au puceau de village ! »

Ceux-là, je les laisse baver leur fiel à loisir. J’attends mon heure, mes lapins roses !

Voilà pourquoi on débarque dans un profond sous-sol sans que j’eusse remué seulement le plus petit poil de mes mollets pour tenter une renversée.

Généralement, je vous fais des descriptions de prison extrêmement sombres et suintantes. C’est l’abominable cul-de-basse-fosse, blanc de salpêtre et dégoulinant d’humidité. Ça pue le fétide ! On y mijote dans de louches pénombres. Hein, que c’est vrai ? La plupart du temps, elles sont commak, les geôles de mes polards ? Gratinées, conventionnelles ! L’Abbé Faria ! Le Masque de Fer ! Bien fangeuses, poquant la merdouille ! Sanieuses à fond !

Cette fois, mes carnes, je vas vous entraîner dans l’excès contraire.

A priori, je me dis commak : c’est pas une prison, c’t’une clinique ! L’hosto amerloque, mes bichettes ! Tout carrelé de blanc, le couloir. Sol compris ! Les plafonniers en verre ouvragé. Vous rêveriez d’une salle de bains pareille ! On a l’impression de cheminer en direction du bloc opératoire.

J’avise des portes pimpantes, ripolinées dans les teinte jaune. Jo s’approche de celle du fond. Vous chercheriez en vain le méchant verrou classique. Y a même pas de serrure, si je vous disais ! Pas le moindre loquet. Juste un bouton argenté à gauche. Le barbouzard le presse du coude car il ne cesse pas de me braquer. La porte s’ouvre en coulissant à l’intérieur de la paroi.

Alors la cellule m’apparaît. Très vaste ! Aussi propre et claire que le couloir. Par exemple, où elle diffère, c’est par son sol et ses parois. Ceux-ci sont garnis de pics épiques aux pointes acérées. On croirait des pics à glace. Ils sont scellés sur toutes les surfaces, sauf au plafond toutefois, à raison de quatre environ par mètre carré. Vous pigez l’astuce ? On ne peut séjourner dans ce local qu’en s’y tenant debout ! Impossible de s’y allonger ni même de s’accroupir sans se rentrer vingt centimètres d’acier dans la viandasse.

— Dis voir, Jo, je murmure avant de pénétrer, c’est bien monsieur Louis XI l’architecte, non ?

Il rigole.

— Entre, gros malin ! Si tu as envie de devenir fakir, ne te gêne pas. On ne peut pas rêver d’un meilleur entraînement.

En soupirant je franchis le seuil de l’étrange prison. Me promettant bien du plaisir !

— Tiens, v’là de la compagnie ! murmure une voix juvénile.

La geôle est déjà occupée.

Marie-Marie se tient courbée en deux, ses petites mains appuyées sur ses genoux. Pinaud l’utilise comme point d’appui pour y amortir sa fatigue. Les coudes sur le dos de l’enfant, il ressemble à un vieux pochard affalé sur un comptoir à l’heure de la fermeture.

DIVISION NEUF[68]

Pour ce qui est d’avoir fermé, il a fermé, Pinuche ! Vidée, elle est, ma brave baderne. Au bout de ses rouleaux, comme dit Béru ; nettoyée, rincée à l’eau bourbeuse. Une vraie épave, je jure !

Déjà, quand on le rencontre rasé de frais (ce qui est exceptionnel), il paraît un peu rance, l’ami César. Il renifle la guenille oubliée, la soupe aux choux refroidie, le mégot éteint, l’image pieuse moisie. Alors vous parlez, lorsqu’on le retrouve à fond de cale, ayant atteint — voire dépassé — les limites de sa résistance, il ressemble plus à une chaussette de facteur qu’à la madame Brigitte Bardot des années 50 ! On a envie de le déplacer à la fourche. De le border sur un tas de fumier, comme l’eût fait la petite maman du camarade Job.

— César ! appelé-je doucement, comme on hèle quelqu’un d’endormi qu’on a scrupule à réveiller.

Le cloaqueux soulève péniblement ses stores vénitiens.

Je devine à travers quel brouillard sanguinolent il entrevoit la fière image de son brillant supérieur[69].

— C’est… t… t… toi ! parvient-il à articuler.

— Plus ou moins, admets-je. Il y a longtemps que tu es ici ?

Baderne-Baderne titube de la langue. Ses muqueuses font la poix tiède. Il remue un peu le chef (qu’il n’a plus la force de branler) et clapote :

— J’s’pas… D’j’rs…

— Deux jours !

— A’p’près ?

— Debout ?

— Hmmm, hmmm !

— Que s’est-il passé depuis Rome ? demandé-je, en chef despotique dont la soif de connaître est mille fois supérieure à la compassion.

— Oh… y a y a… répond Belle-zébu.

On n’a jamais fait plus bref comme rapport. Mais comme il est éloquent !

— Attends, fais-je, je vais te prendre un moment sur mes épaules afin que tu puisses dormir en te laissant complètement aller.

J’évolue difficilement entre les pics jusqu’au groupe.

— T’arrives à point, Santonio, me déclare le Moustique. Il a pas l’air lourdingue, le père Pinuche, mais y commençait à m’pser sur la patate. Il a des coudes aussi pointus que ces clous, le bougre !

Je cramponne la Vieillasse par la taille et d’une secousse la soulève. Elle se laisse ballotter, inerte déjà, étrangère soudain à tous les phénomènes de pesanteur et aux exigences de la gravitation. Je me l’enroule autour du cou, comme un vieux renard mité, Pinaud. Jambes d’un côté, bras de l’autre. Il pantelle et je ne crois pas qu’un mort homologué puisse faire preuve de plus d’abandon.

— Y roupille déjà, note Marie-Marie en exécutant quelques mouvements décontractoires. Tu te rends compte : près d’deux jours debout. Paraît qu’il a essayé de mettre ses godasses sur deux des pointes pour s’asseoir, mais é sont si tellement pointues qui se l’est a rentrées dans les miches. Quand j’ai entré, y saignait du derche, le pauv’ vieux.

— Il a pu te parler, môme ?

– À peine. Y m’à seulement ’spliqué qu’il avait suivi un trio de nègres, de Rome à Naples. La nuit, su le port, les trois ont z’été attaqués par d’aut’ nègres. Pinaud a voulu survenir, mais on l’a matraqué et y s’est réveillé en avion. Restait plus que la jeune fille noire sur le lot.

Je rajuste ma charge d’un coup de reins qui n’éveille pas le Bêlant pour autant et n’interrompt pas ses ronflements réglés par un super-technicien des établissements Rolls-Royce. Je ne pense pas qu’on pourra supporter longtemps ce régime, mes petits potes ! Dans un moment j’en aurai quine du père Sac-d’Os et il faudra bien qu’il reprenne sa faction entre les pieux. Combien de temps cela durera-t-il avant qu’il ne s’abatte, mort d’épuisement, sur la perfide herse ? Et nous ? J’imagine Marie-Marie embrochée comme un délicat coléoptère.

— Tiens-toi bien droite, petit Truc ! recommandé-je.

Elle examine le sol.

— Oh, pour mézigue, pas de problèmes, assure-t-elle, je dois pouvoir m’allonger entre les clous, si je me tiens bien de profil.

Elle doit avoir raison. Cette perspective m’apporte un léger apaisement.

— Comment ça s’est passé, pour toi ? je demande.

Elle ronchonne :

— Une bande de brutes, Santonio ! Si t’aurais l’occasion, oublie pas de leur mettre à tous ton poing dans le pif ! Figure-toi que j’ai arrivé au Palais gouvernental sans encombre. J’demandais ma route et on m’la disait. Bref, j’sus t’arrivée ici. Les soldats blancs m’ont interposée pour savoir ce dont je désirais. « J’ai une lettre pour l’ancien président d’la République, j’ai dit. » « Donne-nous-là », y m’font. « Mes fesses, j’y rétorse. Je dois la donner de la main à la main. » Alors v’là ces enflures qui me bichent, m’fouillent, me, volent la lettre et m’attachent pieds et poings après le pare-chocs d’une bagnole. J’ai attendu un bout de temps. Après quoi t’est-ce, ils m’ont ligotée sur le dessus de la tire et on a z’été te chercher.

La gamine renifle sa maussaderie.

— Si tu voudras mon avis, Santonio, elle s’est mal goupillée, ta révolution. Les bonshommes de glace, j’crois pas que ça les eusse empêchés de pioncer, aux Kuwiens !

Elle ajoute en montrant les dards d’acier qui nous environnent :

— Mon gros tonton me traiterait d’impertinente, mais y m’semble bien qu’on l’a dans le baba.

Un temps. On fait pensées à part. Du moins en apparence, car avec un synchronisme absolu qui en dit long sur le parallélisme de nos méditations, nous nous écrions :

— Peut-être que le Gros…

Comme ça, ensemble. Marrant, hein ?

Le Gros ! C’est vers lui que se tournent nos pensées en ces instants cauchemardesques. Il aura sûrement pris des initiatives, l’ex-futur-président ! C’est un homme d’action, Alexandre-Benoît, lorsque les circonstances l’exigent !

Il parle plus haut que l’événement, le Mastodonte ! Un indomptable ! Je passe en revue, dans ma mémoire fidèle, les actions d’éclat de l’homme au râtelier-entre-les-dents. Cette sarabande (velpeau) de bagarres, de coups de main, d’actions ardentes à l’issue incertaine… Oui : reste Béru, mon adjudange-gardien ! L’Hénorme que rien, ni personne n’abat. L’homme aux sursauts d’éléphant hargneux ! Qui feule comme un tigre lorsque la chicorne éclate et qu’il doit payer de sa personne. Le fier grognard de la volaillerie ! Le terrible dont les manches se retroussent toutes seules devant l’imminence de la castagne.

— M’n onc’ va sûrement nous tirer de là, assure Marie-Marie. Mémé disait toujours à son sujet : Alexandre-Benoît, y a pas plus C.O.N.-pantoufle, mais quand nécessité oblige, y d’vient rusé comme un maquignon.

— Dans le fond, tu l’aimes bien, observé-je.

Elle sourcille.

— Pourquoi dans le fond ? Sûr que j’l’aime, le Gros. C’est mon tonton, quoi, merde ! J’le taquine pour rigoler, mais question tutélaire j’ai rien à lui reprocher. Qu’est-ce tu veux, c’t’un homme, ce qu’il a c’est qu’il a pas d’éducation. L’est pas très fufute non plus. Mais z’à part cela on peut rien lui reprocher.

Ayant rendu ce solennel hommage à l’homme chargé d’assumer son avenir, Marie-Marie se love adroitement entre les pics.

— S’cuse-moi, fait-elle, mais j’sus vannée.

Quelques secondes plus tard, son souffle réglo me rend compte de son sommeil.

Je reste provisoirement seul, glorieux veilleur chargé de protéger les siens. Vous réalisez bien le topo, mes gnafs ? Le San-A. debout entre les dards d’une herse, le père Pinaud endormi sur le dossard, attendant, tandis que ses muscles se nouent, que la Limace ait récupéré ?

Avec la petite fille à ses pieds. Touchant tableau, non ?

Bientôt la fatigue pèse sur mes membres. La lumière crue de ma geôle me blesse la vue. Je ressens comme une lente déchirure interne. Telle une étoffe chez un drapier, je me divise dans un craquement continu.

— Faut tenir une plombe, me dis-je. Ça ne représente jamais qu’une soixantaine de minutes. Ensuite, il se produira probablement quelque chose d’intéressant.

Vous savez à quoi j’allusionne ? Au petit truc-chose si adroitement balancetiqué in the swimming-poule.

Je poireaute en bandant comme un cerf mes nerfs d’acier. Voilà des années que je le supporte, Pinaud, mais ce sont ces dernières minutes qui m’éprouvent le plus. Combien il va chercher, en fait de carats, César ? Cinquante-deux kilos ? Pour un déménageur de pianos c’est de la plaisanterie, mais pour un garçon immobile, qui ne peut se permettre le moindre faux pas, ça devient vite une sinécure !

De temps à autre je louche sur ma breloque. Ce que ça se déplace mollo, une grosse aiguille sur un cadran ! Quant à la mignarde, alors, mieux vaut n’en pas parler.

Une plombe s’écoule.

Je suis à bout. Je tremble sur mes cannes. Bon, cette fois elle va bien dire son mot, la mignardise de la piscine ? Contre toute attente, rien ne se produit.

Je mijote un quart d’heure de plus, en me disant que je m’ai peut-être gouré dans le réglage.

Des clous ! Si je puis dire, compte tenu de ceux qui me cernent. Tout est calme, silencieux. Seuls, les ronflements du père Pinuche et la calme respiration de Marie-Marie rythment un temps éperdument morne et angoissant.

* * *

Des pas dans le couloir ! Ils me donnent un regain de courage. On vient ! Donc cette affreuse léthargie va être rompue.

— Pinuche ! appelé-je. Réveille-toi, espèce de vieux bonze !

Mais va te faire considérer par les Hellènes ! On pourrait l’asseoir sur une lampe à souder qu’il continuerait d’en concasser, le Débris. Il est sous anesthésie totale ! Loin du monde et de ses maléfices.

Marie-Marie se redresse.

— Quéqu’un, hein ? souffle-t-elle.

— Oui.

Dans un chuchotement de roulements à billes bien réglés, la porte coulisse. Et qui voyons-nous surgir dans l’encadrement ? J’en vois qui lèvent le doigt ! Ils voudraient chiquer les incollables, ces truffes moisies ! Montrer qu’on ne les estomaque pas aisément, qu’ils pigent les retournements, surtout lorsqu’on les leur a bien mijotés, comme un cassoulet toulousain. Moi, m’sieur ! Ils supplient ! J’ai deviné qui c’est qu’arrive à la rescousse ! Laissez-moi le dire !

Mais Marie-Marie les devance :

— Tonton ! s’écrie-t-elle, plus rayonnante qu’un projecteur de D.C.A.

Eh bien oui, comme s’écriait le général Dunœud, jadis, devant le petit t’écran qui lui servait d’écrin. Oui, mes noix vomiques, c’est bien notre Bérurier tant espéré. Le Gros, en chaire (comme Bossuet) et en noces (comme un bouquet de fleurs d’oranger). Alexandre-Benoît identique à lui-même, impec dans sa tenue de Flambeau naphtalinée. Le visage rubicond (comme la lune quand on vient de la violer avec une capsule).

— Tonton !

Ah, il est bath, le tuteur de Marie-Marie, avec son arcade sourcilière pétée, sa pommette entamée, son œil au beurre noir et sa manche d’uniforme arrachée.

Ardent, fulminant, saccagé, bosselé. Noble toujours ! Noblesse d’action vaut mieux que noblesse d’empire ! Hélas ! il n’est point seul. Deux vilains barbus à mitraillettes l’escortent, qui le propulsent en avant. Il manque s’affaler sur les pieux, le pieux Béru. Sa neveuse le retient à temps. Parfois, un gravier suffit à stopper un rouleau compresseur. Ici, une enfant rééquilibre un lourdaud con pressé.

— Salut, braves gens ! grogne le Mastar. Mince, mais c’t’une plantation d’aiguilles à tricoter, votre carrée ! Qu’est-ce que c’te loque qui te sert de cache-nez, San-A. ? La Vieillasse ! César ! Lui est arrivé du chenis, ou quoi-ce ?

Je lui résume ce que je sais des tribulations pinulciennes.

— Tiens, cramponne-le un peu, fais-je en terminant, je ne sens plus mes reins !

Bérurier me déleste de mon fardeau. Il était temps. J’étais déjà complètement paralysé de l’hémisphère nord.

— Alors ils t’ont possédé aussi, Gros ?

— Tais-toi, mon cœur ! T’aurais vu c’te bataille rangée : Verdun !

Il raconte comme quoi, après notre départ, il a neutralisé les deux loustics chargés de veiller sur l’avion. À l’arme blanche, il se les est respirés, les zouaves pontificaux. Ils le gardaient à vue, les pattes en l’air. L’un d’eux a voulu le fouiller. Tandis qu’il lui palpait les vagues, le Gros s’est emparé du coutelas du mec. Rrran ! Et d’un ! Le second a défouraillé, mais trop tard. Pépère qui s’y entend comme un Indien de cirque au lancement du ya l’avait déjà planté à distance. Hélas ! la rafale est partie dans l’avion. Une balle a atteint la soute aux munitions et le zinc s’est déguisé en feu d’artifice. Un miracle que notre gros lard n’ait pas été plus cruellement atteint.

Tandis qu’il s’affairait autour des décombres en essayant de juguler la panique des troupes kuwiennes, un groupe de mercenaires dépêchés par la présidence est arrivé. Le Mastar a essayé de lutter, mais, désarmé, déjà trahi par les militaires séditieux et vaincu par le nombre, il a dû se soumettre. Lorsqu’il a terminé son récit, ce Cid des temps modernes murmure en berçant la Vieillasse dans ses brandillons musculeux, comme une grosse nounou endort son mouflard :

– Ça me fait plaisir de retrouver c’te vieille frappe. Si qu’on doit clamser, autant que ça soye ensemble, nous trois, hein ? Dans le fond, tu vois, c’est mieux que nous n’eussions pas récupéré ma Berthy. Sans doute qu’é refera sa vie dans la forêt, a’v’c ce salopiot de gorille. C’est pas que c’t’idée m’enchante, non, franchement, mais j’ai toujours souhaité que son bonheur.

DIVISION DIX

Trois heures s’écoulent.

Et nous sommes à bout.

Exception faite pour la môme Marie-Marie à qui sa taille permet de se reposer entre les diaboliques épieux.

Nous sommes hâves et efflanqués (sauf Béru). Nous avons faim et soif !

Nous sommes morts debout ! Nous titubons. Dodelinons. Vacillons. La position verticale n’est pas tenable très longtemps. L’homme est fait pour mourir et sa période debout ne fait que le conditionner pour l’anéantissement, en lui démontrant qu’il est un gisant en puissance.

Nous avons essayé toutes les combinaisons possibles. Tantôt nous formons la mêlée de rugby, pour nous soutenir mutuellement. Tantôt deux d’entre nous soutiennent le troisième, mais demandez donc au pauvre Pinuche de coltiner une moitié de Béru plus de cinq minutes, dans l’état où il se trouve !

Parfois, nous empilons nos godasses sur un pic afin de le déguiser en tabouret. Las ! il est tellement effilé que la pointe d’acier, irrésistiblement, s’enfonce dans le cuir des pompes avant de forcer celui de nos miches.

Une sourde rage me vrille la conscience. « Tu as eu tort d’avoir confiance en ce satané “machin-trucchose” », me dis-je. La technique, c’est beau quand ça marche ; mais lorsqu’elle trahit, elle ravale l’homme à sa période quadrumane. Si j’avais su, j’aurais tenté ma chance dans le couloir, tandis que je m’y trouvais seul avec Jo-la-gâchette-d’or. »

— Ce que t’as l’air furax, Santonio, remarque Marie-Marie. Tes yeux ressemblent à ceux d’un matou en rogne !

— Je me suis laissé posséder, môme !

— Par le président ?

— Non, par ma crédulité.

Le Gravos sollicite des explications. Je lui parle alors du truc-machin dégauchi dans l’avion.

— C’était quoi t’est-ce ? demande-t-il.

— Une bombe autofoireuse à vibrure neutronée, Mec. La dernière trouvaille du professeur Katel E. Von Handérangeman de l’université de Boston. Tout juste grosse comme un bouchon de champagne. Le bas de l’engin comporte trois boutons moletés permettant de composer la date et l’heure décidées pour l’explosion. Elle fonctionne au bicarbonate de grossium. Lorsque le détonateur agit, l’explosion équivaut à une charge de cinq cents kilos de dynamite.

— Et où que tu l’as foutue, ta petite grenade à manche ?

— Dans la piscine, sur le toit !

Pépère hoche la tête.

— Complètement givré, mon pote ! Tu penses que l’action de la flotte sur la poudre aura fait foirer le badaboum ! T’as confondu avec une mine de la nez-vis, San-A. ! Un pétard mouillé, tu peux toujours lui allumer la mèche : y a plus mèche ! Il est nazebroque !

« Et puis faut se gaffer de ces nouvelles inventions modernes, laisser les autres bousiller les plâtres avant soi. Je vois, Berthe, quand t’est-ce qu’elle a acheté sa machine à laver la vaisselle. »

Je ne saurai jamais les tribulations de la dame Béru et de son appareil ménager, car la porte coulisse enfin. Jo-la-gâchette-d’or entre dans la geôle, son inséparable mitraillette sous le bras. Il est suivi du président Kelkonoyala. Un mercenaire reste planté dans l’encadrement. Le père de la belle Kelmijoré avance de deux pas dans notre direction et nous regarde de ses yeux proéminents de ouistiti.

— Alors ? il fait, les mains dans ses poches, très sûr de lui.

— Alors ? réponds-je sur le même ton.

Béru se racle le gosier.

— C’est cézigue-pâte, le président ?

— En personne !

— Mince, j’eusse eu une autre allure dans le rôle ! T’imagines ma frime au lieu de la sienne sur les pièces de mornifle ? Louis d’or profil Béru, on se l’arrachait chez les pubismades.

Kelkonoyala a un rire métallique[70].

— Voici donc mon pseudo-successeur ? dit-il.

— Pas plus pseudo que toi, eh, macaque ! riposte l’Enflure. Non, mais qu’est-ce qu’y se croit, ce guignol ! Pseudo, je vous demande un peu ! Y m’traiterait de pédale si je le laisserais dire !

– Écrase ! intimé-je. Je suppose que le président a une proposition à nous faire…

Illico, Kelkonoyala retrouve son sérieux.

— Vous supposez parfaitement bien, mon cher. J’ai besoin de vous. Cela dit, si vous êtes récalcitrant, j’ai, vous le savez, les moyens d’assouplir votre mauvaise volonté…

— Et en quoi puis-je vous être utile, mon bon président ?

— En faisant pression sur le gouvernement français pour qu’il me consente certaines… disons, heu… facilités dans le marché que je m’apprêtais à conclure avec lui.

— Concernant ?

— Rien de très original, monsieur… heu… San-Belmondo… L’achat de Mirage, comme tout le monde. Je crois qu’il s’agit là d’une mode. On est pro-Mirage comme les Occidentaux sont pro-mini ou maxi-jupe. Phénomène collectif, mais auquel un chef d’État avisé se doit d’adhérer lorsqu’il appartient au tiers monde.

— Et mon pays refuse d’enregistrer votre commande ? La chose m’étonnerait. Après le melon de Cavaillon et le Saint-Émilion, le Mirage est la denrée qui se vend le mieux, chez nous.

Kelkonoyala fait une petite moue insatisfaite.

— Entendons-nous, la France est d’accord pour nous céder la douzaine d’avions que je lui réclame, mais elle y met deux conditions difficilement acceptables.

— Vraiment ?

— La première, énumère le petit homme sombre, c’est qu’elle exige d’être payée, ce qui n’est pas dans ses habitudes lorsqu’elle traite avec des pays sous-développés. Et la seconde, c’est qu’elle veut nous livrer des Mirage standard, sans les modifier selon les normes que nous souhaiterions.

— Et quelles sont ces modifications envisagées, président, si ce n’est pas trop indiscret ?

Kelkonoyala se fait grave.

— Selon nos calculs, le dernier Mirage se trouvera à la casse lorsqu’un de mes Kuwiens sera capable de le piloter, en conséquence, nous souhaiterions que les appareils fournis fussent équipés de moteurs Bréguet 1921, seule mécanique aéronautique que mes techniciens les plus chevronnés soient capables d’utiliser avec quelque compétence. Vous comprenez, extérieurement ces fameux Mirage seraient inchangés ; seules leurs structures internes se différencieraient des structures normales. Nos voisins n’y verraient que du feu et notre suprématie aérienne resterait totale. Hélas ! pour je ne sais quelle sotte raison de prestige, les responsables français refusent de se rendre à nos arguments !

— Et vous comptez sur moi pour les faire changer d’avis ! m’écrié-je.

— Exactement. Vous êtes ici quatre ressortissants français. Vous, commissaire, occupez de hautes fonctions. Ce crétin de Savakoussikoussa vous a déjà compromis en vous faisant passer pour son chef guérillero. Je n’aurais aucun mal à créer un incident international grave ! À rameuter l’opinion de certaines grandes puissances contre votre pays. Nous sommes très sollicités, savez-vous ! Car, chose curieuse, les puissants de ce monde ne guignent que les faibles. Plus un pays est galeux, aride, démuni, plus il excite les convoitises. Consentez-vous à vous montrer coopératif, ou dois-je employer les grands moyens ?

— Attendez, patron, coupé-je. Et si, malgré mon intervention, notre gouvernement refusait de céder ?

Kelkonoyala lève les bras de l’impuissance vers un ciel inclément.

— En ce cas, vous deviendriez inutiles, vous et vos amis, donc superflus et par conséquent encombrants. Que fait-on des choses encombrantes. Monsieur… heu… San-Remo ? On s’en débarrasse ! Cela dit, si pour collaborer, vous avez besoin de l’acquiescement de votre conscience, je puis lui fournir un argument valable en plongeant cette enfant dans une termitière, ou bien en faisant sectionner les testicules de vos compagnons… Qu’y a-t-il de plus malléable qu’une conscience ?

Cette réflexion philosophique, en guise de question, met le point final à la carrière du président Kelkonoyala, mes amis. C’est une république terminale qui en vaut une autre. Il est bon qu’un destin national s’achève sur une interrogation. Que le dernier mot d’un homme soit « pourquoi ? » délimite parfaitement la faiblesse de cet homme.

Remarquez que cet état de choses cessera un jour. Les bipèdes, dans le fond, manquent de confiance en eux-mêmes. Ayant déclaré insoluble le mystère de la création, ils s’en accommodent. Les plus orgueilleux prétendent que la question ne les intéresse pas. Foutaises ! Tous ne pensent qu’à ça, au contraire. Mais il est qui cherchent, furieusement. Et qui trouveront ! Après des millénaires de cocufiage spirituel, l’homme arrachera le voile. Il obtiendra la Vérité ! Fatalement : PUISQU’ELLE EXISTE ! Alors, il se retournera pour considérer la nuit des temps, et ce nouveau démiurge de la connaissance nous adressera, j’espère, une grande pensée apitoyée, à nous tous, les martyrs du doute, les œufs de l’opaque !

Mais ma tartine vous fait tarter. Vous m’avez enjambé le paragraphe pour aller au maillon suivant d’une action dont vous ne direz pas qu’elle n’est pas fertile en rebondissements.

Un badaboum effroyable vient de retentir ! Quéque chose de fabuleux ! D’apocalyptique ! De… De… Et de…[71]

La maison vacille, le sol tremble ! L’air est en furie ! C’est la fin of the world, le séisme ! La secousse simiesque dont parle Béru. On se tortille sur place. J’ai que le temps de cramponner Pinaud que le souffle allait chavirer. D’un coup de genou je retiens Marie-Marie !

— La bombe ! La bombe ! clame Béru.

Oui : la bombe. Je réalise brusquement une chose : elle était réglée sur le méridien de Greenwich, mes gueux. Alors elle a détoné avec trois heures de retard[72].

Quel tonus, cette bombinette ! La résidence périclite ! Les murs se fissurent ! Les étages s’effondrent ! Mais y a plus mieux encore ! Illico après la secousse, l’embrasement, la nuée ardente, v’là la flotte de la piscine qui déferle. Deux cent mille litres de flotte, tu parles d’une douche ! En petit, c’est la catastrophe de Malpasset ! Houyouyouïe, c’te trombe ! Le flot impétueux a des conséquences que je vais avoir l’honneur et le talent de vous décrire, mes chers vous tous, et toutes ! Imprévisibles ! Fantastiques ! Providentielles, aussi : faut bien, du moment qu’on est dans un livre d’aventures !

La flotte a chuté des étages jusqu’à notre sous-sol par des chemins multiples mais tous orientés de bas en eau. Floc, flaoutche, glouglou ! Ça se pointe en cataracte, en prostate, en hectolitres ! Juste comme le mercenaire de faction s’apprêtait à fuir, il est refoulé par la vague tempétueuse. Il recule, son talon bute contre un des dards. Il perd l’équilibre, s’accroche à Jo-la-gâchette-d’or qui à son tour part à dame ! Ce faisant, le chef barbu renverse le chétif président !

L’eau pénètre dans la pièce. Nous grimpe au mollet. Nous fouette. Heureusement qu’on se tenait en essaim au début de la scène (on peut même dire de la Seine). L’union fêle la force ! On s’arc-boute ! On serre les dents. On bande ce qui nous subsiste de muscles. Faut tenir. Le flot tourbillonne un instant et se retire en partie pour suivre la pente.

Ce que je viens de vous narrer avec un certain brio, vous savez combien de temps ça a duré ? Écoutez, j’ai pas regardé la trotteuse de mon ognasse, mais si ça excède quatre secondes, c’est moi qui suis excédé.

— Ben, tu vois qu’y fonctionnait, ton bidule ! gazouille Marie-Marie. T’étais déjà prêt à écrire des insultes au fabricant, Santonio !

Elle se tait car elle vient de découvrir les résultats du raz de marée-marée.

Ils sont impressionnants.

Si vous avez le cœur sensible, mes chéries demoiselles (ou prétendues telles) vous feriez mieux d’aller acheter votre vert-à-paupières ou votre soutien-loloches renforcé en caoutchouc-mousse pendant que je vais expliquer le topo aux messieurs-dames sadiques qui continueront de me lire en se pétrissant l’entre-deux.

Le plus fadé, c’est le président !

Le sort fut pour lui bien cruel. Il gît, embroché sur une demi-douzaine de pics, la face tournée vers le sol. Il a un pieu dans le bide, un autre dans la poitrine, un troisième dans les roustons et un quatrième dans l’œil gauche, ceci pour la verticale.

Concernant l’horizontale, il s’est embroché un bras et une main. Un, deux, trois, quatre, cinq et un qui fait six ; le compte y est !

Mamma mia, son beau costard blanc ! Plein de sang, du revers de pantalon au col ! Heureusement pour lui, il est mort sur le coup, le président. Qu’est-ce qu’on peut souhaiter de mieux à un mort, sinon d’être mort très vite, hein, dites ? Et puis, bien sûr, d’avoir droit à la vie éternelle, slave a de soie.

Mais vous parlez, quand même, se rectifier de la sorte ! Quelle horreur ! Remarquez, il n’avait qu’à pas concevoir une geôle aussi vicelarde, après tout ! La justice immanente, quoi ! Vous pouvez pas savoir comme elle est fréquente dans les bouquins ! Le boomerang ! Sublime !

Pour ce qui est de Jo-la-gâchette-d’or, l’est pas prêt d’en actionner, ce foutre barbouzard. Lui, il est tombé assis ! On dirait le roi du Népal sur son trône ! Il en a pris trente centimètres dans le derche et il est presque évanoui. Ce qui lui reste de lucidité, il l’emploie à dégobiller comme un rat d’égout qui viendrait de bouffer le câble téléphonique du ministère des Affaires sociales.

Pour comble de malchance, en essayant de freiner sa chute, il s’est transpercé les deux mains, d’où la raison de mon affirmation quand je prétends qu’il n’est pas encore apte à tirer à la mitraillette, fût-ce par correspondance. Le troisième larron, lui, c’est un panard, seulement, qu’il est embroché. Comparé au président, c’est peu de chose. Ça suffit cependant à lui faire perdre son teint de jeune fille. Il pleure ! Il appelle sa mère. Il déclare qu’il aurait dû rester devant son Dubonnet[73].

On se figure… Mais la vie n’est pas toujours rose pour les mercenaires, vous savez ! Y a les impedimenta, comme disaient les Romains avant de parler couramment italien. D’accord, la solde est bonne, seulement faut arriver à la fin du mois ! C’est là qu’est le hic ! D’une fin de mois à l’autre, il s’en passe, des trucs. La preuve ! Il pouvait s’attendre à une foirade de cet acabit, le jaspé ? Dites, sérieusement ? Quèque chose lui aurait laissé prévoir cette méchante mayonnaise ? Lui, pas bêcheur, il montait la garde devant la geôle, sa seringue dans les bras. Vous lui annonciez que cent mille litres de flotte fortement chlorée allaient lui débarouler à travers les nougats, en pleine sécheresse qui plus est, il vous prenait pour un tarabusté de la coiffe, le guerrier mensualisé. Vous conseillait de forcer sur la quinine.

— Venez, dis-je à mes aminches.

Je ramasse une pétoire, puis une seconde, pour si des fois je me déciderais à commencer une collection. Ainsi nanti, je bombe dans le couloir.

— Prenez le président avec vous ! enjoins-je à mes sbires.

Le Gravos ricane.

— Tu sais, dans l’état qu’il se trouve, même l’estrême ponction du pape lui ferait nibe de nibe.

— Amenez-le, foutre merde ! tonné-je, emporté par l’esprit de commandement et voulant que mes peones le soient par celui de l’obéissance.

Une obéissance tellement aveugle qu’elle ne doit pas se déplacer sans canne blanche.

— Qu’est-ce tu veux branquiller de ce cadavre ? questionne la pipelette borgne. Le faire empailler !

Ils sont d’un cynisme, les mouflets, de nos jours, je vous jure ! À en récupérer le cercueil de leurs parents après l’enterrement pour s’en faire des Kayacs[74].

— La meilleure manière de prouver au peuple la mort d’un dictateur est d’exposer son cadavre, déclaré-je. Un mort sur un catafalque est préférable à tous les certificats de décès signés des noms les plus illustres. Lorsqu’on aura montré la carcasse du président, personne ne doutera de sa disparition et ses sujets se tourneront plus résolument vers l’avenir !

Sur ces paroles que m’aurait enviées Napoléon Bonaparte, j’essaie de refaire surface.

La chose n’est point commode, mes pauvres gamins ! Ce chantier ! Après ce livre, les gus habitant dans un immeuble coiffé d’une piscine vont s’hâter de déménager, je prévois. Y aura du remous dans l’immobilier, mes sœurs ! Ah, mes petites grand-mères, je voudrais que vous puissiez jeter un œil sur le palais présidentiel after la tornade. Tout est démembré (sauf moi Dieu merci ; que deviendriez-vous si le cas échéait ?).

Les fenêtres sont arrachées ! Les murs lézardés ! Les lézardes noyées ! Les noyés déjà secs car c’est le terrific soleil qui, à présent, pénètre à flots in the masure. Je mate un larbin noir, lessivé, qui a la tête passée entre les barreaux d’un fauteuil. Deux mercenaires sont encastrés dans un mur, kif-kif les dessins animés qui, malgré ça, ont une âme[75].

Quelle cruelle dévastation ! Un tremblement de terre anatolien ! Un typhon jamaïcain ! Une avalanche savoyarde ! Le tout bien mélangé et agité avant usage !

Le hall est désert. Les mercenaires rescapés ont mis les adjas. Au loin, je vois la foule qui s’agglutine, comme des poissons attirés par une charogne.

Tout ce qui était encore vivant dans la résidence l’a évacuée vite fait. Ils courent encore, comme des furets, le dos rond, le cœur fou, craignant une nouvelle secousse. Panique générale ! Laissez passer les dératés qu’ont des ratés !

Béru exhale un soupir dont le mistral aurait à rougir.

— Bon, et à présent, Mec ? demande-t-il.

— Déposez le président sur les marches du perron, de manière que l’on sache que le pouvoir est vacant.

La Vieillesse flageolante use son dernier sursaut d’énergie à cette macabre besogne. Après quoi, avisant un transat de toile dans les décombres, elle s’en empare, le traîne à l’ombre d’un palais-laitue-évier-rose et s’y abat, comme un fonctionnaire venant d’accéder à la retraite après trente-cinq ans d’inaction rémunérée.

Pinaud dort pour longtemps. Si profondément que je doute qu’il s’éveille avant la fin de ce puissant récit.

— Mince, t’as vu ça ? grommelle le Mastar. J’ai cru que c’était une noix de coco.

De la pointe du pied il remue un objet rond assez volumineux par rapport à un œuf de pigeon, mais plutôt petit si on le compare avec l’invention des estimables frères Montgolfier. En bref, il s’agit de la tête du comte Alcalivolati. Non loin d’elle, y a un morcif du tronc du pauvre. Et encore plus loin, son slip de bain brodé à ses armes et contenant les accessoires indispensables à un homme soucieux de ne pas devoir léguer ses biens à ses neveux ou aux bonnes œuvres de la paroisse.

— L’était en train de se baquer au moment du boum-boum, assure Bérurier auquel rien n’échappe. Comme quoi, il a eu tort de ne pas jouer franco avec Pattemouille.

Je suis impressionné par cette nouvelle manifestation de la justice immanente dont nous parlions un peu plus haut et à droite. Sachez, mes chers petits, que, dans l’existence, l’homme qui ne marche pas droit va de travers ! Que bien mal acquis ne profite jamais et que malheur à celui qui par la gaine Scandale arrive[76] !

Un cri tombant des hauteurs me fait lever la tête. Ce que je vois me sèche la gorge. Remarquez, je dis ça, manière d’exprimer car j’avais déjà soif avant.

Dans une catastrophe, mes chers camarades, ce qu’il y a de plus étrange, ce sont ses bizarreries. Non, non : je ne plaisante pas. Tout sinistre s’accompagne d’une part de prodige, à croire que des éléments font joujou. Au cours d’une éruption volcanique, par exemple, on a vu courir des culs-de-jatte qui ne s’étaient même pas aperçus qu’ils n’avaient plus de jambes, et je connais à Persépolis un chapiteau qui tient par la grâce des dieux grecs au sommet de sa colonne, depuis je ne me rappelle plus quel tremblement de terre.

Dans notre occurrence, mes jolies poulettes (c’est vrai que vous êtes jolies, y en a qui m’envoient leurs photos, alors je peux me rendre compte. Quand je pense que je suis lu par des petites pineupes pareilles, j’en ai le porte-plume qui se dilate !), l’anomalie de la déflagration consiste dans le fait que le plongeoir de la piscine est demeuré intact, alors que la piscine elle-même et une partie de l’immeuble qui se trouvait dessous se sont anéantis. Il surplombe à présent un vide de cauchemar ; mais attendez, y a mieux. Kelmijoré, la chère fifille du président est accrochée à l’extrémité du plongeoir. Celui-ci danse au bout de son socle, lequel vacille. Même dans les films de Laurel et Hardy, on ne trouve pas suspense plus énorme. C’en est quasi comique, à force d’outrance dans l’horreur. Cette ravissante fille en maillot suspendue à un incroyable mobile… Ça vous torticole la nuque ! Vous flétrit le fondement ! Vous picote loin dans le rectum.

D’un regard j’embrasse la scène (j’aimerais mieux embrasser la fille, mais on baise ce qu’on peut… on n’est pas des bœufs). Elle va lâcher prise, la miss Kelmijoré. C’est imminent. Je devine ses doigts qui glissent sur la planche en fibre de verre.

— Tenez bon, j’arrive ! l’encouragé-je.

Et, téméraire comme vous savez, je m’élance à la conquête d’un escalier rompu, émarché, intermittent, discontinu… Attendez, je vais trouver encore d’autres synonymes. Vous dites ? Je peux me les carrer dans le prosibe ? D’accord, ça me permettra de gagner du temps !

Vous me verriez évoluer dans les ruines, chères chéries, vous en dévisseriez les boulons de votre soutien-gorge pour mieux respirer. Sous mon poids, des pans de mur entiers s’écroulent ! Je gambade dans le vide ! J’évite des pacsifs monstrueux de béton ! Des armoires qui restaient en équilibre contre les parois illusoires me pleuvent contre ! Ah ! il en faut du courage dans un roman comme le soussigné ! Quand je pense qu’y en a qui tiennent une bonneterie à Villeneuve-sur-Yonne, pendant ce temps, et d’autres qui pilotent un taxi entre Pereire et Levallois, mince, je trouve la vie injuste ! Je préférerais être quelqu’un d’autre, vous savez. N’importe qui : un clodo, le ministre de l’Intérieur, le professeur Barnard. Tiens, y greffe plus de palpitants, à propos, le Casanova du bistouri. À présent, c’est sa membrane à lui qu’il transplante, d’un fignedé à l’autre. Barnard-Barnum ! En v’là un qu’a pris les projos du bloc opératoire pour ceux des actualités. Son drame, c’est de ne plus pouvoir opérer qu’en cinémascope.

Je gravis, j’escalade, j’ascensionne avec une fulgurance de singe ! Par bonds, par reptations, par enjambements. Les gémissements de Kelmijoré se font plus présents.

— Au secours ! Papa ! À moi ! Vite !

Voilà ce qu’elle balbutie, la pauvre gosse !

Le San-Antonio valeureux, plus chevaleresque que toute la cavalerie Bouglione, continue de l’exhorter entre deux cabrioles.

— Cramponnez-vous, mon chou, je viens !

C’est vrai, je viens. Mais ensuite ?

Il me servira de rien de me rapprocher d’elle étant donné la précarité folle du socle supportant le plongeoir.

De quelle façon pourrais-je aller la cueillir au-dessus du gouffre ?

Je m’hisse, je m’hisse de plus en plus vite, de plus en plus haut. J’ai les doigts en sang, les genoux à vif, le front ruisselant de sueur. Quoi encore ? Enfin, bref j’en bave. Ce numéro de haute école intervenant après la séance de la geôle, vous devinez combien il secoue l’organisme, j’espère ! Mais je suis comme ça ; on ne me refera pas. Le prochain en péril ? Je vole ! J’accours ! Tenez bon !

Mon Job, oui !

Je parviens au faîte de la résidence. Vue de loin, elle doit ressembler à une affiche sur Brasilia, la résidence ! Un peu futuriste de ligne !

— Ne vous démenez pas, ma petite fille ! lancé-je à Kelmijoré.

Ma voix toute proche lui donne un regain de volonté. J’aperçois ses mains blanches sur le tremplin. Elle s’est dénégrisée, miss Kelkonoyala.

« Bien, me dis-je, il va falloir tenter quelque chose à présent… N’importe quoi ! »

Je parviens à côté du socle. Je cramponne un bloc de ciment dont l’armature de métal saille comme les piquants d’un oursin. D’un effort je le pose à l’arrière du socle. Ça immobilise ce dernier.

— Je vais lâcher ! Je vais lâcher…

Je vois son beau regard cerné par l’effroi, sa bouche déjà pareille à une bouche de mort, retroussée sur des gencives sèches. Ses narines collées.

— Tiens bon, bordel de Zeus ! je lui hurle.

Et à toute vibure, l’âme en loques, je me dis :

« Mais faire quoi ? Faire quoi, mort de nos os ? »

Seule la grande échelle des pompelards pourrait sauver la situation.

— C’est fini ! ahhh ! ahh ! râle la pauvrette. Vous direz à mon père que les diamants et le brindzinc sont à la banque de Vevey… Le Crédit International National… Coffre numéro 22… La clé et la procuration en blanc se trouvent…

Un cri inouï (et je pèse mes mots) déchire la chaleur. Le plongeoir libéré se met à danser comme un petit fou.

Tout seul !

Ah, mes très chers ! Quelle émotion. Cet objet, non pas inanimé, puisque aussi bien (comme disait la vicomtesse de Mécherdeux-Pourtoiseul) il fouette l’air chauffé à blanc, mais abandonné me raconte la fin tragique, la fin précoce de la très belle Kelmijoré Kelkonoyala. Je n’ose regarder loin sous moi, sachant ce que je vais y découvrir : un corps disloqué comme le reste de la résidence.

Allons, sois fort, San-Antonio. N’atermoie pas, ne larmoie pas. Contemple hardiment les misères du destin. Affronte ses turpitudes, homme d’élite. Tant de visions dantesques ont déjà agressé ta vue ! Alors, une de plus ou une de moins, qu’importe… Celle-ci ne fera que fortifier ton amertume viscérale, que donner de la matière première à ton scepticisme original.

Voilà comment on doit s’interpeller, mes amis, lorsqu’on a de ce que je pense où vous aurez remarqué que ça se tient sur les statues des squares.

Comment, dès lors, résister à un tel langage ? Je regarde, vaguement surpris de n’avoir pas entendu le floc de la flaque finale.

Je vois la jeune fille, les bras en croix. Mais qui remue. Elle gît sur un amoncellement de coussins et de tapis hâtivement empilés par Béru durant mon escalade. Lui, le Terrien, lui le terminé, le rampant, il a eu la présence d’esprit d’amortir la réception. Bravo, président Béru !

DIVISION ONZE

Connaissez-vous les gogues de la gare Saint-Lazare, mes beaux chevaliers ? Celles qui donnent sur les quais de départ (qu’on transforme parfois en quais d’arrivée ?) Si oui, vous pourrez vous faire une idée approximative de ce qu’est l’hôpital de Kikadissa.

Une espèce de casemate sans fenêtre, percée d’une unique ouverture par laquelle on amène les blessés et on ressort les morts. Ça fouette la sanie, l’urine chaude et le désinfectant. Le médecin-chef offre la particularité d’être l’unique employé de l’établissement. Il en est l’administrateur, le trésorier, le chirurgien, l’infirmière, la garde de nuit et l’ambulancier. C’est un grand gars blanc de poil, creux de poitrine, aux bras trop longs, au nez chaussé de lunettes à monture de fer rafistolée, qui ressemble à feu Gandhi. Il est vêtu d’un short kaki, d’un tablier à fleurs et coiffé d’une casquette blanche sur la visière de laquelle il est expressément recommandé de boire le Coca-Cola glacé.

Lorsque nous lui amenons la miraculée de frais, la très douce et toute ravissante Kelmijoré, le professeur est en train de sectionner à l’aide d’une égoïne la jambe d’un guérillécon du palais qui fut broyée par l’explosion. L’opération est d’autant plus délicate que la scie coupe mal et que le patient n’a été anesthésié que d’un demi-verre de mauvais rhum.

Il geint lugubrement, le futur amputé. Il verdit, sue pis qu’Eugène, pleure des larmes de sang et supplie qu’on l’achève d’une praline dans les cages à miel. C’est moche de voir un gars qui se lacère, qui se la sert, qui se la serre, qui hisse Lasserre de cette façon ! Mercenaire ou mercier, il est digne de compassion. Une demi-douzaine de patients (faut qu’ils le soient) gisent sur d’infects grabats. Dans un coin de cette salle commune, si peu commune, s’amoncellent trois ou quatre jambes, un bras, et un étui à testicules dont vous pourriez jouir, mesdames, sans bourse délier.

— Il faut évacuer ces abominables déchets d’urgence ! m’indigné-je. Comment pouvez-vous les laisser s’accumuler de la sorte, docteur !

Le praticien s’arrête de scier pour s’éponger le front avec sa casquette.

— Les types de la Bouffe-Populaire vont venir les chercher d’une minute à l’autre, me rassure-t-il. Ils seront répartis ensuite dans les foyers cannibales dont le chef de famille n’est pas aligné sur le SMIG. C’est pour une amputation, vous aussi ?

Je lui désigne la jeune fille.

— Non, pour un traumatisme crânien.

— Qu’est-ce que c’est que ça, traumatiste ?

Je sourcille.

— Où avez-vous fait vos études, docteur ?

– À Marseille, répond-il avec hauteur.

— Vous étiez sans doute à la faculté d’Aix-en-Provence ?

— Non, non ! J’étais livreur dans un laboratoire de produits pharmaceutiques. Je lisais les prospectus en pédalant mon triporteur. J’en ai appris à guérir beaucoup de maladies… Ici, c’est chaude-pisse, surtout ! Normément chaude-pisse.

Il se crache dans ses doigts et se remet à scier. Puis, s’avisant que son patient vient de trépasser, il dégage l’instrument de la jambe entamée (si vous prenez mal au cœur, allez faire un tour dans le jardin) et déclare :

– Ça ne presse plus, l’est complètement mort. Je l’amputerai des bras et des jambes ensuite, ça fera plus d’abattis pour la Bouffe-Populaire. Bon, tu disais, la jeune fille ?

— Elle a fait une chute. Depuis, elle n’a plus sa raison. Regardez-la… Elle chantonne sans arrêt.

Car le valdingue de la gosse a eu des conséquences, vous le voyez. Dites, j’en suis à mon combien t’est-ce de plongeon sur terre battue ? Le quatrième, je crois ? Récapitulez un peu, pour voir, pendant que je continue. Le professeur essuie la lame de sa scie contre sa fesse avant d’affronter le patient suivant. Puis il s’approche de Kelmijoré et lui souffle dans les trous de nez. La fifille de feu le président Kelkonoyala glousse.

— Quel âge elle a ? demande le docteur.

— Je ne sais pas, vingt ans.

— Actuellement ? insiste l’homme de lard. Bon, alors tu vas chercher une grosse araignée noire. Tu la lui écrases sur le front, par-dessus, tu places des feuilles de bananier… Ensuite…

Je me sauve avec la gosse sans en écouter davantage. Furieux, le docteur Coupe-Coupe me hèle.

— Si tu trouves deux araignées, écrase-z’en toi une aussi sur la tête, mon fils ; car tu parais en avoir autant besoin qu’elle !

Je regrimpe dans la jeep, Kelmijoré à mon côté, hébétée, d’une docilité d’animal apprivoisé. Il semblerait qu’on ne puisse plus grand-chose pour elle.

Tout en drivant la bagnole, je songe aux mots qu’elle m’a lancés avant de lâcher prise. « Les diamants et le brindzinc sont dans un coffre de la banque Internationale Nationale de Vevey… »

C’était donc là l’objet de son voyage en Europe ? Son Vieux l’envoyait planquouzer les richesses du Kuwa à son nom ! Jolie dot ! Il était prévoyant, papa Kelkonoyala. Je souris en pensant à Mélodie qui a mis sur pied tout ce circus pour s’accaparer des biens qu’elle aurait pu sucrer en faisant kidnapper la môme quelques jours plus tôt ! Et cette ironie des choses, entre nous soit dit, tout dit ! Savakoussikoussa quitte Vevey pour aller conquérir des richesses que la greluse de son successeur venait mettre à l’abri à quelques pas de chez lui !

Ça ne vous donne pas envie de rigoler, vous ? Non ? Alors faudrait surveiller votre constipation, les gars. Vous gaver de pruneaux ou boire de l’huile d’olive à jeun. En tout cas pas rester comme ça. Au besoin (si j’ose dire en le mettant au pluriel) consulter un scatologue. Ça peut devenir grave. Chronique ! On clamse d’un truc pareil !

— Kelmijoré chérie, vous m’entendez ?

Elle fredonne une chanson en vogue au Kuwa, qui vient d’arriver toute fraîche de Paris. Ça dit comme ça :

« Marinella,

« Ah reste encore dans mes bras

« Je veux t’écouter jusqu’au jour

« Chanter cette rumba d’amour.

Magnifique. Je crois que la musique est de Vivaldi sur un poème de Paul Eluard. En tout cas, Kelmijoré n’est plus capable que de bonnir ce chef-d’œuvre de l’art lyrique. D’une fort jolie voix, d’ailleurs. D’ailleurs et d’ici !

— Kelmijoré, vous m’avez dit que la clé du coffre et la procuration en blanc se trouvent où, déjà ?

Comme si je licebroquais dans un Stradivarius en aluminium d’époque, mes pauvres choutes. Elle s’est rétamé le cigarillo, la pauvre mémée. Le coup du lapereau ! Bloum ! D’ici qu’elle reprenne ses esprits, m’est avis que M. Séguy, le futur président de la république, aura achevé son septennat !

Tout en pilotant ma tuture dans les ruelles brûlantes de Kikadissa, j’essaie de raisonner. La môme entreprend un circuit soi-disant touristique en Europe. Gy go ! Elle emporte, dans sa valouse en peau de serpent-minute, un mignon paquet de cailloux dont je n’ose envisager la valeur, plus un second paquet contenant la production de brindzinc des dernières années. Elle placarde le blaud dans la banque Vaudoise et part pour Venise. Elle a dans ses affaires la clé du coffre, plus une procuration en blanc, probablement destinée à son brave father… On la kidnappe… Voyage en malle… Probable qu’à cet instant elle n’a plus ses bagages… Seulement Alcalivolati opère son retournement d’alliance et Kelmijoré retrouve la liberté. Son premier soin est vraisemblablement de récupérer la clé du C.F., ainsi que le document bancaire… Vous me suivez bien ? Pas trop abrutis par la chaleur ? Ça carbure normalement, oui ? Parfait… Cette évolution mentale me conduit à la quasi-certitude que la fille Kelkonoyala est rentrée au pays nantie de ces deux précieux éléments. Premier point. Seulement elle ne les a pas remis immédiatement à son père. Sinon, avant de tomber, elle ne m’aurait pas supplié, en brave petite fille qu’elle est, de dire à papa… Ce qu’elle n’a pas eu le temps de me dire !

Deuxième point, ce que je cherche se trouve au Kuwa mais pas au palais !

Alors ?

Je stoppe là mes investigations mentales car nous sommes de retour à la Résidence. La foule est de plus en plus compacte. Elle défile, muettement, devant la dépouille de l’ancien maître du pays. Le perron est devenu quelque chose comme le mausolée de Lénine. Un peuple curieux se presse pour s’assurer que son tyran n’est vraiment plus, que c’est pas du bidon, un canular, une fausse nouvelle. Il veut regarder, avoir la preuve, toucher même comme c’est bien raide, bien froid.

Je remarque que les effectifs sont massés derrière ce qui subsiste de bâtiments. Je m’approche. Debout sur une chaise, Bérurier parle.

— Camarades, dit-il. Vous v’là sans boulot, étant donné que vot’ patron a avalé son estrait de naissance. Ce fut un torchez-vous de pas croire qu’on avait la gagne en pogne, moi et mes aminches. La preuve : vot’ château fort, on n’en a fait qu’une bouchée de plâtre. Et je vous prie de croire que si vous déconneriez encore, on répressionnerait pire encore. Tout le pays est truffé de bombinettes dernier cri dont il suffise que je pense très fort à elles pour qu’elles accouchassent d’une esplosion dans le genre de celle que vous avez eu l’imprimeur. Dors minus, vomis scout, comme on dit en latin. Ce qui, vous le savez, veut dire « ce qu’est fait est fait ». S’agit d’affronter l’avenir avec le pompier Bonœil. Pas plus tard que dans un moment, je vais m’élure président en remplacement du petit crevard que vous avez vu ci-joint sur le pet rond de la crèche. Dès mon érection, camarades, je vous rengage comme troupe d’élite. Vos appointements seront doublés… Vous aurez droit à cinquante pour cent de réduction sur les chemins de fer, quand y aura des chemins de fer, et à onze mois de vacances par an. À vous de choisir !

Comme naguère dans le camp militaire, la réponse éclate, vibrante.

— Vive le président Béru !

— Merci, camarades, merci ! trémole le Gravos, ému. Je vous conduirai toujours sur les chemins de la foire et l’horreur, vous n’aurez qu’à vous relier à mon panachage blanc ! À présent, allez faire votre injonction avec l’armée. Je veux que chaque militaire parcoure à travers la ville pour annoncer que le nouveau président de la nouvelle république est un nègre blanc nommé Béru. Non : Béru-Béru ! Ça fera plus africain.

Ayant dit, il débouche une bouteille de beaujolais que vient de lui offrir un commercenaire, transfuge de la glorieuse maison Nicolas.

— Ah, t’es là, se réjouit Marie-Marie. Je commençais à me perler, avec m’n onc’ qui reprend sa folie des grandeurs. Tu crois que ça lui vient de l’âge, ce besoin d’être président ? En France y causait que de ça. Voulait z’être président de son clube de pêche, mais on l’a lessivé. Alors y se venge ici.

Elle hausse ses petites épaules déjà accablées par sa connaissance de l’humain.

— Tu sais que l’Anabelle est vivante ! révèle le Moustique. Figure-toi qu’elle ressemble à une furie. Elle farfouille partout dans les encombres en disant comme quoi elle veut trouver les diamants ! Qu’elle finira de démolir la résidence au besoin, mais qu’elle les aura.

J’opine. Chapeau pour l’énergie de l’indomptable Mélodie.

— Qu’elle cherche ! fais-je. Il est bon d’avoir un objectif dans la vie. C’est la meilleure chose qui puisse arriver aux hommes.

Épuisé, je m’assois sur le sol, près du transat où César Pinaud continue de dormir scientifiquement.

La petite s’accroupit également et pose sa tête contre ma jambe.

— Je veux pas rester ici, dit-elle. Si m’n onc’ est président j’attendrai pas la fin de son chèque postal.

— Quel chèque postal ?

— Je voulais dire, d’ son mandat. Vous pourriez pas me prendre chez vous pendant c’temps-là, ta m’man et toi ? J’fais bien la vaisselle, tu sais. Et aussi les omelettes baveuses, les frites ; la sauce à salade… J’irais à la communale de Saint-Cloud et puis, après mes devoirs, je bêcherais vot’ jardin. Quand j’vivais av’c Mémé, c’était moi que je binais, étant donné ses rhumatisses, à c’t’ pauv’ vieille.

Je caresse ses cheveux flous qui sentent bon l’enfance.

— Pourquoi pas, Moustique…

— On se plairait, ensemble, assure-t-elle. J’ai pas le caractère facile, c’est vrai. Mais quand j’m’surveille j’sus pas plus chiante qu’un’autre. En plus, j’ai une précocité d’pensée assez rare pour une gosse de m’n âge. Av’c moi v’s avez un’ interlocutrice valabe, capable de discuter de tout. De t’aider même au b’soin pour tes enquêtes dont au sujet desquelles d’être un homme t’empêche de psychologer conv’nab’ment quéqu’fois.

Son assurance empreinte de gravité me donne une idée.

– À propos de psychologie féminine, Marie-Marie, tu vas m’aider tout de suite.

— C’est parti, mon kiki, y s’agit de quoi t’est-ce que ?

Je me concentre pour énoncer clairement mon problème.

— La belle Kelmijoré revient d’Europe avec certains documents auxquels elle veut trouver une cachette sûre. Il faut qu’elle puisse les récupérer à tout bout de champ et à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Or, elle considère que cette résidence n’offre pas toutes les garanties de sécurité souhaitables… Tu me suis ?

— Vérivouel ! assure la mômasse.

— Compte tenu de ce que ce pays est primitif, instable, dépourvu d’établissements spécialisés dans la garde d’objets ou de papiers précieux, comment résoudrait-elle ce problème, selon toi ?

Marie-Marie cueille un brin d’herbe sec pour jouer avec un scarabée d’or.

— Y a pas de question, déclare-t-elle, elle s’ séparerait pas des trucs que tu causes, Santonio.

— Idiot, soupiré-je. Elle ne peut garder sans cesse ces documents avec elle. Tiens, pendant qu’elle se baigne, par exemple…

Elle est gentille, Marie-Marie, délurée, certes, vachement avancée pour son âge, effectivement. Nonobstant cela, elle reste une enfant. Et on ne peut pas fonder une opération d’analyse psychologique sur une enfant : à preuve !

— Idiot toi-même, hé, pelure ! s’enrogne la gosse. Av’c tes airs supérieurs, t’as bonne mine ! Ton brevet d’ commissaire, tu l’as racheté comme un’ licence de taxi, ou quoi ? C’est tout de suite les piétreries du genre : « et quand è s’ baigne ! » Tu crois donc qu’ tout le monde a la cervelle qui prend l’ jour. C’te Mijorée, mon grand, toute bougnoule qu’elle soye, è t’aurait revendu d’ l’intelligence à la botte, avant son accident.

Marie-Marie cesse de tracasser le scarabée pour s’agenouiller face à moi. La voici qui glisse sa main à l’intérieur de sa combinaison et qui fouille la poche interne du vêtement. Elle en ramène une petite poche de plastique étanche, grande comme la moitié d’une carte postale, et roulée menue.

— Tiens, Duglandoche, rouscaille Miss-Tresses en jetant l’objet entre mes jambes, l’v’là c’que tu cherches !

Hagard, je cramponne la pochette. À travers sa peau glacée, je devine un petit objet rigide, flanqué d’un papelard plié. J’ouvre les lèvres adhérentes et je découvre une minuscule clé chromée portant gravé sur son anneau le numéro 22. Le papier est une procuration en blanc, signée de Kelmijoré et contresignée par le fondé de pouvoir de la Banque internationale-nationale, Agence de Vevey.

Comme à Fatima, le soleil se met à gambader dans le ciel chauffé à blanc ! Des papillons brésiliens chancellent devant mes yeux surmenés partant de prodiges.

— Ou as-tu trouvé ça, moustique ?

Le mépris qui étincelait dans son regard s’éteint lentement pour faire place à la pitié.

— SUR ELLE, précisément, mon pauv’ homme !

— Quand ça ?

— Après sa chute !

— Mais…

— Ouais ?

— Elle était en maillot…

— J’ l’ai pas dégauchi dans le maillot, hé, pomme à l’eau ! Mais dans son chignon. T’as seul’ment remarqué comment elle les entortillait, ses beaux cheveux noirs ? Ce truc se trouvait au milieu des tifs, tenu par des petites agrafes. El’ pouvait se baigner, dormir, faire du sport avec, les gens n’y voyaient qu’ du feu ! Quand elle est venue valdinguer sur les coussins, j’y ai palpé la tronche pour voir si elle se serait cassé la cafetière. C’est en faisant ce dont en question qu’ j’ai senti la poche de plastique. Je m’en ai approprié à tout hasard…

— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?

Elle rougit, ses yeux deviennent pointus comme des clous de tapissier.

— Tu m’en as laissé l’ temps, dis, Bois-scoute ! À peine redescendu de ton ascension, tu l’emportais à l’hosto, parce que toi, Santonio, ton drame, c’est que chaque fois qu’ t’as l’occasion de prendre une jolie fille dans tes bras, tu préfér’rais te laisser déguiser en chair à saucisse plutôt que d’y renoncer. Franchement, tu n’ serais pas le mauvais bougre, mais c’ que t’as, c’est qu’ t’as pas de pudeur !

DIVISION DOUZE[77]

Le Gros est sublime dans son habit noir.

(Il a dû abandonner l’uniforme de Flambeau, meurtri par les derniers événements.)

Il tient dans la main droite une balayette de chiottes en caoutchouc dont on a décoré le manche avec un ruban de velours bleu.

Toute l’armée est là, sur l’esplanade des Seins Valides, ex-place du marché aux esclaves de Kikadissa, rangée en ordre de parade. Elle rutile, ne se composant que d’officiers supérieurs.

— Ouvrez l’ banc ! mugit un lieutenant-colonel.

Pour lors, un gros capitaine armé d’une cognée de bûcheron s’approche d’un banc de bois provenant de surplus français cédés au Kuwa contre des diamants bruts et, d’un seul coup, d’un seul, le fend en deux.

Béru descend de l’estrade où il trônait et s’approche de son camarade Nhé, figé en un garde-à-vous presque britannique à l’avant des troupes.

— Mon vieux Nhé, déclare le Mahousse avec une emphase nouvelle.

Tous les leaders politiques l’acquièrent du jour au lendemain, car la fonction crée l’organe.

— … Mon vieux Nhé, t’as été un de mes premiers compagnons d’armes, les autrefois jadis, et t’as toujours été fidèle à notre amitié. Quand c’est que j’ai venu ici mettre un peu d’ordre dans ce foutu bled livré aux cageots et à l’Anna rechie, la première personne dont sur laquelle j’ai pu escompter, ce fut toi. J’t’ai dit alors qu’après la victoire finale, tu serais nommé maréchal. La victoire, on s’l’a remportée sans coup fait rire. Alors chose promise, chose duse. En vertu des pouvoirs que je m’ai confédérés, je te nomme maréchal de Kuwa !

Et il remet au maréchal Nhé son bâton de gogues.

Accolade.

— T’aurais pu te raser pour la circonstance, reproche Béru à mi-voix.

Il reprend, ayant illico contracté le goût des discours.

— Mon maréchal, fait-il, j’espère que vous serez digne de vos z’hautes ponctions auxquelles vous venez d’adhérer. Usez pas de vos pré-rotatives pour vous embourber les jeunots de l’armée nouvelle. Ça risquerait de contrecarrer les évocations militaires. Le p’tit gars qui veut faire sa carrière dans la coloniale, s’il sait qu’y lui faudra se respirer le méchant chibroque de son maréchal avant l’enrôlement, vous pensez qu’il se tournera de préférence vers l’import-export ; ou z’alors ce sera toutes les petites folles de la contrée qui viendront chiquer les cantinières et à c’tarif-là, on aurait vite une armée de gonzesses. Passons à présent au programme. J’voudrais vous causer de la France, Kuwiens, Kuwiennes. Pendant des années, elle vous a fait suer le boubou. Elle vous a ratissé la canne à sucre, le mobilier d’acajou, le diamant, la noix de coca-cola et tutti-consort. J’insurge contre ! Maintenant que les temps ont viré leur cuti, elle croit réparer en vous cloquant un peu de fraîche et des emplois de balayeurs à Paris. C’est insuffisant. Un homme qu’à l’esprit de justice chevillé z’au corps, comme moi, Béru-Béru, exige des dommages-intérêts radicals. En conséquence, je proclame aujourd’hui qu’à dater de tout de suite, le Kuwa considère la France comme un de ses territoires d’outre-mer et qu’il nomme le président de la république française résident général du Kuwa à Paris.

« D’ailleurs, je compte aller à l’Élysée un de ces quatre pour déblatérer de tout ça avec mou catalogue français.

« Une dernière chose encore, Kuwiens, Kuwiennes, comme vous l’aurez appris, je peux faire la pluie et le Bottin. Depuis deux jours, malgré qu’on soye en saison de pépie, votre fleuve qu’était à sec charrie une eau faite con, pardon : fait conde. Il vous apporte la preuve de ma puissance. Puisque vous aimez la flotte, vous en aurez. Et je vous la laisserai volontiers. Tout ce que je risque de m’accaparer, c’est de quoi troubler mon Ricard. Et maintenant, comme on dit à ses invités après leur avoir fait becqueter des flageolets : allez en pets !

Ces vivats ! Cette ovation ! De quoi fissurer les trompes d’Eustache les plus résistantes.

— C’est bien parti pour lui, hein ? murmure Marie-Marie.

— Pas mal, admets-je. Dans le fond, je viens de comprendre une chose, mon chou : c’est que les Bérurier sont faits pour gouverner le monde.

Brusquement, un mouvement de foule s’opère, qui disloque la belle ordonnance de ces minuscules pièces d’échec noires sur le grand quadrilatère de la place des Seins-Valides. Il convient de vous préciser, mes drames et mes essieux, que la place des Seins-Valides est limitée sur sa partie nord par la rive du Grosso-Modo. Or, ainsi que vient très habilement de le souligner Bérurier (pardon : Béru-Béru), le fleuve, pour la première fois depuis la préhistoire, coule d’abondance en cette saison. Son flot jaunâtre déferle à la vitesse d’un cheval emballé au milieu de la capitale de Kuwa-Béru, ex Kuwa-Kelkonoyalien.

Il bouillonne, il écume, il tourbille, il impétueuse dans un grondement rassurant. Les gamins de la ville se baignent avec délice dans l’eau couleur de safran éventé. Des lavandières, d’origine portugaise, nettoient leurs hardes et les animaux efflanqués boivent à longs traits, ce qui est beaucoup plus difficile que de boire à petits traits. Brusquement, ce petit monde ravi par cette anomalie hygrométrique s’est arrêté de nager, de frotter et de boire pour lancer des clameurs. Consécutivement, la foule alertée s’est précipitée le long de la rive.

Nous l’imitons.

Et que voyons-nous, descendant majestueusement le fleuve impassible ?

Un radeau, mes amis ! En effet ! Bravo de l’avoir deviné.

Un radeau qui nous méduse par son aspect. Un radeau grand comme une arche dénouée.

Et que transporte-t-il, ce radeau ? Je ne vous le donne pas en mille, ce serait trop cher. Ni même en cent. Tenez, je vous le laisse pour le prix du bouquin.

Berthe !

Eh oui, Berthy, Bertaga ! La Baleine ! La Gravosse ! Fleur de bidet ! Mimi-patte-en-l’air ! Mme Alexandre-Benoît Bérurier, quoi !

Elle trône sous un dais, l’altière bougresse ! Bizarre divinité du fleuve intempestif… Majestueuse, vraiment, sans superlatifs inutiles !

Assis près d’elle et la tenant par le cou, il y a le gorille. Jonchant le fond de l’embarcation, tous les blessés de notre première base : Savakoussikoussa, Stockburne, Alfred le coiffeur.

Les Noirs et les dames à plateau rament en cadence afin de freiner l’élan de l’embarcation et d’amener cette dernière à la rive.

— C’est tante Berthe ! C’est tante Berthe ! s’égosille Marie-Marie.

— Ciel, ma femme ! déclame Bérurier, qui, tout à ses pompes et à sa gloire, oubliait quelque peu son désaccouplement.

Il renifle ses larmes et, noblement, escorté du maréchal Nhé et de son état-major, il vient à la rencontre de sa belle, comme Louis XV s’en allant à l’avance de Marie Leszczynska dans la forêt de Fontainebleau.

— Ma chère, ma toute belle, te v’là donc d’retour !

— Fallait bien, lance la Mégère flottante, là-bas, il en tombe comme buffle qui pisse ! C’était plus tenable…

Tandis qu’ils s’effusionnent devant la populace attendrie, je m’approche d’un grand diable de passager que je n’avais point remarqué de prime à bord (à bord du radeau).

Vous savez qui c’est ?

L’ami Tarzan, le lépreux de la forêt.

— Vous ici ! m’exclamé-je. Vous avez donc réfléchi, ou bien sont-ce les pluies diluviennes qui vous ont chassé de votre retraite verdoyante ?

Je cause bien même à la fin d’un livre, non ? J’en garde des réserves, mine de rien. Une sacrée autonomie, votre San-A. Je me serais écouté, aussi sec je vous balançais cinq cents pages de mieux ! C’est mon éditeur qu’a pas voulu. Biscotte le prix de revient. Il dit que ça ne serait plus rentable, vu les tarifs d’imprimerie, les charges sociales et tout ! Ou alors il faudrait vous le faire douiller combien, hein ? Vous ne marcheriez pas. Déjà là, j’sus au plafond. Plus chérot vous me suivriez plus. Vous comprenez, je serais San-Anmauriac, San-Ansartre, même San-Antroyat, ça collerait. Ces mecs, on y met le prix. Moi, si je m’écarte d’Uniprix, ma carrière s’écroule. M’a espliqué tout le topo, mon nez diteur. Crayon en main, avec des chiffres, des multiplications, des arguments financiers auxquels je pige ballepeau. J’ai cédé, comme toujours.

Tarzan secoue sa noble tête hirsute.

— Rien de tout cela, commissaire. En venant ici je n’ai fait que mon devoir de Français. Car, même au cœur de l’Afrique, et après des années de misérabilisme, je reste français !

— Votre devoir de Français ! m’étonné-je.

— Parfaitement. Figurez-vous qu’au lendemain de votre départ, j’ai aperçu un objet brillant, au pied de l’arbre où le python étouffait votre ami.

Il me brandit de son unique paluche un étui à thermomètre.

— Le message ! m’écrié-je.

— Parfaitement, LE message, renchérit Tarzan. J’ai pu le déchiffrer aisément, car avant mon aventure, je faisais tous les mots croisés de Max Favalelli. C’est vous dire que ce codage est un jeu d’enfant pour moi. Je me suis amusé à le mettre en clair, voulez-vous que je vous le récite pour vous faire gagner du temps ?

— Extrêmement volontiers, mon bon ami.

Il ferme les yeux et déclare, d’un ton net et ferme :

— Ultra-confidentiel. Au commissaire San-Antonio. Notre agent libyen ayant intercepté une demande de mercenaires adressée par la dangereuse aventurière Anabelle Mélodie à une officine de Hambourg, nous vous adressons des renforts sous la houlette de Bérurier. Stop. Méfiez-vous de Mélodie, elle est extrêmement dangereuse, et nous prévoyons qu’elle vise le stock de diamants kuwien. Stop. Ne tentez rien contre le président Kelkonoyala, mieux : protégez-le. Le gouvernement français est en pourparlers avec lui pour tenter d’obtenir quelques milligrammes de brindzinc, minerai rarissime dont notre pays a absolument besoin. Stop. Nous comptons sur votre diligence !

— Magnifique ! murmuré-je. Quelques milligrammes de brindzinc !

La bouille qu’il fera, le Vénérable, lorsque je déposerai tout le stock sur son burlingue, après être passé par Vevey, première et dernière escale de mon ahurissante équipée.

— Merci ! ajouté-je, en tendant la main à Tarzan. Vous avez bien mérité de la patrie.

Il secoue la tête, et de sa main restante fait « les petites marionnettes » au niveau de mon nez.

— Si vous permettez, commissaire, je ne vous serrerai pas la main car ma dernière donne déjà des signes de fatigue et comme je pratique l’onanisme, cette nouvelle ablation me priverait définitivement d’un plaisir certes relatif, mais qui n’en meuble pas moins mes soirées solitaires !

Il me sourit.

— Sur ce, je vous quitte. La route du retour sera longue !

Avant que j’aie pu intervenir, il s’est déjà englouti dans la foule.

Des éclats de voix me parviennent.

Ce sont les Bérurier qui, déjà, s’engueulent.

— Non ! Non ! Et non, n’y compte pas ! trépigne le Gros. Mon père était radical-socialiste, mon grand-père aussi, et encore mon arrière-grand-père, alors ce que t’exiges est impossible, t’entends, Berthe ? Impôt-cible !

La Berthe hurle plus fort que son julot :

— Si ce serait comme ça, je repars avec King-Kong.

Il me paraît judicieux d’intervenir.

— Voyons, mes amis, pas d’éclats, je vous en conjure. Que se passe-t-il ?

Béru-Béru se tourne vers moi.

— Il se passe que madame Chochotte a pris la folie des grandeurs, avec son macaque sacré ! Elle veut pas être présidente de la République, comme quoi ça a l’air con d’aller porter des nougats aux malades et de recevoir des pommes cuites à Chicago. Ce qu’elle exige c’est d’être reine ! Non, mais t’imagines ? Moi, Bérurier, roi ! J’oserais même plus descendre chez le bougnat d’en bas de chez nous après mes vacances.

— Quelles vacances ? sursauté-je.

— Ben, celles que je vais prendre ici ! Tu te doutes qu’à la fin de mes cinq semaines dont auxquelles j’ai droit, on rentre ! Je laisse le pouvoir à Pattemouille, ou bien à cette vieille pédale de Nhé, si l’autre a toujours de la frangipane à la place du cerveau laid.

Il a l’œil noyé.

— Ah, Paname… Le beaujolais de l’année. Il sera tout frais quand on rentrera…

Cette perspective l’incitant à la clémence, il prend sa bergère par la taille et murmure :

– Écoute ma poule, v’là ce qu’on va faire. Le Kuwa sera en république toute la semaine sauf le véquende où qu’il deviendra une royauté, de la sorte je serai président et toi reine. On t’a déjà fait des propositions plus honnêtes ?

FIN
(d’un chef-d’œuvre)
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