DEUXIÈME PARTIE AU COURS DE LAQUELLE MES ACTIONS NE SONT PAS COTÉES EN BROUSSE

CHATRIPE PREMIER[19]

À l’époque heureuse que j’étais mouflet, loin des cons et des salingues, bien préservé dans les amours maternelles, Félicie me lisait des bouquins formides, qui m’emportaient encore plus loin que l’enfance, au pays du rêve blanc-bleu ! Ça pullulait de tapis volants ! Aladin à la calbombe wonderful ! L’Ali Baba et son économie de chouravement ! Des trucs qu’on n’ose plus faire lire aux lardons d’à présent, crainte qu’ils vous balancent le bouquin à la frime en vous traitant d’horribles.

Les chiares de désormais, faut pas les écarter du réel. Ils préfèrent le catalogue du salon de l’auto aux contes de Pet-Rot. Pour eux autres, le père Noël, tiens, fume ! Ils en tiennent pour la science-friction, les vadrouilles cosmiques, les gerces à poil et en couleur !

Ils ont raison, car on a toujours raison de penser ce qu’on pense et d’être comme on naît !

N’empêche que, mézigue-pâte, ça me bottait chouette les géants de ma jeunesse, les nabots mignards : Lili Pute et consorts ! Toutes les bonnes tartines féeriques. Je m’en lassais pas des héros surnaturels bourrés de pouvoirs surprenants. Je me rappelle plus dans quoi c’était, le grand blond qui se déplaçait dans les airs à bord d’une barque pilotée par une fée. Le titre m’échappe, mais je revois la couvrante dorée à la feuille, avec une gravure collée en creux, qui représentait le héros et sa fée, cheveux au vent. On causait pas de leurs rapports sexuels, turellement, dans l’histoire. Mais ça se devinait gros comme Saint-Pierre de Rome qu’il s’embourbait la fée, à l’escale, le beau blondinet. Je m’en gaffais secrètement, sans trop savoir que ça existait, le zizi-panpan. Des émois imprécis. Des langueurs ! Je les imaginais l’un contre l’autre et ça m’accentuait le vagabondage. Dans le fond, en puissance, si je puis dire, je calçais la fée, moi aussi ! La faisais reluire pire que ses cheveux d’or ! Baguette magique, à mon tour ! Elle criait maman, toute fée qu’elle prétendait. Pourquoi j’y repense, au creux de ma somnolence ? Me semble la voir, Nadège, ou Kitège (elle portait un blaze de ce goût-là). Dressée en poupe de sa barcasse, la vitesse lui tirant ses écharpes en arrière, moulant ses formes à vous en faire goder un sénateur diabétique !

– Ça ne va pas ? me demande une voix familière.

Je rouvre les carreaux. Le président me regarde d’un air inquiet.

— Pourquoi ? articulé-je.

— Vous poussiez des cris…

— Je rêvais.

Là-dessus, votre San-A. se fourbit la rétine pour s’assurer qu’il a bien liquidé le songe en cours. Il y aurait de quoi en douter, car imaginez, mes bonzes apôtres, que Stockburne ronfle pire que le bimoteur, affalé dans un fauteuil.

« Sapristi, me dis-je fort civilement, si le pilote dort, loin des commandes, qui donc manœuvre icelles ? »

Je me dresse sur mon siège, et j’aperçois Anabelle, au manche à balai. La fée, quoi ! Kif-kif mon rêve ! Cheveux d’or et tout ! L’aube la nimbe d’ocre. C’est un spectacle rare !

— Mince, bavé-je, elle sait donc piloter ?

— C’est elle qui a amené l’avion depuis le Népal, affirme admirativement Savakoussikoussa. Anabelle sait tout faire.

M’est avis, z’enfants de l’apatride, que cette nana appartient à une race à part. On n’en trouve plus lerche, des équipières de cette envergure. L’aventurière genre Des Cobras ! Mam’selle Mystère-la-Fonceuse ! Peur-de rien ! Intrépide, pilotant avion, prototype, locomotive, croiseur de bataille, vedettes israélo-cherbourgiennes. Sautant du train en marche aussi bien qu’en parachute. Et reine du traversin, en suce ! Championne du coup de reins opportun ! Bravo ! On croit que ça n’existe pas, des femelles pareilles : moi le premier, affreux sceptique. Tiens, l’autre jour à la téloche, un film amerloque en gévachrome galvanisé, cette réplique magnifique d’un savant grave, à une ravissante pinope carrossée Bertone : « Les jeunes femmes océanographes possédant leur propre sous-marin sont rares, mademoiselle Boufbitt. » Je m’ai marré, j’avais tort.

De quoi s’ouvrir jusqu’aux oreilles, hein ? Ben, à la réflexion (comme disait un miroir) c’est valable. À preuve Anabelle. Te vous drive le coucou déplumé de première ! Son fume-sèche au bec.

J’ai dû roupiller longtemps. Une fois de plus le jour se lève. Sous nous, c’est la forêt à peu de chose près équatoriale, dense comme une toile de bâche et verte à vous dégoûter de la chlorophylle. Je remarque que le bimoteur décrit une large courbe dans le ciel blanc et qu’il perd de l’altitude.

— Je crois qu’on arrive ! fait Savakoussikoussa.

— On se pose dans les branches, comme les canaris ? demandé-je.

Il hausse les épaules. L’avion fait drelin-drelin, pire qu’au décollage. Son long trajet a fini de le défistoler. Seul avantage : ayant sucé son carburant, il s’est allégé.

Je sonde anxieusement la forêt éperdument compacte. Où diantre va-t-elle nous poser, la reine du manche à balai ? L’avion descend de plus en plus. Les frondaisons se précisent. J’y distingue des singes roux affolés par le fracas des moteurs et qui sautent d’arbre en arbre comme s’ils étaient à ressort. On dirait des puces paniquées par une giclée de D.D.T.

— Mais bon Dieu, où se pose-t-on ? m’enrogné-je.

— Vous allez le voir dans un instant, promet mon auto-kidnappeur. Tenez, sur la droite…

Je découvre une trouée, tout à coup dans la forêt. Rectiligne, très longue, étroite, à peine discernable. Faut vraiment être au-dessus pour la voir.

— Le lit du Grosso-Modo, révèle le président. Il est à sec une grande partie de l’année.

Un tourbillon géographique virevolte dans ma mémoire, comme le tourniquet d’un présentoir de cartes postales.

Le Grosso-Modo, tout au nord du Kuwa, dans la zone subjonctive. Cette région où la main de l’homme n’a presque jamais mis les pieds est grande comme deux fois virgule quatre la France. C’est un territoire encore vierge où la maison Coca-Cola ne possède pas de concessionnaire, ni le Club Méditerranée de village.

— Voulez-vous dire, Excellence, que nous allons essayer d’atterrir dans le lit rocailleux d’un torrent ?

— Il est sablonneux sur quatre-vingt-six kilomètres trois cent cinquante ! rectifie Savakoussikoussa. Et des Noirs ont damé le sable après l’avoir arrosé de sirop de défoutraillés géants, ce qui l’a rendu pratiquement aussi dur et résistant que du béton, car il est très riche en silisboutz de chpaf.

Nous nous taisons, conscients de la gravité de la manœuvre. Après un minutieux repérage de la chaude piste, Anabelle plonge dans la trouée. Rien de plus délicat car il ne reste pas dix mètres de marge entre le bout des ailes et les frondaisons. Mais avec une pilotesse de cette classe, mes amis, on atterrirait sur l’extrémité d’un paratonnerre.

Tout à coup nous abandonnons la lumière pour nous fondre dans une ombre végétale. On dirait que le crépuscule nous choit sur la coloquinte, alors qu’en fait le jour n’a pas fini de se lever. Je vois défiler des arbres gigantesques et il me semble qu’on va plonger dans les troncs (ce qui porte bonheur, dit-on). Mais aucune anicroche ne se produit. Les roues de notre carcasse volante touchent le sol. L’avion en tremble de plus belle jusque dans son infrastructure[20]. Et il roule, roule… Quelques indigènes habillés de rien, avec juste une fleur de fraisier sauvage en guise de cache-sexe gambadent le long de la piste. On continue de rouler éperdument.

— J’espère qu’ils en auront damé assez long ? fais-je.

— Soyez sans crainte : tout a été prévu ! rassure le président. Ah, comme notre grand poète Boû-Rimé avait raison quand il disait qu’on n’emporte pas le Kuwa à la plante de ses pieds.

Anabelle a inversé le pas de vis des hélices, comme l’on fait avec les tire-bouchons-surprises dans les fabriques de farces z’et attrapes. Notre Super-Consternation se cabre, piaffe, gronde, rote, expectore de nouvelles bordées d’écrous, puis finit par s’arrêter. Mais longtemps encore il est secoué de spasmes. Il a des soubresauts, des auto-allumageries capricieuses, des bouffées d’ardeur, des violences internes, des rébellions mécaniques. Il grelotte comme un grand corps fiévreux. Enfin la masse de métal entre dans les ultimes frémissements de l’agonie et s’abîme à la pétrification après un dernier pet langoureux.

Well ! Well ! Well ! bâille Stockburne en s’étirant.

C’est pas qu’il ait de la conversation, mais il le dit bien.

Anabelle allume une nouvelle tige.

— Mes compliments pour la performance ! lui lancé-je, je n’avais encore jamais assisté à un tel numéro de basse voltige.

Elle hausse une épaule.

— Pff, du velours. Il m’est arrivé de faire mieux.

— Arrangez-vous pour que ça soit télévisé dans ce cas-là, je suis sûr que ça plairait davantage que la Piste aux Étoiles

Un qui se tient plus, c’est le président Savakoussikoussa.

— Ouvrez ! Ouvrez vite ! qu’il bagdouille ! J’ai hâte ! Oh, comme j’ai bien hâte ! Ainsi te revoici, terre de mes aïeux et nid de mes amours ! Voici ta sylve séculaire ! Ta faune ! La flore que tu m’avais jetée ! Tes indigènes qui ont l’air d’être plus indigènes qu’ailleurs ! Tes ruisseaux heureusement taris ! Voici ta forêt vierge, et tes filles qui ne le sont plus ! Voici tes fruits, tes feuilles et tes branches, et puis voici mon cœur qui ne bat que pour toi !

Pendant ce déclamage, Stockburne a ouvert la porte. Un air embrasé se précipite dans le zinc. Des bruits ! Fantastiques ! Nombreux ! Aigus ! Cris d’oiseaux ! Cris de singes ! Une douzaine d’autochtones se sont groupés devant l’avion. Ils battent des mains en scandant :

« Bien l’bonjou à vous ! »

Le président s’avance, les bras tendus.

— Je te salue, ô terre hospitalière ! il s’écrie. Et je baise ton sol béni !

Aussitôt dit, aussitôt fait !

Cette cruche, emportée par sa frénésie, ne s’est pas gaffée qu’il n’y avait pas d’escalier. Hou you youïe, ma douleur ! Il se prend un billet d’orchestre, le président-général. Plaoff ! Les bras en croix sur le sol durci. Ne bouge plus d’un poiluche ! Raide comme bois ! En pleine bouille, il l’a morflée, la terre bénie de son patelin ! Pas si tellement hospitalière !

Je me laisse pendre hors de la carlingue et je saute près de notre lyrique-man. Le retourne !

Croyez-moi ou allez vous faire explorer le rectum avec une longue-vue vaselinée, mais y a sa photo sur la terre jaune, à Savakoussikoussa. Un truc dans le genre du Saint-Suaire de Torino ! Bon suaire, m’sieur-dames, bon suaire ! Il est frappé en creux dans le sol kuwien. Il s’est embouti, cet abruti ! Lui reste plus de reliefs, pratiquement ! Pas plus en tout cas que sur les pièces de mornifle comportant son effigie. Son nez ? Une tomate laminée. Ses lèvres ? L’agrandissement d’un tampon des P. et T. Huit dents, blanches comme sur la publicité à Colgate, gisent au milieu du portrait.

— Il est mort ? demande calmement Anabelle qui vient de me rejoindre à l’aide d’une échelle de corde développée par Stockburne.

Je tâte la poitrine du président.

— Pas encore, gugus continue de se démener.

— Con à ce point, c’est presque du mysticisme, dit-elle. Mettre sur pied un cirque pareil pour se casser la gueule en arrivant, voilà qui me donnerait envie d’aller jouer les Pénélope chez un vieux beau de province.

Le Ricain qui nous a rejoints hoche la tête en chantonnant son « Well, well, well, well ».

Sans ménagement, il palpe la nuque de Savakoussikoussa.

— No fracture ! annonce-t-il.

Les Noirs, d’abord interdits par cette arrivée fracassante, s’approchent du blessé.

Trois femmes et neuf jules. Les gonzesses n’ont pas d’âge. Leurs seins flasques pendent sur leur ventre comme des oreilles d’épagneul. Y en a même une qui les a noués pour les empêcher de traîner à terre. Ce sont des négresses à plateau auxquelles la direction de chez Lipp assurerait un pont d’or. Quand elles causent, ça fait comme quand on marche dans un salon avec des souliers de ski. Celle qu’a les nichemards noués dit quelque chose qui paraît remporter l’adhésion des autres. Un grand diable met ses mains en porte-voix devant sa bouche et lance un appel évoquant à s’y méprendre un solo de corne d’aurochs. Il le réitère par trois fois. Puis il nous dit dans un français fortement marqué par l’accent kuwien :

— Socier li vini !

Fectivement, une liane tombe d’un maître-fromager et l’on voit couler de l’arbre un petit être horrible, contrefait et albinos, affligé d’une énorme gibbosité et marchant avec les pieds en dedans.

Le héleur lui raconte ce qui vient de se passer. L’autre opine et, parant au plus pressé, se met à compisser la figure du président. Puis il court vers la forêt et cueille une branche d’arbuste garnie de petits fruits noirs qui ressemblent à des cassis. Il presse le jus des baies entre les lèvres éclatées de Savakoussikoussa. Ensuite, il dénude la branche, trempe les feuilles dans le lait d’une noix de coco du jour et les applique sur la frime dévastée du leader.

— Qu’est-ce que c’est que cette plante ? demandé-je au grand Noir.

— De la pâ-nassé, m’sieur. Ça guéhit tout, mieux que l’aspihine. Quand Tabobo-Oradada, not’ socier, soigne avec, si tu meus pas tu guéhis. Le seul inconvénient, c’est que c’ti plante a des effets hallucinogènes, comme on dit dans Lui, la evue de l’homme élégant. Ti ti cois un noiseau ou quéque chose comme ça, c’est higolo tout plein.

Garçon affable, vous en conviendrez, que ce Noir, le contremaître de la petite tribu passée à la cause (et sans doute à la solde) du président Savakoussikoussa.

Il demande à ses compagnons de confectionner un brancard, ce qui est fait en deux coups de machette et de cuillère à pot, après quoi nous formons un étrange cortège pour gagner le campement. Notre arrivée ressemble à un enterrement. Le sorcier marche en tête, en psalmodiant des paroles cabalistiques. Ensuite vient le blessé et ses porteurs, puis nous trois autres Blancs, et enfin le reste des naturels (à quoi bon les chasser, puisqu’ils reviennent au galop ?) Nous atteignons une petite clairière plantée d’arbres géants. Entendez par là qu’on a dégagé les lianes, ronces, et autres plantes plus ou moins parasites d’entre les troncs sur une certaine superficie. Je remarque alors des échelles rudimentaires au pied de chaque fromager. Ayant levé les yeux, j’aperçois des constructions fixées dans les épais branchages, pareilles à ces adorables maisonnettes qu’on place dans les parcs helvétiques à l’intention des écureuils. Sur l’un des fûts flotte le drapeau du Kuwa savakoussikoussien. C’est, nous explique Touduku (il n’arrive pas à prononcer les « r »), le contemaîte, le palais présidentiel. Un jour, lorsque le général aura reconquis le pays, on viendra en pèlerinage à cet endroit du Grosso-Modo (qui a nom Kolombé-les-Deux-Cases) pour y célébrer le retour de l’exilé.

Touduku, très vif d’esprit, propose que pour glorifier la terrible chute du président, on la baptise la pelle du 18 juin (en Europe, c’est l’automne, mais ici c’est le début de l’été).

Ainsi naissent les légendes et se fixent les événements historiques dans la mémoire des hommes.

Grâce à un système de palans hâtivement conçus et réalisés (la brousse rend ingénieux) Savakoussikoussa est hissé dans sa résidence. Nous suivons par l’échelle d’honneur dont chaque barreau a été revêtu de peau de lézard ; alors que l’échelle de service, elle, a été enduite d’huile de palmes académiques pour en rendre l’escalade périlleuse aux petites gens. L’ascension est longue car le palais est très haut. Mais franchement, les gars, ça mérite le détour ! On a bien fait les choses, jugez-en (par contumace) plutôt : imaginez, entre les branches du fromager dont le plus léger rameau a la dimension d’un chêne centenaire, une plate-forme d’à peu près quatre cents mètres carrés de superficie. Sur cette plate-forme, une maison de style colonial à un étage. Le bas comprend les pièces de réception et la chambre du général-président. Le haut les appartements réservés aux invités.

Ce luxe, madame !

On se croirait chez Jean Marais ! Y a des peaux de zèbre et de lion partout ! Les tables ont pour pieds des défenses d’éléphant et leur plateau est en acajou taillé dans la masse. Une patte d’éléphant sert de porte-parapluies ! Une oreille d’éléphant de coupe à fruits et une autre d’éventail. Une trompe d’éléphant a été utilisée comme pense-bête (ou plutôt pense-bêbête) pour rappeler aux messieurs de ne pas prendre de somnifère ou de ne pas lire le Figaro Littéraire en se couchant. Des cornes de gazelles (utilisées comme portemanteaux) sont là pour leur signifier ce qu’ils encourent à négliger leurs devoirs conjugaux. Tandis que des cornes d’anti-lopes protègent les jeunes gens contre d’éventuels assauts homophiliens.

Quel raffinement, hein ? Je vous passe sur la rhubarbe ! Sur les tapis de raphia ! Les salles de bains en ébène (toute la tuyauterie est en bambou) ! La bibliothèque est une pure merveille avec ses livres en silex numéroté, entièrement gravés à la main et dont le clou est sans conteste les « Aventures rupestres de Tin Tin » en huit tomes d’une tonne. Je ne vous parlerai pas, non plus, du lit présidentiel capitonné avec de la peau de missionnaire ; ni de la cuisine où, faute de chambre froide, on conserve les phacochères vivants, taillant dans leurs jambons au gré des appétits (c’est ce qui peut s’appeler une cuisine dernier cri). Sachez seulement que la tribu de Touduku a magnifiquement préparé la venue (et l’avenue) du président Savakoussikoussa.

D’ailleurs, dès l’arrivée, quand on voit la sentinelle au garde-à-vous devant la porte, on comprend que rien n’a été négligé. Ses guêtres blanches sur ses pieds nus sont du plus bel effet, de même que ses gants immaculés et que son cache-sexe constitué par une hotte à vendange dont on a enlevé le fond pour que l’intéressé ne se blesse pas. Il a fière allure, ce Noir, avec son casque de pompier orné d’une queue de cheval et sa hallebarde de suisse. Impavide (et je l’en plains), il a du mérite à demeurer immobile puisqu’on l’a barbouillé de miel sauvage pour lui permettre de concentrer sur sa personne toutes les mouches, moustiques et autres insectes désagréables du secteur afin d’éviter leurs menus sévices aux occupants du palais.

— Le ségent Vâ-Pona, présente rapidement Touduku. Un bave ! C’est lui la gade pésonnelle du pésident !

On installe le blessé, toujours inconscient dans sa chambre, ensuite de quoi, morts de fatigue, nous grimpons dans la nôtre.

Beaucoup plus modestes, les appartements du haut se composent d’une seule pièce. Mais vaste ! Pas de lits : les peaux de bête sentant encore le fauve tanné.

Anabelle choisit une pelure de lionne sur laquelle on a peint des rayures noires pour faire accroire que c’est une peau de tigre[21].

— J’ai le coup de pompe, déclare-t-elle.

Stockburne, quant à lui, ronfle déjà.

Sans pudeur, l’amazone dégrafe sa culotte de cheval, exécute des reptations salaces pour l’ôter, puis déboutonne sa chemise. Si je vous disais qu’elle n’a pas de soutien-loloches, la brigande ? En slip arachnéen elle repose sur la fourrure, sublime, tentante, offerte ! La fatigue rend son visage pathétique. Dieu, la belle garce !

— Supposons que le président clabote, dis-je en m’efforçant (sans y parvenir) de regarder ailleurs, votre micmac tombe à l’eau, je pense ?

— Pas du tout ! répond-elle. J’en ai rien à foutre de ce vieux bougnoule. Avec ou sans lui, nous irons jusqu’au bout.

— Jusqu’au bout de quoi, chérie ?

— Du programme !

Elle me virgule un petit clignement de z’œil qui m’incandescente le pourtour et l’épicentre.

— Quel programme ?

— Trop curieux, San-Antonio. Chaque chose en son temps !

Dites, je me goure peut-être, mais ça ne serait pas une invite ?

Histoire de m’en assurer je rampe jusqu’à elle. La pogne investigatrice, les gars. Quand on a un doute de ce genre, faut toujours contrôler au toucher.

C’était bien une invite ?

Donnez-vous la peine de passer dans le chapitre suivant.

Je vais vous raconter ça.

CHARPITE DEUX

Je vous vois venir, mes gamins ! Déjà brandonnant du calbar à l’idée de descriptions zozées. Le poignet de cuir arrimé ! La route du frère béante ! Paré pour la passionata séminariste ! Reste plus que d’éteindre les calbombes et d’envoyer le film ! Qu’est-ce qu’il va nous turpituder, encore, le sacré bougre de San-A. ? Quels genres de délices il va nous causer, le vilain ! De quels exploits fumants ! Y a que ça qui vous fascine, mes monstres : le moule à tringle ! Hardi petit ; la marche des queutards ! Fignedé for ever ! Fignedé mit uns ! La fleur à la braguette ! Fermeture-Éclair ? Trop long ! Pas sûre ! Coinçante ! Tout le monde en pagne ! Rideau ! Tu lèves d’abord, frapper les trois coups ensuite ! Et davantage selon tes humeurs. Du zizi ! Du panpan ! Encore ! De plus en mieux ! Par cargaisons ! Des rangées de braquemuches étincelants, rubiconds, joufflus. Des piles de cognotes à moustaches ! Blotties dans leurs cressonnières pour se pas fendre davantage. The sexe, very beaucoup, pour tous les chacuns-chacunes ! Ce que vous trouvez pas à l’étalage, venez le troncher à l’intérieur ! Du membre luxuriant, luxurieux, dans les baveux papier couché (et pour cause), dans les films, sur scène ! La vie glandulaire en ferment ! Le bouillonnement foutral ! Revues danoises qui dégoulinent ! Et floc ! Et flaques à enjamber ! Nuée ardente. Suée hardée. Viceloque en plein, bien furtif dans le copulage. Gauloiseries ? Finish ! Rabelais ? Fermé pour cause de déchets ! L’amour solide, à grandes braquées viriles ? Trop fatigant ! On palpe, on suinte, on camelote en couronne, narines plus ouvertes que les jambons. Faut laisser passer leur rage. Bavouiller en grande conscience pour maintenir les traditions ! Moi, Anabelle, je lui débite ma chanson de « gestes » traditionnelle ; super-classique ! Mise en boutanche au donjon ! La prise de contrat façon tamanoir, pour se dire bonjour, que tout va bien et qu’on fourmille de tendresses. Appelez-moi Fritz Langue et n’en parlons plus ! Je lui délimite les zones rurales ! Lui implante le centre administratif ! Fais le tracé de ses terrains de loisir. Je l’urbanise superbement ! Deviens le Corbusier de son lotissement. Elle en trémousse de partout ! Elle épluche la peau de lionne, la détigre à pleines mains. Ce sont les couples fatigués qui reluisent le mieux. Lorsque les nerfs sont bien affûtés, la glandoche survoltée, bon Dieu de bois t’atteins les vrais sommets himalayesques ! Là-haut, où l’air te manque à force d’à force ! Tu te surpasses ! Te dépasses ! Tu vas t’attendre plus loin ! C’est merlifique ! Une vraie furie, Anabelle, quand on lui fait toucher les deux épaules. La défunte dame lionne sur la dépouille de qui on frénétise n’a jamais eu des réactions plus terribles du temps que son teigneux superbe et généreux l’assurait de ses sentiments les meilleurs. Jamais ! Impossible ! Anabelle rugit plus fort qu’elle. Miaule ! Feule ! Barrit ! Glapit ! Hulule !

Moi, vous me connaissez ? Je suis à prendre à l’essai, à prendre ou à lécher. Plus j’en distribue, plus on m’en redemande ! Le père Noël de la pâmoison ! Je me prodigue sans compter ! T’en veux ? Prends-en ! Encore ? En v’là ! Semeur de voluptés, mes jolies ! Y a qu’à souffler dessus pour que ça se disperse ! La rousse des vents, bibi ! Généreux, sécable ! Je croasse et me multiplie ! Je bénévole au secours de l’humanité souffrante.

Me voici donc au cœur du séisme ! Au plus fort des engagements, lorsqu’il m’arrive un truc tout à fait étranger à la volupté ! Ça se présente sous la forme d’un étourdissement multicolore ! Treize milliards d’étincelles ! Vlaoum ! Prends-je une attaque ? Connaîtrai-je la fin héroïque de M. Félix Faure ? La douleur qui succède au chamboulement de ma cervelle m’est une indication rassurante ! Il s’agit d’une cause extérieure, par conséquent d’un gnon !

Je comprends que le Ricain vient de me foudroyer d’un coup de pompe dans la nuque ! La carne ! Fauché en plein vol, comme un gerfaut touché par la foudre. De quoi carboniser le système baisouillard d’un individu ! Lui traumatiser les sœurs Chochotte pour le restant de ses jours…

Et le plus beau (si l’on peut dire) vous savez quoi t’est-ce ? Stockburne, non content de m’avoir débarqué de si peu ménageante manière, prend ma place au pied levé. Au pied enlevé ! L’abominable coucou ! Le squatter ! Une bête, quoi ! Une bête avide qu’a un passage à vide. Comment qu’il prend le relais, Médor ! Je devrais lui filer un seau d’eau. Si j’avais un seau. Mais y a pas d’eau sous la main !

Je récupère et statue sur ma façon de comporter à la suite de cette honteuserie. Lui rendre la pareille ? Que non point ! Répondre par l’infamie à l’infamie est une infamie plus grande puisque, l’ayant subie, on la connaît. Et puis, y a autre chose, mes gredins : un Français a trop le respect de l’amour pour interrompre une séance de flûte enchantée. Je décide donc de retarder mes représailles. Mais ma vengeance ne sera pas consommée froide car vous pensez bien qu’un Américain prend moins de temps pour calcer madame que pour se raser. Chez eux autres, c’est bonjour-bonsoir ! Je passais, je m’en vais ! Tout va bien, O.K. ! Ils prennent pas leurs aises ! On dirait toujours qu’ils brossent en zone bleue ! À peine il a opéré sa jonction, Stockburne, voilà qu’il déconnecte ! Un instant, devant une telle brièveté je me dis que c’est une panne d’émetteur ou un mauvais contact. Penses-tu, mon ange ! Terminus ! Il a déjà ressorti son train d’atterrissage, le viateur !

Dites, si c’est pas gâcher la marchandise ! M’avoir matraqué du festin où je présidais pour seulement prendre un coup sur le pouce, comme le facteur, le temps que la bonne lui signe le carnet des recommandés. C’en accroît ma rogne, une voie de méfait semblable.

Sacrilège ! Profanateur ! Comme si un barbare abattait la tour Eiffel juste pour récupérer le drapeau qui flotte au bout ! Attila, va !

— Alors, Casanovouille pour rire, je l’interpelle. Petit garenne pressé ! Biscuit rance ! Déliquescent ! Atrophié ! Cador en panne ! Tu crois avoir accompli l’exploit du siècle, dis, espèce de tasse de camomille ? Sans charre, c’est vous autres qu’allez déblayer les Chinois ? Les conquérants de la lune ? Elle va cesser de reluire, du coup, la pauvrette !

Well, well ! well ! well ! déclame le Roméo de mes deux !

Ma parole, il se marre, le toc-toc-et-voilà-qu’est-fait ! Il goguenarde. Rit de mon infortune !

Moi, c’est p’t-être pas utile de vous le répéter, mais je n’en suis pas à deux minutes près : je déteste qu’on glaviote dans ma soupe.

Vous avez déjà vu, à la Vie des Animaux, les grands cerfs nordiques qu’emmêlent leurs ramures pour s’octroyer une fumelle passive ? C’est beau ! Ridicule mais beau. Chez les hommes, y se passe le contraire ; au lieu de se chicorner avant, pour les faveurs, ils s’empoignent après, pour les vengeances. Ils se battent pas en conquérants, mais en cocus, presque toujours.

M’en branle ! Je veux gommer son rictus niais de matou content de sa petite fumée. Lui effacer l’ironie. Alors, je fonce !

Mais Stockburne, si c’est un piètre camarade de peau de lionne, par contre, il est super-champion du Kansas, en boxe.

Une technique qui ferait chialer le père Carpentier. Il aurait connu ce swing, le grand Georges, que Dempsey sortait du ring pardessus les cordes. Vous prenez ce parpinoche dans le portrait, et vous avez illico les hémorroïdes qui festonnent. Ces vapeurs, ma tatan Louise ! À moi Auvergne ! J’entends les grandes orgues avec Jacques Anquetil aux pédales ! J’ai le cervelet comme un kaléidoscope ! Joli tout plein, mais d’un confus, si vous saviez…

À travers mon brouillard en couleurs, j’avise Stockburne en train de se marrer à haute voix ! Comme je le vois quatre, ça me fait quatre fois plus d’effet, vous pensez well !

Pour un garçon possédant à mon degré le sens de la gloire et de l’honneur, c’est un élixir de rogne V.S.Q.D. Ventre Saint-Gris, comme disait monsieur Quatre (Riton pour les dames), il ferait Beauvoir (comme dirait Jean-Paul) qu’un enviandé de louche aventurier yankee se payasse la bouille du délicat San-A. Je sais que vous ne vous en remettriez pas, mes délicates, aussi, comme je tiens autant à votre estime qu’à la prunelle de vos slips, me voici galvanisé soudain. Je me prends à part pour une délibération expresse au cours de laquelle je me dis textuellement ceci : « Il a la technique et toi l’intelligence. Ce qu’il obtient par la force, acquiers-le donc par la ruse ! Va, cours, vole et te venge. »

En bout de monologue, savez-vous comment je comporte, mes canards boiteux ?

Non ? Me surprend pas de vos jugeotes blettes. Toujours les cellules qui constipent, hein ? Faudra vous faire détartrer le ciboulard, la prochaine fois que vous porterez vos dominos chez le chicoteur. Bon, une fois de plus, j’ai pitié.

Donc, il se passe textuellement ceci. Je m’avance à pas lents sur le Ricain, la garde haute. Spontanément il se met en position. Moi, vivement, je me désunis pour porter la pogne à ma poche arrière, comme si j’allais y piquer une arme. Lui, en mec de réflexes, il en fait autant. Je risque big, évidemment, parce que lui, il est armé et pas moi ! S’il fulgure de la rapière, dans pas longtemps, le ministre de l’Intérieur me citera à l’ordre de la Nation à titre définitivement posthume. Reusement que le commissaire bien-aimé est le grand champion de la feinte à Jules toutes catégories. À peine Stockburne a-t-il la main droite derrière lui que la mienne, bien fermée, dure comme un caillou de janvier, lui parvient au bouc. Duraille de mettre davantage de carburant solide dans un crochet.

En réceptionnant ma pêche, il fait « belelebelele » très vite. Ses yeux tournent comme les chiffres sur un cadran électronique. Puis ses jambes balbutient. Il se courbe juste ce qu’il faut pour que je lui flanque un monumental coup de genou dans la poire. Cette fois, il se met à galoper en marche arrière, ce qu’est très difficile à faire quand on n’est pas doué pour. La suite est imprévisible, ultra poilante à contempler. Cette grande brute atterrit dans la cloison. Comme il est faiblard, le mur de ces bons Noirpiots de Kolombé-les-Deux-Cases ! Vous savez, les dessins animés (avez-vous donc une âme) où des personnages découpent leurs silhouette dans la porte qu’ils franchissent sans l’ouvrir ? Eh ben ça, mes branques, en réel !

Le passe-muraille ! V’lan ! L’aviateur volplane dans les airs. Je m’approche du trou pour le voir se défromager au pied de l’arbre, vingt mètres plus bas !

Ça devient une épidémie, le valdingue, à Kolombé-les-Deux-Cases. Stockburne demeure sur le sol, les bras idèmement en croix que Savakoussikoussa, naguère.

— Il est mort ? demande Anabelle de son même ton indifférent.

— Je vais voir !

— C’est ça, va voir et reviens vite terminer ce que tu avais si bien commencé avant l’intervention de ce crétin.

Bon, elle me tutoie, ça facilite les rapports. Y compris les sexuels.

J’exagère ?

* * *

Pas la peine de le passer à la radio pour comprendre qu’il est brisé menu, l’aviatoche.

« No fracture », certifiait-il tout à l’heure, après avoir palpé le président !

On ne peut pas en dire autant pour lui ! La manière qu’il a les deux jambes rigoureusement horizontales et les bras en « Z » en raconte long sur ses problèmes. Pour le rebecqueter, faudrait lui couler du ciment sur toute la géographie, ou bien le mettre dans un bloc de plastique, comme ces scarabées ou ces brins de fougère qu’on trouve dans les bazars et qui font si joli sur le buffet de cuisine de la reine d’Angleterre. Je l’imagine très bien pétrifié à l’intérieur d’un gros cube transparent, l’Amerloque, devenu loque amère.

Il geint. Ses gobilles hagardes considèrent les hauteurs branchues du fromager. Tout là-haut, la plate-forme qui lui servit de tremplin… Pauvre mec.

— Tu vois ce que c’est de ne pas être correct, vieux haricot ? je soupire.

« Tu permets, ajouté-je, en cueillant son revolver dans sa fouille, ça me fera un souvenir de toi. Ensuite, j’appelle le camarade Touduku et lui demande de héler le zélé docteur Tabobo-Oradada pour une urgence non remboursée par la Ces culs riz thé sociale.

Ne trouvez-vous pas, nobles bougres, que je deviens nettement le maître de la situation ?

Je suis désormais seul avec Anabelle pour décider de notre destin. Et j’ai à ma disposition un Ferguson à bascule, calibre II, dont le magasin est aussi rempli qu’une épicerie suisse, la veille du réveillon.

Y a pas que les événements qui se précipitent, n’est-ce pas ? Les bonshommes leur font la pige.

Que faire ?

Rester soumis à Anabelle et attendre ?

Oui, peut-être, seulement si je déteste les patrons, je hais farouchement les patronnes. Recevoir des directives d’une femme m’insupporte. Même au plume, j’ai horreur qu’elle me drive les ébats. Le côté : « et à présent, fais-moi l’écrevisse bulgare » ou bien « recommence-moi, chéri, la modulation de fréquence » me rend furax.

Selon moi, le plus sage est de forcer la fille à vider son sac par tous les moyens. Une fois au courant de la genèse de cette affaire, j’aviserai. C’est un homme déterminé qui rescalade l’échelle d’honneur.

— Comment se porte Stockburne ? s’inquiète la splendide personne.

— Il se porte plus. Il se fait porter, dis-je, car il doit avoir au moins autant de fractures que cet arbre a de branches. Une limace possède un squelette beaucoup plus ferme que le sien.

Madame s’étire comme un dimanche de province chez la femme du notaire.

Et vous savez ce qu’elle soupire ?

— Nous sommes donc les maîtres de la situation, mon amour ?

Juste le terme que j’employais quelques lignes plus haut et quelques mètres plus bas.

Seulement, elle le met au pluriel, elle. C’est plus courtois.

— Nous ? m’étonné-je.

— Tu n’as jamais entendu parler de « Mélodie » ?

Vous verriez le San-A, comme il bondit et rugit bien à la fois ! Ce synchronisme ! Cette vigueur. Ce contre-ut !

— Quoi, dis-je, Mélodie, la fille qui dirige le B.E.Z.A.N.R.A.F.A.L.[22] ?

— C’est moi, déclare Anabelle.

Avec une grande simplicité d’expression, je dois l’admettre.

PATRICHE TROIS

Décidément, mes canailles, l’énormité ne m’aura jamais fait reculer.

Et comme je me comprends !

Le monde est tellement difforme qu’il faut beaucoup d’écrivains concaves de mon espèce pour en restituer un reflet approximatif.

Ainsi, des gerces telle Anabelle-Mélodie, allez donc les imaginer, avec vos petites cervelettes quotidiennes et fripées, pleines de moisissures et de louches adhérences.

Même si je vous donne ma parole d’homme (l’aurai-je assez distribuée, celle-là !) vous ne me croirez pas. Vous chuchoterez, entre vous autres blattes : « Il nous prend pour qui est-ce, le San-A. ! Il pense qu’on va couper à ses giries ? »

Tas de naves ! Cruches fêlées ! Renégats ! Négateurs ! Négatifs ! Annihilés ! Pommes qui toutes croyez en Dieu, et pas en moi que, pourtant, vous pouvez voir, entendre et palper (je vous signalerai ma partie préférée, mesdames). Savates ! Ongulés ! Bande d’absences ! Ramassis d’oubliés ! On est toujours obligé de se chicorner pour vous expliquer des choses qui ne jettent en vous que le doute. À vous prêter serment ! À vous presser sûrement ! À vous placer serrements ! Je fatigue, à force de semer à pleines mains, à plein cœur, en plein vent, et de ne récolter que ricanements et regards mauvais ; que méprisures et noises, que grises mines et gueules tordues, crevassées, striées à ne plus savoir où l’anus, où la bouche !

Le temps m’énormise ! Je dilate de la plume. Mon style prend du ventre. Vous m’hypertrophiez par trop de pestilente indifférence. Je vous traverse comme de la fumée. Comme l’avion franchit le nuage ! Vous n’êtes qu’une opacité passagère à la vitre de mes hublots. Sauf quèques z’uns que je pressens, que j’espère. Et qui mutisment dans leur bout de monde, conscients de l’impalpabilité des choses, courbés sous le poids du néant comme Atlas sous le poids de l’univers. Ceux-là, et rien qu’eux, je leur adresse mon salut éternel et, s’ils sont femelles, les fourre amicalement, avec un braque de circonstance.

Ainsi soit-il !

Enfin, je veux pas vous mettre la pendule en panne, mes brebis, aussi vais-je poursuivre ma savante industrie en vous racontant des trucs très extrêmement étranges.

D’abord, une rapide explication à propos de l’organisation dirigée par Mélodie. Il s’agit d’un groupe purement occulte, dont la conscience de base est plus élastique que la bride de votre soutien-gorge et qui œuvre foncièrement dans l’illégalité, mais au profit, parfois, de l’ordre public.

Je sais que le Vieux n’aime guère faire appel à des organismes aussi spéciaux que le B.E.Z.A.N.R.A.F.A.L. d’une manière générale, mais en homme positif, pour qui seuls comptent les résultats, il lui arrive de prendre contact avec eux quand les circonstances l’exigent.

— Mélodie, répété-je en la contemplant ; dans le fond, oui, je vous imaginais assez comme vous êtes !

— Heureuse de ne pas vous décevoir, déclare-t-elle. Mais on peut continuer de se tutoyer, tu sais… Et même continuer tout court.

Elle se rallonge voluptueusement.

— L’amour est pour moi une sorte de carburant, dit Anabelle, et je ne saurais m’en passer longtemps. J’y puise mon équilibre psychique autant que sensoriel.

— Arrête, sinon je vais croire que tu me prends pour un pompiste, ricané-je en renouant l’entretien là où je l’avais laissé lorsque Stockburne se manifesta si brutalement.

Comme on ne doit pas parler la bouche pleine, je ne vais pas pouvoir vous raconter la seconde partie de ce passionnant débat. Sachez seulement que je suis dans un état en comparaison duquel celui de Charles Quint ressemblait à la Principauté de Monaco. La bagarre, la surprise, la qualité de ma partenaire sont autant de stimulants, superflus certes, mais dont l’effet accroît encore ma force centrifuge. Aussi lui réussis-je admirablement, sans le moindre accrochage, des machins aussi compliqués que « L’Aspirant habite Javel », « Tombouctou », « Et des like this ? », « Les poires au sirop », « L’lâche censeur pourlèche à faux », « L’étroit lancier du Bengale », « La paire du père au pair », et surtout « Si tu le trouves trop chaud, souffle dessus », la figure la plus périlleuse de mon numéro.

— Eh bien, pour une première rencontre, ça se pose là ! affirme l’admirable donzelle après cet échange de civilités.

— N’est-ce pas, chérie ?

Jusqu’ici, pour moi, Mélodie était un mythe, une abstraite raison sociale. L’expérience vient de me démontrer que c’est aussi une raison sociable ; extrêmement sociable ! Quelle fougue ! Quelle technique ! Elle serait pas japonaise par un ami de son père, des fois ? On lui aurait pas appris à lire dans le Kamasoutra, dites, d’après vous ? Le don, le don, je veux bien, mais c’est trop facile comme explication. La plupart de gens doués ont appris à l’être…

On se défrime, puis on se sourit en complices contents d’eux-mêmes. Réussir quelque chose à deux, surtout quand c’est l’amour, quelle griserie, mes frères bien chers ! Quel dépassement ! On effervesce en cœur ! On congratule du sexe ! On a des épanouissements partout ! On pâme du mental. On a la gloire glandulaire qui rayonne.

— En dehors de mon bonheur, dis-je, que viens-tu fiche dans cette aventure, sublime aventurière dont le front sort brillant des voiles du couchant ?

Elle visse avec application une Camel[23] dans son fameux fume-cigarette.

— Ma fortune, j’espère, déclare-t-elle.

— De quelle manière ?

— En replaçant cet ahuri de Savakoussikoussa au pouvoir.

— Et s’il défunte ?

— En agissant comme s’il vivait toujours, my dear Casanova !

Elle a une manière bien à elle d’expulser sa première goulée. Elle accumoncelle la fumaga dans sa bouche, un gros nuage qu’ensuite elle expulse en avançant la lèvre inférieure, si bien que la fumée monte, rectiligne, et tourbillonne le long de son joli nez. Elle la respire au passage, la prise en quelque sorte, ce qui est l’art d’utiliser les restes.

— Es-tu aussi doué en géographie qu’en technique amoureuse, beau flic ?

— Mon érudition est confondante, osé-je. À la maison bourremen on m’a baptisé le Mémento de la Rousse.

— Prouve-le. Quelles sont les ressources naturelles du Kuwa ?

Je ferme les châsses, histoire de m’escalader la mémoire sans choper le vertigo.

— Arachide et manioc, non ?

– Ça, je t’en fais cadeau, mon poulet joli, je n’ai jamais été fascinée par l’agriculture. Tu oublies le principal…

— Des mines, non ?

— De quoi ?

— De brindzinc !

— Exact, ensuite ?

— De diamants ?

— Bravo ! C’est rare de trouver un policier instruit.

Elle pétouille un peu de fumée et, pointant sa fausse sarbacane sur moi, attaque.

— Je te fais une propose, San-Antonio. On s’associe ! À toi le brindzinc, à moi les diams, correct ?

— Voilà un projet qui mérite d’être développé, déclaré-je sans broncher. Avant tout chose, je réalise mal que tu aies la possibilité de jeter ton dévolu sur la production d’un pays. Deuxio, en admettant que tu l’eusses, je ne vois pas ce que je ferais du brindzinc qui m’écherrait.

— Voyons, monsieur le Mémento, passons à la partie scientifique, à quoi sert le brindzinc ?

— On l’emploie dans le domaine nucléaire, il me semble ?

— Exact, c’est donc te dire que des tas de gouvernements piétinent devant la porte de Kelkonoyala, l’actuel chef du pays. Seulement le colonel Kelkonoyala est un homme rusé, qui ne lâche sa camelote qu’avec parcimonie, histoire de faire grimper les prix. Depuis qu’il est au pouvoir, l’habile gredin s’est constitué une réserve impressionnante de diamants et de brindzinc. Renversons-le, comme prévu, et emparons-nous du butin. Comme les femmes sont coquettes, je prendrai les pierres, et comme les hommes de ta trempe sont patriotes, tu offriras le brindzinc à ton pays. Si après cet exploit on ne te fout pas la Légion d’honneur c’est que tu l’auras refusée par lettre recommandée.

Il se fait un silence.

Très relatif, car la forêt d’alentour nous engourdit les trompes de son vacarme.

Dites donc, les gars, ça devient captivant, cette histoire, non ? Voilà qu’après avoir été kidnappé, je risque de tourner au héros national. San-A, le bienfaiteur de sa patrie ! Ouvrez le ban, j’ai envie de m’asseoir.

— Voilà qui n’est point sot (comme dirait Chapuis), finis-je par articuler. Mais comment diantre t’es-tu trouvée mêlée à cette histoire, ma très radieuse ?

— De la manière la plus simple qui soit : je l’ai inventée.

— Explique ! vertige de mes sens.

— Très simple, un soir d’insomnie, j’ai lu dans une belle revue dorée sur tranche une étude sur le Kuwa actuel et ça m’a donné à réfléchir. Je suis un être impulsif. Je crois à l’instinct comme je crois à l’amour. Trois jours plus tard, ma décision était prise…

— Mettre la main sur les diamants kuwiens ?

— Oui. Mon petit doigt me dit qu’il doit y en avoir pour un fameux paquet. Alors je suis allée aussitôt trouver Savakoussikoussa dans sa retraite de Vevey et j’ai fini par le persuader que je pouvais le ramener au pouvoir. Au début, il s’est fait tirer l’oreille. Il a du fric, la paix, et l’âge auquel un homme commence a préférer une longue existence aux révolutions. Mais enfin j’ai su le convaincre…

— Le micmac italien, une idée à toi ?

— Comme le reste.

— Pour quelle raison, ce simulacre d’enlèvement ?

— Il était important de ramener le président au premier plan de l’actualité. Donc, pleins feux sur lui par son rapt.

— Pourquoi cette insolite publicité, mon atout de cœur ?

— Tu oublies une chose, ardent San-Antonio. Pour renverser le tyran actuel, le très cruel Kelkonoyala, nous ne disposons pas de forces armées, pas même de mercenaires, voire de partisans, mais juste d’une poignée d’hommes, déjà neutralisés. Il convient donc d’agir par la ruse, en créant une opération psychologique d’envergure.

« Primo, Savakoussikoussa a été capturé mystérieusement. Je pense que la nouvelle fracassante a dû impressionner son successeur. Dans quelque temps, avec la complicité des Libyens (tu lis bien ?) et après que nous nous serons manifestés ici, la nouvelle éclatera comme un coup de tonnerre : « Le leader noir Savakoussikoussa réapparaît à la tête d’une armée pourvue d’une flotte aérienne impressionnante, et épaulé par l’as des services spéciaux français, le fameux, l’universel San-Antonio. On le verra dans les journaux du monde entier, à ton côté, te décorant, assistant à ton départ en mission, passant des troupes en revue, etc. ». Voilà qui ébranlera le moral de Kelkonoyala. Moral déjà sérieusement affecté par la capture de sa fille, la très belle Kelmijoré qui a été enlevée à Venise par deux fidèles du président. »

Je tique. La ravissante petite Noirpiote de la malle !

— Nous avons choisi la date de sa visite dans la cité des Doges pour démarrer notre action, continue Anabelle-Mélodie. Juge de la confusion qui doit régner dans l’esprit de Kelkonoyala depuis qu’il a appris la disparition simultanée de sa fille et de son prédécesseur, dans la même ville, au même moment.

Je lui fais, d’un geste léger, signe de se taire.

— Pouce, laisse-moi ranger tes gentilles révélations par paquets de six dans les tiroirs de ma gamberge, chérie. Ça fait beaucoup a la fois.

Car y a de l’effervescence sous ma coiffe, mes mignonnes. Une vraie tornade. Diablesse de Mélodie ! En voilà une qui vaut son pesant de matière grise. Dites, ça vous vexerait si je vous disais n’avoir encore jamais rencontré de filles de son envergure ? Bien vrai, vous me feriez pas la gueule, jalouses comme je vous sais ? Chipies grinçantes ! Goulues insatiables ! Trémousseuses de popotoche ! Enfourcheuses de malabars ! Escaladeuses de julots qui considérez toujours mon slip comme la face nord de l’Everest. Je dis pas ainsi pour vous asticoter, vous savez, mes colombes. Je tiens trop à votre estime et je n’aime pas piéger le fauve pour avoir l’ivresse. Mais si on se sortait pas la vérité, temps z’à autre, on finirait par plus oser se contempler. On se désestimerait progressivement. Et puis quoi, merde, je suis coulant avec vous, non ? Je parle pas de blenno, mais de tolérance. Quand je vous vois radiner, yeux cernés, jambes molles, avec de la paille dans les tifs et des traces de gazon sur votre jupe, dans la région du valsif, je vous impertine pas de questions fâcheuses. Je chique pas les méchants tourmenteurs. Je me dis simplement en in petto moderne : « Tiens, mam’zelle Nitouche revient du ramonage express. Le petit Chou est allée se faire éblouir l’intersection. » Jamais de blêche ! Aucun suif sordide. Je pars du principe que votre région boisée vous appartient en toute propriété, quand bien même vous m’en laissez parfois la jouissance. Je suis ni le garde-chasse ni le garde-chiourme de vos eaux et forêts ! Chacun-chacune take son fade où il peut ! Alors, mécolle, quand je décrète chapeau bas devant Anabelle, c’est que je pense en avoir le droit.

Que d’aventures ! Et tout cela si vite… La Suisse, Venise, le palais pourri d’Alcalivolati. Sa maîtresse violage. Les meurtres… La piste renouée au bureau de poste… L’avion. Rome ! L’hôtel ! La malle ! La jeune Noire inconsciente ! La pseudo Pulchérie… Ma filoche en taxi.

— Qui a décidé de m’utiliser ?

— Moi, bien sûr ! Après sa fuite du palais, Savakoussikoussa m’a téléphoné pour me prévenir de ce qui se passait. Je lui ai dit de se tenir sur ses gardes et de s’assurer de votre personne si par hasard vous retrouviez sa piste…

Mon appareil de projection continue… Le canot automobile, l’hélico avec le pauvre Stockburne. La Libye.

— Pourquoi la Libye ? rêvassé-je.

— Nous sommes entrés en contact avec le nouveau régime. Il nous fallait une plate-forme en Afrique. Des alliés.

— Auxquels tu as promis la réserve de brindzinc, pas vrai ?

Ses yeux s’arrondissent. Elle prend le parti de rire à travers un écran de fumée bleue.

— On ne peut rien te cacher.

— Dis-moi, chère intrigante, tu comptes sérieusement qu’à nous deux, nous renverserons l’actuel gouvernement kuwien et mettrons la main sur ses richesses ?

— J’attends des renforts.

— Un corps d’armée ?

— Quelques hommes déterminés, ce sera suffisant. J’ai mon plan.

— Vas-y, je t’écoute !

— Plus tard ! Ne t’inquiète pas, c’est du solide.

Elle souffle un coup sec dans son fume-pipe et le mégot va voltiger sur des fourrures. Je l’éteins d’un coup de talon, comme on écrase un serpent.

— Vraiment, tu ne veux pas m’expliquer ?

— Non ! Je t’ai déjà appris pas mal de choses et c’est suffisant pour l’instant.

Crâne d’acier ! Je la sens braquée.

— Je peux te faire une objection ?

— Et comment ! Venant de toi elle me passionnera.

— Admettons qu’on renverse le gouvernement.

— Nous le renverserons, promet Anabelle.

— Je suppose que, selon la tradition, le colonel qui est à sa tête n’aura rien de plus pressé, se voyant fichu, que de prendre le large en emportant la caisse, c’est-à-dire les cailloux !

Mélodie tète son fume-cibiche à vide, ce qui produit un étrange gazouillis.

— J’y compte bien ! fait-elle. Il est plus facile d’ouvrir une valise qu’une chambre forte.

RICHEPAT QUATRE

Vous direz ce que je voudrai, mais un qu’est pas vergif, c’est le gars Magloire.

Fouler le sol de son pays avec les dents, comme dirait ce cher Béru, s’il n’était à cinq ou six mille (j’ai oublié de compter mes pas) kilomètres de là, voilà qui est triste, non ?

On se languit de sa patrie pendant des années, et au moment de la retrouver : plouf, le valdingue ! Le méchant piqué dans la piscine vide !

Notez qu’il y a eu plus triste dans l’histoire. Je vous prends l’Aiglon, for exemple. En v’là un qu’a pas été beurré par la fée Marjolaine. Déjà fils de Poléon Premier, c’était pas du gâteau. Ensuite, son father qu’abdique et va cultiver le chou-fleur à Saint Thélène. Et lui, le pauv’ biquet, paumé en pleine cour d’Autriche, parmi des mecs hostiles qui le snobent. Il devient poitringue pire que Marguerite Gautier et glaviote ses éponges sur les tapis de Jeunebrune (Austria). Tant et si fort qu’il en clamse ! Là-dessus, volatil pas que M. Edmond Rostand commet une pièce en alexandrins sur ce bon petit tubard. Toutes les guignes, je vous dis ! Mais le plus bathouze, c’est le retour de sa dépouille ! Hitler nous l’offre. Merci, monsieur Mégalo, ça c’est du man ! Le troisième rèche faisait le ménage, et l’Adolf, fronçant la moustache aboie : « Qu’est-ce c’est qu’ ces cendres ? » — « Celles du roi de Rome, mon führer ! » — « Was ! Renvoyez-moi ça à ces foutus françouzes ! » Bon : retour des cendres à fiston ! Après le retour triomphal de celles à papa, ça pouvait être chouette, fournir un bon remake, hein ? On pouvait espérer une petite pothéose d’occupation. Le père Pétain et ses étoiles bien fourbies, son bâton de guimauve à la main, en train de chialer des larmes tricolores sur le cercueil. Que tchi ! « Cadeau empoisonné ! » il exclame, l’aïeul. « Collez-le sur l’étagère du dessus, aux seins valides, et qu’on n’en cause plus, sinon Rostand fils va ajouter un codicille à la pièce de son père ! »

Conclusion, Napoléon II, c’est de Brinon qu’est allé lui accueillir les osselets. Et puis qui s’est taillé sans demander… ses restes. Excepté M. Octave Aubry, il aura emmerdé tout le monde, ce gamin, tant mort que vivant ! La pétoche, quoi, faut oser le dire.

M’est avis que Savakoussikoussa suit la même filière nauséabonde.

Ce lendemain de la veille, on est à son chevet, Anabelle et moi, à l’écouter débloquer.

Il profère des trucs sans queue ni tête, il chante, parle de ses aïeux les Suisses. Guillaume Tell, le roi de la fléchette ! En reconnaissance il le nommera maréchal du Kuwa… Par moments il cesse de causer pour imiter le rire de l’hyène. Navrant !

— Pas encore apte à présider un conseil des ministres, n’est-ce pas ? dis-je à ma compagne.

— Il n’importe, murmure l’étonnante créature, grâce aux photos qui furent prises en Libye et qui seront publiées de semaine en semaine, ses adversaires le croiront en pleine forme.

À cet instant, notre ami Touduku surgit dans la chambre présidentielle, haletant.

— Midame, Missieu, y a un télégamme pou vous ! annonce l’aimable garçon.

— Un télégramme ! m’étonné-je.

Le contremaître fait un signe, et un grand type osseux pénètre dans la pièce, un tam-tam arrimé sur le baquet.

— V’là le télégaphiste ! annonce Touduku.

L’arrivant nous salue, puis se met à tambouriner son instrument de la paume. Il produit quelques sons qui ressemblent à du morse, puis tend la main pour recevoir un pourliche. N’ayant pas de monnaie kuwienne en ma possession, je lui donne une banane, ce qui paraît le satisfaire.

— Tu veux bien nous débroussailler le texte, Touduku ? demandé-je à notre zélé collaborateur.

— Facile, m’sieu[24] ; ça dit comme ça, qu’en a hommes volants sautés avec gand pahapluie d’un Vickè Viscount au-dessus de la fohêt de Ham boû Yé.

— Nos renforts ! déclare Anabelle. Elle est loin d’ici, la forêt de Ham boû yé ?

— Avec la piste 12 à gande ciculation, faut pas plus d’une heu.

— Prends quelques hommes avec toi, et allons-y, décidé-je.

* * *

C’est la première fois que je déambule à travers la forêt.

Ah ! mes amis, quel enchantement. Cette lumière verte ! Cette odeur opiacée ! Ces arbres géants ! Les vols de perroquets, qu’on aperçoit tout là-haut à travers les déchirures du feuillage. Le bruissement des singes. Les cris tout cois des toucans. C’est un monde formidable, secret, angoissant, mais si pur… En arpentant la piste, derrière mes Noirs luisants comme des veaux mort-nés, je songe qu’il faut être bien glandu pour s’obstiner à exister dans la pestilence des villes, alors que, pour un temps encore, l’homme sage dispose de cette vie végétalo-animale. On reste enchevêtrés dans nos puantes agglomérations. On s’empile, toujours plus haut et plus étroitement dans nos clapiers vertigineux tandis que la brousse continue de proposer asile et sûreté. Folie ? Névrose ! Masochisme ! Ô Métro, télé-couleurs, Salon de l’auto, gratins de queues de langouste, Sécurité sociale, je vous hais !

Les gars de ma cohorte chantent pour se donner du courage une marche martiale, dont les paroles disent comme ça :

« Su la piste de Loû-Vié (bis)

« Y avait un gan socier (bis), etc. »

Comme ils sont sains, et nobles, et candides, ces braves Noirpiots que l’on s’obstine à contaminer de toute notre civilisacon. Ils sont restés blottis au fond des âges, protégés par leur innocence des affres de l’avenir. Ah ! mes copains, mes copains…

— C’est encore loin, Touduku ?

— On y est, patron !

Il a dit patron, avec le « r ». Je lui en fais la remarque et il paraît gêné.

— Excusez-moi, paton, vous savez ce que c’est ? Des fois on s’oublie.

Touduku se tait, tous ses sens en alerte. Il tend l’oreille aux mille clameurs qui retentissent à travers les frondaisons.

— Je compends gohille, dans le coin ! déclare cet homme de la nature.

— Un gorille, tu crois ?

— Oui, oui, paton. Gohille en ut !

— En rut ?

— En plein ut.

Je lui mets la main sur l’épaule.

— Touduku, mon ami, par délégation spéciale, je t’autorise désormais à prononcer les « r » couramment.

Vous verriez éclater sa joie ! Avec quelle fougue il me biche la main pour la porter à ses lèvres. L’humecte de baisers.

— Merci ! Oh, merci ! patron, s’époumone-t-il. Grâce à toi je vais enfin pouvoir porter mon vrai nom.

— Qui est ?

— Troudrukru, patron !

Ses copains font cercle, la tête levée, l’œil inquiet. Ils parlementent en bas kuwien (le haut kuwien ne se parle que lorsqu’on est grimpé au sommet d’un fromager).

— Que disent-ils ?

— Qu’il y en a pas gorille, patron, mais monstre !

— Par nouvelle délégation, également spéciale, je te dispense aussi des tournures de phrase petit-nègre telles que « y en a pas », Trouduk.

Il pleure de reconnaissance, s’agenouille pour baiser mes pataugas. Magnanime, très Charles VII relevant Jehanne d’Arc, je le remets à la verticale.

— Quel genre de monstre entendent-ils, tes potes ?

— Mon Dieu, patron, par définition, un monstre n’a pas de genre, objecte Troudrukru.

Il tend le doigt, en même temps que l’oreille pour me désigner les ondes sonores insolites.

— Percevez-vous ce cri modulé ? me demande-t-il.

Je perçois.

Cela tient du loup-cervier, du chat-huant, et de la grand-mère à qui l’on montre une photo porno. Cela fait à peu près hou hou ou ou…

Et cela panique toute la forêt. Les échos le multiplient ! Les singes s’en effarent ! Les oiseaux s’en envolent ! Les fauves s’y intéressent !

Cela n’est ni d’un mammifère, ni d’un batracien, pas davantage d’un oiseau ou d’un reptile, encore moins d’un poisson.

Cela n’a pas de classification formelle.

Ça gronde, ça répercute, ça tumulte !

Haou hou ou !

On marche, fascinés, dans la direction du cri. Haraou haou hou ouïe !

Car le cri se modifie, il s’ensyllabe.

S’amplifie aussi.

— Là, patron ! Dans les branches de cet enviander géant !

Je lève ma tête altière dont l’énergie et le romantisme n’échappent à personne, et surtout pas à vos épouses, mes bons amis.

Au sommet de l’arbre, je vois une masse blanche, que gonfle une très légère brise embrasée. Deux grosses pattes vertes s’agitent sous la chose moutonnante et chenillante. C’est des entrailles du monstre que part le sinistre hululement.

En pleine trouille, mes pisteurs vitupèrent tellement vite que ça ferait dérailler la bande d’un enregistreur. L’un d’eux dégaine son arc pour décocher un gros dard poilu à l’hôte bizarre de l’enviander géant (en latin barbacus grandissimo), mais je le stoppe d’un vibrant :

— Stop !

Précisément.

Taxi, hôtel, stop, sont des mots internationaux ! Il y en a d’autres ! Y en aura, de plus en plus. Les Ricains s’en occupent. Moi aussi.

— Votre monstre, c’est un de nos parachutistes ! aboyé-je, car je parle chien lorsque je suis à court d’arguments.

— Ma foi, il semblerait que oui, ajoute Trouduk, on dirait que ses sustentes se sont accrochées aux branches.

J’y vais ! ajoute le vaillant garçon en s’élançant. Ah ! mes poules blanches ! Faut aller là-bas pour bien se pénétrer que si l’homme ne descend pas du singe, il descend au moins des sapeurs-pompiers. Il se plaque à l’énorme tronc comme une chenille processionnaire, Trouduk. On le dirait à ventouses, la manière qu’il y adhère bien. N’importe qui de parmi vous essayerait de l’imiter, les gars, qu’il s’éplucherait la peau des jambes et s’y userait les aumônières. Un vrai lézard ! La bébête qui monte, qui monte… Les gus de cette contrée sont arboricoles, quoi ! Pires que les ouistitis et les écureuils. Je suis sûr qu’on leur crierait chiche en haut kuwien, ils parviendraient à s’accrocher par la queue !

En moins de temps qu’il n’en faut à votre pipelette pour vous apporter le courrier à l’entresol, il est déjà à la cime de l’enviander géant, mon pote. Cinquante mètres au-dessus du niveau de l’amer, pour le moins ! Les fruits pleuvent de l’arbre. Des sortes d’espèces de trucs mous et plats comme des hamburgers pas cuits. Leur chair est rouge sang et un jus violin en sourd comme d’un pot.

— Haouillouyouou ! que glapit le para incomplètement chuté.

Avec une décision qui humilierait un maître du bistouri, le camarade Trouduk tire sa machette de sa ceinture (il n’a qu’une ceinture pour tout vêtement) et tranche les fils du parachute. La masse blanche à pattes vertes dégringole de branche en branche, massacrant les fruits et les feuilles de l’enviander. Puis, bénéficiant d’une trouée, elle tombe comme un boulet à quelques mètres de nous.

Le cri qui a ponctué la chute a cessé dès l’arrivée. J’écarte délicatement la toile emballant cet étrange don du ciel. Franchement, mes drôles, on ne peut plus appeler ça un cadeau ! Vous parlez d’une épidémie. La valdinguite, elle se nomme ! Ah ! ils sont mimis, les renforts d’Anabelle ! On aurait pu écrire fragile sur l’envoi !

« Et de trois », ronchonné-je, en découvrant un bonhomme aussi flasque qu’une marionnette après usage. Les deux jambes cassées. Le bassin itou, probably. La frime en compote, avec un nez qui tient toute la figure et les dominos en pétales de marguerite effeuillée. Comme Savakoussikoussa, comme Stockburne, le précipité vit encore, mais dans quel état ! Avec ce qui leur subsiste, à eux trois, on ne parviendrait pas à en tirer un valable.

— T’as une façon de larguer les amarres qui n’est pas mentionnée dans le guide du Petit Para Débrouillard, fais-je à Trouduk. Ce mec serait venu à pied depuis son avion, ça n’aurait pas été pire !

— Fallait bien le décrocher, patron, plaide le contremaître, il pouvait pas rester suspendu comme une andouille au sommet de cet arbre, jusqu’à la Saint Trou !

Il regarde l’inanimé.

— On va le mener à Tabobo-Oradada pour qu’il le répare.

— C’est la clinique Jouvenel à lui tout seul, ton sorcier, ricané-je. Bon, à présent il s’agit de découvrir les autres.

Mon compagnon me virgule un sourire tellement blanc que j’ai envie de l’offrir à votre fille pour quand elle se mariera.

— De là-haut j’ai retapissé un des gus, patron. Il est dans un arbre, lui aussi, à environ vingt crachats de bétel d’ici, soit à quatre jets de pierre ou à un trait d’arc, si vous préférez.

— Ce qui, en mètres, représente ?

— Une bonne centaine de yards.

— Je te suis. Mais, pour l’amour de tes totems, ne m’amoche pas celui-ci, car la marchandise qui nous est livrée, d’après le « bond de commande », ne sera ni reprise ni échangée.

Le pisteur de pointe s’immobilise tout à coup, les bras en croix ; nous enjoignant péremptoirement ne plus bouger.

What is it ? chuchote Trouduk pour ne pas être entendu des fauves éventuels qui, dans cette région, ne comprennent que le kuwien et le français.

— Hippopotame !

— Hein !

— Laguche ! Dans le potopoto !

Je profite de la circonstance pour rappeler à ceux qui ne le savent pas, comme à ceux qui l’ignorent, qu’un potopoto est une espèce de petit marécage particulièrement fétide et bourbeux qu’on rencontre fréquemment dans la brousse. Sa surface est tendue d’une végétation cressonnière qui, de prime abord, ressemble à de la prairie. Mais aventurez vos pâturons sur ce faux gazon, et vous comprendrez votre douleur, mes braves. Illico vous vous enfoncez dans une vase tiède, suceuse, gluante, envahissante qui vous aspire, vous happe et vous digère. Enfin, comme il ne saurait se tourner un film sur la forêt vierge sans des lianes gymniques et des marécages gobeurs d’hommes, je suppose que vous voyez de quoi il s’agite ?

Le pisteur sachant pister nous montre un point du potopoto.

— Bien gros, bien gros hippopotame ! bavoche-t-il.

Effectivement, rompant la surface verdâtre, une forme dodue, luisante, massive, flotte entre deux zoos, sa tête seule émerge. Une tête renflée, obtuse, bosselée, mafflue, sombre et lubrifiée, dotée de naseaux gargouilleurs et d’yeux proéminents dont le regard cloaqueux nous fixe sombrement. Ça ne remue pas. Ne cille pas. Ça se contente de respirer fort et de mater.

— Bono ! Bono ! chuchote le dépisteur de queue, celui qui tire à l’arc comme un Comanche Hakouille.

— Balance-lui le potage entre les châsses ! ordonne Troudrukru, dont le vocabulaire se modifie à vue d’oreille depuis que je l’ai affranchi des servitudes traditionnelles. T’as une flèche blindée ?

— Calibre 9 en iridium 77, répond l’autre, à voix basse, en tirant un dard gros commak de son narquois, d’un air carquois.

Il se met à bander comme une vache.

L’hippopotame n’a toujours pas bronché. Et puis, tout à coup, ô prodige ! l’hippopotame prend la parole.

— Non, mais y me plomberait comme une reine, c’con-là ! C’est moi qu’tu vises, dis, crâne de mouche ! Laisse un peu que je m’arrache de c’te bouillabaisse, et tu comprendras ta douleur !

Cent naît trot.

Croyant à un miracle, les Noirs se sauvent en agitant les bras.

— Béru ! coassé-je[25].

Tout comme les Noirpiots j’ai grande envie de pendre mes jambes à mon cou (ou à celui d’une jolie fille) tant est immense mon abasourdissement.

J’ai déjà été abasourdi en maintes occases, mes lascars ; mais jamais à ce point. Des secousses pareilles, même à Agadir on en a jamais enregistré ! Eh quoi, il y a tout juste 48 plombes je moulais le Gros en pleine Venise, et en pleine démission. Or, voilà que je le retrouve au cœur de Kuwa, déguisé en hippopotame ! Mais z’enfin ! Mais z’enfin, j’extravagante, mes petites moules. Je rôde autour de l’asile psychiatrique ! On va prendre mes mesures pour me confectionner une camisole de cérémonie ! Je serais pas en manque de phosphore, des fois ? Mes cellules grises ne feraient pas la ratatouille ?

— Aide-moi, au lieu de me détroncher d’un air glandu ! bougonne le Mastar. Y a fallu que je me reçoive dans ce tombereau de merde ! Tu parles d’un bled à la mords-moi le moyeu !

Trouduk qui possède plus de self-contrôle que ses copains reparaît fort à propos. Je lui ordonne de couper une longue liane et, nous en servant comme d’une corde, nous la lançons au Gros qui s’en saisit. Le haler jusqu’à la berge n’est pas une petite affure vu qu’il est emmailloté dans son parachute et que celui-ci est empli de vase.

— Reusement que j’ai pu m’accrocher à un tronc d’arbre, halète le Dodu, autrement sinon j’enlisais. T’as pas vu les autres ?

— Combien donc êtes-vous ? questionné-je tout en halant.

— Quatre !

— On en a déjà un… Et un troisième a été repéré. M’est avis qu’il y a eu une légère erreur de parachutage, non ?

— Penses-tu ! Les autres voulaient plus sauter, c’est moi et le convoyeur qu’on a dû les virguler à coups de lattes dans les meules…

Il s’ébroue, recrache des choses noires, en approchant dans un glissement soyeux.

— Maniez-vous le prose, mes carnes ! gronde mon ami. J’ai des sangsues qui me pompent les burettes. Mes valseuses doivent ressembler à un lustre à pendeloques…

Brusquement, Troudrukru lâche la liane et, tel le cheval de M. Hugo père, fait un écart en arrière.

— Caïman ! Caïman ! beugle-t-il.

— Hein !

— Là ! Caïman ! Caïman !

Bérurier demande d’une voix angoissée :

— Un caïman, c’est un crocodile, non ?

— Oui, mais il n’y en a qu’en Amérique, le rassuré-je. Mon camarade s’est trompé.

— Dans ce cas y ment ! rigole l’Obèse. Allez, encore un petit effort, gars.

Pour lors, c’est mégnasse qui moule la ficelle ! Maginez-vous, chers lecteurs et trices, que Béru n’est pas cramponné à un tronc d’arbre, ainsi qu’il le prétend, mais bien à un saurien de forte taille dont le museau mesure au moins deux mètres.

De ses deux bras farouchement noués, Alexandre-Benoît lui maintient, sans le faire exprès, les mâchoires fermées ; cependant on aperçoit deux belles rangées de ratiches entre les lèvres de chez Hermès du crocodile.

— Ben, qu’est-ce qui te prend ! fulmine Sa Majesté.

— Ne bouge pas, Gros ! Sinon tu risques de finir tes jours avec une jambe de bois !

J’exhorte Trouduk.

— Coupe une nouvelle liane et fais un nœud coulant, mon pote ! S’agit de confectionner une muselière pour le radeau de notre ami.

Tremblant de frousse, le Noir obéit. Encore quelques sérieux efforts et nous parvenons à retirer de la bourbe Bérurier et le crocodile.

Du beau travail, non ?

Vous avez déjà vu des histoires semblables ailleurs, vous autres ?

Non, jamais !

CHIPARTE CINQ

Y a que les Noirs qui sachent danser.

Les Blancs, sur une piste, sont ridicules. Des fois, je les observe et je me dis que je les préfère quand ils font l’amour ; ils ont l’air plus intelligents.

Les julots de ma patrouille, ils sont comme les poiscailles : dès qu’il se produit une quelconque alerte, ils se cassent, et puis reviennent dard-dard sur les lieux pour vérifier le ce dont il s’agissait. Les poissons pêchés, somme toute, l’ont été à cause de leur curiosité. S’ils étaient restés sur leur premier mouvement (qui est toujours le bon) Sa Sainteté le Pape serait obligée d’annuler le jeûne du vendredi, le carême et toutes ces fausses austérités commanditées par les marchands de merlans.

Apercevant Bérurier à califourchon sur son crocodile, sublime statue équestre crépie de fange, ils se mettent illico à lui gambader autour. Ensuite de quoi le tireur à l’arc (il était soudeur à l’arc chez Renault à ses débuts) loge une flèche sous l’aisselle gauche du saurien auquel Béru a fait lever la patte en lui faisant sentir l’un des lampadaires bordant la piste. L’exploit de mon pote confond nos amis kuwiens. Ils le prennent pour un gros Dieu cradingue, le Mastar. Ils lui implorent des grâces, le prient, le supplient, le célèbrent. Bref, c’est Lourdes !

Alexandre-Benoît reçoit ces témoignages de ferveur avec beaucoup de noblesse.

— Repos, les gars, décrète-t-il en virgulant un coup de pompe dans les gencives du plus fana pelotonné à ses pieds, vous me lichouillerez les nougats plus tard, faut qu’on récupère not’ monde derrière l’auparavant.

— Tu vas m’expliquer, commencé-je…

— Après ! Après… Y a plus pressé.

Vous savez, dès lors, ce que fait Béru, mes petites canailles ? Il met ses mains gluantes en porte-voix et lance un appel.

Jusque-là, rien que de très normal. C’est sa nature qui est confondante, étourdissante, et autre.

— Ho ho ! BERTHE !

Vous avez bien lu ? Je l’ai fait écrire en majuscules pour que ça vous pète à l’œil.

BERTHE.

Je me cramponne au bras musclé, sinon séculier de Troudrukru.

— Qu’entends-je ! je soupire, est-ce une illusion ? Un abus de mes sens ? Est-ce un mirage sonore, si j’ose ainsi m’exprimer ? Ou bien ta chute aurait-elle perturbé tes facultés, Béru ?

— Ho ! ho ! Berthe ! répète le Dodu d’une voix si puissante, si fracassante, si ample, si stentorellienne qu’aussitôt la forêt se tait, intimidée.

Les animaux ne mouftent plus ! Les branchages se figent.

Sur des kilomètres plus ou moins carrés, c’est la pétrification absolue, l’hermétisme, une sorte de vide angoissant.

Et brusquement, soudain, tout à coup (ceci pour vous montrer que je ne suis jamais à court de synonymes s’il m’arrive d’être à court d’argent) un rire hystéro éclate, tout proche, en provenance des hauteurs. Rire purement organique, mes amis. Un rire de femme chatouillée.

On s’empresse, la tête dressée jusqu’aux limites du torticolis.

On avance en s’entretâtant pour ne pas s’égarer ou pour s’égarer tous ensemble.

Et qu’apercevons-nous ? Je le dis ? J’ose ? Vous le voulez vraiment ? Vous serez gentilles avec moi, les filles ?

Vous me gardez votre estime ! Personne ne portera plainte ? Juré ?

C’est tellement inouï dans l’osé !

Téméraire, presque !

J’ai beau réfléchir, mobiliser mes souvenirs, draguer dans les bibliothèques, franchement, je ne vois rien d’approchant dans la littérature précédente. Rabelais ? Même pas ! Claudel ? À peine… Robbe-Grillet ? Si peu… Henry Bordeaux ? Tout juste… Jean Dutourd ? Pas encore ! Voyez-vous, la plupart des écrivains sont des prismes, des filtres ! Ils déforment, transforment, écument. Avec San-Antonio, mes amis, vous avez LA vérité !

À poil !

Ne lui en manque pas un, pas un duvet, pas un grain de beauté !

Elle vous est projetée ruisselante dans les bras.

La pudeur ? J’ignore.

Le respect humain ? Je le place dans ma franchise intégrale.

La peur de choquer ? Tiens, fume !

Je suis le Bayard des lettres.

J’en ai pas ?

Si : toujours cinq au service des grognons, des râleurs, des effarouchables.

C’est vrai que j’hésite, par moments, devant l’énormité de ce qui va suivre. C’est vrai que je me dis, avant de plonger : « Qu’en penserait saint François-le-Sale ? » J’ai des bribes de timorance, des petits scrupules ! Des craintes confuses. Y a tant et tant de connards autour de nous, qu’un mot de travers fait sursauter, qu’une allusion égrillarde fait rougir, qu’une description un peu poussée indigne. Je lis tant de mépris dans certains regards ! Les lanières de la flagellation sifflent sur ma tête, comme tournent les pales d’un ventilateur. Il n’importe, mes gueux ! Je vous passe outre et poursuis ma route. J’ai confiance : je sais qu’elle mène nulle part !

Ce que nous apercevons, gens critiques, mauviettes du langage, poires blettes, sinistrés de l’âme, c’est un gorille de forte taille, monstrueux, avec ses babines bleues, son nez orangé, ses dents proéminentes. Je sais pas sa race exacte, faudra que je téléphone chez Jean Richard. L’orange et le bleu, c’est pourtant beau.

Sur les ailes d’un papillon entre autres.

Mais sur la bouille d’un gorille, ça guérit le hoquet. Le primate (des Gaules) est debout sur une branche de giscardien à feuilles provisionnelles. Il passe un moment de qualité, je vous conjure de le croire ! Le père Messager reviendrait, il ajouterait une variante à son fameux air de l’Oscar Paulette. Approchez, méames zaimessieurs ! Le spectacle vient de commencer ! Admirez la prouesse ! Voyez comme Mme Berthe Bérurier est parfaitement suspendue à une branche supérieure grâce aux sustentes de son parachute. Regardez comme le gorille salace a su la débarrasser de la partie inférieure de son accoutrement de dame-parachutiste. Ne sont-elles point admirables, ces formidables fesses rebondies, boursouflées et poilues. Appétissantes ? Voire ! Question de goûts ou de dégoûts ! Mais le gorille en gévacolor aime. Il se sent descendre de l’homme, lui ! Il s’imagine enfant d’Adam, aussi s’embourbe-t-il superbement cette fille d’Eve.

Poussez, poussez, l’escarpolette.

Berthy vole vers les frondaisons, comme une petite fille modèle vole vers Mâme Ségur, en batifolant des jambons.

Hahahaha ! je ris, de me voir poubelle ! chantait Marguerite.

Chez la Bérurière, c’est presque idem.

Hahahaha ! gazouille la rombière.

Le père gorille la réceptionne au retour. Cracziboum ! Te l’oblitère ! Un mâtin ! Un mutin ! Un salingue !

Puis la repousse avec force ! Ardent de l’ardillon avec ardeur !

Et la morue du Gravos s’en réjouit, en re-jouit ! Elle trouve cela unique, ça l’est ! Plaisant, bioutifoule !

Elle est partante, revenante ! Une bestiale !

En découvrant l’étrange scène, Béru a un sursaut. Il contemple, comme nous tous, puis demande, manière de causer :

— Il est dressé, ce macaque, on dirait ?

Lors, estimant que le manège a suffisamment duré, le chevaucheur de crocodile lance à sa femelle :

— Je voudrais pas chercher des noises à la société productrice des animaux, Berthy, mais si c’te bête continue ses grimaces, je monte y flanquer une avoinée !

— Oh, t’es là ! gazouille le pachyderme à bascule. Hahaha ! Ce gredin me chatouille ! Figure-toi qu’il m’a ôté mon pantalon !

— On s’en est aperçus, ma poule ! Même que devant des négros, j’ai honte du panorama.

S’enfuriant soudain à constater la persévérance du gorille, Béru saisit une branche de goumié (ce bois tellement dur qu’on s’en sert pour faire des pointes de fusée et pour tailler le diamant) et la balance dans les pattes du gorille. La bête qui ne s’attendait pas à ce projectile vacille. D’une main ferme elle stoppe le mouvement de balancier de Berthe, puis, aussi aisément qu’une couturière rompt le fil après avoir recousu un bouton de braguette, le gorille casse les sustentes du parachute.

— T’as vu comment qu’il a compris, ce vicieux ouistiti ? exulte le Gros. Les bêtes, plus elles sont sauvages, plus faut se montrer ferme !

Il se tait.

— Mais qu’est-ce qu’il fout, tonnerre de Zeus ! s’enroue Pépère. Tu vas revenir ici, dis, saleté ! Ici tout de suite ! Minet, minet ! Mmff mmff ! tiens un sucre, mon toutou !

Le primate a chargé la grosse Berthaga sur son épaule, comme un marin son balluchon. Aussi aisément que s’il ne portait pas de charge, il s’est élancé dans les hautes branches. Perché, vingt mètres plus haut, il regarde le cocu d’un œil sanguinolent. Ses yeux sont semblables à deux étoiles rouges sur le képi d’un officier russe.

— Descends ! Viens là, mon joli macaque ! Rends la dadame au monsieur ! Rends-lui sa dadame, mon mignon !

Sans lâcher Berthe, dont les gloussements et les jambonnages continuent de fasciner ma cohorte, le singe allonge son bras gauche en direction du Gravos, et frappe de sa main droite le creux du bras tendu.

— Hein, quoi ! Pardon ! Qu’est-ce qu’y dit ? trépigne Sa Majesté. Un bras roulé ! Y me répond « tiens, fume », un macaque ! À moi ! Espèce de guenon mitée, tu vas voir si je grimperais !

— Puis-je te rappeler qu’il ne s’agit pas d’une guenon ? soupiré-je.

— Je sais, soupire A.-B.B., faut dessouder c’te bestiole, nom d’Dieu !

Il secoue l’archer par l’épaule.

— Fous-y tout de suite une flèche dans les roustes, Blanche-Neige !

— Non ! Non ! répond le Noir, en esquissant un saut de côté. Y en a gorille sacré !

— Ah ! c’est un gorille sacré ! murmure Alexandre-Benoît, impressionné. Je me disais aussi : avec un chien-pensé, ça m’étonne de Berthy qu’est plutôt femme de goût !

Il regarde le couple, tout là-haut, et sa colère repart.

— Enfin, quoi, merde, sacré ou pas, faut qu’y me rende ma bergère, c’t’orange-ou-tangue. Passe-moi ton pétard, San-A.

— Voyons, mon pote, tu ne peux pas tirer sur le singe à cette distance sans risquer de toucher Berthe. En admettant que tu le foudroies, il entraînerait ta femme dans sa chute et elle s’écraserait à nos pieds comme une bouse de vache. Sans compter que ces Noirs seraient chiches de te faire un mauvais parti en te voyant tuer un animal sacré.

La conjoncture bougrement défavorable abat mon copain.

– Écoute, San-A., c’est pas au moment qu’on s’apprête à fêter le jubilé de nos vingt ans de mariage que je vais laisser Berthe refaire sa vie en pleine brousse avec un gorille, fusse-t-il sacré, objecte-t-il.

— Que peut-on faire pour récupérer la dame ? demandé-je à Troudrukru.

— Il faut attendre, me répond-il.

— Attendre quoi ?

— La fin du rut.

— Et ça dure longtemps ?

— Une quinzaine de jours. Le gorille sacré est une espèce en voie d’extinction. On ne trouve plus que des spécimens isolés. Il est probable que celui-ci n’a pas de femelle à sa disposition, alors il s’accouple avec ce qu’il trouve, sans trop faire la fine bouche ! Mais rassurez-vous, il ne fera pas de mal à la dame.

Trouduk cligne de l’œil.

— Au contraire, vous avez pu le constater.

Le Gros qui a tout entendu se laisse tomber sur une souche et se biche la tête à deux mains.

— Madoué ! lamente le malheureux, dire que j’amène Berthe avec moi, ici, pour pouvoir la surveiller ! C’est la fatalité !

— Alexandre-Benoît ! dit une voix céleste.

— Oui, ma grosse ? geint le bafoué.

— J’ai l’impression que vous affolez cette brave bête, le mieux est que vous nous laissiez seuls, sitôt que je l’aurai apprivoisée je vous rejoindrai. Vous n’aurez qu’à mettre des flèches contre les arbres pour m’indiquer la route à suivre.

— Tu crois, ma grosse ?

— J’en suis sûre. Il a l’air très mécontent, tu sais. Il grogne et grince des dents. J’ai l’impression que tu ne lui es pas sympathique, Alexandre-Benoît.

— Charmant !

Bérurier bondit, bras tendu :

— Berthy ! Non ! Oh ! mon amour, ne t’en va pas…

Trop tard !

Las de ces palabres, le gorille sacré vient de quitter l’arbre pour un autre, d’un bond prodigieux !

— Hahahahahihihi ! flûte la rombière. Ce qu’il est fort, le brigand ! Dieu qu’il est puissant !

Sa voix s’affaiblit, car l’animal continue de s’éloigner à travers les frondaisons.

— Ah ! le monstre…, continue Berthe ! Oh, le coquin polisson ! Bandit ! Voyou ! Me serre pas comme ça ! Tu veux donc la faire mourir, ta gosse ! Dis, chéri ! ! !

Le Mastar écrase une larme.

— Quand je pense que je m’ai brouillé avec Pinuche à propos de cette roulure, dit-il en se jetant dans mes bras.

Mais le sens du devoir habite cette âme noble.

— Tu m’as dit que t’avais déjà récupéré un de mes paras, réagit-il. Qui que c’est à propos : Alfred ou Marie-Marie ?

CHIARPET SIX

Abominable ! Névrosé ! Pochard ! Sadique ! Tourmenteur ! Nécrophage ! Monstre inique ! Débile mental ! Vampire ! Onclâtre ! Abcès ! Démoniaque ! Porc lubrique ! Inconscient ! Boudin rance !

— N’en jetez plus, la cour est pleine, proteste mon ami. Laisse un peu que je t’explique, Gars, avant de piquer ta nervouze grand siècle. T’es là que t’invectives sans connaître !

Je me désenroue, me récupère, m’assagis.

— C’est bon, parle !

Tandis que mes Noirs dépouillent le crocodile afin d’en récupérer la peau pour se confectionner des portefeuilles, Bérurier s’explique :

— Après notre engueulade vénitienne, j’ai commencé par me ramasser une bonne peinture chez le troquet où j’ai rentré. Un type très bien, que j’ai sympathisé à bloc. J’étais tellement naze que j’ai roupillé sous sa table avec le reste des spaghettis en guise d’oreiller.

Il dégrafe sa combinaison, passe la main par l’échancrure de sa chemise et déclare en ramenant une espèce de ver rosâtre et convulsé.

— La preuve : j’en ai encore ! Brèfle, ce n’est que le lendemain que je suis rapatrié à Paris. Je me pointe à tome, comme disent les Anglais, et qu’est-ce que je découvre ? Berthe et Alfred en train de s’en payer une vieille tranche dans mon propre plumard, pendant que Marie-Marie passait l’aspirateur à côté d’eux. Tu juges ?

— Sévèrement ! Après ?

Bérurier se mouche en pressant le pouce contre une aile de son nez et en soufflant fort.

— Note, cependant, qu’avait du mieux, vu que Berthe ne laissait plus la petite seule, ce dont je lui reprochais surtout. Nez en moins, je leur ai joué un branle du diable, comme quoi c’était pas des manières d’éduquer une gamine que de lui laisser faire le ménage pendant qu’on se donne de la joie de vivre.

— Slave a de soie. Ensuite ?

— Mon spitche terminé, toujours fidèle à ma décision, je bombe à la Grande Taule pour coller ma démission au Vieux. Not’ grand frisé, tu le connais ? Au lieu de me demander la raison du pourquoi du qu’est-ce, il me réclame un rapport circoncisé sur nos agissements. Mécolle, c’est service-service, et même service compris. J’y vais de mon historiette détaillée. Tout le chize : Pattemouille, Vénétia, la gonzesse au tablier de sapeur, les bougnoules assassinés, la disparition de Magloire, l’enquête au burlingue de poste, tout, quoi !

« Il m’écoute, le menton dans la main, sans piper une broque.

« “Savez-vous, Bérurier, me fait-il comme ça, ensuite, que Pinaud m’a téléphoné de Rome pour m’annoncer que le commissaire San-Antonio a disparu !”

« Du coup, ma colère tombe, poursuit le Grasdu. Mes idées de démission s’évaporent comme rosé d’Anjou au soleil. Du reste, le Dabe n’y songeait plus à ma démission.

« “Vous allez bondir dans le premier avion pour Rome, Bérurier.”

« “Ya voule, my nerf ! j’y rétorque en allemand, afin que ça fasse plus soumis.”

« “Il faut me retrouver San-Antonio coûte que coûte ! ajoute le Scalpé.”

« “Six cygne or ! j’opine en italien, manière de lui prouver que moralement j’sus déjà à Rome.”

« Et je me précipite hors de son burlingue. J’avais la tronche comme une toupie, Mec. Toi, disparu ! Ça me débranchait l’aorte du canal de l’urètre !

« Histoire de me refaire un moral et une santé, je bondis au bar d’en face pour le calva de la résurrection. J’y étais pas depuis une quarantaine de minutes que le biniou carillonne : le Vieux m’avait retapissé depuis sa fenêtre et me demandait de regrimper. S’il se met à nous espionner, maintenant, y a de l’espoir ! Je me pointe, comptant sur un savon qui serait pas été de Marseille, mais z’au lieu, le Croûtonné me dit commak : “Dieu soit loué, Bérurier, vous n’êtes point t’encore parti. Changement complet, mon ami. Un fait nouveau vient de s’opérer, je sais où se trouve San-Antonio !”

« “Et il se trouve où est-ce, m’sieur le directeur ?”

« “En Afrique, avec le président Savakoussikoussa. Ils ont besoin de renfort. Prenez trois hommes avec vous. Des types gonflés, de préférence. Qu’ils soient volontaires, car la besogne qui les attend n’est pas très légale et risque de créer une attention diplomatique. À minuit vous embarquerez au Bourget à bord d’un appareil d’Air Afrique qui vous déposera à Abidjan.”

« “C’est en Arménie ?” je me permets de lui interrompre, vu que mon tailleur se nomme presque pareil Au lieu de se fâcher, il me dit : “Non, non, en Défense d’Ivoire, Bérurier. Arrivés là-bas, un appareil privé vous attendra, qui vous parachutera clandestinement dans une zone de la forêt kuwienne où vous serez récupérés. Dès que vous verrez San-Antonio, remettez-lui discrètement le message suivant. Il est ultra confidentiel, c’est pourquoi je l’ai codé. Le commissaire reconnaîtra la clé du code.” »

Je tends la main.

— Aboule, Gros !

— Quoi-ce ?

— Ben, le message !

Sa Majesté plisse son front altier.

— Pas tout de suite, si tu veux bien.

— Comment ça, pas tout de suite ?

Il baisse le ton, par mesure de précaution, comme s’il y avait des microphones au bout de chaque liane.

— C’était si tellement secret que j’ai pris mes précautions avant le parachutage, mon pote…

— De quelle manière ?

— T’as lu les mémoires de Papillon ?

— Comme tout le monde, je les ai trouvés excellents, me suis réjoui de leur succès et n’ai pas éprouvé le besoin d’entreprendre une campagne de dénigrement, comme certains qui ont de la bave en excédent et que la gloire des autres empêche de roupiller. Pourquoi ta question ?

— Tu te rappelles la manière qu’il planque son artiche, au bagne, Papilloche ?

— Tu veux parler du « plan » ?

— Yes, monsieur. Où qu’y se le fourre pour le souscrire aux recherches ?

— Dans l’oigne !

Je bondis.

— Tu veux dire que…

— Textuel, je m’ai pensé : p’t-être que tu seras fouillé à l’arrivée, Gros. Alors prudence est mère de la P.J. ! J’ai roulé la babille du Vieux, je l’ai glissée dans un étui à thermomètre, et gloute, servez chaud ! Je m’en suis servi de suppositoire.

Il se palpe l’abdomen.

— Même que je me le sens là, ici, tu vois : entre le cancrelas et le père idoine. Ça me fait comme une barre…

« V’là pourquoi j’oserai te demander un peu de patience, mon pote ! Avec mézigue t’es paré vu que j’ai jamais rechigné de l’intestin. N’empêche, ajoute cet être consciencieux, que je voudrais pas qu’il m’eusse chargé de t’apporter le Bottin ! »

Je rigole, nonobstant la gravité de la situation. Sacré Béru ! Il m’étonnera toujours. Mais par-delà mon hilarité, je phosphore sec du bulbe. Le Vieux a su que je me trouvais en Afrique avec le président, et que ce dernier réclamait des renforts. Il sait donc que, des deux, c’est moi le kidnappé. Comment a-t-il appris la chose ?

Une seule explication : par Mélodie !

Conclusion, la belle donzelle aurait partie liée avec mon vénérable boss ! Ou du moins, elle aurait fait appel à lui, au lieu de contacter le recruteur au nom si compliqué que j’ai la flemme de rechercher plus haut la manière dont je l’ai orthographié !

En ce cas, pourquoi ne m’a-t-elle rien dit ?

De plus en plus, j’ai la déprimante sensation d’être le jouet de forces occultes, de volontés diverses qui m’utilisent au gré de leurs besoins. Enfin, à propos de besoins, le message du Big Dabe m’apportera probablement des éclaircissements.

— Très bien, reprends-je, le Vieux te charge donc de recruter trois mercenaires et de te faire parachuter ici ; après ?

Il n’est pas pressé de se confesser, l’Infâme. Il feint de tendre l’oreille.

— On n’entend pas comme qui dirait des cris, San-A. ?

— Ce sont des singes !

Pendant que nous nous mettons à jour, mon équipe de Noirs bat la brousse à la recherche de Marie-Marie. Je les laisse s’activer, conscient qu’ils sont plus mobiles sans nous.

— Eh bien, réponds ! Qu’est-ce qui t’a incité à remplacer trois malabars terribles par une petite fille, une grosse dondon et un coiffeur bellâtre ?

Des larmes lui reviennent, épaisses, quasi gélatineuses. Il les laisse couler pour mieux m’attendrir. Sa bouille plus ruisselante qu’une chasse d’eau détraquée exprime le désarroi, le remords, la peur de vivre. Elle est pitoyable comme une rentrée scolaire à la maternelle.

— La jalousie, San-A. La jalousie… hoquette Alexandre-Benoît. ’magine-toi que de retour à la maison, qu’est-ce que je trouve ? Marie-Marie en train de faire la popote pendant que Berthe et Alfred remettaient le couvert, sans même l’avoir mis primitivement !

« “Mais c’est donc une maladie, chez toi ? que je m’informe au coiffeur. T’as la tringlote, Fredo ? Tu fais de l’autoallumage ou quoi ? Ce serait pas tes nerfs qui te ravagent les claouis ? Ou bien alors, j’sais pas, on t’a greffé une pile électronique, beaucoup trop nique, à la place des valseuses, mon pauvre mec ! T’as du gaz carbonique dans le tiroir à bijoux ! Prends du bromure en guise d’apéro ! Ou alors change de partenaire, mon pote ! Répartis ton bonheur sur plusieurs gonzesses.” »

Bérurier hoche la tête :

— T’aurais entendu Berthe, cette séance qu’elle m’a jouée. « De quoi que tu te mêles ! C’est déjà assez triste pour ce pauvre Alfred de devoir loncher six fois par jour afin de se calmer le circuit ! » Qu’elle se sacrifiait en camarade, vu que son tempérament lui permettait. Que ça tirait pas à conséquence ! Que si on se rendrait pas service entre amis, fallait pas se mêler de vivre. Des salades à n’en plus finir. J’en avais les larmes aux yeux. D’autant qu’Alfred, il se désespérait aussi, il déplorait son cas, sincèrement.

« “J’y peux rien, j’y peux rien, il larmoyait, j’sus t’emporte par mes sens, c’est fougueux, c’est interne, faut que je me délivre la bigornance, que je me dégage le sensoriel, que je m’évacue les excédents. Surtout quand j’sus t’en vacances, comme maintenant qu’on est en train de repeindre ma boutique. »

« Moi, ç’a été un trait de lumière, continue le Gros. “— La vérité, Alfred, j’y déclare, c’est que tu te fatigues pas assez le physique, mon loup. T’es toujours dans ton échoppe, à mistifriser des bergères en leur causant de ceci-cela, c’est pas ça qui t’éponge la musculature. T’as les anticorps qui s’étiolent, gamin ! Et d’autant qu’en plus tu bricoles la femelle à longueur de journée. Quel matou résisterait à ce régime ? Te faut sortir de ta coquille, frangin ! Dérouiller tes abdominaux ! Retrouver l’usage de tes deltoïdes ! Tes pectoraux se sont gommés, à la longue : c’est la force d’ineptie ! J’ai une propose à te faire, gars ! Un viron en Afrique, tous frais payés.” Pour lors, v’là mon pote qu’écarte ses carreaux. “T’es comme l’Oubangui, tu charries, Alexandre-Benoît ?” “— Pas du tout : on part ce soir !” “— Et moi z’alors ! exclame Berthe ! Qu’est-ce j’vais d’venir ? Déjà notre voisin du dessus qui est à Poitiers, chez sa mère malade !”

« Elle me joue un tel branle, la vache, qu’à la fin je cède : “— Bon, tu viens aussi, ma poule ! Seulement y a Marie-Marie ! On peut pas la laisser seule à Paname.” “— Non, on peut pas !” glapit c’te petite peste. Toujours une oreille à la traîne, tu le sais. Voilà donc pourquoi je m’ai assuré le concours de ces trois-là. Mais je regrette… Ah, là là, la couennerie monstre ! Alfred disloqué ! Berthy enlevée par un gorille sacré ! Marie-Marie disparue ! Tu crois que tes bougnes vont la retrouver ? »

Hélas !

Aux dernières lueurs du jour, mon équipe fait retour : l’oreille et la queue basses.

Résultat néant !

Aucune trace de la petite fille. Pas le moindre indice. Rien ! Dans l’or du soir qui tombe, je ressens vis-à-vis de Béru des désirs d’homicide volontaire.

— Gros, fais-je à l’Affalé : tu n’es qu’un criminel. Cette gosse se sera tuée en sautant, ou bien elle aura été dévorée par un fauve…

— Cause pas ainsi ! supplie le Mastar. Laisse-moi de l’espoir.

— Quel espoir, espèce de viscosité sanieuse ! La nuit nous oblige d’interrompre les recherches. Tu te figures que la pauvrette résistera à une nuit de la forêt vierge, toi ?

Les sanglots béruréens se mêlent aux cris des oiseaux diurnes souhaitant le bonjour aux oiseaux nocturnes lesquels leur souhaitent bonne nuit. Ou inversement.

* * *

— Mes compliments ! grince Anabelle, pincée ! Un sur quatre, la moyenne est faible ! J’aurais dû réclamer un régiment ! Peut-être alors me serait-il resté une poignée d’hommes.

Nous avons décidé de ne pas parler de Berthe ni de Marie-Marie pour l’instant. Je préfère voir venir. Attendre les réactions de l’aventurière avant de lui révéler que Béru est mon adjoint. Sa mauvaise humeur renforce l’apathie de Bérurier.

— Belle recrue, en vérité ! grince la jeune femme, en désignant le Dodu. Un poussah abruti ! Alors qu’il fallait quatre hommes gonflés à bloc ! N’importe : demain nous nous mettrons au travail.

— Quel travail ?

— Dans l’avion, vous verrez !

Elle nous plante là pour aller se dégourdir les jambes dans l’obscurité. J’espère qu’elle ne questionnera pas les Noirs qui m’accompagnaient…

Le Gros est accroupi devant le grabat d’Alfred. Il médite en marmonnant on ne sait quelles paroles sans suite : prières ou lamentations ?

— Pépère ! le hélé-je.

Il semble ne pas entendre. Je lui touche l’épaule :

— Réagis, Mec. Avant le lever du jour, nous reprendrons les recherches. Comme la petite est légère, elle a dû aller se poser beaucoup plus loin. Elle sera tombée dans les branches d’un arbre et passera la noye roulée dans la toile de son parachute !

— C’est pas ce que t’affirmais t’t à l’heure, soupire l’Enflure.

— J’essaie de regarder le côté positif des choses. Si l’espoir n’existait pas, on se croiserait les bras et on attendrait la mort, adossé à un tronc. Il faut s’employer. Débrouille-toi pour récupérer le message du Vieux. Je me trouve en porte-à-faux et je ne saurai sur quel pied danser avant de l’avoir lu.

Le Gravos paraît sonder en lui des prémices. Il s’étudie l’entraille, comme les Indiens écoutaient les vibrations du sol pour déceler l’arrivée des Yankees génocides.

— J’sais pas ce qui m’arrive, bougonne-t-il, ça doit provenir des émotions : j’sus tout serré ; ou alors c’est le chamboulement consécutif aux puceaux horaires, non ?

— Arrange-toi comme tu voudras, Gros.

— T’en as de bonnes, faut pouvoir ! Je me demande comment y se démerdait, Papillon, quand il avait besoin de mornifle pour douiller un paquet de pipes. Le côté : « Je vous dois combien t’est-ce que ? » Et crac, tu tombes le bénard pour accoucher de son larfouillet ! Se dompter la boyasse ça demande de l’entraînement. Moi, je débute. Et ça m’est d’autant duraille que j’ai aucune prédisposance prévalable. J’eusse été pédoque dans mon jeune âge, ou pétomane assermenté, ça m’eusse aidé dans l’eau cul rance ! Enfin, je vas toujours sonner le personnel pour me faire préparer un lavement. Ah dis donc, ça devient pire que chez les Écossais de tirer son portefeuille !

Je le laisse à son boulot de récupération, en espérant que ses tentatives aboutiront, et en le redoutant toutefois, car j’appréhende de devoir me pencher sur un document acheminé de cette manière.

Ensorcelante, la nuit africaine ! Toujours ces bruits étranges, musicaux et tristes. Il y a une confuse angoisse dans l’air immobile. On voit luire d’indéfinissables lueurs dans l’obscurité. Le ciel est noir, avec des étoiles inconnues. On perçoit des fouissements lointains. Des cassures de brindilles, de vagues grattements… Un pesant mystère est en équilibre instable sur l’immense forêt. Je m’assois sur une souche et je regarde en direction du nord. Je pense à Félicie. Quelle heure est-il à Saint-Cloud ? Est-ce déjà la nuit ? J’imagine ma vieille dans sa cuisine, l’oreille attentive Elle guette le bruit du bigophone, ou celui de ma voiture. Le grincement de la petite grille rouillée, au bout du jardinet. Tiens, faudra que je la repeigne aux prochaines vacances, ainsi que la tonnelle de fer, près du poulailler, là où les roses trémières achèvent de se déshabiller en silence, avant l’hiver. Des roses crème. Quand elles sont larges ouvertes on dirait de grosses églantines. Elles n’en finissent pas de mourir, l’une après l’autre, assassinées par les matins frileux. Celles-ci, on ne les cueille jamais. Elles appartiennent au décor, s’interposent bravement entre nous et les grands immeubles qui nous dominent. Félicie attend. L’horloge au gros balancier de cuivre lui tic-taque un temps qui n’en finit plus. Des heures qui l’usent chaque jour davantage, ma vieille. Qui érosionnent sa vie. C’est dur d’attendre, c’est empoisonné, c’est mortel L’existence, c’est comme ça, tout de guingois : tu fais des gosses et t’attends qu’ils s’en aillent. Et puis quand ils sont partis, t’attends qu’ils reviennent… Et tu leur donnes la vie pour te mettre à appréhender leur mort. L’idée qu’ils mourront probablement après toi, ça n’arrange rien du tout. Ce qui te prétrifie d’horreur, c’est qu’ils soient mortels, la notion qu’un jour, après des cascades d’ennuis et de brefs plaisirs, ils cesseront. Ah ! l’abomination ! Ah ! la monstruosité ! Où il est, l’inventeur d’un tel sadisme ? Je veux lui demander son mobile secret. Ça cache quoi, ces manigances ? Bon, tu m’attends, Félicie. Je le sens au bout du grand fil invisible qui continue de nous lier. La vieille sage-femme dont tu parles toujours, elle n’a rien tranché du tout, tu sais. Simplement une illusion. Je peux m’en aller vers d’autres mondes, luniens ou martiens, la bobine se dévidera imperturbablement. Elle a assez de métrage pour gagner les limites de l’infini qui sont l’infini…

— Tu parais bien abattu, beau commissaire ?

Anabelle-Mélodie est là, dans la pénombre, qui mâchouille l’embout de son fume-cigarette.

— Nostalgique, seulement, rectifié-je.

Je regarde la forêt si dense, si monstrueuse et je songe à la gentille Marie-Marie que la sottise de son oncle…

— Peines de cœur ?

— Pour ainsi dire !

— Elle est brune ou blonde ?

— Elle est blanche, c’est ma mère. Je suis le genre homme d’action-trousseur de jupons qui adore sa mère. Un peu suranné aux angles, tu ne trouves pas ?

Elle vient s’asseoir à mon côté. Sa main se pose sur ma taille.

— Non, il faut bien s’accrocher à quelque chose ou à quelqu’un. La vraie solitude, ça n’existe pas.

— Tu t’accroches à qui ou à quoi, toi ?

Elle murmure :

— Si je te le disais…

— Dis-le !

— Non : parler de sa faiblesse affaiblit.

— Tu as donc tellement besoin de force ?

— Oui.

Elle pose sa joue contre mon épaule. Je sens l’odeur de ses cheveux. Et sa chaleur, parfumée, elle aussi. Au bout d’un moment, comme je ne dis rien, elle fait, tout à trac :

— J’ai un jeune frère paralysé. Il vit à plat ventre sur un chariot dans lequel il y a un trou par lequel il peut faire pipi dans un récipient fixé sous sa couche de cuir. Un accident d’auto qui a coûté la vie à nos parents. Il s’appelle Hervé. Depuis cette catastrophe je crois être devenue très méchante.

— Personne n’est très méchant.

Je l’embrasse. Il me semble que quelque chose d’indéfinissable vient de passer entre nous. Quelque chose de beaucoup plus fort que ce qui nous unissait sur la peau de lionne.

Un animal inconnu de moi lance un cri sardonique, tout près.

— L’Afrique ! murmure Anabelle, sur un autre ton.

— Tu es vraiment décidée à conquérir le Kuwa ?

— Le Kuwa je m’en fous, je ne désire que ses diamants.

— Toujours est-il qu’une révolution est nécessaire si tu veux t’en emparer…

— Et alors ? dit-elle sèchement, nous allons la faire !

– À trois ?

Elle pointe son fume-cigarette sur ma joue et l’enfonce dans ma chair en vrillant.

— Je la ferai seule avec les Noirs d’ici si besoin est !

– Écoute, Anabelle. Au fait, comment dois-je t’appeler : Anabelle ou Mélodie ?

— Mélodie est mon nom de famille !

— Intéressant, j’aime les beaux patronymes. Alors, écoute-moi, Anabelle. Nous sommes trois bougres perdus dans un coin impossible du globe. Si on continue de se faire des cachotteries, on compliquera la situation inutilement. O.K. pour le brindzinc, je suis partant. Je suppose qu’en effet, ce petit cadeau sera utile et agréable aux scientifiques de la maison France. Alors déballe, ma jolie. Tout, qu’on puisse s’organiser utilement ! Je déteste fomenter des révolutions, fussent-elles africaines, en jouant à colin-maillard.

Ma compagne paraît indécise.

— Je t’ai déjà expliqué en gros, fait-elle…

— En ce cas passons aux détails. Primo, risqué-je en essayant de capter son regard au clair d’étoiles, où as-tu pêché le type qui vient de débarquer à Kolombé-les-Deux-Cases ?

Vous mordez l’astuce, mes grands ? Par cette question nuancée, je vais pouvoir mettre ma montre à l’heure !

— Je me suis adressée à Chtrômlatznerfishkleissmann, répond ma douce amie.

— Connais pas.

— Agent de qualité. Il habite Hambourg, un des hauts lieux du crime. Je fais souvent appel à lui pour des extras, et généralement il me procure des gens… qualifiés.

Je branle le chef, ce qui ne veut rien dire. De deux choses l’une, mes chers petits : ou Anabelle me ment, ou ce Chtrômlatznerfishkleissmann (c’est dur à dire sans respirer) la double.

— On peut se fier à ce zouave ? insisté-je.

— De l’or ! C’est la base même de son métier, voyons !

Elle paraît sincère. Au lieu de calmer ma perplexité, sa réponse ne fait que l’attiser. Il semblerait que sa confiance en monsieur… (lisez plus haut, j’ai la crampe de l’écrivain) soit mal placée, sinon comment le Vioque aurait-il été au courant de cette phase de notre affaire ?

— Il t’inspire confiance, à toi, ce gros comique ? lui demandé-je.

— Du moment qu’il m’est envoyé par Chtrômlatzerfishkleissmann[26], oui.

Dieu le père, quoi ! Inutile d’insister. Elle a la foi.

— Tant mieux, me réjouis-je. Tu m’as dit que demain on se mettait au travail, ça consiste en quoi ?

— On va aller opérer un parachutage de nuit au-dessus de Kikadissa.

Elle m’annoncerait que le président Nixon va donner un récital à l’Olympia, je ne serais pas plus époustouflé.

— Un parachutage !

— Oui, mon chou.

— Mais… mais…

— Quoi ?

— D’abord l’avion n’a plus de carburant !

— On refera le plein.

— Il y a donc des réserves, ici ?

— Heureusement.

— Et tu vas parachuter quoi ?

Elle allume une Camel, comme chaque fois qu’elle diffère une réponse importante.

— Une armée, affirme enfin Anabelle.

Verbe transitif ou pas, je m’effare, mes gus !

J’expire mon incrédulité par un rire qui me ferait expulser du Conservatoire.

— Qu’est-ce que tu racontes, ma gosse !

— La vérité ! Nous allons parachuter une armée sur la capitale kuwienne. Et elle fera trembler le gouvernement en exercice ! Elle lui ébranlera tellement le moral que nous n’aurons plus qu’une petite action psychologique à exercer sur le colonel Kelkonoyala pour le réduire à merci.

— Bravo ! Et où se trouve-t-elle, cette armée valeureuse ?

Anabelle me donne un baiser enfumé.

— Dans l’avion, dit-elle.

TRAPCHIE SEPT

Moi, vous me connaissez ?

J’ai pas de milieu. Ou bien je doute de rien, ou bien je doute de tout !

C’est selon.

En me voyant foncer à grandes enjambées en direction du lit asséché de la rivière Grosso-Modo, Anabelle s’écrie :

— Où vas-tu ?

— À l’avion, passer tes troupes en revue ! J’ai hâte de faire leur connaissance.

Au lieu de protester, elle m’emboîte (à musique) le pas. Tout est tranquille aux abords de l’appareil, sauf toutefois que les sentinelles chargées de le surveiller sont en train de calcer leurs négresses à l’ombre des palétuviers.

Tout de même, en nous apercevant, les ombres chinoises, l’une d’elles se déplante et, le scoubidou au vent, s’approche en aboyant un : « Qui que c’est va là ! » qui ferait fuir un escadron blindé. Comment qu’il est monté, m’sieur Négusman, madoué ! Ce chibre-braque, madame la comtesse ! Quel colo-raide-man ! À première vue on pourrait penser qu’il nous braque avec une mitraillette, parole ! C’est de l’outil tauromachique ! L’étalon or, hors série ! De l’article anticontrebande, si vous voyez là où que je veux en venir ! La dame qu’héberge cet instrument de travail, ça doit la gêner pour courir ! La cigogne au long bec emmanché d’un long cou, que causait La Fontaine, c’t une mignardise en comparaison ! Elle au moins, ça l’empêchait pas de tousser ! Excusez-moi, docteur, c’est pour une urgence ! Grimpe-là-dessus et tu verras le Kilimandjaro !

— C’est moi ! bredouille Anabelle, excessivement troublée par le spectacle à ressort qui lui est ainsi proposé.

Le Noir affirme, en réprimant Coquette qui lui tambourine la poitrine au point de lui presque fêler des côtes :

— Qui c’est ça, moi ?

— La patronne !

— La nuit y en a pas de patonne ! Faut die le mot de passe où tu passes pas !

— Et c’est quoi, le mot de passe ? demandé-je négligemment.

— C’est même chose le nom de not’ pésident, m’sieur. Je t’ demande « Comment ça va ! », tu ’éponds « Couci-couça » et ti peux allé-vini !

— Alors demande, si tu veux qu’on te réponde, hé, pomme à l’huile !

— Comment ça va ? obéit la sentinelle.

— Couci-couça, rétorqué-je.

Son visage s’illumine.

— Comme ça y a bon, approuve le vigilant. Ti vas, ti viens, t’es chez toi !

Et il retourne dans sa zone d’ombre où l’attend son excavation. Anabelle le suit d’un regard de locomotive au rebut regardant passer un troupeau de vaches.

— Rêveuse ? j’ironise.

— Avoue qu’il y a de quoi !

— Pff, l’amour, avec ce gars-là, c’est de la mutilation.

Nous approchons de l’avion. Dans la nuit, il paraît plus délabré, plus pesant que jamais. J’ai vu un jour un aigle empaillé chez un brocanteur. Il était éplumé, mité, véreux, brisé. Le zinc présidentiel lui ressemble. On sent qu’il est atteint par la limite d’âge. Que tous les ateliers de réparation du monde préféreraient se foutre en grève ou se convertir à l’horlogerie plutôt que d’ouvrir son vétuste capot. C’est une loque. Une chose passée, encombrante, irrécupérable.

— Jamais tu parviendras à arracher cette saloperie ! prophétisé-je.

— Ne sois pas pessimiste, sacrebleu ! s’emporte Anabelle. Il en a encore dans le ventre, ce vieux coucou.

Je fais coulisser la porte. Ça pue de plus en plus l’huile et le crin moisis. La délabrade. Le grenier. Ma compagne actionne la lumière. Une morne ampoule à cru dispense une chiche lumière vacillante.

— Eh bien, ma toute belle, cette armée ?

Tournant le dos au poste de pilotage, elle se fraye un passage entre les deux rangées de trucs blancs qu’on a embarqués en Libye (dix nœuds). Un trait de génie m’atteint la région gambergeante.

— Ce sont les parachutes, sans doute ?

— En effet.

Elle tourne une manivelle (encore un tant soit peu chromée) commandant l’ouverture d’une porte.

— Et voici les paras !

La lourde s’écarte. Je me mets à grelotter. Anabelle fait jouer un commutateur. Mon regard plonge dans un immense caisson frigorifique, long d’une dizaine de mètres, dans lequel se trouvent empilés des soldats.

Soldats ?

Voire !

Des mannequins, devrais-je dire. Grandeur humaine, figés dans l’attitude du parachutiste en action.

— Que zaco ? béé-je en éternuant.

— L’armée !

J’avance la main sur l’un des sujets.

— En glace ?

— Oui. L’eau a été teintée avant la congélation. À quelque distance, on peut se méprendre, non ? Surtout de nuit ! Surtout quand ça débarque parmi une population de Noirs où la civilisation reste encore très embryonnaire.

— Pourquoi de la glace ? Pourquoi pas des mannequins en matière plus maniable ?

La miss Mélodie me flagelle l’orgueil d’un regard noir.

— Imbécile ! elle murmure, tu ne comprends donc pas que tout le jeu réside dans la disparition totale des pseudo-paras ? Suivez bien mon plan, grand limier de salon…

Je m’abstiens de la momifier.

— Vas-y, j’ouïs !

— Lorsque nous survolerons la région de Kikadissa, nous lancerons des fusées éclairantes afin de bien attirer l’attention des habitants et de leur montrer nettement le parachutage. Je suppose qu’en voyant choir sur leur ville ces douzaines de corolles blanches lestées d’un homme, la frousse s’emparera d’eux. Il y aura confusion, état d’alerte… Après quoi, l’armée arrivera sur les lieux. Elle trouvera quoi ? Des parachutes vides ! Aucune trace d’hommes. Ceux-ci auront mystérieusement disparu. Ils se seront fondus dans l’agglomération. Il y aura des recherches, une gigantesque perquisition. Résultat, zéro ! Alors les esprits commenceront à paniquer sérieusement. D’autant plus que, simultanément, nous aurons largué des caisses de tracts avertissant la population que le colonel Kelkonoyala est un abject tyran dont les jours sont comptés et que la libération par Savakoussikoussa, le grand, le seul, l’unique, est entamée. Malheur à qui s’opposera à sa reprise de pouvoir ! Tu saisis ?

— Magistral ! Mais suppose qu’un de tes bonshommes de glace tarde à fondre, malgré la chaleur, ou qu’il atterrisse devant des témoins. Ton subterfuge sera éventé, et tout l’effet psychologique que tu en escomptes tombera.

— Non ! J’ai pensé à ça, aussi.

— Vraiment ? Et tu as trouvé la solution ?

— Sais-tu ce qu’est le phénomène de la sublimation, San-Antonio ?

— Passage d’un corps solide à l’état gazeux sans passer par l’état liquide ! récité-je.

— Bravo ! Il y a dans chaque mannequin de glace un produit grâce auquel il sera changé instantanément en vapeur sitôt que la température ambiante s’élèvera de dix degrés. Donc, tous mes vaillants paras se seront anéantis avant de toucher le sol !

Je reste un instant sans voix.

— Et c’est toi qui as échafaudé tout ça ?

— C’est moi, assure tranquillement Anabelle en refermant le frigo.

Une fois sur la piste, elle s’étire.

— Rentre à la Résidence, soupire-t-elle, j’ai envie de musarder un peu, seule, dans la nuit.

Je hoche la tête.

— Je le vois d’ici, ton musardage, ma belle salope. C’est l’heure de ta potion magique et la sentinelle de tout à l’heure t’a ouvert ce que j’appellerais pudiquement « des perspectives ». O.K., bonne bourre, fillette, toi au moins, contrairement à ton rafiot aérien t’es pas en panne des sens[27].

Et je la laisse à ses obscurs tourments. Parce que, voyez-vous, mes braves apôtres, les questions charnelles des autres, vaut mieux pas s’en mêler lorsqu’elles ne vous concernent pas. S’abstenir de critiquer, surtout. Chacun a son brasier secret, son feu occulte, ses problèmes culiers et séculiers, ses avidités, ses lancinances. Chacun a des besoins que ceux qui ne les éprouvent pas réprouvent. Faut s’entretolérer les extravagances, mes gueux. Se pardonner les débridements, les salacités, les queutages pernicieux, les jaculations de toutes natures. S’emmêler ou ne pas s’en mêler, j’attige the couestion !

Si elle a envie de se faire exagérer la porte cochère par un Noirpiot équipé Mac Cormik, Anabelle, ça la regarde, pas vrai ?

Une occasion de s’éblouir l’intime, de s’émietter la nostalgie, ça ne se refuse pas.

* * *

Des rires gras ! Des gloussades ! Des pouffements !

— Arrête ! Arrête ! Oh ! Ah ! Hi ! hi ! glapit le Mastar. Non, c’est trop ! J’en peux plus ! Ça va être ta fête ! Finis, ma vache, qu’autrement sinon je passe à l’action ! Tu me chatouilles ! Tu me papouilles ! Oh yayayaïe ! Maman ! Stop ! Tu me rends dingue ! Je me détraque la rate !

J’enjambe les trois blessés, comme on passe un gué, et je me précipite à l’étage supérieur. J’y découvre Béru nu.

Il est simultanément agenouillé et accoudé sur le plancher, le derrière haut tendu. Il se marre. Il congestionne. Il apoplectise. Une vieille négresse à plateau (celle-là même qui préconisa l’intervention du sorcier, lors de l’accident présidentiel) est accroupie derrière le Mastar. Elle se livre à une occupation singulière et que peu de dames lui disputeraient. Jugez-en plutôt.

La charitable personne emplit son immense bouche d’un liquide puisé dans une jatte de terre, ensuite de quoi elle assujettit ses lèvres à l’anus du Gros et d’un souffle puissant projette sa gueulée de liquide dans les méandres béruréens. Elle renouvelle l’opération à plusieurs reprises, jusqu’à ce que Sa Majesté s’arrache à l’étreinte de la dame. Les formidables fesses de mon pote se referment comme celles d’une armoire blindée.

— Terminé. J’suis complet ! clame l’Hénorme. Ah ! la bougresse ! me lance-t-il. Elle m’a rempli jusqu’au goulot ! Non, mais t’as vu leur manière de ministrer un lavement, San-A. ! T’imagines chez nous, dans les hostos, si nos infirmières procéderaient de même ! On refuserait du trèpe, jolies comme tu les sais ! Tout un chacun viendrait chiquer à la réclusion intestinale, à la constipation chronicle… Excuse-moi si j’ te demande pardon, mais faut que j’aille réceptionner ton courrier !

Et il cavale vers les lavatories.

J’attends, en passant en revue la troupe d’Anabelle. Ses guerriers de glace, quelle trouvaille ! Ah ! v’là une môme qui a autant d’idées dans le chou, que de ce que je me pense où je pense ! Elle peut se permettre des monstres fredaines, ma révolutionnaire patentée ; se calmer les sens par les plus rudes moyens pour garder l’esprit disponible. En s’octroyant des chbirtzburts phénoménaux, elle se rend disponible de la rotonde, j’applaudis.

Des bruits orageux, sinistres, impétueux. Des bruits que je n’oserais même pas vous reproduire avec la bouche m’arrivent de la salle de bains voisine.

Écœuré, je vais m’accouder à la balustrade (vu la chaleur, la résidence arboricole ne comporte pas de fenêtre vitrée).

Mon attention est sollicitée par une silhouette accroupie dans un rayon de lune, sur la plate-forme inférieure.

— Qui est là ? je demande.

— Troudrukru, répond Troudrukru.

— Que fais-tu ?

— J’écoute les dernières informations, m’sieur.

Je tends l’oreille, ne perçois aucune rumeur de transistor.

— Tu as un poste de radio ?

— Pour les informations de brousse, je me demande sur quelle longueur d’onde je pourrais les capter ! Vous n’entendez pas le tam-tam, m’sieur ?

Votre exquis San-A. retend son oreille finement ourlée, mes petites fleurs. Effectivement, par-delà la rumeur nocturne de la forêt, on peut percevoir une espèce de roulement lointain.

— Traduis-moi, ça m’intéresse !

– À votre service, m’sieur.

Et, dans la tiédeur de la nuit, le précieux contremaître se met à réciter, d’un ton que j’oserais qualifier de télégraphique :

— Vents d’est à sud-ouest modérés. La sécheresse continuera sur l’ensemble de la forêt… D’après certaines informations, le point d’eau de Tatitoubu ne serait plus potable… La troisième femme du sorcier Tabagrigri est morte ce matin. L’équipe de Tam-Tam-Brousse présente ses condoléances au sorcier et à ses autres épouses. Le bouffement n’aura lieu que la semaine prochaine, Tabagrigri ayant décidé d’accommoder la défunte à la marinade façon Raymond Oliver… Ce matin, on a enregistré une hausse sensible des prix sur les marchés de la région. Ainsi la gazelle est passée de trois noix de coco à cinq bananes le kilo et la jeune fille en bonne santé a été traitée sur la base de deux litres d’huile… On signale qu’un savant de la région de Tadézidé vient d’inventer un petit véhicule à une roue, muni de brancards, pouvant servir au transport de fardeaux légers à bras d’homme. Il aurait donné à sa découverte le nom de bouhette… Près de Kolombé-les-Deux-Cases un gorille sacré se serait accouplé avec une guenon d’une espèce inconnue, espérons que pour la survivance de l’espèce, cette union portera ses fruits…

— Eh ben dis donc, les nouvelles vont vite, lancé-je à mon traducteur assermenté.

— Oh, ça n’a rien de docteur[28], répond-il, un de mes hommes est le correspondant local de Tam-Tam Brousse ici. C’est lui qui aura communiqué la nouvelle.

Il écoute encore, car les roulements continuent.

— Qu’annonce-t-on, à présent, Trouduk ?

— Un accident de la circulation, m’sieur.

Et de réciter, en reprenant son élocution hachée :

— … refus de priorité à l’intersection de la piste 112 à grand trafic et de la liane secondaire 186.765. Un chasseur qui n’avait pas tenu compte du stop a percuté un pisteur de la S.N.C.F.[29] Sous la violence du choc, l’arc du chasseur a été voilé et le pisteur a eu une cheville foulée. Les sages gens du quart de peau-lisse-secousse ont conduit le blessé à la case des urgences de l’Hôtel-Idole.

Il se tait, comme, pour mieux écouter les lointains martèlements qui creusent la paix nocturne. Je respecte son attention, conscient de l’importance qu’il lui accorde. À la fin, Troudrukru fait claquer ses doigts.

— Voilà qui doit vous intéresser, m’sieur ! En toute dernière nouvelle on communique qu’une tribu pygmée en garnison à Nabos aurait vu descendre du ciel un grand nuage blanc auquel était accroché un totem !

« Marie-Marie ! » me murmuré-je. Dieu soit vendu[30] ! Elle ne s’est donc point écrasée !

Et, déjà préoccupé à peine que rassuré, je demande à mon guide :

— Ils sont comment, les Pygmées[31] en question ?

— Pas très grands, m’sieur.

— Je veux dire, au point de vue caractère ?

— Ils sont polis, m’sieur.

— Ils aiment les étrangers ?

— Ils en raffolent, m’sieur !

— Tu es bien sûr ! m’enroué-je en expulsant des naseaux une chiée d’actions de grâces (à Monaco).

— Oh, certain, m’sieur, affirme catégoriquement Troudrukru : dès qu’ils en attrapent un, ils le mangent.

* * *

Pauvre de moi ! De nous ! De tout !

Et pauvre innocente Marie-Marie que l’inconséquence de son oncle a jetée sous les éblouissantes canines, les cruelles incisives et les impitoyables molaires d’une peuplade de mecs qui poussent l’amour du prochain jusqu’à s’en délecter.

Ployé sous le chagrin je fais front à Béru, lequel revient en arrimant son futal.

— Inscrivez pas de bol, me dit-il. Malgré le purgament de la vioque, y a pas eu mèche de récupérer le message.

Il se masse le bide.

— Je le sens toujours là, en traviole, qui me tarabuste le duo des nonnes. Si ce bougre de vieille frappe de Dabe serait été moins cachottier et qu’il me le remisse verbalement, je me le serais collé dans le crâne au lieu de me le fout’ dans le cul ! Mais non, y a fallu que môssieur le Scalpé joue les agents secrets. H2 S au service de la France ! Total, qu’est-ce qu’en fait les fraises ? Le camarade Béru ! Toujours hait-il que si je rencontre un jour Papillon j’y causerai du pays, espère ! J’y demanderai sa recette pour se transformer la tuyauterie en circuit de pneumatiques. Ben pousse pas c’te bouille, gars, l’est pas perdue, la babille au Vioque, pisque je l’ai là ! Tiens : touche ! Elle est seulement tripe restante, comme qui dirait… À force, je finirai par te l’avoir. Je boufferai des féculents, San-A. Des sauces pimentées qui te réveillent les conduits. On me fera des massages abdominos. Je boirai de l’huile !

Me voyant toujours prostré, il s’alarme.

— T’es malade ?

— Dans un sens, oui.

— Le foie ? Ça vient du climat…

— J’ai des nouvelles de Marie-Marie !

Du coup, son visage devient rosé (alors qu’il est violacé généralement).

— Mauvaises ? risque le Porte-Documents.

— Très !

— Elle est morte ?

— On peut le craindre. Et de la plus effroyable des morts : dévorée par des cannibales, Gros.

Je lui fais part de ce que nous venons d’apprendre au journal percuté du soir.

Il réfléchit un instant :

— Ces Pygmées que tu causes, c’est des nains, positivement ?

— Des nains aux dents de loup, oui !

— Entre gamins, on ne s’dévore pas ! s’insurge mon ami dont l’optimisme s’est remis au beau fixe.

— Tu me fais rire, Grosse Buse. Y a pas plus cruel que ces sauvages-là !

— Attends, explose-t-il, véhément. On est vendredi, non ?

— C’est possible.

— Bon, ils vont tout de même pas nous bouffer la gosse un vendredi !

— Parce que tu les crois catholiques pratiquants ?

— Non, bien sûr, mais un morceau pareil, surchoix estra, tu peux être sûr qu’ils vont se le garder pour dimanche.

Il me tapote affectueusement la nuque.

— Allez, gardons notre courage intact pour demain. Si on se met à chialer sur nos petites contrariétés, on passera une nuit infecte. Tiens, Berthe, tu crois que je songe pas à elle, dans les arbres, la pauvrette, avec son gorille.

Il renifle, ses lèvres tremblent. Son nez fait un bruit de poumon d’acier ayant trop d’avance à l’allumage.

— Tu vois, bredouille-t-il. Tu vois ce que ça fait, de débloquer dans les tristeries ! Bon, je vais appeler la vieille, qu’elle se pointe dans les chichemanes avec une serpillière, vu que pour pas rater le message, je m’ai posé à côté de la cuvette[32].

PICHATER HUIT

— Il est l’heure, m’sieur !

Je rêvais.

Je rêvais que je dormais et que Troudrukru venait me réveiller. Et voilà que Troudrukru me réveille. Intéressant, hein ?

Non, ça ne vous surprend pas, vous ?

Eh bien, allez donc vous faire voir chez Talermont si j’y suis !

Je me lève tant bien que mal, enjambe Anabelle qui dort à menottes fermées, et vais secouer le Gros.

Surprise : Bérurier n’est point seul.

Serez-vous tellement surpris si je vous annonce qu’il a roupillé avec la souffleuse de clystères ! C’est devenu pour lui le clystère de la passion !

Vous vous doutez bien, me connaissant comme je vous connais, qu’on allait pas rater la séance du Dodu et de la négresse à plateau. Ça offrait la conjoncture san-antoniaise type ! Le morceau de bravoche idéal ! Passer outre eût été sacrilège ! Oncques ne me l’auriez pardonné, mes bons chacals ! Je les sais, vos marottes. M’en récite la liste, tels les pilotes avant le décollage.

Quoi ! Une vieille négresse à plateau croise la voie béruréenne et le consort à Berthe ne lui sauterait pas illico sur les omoplates ? Mais vous mugiriez au scandale, bande de vaches ! Exigeriez le remboursement intégral ! Me décréteriez renégat ! M’exileriez ! Me feriez manger chaque page de ce livre comme des feuilles de laitue.

Ils sont fortement emmêlés, les tourtereaux. Le Gros a un nichon de la donzelle en guise de foulard, et la lèvre inférieure d’icelle lui tient lieu d’oreiller. La chère camarade de couche dort, en chienne de sarbacane, son sein libre serré entre ses jambes cagneuses (elle a un frère plongeur à Cagnes-sur-Mer). Un bizarre ronflement fuse de son nez totalement aplati et que décore un anneau de cuivre dans lequel sont enfilées des coques de capotier[33]. Sa respiration, en agitant les coques, provoque un léger bruit de crécelle.

— Hé ! Don Juan ! appelé-je.

Sa Majesté ouvre ses beaux stores vénitiens sur des rétines qui ressemblent au drapeau espagnol.

— Il est quelle est-ce ? ânonne-t-il en se dressant sur un coude.

— Les aubes, Mec. Faut qu’on aille à la recherche de Marie-Marie.

— Bougre Dieu, c’est exaguete ! dit-il, en libérant une bâillerie vertigineuse.

Il se grattouille l’entrejambe, puis, avisant sa partenaire, murmure :

— T’as maté ma conquête, Mec ?

— Bardot enfant ! apprécié-je. Elle appartient au règne des invertébrés, je suppose ?

— Rigole tout ce que tu voudras, mon pote, toujours est-il que ce petit bijou m’a fait découvrir du nouveau !

Il lui prend la lèvre, la soulève, laisse retomber cette protubérance qui, de ce fait, produit un bruit flasque d’entrailles chutant d’une vache éventrée[34].

— Faut dire qu’avec un four à pain commak, tu peux passer pro sans avoir fait de stage à Saint-Claude.

« D’un coup de clapoir elle t’apprivoise toute la panoplie… »

Il fouette le dargif pendeloqueux de la vieillarde à l’aide du sein libéré.

— Debout, Ninette ! il la houspille. Va nous préparer un bon caoua, ma poule, qu’autrement, mes idées font la colle.

La gracieuse nous virgule un sourire large de quatre-vingts centimètres[35].

Béru contemple cette face de cauchemar et ajoute :

— Ce qui lui fait le charme, à part ses lèvres, c’est ses dents !

— Elle en a pas !

— Justement ! Un vrai velours ! Tu devrais essayer, du temps qu’on est en stage ici, parce que des nières de cette sorte, sur les Champs-zé, t’en trouveras pas chouchouille.

Il regarde s’éloigner la houri noire.

— J’aime bien aussi le coup des loloches façon bas de laine. Pendant que tu te respires cette fée, elle te les colle dans le dossard, si bien que t’as l’impression de t’embourber Mâme Bouddha. La vraie petite pieuvre du foyer ! Tu sais l’âge qu’elle a ?

— Cent cinquante ?

— Vingt-deux ! Je voulais pas le croire non plus, y a fallu qu’elle me montre sa feuille de bananier d’identité. Dans ce patelin, elles sont terriblement précoces. À huit ans, c’est le déberlingage. À dix la maternité. Et à vingt piges la retraite des vieux. Tu sais qu’elle est déjà grand-mère ? À vingt-deux berges, faut le faire, non ?

— M’est avis qu’elle a l’âge de ses artères, conclus-je. Active ton sapement, Gros, ça urge. Faut qu’on retrouve cette tribu pygmée !

On a bavassé à voix basse, pour préserver le sommeil d’Anabelle, mais un fait matinal se produit, qui l’arrache à ses reliquats d’extase. Une forme chancelante surgit dans le dortoir. Un être dont la figure ressemble à celle d’un steak tartare. Savakoussikoussa pour le nommer !

— Salut, sergent ! Il s’écrie en rectifiant la position devant le Gros !

Le Mastar, que j’ai dûment chapitré la veille, joue les innocents à la perfection. C’est préférable, vu que la venue du président point carré (il est tout rond), a réveillé notre amazone bleue.

— Monsieur ? murmure-t-il. À qui ai-je l’honneur d’entendre causer ?

— Vous me reconnaissez pas, sergent ? Je suis Pattemouille, du 116e Tirailleur de Sénégalais !

— Enchanté ; mais vous devez confondre avec une personne dont à laquelle je ressemble, probablement ?

— Mais non ! Voyons, sergent ! Vous m’avez mis de corvée de patates !

— Ne faites pas attention, ce sont les plantes hallucinogènes avec lesquelles le sorcier l’a soigné, avertit Anabelle en se dressant. Retournez vous coucher, Bamboula ! Allez, allez !

— Anabelle, blacbouille Savakoussikoussa, je vous donne ma parole que cet homme est mon sergent du 116e Tirailleur Sénégalais !

— Mais oui, je sais, le calme-t-elle. Il n’empêche que vous devez vous soigner, mon vieux !

— On arrive bientôt au Kuwa ?

— Incessamment.

— Vous me préviendrez avant qu’on atterrisse, pour que j’aie le temps de préparer mon allocution familiale.

— Comptez sur moi !

Satisfait, le ci-devant leader retourne dans ses appartements. Manque de bol, cet ahuri, encore sous l’effet de sa commotion, rate la première marche et pique une tronche jusqu’à la plate-forme inférieure. Ça fait plouf ! Il reste inerte, avec une nouvelle semence de dents variées (et avariées) autour de lui !

Je vais pour me précipiter, mais Anabelle me stoppe :

— Pff, laisse tomber ! conseille-t-elle (ce qui est un terme particulièrement opportun), ce vieux clown n’est plus bon qu’à exécuter des pirouettes, dorénavant. Mais pourquoi diantre êtes-vous si matinaux, tous les deux ?

— Nous partons à la recherche des deux autres !

Elle fronce les sourcils.

— Inutile de perdre votre temps, je pense qu’avec l’aide des Noirs, dont certains sont prêts à me suivre, nous pourrons exécuter la mission, cette nuit.

Je viens m’agenouiller devant elle, sur la peau de lion-tigre.

– Écoute, ma gosse, ta mission, je m’en vaseline le coccyx ; si je veux retrouver les parachutés manquants, c’est par simple souci d’humanité. Seulement tu ne dois plus très bien savoir à quoi correspond ce terme !

Elle hausse les épaules.

— Oh, ça va ! saint Vincent de Paul ! Va chercher tes brebis égarées, mais tâchez d’être de retour dans l’après-midi, sinon je partirai seule avec les bougnoules.

— Tu les as fanatisés, cette nuit ? ricané-je.

— Je dois admettre que mon service d’évangélisation a bien fonctionné. En tout cas j’en connais déjà deux qui raffolent de la blancheur Persil.

Bérurier éclate d’un rire aussi épais que le rapport Warren.

— J’ai idée qu’on a beaucoup agi pour le rapprochement des races, Maâme et moi, dit-il.

Comme sa vioque radine, portant des tasses fumantes, il ajoute, en la désignant d’un pouce galant :

— En tout cas, on peut pas me reprocher de faire la fine bouche !

* * *

— C’est encore loin, Nabos ?

— Une centaine de lancers de flèches et demie, me renseigne Troudrukru.

Le soleil est déjà haut, comme on dit dans les vrais romans d’aventures. Et s’il n’y avait pas la fraîcheur de la sylve, comme diraient toujours mes faucons frères, on ne supporterait pas son Rasurel.

Béru suit, loin du groupe, car le pauvre gros marche la tête levée, s’obstinant à regarder dans les arbres pour voir si sa femme s’y trouve. Parfois, comme dans un poème symboliste, cet éléphant poudreux, voyageur lent et rude, se pète la frime contre un tronc perfidement dressé devant lui par une nature qui n’en rate pas une !

— Hou, hou ! Berthy ! appelle-t-il, de temps à autre.

À la fin, Troudrukru a un geste d’agacement.

— Dites à ce gros lard de fermer sa gueule, m’sieur ! Il va signaler notre approche aux Pygmées. Vous ne connaissez pas ces guignols ! Ils se planquent dans les arbres et y sont aussi invisibles que des caméléons. On reçoit une flèche dans le cœur sans avoir compris d’où elle venait.

— D’accord, je vais signaler la chose à mon camarade ; mais le danger ne t’autorise pas à le traiter de gros lard. Il semblerait que tu t’oublies à une allure supersonique, Trouduk. Sache que la politesse est la forme la plus aiguë de la civilisation.

— D’acco, pat’on, y en a moi me souveni ! dit-il d’un air penaud. Je ti pésente mes excuses.

Je me laisse glisser en fin de colonne, ce qui ne me prend pas beaucoup de temps vu que nous ne sommes que quatre.

— Mets-y une sourdine, Gros ! conseillé-je. Si on se pointe en se faisant précéder par la fanfare de Champignol, tu parles que les Pygmées prendront leurs dispositions.

— Faut pourtant que je me misse en conquête de ma femme, non !

— T’occupe pas, elle saura trouver le camp !

— Mouais ? Et comment, en demandant son chemin à un nageant ? Salaud d’Alfred ! Dire qu’ c’t à cause de lui que tout ça s’est produit. J’sus bien content qu’il se soye cassé la figure ; ce monstre ! J’ai pas de méchanceté contre lui, note bien. Mais mon rêve ce serait qu’il puisse plus triquer, jamais ! Que sa bitougne fasse la limace.

Il a un rire grinçant.

— Je le voudrais pour jusqu’au restant de ses jours avec une zézette en caramel. Mou ! Voilà ! Que même à l’électricité, on pourrait pas la lui ravoir !

Sur ces fortes paroles d’où est absente la plus élémentaire charité chrétienne, le Gros reprend une marche plus naturelle qui le guérit du torticolis.

Nous parcourons une cent cinquante-troisaine de mètres, quand notre pisteur pousse un cri assez guttural pour qu’un militaire allemand le prenne en considération. Il est planté à un arbre de façon surprenante. Figurez-vous (ou ne vous figurez pas, moi je m’en bats l’œil) qu’une flèche a traversé son abondante chevelure crêpée avant de se ficher dans le tronc d’un lesieurier[36] géant. Sous l’impact, le pisteur a dépisté. Il est incliné de côté, la tête sur son épaule, en train de songer que M. Yul Brynner a bien de la chance dans son genre.

Nous n’avons pas le temps de lui porter secours. Une grêle de flèches, une pluie, un orage de flèches s’abattent autour de nous.

Quelle adresse, ces Pygmées ! Pour avoir leur adresse, vous êtes prié de vous reporter à l’annuaire du Grosso-Modo.

Comment peut-on tirer sur nous tant de projectiles sans nous causer une égratignure ? Dites, vous le savez, vous ?

Des dards, on en a partout ! Partout sauf, heureusement, dans la viande ! Les semelles de nos pataugas sont traversées. Nos falzifs, notre col de limouille.

C’est de la prouesse, hein ? J’ai vu bien des Indiens dans les réserves de la Métro-Goldwinge : des Commanches, des Commaks ! Des comme ça. Des qui se coiffaient à l’huile de foie de morue. Des qu’avaient l’accent irlandais ! Des en rouge et des en couleur. Des qu’on leur voyait encore sur les biscotos les tatouages de la Navy. Des qui se mettaient un os dans le nez, d’autres une plume dans le Ku-Klux-Klan. Des qui chantaient la tyrolienne en Chactas. Des qui se mettaient à l’apache (des Auvergnats d’origine). Des qui traitaient leurs squaws comme des Cheyennes. Des qui ne valaient pas un Sioux. Des qui montaient aussi bien à cheval que le général de Gaulle. Des qui poussaient des cris d’Hindou. Des qui n’avaient pas l’air d’en être. Des qu’en étaient comme des reines incas. Des Incas de malheur. Des qui gardaient leur réserve. Des qui montaient à cheval et à bison. Des qui tiraient du fusil, des qui tiraient des salves, des qui tiraient un coup. Des qui accomplissaient des prouesses à l’arc (et à Ivry, vive Henry quatre !). Et c’est à ces deux-là précisément que je voulais arriver. Je les ai vus, de mes yeux vus, flécher l’armée yankee sur des chevaux emballés (dans du papier de soie). Planter des flèches dans des chapeaux, perforer des oreilles, fendre d’autres flèches, et pourtant c’est duraille d’atteindre une flèche qui vous arrive dessus, avant qu’elle ne vous atteigne ! Mais tous ces Indiens professionnels que je cause, c’étaient des plaisantins en comparaison des performances pygméennes.

Le temps de dire ouf, si on en a envie, et nous voilà rivés au sol, paralysés, neutralisés, arrimés, cloués !

Il m’était déjà arrivé bien des mésaventures, mais jamais encore de semblable ! Dites, quand vous raconterez mes exploits à vos petits-enfants, vous pensez qu’ils vous croiront ? J’en doute ! Ou alors faudra que je vous fasse une attestation légalisée par le commissariat pygmée de l’arrondissement ! Je pèche par imprévoyance, mes amis. Je devrais jamais m’embarquer dans une histoire sans m’assurer le concours de Reichenbach ou de Lelouch. Ces champions de la pelloche me pelliculeraient au fur et à mesure, dès lors je vous produirais de l’indéniable ! Et quel boum au Studio Publicis ! Cette queue, madame ! Longue commak ! San-Antonio en chaire et en noces ! Un vrai malheur ! Les demoiselles se pointeraient dès six plombes du matin pour prendre la file. J’emmènerais Félicie me visionner, ensuite on irait se cogner une princière tortore à l’Auberge d’Armaillé, ou au Coupe-Chou.

Mais à quoi bon rêver, l’instant ne s’y prête guère. Le lieu non plus.

Tout à coup, les arbres se mettent à vivre, à grouiller. Pourtant z’étaient immobiles dans la touffeur du jour. Brusquement, c’est la sortie des usines Berliet, les gones ! Ça afflue, ça fluctue, ça fluctuat nec mergitur ! Des zigs tout mignards qui ressemblent à des singes, et pas à des grands ! Des nabots, des minimecs, des minim’hommes, des bibelots. Je me prends pour Gulliver à Lily-pute ! Nous en grouille comme si on venait de bousculer une fourmilière ! Ça bouillonne, émulsionne, émotionne ! Au début on dit bonjour, on essaie d’être polis, d’amadouer (ah ! madoué), de sourire. Seulement, il en tombe trop ! Vous avez vu gauler des noix, vous ? À chaque coup de perche, c’est la pluie drue. La cataracte ! Un crépitement ! Ici, kif-kif ! Les pygmées pigmentent, bien mûrs, véloces, en silence.

Surtout ça, intimidait : leur silence. Pas un mot, pas un cri. Ils nous emparent en quatrième vitesse. Nous entortillent de fines lianes. On n’est pas saucissonnés, mais enfilochés, littéralement.

— Tu crois qu’ils vont nous faire du chprountz ! m’interroge Son Ampleur.

— S’ils devaient nous tuer ils l’auraient fait tout de suite ! tenté-je de le rassurer (et de me).

— Détrompez-vous, m’sieur, murmure Troudrukru. Ils nous ont pris vivants uniquement pour ne pas nous abîmer car les Pygmées d’ici sont des gourmets qui ne consomment que des gens de premier choix. Je pense qu’ils vont nous faire manger des plantes aromatiques avant de nous saigner, c’est leur grande spécialité.

— La selle de Béru aux herbes de Provence, soupiré-je, je vois ça ! Ah ! avec leurs fastueux bouquins de vulgarisation, Curnonsky et Oliver nous auront fait beaucoup de mal.

Ces minuscules messieurs nous entraînent vers une grande clairière au milieu de laquelle se dresse une hutte de branchages. Un type en sort, petit cela bas de soie comme disait Talleyrand, avec des bajoues tombantes, un début de calvitie et quelques poils frisés au menton qu’il doit prendre pour de la barbe.

Le chef du détachement lui raconte notre capture en dialecte du pays. Le personnage grassouillet approuve.

Il s’approche de nous et, d’une petite main potelée, nous touche. Il hoche la tête d’un air satisfait en me tâtant mais son visage s’éclaire comme une ambassade de France un 14 juillet lorsqu’il entreprend de palper Béru. Voici qu’il devient volubile. Il parle, parle, d’une petite voix d’eunuque, haut perchée, ce qui est normal pour un arboricole passant une partie de sa vie sur des sycomores géants.

— C’est le sorcier ? soufflé-je à Troudruk.

— Non, le chef !

— Le chef de la tribu ?

— Le chef cuisinier. Il est en train de dire qu’il va nous mettre en conserve vous, moi et mon pisteur, mais qu’il faut manger le gros Blanc tout de suite car il craint qu’il ne se gâte !

— C’est bien ma veine, rouscaille le Mastar. V’là ce que c’est que d’être gros et d’avoir l’air bon. Ce petit salingue se pourlèche déjà. Puisque tu causes leur langue, Blanche-Neige, demande-z-y voir, par simple curiosité, comment il compte m’incommoder. Braisé ou en sauce ?

Et, tandis que Troudruk se hasarde à engager la converse avec le chef, Béru me dit :

— Tu vois, San-A., tant qu’à faire de crever, je préfère être bouffé plutôt qu’insinué[37] c’est p’t-être moins propre, mais au moins c’est utile. Tu fais plaisir et tu pars en beauté. Et la nature n’y perd pas puisque la merde est meilleur engrais que la cendre ! Alors, Noirpiot, que dit le cuistot ?

— Poto-feu ! répond laconiquement le contremaître.

Alexandre-Benoît s’étrangle.

— Non, mais il est louftingue, ton gargotier ! En pot-au-feu, moi ! À mon âge ! Avec ce burlingue de première classe et cette viande onctueuse ! Il me prend pour Paul Six ! Dis-y que j’ai une bien meilleure idée. Je me connais, tu penses. Si un gars sait la cuisson qui lui convient, c’est bien un gastronome de mon acabit.

Sa Majesté prend du recul en plissant ses paupières en peau de snob.

— Je me vois en coq au vin, déclare-t-il, péremptoirement. Textuel, mon pote. Traduis-y. Y a du vin, au moins, dans ce bled à la gomme ?

Docile, Troudrukru fait part au maître queux pygmée de la suggestion du chef. L’autre semble intéressé.

— Il a du vin de palme ! explique notre con-voyeur.

— Connais pas, mais j’espère que pour une sauce ça ira, encore que j’eusse préféré n’importe quel Mascara-village. Tu lui demandes d’en remplir un grand récipient et de me mettre mariner deux jours. Au bout de quoi il me retire, m’éponge, me découpe et me fait cuire à feu doux. Il a des oignons, j’espère ?

Nouvelle question au chef, qui y répond spontanément.

— Des oignons de jasmins d’Afrique, traduit Troudrukru.

— On fera avec, tranche Béru ; qu’il en cloque un plein panier, coupés en rondelles, dans la poêle avec moi recommandes-y. Y m’ sale, y m’ poivre, et il attend que je soye doré. Après quoi, y me met dans une grande casserole avec la marinade…

— Alexandre-Benoît ! appelé-je doucement, ravagé par ce que je viens brusquement d’apercevoir…

— Une seconde, je termine mon accommodement, Gars. S’agit de partir en beauté ! Je voudrais pas que les mecs de mes funérailles ayent recours au bicarbonate de soude pour m’oublier. Je tiens à ce qu’ils se lèchent les cinq doigts et le pouce, et qu’ils disent, ensuite : « Ce Béru, y avait rien de meilleur au monde ! »

— Oh, tais-toi, je t’en prie ! Et regarde !

— Où-ce ?

— Le feu, à côté de la case, ce qui cuit !

Sa Majesté obéit et pousse un cri.

— Misère ! Tu crois que…

— Je le crains !

Un marmiton-pygmée est en train d’actionner une broche, d’un geste déjà professionnel ! Et, autour de cette broche, il y a le corps d’un enfant dont on a lié les mains derrière la nuque et attaché les chevilles.

Ah, mes braves lecteurs, que je houspille mais aime bien, quelle calamité ! Vision dantesque ! Horreur qui confine à la démence dont elle est l’antichambre. Ce cadavre gracile qui cuit, qui tourne… Dieu fasse que le monde se craquelle, s’entrouvre, et que nous nous engloutissions tous, en une formidable culbute, jusqu’au noyau terrestre.

— Marie-Marie ! je pleure…

— Marie-Marie ! crie le Gravos ! Oh non ! Pas ça !

Et de répéter, dans une grande criée hystérique :

— Marie-Marie !

Je souhaitais l’éclatement de la terre ?

Ce sont les cieux qui s’entrouvrent.

Une voix céleste, plus suave que la plus mélodieuse des lyres (même italiennes) nous arrive de haut, de loin :

— V’là ! V là ! Qui c’est qui m’appelle ? Ah ! c’est toi, m’n onc ! Et pis y a Santonio, chouette !

Et Marie-Marie se laisse couler le long d’une liane depuis la pointe d’un koulomier[38].

Elle est croquignolette dans sa combinaison de para. On dirait un garçon. Ses taches de rousseur scintillent au soleil comme des pépites. Elle a les cheveux ébouriffés, et son sourire radieux des grands jours.

— Ben, mes vaches, v’s en n’avez mis du temps pour venir me récupérer. ’Reusement qu’à z’eu des braves gens, ’trement je passais la nuit en forêt ! Mais qu’est-ce qui vous a entortillés de cette manière ?

— Tes braves gens, fais-je. Ils sont même tellement braves qu’ils s’apprêtent à déguster ton oncle, te dire s’ils l’aiment !

La môme hoche la tête.

— Bougez pas ! Je vas vous déficeler, les gars ! Vous avez bonne mine, déguisés en andouilles !

— Marie-Marie ! proteste Béru, je te prierai d’être corrèque avec tes aînés. C’est pas parce qu’on t’a pas mangée qu’il faut ramener ton putain de caquet, vu ? Sinon c’t une baffe à la clé !

La péronnelle marche sur son gros tonton.

— Vas-y, donne-me-la, ta tarte, m’n onc !

Elle éclate de rire.

— T’as l’air d’un gros cocon !

Sans attendre une nouvelle bordée béruréenne, elle va dégainer un coutelas de la ceinture du cuistot et en use pour trancher nos liens.

Personne ne bronche dans les rangs pygméens.

— Sapristi ! m’exclamé-je, que leur as-tu fait pour qu’ils t’épargnent et te passent toutes tes fantaisies ?

— Moi ? Rien, Santonio, j’ te jure ! Seulement ce qui les a commotionnés, me semble bien, c’est mon arrivée à parachute. J’ai atterri dans cette clairière, comme une fleur. Ils étaient tous à genoux, le front sur la terre. Sans vouloir en installer, je crois bien qu’ils m’ont prise pour une déesse !

— Déesse mon cul ! tonne le Gros, d’autant plus virulent qu’il a été épouvanté. Te monte pas le bourrichon, gamine ! Et coupe-moi ces ficelles !

Tandis qu’elle cisaille les liens de son tuteur (à gages), le Gros renifle en direction du pseudo-enfant-à-la-broche.

— Maintenant qu’on sait que c’est pas la gosse, San-A., me dit-il, je peux t’avouer une chose : ça me donne faim !

Puis, frappant de sa première main libérée l’épaule du cuisinier, il ajoute :

— V’là un bout d’homme, comme saucier j’aurais pas confiance, mais si vous voudrez mon avis : il sait cuire !

PHACITRE NEUF[39]

En tout cas, lorsqu’il n’a plus la tentation de nous accommoder en plat du jour, Toutalégoû, le chef cuisinier de la tribu pygmée, s’avère être un homme charmant, aussi accueillant qu’un Écossais, mais beaucoup moins radin.

Il fait goûter du singe rouge à Béru (l’enfant à la broche) et nous explique que le primate est vraiment un faible lot de consolation lorsqu’on compare sa chair à celle de l’homme. Il a dans sa case un stock de conserves dont il nous célèbre les mérites par le canal de Troudrukru, et qu’il nous propose de savourer : viande séchée du père Grison, un missionnaire helvétique ; museau de coupeur de bois tourangeau à la vinaigrette ; testicules de moine aux aromates ; nichons d’infirmière persillés ; tripes d’aide de camp à la mode ; confit de zouave, etc.

— C’est la maison Amieux, dans son genre, gouaille Béru.

Il se renfrogne quand il me voit décliner ces mets.

— J’aurais bien aimé goûter, juste pour essayer, déplore-t-il.

— Tu penses à ce que tu dis, Béru ! m’indigné-je.

— Ben quoi, faut se renseigner, proteste l’Enflure cannibalesque, l’homme est la nourriture idéale de l’homme, ce dont j’ai lu dans une revue espécialisée.

Puis, changeant d’interlocuteur, il demande à sa nièce :

— Qu’est-ce vous avez eu, hier soir, au dîner ?

Marie-Marie me coule un clin d’œil complice.

— Une grand-mère au pot, m’n onc.

Alexandre-Benoît fait la grimace.

— Et t’en as mangé ?

— J’ai pris juste du bouillon avec des légumes.

— Bien, déclaré-je, il est temps de recheminer brousse[40]. Troudruk, remerciez ces messieurs pour leur hospitalité et dites au citoyen Toutalégoû que, sitôt rentrés en France, nous lui expédierons le Larousse culinaire, en souvenir.

Toujours éminemment précieux, notre valeureux contremaître-traducteur, s’acquitte (ou double) de sa mission.

Alors, il se produit une chose inquiétante. L’assemblée pygméenne se met à trépigner et à vociférer comme cent diables. Les bonshommes de poche glapissent à qui mieux mieux ! Tout, dans leurs gestes et dans leurs voix, indique une nouvelle flambée d’hostilité.

— Hé là, y a de l’eau dans le gaz ? m’effaré-je.

— C’est le cas de le dire, patron ! Ils ne veulent pas lâcher la petite tant qu’elle n’aura pas fait pleuvoir, car ils sont à court d’eau potable. Les points d’eau, comme l’annonçait le journal percuté d’hier, sont contaminés et ils réclament des pluies anticipées pour ne pas périr. Alors, comme ils prennent cette enfant pour une divinité, ils attendent d’elle un miracle !

Sa Majesté ronchonne.

— Dis-y leur que ma nièce n’est pas une grenouille de baromètre, Blanche-Neige. S’ils sont juste en flotte, ils n’ont qu’à lichetrogner du pinard de palme ! Allez, on se casse !

— Non, m’sieur ! implore Troudruc[41]. Ils vont se fâcher, vous ne les connaissez pas. Au moindre revirement, ce sera le carnage.

— C’est quand, la saison des pluies ? m’enquiers-je.

— Dans quatre mois, m’sieur !

— Vous déglinguez pas la laitance, mes drôles, déclare Béru. Faut les avoir au bluffe. Je vais chiquer le grand sorcier blanc. Raconte-leur que je suis bon Dieu de première classe à Vaugirard. Spécialiste des intempéries en tout genre. Que si je m’y mets, demain matin les mômes de l’attribut feront des bonshommes de neige. Moi, le gros cinoche, ça me connaît.

Tandis que Trouduc parlemente, sans soulever la moindre allégresse, il faut l’admettre, le Gros va ramasser un morceau de bois carbonisé dans l’âtre et le réduit en une fine poudre dont il se barbouille la figure entièrement, devenant ainsi un admirable produit de l’Afrique Noire. C’est, tout bien réfléchi, mes chéries, le seul avantage provisoire que les Blancs ont sur les Noirs : ils peuvent se noircir, alors que les Noirs ne peuvent se blanchir. Mais, si on pousse le raisonnement un tant soit peu plus loin, on se rend compte qu’en fait c’est là la grande force irréversible des Noirs : ils assombriront les races blêmes au fil des âges et le temps viendra, inéluctablement, ou l’humanité sera entièrement noire puisque la faculté colorante du black l’emporte sur le maigre pâlissage du white.

Cette mièvre digression faite, et je n’en conçois pas le moindre orgueil, revenons au gars Bérurier. Les Pygmées observent ses agissements avec intérêt. Conscient de monopoliser l’attention, le Dodu en rajoute ! Il se saisit de Marie-Marie et la juche à califourchon sur ses robustes épaules. Puis il retire son râtelier d’un geste théâtral, ce qui provoque un murmure extasié de l’assistance. Il le donne à sa nièce, laquelle, à tout hasard, élève le trophée comme on montre au peuple la tête de Louis XVI chaque 21 janvier 1793. Ce genre de gag réussit toujours son effet lorsqu’on l’applique à des gens primitifs.

Les Pygmées reculent, impressionnés.

Alors Bérurier gonfle sa poitrine. Opération méthodique. Il procède par paliers, emmagasinant des quantités extravagantes d’air dans ses poumons hypertrophiés. Lorsque le plein est fait, c’est la délivrance sonore ! L’intense clameur ! Le cri ! Oui, le cri. The cri ! Jamais, depuis la nuit de Barjavel, autrement dit, depuis la nuit d’étang, humain ne poussa semblable éclat de voix ! Son aussi puissant dans son inarticulation.

Le verre de ma montre en est fêlé ! Des dames pygmées se mettent à saigner des oreilles. Un toucan de passage tombe, foudroyé par l’onde de choc !

« Brrroyaiiiii ! » ça fait. En plus fort.

Les fruits chutent des arbres ! Un vieillard auquel vous ne donneriez pas huit ans d’âge, de peur qu’il ne les garde, défèque dans son absence de pagne. C’est gigantesque, dantesque, vibrant, infini, éperdu, colossal. Cela roule dans les profondeurs de la forêt. Cela se répercute. Cela ébranle…

Les animaux se sauvent en galopant. Les oiseaux émigrent Les bêtes fouisseuses se terrent. Les boas en digestion se réveillent et dégobillent. Une panique générale s’opère ! Exodus !

Béru tousse et crache, la gorge pelée par son hurlement comme une prostate gaullienne.

Puis il se frotte le bide :

— J’ai le message qui s’est déplacé, m’annonce-t-il. Je le sens un brin plus bas, Mec. Tout contre mon pylône, à deux pas du plexis-seulâtre. Ce sera du peu au jus, à présent, je le « sens ».

Bon, que disent les petits gredins ?

Je considère les indigènes de Nabos. Ils ne semblent pas particulièrement confondus. Le gag du râtelier excepté, les simagrées du Gros n’ont pas infléchi le cours de leur libre existence.

Alexandre-Benoît repose sa nièce à terre et récupère son casse-noisettes.

— Dis-leur que des c’t après-midi à six plombes, heure locale, il tombera des cordes, fait-il à Trouduc. Maintenant j’sus obligé d’aller donner un coup de turlu à mon collègue bon Dieu des eaux et forêts. Ravi de les avoir dépannés.

Discussion du contremaître. Visiblement, elle reste négative.

— Ils refusent de lâcher la petite avant que la pluie tombe, annonce-t-il.

— Ils sont ostinés, ces petits sauvages, rouscaille Béru, qu’est-ce qu’on pourrait leur faire ?

Comme il profère cette angoissante question, un très vieillard, délabré, osseux, voûté, simiesque, celui-là même dont le cri bérurien a démoli le fondement, se pointe devant Pépère et lui prend son dentier des mains au moment que Sa Majesté allait le réenfourner. D’un geste prompt, le gnome se carre l’ustensile dans le clapoir, ce qui déguise sa bouille de canard en bouille de thon. Puis, toujours vif malgré son grand âge, il court au singe embroché, arrache un lambeau de sa chair et le dévore à pleines fausses dents. Une grande félicité se lit sur la physionomie plissée soleil du nabot. Ça fait des lustres qu’il pouvait pas bouffer de bidoche, étant totalement chauve des gencives.

— Non, mais sans blague, faut pas se gêner ! s’indigne Bérurier.

Il donne une chiquenaude sur la nuque du vieillard. Le râtelier choit de l’homoncule, avec son bout de barbaque en cours de mastication (si vous me trouvez par trop ignoble lisez l’annuaire des téléphones). Le Dodu le cramponne et s’assujettit cet auxiliaire de sa digestion avec son quartier de macaque qu’il achève pour son compte.

À partir de ce moment-là tout va très vite ! Il se passe des choses étonnantes à un rythme endiablé. Je vous les énumère posément, à cause de votre engourdissement cérébral. Quand on a les cellules grises gélatineuses, faut se passer les 78 tours à la vitesse des 33 ! Personnellement, faisant montre (et même pendule) d’une conscience professionnelle que je souhaite à tous les chirurgiens étourdis qui oublient leur carnet de rendez-vous, leur parapluie, le Figaro du jour et leur casse-croûte dans l’abdomen des patients, je me mets à votre portée, les gars. J’écris au ralenti. Que vous pigiez bien le mécanisme, que vous puissiez suivre la démultiplication du mouvement littéraire. J’sus pas un hermétique, moi. Chaque écrivain est régi par une demi-douzaine de grandes idées, son œuvre n’est que l’exploitation sous une multitude de formes de ces idées inamovibles. La plupart de mes espèces de confrères embrument leurs idées mères pour essayer de les rendre mystérieuses. Ils pensent que ce qui est plus compliqué a l’air plus savant. Erreur fâcheuse ! Les grandes idées sont très élémentaires, toutes ! Sinon elles ne seraient pas de grandes idées. Mon mérite (et mon orgueil) c’est de leur conserver leur élémentarité. De les poser toutes crues sur la table, en vous disant : « Tiens, bouffe ! ». You see ?

Donc, en l’occurrence, me mettant à votre diapason, je vous annonce, deux points à la ligne :

Primo, qu’en chiquenaudant la nuque du vieilloque, Béru n’a pas pleuré l’huile de muscle, et que le petitout est resté à dame, le nez dans la poussière.

Secundo, que ce digne homme était conseiller muni de six pals de la tribu (dont il dirige les tribulations depuis un quarante damnés) et que sa personne est l’objet du plus grand respect.

Troisio, que devant cette voie de fait, les Pygmées ont hurlé « Padsali zète » ce qui pourrait approximativement se traduire par « Pas de ça, Lisette » et qu’ils nous entourent en brandissant des javelots. Nous lisons notre destin dans leurs yeux injectés de sang. On va être lardés… comme des gorets ! S’en faut d’une pincée de secondes !

Non !

Car :

Quatrio, la terre se met à vibrer. On perçoit un grondement, un roulement continu, ample, terrifiant. Ça ressemble au souffle précédant une avalanche. C’est le bruit d’un train rapide fonçant dans la nuit rectiligne[42]. Ça grandit ! Devient vacarme ! Ça balaie ! Tout craque !

Oubliant l’insulte à leur conseiller muni de six pals, lâchant leurs javelots qui tombent comme à javelote, les Pygmées se dispersent en piaillant. Ils se jettent dans les plus grands arbres, y disparaissent en un clin de z’yeux :

— Y se passe quoi t’est-ce ? bafouille Béru.

– Éléphants ! Éléphants ! glapit notre pisteur.

Trouduc a un geste d’humeur.

— C’est de votre faute, espèce d’abruti ! lâche-t-il à A.-B.B.

— Quoi, de ma faute, hé, bougnoule !

— Votre cri, tout à l’heure. C’était celui de l’éléphante en chaleur ! Un troupeau se trouvait dans la contrée, les mâles ont entendu et ils accourent, ça va être terrible !

À peine dit, lui aussi escalade un maître fromager, de l’espèce Androuette.

La charge éléphantesque devient de plus en plus présente ; elle croît de façon prodigieuse ! Un raz de marée ! Une tornade blanche ! Une éruption volcanique (comme dans les pièces d’Elvire Popesco).

On comprend que ce reuche[43] est impitoyable. Qu’il dévaste ! Qu’il Attilase tout sur son passage. Seuls les gros grands arbres résisteront à la ruée fantastique. Tout le reste sera bousculé, piétiné, détruit. Hélas ! nous ne savons pas escalader des arbres de dix mètres de circonférence, nous qui ne sommes ni pygmées, ni sapeurs-pompiers.

— Barrons-nous ! Barrons-nous ! crie Marie-Marie.

Dans son affolement, la pauvrette court à la rencontre des éléphants. Je n’ai que le temps de la saisir par la taille. Où aller ? Se planquer derrière un fût ? Insuffisant, car ils bousculent les troncs, ces vilains pachydermes. Des herbivores, se comporter avec une telle furia ! Tout ça pour un cri idiot du non moins idiot Bérurier !

Ça fait penser à la rupture d’un barrage ! Badaboum ! badaboum ! badaboum ! badaboum[44] ! Je mate alentour, cherchant l’idée géniale, la planche de salut en couleur.

— Pssst ! me tombe une voix.

Je lève la tête. J’avise un type dans les frondaisons. Un grand Blanc hirsute.

Il laisse tomber quelque chose. Vous savez quoi ? Une corde, mes aminches. Une grosse corde épaisse et rugueuse terminée par un nœud coulant.

Ni une ni deux, je nous passe le nœud autour de la taille, à Marie-Marie et mégnace. Illico, nous sommes plus halés que si nous venions de traverser le Sahara en pédalo. Quelle force il a, l’arboricole. Il n’était que temps. La horde débouche dans la clairière. Ah ! mes enfants, quel spectacle !

Les films de Cécil B. de Dix[45] ? De la foutaise à côté. De la décalcomanie animée ! Une bande des six nez ! Du produit pour lanterne magique ! Faut voir ces mastodontes, flanc contre flanc, défenses pointées, la trompe à l’horizontale, les éventails à colibri en aérofreins sortis. Ils sont combien ? Dix ou vingt ? Trente, vous dites ? Comment vous avez fait ? Ah, vous avez compté les défenses et divisé par deux, petits malins ! Toutes les ruses ! Heureusement, nous sommes hors d’atteinte !

« Seigneur, me dis-je, car j’ai beaucoup de considération pour moi. Comment Bérurier va-t-il se sortir de ce mauvais pas ? Il n’a pas eu droit à un archange-gardien, lui ! (je sais que notre sauveur est un archange, car les simples anges ne sont pas aussi costauds). Qu’allons-nous devenir s’il disparaît, écrasé par les monstres frénétiques ? Si Béru cesse de figurer dans mes ouvrages, ceux-ci ne se vendront plus et j’ai encore tellement de traites à payer ! »

J’ai beau essayer de me détroncher, je ne vois rien. Je sens battre le petit cœur de Marie-Marie contre ma poitrine. Elle a noué ses bras à mon cou. Caché son minois dans le creux de mon bras. Autour de nous, la horde casse, brise, pile, concasse, dévaste, arrache, rompt, corrompt, émiette avec une rage sans vergogne (la vergogne est une denrée introuvable en Afrique). Ces messieurs éléphants, avec un sens de l’orientation infaillible, savent que le cri est parti d’ici. Ils veulent coûte que coûte découvrir la femelle en transe dont la clameur leur a fouetté le sang.

Ils s’acharnent sur les pourtours de la clairière. Ils déracinent des arbres énormes, faisant culbuter des Pygmées et les réduisant en flaques.

Ils sont tous devenus bi-trompes, les lascars. Où qu’elle est cette pétasse, qu’on lui montre un peu de quel boa on se chauffe ! semblent-ils dire à grands barrissements impatientés.

Et de piétiner ! De patauder ! De meurtrir la forêt ! Sont pour le déboisement, les gros vilains ! La protection de la nature, tiens, fume !

On est élevés à la dignité de branchistes, avec Marie-Marie. Nous v’là à la hauteur, cette fois !

On se cramponne à la ramure, on se juche sur des fourches accueillantes.

Devant nous, debout sur une branche, comme un usager d’autobus attendant son véhicule à l’arrêt, le grand bougre enroule posément sa corde. Il est bien de race blanche en effet. Ses cheveux bouclés, blonds-roux, tombent jusqu’à sa taille et il a une barbe de quarante centimètres au moins.

— C’t un n’hippie, hein ? murmure Marie-Marie.

— Il se peut, admets-je.

L’être hirsute rit rosâtre à travers son nid à poux.

— Heureusement que je vous ai aperçus, dit-il d’une étrange voix morte, car yaouplaiiii stronf stronf brrrrouiiii.

— Sans aucun doute, conviens-je, mais j’aimerais que vous répétiez la seconde partie de votre phrase car elle m’a quelque peu échappé.

— Excusez-moi, depuis quelque vingt ans que je vis dans la forêt, sans contact humain, j’ai appris à parler le singe rouge et j’ai du mal à retrouver mon français.

Effectivement, son élocution est difficile. Chaque syllabe paraît nécessiter un effort.

— T’as vu, la tête qu’il a ? murmure Marie-Marie à mon oreille.

J’examine le gars plus attentivement. Tout de suite on n’est sensible qu’à sa musculature, à sa peau basanée, à ses cheveux interminables et à sa barbe de pope qui ne se serait jamais rasé. Mais quand on le mate en détail, on s’aperçoit que la jungle ne lui a pas fait de cadeau. Il lui manque une oreille ; sa bouche n’a plus de lèvres et de vilaines marbrures dessinent d’étranges continents sur sa chair.

— Vous êtes français ? demandé-je.

— Oui, j’étais…

Il a un geste vague.

— Maintenant, que suis-je ? Une bête perdue dans la forêt : une de plus.

— Comment se fait-il ?

— J’étais comédien en France. Je jouais des rôles à muscle. Le genre bel athlète qui sauve l’héroïne de l’incendie. Un jour, un producteur m’a proposé de tourner un remake de Tarzan, sauce européenne. En décors naturels ! Idiotie ! Ces films-là, il faut les réaliser en studio, et à Hollywood. Si la forêt n’est pas en carton-pâte, elle ne se laisse pas mettre en boîte facilement, la garce… Bref, ç’a été calamiteux.

« D’autant plus que le producteur français dont je vous parle n’était pas juif. Il ne possédait comme fonds que la dot de sa femme et les économies de son boucher. On ne va pas loin avec un budget basé sur le bas de laine. Sa banque lui refusait tout crédit vu qu’il ne pouvait même pas honorer les traites de sa voiture. Bref, le film a dû s’arrêter alors qu’on tournait en équipe réduite au cœur de la forêt. Extrêmement réduite, l’équipe. À part le producteur qui s’était promu metteur en scène, il n’y avait que le caméraman et moi. Tarzan, vous comprenez, c’est économique. Un monologue de l’action. Moi et les lianes, moi et le gorille ! Un beau matin, le produc a foutu le camp avec la jeep. On s’est mis à errer comme deux malheureux, le cadreur et moi. On s’engueulait à propos de la direction à prendre. Dans cet univers inextricable, on ne parvenait même pas à déterminer le nord. Bref, on s’est perdus. Quinze jours après, il est mort d’une morsure de serpent-minute. En une heure ! Ce qui vous prouve que le serpent-minute, tout comme la cocotte du même nom, ne mérite pas son appellation. »

Il parle presque aisément. On le sent heureux de pouvoir s’exprimer. Les mots se lubrifient à mesure qu’ils lui viennent et coulent de plus en plus aisément de sa bouche sans lèvres. Ils paraissent tomber d’un trou. C’est effrayant à regarder, ces quelques dents gâtées que seuls des poils de moustache dissimulent.

— Moi, poursuit l’ermite de la forêt, je suis tombé lentement dans une espèce d’état sauvage. Physiquement, s’entend, car chaque soir, pour lutter contre l’engloutissement cérébral, je me récite des vers. N’importe lesquels : Victor Hugo, Baudelaire, Verlaine, Villon… Je m’oblige. Un prisonnier qui veut rester en condition marche, marche interminablement dans sa cellule[46]. Moi, je déclame, déclame…

Il prend une attitude inspirée et attaque :

« Enfin, vous l’emportez, et la faveur du roi vous élève en un rang qui n’était dû qu’à moi !

Puis, sans transition :

« Ô combien de marins, combien de capitaines

« Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,

« Vers le morne horizon se sont évanouis… »

C’est étonnant, ce grand bougre à demi sauvage, pour ne pas dire aux trois quarts, qui récite des vers, droit sur une branche, au cœur de la sylve kuwienne. Ça émeut et ça impressionne.

— Vous êtes parvenu à vous organiser ? coupé-je, vu que je n’ai jamais été très chaud pour les matinées éducatives.

— Je me nourrissais de fruits et d’œufs de toucans. Et puis je suis tombé malade. La fièvre des marais, c’était plus au sud… J’ai perdu conscience. Lorsque je suis revenu à moi, j’étais au milieu d’indigènes horribles, isolés dans la région maudite du Tétoudobé. Un village de lépreux. Ils m’ont soigné et, ô ironie ! m’ont guéri de ma maladie, mais en me faisant contracter la leur.

Un moche frisson me parcourt tout entier. Un lépreux ! Voilà l’explication de ses marbrures, de sa bouche sans lèvres, de son oreille absente… Si je ne me trouvais pas à califourchon sur une branche, je ferais un pas en arrière.

— Notez, reprend l’ex-Tarzan, que c’est grâce à la lèpre que je suis vivant.

— Beû, vraiment ?

— Sans elle, les Pygmées anthropophages m’auraient mangé depuis longtemps. Seulement ils ont le respect des lépreux. Nous avons établi une espèce de statu quo, eux et moi. Je vis uniquement dans les arbres, moyennant quoi, ils me passent de la nourriture.

— Votre existence doit être un calvaire, mon pauvre vieux, soupiré-je. Enfin, maintenant on va vous sortir de l’auberge. Vous viendrez avec nous et nous vous déposerons dans un hôpital où l’on vous soignera énergiquement.

L’ermite secoue ses lourdes boucles cuivrées.

— Merci de votre offre. Elle me touche beaucoup, mais je ne veux pas l’accepter. Je crèverais d’ennui dans un hôpital. Ici, je mène une vie qui, maintenant, me plaît. Je suis follement libre. J’appartiens à la forêt. J’en connais les bêtes, les plantes, les dangers et les joies. Quelques poèmes me suffisent pour demeurer un homme. Si j’étais devenu une vedette de cinéma, je serais aujourd’hui beaucoup plus seul que je ne le suis parmi cette nature envoûtante. À présent je bénis ce producteur inconscient.

Ce beau discours commence à tartiner la patience de Marie-Marie qui me dit :

— On ferait pas mieux de chercher m’n onc’ au lieu de bavasser ?

La vérité s’exprime, dit-on, par la bouche des enfants.

Rarement, mais ça arrive.

Revenu aux terribles préoccupations de l’heure, je coule un regard anxieux sous nous. Les éléphants continuent leur branle-bas (extrêmement bas) de combat. Ils laissent la bride sur le cou à leur furiosité[47]. Doivent être en manque de tronchage, ces braves mastodontes. Vous parlez d’une équipe de casse-baraque.

Ne subsiste plus rien du campement pygmée. Les petits bougres qui ne se sont pas fait gauler ont mis les adjas, de branche en branche, vers des contrées moins pachydermiques.

— Béééru ! hélé-je. Ho ho ooo !

— C’est votre compagnon que vous appelez ? demande le camarade lépreux, en brisant délicatement le lobe de son oreille restante, laquelle est mûre et bonne pour la casse.

— En effet, l’auriez-vous aperçu ?

— Il a pu éviter la charge du troupeau, nous rassure Tarzan. Pendant que je vous remontais, je l’ai vu se saisir d’une énorme liane, tout là-bas. Venez, nous allons aux nouvelles.

— Il est gentil, c’t hippie, murmure Marie-Marie, mais ça m’ennuierait de lui faire la bise en partant.

Mine de rien, il s’est drôlement organisé, l’ermite de la forêt, espérez un peu. Dans le fond, un mec qui a du temps et que personne m’emmaverde, accomplit des ouvrages d’art gigantesques. Si je vous disais que notre sauveteur a fabriqué tout un réseau routier aérien dans les arbres, vous me croiriez ? Non ? Bon, je m’en tamponne, mais je le regrette pour vous car l’incrédulité ne paie pas. Le sceptique se met volontairement en quarantaine. Enfin, c’est votre blaud, hein ? Pour les croyants, je vais expliquer en quoi consiste le turbin du barbu. Ce preux lépreux a construit des kilomètres de passerelles avec des lianes et des branches. Et il les a tendues d’un arbre à l’autre. Grâce à ces passerelles qui forment une toile d’araignée, un peu comme le tracé du métro, on peut se déplacer commodément dans toutes les directions sur plusieurs kilomètres de distance. Il est même possible de courir si l’on a le pied malin, voire marin. Pour se repérer plus aisément, Tarzan a placé des panneaux indicateurs aux intersections et il a donné des noms à ses tronçons de passerelle. Il y a les lignes Invalides-Porte de Vanves, Porte-Dauphine-Nation, Mairie d’Yvry-Pré Saint-Gervais, etc.

— Prenons par Place Balard-Charenton Écoles, changeons à Concorde pour tourner en direction de Château de Vincennes, conseille le lépreux, selon mon estimation, votre camarade doit se trouver quelque part entre Tuileries et Palais-Royal.

Il s’élance d’une allure souple sur la frêle voie suspendue qui se balance sous nos pieds.

— C’t au poil, apprécie Marie-Marie ! On se croirait à la Foire du Trône !

Moi, je continue de lancer des : « Béééruuu ! » à tous les échos. Le silence du Gravos est inquiétant. Ma voix porte loin. La sienne plus encore (nous en savons quelque chose !). Il devrait m’accuser réception de mes hélages, Alexandrovitch-Bénito ! Mais non : rien… J’entends mourir mes chaudes sonorités dans la formidable cathédrale verte qu’est la forêt[48].

— Il est là ! crie soudain Tarzan.

Nous nous pressons, au risque de basculer par-dessus la mince main courante.

Cruel spectacle !

Oui, il est là, Bérurier, c’est juste.

Un peu là !

Un tout petit peu… Encore…

Il semble avoir grandi. Il doit avoir maigri !

Je le distingue mal à travers les monstrueux anneaux du python qui est en train de se le tréfiler, mais j’ai vu des poireaux qui avaient meilleure mine que mon pote.

D’un geste prompt je prends mon couteau suisse à sept lames-seize usages. Tarzan m’arrête d’un signe.

— Inutile, la lame ne pénétrerait pas : c’est un python rocheux ! Laissez-moi faire, je le connais.

Il extrait une sorte de petit fifre de la poche de son pagne et se le colle dans le nez. Il en tire des notes aiguës, des sons cristallins dont l’effet est proprement — et même salement — magique, les gars.

« La Paimpolaise » jouée au trou de nez, vu que l’exécutant n’a plus de lèvres. Faut le faire. Pas une fausse note ! Pas une vraie non plus ! C’est un brin cacophonesque, mais le python n’a pas la mélomanie tatillonne car le voici qui se déroule lentement. Tudieu ! Je ne l’imaginais pas aussi long. Une vraie chaîne d’arpenteur.

Est-ce un effet d’optique ? Je vous affirme que Béru paraît maigrichon. Les bras collés au corps, le menton levé, le ventre gommé, le derrière raboté, le thorax comprimé, d’une pâleur cadavérique sous son barbouillage noir, sa Majesté, sans ressembler toutefois à Philippe Clay, ne ressemble déjà plus à ce qu’elle était.

— Gros ! appelé-je.

Son regard béant d’un indicible effroi est froid. Je lui donne des petites beignes sur le visage. Sans résultat. Il est visqueux, le Dodu. Quasi à poil, j’omissais de vous le dire. En lui déguisant le baquet en pas de vis, il l’a déloqué entièrement, ce fichu python. Lui reste que ses pataugas, au gars Alexandrin-Benoît. Et encore, ils sont délacés.

— Eh ben, Pépère, remets-toi, tout est O.K. maintenant.

— Attendez, fait le chevelu (il se prénomme Clodion), je sais ce qui ne va pas. Il a les poumons bloqués…

Il prend une liane, mince et longue, l’enroule autour du torse de notre ami et tire, comme on tire sur la corde d’un moteur à deux temps. Béru tousse un petit coup. Tarzan réitère. Le Gros se met alors à tourner sur lui-même. C’est toton Béru ! Il cesse de tousser pour ronfler. Il est reparti.

— Quand on échappe à un python, on a toujours du mal à retrouver son régime habituel, nous dit l’homme des boas.

À présent, mon valeureux copain retrouve son souffle régulier et ses volumes se reconstituent lentement. On dirait qu’on gonfle une baudruche.

— Ben, mes vaches, soupire-t-il. Ben, mes vaches…

On le laisse récupérer à loisir. Mais il est pressé de parler, de réadhérer à l’existence.

— Saint-Cloud véry moche ! dit-il au chevelu, sans toi, frisé, cette putain de bestiole me déguisait en chipolata. Vous parlez d’un fripon. Faut dire aussi que c’est moi qu’avais commencé.

— Vraiment ? m’étonné-je.

— Au moment que les éléphants se pointaient j’aperçois un grand machin qui pendouille. « Une liane ! » que je me disé-je dans mon Edgar Faure intérieur. Je l’empoigne. Ça gluait ! « Elle résine » que je pensé-je, toujours dans mon Félix Faure intérieur. Et je me mets à la grimper. Seulement ça poissait tellement que j’arrivais pas à l’escalader. Pour un mètre franchi, j’en redescendais deux !

— T’as dû te retrouver au sous-sol, à ce tarif-là !

— Non, car brusquement la liane se m’enroule autour et m’hisse d’une seule secousse. Je me retrouve ici, entortillé dans mon cache-nez en peau de serpent. À un bout y avait une gueule de boa comme on peut pas imaginer. L’œil vicelard, la bouche tordue, gourmande. Tu veux que je dise, pour moi, l’Afrique c’t une gueule dévoreuse. Depuis la négresse à plateaux en passant par les pigments, tous, ils pensent qu’à te gober, mon pote !

« J’serais baba dans la vitrine d’un pâtissier, près d’un groupe scolaire, qu’on me convoiterait pas davantage. »

Marie-Marie qui a suivi toutes ces péripéties avec un grand sang-froid (comme dirait Sancho) aboule son petit coup de tisonnier.

— T’aurais pas à t’ l’ forcer pour ressembler à un baba, m’n onc. Poreux et imbibé comme t’es ; avec ton sang qu’on n’oserait pas y approcher une allumette. Ah, j’ te jure. Prendre des boas pour des cordes à nœuds, y a que toi. Elle avait pas tort, Mémé, quand è me disait…

— Suffit ! beugle celui par lequel la horde éléphantesque et le scandale arrivent. Ta grand-mère, un de ces jours, j’irai cracher sur sa tombe ! Faut plus me casser les couilles avec !

– À propos de casser ce que tu dis, tu pourrais remet’ ton bénard, m’n onc ! On n’est plus à une horreur près, mais faut quand même pas pousser. J’sus mineure ! Quelqu’un ferait un rapport sur ta tenue : on te retire aussi sec ta licence de tuteur !

— Non, mais tu l’entends ! s’étouffe le Gros. De la morale, au sommet d’un fromager ! C’est ma faute, dis, moustique, si ce serpent à la gomme m’a défringué en m’étranglant la bedomaine ?

Je mets le holà et Tarzan nous guide à travers les méandres de son réseau aérien vers la piste de Grosso-Modo. Lorsque nous sommes parvenus Porte de Clignancourt, point terminal de sa voie nord, il a un hochement de tête mélancolique.

— Il est temps que nous nous quittions, dit-il. La fréquentation d’un lépreux n’est pas recommandable. Cela m’a fait plaisir d’entendre parler français, et de pouvoir le parler.

Il désigne Béru.

— En écoutant Monsieur, surtout, j’ai mesuré combien j’avais perdu de mon vocabulaire. Maintenant, une foule de termes m’échappent. Mais : graouiii vzlill pleugh, comme me disait une charmante vieille guenon avec laquelle j’eus un flirt, voici quelques années. Elle ajoutait toujours, en m’épouillant la barbe : « brovahouiii schplok », et comme elle avait raison !

— Alors vraiment, vous ne voulez pas venir avec nous ? insisté-je mollement.

Il secoue sa tête bouclée. Des insectes divers en pleuvent.

— Non, mon destin s’accomplira ici.

Bérurier se joint à moi pour tenter de le fléchir.

— Allez, file-nous le train, mon pote : on fera des crêpes !

— Sans manière, s’obstine Clodion, et laissez-moi vous assurer que je préfère mon sort au vôtre.

— Dis-moi, frisé, murmure Bérurier, puisque tu connais le secteur, t’aurais pas retapissé un gorille sacré avec le nez bleu et les babines orange par hasard ?

— En effet, je le connais, pourquoi ?

— Il est parti avec ma femme, confie le Gros, si jamais tu le rencontres, dis-y qu’y me renvoie bobonne. J’sus l’ami des bêtes, d’accord, seulement faut pas qu’elles me considèrent pour une poire, sinon je prends un permis de chasse. Sacré ou pas, ton pote gorille aura son infusion de chevrotines à brève échéance, annonce-lui. Allez tchao, Mec ! Et merci.

Le Mastar empoigne la main de Tarzan et la secoue comme un homme d’État russe secoue la main d’une homme d’État arabe devant une caméra de télévision.

Tellement fort que la paluche du lépreux lui reste entre les doigts.

Il en est tout chaviré, le pauvre Gravos.

– ’scuse-moi. C’t à toi, ça, hein ?

– Ça devait arriver : il y a si longtemps qu’elle branlait au manche, déclare l’ermite ; mais ça ne fait rien, gardez-la : j’en ai une autre !

Et il utilise cette dernière main pour nous adresser un signe d’adieu.

REPICHAT DIX

— C’est ça, les renforts ! glapit Anabelle, en nous voyant rappliquer avec Marie-Marie. Ma parole, San-Antonio, vous vous croyez dans un bouquin de Kipling !

Elle est plantée devant l’avion, à surveiller le plein de carburant. Besogne fastidieuse, mes camarades. Quand je songe que des empannés s’impatientent lorsqu’ils doivent transporter un jerrican d’essence dans leur réservoir ! Vous vous rendez compte de ce que représente l’opération entreprise par les Noirs du camp présidentiel ?

Ah mais, c’est vrai, je ne vous ai pas expliqué le topo !

Le kérosène a été stocké astucieusement dans des ampoules de deux centilitres, portant l’étiquette : « Vaccin antivariolique », seule denrée dont l’importation soit libre au Kuwa, depuis la prise de pouvoir du colonel Kelkonoyala.

Pour faire le plein du quadrimoteur, il faut donc cisailler les deux extrémités de chaque tube avec une lime, et verser son contenu dans un entonnoir. C’est un ancien scieur de long qui est proposé à cette opération. Et le pauvre, ça le change, vu qu’autrefois, il sectionnait des baobabs. Les négresses lui passent les ampoules sur leur plateau. Y a un tas d’ampoules vides et de petites pointes coupées à gauche de la piste (c’est-à-dire à droite, lorsqu’on arrive par l’autre côté). Quand je dis un tas : une himalayade, oui !

Anabelle reprend en considérant notre mignonne recrue (recrue de fatigue).

— Où avez-vous pêché « ça » ?

« Ça » ne l’entend pas de cette oreille, comme disait un type muni d’un sonotone.

« Ça » regimbe vilain devant l’accueil qu’on lui fait.

— Mince, elle est drôlement pimbêche, vot’ morue ! s’écrie la nièce du Mastodonte. Question politesse, faudrait qu’elle prenne des cours du soir !

Anabelle Mélodie sourcille, mi-amusée, mi-fâchée.

— Bon, je vois, c’est une nature ! déclare-t-elle. À qui appartient-elle ?

La gosseline explose.

— Si dans un an et un jour personne m’a réclamée, je me ferai don à la société protectrice des animaux !

Béru y va de son couplet sentimental :

— Mande pardon, cheftaine, c’est ma pupille.

— Quoi ! sursaute Anabelle.

— Vous m’abjecterez que c’était pas tellement raisonnable de l’amener ici, mais elle a absolument voulu nous suivre… Elle peut rendre des services ! plaide l’Enflure. Hein, Marie-Marie, que tu peux rendre des services ?

– Ça dépend à qui ! répond la garnemente.

Notre amazone plisse son front obstiné, le transformant en front réprobateur.

— J’en connais un qui aura de mes nouvelles, assure la vaillante personne. Je lui demande des mercenaires chevronnés et il m’envoie un sac à vin accompagné, d’une transfuge d’école maternelle ! Les autres se déguisent à l’arrivée en toile de Mathieu ! Ah, j’aurai tout vu au cours de cette équipée !

— Et c’est pas fini, prophétisé-je. Vous maintenez toujours le parachutage de cette nuit ?

— Plus que jamais. J’ai un programme serré à respecter, moi, mon cher.

« Allons ! Allons, bande de paresseux ! houspille la jeune femme, dépêchez-vous d’achever le plein ! Vous n’avez pas encore versé dans les réservoirs le dixième du carburant nécessaire.

« Ce qu’ils sont lambins… Vous ne pourriez pas leur donner un coup de main ? »

Béru hoche la tête.

— Fallait engager des infirmiers, ç’eût z’été plus rapide. Shell que j’aime, au compte-gouttes. Vot’ limeur, on dirait qu’il est masseur d’oursins, vous avez vu ses salsifis ? Le sang lui pisse des doigts.

— C’est vraiment le plaisir de se compliquer l’existence, grommelle Marie-Marie. Y avait moyen de moyenner plus vite !

— Tu en connais un, toi, pattes-de-mouche ? ironise Anabelle.

— Yes, madame ! Moi j’ai p’t-ête une petite tête mais je sais m’en servir.

— Et de quelle manière t’y prendrais-tu ?

La gosse a un ricanement impertinent.

— Pas dif. Je remplirais un seau en fer d’ampoules. Je pilerais celles-ci av’c un gros bâton, puis je viderais le jus par l’entonnoir au fond duquel j’aurais mis une étoffe pour filtrer les bouts de verre. Si la recette vous convient pas, j’peux vous en chercher une aut’ ?

Anabelle bat des mains.

— Bravo, pattes-de-mouche ! Tu m’as l’air délurée à souhait !

— Quand je disais qu’elle pouvait se rendre utile ! exulte Béru. Allez, vite des seaux, qu’on vous casse de l’essence !

Une odeur chavirante de kérosène surchauffé flotte entre les frondaisons.

On concasse, on pile, on compile. En cœur ! En chœur, et en cadence.

Les Noirpiots jouent du tam-tam pour nous encourager. Les négresses pilent leur mil pour profiter du rythme. C’est la grosse activité.

— Sans cette nouvelle méthode, nous n’y serions jamais arrivés, déclaré-je. Sommes-nous encore loin du compte, Anabelle ?

Elle va consulter la jauge sterno-poreuse à ailettes de l’appareil.

— Une petite moitié. Quelle heure est-il ?

Je file un regard à ma Difor :

— Au troisième top il sera exactement six heures, ma chérie.

Comme je dis, quelque chose s’écrase sur ma main. Tout de suite je crois qu’il s’agit d’une fiente d’oiseau. Mais à y voir de plus près, cela se révèle être une goutte d’eau.

Elle fait déborder le vase de ma crédulité.

De l’eau ! Comment se peut-il ? Comment se pleut-il ? À peine me le demandé-je qu’il m’en choit deux ou trois autres sur le visage. Les Noirs se sont brusquement immobilisés. Ils paraissent pétrifiés. Et puis, tout à coup, les voici qui se mettent à trépigner en criant dans leur dialecte :

— Y lancebroque ! Y lancebroque !

— Que se passe-t-il ? s’inquiète la pilotesse en descendant du zinc.

— Une chose effarante vu la saison, ma chère : il pleut !

Je lève la tête. Le ciel, en un clin de temps (ou en un rien d’œil, au choix), s’est garni de nuages noirs venus crever comme des chiens, bien loin de Brest. Une flotte qui pourrait être tropicale si on ne se trouvait pas si près de l’équateur, se met à tomber.

— Est-ce donc si surprenant ? demande la fomenteuse de coups d’État.

— Le mot est faible ! C’est pro-di-gieux ! D’ailleurs, voyez plutôt les Noirs !

En transe, ces bons copains.

Ils se tiennent aux épaules, font la ronde, tête offerte à la générosité des cieux. Ils chantent ! Ils rient ! Ça leur ruisselle sur la bouille !

Une galopade, près de nous. C’est Trouduc qui se pointe de la forêt, couvert d’ecchymoses !

— Ah ! bon, tu as pu t’en tirer, toi aussi, commencé-je.

Au lieu de me répondre, le contremaître court se jeter aux pieds de Béru. Il lui baise farouchement les nougats en pleurant.

— Qu’est-ce qui te prend, Blanche-Neige ? s’époustoufle le Gros. En v’là des manières. J’sus pas celle que tu crois, mon pote ! Bon, on est saints et saufs, mais on va pas jouer Saut d’homme et Commode pour fêter ça. Un coup de rouge, j’dis pas, seulement la grande tendresse pédoque, jamais de la life, comme disent les Anglais. S’y fallait s’emmancher les uns aux autres chaque fois qu’on est contents de s’revoir, y aurait intérêt à tous se fout’ en minijupe et de s’ faire un bonnet avec son slip !

— Vous êtes un Dieu ! hoquette Trouduc à travers ses larmes, ce qui n’est pas si facile qu’on le pense.

Bérurier émet un rire gras.

— Comme t’y vas, Mec. Pour la pointe, j’dis pas, j’ai eu mes résultats ; mais faut rien exagérer…

— La pluie ! La pluie ! que continue l’autre, toujours prosterné. Vous l’aviez promise pour six heures ! Il est six heures et il pleut !

— Tiens, oui, c’est exaguete ! Il pleut… murmure Alexandre-Benoît, avec une espèce de voile dans la voix.

— Vous êtes le maître du temps ! poursuit Trouduc.

« Il n’a jamais plu dans cette région en cette période de l’année, Seigneur ! Ô Tout-Puissant, que ta venue parmi nous nous apporte le bonheur. »

— Amen, termine Béru.

Il se tourne vers moi.

— J’sus p’t-ête pas le Dieu de la flotte, San-A., me dit-il, mais reconnais que j’sus çui de la coïncidence. C’t’ idée qui m’a pris de lancer six plombes, commak, au flan…

Marie-Marie qui pile des ampoules de son côté laisse tomber aigrement :

— Hé, dis, m’n onc, reste avec nous ! V’s’allez voir qu’y va se monter la bourriche, à présent qu’on lui bisouille les panards. Saint-Tonton ! Va falloir le faire canonner à Rome…

Je considère le sol où l’eau tombant de plus en plus drue dessine déjà des rigoles méandreuses.

— Anabelle, dis-je, en les désignant à ma coéquipière, il m’étonnerait que vous puissiez décoller cette nuit.

— Pourquoi ?

— Parce que ce sol battu qui est si dur sous le soleil va devenir mou, sous la pluie, ma belle enfant. Si vous arrachez votre rafiot à la fange qui se prépare, je vous offre le même avion, grandeur nature et en or massif pour vous en faire un dessus de cheminée.

Ayant cueilli un peu de terre rouge dans le creux de la main, je la pétris du bout du doigt.

— De la bouillie ! Voyez plutôt !

L’aventurière médite un moment.

— Il ne pleuvra peut-être pas longtemps…

— Vous avez vu le ciel ? Cela s’accumule à toute allure ! Dans vingt minutes, le plafond sera tellement bas que vous aurez en supplément un problème de visibilité. Croyez-moi, il faut remettre l’expédition à une date ultérieure.

— Non !

Après ce que je vous ai déjà dit d’elle, mes chers lecteurs, vous devez savoir qu’elle est la fille des solutions promptes et des décisions énergiques (ça fait un peu pléonasme sur les bords, mais ça renforce l’idée maîtresse).

— Très bien, partons tout de suite ! déclare-t-elle. Je peux encore décoller.

— Vous n’y pensez pas, il n’y a pas dans les ailes de votre oiseau déplumé de quoi faire l’aller-retour. Et quand bien même nous pourrions accomplir le trajet, jamais vous ne réussiriez à vous reposer dans cette tranchée saccagée par les eaux !

Elle m’écoute à peine.

— Vous ! dit-elle à Trouduc, prenez deux hommes et montez à bord ! Toi aussi, gamine ! Et puis vous, naturellement, le gros lard !

— Jamais de la vie ! se rebiffe le Mahousse. J’attends du monde, et…

Anabelle sort un revolver de sa poche.

— Pas de discussion, espèce d’ahuri. Grimpez dans cet avion sinon je vous étale !

— Ma femme doit me rejoindre ici ! éplore le Mastar. Si elle n’m’voit pas, elle sera chiche de regerber. Vous n’ la connaissez pas, Berthy !

— Vite ! aboie Mélodie en pointant durement son feu dans la bedaine d’Alexandre-Benoît.

— Allez, amène-toi, m’n onc, intercède Marie-Marie. Vaut mieux être sans femme que sans vie, comme disait Mémé.

L’argument paraît de poids à l’homme de poids. En maugréant, il escalade l’échelle sur les menus talons de sa nièce.

– À votre tour, commissaire !

Je ne balance pas longtemps. Je pourrais, d’une manchette, renverser simultanément Anabelle et la situation, mais j’ai envie d’aller de l’avant, moi aussi. L’existence au camp deviendrait vite monotone, parmi les blessés et les Noirs. Le concerto pour tam-tams et calebasses, dites, c’est pas très jouissif ! Les pygmées, les lépreux, les éléphants et autres pythons, on s’en lasse. C’est plaisant un moment, mais faut pas exagérer la dose.

— Allons-y, soupiré-je.

— On y va !

FINE DELLA SECONDA PARTE[49]
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