Béru et ces dames

Pour mon ami François RICHARD,

qui m’a administré tant de solides corrections.

S.-A.

PREMIÈRE PARTIE LES GENS ET LES ÉVÉNEMENTS DE SAINT-LOCDU-LE-VIEUX

1 LES FUNÉRAILLES DE PROSPER BÉRURIER

Souvenez-vous : ne jamais perdre de vue le côté drôle des choses tristes ! Sinon, l’existence devient vite la Vallée des Sanglots. Ainsi, moi qui vous cause, lorsque j’assiste à un enterrement, je ne manque pas d’emporter le goupillon que m’a offert mon ami Lathuile, l’antiquaire. Au moment d’asperger le cercueil, quand la personne qui me précède me tend le goupillon collectif je le refuse d’un air grave et je sors le mien de ma poche. La bouille de l’intéressé, à ce moment-là, n’est pas racontable.

A l’enterrement de l’oncle Prosper, c’est justement une respectable dame qui est devant moi. Elle balance son signe de croix goupillonné en direction du chétif cercueil en sapin véritable, entièrement découpé dans la planche, puis me tend le manche à culte avec civilité, un peu comme une maîtresse de maison vous tend le coutelas pour vous faire découper le poultock.

Je refuse l’objet d’un austère hochement de tête et je dégage mon aspergeur privé. La vioque s’exorbite et reste plantée devant la bière avec son instrument bénisseur à la main. Le goupillon se met à ressembler de toutes ses forces à un micro de la oertéef. J’enfouille le mien après avoir dit « tchao » en chrétien au regretté tonton Prosper, et je pousse la dame d’un geste autoritaire.

Abasourdie comme pas trois, la voilà qui se barre avec le matériel de la paroisse. Le chef croque-mort la course pour récupérer le bien du clergé. Oubliant la pauvre madame, je me dirige vers la sortie du cimetière. Il fait froid et la neige unifie les tombes. Elles ne sont plus que mamelons anonymes d’où émergent des croix ! Cet hiver, les défunts sont unis par la neige comme ils l’ont été par la mort. Leur condition sociale a été gommée par les frimas. Plus de marbre, de bronze, de dorures ni d’inscriptions vaniteuses. Les tombes enfin sont devenues des fantômes elles aussi et disent merde aux vivants.

A l’entrée du cimetière, deux silhouettes noires : celle de Bérurier et celle d’une dame qu’on devine sèche et jaune sous ses voiles. Je me place dans la nouvelle file qui vient de se former. Après l’ultime salut au mort, le salut to the family ! L’agaçant, c’est qu’il faut toujours et partout faire la queue : à l’entrée des cinoches comme à la sortie des cimetières ! On fait même la queue pour venir au monde, lorsqu’on fait partie d’un convoi de quintuplés.

Dans son lardeuss noir qui s’est rétréci à la teinture, Béru ressemble à une énorme andouille de Vire. Il a les pommettes violettes de froid et son naze agrémenté d’une longue stalactite fait songer à un cheneau bouché par le gel.

Il se tient à deux bons mètres de l’autre personne. Il serre les mains des hommes, embrasse les dames, larmoie et balbutie des mercis, ainsi qu’il sied en pareille circonstance. C’est moi qui l’ai piloté jusqu’à Saint-Locdu-le-Vieux, son pays natal, car sa voiture est provisoirement hors d’usage. Berthe, grippée, n’a pu se joindre à nous. Pendant des heures nous avons lutté contre les congères, le verglas et les bourrasques de neige et nous sommes arrivés à Saint-Locdu au moment précis où le convoi quittait le domicile mortuaire.

Je mate le Gros dans son rôle de neveu éploré. Il bégaie de froid, la pauvre biquet. N’y tenant plus, il a remis son chapeau, ce dont, vu la température, personne ne songe à s’offusquer. Un poème épique, ce bitos ! Un taupé à bord étroit qu’il a également fait teindre chez un spécialiste du deuil-express. Mais la teinture a mal pris, à cause de la graisse protectrice recouvrant le bada, probable. Comme ce dernier était initialement vert, il a maintenant les apparences d’un casque camouflé.

Voilà mon tour arrivé. Je me présente devant Sa Majesté qui m’attend, main ouverte, en claquant du râtelier.

— Tu parles d’un temps, mon pote, hoquette-t-il, j’ai le fignedé soudé à l’autogène !

Ce disant, il me tend sa paluche pour que je la lui condoléance. Lors, je dépose en son immense paume l’œuf dont je me suis muni à cet effet. Au contact de ce corps étranger, Béru cesse de parler et me fixe d’un œil interrogateur.

— Je suis de tout cœur avec toi, Alexandre-Benoît, lui affirmé-je. Je sais combien cette perte t’affecte, aussi te dis-je : « Courage ! Nous sommes peu de chose ; les bons s’en vont et nous restons ! »

Cela dit, je laisse la place à mon suivant qui se trouve être le maire du bled. C’est un gros zig sanguin qui ressemble vaguement au Mastar (le père de Bérurier fut valet de ferme chez le père du maire, jadis). Il serre la dextre béruréenne avec une puissance mammouthienne. C’est l’affrontement de deux colosses. L’œuf éclate dans leurs deux mains unies par les condoléances, au moment précis où le maire déclarait :

— Ton onc’ Prosper, c’était un brave homme. C’est bien pour dire que c’est toujours les meilleurs qui s’en vont !

Le premier magistrat de la commune lâche la main de l’endeuillé et considère la sienne d’un œil atone en se demandant comment sa compassion a pu se muer brusquement en une matière glaireuse.

Je m’écarte discrètement, tandis que le Gravos torche ses doigts après les gants de laine d’une dame et je reporte mon attention sur la personne en noir qui co-famille avec Bérurier. Je m’incline devant elle.

— Mes sincères condoléances, madame !

— Merci, qu’elle me répond, avec une voix pareille à un pédalier mal graissé.

C’est une grognasse d’une cinquante-cinquaine d’années, aigre comme un flacon de présure, avec un nez trop long, des épaules trop étroites, de la moustache et des paupières vipérines. Exactement le genre de personne qui fait sa L.A.[1] tous les matins. Qu’est cette dame par rapport au Gros ? Mystère et arbre généalogique !

Le cortège s’est égaillé (ce qui peut paraître incongru lorsqu’il s’agit de funérailles). Maintenant ne reste plus dans le sinistre enclos[2] que Béru, la dame, le valeureux San-Antonio, le zig des Pompes funèbres et les fossoyeurs.

Le Mastar me saute sur le poil.

— Merci pour les farces et attrapes, Mec ! T’as l’esprit d’à-propos.

— A propos d’à-propos, Gros, le coupé-je, qui est la dame ici présente ?

Il défrime sa camarade de poignées de main et hausse les épaules avec mépris.

— Cette grande cavale ? C’est ma cousine Laurentine, la plus foutue garce du canton !

Comme il a haussé le ton, la personne incriminée rapplique, tous voiles dehors.

— Un goujat qui n’a même pas le respect des morts, c’est moins que rien, hargne-t-elle.

— T’es pas encore morte, Laurentine ! fait observer le Gros. C’est pas que je le regrette, note bien, mais je tiens à te le faire remarquer au cas que, dans toute ta punaiserie, tu t’en serais pas z’encore aperçue !

La cavale grimpe en mayonnaise. Elle baisse la voix, non pour atténuer sa véhémence, mais pour bien marquer à son effroyable cousin le respect qu’on doit à un champ de macchabes.

— Nous sommes dans un lieu saint ! objecte-t-elle, et si des va-nu-pieds l’oublient, moi, Dieu merci, je m’en souviens !

Sa Bérurerie n’aime pas ce genre d’apostrophe.

— Pas si nu-pieds que ça, ma belle, mugit-il ; tu continuerais sur ce ton que tes miches en gouttes d’huile s’en rendraient vite compte, vu que je pourrais bien leur présenter mon 44 fillette à bout carré !

Et de me prendre à témoin :

— Non, mais t’entends un peu le spécimen, San-A. ? Alors y a plus moyen d’enterrer son oncle tranquille ? Miss Jaunisse prétend te donner la leçon de morale par dix au-dessous de zéro !

Sa fureur le fait exhaler un panache de vapeur blanche. Tout en noir avec la fumaga qui lui part des naseaux, c’est vrai qu’il ressemble à une locomotive, le Béru ! Pacific-Express, modèle 22 ! Le croque-mort met provisoirement fin à la discussion.

— La famille souhaite-t-elle donner une dernière bénédiction ? s’enquiert-il.

Béru louche en direction du cercueil posé sur la terre gelée.

— Vous croyez qu’il vaudrait pas mieux le descendre tout de suite au sous-sol, ce pauvre homme ? objecte-t-il. Avec le froid qu’il fait, c’est pas tellement indiqué de balancer de la flotte !

— C’est l’usage, plaide le Borniol’s man.

— J’y vais ! décide la prénommée Laurentine.

Ces deux syllabes ont raison des réticences du Gravos.

— Bon, mais alors vite-fait-sur-le-gaz !

Il presse le pas pour arriver au cercueil avant Laurentine. Elle en fait autant, et les deux parents du défunt Prosper entament un cent mètres dans l’allée du cimetière. C’est Laurentine qui gagne, vu son avance et sa légèreté. Béru lui saute sur le voile au moment où la cousine va pour s’emparer du goupillon.

— Tu permets, oui ? gronde-t-il. C’est à moi de goupillonner en priorité.

— A quel titre ? grince la haridelle.

— Au titre que sur nous deux y en a qu’un qui pisse sur l’évier, eh, musaraigne !

Elle est tellement outrée, Laurentine, que le bras lui en tombe. Béru en profite pour saisir le goupillon. Vous le connaissez, Béru, mes chéries ? C’est un brutal ! Il a le geste violent. Or, figurez-vous que, depuis la fin des bénédictions, l’eau bénite est devenue un bloc de glace. Sûr on n’avait pas mis suffisamment d’antigel dedans. Le Mastar soulève donc le seau en même temps que le manche. Mais il n’avait pas préparé son geste à un poids aussi considérable et le total lui échappe des mains. Voilà donc une cinquaine de kilogrammes qui choient sur les arpions de Laurentine.

Bing ! En plein sur son cor et ses engelures ! La vieille fille fait un couac et tourne de l’œil. Le croque-mort exécute un arrêt de volée au moment où elle s’abat, mais il dérape sur une plaque de verglas et ils dégringolent tous les deux dans la fosse. Ça se met à couiner, à geindre, à vitupérer au fond du trou ! Ça grouille, ça fourmille, ça s’enchevêtre ! On n’a jamais vu un tel ramdam au fond d’une tombe.

Vite, les fossoyeurs et moi organisons une caravane de secours. Heureusement, on a les cordes destinées à descendre la bière. L’un des creuseurs se déguise en Maurice Herzog et opère une descente aux abîmes. Il saint-bernarde à tout-va ! Un héros ! Faudra le proposer pour la médaille, je sais pas laquelle, mais en France il en existe une pour tous les cas envisageables. En cherchant bien dans le catalogue, on doit trouver la décoration qui s’applique aux hisseurs-de-maladroits-tombés-dans-les-caveaux-de-famille ! L’autre fossoyeur et moi, voilà qu’on ohhh-hisse à tour de muscles.

Ça réchauffe. Béru refuse son concours. Il dit que si le mec des Pompes ne se trouvait pas au fond du trou, il se grouillerait de reboucher celui-ci bien que la terre soit gelée, quitte à louer une autre concession pour ce pauvre Prosper qui fait le pied de grue dans son pardingue en bois d’arbre. Il doit se faire une philosophie, le brave décujus, là-haut. Quand on est l’oncle d’Alexandre-Benoît Bérurier, il faut s’attendre à ne pas avoir l’enterrement de tout le monde !

Enfin voilà les deux chutistes qui refont surface. Laurentine a sa robe retroussée jusqu’aux épaules, ce qui nous propose une vue panoramique sur son pantalon noué au-dessus du genou, ses jarretières noires et son jupon en toile de lin. Le Gros se claque les jambons.

— Ah ben ! dis donc, Laurentine, rigole l’insolent, comment que tu les emballes tes appas rances ! Dis, ton entresol Renaissance c’est pas de la verrerie de Saint-Louis ! Personne risque d’y porter atteinte, ma vieille ! Même un robot en perdrait ses rivets !

Je lui fais signe d’écraser, vu que le croque-mort s’est pété une cheville en faisant le valdingue. On le coltine jusqu’au corbillard qui attend devant la grille du cimetière. On l’allonge à la place du passager. C’est la première fois qu’il fait du tourisme à bord de sa calèche. Jusqu’alors, il n’avait jamais eu l’occasion de se payer l’intérieur. Pour lui, c’est une promotion, en somme.

Le cocher fouette sa jument et le cortège s’ébranle. On suit à pinces, vu que ma voiture est restée devant la maison du tonton.

On a fait l’aller derrière un mort. On fait le retour derrière un vivant. On y gagne !

2 BÉRU RENOUE AVEC SON PAYS NATAL

Y a quand même quèque chose qui tourne pas rond, les gars, quand on y pense… Je mate le croque-mort affalé dans le corbillard hippomobile. Un bout d’os endommagé et le voilà à l’horizontale, dans la position de ses clients les plus froids. Le gros bourrin noir qui le hale en pète d’écœurement. Il a le fion énorme, le bourrin. Jument, je veux bien, mais avec des miches monstrueusement humaines. La grosse nana ! Le chemin mal déblayé ressemble à du Vlaminck. Ses ornières noires sinuent à travers la neige souillée par les bipèdes. C’est si beau la neige, si pur ! Et ça devient si vite de la merde au contact des hommes. Vous pigez, vous, pourquoi nous autres on dévaste toujours tout, d’un bout du monde à l’autre ? Pourquoi on ternit, pourquoi on détériore, du seul fait que nous existons ? C’est vachement poisseux, la vie, non ? Ça colle, ça macule, ça ébrèche, ça flétrit, ça déjectionne ! On résiduse trop ! Voilà le drame !

Le croque-macchab, tout à l’heure, il marchait devant le convoi, avec ses gants noirs, son bada de notaire à bord roulé et sa bouille professionnellement en berne…

Maintenant, il grimace de douleur. Il reste plus que l’animal endolori ! Il a abdiqué ses fonctions, sa dignité. Juste à cause de sa cheville qui lui fait mal ! Et dire qu’il y a des mecs qui se prennent pour eux-mêmes ! Y en a qui exigent qu’on les vouvoie pendant qu’ils font l’amour ! Un morceau d’os cassé, je vous dis ! Ou deux degrés de plus dans le baigneur ! Et y a plus d’homme ! Fini, râpé, aboli ! Reste que la carcasse.

Mais tout à l’heure, quand il sera rafistolé, le pompiste funèbre, il retrouvera son standing. Il reprendra goût aux civilités ! Il réintégrera sa situation !

— A quoi t’est-ce que tu penses ? s’informe Béru.

Il a le même pas que le canasson, le Mastar. Comme s’il aurait quatre pattes au lieu de deux ; et ses tatanes font le même bruit de sabots sur le sol gelé. Sa stalactite nasale s’est encore allongée et lui arrive maintenant au niveau du menton. Il cause derrière, sans presque bouger ses lèvres violies par le froid.

— Je regardais le zig des Pompes, Gros.

Sa Majesté octroie un coup d’œil à l’intéressé, ne le trouve pas intéressant et s’étonne :

— Qu’est-ce qu’il a ?

— Une cheville qui joue relâche, simplement. Et le voilà inutilisable… Pourquoi l’homme peut-il tant de choses et est-il si faible ?

— Pour que ça s’équilibre, assure le Sage. S’il était pas fragile, l’homme, ça deviendrait vite le Bon Dieu !

Il me coule un regard aux paupières givrées et grommelle :

— T’as de la chance de pouvoir philosopher ; moi, avec un froid pareil, j’ai la gamberge qui se coince ; tout ce dont à propos de quoi je suis capable de penser, c’est à un saladier de vin chaud bourré de sucre et de cannelle…

On marche. Pire : on grimpe ! Le chemin s’en va, cahin-caha entre les haies qui laissent voir leurs nids, entre les arbres qui laissent voir leur gui. La campagne locducienne mamelonne à perte de vue. Ça me rappelle une enluminure des Très Riches Heures du duc de Berry. Il y a çà et là des accrocs dans la neige : des meules de paille, des maisons, des boqueteaux… Un grand silence éteint la nature. Le pas du cheval, le grincement du corbillard ressemblent à des bruits venus d’ailleurs…

— Ils aiment pas le voisinage des morts dans ton patelin, soupiré-je, pour foutre le cimetière aux confins de la commune !

— Chacun chez soi ! grogne l’Enflure.

Ses yeux panoramiquent sur le paysage.

— Dire que j’ai été mouflet ici, murmure-t-il, avec comme des chrysanthèmes dans la voix. Je m’en rappelle comme si ça serait été d’hier !

— C’était hier ! assuré-je.

— Oui, nostalgise l’Engelure. Je connaissais le moindre caillou… Tiens, tu vois ce saule ?

Nous stoppons devant un vieux saule au ventre ouvert comme un haricot écossé.

— Viens voir ! ordonne mon ami.

Dans le tronc creux, il y a comme des échelons.

— C’est moi que je les ai fabriqués, me dit Béru. Je grimpais dans les branchages. J’avais fait une cabane où que j’allais avec une petite écolière…

Ses grosses paluches aussi caleuses que l’écorce du saule se promènent sur l’arbre. Il le caresse comme on caresse une bête retrouvée… C’est une émanation de la terre, Bérurier. Jailli des profondeurs, il est. Avec pour toujours des racines aux pieds et des feuilles au bout des doigts.

— La gosse que je te cause s’appelait Marchandise de son nom de famille. Je me rappelle plus le préblaze. Ses vieux, c’étaient des pouilladins rappliqués au pays de fraîche date. Le père rétamait les casseroles entre deux bitures. C’était lui surtout qu’il rétamait ! Ce que je me souviens, c’est à quel point qu’ils étaient cradingues, tous, dans cette family. Les dabes, les mômes… Au début, on a cru qu’ils étaient gitans, mais ils étaient seulement craspects. Personne leur causait ! Les étrangers, on n’aimait pas à c’t’ époque. Ni la guerre ni la téloche n’avaient encore mis du frottement entre les peuples. Ils vivaient dans une cabane, à l’autre bout de Saint-Locdu. Un vrai palace de zonier si t’aurais vu ! A l’école, les gamins, on les laissait en quarantaine. En sortant, on les traitait de bicots et on leur filait des cailloux sur le portrait. Moi comme les autres. C’était pas méchanceté de notre part. Ce que ça correspondait, je saurais pas te le dire… On s’excitait. On se voulait entre nous, à Saint-Locdu, comme si ç’aurait été ça notre force !

Un jour, je revois la scène… Comme on grimpait un sentier qui raccourcissait pour aller chez moi, nous voilà tous aux trousses de la môme Marchandise. On y jetait des boules piquantes dans les tifs. Elle disait rien. Les mecs brimés, si tu remarqueras, ils savent se taire ! Voilà que moi, je vois une belle bouse toute fraîche pondue. Je la récolte avec un couvercle de boîte à sucre. Je m’approche de la gosse par-derrière, et v’lan ! Je l’emplâtre ! Ç’a été le méchant éclat de rire ! La petite s’est retournée. Quel âge qu’elle pouvait avoir, en ce temps-là ? Dix piges, peut-être. T’as jamais vu une fille avec de la chose sur la figure, San-A. ? Y a rien de plus triste au monde ! Elle en avait plein les joues, plein les cils ; au front aussi… Et puis sur la bouche. Elle s’est torchée avec son coude… Je pourrais jamais te dire pourquoi le cœur s’est mis à me cogner. Les larmes me sont venues aux yeux et y a fallu que je chique à la crise hilarante pour les planquer.

Il a des larmes aux yeux, rétrospectivement, Béru.

Il regarde s’éloigner le corbillard au tournant du chemin… La grosse tache noire ne fait pas funèbre sur la neige…

— Et alors, Gros, insisté-je en regardant le saule creux.

Il hausse ses vastes épaules.

— Le lendemain, je suis parti de bonne heure pour aller l’attendre aux zabords de sa cage à poux. « Je te demande pardon pour hier, Marchandise, je lui ai fait. »

Elle a pas répondu.

— Tu veux pas aller, ce soir à la sortie, jusqu’au vieux saule qui se trouve sur le chemin des Mulatiers ?

Toujours pas de réponse. J’ai pas insisté. Mais le soir, quand j’ai rappliqué ici après l’école, elle y était déjà. Au creux de l’arbre, comme une estatue dans sa niche. Cradingue, mais jolie quand même. On est montés dans ma cabane où que je m’ai mis à l’embrasser comme un fou. Elle puait comme des gogues de caserne, Marchandise. Ça m’offusquait pas. Je m’en ressentais pour elle. Je me demande même si c’était pas c’t’ odeur qui me séduisait en elle, autant que ses yeux noirs et ses longs cheveux embrouillés.

Elle m’a raconté sa vie, comme quoi son père c’était pas son père et comment qu’il la calçait les nuits de saoulographie, devant toute la famille. Ils étaient pas sectaires, chez les Marchandise ! Le dabe s’embourbait tantôt la mère, tantôt la fille ! Pas de jalouses ! Moi, à l’époque, ça m’intéressait d’autant plus que j’avais encore jamais relui.

J’y demandais des détails, à la pauvrette ; le comment qu’il s’y prenait, le rétameur, pour la pratiquer ; et ce qu’elle ressentait pendant qu’il lui démantelait le trésor ! Docile, elle me racontait tout. Y avait pas de vice. On discutait dans le résigné. On se disait, elle et moi, que c’était commak, l’existence. Chez nous, on tenait le taureau et à force de le voir escalader ces dames pour leur faire leur joie de vivre, la chose me paraissait naturelle !

Bérurier flatte une dernière fois la croupe en peau d’éléphant de son saule-garçonnière.

— Et dans le fond, dit-il en reprenant sa marche, n’est-ce pas que c’est naturel, San-A. ? Un mâle, une femelle, que ça soye vieux, que ça soye jeune, c’est fait pour, non ? On l’a entouré de trop de chichis, l’amour ! On simagrée à outrance. C’est pas dans des draps brodés qu’on gesticule le mieux !

Nous pressons le pas, mais le corbillard est déjà loin. Nos souliers miaulent dans la neige durcie. Je le sens ruisselant de souvenirs, mon Béru. Il a le passé qui dégouline à travers sa cambrousse peinte en blanc.

On aborde les premières maisons. Des chiens qui font semblant d’être méchants tirent sur leurs chaînes en nous aboyant les nouvelles de Saint-Locdu.

Sa Bérurerie stoppe devant une fontaine gelée. La glace est verte à cause de la mousse tapissant le fond du bassin.

— C’est là que je m’arrêtais, en revenant d’en-champ pour faire picoler le bétail ! dit-il. Y a des moments, San-A., où que je me demande si j’aurais pas dû rester ici, au dargif des vaches, au lieu de devenir vache moi-même. Maintenant, je reconnais presque plus personne : les vieux sont trop vieux et les jeunes trop jeunes. Pendant des années, quand je radinais, aux vacances, j’avais toujours l’impression d’être un enfant de Saint-Locdu. Et puis, un jour, j’ai rencontré des jeunes gens inconnus… A la ressemblance, j’essayais de leur foutre un nom ; seulement, en cambrousse, tu sais ce que c’est ? Tout le monde bouillave avec tout le monde, et tout le monde ressemble à tout le monde. Aussi je m’ai gouré dans mes estimations. Alors, j’ai pigé que c’était râpé, que j’avais viré de bord, changé de planète pour ainsi dire !

On pénètre dans le cœur du village. Comme beaucoup de patelins, Saint-Locdu-le-Vieux, c’est avant tout une rue. Celle-ci grimpe jusqu’à la place de l’église, un bel édifice pur roman, entre parenthèses. Après l’église, la rue redevient chemin et mène au château dominant la contrée.

— On va s’arrêter chez Valentin pour écluser un saladier de vin chaud ! ordonne Béru.

Valentin, c’est le principal bistrot du bled. Le super-market en quelque sorte. Il fait boulangerie-épicerie-mercerie-faïence-charbon… La salle de café est basse. Un papier peint cloqué la tapisse, qui représente des scènes de chasse. Le motif se répète à vous flanquer la nausée : un épagneul à l’air glandouillard tient gauchement dans ses crocs un superbe faisan. Y a des réclames pour la Suze, dans les jaunes éteints, sur lesquelles on voit un monsieur au bras noueux arracher de la gentiane dans un paysage de montagne. Ça renifle la vinasse à bord. Et puis le vieux plancher humide, et aussi le papier moisi et le clébard crotté. Ça serait pas l’épagneul, des fois, qui chlinguerait de la sorte ? Ou bien son faisan qui aurait les vers ?

Le troquet est bondé. Ici, les enterrements sont des espèces de fêtes communales. Après les obsèques, les bonshommes se retrouvent au bistrot et partent en java jusqu’à plus d’heure ! Ça tonitrue vilain dans la strasse quand on débarque. Des voix rocailleuses se chevauchent. C’est à qui fera donner ses cuivres pour grimper sur ceux du voisin. Mais notre arrivée rétablit le silence. Un silence trop brutal pour être naturel.

Bérurier, qui, un instant auparavant, a serré toutes ces pognes, est brusquement intimidé. Je l’ai jamais vu commak, le Gros. Une rosière qui débarquerait par erreur dans une pissotière à six places ! Il pâlit, ne pouvant rougir puisqu’il est déjà violet, et porte un doigt gercé à son bada.

— Salut ! qu’il fait en se frottant les cordes vocales au gras de lard, comme des dents de scie.

L’assistance murmure un salut. C’est maintenant les retrouvailles entre Béru et ses compatriotes. A la porte du cimetière, c’était une mesure pour rien : un numéro classique, exécuté par toute la troupe de Saint-Locdu-le-Vieux. Bérurier représentait une famille en deuil. Cette fois, c’est sa personne qui est concernée.

Il regarde l’assemblée, prend ses repères en distribuant des œillades, puis gagne la table où le maire du pays rouquine de plus belle.

— On peut t’offrir un pot, Mathieu ? s’inquiète le Mastar.

— Ben voyons, accepte l’interpellé.

Les bonshommes se tassent les miches sur le banc de bois, ciré par des générations de pantalons.

Ils sont presque tous vêtus de noir et portent des feutres ronds, cabossés, avec un bord renforcé. Le taulier vient serrer la louche à Béru. Valentin ! Il est en boulanger : falzar à petits carreaux, gilet de flanelle béant sur une poitrine velue et enfarinée. C’est un gros au nombril borgne.

Un mou rusé dont les yeux font la navette.

Sa Majesté commande un saladier de vin chaud. Il a omis de me présenter. A Saint-Locdu, les mondanités n’ont pas cours. Tout naturellement, la converse roule sur le défunt. De quoi, de qui pourrait-on décemment parler en revenant d’un enterrement ?

— C’est moi qui t’ai envoyé un télégramme, Alexandre-Benoît, avertit le maire. Si y aurait eu que ta punaise de Laurentine pour t’informer, tu serais été prévenu au calendrier grec !

Béru remercie chaleureusement.

— J’ai eu pour trois francs vingt de télégramme, ajoute le premier magistrat, lequel a encore du jaune d’œuf entre les doigts.

Mon compagnon rembourse le maire.

— De quoi qu’il est décédé, tonton ? s’inquiète-t-il.

Mathieu regarde le fond de son verre vide et se met à imprimer des ronds de vinasse sur la table. Il stylise un vélo, puis l’emblème du billard, ensuite une auto, et enfin l’écusson des Jeux olympiques.

— Je saurais pas te dire, Alexandre-Benoît, tu devrais voir le docteur. C’est la Mélie qui l’a retrouvé mort, l’autre matin, en allant lui faire son ménage… D’après ce que m’a dit le médecin, il se serait levé la nuit. Il aurait raté une marche de son escalier et se serait estourbi en tombant. Ton oncle Prosper, près de ses sous comme tu le connaissais, il faisait pas de feu chez lui, la nuit. Il aurait pris une congestion et il en est mort. A son âge, ça pardonne pas, d’autant qu’il faisait moins dix, l’autre nuit. Quand là Mélie est arrivée, elle l’a trouvé, raide, dans sa cuisine.

Le maire se tait. La servante apporte le saladier de vin chaud. Une légère mousse violacée frise à la surface du généreux liquide. Des quartiers de citron nageotent dans le pinard chauffé. Béru officie, louche en main. Il emplit les verres avec la dextérité d’un cuistot de cantine distribuant le rata.

— En tout cas, murmure le maire, à travers la fumée de son godet, j’ai idée que toi et la Laurentine, vous allez pas vous ennuyer…

— A cause ? demande le Gros.

— A cause d’à cause, rétorque Mathieu avec tact et précision.

Et d’ajouter, à titre de complément d’informations :

— Prosper, tu permets, depuis le temps qu’il les mettait à gauche, il doit vous laisser un bas de laine gros comme mes bottes !

Il faut reconnaître une chose : Béru, c’est pas un cupide. Ainsi, je vous parie un tour de chevaux de bois contre la tour de Pise qu’il n’avait pas encore songé à l’héritage. Mais cette perspective qui lui est brusquement offerte le charme. Il se dit qu’il n’est pas désagréable d’enfouiller un petit tas de blé, alors le chagrin lui vient de ce vieux tonton si misérablement disparu et qui a passé sa chétive existence à amasser des sous pour lui.

— Tu crois que je vais hériter ? demande-t-il au maire.

— Vois le notaire ! conseille le first magistrat de Saint-Locdu ; mais vu que la Laurentine et toi vous êtes ses seuls parents…

L’image de l’aigre, sèche et vénéneuse cousine, se dresse dans l’esprit de Béru, tel un épouvantail au cœur d’un gras labour. C’est le moche revers de la médaille dorée. Il a dans l’idée, Alexandre-Benoît, que le partage ne se fera pas sans douleur.

On écluse le vin chaud. Pardon, chapeau ! C’est des techniciens, chez Valentin ! Il est sucré, poivré, cannellisé à point ! Un nectar (de vigne).

— Qu’est-ce que t’en penses ? triomphe le Gros.

Je rends à son vaillant pays natal le vibrant hommage qui lui est dû. Béru profite de la chose pour annoncer au peuple ébloui que je suis le limier number one de France. Ça ne les épate guère. Ils ont beau être de la brousse, ils n’aiment pas le poulaga. Ce qu’ils ressentent pour les messieurs de notre profession ressemble à de la méfiance, à de la répulsion, à de la honte ! C’est tout juste s’ils ne murmurent pas : « Y a pas de mal », histoire d’être courtois.

Le Mastar me beurre la tartine à tout-va, comme quoi aucun mystère ne m’a jamais résisté. J’ai dénoué les affaires du siècle. Partout où je passe, les points d’interrogation tombent comme la luzerne sous la lame d’un faucheur.

On recommande un second saladier, puis trois, puis quatre. La fumée emplit la salle. Le brouhaha des conversations fait penser au Parc des Princes un jour de Tournoi des Cinq Nations. Complètement naze, le Gros chiale sur son tonton disparu.

— Je l’avais pas revu depuis mon mariage, révèle-t-il, mais je pensais souvent à lui. Un grippe-oseille, d’accord ! Un taciturne, re-d’accord ; mais c’était l’homme intègre. La grande tradition française ! Des comme lui, le moule est cassé ! Verdun ! Médaille militaire ! Croix de guerre avec plus de palmes qu’un élevage de canards ! Et une voix comme l’Opéra paierait chérot pour en avoir ! Il te vous interprétait « les Bœufsde Pierre Dupont, à la Chaliapine, le tonton Prosper ! Le plus bel organe du département ! A son bel âge, on se l’arrachait pour les banquets ! Quand le dabe du notaire actuel est clamsé, c’est lui qui s’est farci la messe braillée bien qu’il fût anticlérical. Tout le monde pleurait !

Et sa réputation ne se limitait pas seulement à sa voix ! Dans le pays, on le savait, qu’il était doué par la nature, Prosper ! Les dames le mataient avec crainte et envie. Elles se demandaient toutes si elles étaient capables de lui héberger sa Gemini VII au tonton Bérurier. Ça se chuchotait, les échecs de certaines ! Y avait eu des grincements de dents chez les juponnées du canton, des clameurs désespérées, sur l’air de « J’ai beau m’asseoir dans la vaseline ».

Faut dire que c’est une particularité des Bérurier, ce surdéveloppement du fouinozoff à tête chercheuse.

Le Gravos en larmoie dans son verre.

Cette fois, c’est la fierté qui lui taquine les glandes lacrymales. Eux autres, les Béru, ils sont marqués par l’abondance du kangourou. Depuis seize générations, on n’a jamais vu un Béru avec un scoubidou de sous-officier de réserve.

Toujours les plus belles panoplies de plumards ! Une tradition ! Même chez les Goix, qui passent pour être une belle dynastie de casse-sommiers, on a le calbard moins triomphant.

Il en est là de son numéro, mon Inestimable, lorsqu’un grand zig à tronche plate s’avance en titubant jusqu’à notre table. Signe particulier, ce zouave a les pommettes en creux, le front proéminent et les narines en points-virgules.

Il pose ses deux pattes velues de part et d’autre du saladier vide et se penche sur Béru. Lors, il joint ses lourds sourcils de griffon et prononce cette phrase d’une rare éloquence, et dont le sens caché n’échappera qu’à ceux qui voudront bien s’en donner la peine :

— Faudrait voir à voir qu’on voie !

Béru se tourne vers le maire.

— Qui c’est, ce gorille, Mathieu ? demande-t-il. Je voudrais savoir ce dont à propos il rouscaille, vu que si ses motifs sont pas fondés, il va avoir droit à son infusion de phalanges !

— C’est le fils Goix, renseigne le maire.

— Pas possible ! amabilise soudain Béru, un gars que j’ai connu haut comme trois pommes !

— Faudrait voir à répéter ce que vous venez de causer au sujet des Goix ! bave Goix junior en dardant sur mon ami ses yeux en forme de vilains crachats.

Bérurier, le vaillant, Bérurier le juste, branle le chef d’un mouvement lent et conciliant.

— Panique-toi pas, fiston. Ça marchait plutôt dans le flatteur. Je disais que vous aviez une bath réputation d’artilleurs en chambre, dans votre famille.

Vous avez dit autre chose, insiste le teigneux.

— Je me rappelle plus quoi t’est-ce, sincérise mon ami.

— C’était à propos de la chose. Vous prétendiez comme quoi, chez les Bérurier, vous étiez plus avantageux que chez nous autres !

— Y a pas de mal à porter le dossard numéro 2, mon pote, s’impatiente Sa Majesté. Note que je cause d’une époque où t’étais pas né. Possible que depuis t’aies fait tomber la moyenne et que les Goix rétrogradassent. Si j’estime selon ta frite, c’est même presque probable !

L’autre cille un brin, le temps d’enregistrer.

— Vous faites le malin, riposte-t-il, mais si on tomberait le pantalon, j’en sais un qui n’aurait pas l’air fin !

C’est pas le méchant homme, Béru. Mais la patience n’a jamais été son violon d’Ingres. Surtout lorsque l’honneur des Bérurier est pris à partie[3].

— Ecoute, Goix fils, apostrophe le Doué. Je reviens pas à Saint-Locdu pour me laisser mettre en doute.

Déballe un peu ta came, et je te dirai si t’as le ruban bleu !

— C’est trop facile ! flétrit l’héritier des traditions goixiennes. Commencez donc par y faire voir, vous, gros gueulard !

— Jockey, abdique Béru en ôtant son pardingue, on va jouer cartes sur table, bonhomme[4].

Lors, un gentil vieillard s’approche. Il a l’œil bordé de rouge, mais qui reste sévère. Un béret plus ou moins basque ; un gros cache-nez tricoté, en laine grasse ; un complet flétri dont les revers font la feuille de tulipe. C’est, m’apprend-on, M. Martinet, l’ancien instituteur de Saint-Locdu. Il a pris sa retraite ici après y avoir combattu l’inculture pendant une trentaine d’années. Mais sa voix a conservé les inflexions chantantes de son Var natal.

— Alexandre-Benoît ! morigène le retraité, tu ne vas pas te déculotter en public le jour de l’enterrement de ton oncle, tout de même !

Le Mastar, qui se déboutonnait déjà la bretelle, reste un moment indécis, soupesant le reproche. Mais ses yeux tombent sur Goix et il réagit.

— Excusez-moi si je vous demande pardon, m’sieur Martinet, mais justement, c’est la mémoire de mon pauvre oncle que je défends !

L’ultime patte de ses bretelles déclare forfait. Un bouton de sa braguette roule sur le plancher.

— Prêt ? demande le Gros !

Goix a déjà le grimpant en position de chute libre. Le vêtement ne tient plus que par les seules mains de son possesseur. Un geste à faire, et le largage s’opérera.

— Prêt ! répond-il.

Mais Bérurier a un sens instinctif de la mise en scène.

— Je demande à l’honorable société de bien vouloir fermer sa gueule et ouvrir ses lampions, déclare le Mondain. Auparavant, s’il y en avait des certains qui voudraient prendre des paris, je leur laisse le temps d’aligner leurs mises. C’est moins aléatoire que le tiercé et ça peut devenir d’un meilleur rapport.

Cette invite prouve bien qu’il n’est plus d’ici, Béru. C’est devenu un produit — ou un sous-produit — de la grand-ville. Un contaminé à part entière ! Il se fait des berlues, le Chéri, s’il s’imagine que les Saint-Locduciens vont risquer trois fèves sur ses bas morcifs !

Un silence hostile le lui fait comprendre. C’est le retour aux sources à vive allure !

— Allons-y, bébi, dit-il à son challenger.

Les deux compères dévoilent alors la statue équestre de leur amie Coquette. Je songe au malheur qu’il ferait, Béru, s’il se trouvait sur la scène de l’Olympia au lieu de se produire dans le café-mercerie-boulangerie de Saint-Locdu !

On casserait les strapontins chez Coca-Triste ! l’orchestre jouerait La Marseillaise ! Voyez-vous, les gars, on ne devrait jamais sortir sans son Kodak ! Un qui flasherait le Gros, en ce moment, il aurait la couverture de Paris-Mate ! Le cliché du siècle. Le gros, son bada sur la tronche, penché comme une gargouille qui regarde entrer les fidèles ! Le futal tire-bouchonné sur les nougats, avec le monte-charge éminence baissé. Il essaie de s’apercevoir l’intime par-dessus sa brioche protectrice. Il a la tripe qui amortit les chocs, mais qui surplombe le panorama. Il se la maintient à deux mains ; il la hausse, la comprime, l’écrase, l’étale, la dissipe de son mieux. Il veut qu’on puisse juger en connaissance de cause ! Parallèlement, et tout en conservant un œil satisfait rivé à sa balise, il louche sur l’entresol de Goix fils. Alors il s’épanouit, Béru. Il pouffe, il piaffe, il pontifie ! Il se lâche la bedaine pour se claquer les cuisses.

— Tu confonds virilité et maladie vénitienne, mon pote ! Ce que t’as, c’est pas masculin, c’est incurable. Une orchidée double, ça s’appelle ! Tu devrais prendre une brouette pour te faciliter les déplacements !

— Quoi ! quoi ! bredouille Goix qui commence à se poser des questions sur son cas.

— Va voir le médecin, eh, pomme à l’huile ! Il te le confirmera que tes piteur-sistères sont gonflées au butane. L’homme de gros moignon, tu repasseras ! Demande à l’honorable assistance, si tu crois que je te berlue ! Un laxompem commak, tu devrais te faire confectionner une corbeille d’osier pour te l’emmener promener. T’as gambadé dans le contaminé, pour avoir les amygdales grosses comme des poids d’horloge ! Ce qui importe, c’est la tringle à frissons, gamin ! De ce côté-là, je voudrais pas te torpiller le mental, mais tu donnes plutôt dans l’escargot de gargote ! Ton Popaul, camarade, c’est une virgule sur une affiche ! Si tu pavoises pour une bricole pareille, c’est que t’as la vanité qui se dérègle ! Ton cabochon, j’oserais même pas le montrer à une sœur de charité si qu’on me mènerait à l’hosto, j’aurais trop peur de lui bousiller le sacerdoce ! Ah mince alors ! s’époumone le vainqueur, ce ouistiti vient vous chinoiser sur la vigueur des Bérurier, un jour d’enterrement ! Et qu’est-ce qu’il vous déballe triomphalement ? Un porte-clés réclame ! Cache ton musée des horreurs, Goix fils ! Et visionne un peu à l’étalage ce que c’est que de l’authentique ! On m’appelle Jumbo dans l’intimité !

Là-dessus, la porte du bistrot s’ouvre. La sèche cousine Laurentine se tient dans l’encadrement, au côté d’un solide gaillard à lunettes qui porte des pantalons de golf et qui a une pipe entre les dents.

En découvrant le spectacle, la cousine bat l’air de ses bras comme tout à l’heure au cimetière et s’évanouit sur le plancher. L’homme qui l’accompagne regarde Béru et demande :

— M. Bérurier, sans doute ?

3 L’HÉRITAGE DE BÉRU

L’homme aux culottes de golf, c’est Me Collignier, le notaire !

Pas du tout le genre tabellion. Le mec énergique, bien planté sur ses jambes, sanguin, rieur, toujours prêt à vider un verre ou à se mettre à table.

Il enjambe la cousine et s’approche du Mastar.

— Me Collignier, dit-il en tendant à Béru une main aux ongles carrés.

Il est pas le moins du monde offusqué de la tenue du Gros. Il connaît ses paroissiens, depuis plusieurs générations que les Collignier ont ouvert une étude à Saint-Locdu, et il ne s’étonne plus de rien. Dans le patelin, on l’appelle monsieur Maître ! Et quand il a un mouflet de plus, y a des vieux qui lui apportent un kilo de sucre, en hommage.

Béru se rajuste.

— Vous prendrez bien un saladier de vin chaud avec nous ? demande-t-il en se plumant son dernier bouton de braguette.

— Pourquoi pas ! fait le notaire.

Béru met le bouton dans sa poche et se colmate la brèche avec une épingle. Pendant ce temps, miss Laurentine revient à elle, sur le plancher au milieu de l’indifférence générale. Non-assistance à personne en danger, c’est un article du code absolument ignoré des Saint-Locduciens. Tout le monde est naze. La cousine se remet debout en soufflant de rage. Elle a la couleur du froid extérieur. Elle est blême et glacée. Elle vient à notre table en affûtant ses yeux.

— C’est scandaleux ! fait-elle à son cousin abhorré. Une chose aussi dégoûtante, un jour d’enterrement !

L’éclatante victoire du Gros a rendu ce dernier conciliant.

— Fais pas la fine bouche, Titine, sermonne mon compagnon. Des comme ça, t’en as jamais vu et t’en reverras jamais.

Viens plutôt boire un coup, ça te donnera des couleurs !

Elle refuse, sombrement drapée dans sa sobriété de momie !

— Alors, si tu picoles pas, mets les adjas, fillette ! conclut le Gravos. Chez Valentin, c’est pas le Père-Lachaise, les mausolées en marbre on les laisse dans la cour !

Au lieu de répondre, Laurentine prend une chaise et s’assied près de la porte, sombre et vigilante sentinelle. Elle se met à contempler la société avec un rare mépris.

— Qu’est-ce qu’elle fout là, cette empaillée de noir ? questionne Bérurier.

Le notaire s’arrache un poil du nez. Il en a toute une bath collection qui lui végète sur l’extrémité et qui doivent repousser sitôt qu’il les dépote.

— C’est à propos de l’héritage, dit-il. Comme vous habitez loin d’ici, Laurentine a pensé qu’on pourrait l’ouvrir ce jourd’hui même pour vous éviter de revenir !

— Tu parles d’une petite attentionnée ! gouaille le Béru. Miss Missel a hâte d’enfouiller sa part, v’là la vérité, monsieur Maître !

Puis, intéressé malgré tout :

— C’est vrai, il nous laisse de l’oseille, le vieux grigou ?

Collignier redevient professionnel.

— Nous verrons cela dans mon étude.

Je touche mon ami d’un coude discret.

— Pourquoi attend-elle dans le troquet, ta ravissante cousine, Gros ?

Il vide son verre, puise à pleine louche dans le saladier, et déclare à haute et très intelligible voix :

— Parce que c’est une peau de bique qui s’imagine que tout le monde lui ressemble. Tel que tu vois ce vieux poireau sec, il a peur que je fromage un coup avec le notaire pour l’arnaquer.

L’attitude minutieuse et attentive de Mlle Grain-de-Courge confirme les amères paroles de Sa Majesté.

— A propos de quoi vous êtes-vous brouillés, insisté-je, car j’ai la curiosité des misères humaines poussée jusqu’au sublime.

Béru éructe sobrement dans le creux de sa main.

— Ça remonte à nos vieux, révèle-t-il. Son dabe, à cette gazelle endeuillée, il était encore plus requin qu’elle. Il avait le vice de déplacer, de nuit, les bornes de ses champs. Mon père s’en était aperçu, tu penses. Le jour, il remettait les limites officielles en place. Pendant des années, ils ont fait ce micmac. C’était devenu leur culture physique, le maniement des grosses pierres champêtres.

Et puis, une nuit que papa Bérurier s’en revenait d’un banquet, le voilà qui prend Félix sur le fait ! Il s’appelait Félix, l’auteur du petit sujet que tu vois là. Son sang ne fait d’autant plus qu’un tour qu’il avait un peu lichtegorné, mon ancêtre. Quand il se lançait dans la partie de cul sec, fallait se rincer la gorge à l’esprit de sel si on aurait voulu y tenir tête ! Un vrai petit pipeline dans son genre, mon dabe ! Le voilà qui saute sur le paletot à Félix et qui lui file une rouste mémorable. L’autre en avait le naze qui jouait au problème des deux robinets. A la fin, mon père, quand il lui a eu bien souhaité la bonne année, il y a montré la borne, à son parent. « Ho, Félix, il lui a dit, puisque tu l’aimes tellement, ce caillou qui nous appartient de moitié, je te donne ma part. Alors tu vas l’emporter à la maison pour l’admirer tout à ton aise ! »

Bérurier part d’un rire immense, généreux, abondant, hémorragique. Un rire qui est celui de sa terre retrouvée.

— A coups de pompe dans les noix, il a obligé le Félix à ramener la pierre chez lui. Un gravier qui pesait dans les quinze kilos ! Notre brouille, c’est depuis lors.

A plusieurs reprises, la Laurentine, impatientée, vient relancer Collignier.

— Monsieur Maître, il se fait tard, on pourrait peut-être ?…

— Je suis à vous dans deux minutes, mademoiselle, assure le tabellion.

Mais il ne bronche pas de sa chaise. Quand la nuit tombe, c’est même lui qui suggère qu’on pourrait peut-être saucissonner. Y a bientôt une tabagie féroce chez Valentin. Un remugle de vinasse, nuancé de fumier et de sueur, flotte dans l’air à la ronde. On a moulé le vin chaud pour le petit picrate frais sorti de la cave. Du moment que les estom’s sont réchauffés à présent et qu’on s’est remis la jauge à calories de niveau !

Avec le sauciflard, c’est le roulé de cochon, et puis les frometebocks du pays. Un délice ! Je me dis qu’ici la vie coule autrement qu’ailleurs. Chaque seconde pèse son poids de temps. Elle apporte quelque chose. Les heures ne coulent pas sur nous, c’est nous qui glissons sur elles, cygnes noirs (oh ! complètement noirs !) sur l’onde heureuse d’un lac ! On ne cause plus de Prosper maintenant. On l’a rendu à la terre qui l’avait conçu. Il est parti pour la grande métamorphose, le tonton de Béru. Il va opérer sa reconversion. Ses composants chimiques sont appelés à d’autres tâches moins ingrates que celle consistant à faire un homme ! Pissenlit, il devient ! Humus ! Glaise ! Le grand repos mouvementé. Il est jeté dans le formidable pétrin des siècles. Et nous bientôt… Tous ! Bon Dieu, où est-ce qu’on les met, les macchabes ? Dites, c’est vrai qu’ils clabotent tous sans exception, les hommes ? Y a des moments, je doute. Je les vois dans les rues, dans les brasseries, au spectacle… Nombreux, bruyants, mobiles. Et je me mets à les imaginer clamsés. Je me dis que c’est pas possible qu’ils y aillent tous, dans le grand trou bordé de chrysanthèmes ! Que ça créerait de la bousculade ! Que les Pompes seraient débordées ! Qu’y aurait pas suffisamment de boîtes à osselets pour tout le monde ni de corbillards en assez grande quantité ! Que les fossoyeurs devraient piocher au bull, faire de grandes tranchées comme pour les hécatombes guerrières ! Ce qui surprend, voyez-vous, c’est combien ils meurent sagement, les hommes ! En ordre, chacun son tour, dans un coin du monde différent ! A croire qu’un mecton leur distribue en douce des tickets d’appel ! Ça décarre en douce. M. Miche aujourd’hui, Mme Bizencoin demain ! Un jour on se retourne, on regarde, on s’aperçoit que le cheptel a été changé, qu’on s’éternise dans un monde rénové ! On se dit que ça va être son tour ! Et puis ça l’est, bêtement ! Du sans surprise ! Vos éponges se collent, votre battant a des ratés ! Terminé ! A d’autres… Le torrent ! Allez vous faire foutre, tous ! Les condamnés d’avance, les raturés d’office, les assassinés au jour le jour ! Oui, je les considère, souvent, très souvent. Tenez, sur les stades, quand ils se maillochent pour un ballon ! Allez France ! La furia française ! Furia de mes choses, oui ! La course au trou, voilà la vérité ! Le ballon ? Un rêve ! C’est pas du cuir, c’est une bulle ! Une illusion ! Qu’est-ce que je dis : le brouillon d’un projet d’illusion de bulle ! Et les boxeurs ! « Vas-y, Marcel, tue-le qu’ils glapissent, les autres squelettes en sursis ! Moi, je pense aux gnons dérisoires ! Des combinaisons chimiques qui s’envoient des chiquenaudes ! La vérité vraie ? Y a que l’amour ! Alors là, oui, je la boucle, j’ose plus baver, je mets les pouces. L’amour, ça me déconcerte. C’est si vachement suprême, si en dehors du reste ! L’amour, je cause pas de la partie de jambonneaux ! Je parle de la vraie amour. De celle qui te fait regarder le plaftard de ta chambre, quand tu es seul et que tu penses à l’autre ! De celle qui te fait chialer au milieu de la rue, parce que tu viens de sentir toute l’intensité d’une absence ! Cette amour-là, ça échappe à la physique, à la chimie, à toutes les sciences, à toutes les morales ! C’est ça, l’homme, le vrai : un brin d’amour ! Juste un soupir, rien qu’une larme tombée dans la gadoue de l’univers.

Après la tortore, c’est les chansons. Les plus vioques entonnent Sambre et Meuse, les un peu moins vioques y vont de La Madelon. Les autres se cantonnent dans le Tino Rossi de la grande époque. Voix de velours, regards qui bredouillent ! Vinasse partout ! On est en pleine séance de stupe ! Le pinard est roi !

Elle tombe de sommeil, la Laurentine. Elle rancit sur sa chaise. Les poivrots lui balancent des vannes bien salées qu’elle feint de ne pas piger. Elle dodeline. Une stoïque dans son genre. Elle préférerait être violée plutôt que d’abandonner le notaire entre les mains de Béru. Elle soupçonne le monde entier d’être capable de l’arnaquer. Pour tromper le temps, elle se paie une tournanche de chapelet, dans la foulée. Ça lui entretient la patience, c’est sa pulvérisation-vidange-graissage. Bérurier a retrouvé l’ambiance de sa jeunesse, la terre de ses aïeux ! Il est bien, il s’épanouit, il s’arrondit.

C’est sur les choses de minuit que la débandade s’effectue. Les prostatiques sortent pour lancequiner. Le froid intense leur file un coup de goumi sur la noix et ils décident de rentrer à la ferme où que leurs mémés les attendent, les pieds sur la bouillotte. L’atmosphère tombe. Les trop saouls causent plus. Les autres ont les ficelles vocales qui se distendent. Bref, on se casse.

Le notaire est blindé comme la ligne Maginot. Il fait une embardée en se levant et c’est la dévote Laurentine qui le cramponne par une aile.

— Eh ben, m’sieur Maître ! l’interpelle familièrement le Gros, t’as ton centre de gravité qui a coulé une bielle, on dirait ?

Le tabellion s’excuse, faut qu’il fasse pleurer le gosse ! Le drame de ces soirées, ce sont les vessies surmenées. Faudrait avoir un wagon-citerne pour les cas d’exception. Ça pèche au département stockage, comprenez-vous ? C’est bien joli d’emmagasiner, mais after, hein ? Nous ne sommes au fond qu’une triste canalisation. Un simple conduit. Une voie de passage !

Il va s’appuyer au mur du bistrot. Le clair de lune est impeccable, bien plus bath que sur les cartes de Noël vendues à la succursale papeterie des établissements Valentin. Une lune ronde dont on voit le nez, les yeux, la bouche ironique. Dans la cambrousse givrée, doit y avoir des Pierrots avec leurs mandolines pour donner la sérénade blafarde aux chouettes engoncées dans leur houppelande de plumes.

On rejoint Collignier, Laurentine, Béru et moi. Je me contente de filer le train au Gros jusqu’à présent. C’est lui le pôle attractif. C’est son tonton, son deuil, son patelin ! Le notaire revient en jurant comme douze charretiers dans un marécage. Il a oublié de se dégager le bec verseur pour souscrire aux exigences de la nature, comme on dit dans les bouquins sérieux. Il est obligé de se dégrafer le bas d’une jambe de son pantalon de golf pour faciliter l’évacuation. Ayant remis les choses en ordre, il prend Laurentine par la taille.

— Allons-y, ma blanche colombe, il lui roucoule dans le pavillon des plats à barbe.

Elle se tortille comme une vipère dans une marmite d’eau bouillante.

— Monsieur Maître, proteste-t-elle, qu’est-ce qui vous prend !

— Fais pas ta bêcheuse, eh, Sophia Loren ! l’interpelle son cousin. Pour une fois qu’un homme porte la main sur la palissade qui te sert de hanches, tu devrais plutôt allumer les lampions.

Beurré comme il est, Collignier, il trouve la repartie de first quality. Il se met à jouer les amoureux transis (transis de froid) pour Laurentine. Il lui virgule des vannes comme quoi ça fait des années qu’il la regarde en soupirant comme une locomotive haut le pied !

Il en rêve la nuit, sa parole ! Il la voit dans un décor tahitien, avec une feuille de bananier et un collier de fleurs pour tout vêtement. Ça lui fouette le sensuel, au notaire, alors il se rabat sur sa Madame, mais juste pour se mettre à jour la bourse aux idées.

Elle est tellement asphyxiée, la punaise, qu’elle ne maugrée plus. Il ne s’agirait pas du notaire, elle lui flanquerait une tarte, mais c’est pas au moment d’aller dépuceler un testament qu’on peut se permettre ce genre de fantaisie, hein ?

— Si vous vouliez, Laurentine, il gazouille, diablotin tout plein, on partirait vivre notre vie sur une île déserte. On mangerait des noix de coc, ça rend viril, et on ferait des gamineries le reste du temps. Je vous imagine, nue sur la plage, avec la mer couleur d’émeraude qui viendrait vous lécher les pieds !

— Faudrait qu’elle aye de l’appétit, la mer, rigole l’Incorrigible.

La cousine avance comme un automate. Ulcérée à mourir ! La colère la réchauffe. Une rogne pareille, ça vaut un vison à cinq briques ! Elle a des pensées gestapistes dans son petit crâne hostile. C’est pas sur une plage déserte qu’elle se l’imagine, monsieur Maître, mais dans un haut-fourneau en activité. Elle lui décerne l’enfer à l’unanimité du jury ! Rôti, elle le souhaite, calciné comme du charbon de bois ! Ce qui la soutient, ce qui la maintient, ce qui lui permet de subir, de tolérer si loin, c’est la perspective de l’héritage. Elle fait l’inventaire… Les champs de Clos-Chenu… La vigne de Bonnegagne ! La maison… Des actions, peut-être ? De l’or, ça sûrement. Prosper, il devait aimer le jonc. Toute sa foi, il l’avait foutue dans le brillant métal. Sa chaussette de louis d’or doit peser lourd !

On arrive enfin à l’étude. C’est à l’autre bout du pays, près de la bascule publique. Une jolie maison vieille et blanche, avec des colombages, des fenêtres à petits carreaux. Le panonceau du notaire brille à la lune, bien fourbi par sa vieille servante. On dirait déjà de l’or, ça promet !

Il nous fait entrer dans un grand hall meublé de vieux bahuts de noyer. C’est toute la province traditionnelle. Toute la France. Emouvant, je vous dis !

Collignier ouvre la porte de son cabinet.

— Entrez ! propose-t-il, soudain sérieux.

Son étude, ça lui fait comme une reniflée d’ammoniaque. Il retrouve son ambiance de vieux dossiers, la solennité des ancêtres en suspens dans l’air douillet de la maison.

— Je vais vous attendre ici, dis-je.

— Mais pas du tout ! tranche Béru, y a rien de caché pour toi !

La Laurentine n’est pas du même avis. Elle prétend que les affaires de famille ne sauraient concerner un étranger qui n’est pas d’ici.

— Ecoute, peau de sauterelle ! Le monsieur que tu vois là, c’est mon chef, et qui plus z’est, mon ami intime, comme qui dirait les deux doigts de la main ! Il a eu la mabilité de m’amener aux obsèques. S’il assisterait pas à la lecture du testament, je me taille ! Et l’ouverture, elle se fera à une date ulcérée, compris ?

C’est pas sa fête aujourd’hui, à Laurentine. Elle abdique. Nous entrons dans le cabinet du Maître. Ça chlingue le papelard mité. Partout, à terre, sur les meubles, sur le burlingue, des piles de dossiers attachés par des sangles de toile. On aperçoit les titres en ronde. Le mec qui a torché ça, il avait un drôle de coup de plume, moi je vous le dis ! Il devait tirer une menteuse longue comme mon bras pour pas rater les pleins, les déliés, les petits poils agrémenteurs…

Derrière le bureau, dans un cadre doré, trône la photo de Me Collignier père. Le cliché est jaune, passé, pisseux, mais le modèle a conservé son entière dignité. Binocles sévères, moustaches affûtées au taille-crayon, col de cellulo, cravate noire… Plus les médailles, œuf corse ! Bien que le cliché ne soit pas en couleur, je repère, parmi les décorations du défunt notaire : l’ordre royal du Grand Canular, la rapière d’or d’Oufkir, le mérite Fromagesque de Saint-Pourcin, la croix des Hippocampes, le cordon de l’Ombilic enflammé et la médaille des Grands Blennorragiques des deux guerres ! C’est vous dire !

— Asseyez-vous, invite Collignier en délourdant un vieux coffiot rouillé dont la combinaison ressemble à celle de Laurentine.

On se met à bivouaquer sur des sièges bancals. Le tabellion radine avec une enveloppe cachetée à la cire.

— Le brave Prosper devait sentir sa fin proche, dit-il, en prenant place à son bureau, car il a testé voici quinze jours.

Bérurier qui est plein de vin jusqu’au ras du réservoir, en a le trop-plein qui jaillit. Il torche une giclée de chagrin d’un revers de manche et se tourne vers Laurentine.

— C’était tout de même un sacré bonhomme, notre oncle, hein, Laurentine ?

Elle s’emballe pas ; elle réserve sa réponse ! Elle attend d’avoir connaissance du document avant de laisser vagabonder ses glandes. Collignier découpe l’enveloppe avec un couteau corse sur lequel est gravé : « Che la mia ferita sia mortale ». Maintenant le silence se fait. On met une sourdine à sa respiration ; on évite de faire grincer sa chaise. C’est toujours émouvant, l’ouverture d’un testament, même comme, lorsque c’est mon cas, on n’est pas concerné. Ça radine de l’au-delà, ce genre de message. D’accord, quand le testateur a testé, il était vivant, mais sa mort fait que le papier aussi est mort. Une surprenante métamorphose réussit à transformer les dernières volontés d’un vivant en premières volontés d’un défunt.

— Je soussigné, attaque le notaire, Prosper, Jules, Benoît Bérurier, domicilié à Saint-Locdu-le-Vieux au lieu dit le Trou-du-Cru, sain de corps et d’esprit, déclare exprimer ci-dessous mes ultimes volontés. La vie m’ayant enseigné que l’amitié des animaux est plus solide que celle des hommes, je lègue la totalité de ma fortune à Mongénéral, fidèle compagnon de mes derniers jours.

— Quoi ! glapit Laurentine, dressée comme un fantôme sur une lande écossaise ! Il a osé faire ça ! Défier le Seigneur !

Béru se mord un bout d’ongle qu’il crache avec son adresse coutumière dans l’encrier de notre hôte.

— Calme-toi, Laurentine, fait-il. D’accord, il devait rouler sur la toile, tonton, ces derniers temps. Mais enfin brèfle, c’est son pognon à lui, après tout. Et si l’idée lui a chanté de le laisser à son clébard, il avait le droit !

La philosophie du Gros, encore que touchante, ne calme pas la vindicte de la vieille fille ! Elle se lève, va, vient, jette l’anathème au loin ! Un oncle pareil, c’est moins que rien. Une souillure de l’humanité ! Un oubli du Bon Dieu ! Un excrément de l’enfer ! Il crache à la figure des lois, Prosper ! Il déshonore la France ! Il ruine deux mille ans de civilisation, d’un seul coup de plume ! Il s’assied sur les Evangiles ! Il fait voir son cul au clergé ! C’est un mécréant ! Un mercantile ! Un manant ! Un loustic ! Un hérétique ! Un excommuniable ! Il sent le soufre ! Elle sait qu’il est en train de rôtir dans la plus chaude marmite de Satan, à l’heure où nous mettons sous compresse ! Il est banni ! Honni ! Vomi ! Déjecté ! Rejeté ! Expulsé ! Radié ! Sorti ! Evacué ! Un homme qui teste en faveur d’un chien n’a plus sa place nulle part, dans aucune classification conçue ou à concevoir ! Faudra effacer son nom du marbre de sa tombe ! L’exhumer ! Balancer sa dépouille dans un brasier. Déchirer les photos de lui, gommer son blaze de tous les registres d’état civil ! Et brûler sa maison ! Ses meubles ! Tout ce qu’il a touché ou même approché !

— Un instant, mademoiselle ! éclate Collignier dont la patience n’est pas la vertu cardinale, ni même épiscopale.

Elle se bloque une dernière invective dans les articulations de son dentier et défrime le tabellion à la sournoise.

— La lecture n’est pas terminée ! dit Collignier.

— Tu vois, gentilise Bérurier, on a peut-être droit à une prime de consolation : six petites cuillères ou un carillon vestimentaire. Attends, frénétique pas sans savoir…

— Comme Mongénéral est déjà âgé, reprend le notaire, et qu’il ne me survivra certainement pas très longtemps, j’entends qu’à sa mort les biens que je lui lègue aillent à mes neveux Alexandre-Benoît Bérurier (bien qu’il exerce l’horrible métier de flic) et Laurentine Berlinguet (bien qu’elle soit la dernière des garces) à condition que l’un et l’autre prennent soin de l’animal. Ils en auront la garde alternativement, pendant des périodes d’un mois. Au décès de Mongénéral, le cadavre de celui-ci devra être soumis au docteur Tifus, médecin vétérinaire à Saint-Locdu, lequel devra procéder à l’autopsie de la bête afin de s’assurer qu’elle est bien morte de mort naturelle et qu’elle n’a subi aucun mauvais traitement. En outre, Mongénéral ne pouvant assurer la gestion des biens dont il hérite, j’entends que mes neveux aient l’usufruit de ceux-ci. Charge à eux de les faire fructifier d’un commun accord. Dans l’hypothèse où la bête mourrait de façon suspecte, ou s’il était avéré qu’elle a subi de mauvais traitements, la totalité de mes biens iraient à la commune. La liste de mes biens est déjà déposée en l’étude de Me Collignier qui devra la communiquer aux ayants droit le moment venu !

Fait à Saint-Locdu-le-Vieux, le 11 janvier 1967.

La qualité du silence n’est plus la même. Rassurée, miss Laurentine se permet une petite chialée de bon ton.

— Dans le fond, résume Béru, c’était un blagueur, tonton.

— J’en ai l’impression, avoué-je. Plutôt pittoresque comme testament.

Béru se tourne vers Collignier qui bâille comme à une conférence sur le sous-développement du tiers-monde.

— Pendant qu’on vous tient, m’sieur Maître, les biens dont à propos il est question, ça consiste en quoi ?

Le notaire déculotte un dossier verdâtre.

— Je vais vous le dire…

Il fait la brasse papillon dans un monceau de paperasses.

— N’entrons pas dans les détails, dit-il. En bref, Prosper lègue ses propriétés de Saint-Locdu, soit une quarantaine d’hectares avec ferme. Un millier de louis d’or… Pour quelque dix millions d’actions et obligations… Et enfin un immeuble de rapport à Paris, dans le quartier des Batignolles ! Disons qu’il y en a au total pour une centaine de millions !

— Vache anglaise ! tonitrue l’Héritier, mais c’est la grosse galette ! Même partagée en deux, y a de quoi s’acheter des sandwiches aux rillettes jusqu’à la fin de ses jours, pas vrai, Titine !

Laurentine se fend d’un imperceptible sourire qui ressemble à une déchirure à sa culotte !

— Pour l’instant, conclut le notaire, le plus urgent est que vous récupériez l’animal en question.

— Où qu’il est ? demande le Mahousse.

— Chez votre oncle, je suppose.

— Quelqu’un le soigne, j’espère ? demande la jaunasse.

— Là, vous m’en demandez trop ! dit Collignier. Bon, nous allons procéder au tirage au sort !

— Pour quoi faire ? grince la girouette rouillée.

— Pour savoir lequel de vous deux aura en premier la garde de l’animal.

Il prend une pièce dans son gousset.

— Vous êtes la femme, Laurentine, à vous de choisir : pile ou face ?

Elle fait la moue.

— Pile !

Le notaire me tend la pièce :

— Puisque nous avons un officier de police, profitons-en ; faites donc sauter la pièce, mon cher commissaire.

Je m’exécute, comme disait le bourreau qui en avait marre d’être en chômage.

Je lance la pièce et je sors face !

— Parfait, déclare le notaire. Nous sommes le 25 janvier, M. Bérurier gardera donc l’animal jusqu’au 25 février. Ensuite, ça sera au tour de Mlle Berlinguet.

— Ça va être gai, ces allées et venues, ronchonne déjà la vieille fille.

— Je t’en prie, un peu d’essence ! rabroue le Dodu. L’oncle Prosper voulait que son toutou soye dorloté, il le sera. T’avise pas d’y faire des avanies, à ce cador, autrement sinon, l’héritage nous passe sous le pif, ma beauté.

A propos, c’est quoi t’est-ce comme race ?

Le notaire hausse les épaules.

— Aucune idée. Prosper vivait en reclus et j’ignorais même qu’il eût un chien. Là-dessus, vous m’excuserez, mais il faut que j’aille me coucher car la journée de demain sera rude : je vais au banquet des Présidents Honoraires de Banquets…

Les ornières gelées sont dures comme la pierre. On se tord les pinceaux en marchant.

— C’était pas la peine que tu nous files le train, Laurentine, assure Béru, du moment que je suis de garde en premier…

— Tu permets, aigrise-t-elle. Je n’ai pas envie que tu déménages la maison de notre oncle à la cloche de bois. Elle m’appartient de moitié avec tout son contenu.

Le Gros s’arrête en pleine lune. Il prend de la gîte sous le poids de la colère.

— J’aurais pas l’onglée, que tu prendrais ma main sur la frite pour m’avoir suspicionné, espèce d’insolente ! T’imagines que tous les gens sont comme toi, à écorcher les morpions pour s’en faire des manteaux ! Ah ! je te vois d’ici évacuer la masure ! Tu parles d’un sauve-qui-peut ! Les draps et les chandeliers d’abord ! Par pleines chaloupes que tu sortirais la camelote, bougre de vieille pie borgne !

Il se plante devant elle, lourd, massif, falaise de viande et de colère.

— Mets-toi bien une chose dans ton caberlot faisandé, Titine : l’héritage, il est pas à nous mais au clébard ! On en a que le jus de fruit, comme a causé le notaire ! Le jus de fruit et rien de plus. Suffirait que le médor se fasse scrafer par un autobus ou qu’il bouffe un truc avarié pour qu’on fasse tintin, tu piges ?

La rancie grommelle des présages. On continue…

L’oncle Prosper, il créchait loin du patelin, en limite de bois. Sa ferme délabrée est piquée au fond d’un chemin creux dont les ronces non élaguées s’échevellent. Ma tire est à l’orée du chemin vicinal. Le pare-brise est blanc de givre. On va se payer une sérieuse partie de frotti-frotta avant de décarrer, moi je vous le dis !

Au fur et à mesure que nous avançons vers le logis du mort, nous sommes surpris d’apercevoir de la lumière à l’intérieur.

— Il avait du personnel, tonton ? demande le Gros à sa cousine.

— Penses-tu, à part la Mélie qui venait l’aider au ménage…

Laurentine hennit :

— Je parie que cette vieille chaussette est en train de piller la maison !

La voilà qui part en galopant, comme si on cherchait à lui enfoncer un tisonnier rougi dans sa boîte à suppositoires !

La peur d’être escroquée lui donne des ailes ! Elle court à en perdre son haleine empanachée.

— Si jamais elle chope la Mélie en flagrant du lit, je te promets une bath corrida en vistavision ! annonce mon ami.

Nous pressons le pas !

— Note bien, s’époumone Sa Majesté, que c’est nettement abominable de venir cambrioler la maison d’un mort. Si jamais c’est un bonhomme qui fait ça, je te lui joue Salut les Copains sur la margoulette jusqu’à ce qu’il eusse glavioté sa dernière dent !

Comme nous atteignons la cour de la ferme, nous percevons un grand cri. Une forme claire bondit à l’extérieur. Un bref instant, la silhouette m’est apparue en pleine lumière et j’ai cru rêver. Une fille blonde, grande, belle, sublime, dans un manteau de fourrure blanc. De grand cheveux blond doré sous une toque de même métal. Des gants blancs, des bottes blanches montant haut ! Bref, la dernière, l’ultime personne qu’on peut s’attendre à trouver à une heure du matin dans une ferme délabrée au fond d’une province pétrifiée par l’hiver.

Le Gravos s’est arrêté. Lui aussi a vu. Lui aussi bave sur son menton… Mais le rêve n’est pas achevé. Voici qu’une voiture jaillit de sous le hangar. Une grosse guinde américaine, tous feux éteints. Elle stoppe au niveau de la blanche apparition. La fille blonde prend place à l’intérieur. Le temps qu’elle entrouvre la porte, la lumière du plafonnier s’est déclenchée, nous permettant de revoir la fabuleuse personne et d’en découvrir une autre, du même tonneau, installée au volant. L’auto fonce, passe à moins de dix centimètres de nous. Nous avons tout juste pu esquiver son rush, sinon on se retrouvait avec un cataplasme de Cadillac sur le poitrail, Béru et Bibi.

Pas mèche de bigler la plaque couverte de neige. L’auto tangue dans le chemin creux. Les ronces gémissent sur la carrosserie.

Mon premier réflexe a été d’aller jusqu’à ma voiture pour courser ces demoiselles. Mais je me retiens. Le temps d’atteindre mon véhicule, les deux filles blondes auront disparu. Sans compter que ma tire est froide, engivrée comme un sorbet et qu’il faut un bon quart d’heure avant de la rendre disponible.

— Non, mais t’as vu ! bredouille l’usufruitier. Dis, t’as vu ou bien est-ce que j’ai trop forcé sur le vin chaud ?

Je ne réponds pas. J’ai déjà ressenti bien des surprises au cours de ma brillante carrière, mais des semblables, non, jamais ! Cette fille, madame ! Je ne l’ai aperçue qu’une fraction de seconde, mais elle avait tout ce qu’il fallait pour s’installer dans ma rétine et y passer ses vacances.

Quel châssis ! Quelle allure ! Quelle élégance ! Quelle beauté ! Oh ! ces tifs d’or, madame ! Oh ! ces jambes bottées, monsieur ! Une couverture de Lui, et les pages en couleur d’Elle ! Ce que c’est idiot qu’elle n’ait pas songé à me laisser son numéro de téléphone avant de partir.

Je m’arrache à l’extase pour pousser une pointe de reconnaissance jusqu’à la maison du vieux Prosper.

La cousine Laurentine est agenouillée sur le mauvais carrelage. Elle a la figure dans ses deux mains. Elle pleure.

— Que s’est-il passé ? Je lui demande.

Ses mains retombent. Elle a le nez comme une tomate. Ça jute rouge par tous les bords.

— Une femme, bégaie-t-elle. Une femme en blanc. Elle descendait l’escalier. En m’apercevant, elle s’est précipitée sur moi et m’a lancé un coup de poing en plein visage. Elle devait tenir quelque chose de dur car j’ai cru que mon nez éclatait.

Je ne voudrais pas lui ôter des illusions qui, somme toute, ne lui coûtent pas cher, mais il a bel et bien explosé, son enjoliveur à huile goménolée.

Miss Manteau-d’hermine devait avoir un coup de poing amerlock à l’intérieur de ses jolis gants.

Le maigre tarin de cousine Laurentine a pris du volume. Il a de l’ampleur, maintenant. Une fière allure ! Le pif de Robert Dalban, à côté, c’est le mignon pif de Blanche-Neige !

4 LE MYSTÈRE S’ÉPAISSIT !

Ecoutez, moi je suis pas contre le mystère. Je trouve qu’il pimente la vie. L’inconnu, c’est ce qui fascine le plus. L’homme a besoin de points d’interrogation, ne serait-ce que pour s’en faire des portemanteaux.

Je considère alternativement Béru et sa cousine. Y a de quoi se cramponner à la rambarde, avouez ! Deux filles en manteau de fourrure blanc, au milieu de la nuit hivernale de Fouilly-les-Oies, c’est pas banal ! Que venaient-elles fiche dans cette vieille baraque bourrée de courants d’air ? Des élégantes, style mannequins, pourvues d’une Cadillac dernier modèle ! Faites-moi une avance de phosphore, les gars, que je pige un peu…

— Je dis pas que je soye pas un peu schlass, balbutie le Gros, mais je crois bien avoir vu ce que j’ai vu, non ?

Il considère le nez tuméfié et raisineux de la pauvre Laurentine.

— Et miss Dargeot-bénit a fait mieux que voir, à ce qu’on dirait ! ajoute-t-il. Dis, Laurentine, ton Saint-Christophe, il roupillait ou quoi ?

Bon jusqu’à l’abnégation, il offre à sa cohéritière un mouchoir qu’un chiffonnier négligerait s’il se trouvait dans une poubelle.

— Amortis-toi la blessure, conseille-t-il. Si les microbes se foutent après ton aubergine, tu risques de ramasser ton blair dans la poussière. Qu’est-ce tu penses de cette séance, San-A. ?

J’ai un geste évasif (les plus difficiles à réussir).

Le Gravos, surexcité comme une pile atomique quand ses neutrons font les voyous, enchaîne :

— Un peu culottées, ces frangines, de venir cambrioler une maison en pleine noye !

Je pige pas et ça me fait mal dans la boîte à idées.

— De la route, sous la neige, on ne la voit même pas, la ferme, Gros ! Et puis, ces bergères, c’étaient pas des romanos. Elles se loquent chez Courrèges de bas en haut, chez Courrèges et chez Ciganer ! Tu les vois faire des fric-frac à travers les tas de fumier ? Il fait moins quinze dehors et on est à deux cents bornes de Pantruche !

— Tout ce que tu me causeras, proteste le Mastar, les faits sont là, non ? J’ai idée que ce sont des petites spécialistes du bas de laine. Elles retapissent un décès, et pendant que la famille pleure son mort, ces friponnes viennent soulever le matelas. Les nabus aiment pas les banques. Leur joncaille, ils la dorlotent dans des plumards, c’est connu !

Peut-être a-t-il raison ! Sans doute a-t-il raison ! Il ne peut qu’avoir raison, sinon quelle autre explication trouver à ce mystère ?

— Comme quoi, conclut le Gros, on a rudement bien fait de s’annoncer maintenant ! On les a dérangées en plein charbon, ces demoiselles. Ah ! les morues, si je les piquais, je te leur filerais une de ces fessées qu’ensuite leur mignon dargif aurait l’éclat du neuf !

— J’aimerais assister à la correction, soupiré-je en évoquant la blonde chevelure de la fille en blanc.

Laurentine, c’est du bois de péquenot. C’est geignard mais solide. Malgré son tarin entamé, elle fait bonne figure.

— Il faut tout vérifier, elle recommande d’une voix devenue nasale.

Comme elle achève ces mots, on entend un bruit bizarre dans la cuisine. Un grattement… On regarde et on avise une grande caisse grillagée sur un côté.

— La niche du médor, sans doute, hypothèse Bérurier.

Sur le grillage, un papier est épinglé. D’une écriture penchée mais riche en pleins et déliés, on a écrit : « Mongénéral adore le maïs. Le dimanche, lui faire prendre une cuillère de vin sucré. Merci ! »

Béru s’incline au-dessus de la caisse.

— Eh ben ! dis donc, toutou, murmure-t-il, tu vas devenir un vrai petit goret si t’aimes les farineux ! Et du pinard sucré ! Il t’avait vachement à la chouette, l’oncle Prosper !

Il se tait, se retourne et je constate que ses yeux sont prêts à lui dégouliner sur les joues.

— Ah ben, ça alors, bégaie-t-il, vous avez vu ?

Il s’écarte pour nous laisser regarder à l’intérieur de la caisse.

Nous nous exclamons en cœur, Laurentine et moi. Mongénéral n’est pas un chien, mais un coq ! Un beau coq blanc, dont la queue est agrémentée de superbes plumes presque bleues, et dont la crête rouge vif lui pend sur le côté comme un béret basque. Un coq bleu blanc rouge en somme ! Il tourne la tête latéralement afin de braquer sur nous un œil de verre, bien rond, bien jaune, et dont la paupière flétrie ne cille pas Il dormait gentiment dans sa caisse pleine de paille, Mongénéral. Tricolore et béat ; et puis voilà qu’on le réveille en sursaut avec nos giries d’humains. Un fataliste, ce poulet ! Il pourrait nous marquer son mécontentement, nous invectiver. Mais non, il se contente de nous bigler d’un seul lampion avec l’air de se demander pourquoi on fait des bouilles comme sur les réclames pour le laxatif Fafagogue. Il se soulève, s’étire une aile, se gratte la crête d’une patte et lance un cocorico qui ridiculiserait l’indicatif des Actualités Pathé.

— Un poulet ! souffle Laurentine.

Son gros cousin réagit.

— Tu crois pas qu’il avait des ennuis avec sa carburation, l’oncle Prosper ? Vivre avec un coq et lui laisser sa fortune, je te jure, faut se pincer le pancréas pour s’assurer qu’on rêve pas !

En tout cas, soupire Alexandre-Benoît, il doit être aussi gâtouillard que son maître, ce poulaga, pour se croire aux aurores !

Effectivement, Mongénéral continue de chanter le jour retrouvé.

— Emmène-le chez Lissac, conseillé-je, il doit avoir une altération de ses facultés visuelles !

Revenus de notre surprise, nous explorons la maison. Pauvre bicoque en vérité et qui tombe en digue-digue ! C’est des vrais intrépides, les bouseux, mes fils ! Des durs à cuire ! Et des durs à geler ! Leurs conditions de vie, c’est toujours l’âge des cavernes. Notez que ça commence à basculer ! A leur tour ils découvrent la bagnole, la téloche et le réfrigérateur, ces plaies de la société moderne. Ils se laissent envahir, contaminer. Ils se mettent à mollir ! Ils deviendront frileux, bientôt ! Douillets, je prédis ! La Sécurité sociale va précipiter leur chute dans le coton hydrophile ! Maintenant que le toubib et les remèdes leur coûtent rien, ils commencent d’en user, et demain ils en abuseront autant que les déliquescents, que les malfoutus, que les emmitouflés des villes ! Leurs beaux estom’s se boufferont aux mites ! Leurs foies s’affoleront. Ils connaîtront la bile, je vous jure ! Et les méchantes affres de la vésicule sournoise ! Ils apprendront ce que c’est que le cholestérol, c’est écrit ! La vilaine cohorte des maladies dont ils ne souffraient pas, faute de les connaître, les atteindra. C’est imminent ! Ils les apprennent sur le petit écran : les troubles de ceci, les allergies à cela ! Toutes les vacheries identifiées ou en devenir : les maux de rate, les virus, les fièvres éruptives, les taux d’urée, les vitesses de sédimentation, les tests, les cutis, les analyses ! Ils commencent à se faire explorer le pipi, à se faire biopser les rognons, à se laisser vadrouiller dans le gros côlon. On leur entre dans le rectum comme chez soi ! On leur inspecte la matrice à l’œil nu ! On leur bivouaque dans les ventricules ! On fait du camping dans leurs poumons, des visites organisées dans leurs testicules ! Bientôt, ma parole, ils auront des migraines, nos fiers pégreleux de jadis, eux qui arpentaient les hivers avec une veste de velours et un cache-nez de laine, les mains violettes de froid ; s’ouvrant les furoncles avec leur Opinel, se guérissant les plaies avec de la fiente, la colique avec des tisanes et les maladies pulmonaires avec de la gnôle. Ah, nos bons paysans, si courageux ! Matériel de guerre idéal dont la viande fut tellement utilisée ! Eux qui crevaient de vieillesse, juste pour dire, ou à la rigueur du tétanos à cause de ces bongus de bourrins qu’il faut bien fumasser ! Odorants péquenots, dont la crasse sentait la vie et non pas la mort comme la crasse des urbains ! Eux qui étaient un étonnant croisement issu de la terre et de l’animal. Arbres vivants aux sabots encore pleins de racines ! Salut, les terreux en peau d’éléphant ! Salut, les analphabètes pleins de bon sens ! Salut, les bouffepatates si robustes ! Salut, les semeurs de froment aux mains fissurées comme des troncs de chênes-lièges ! Salut, et déjà bonsoir, à vous qui fûtes si authentiquement vivants, si authentiquement français quand vous étiez chleus ! Vous voilà en route pour la décadence ! Pour la faillite de vos organes ! Vous allez devenir craintifs, vous qui braviez la nature ! Permettez ce coup de bada de votre San-A. Lui aussi arrive de la brousse, avec une génération de retard. Continuez votre course au progrès ! Vive les trayeuses électriques, les monte-foin automatiques, les inséminateurs artificiels ! Et mes condoléances à vos vaches qui s’envoient en l’air avec des seringues déjà pasteurisées !

— S’il nous laisserait que cette cage à rhumes, y aurait pas de quoi se faire coter nos actions en bourse, ronchonne le Béru.

Au premier, la plupart des carreaux des fenêtres ont été remplacés par des cartons. Les meubles sont rares et bancaux (je ne fais une exception que pour chacal) ; les murs pleurent d’humidité. Les lits ont des paillasses en feuilles de maïs séchées. On a entreposé des graines et des pommes de terre à germer dans les chambres. Pour se zoner, faut prendre à gué, sur des rondins de bois.

Il avait vu juste, Béru : la literie a été chancetiquée. La gonzesse en hermine a fouillé partout… A-t-elle trouvé ce qu’elle cherchait ?

— On va porter plainte ! glapit Laurentine. Puisque vous êtes policiers, tiens donc ! Occupez-vous-en !

Je lui explique tant mal que bien que ça ne relève pas de mes attributions.

— Alors allons à la gendarmerie de Mézy-Aubénieur ! grince miss Guette-au-trou.

On lui a fait sauter le pif, mais ça ne lui était pas venu à l’idée de porter plainte. C’est seulement en voyant les lits éventrés qu’elle tombe en crise. Elle craint la fugue de la chaussette aux louis d’or, Laurentine ! Son sang, elle veut bien le verser, mais pas la joncaille de l’héritage ! Elle se refera des globules rouges, mais pas des napoléons. On lui a dévasté les entrailles en éventrant les humbles paillasses !

J’ouvre les tiroirs, à la recherche de je ne sais quoi. Mais on les a explorés déjà. Une enveloppe gît à terre. Elle est vide et porte l’adresse de Prosper Bérurier rédigée à la machine. Elle a été postée de Paris, bureau de la rue d’Anjou, deux mois plus tôt. Je l’enfouille. Ça fait glapir la déblairée de plus belle.

— Qu’est-ce vous venez de mettre dans votre poche ! De quel droit ! Qui vous permet ?

Sa suspicion fouette le sang béruréen.

— Dis donc, Laurentine, il rabroue. D’accord, tu n’as plus de pif, mais y te reste encore deux oreilles, avise-toi seulement d’outrager San-A. et tu vas voir tes manettes, où est-ce qu’elles vont aller dinguer !

Il se fourrage l’intime et me demande :

— Qu’est-ce qu’on branle à propos de ce vol ?

— Personne ne prouve qu’on a volé quelque chose, objecté-je.

Néanmoins je gamberge un chouïa, puis je décide.

— Il serait intéressant de questionner la bonne femme qui faisait le ménage.

— Tu crois ?

— Et puis le toubib également.

— Pourquoi le toubib ? s’étonne l’Enflure.

Mon silence le trouble. Il me sourcille à haute tension. On entend Mongénéral qui cocoricote La Marseillaise des poulets, en bas, dans la cuistance. Un vrai petit clairon, le coq à Prosper. Ça lui fait de l’effet, d’être tricolore, à ce gallinacé.

— T’as des idées sur la mort de mon tonton ? appréhende le Proéminent.

— Des idées, comme ça, tu me connais, Béru, j’ai le chou qui bouillonne vite ! Où peut-on roupiller dans ton bled ?

— Ben, ici, non ? suggère le Gros.

— T’es louf, il fait moins deux dans votre masure !

Alors, la voix grinçante de la môme Laurentine :

— Venez chez moi.

On la regarde. La tempête sous un crâne ! Elle a dû vachement hésiter avant de balancer cette propose. Mais elle a peur de nous abandonner à nous-mêmes. Elle redoute d’obscures arnaques, la vieille toupie ! Elle se dit que tout poulagas que nous soyons, on n’est peut-être pas tellement franco du collier, alors elle veut nous garder en surveillance ! Elle vigile à tout crin, y a des intérêts supérieurs qui sont en jeu, mes fils !

Bérurier ne paraît pas autrement séduit par la proposition. Il hoche sa noble tête d’intellectuel déguisé en connard et finit par laisser tomber :

— Vu la brouille de nos deux familles, Laurentine, je crois pas pouvoir accepter ton invitation.

Ici, se place une véhémente intervention sanantoniesque.

— Oh, dis, bébé-lune ! explosé-je, le sol est gelé, c’est pas le moment de déterrer la hache de guerre !

Elle a une petite cahute confortable, miss Laurentine. Avec toutes les commodités : vécés avec chasse, l’eau chaude et l’église de l’autre côté de la rue ! Ça sent le propre et l’encaustique, chez elle. Un poêle de faïence répand une chaleur douillette et des relents de cacao flottent dans toute la maison.

Elle possède une chambre « à donner : celle de sa vieille môman, clamsée l’année précédente. La brave dame règne encore sur le logis, depuis un grand cadre d’ébène. Elle a la bouche en guidon de course, un regard de guenon vicieuse et sur la tête un fichu de dentelle noire. En entrant dans la piaule, le premier soin du Gros est de tourner la photo face au mur.

— Je pourrais jamais en écraser si je sentirais le regard de cette vieille vache posé sur moi pendant mon sommeil, m’avertit-il. Y avait pas plus sournoise que l’Hortense. Un brouille-ménage, cette vioque ! Sa spécialité c’était la lettre homonyme ! Sitôt qu’un zig dans le bled grimpait la femme d’un autre, elle était affranchie du coup, madame Zyeute-au-trou ! Son burlingue de renseignements fonctionnait mieux que nos services de contre-espionnage, espère un peu…

Tout en causant, il se défringue. Son bide constellé de cicatrices apparaît, rond, dodu, poilu, copieux. Il le gratte à pleins ongles pour faire tomber les miettes de pain qui s’y sont réfugiées, et poursuit en ôtant son bénard :

— Dès qu’elle était au parfum d’une partie d’orifice, elle adressait le rapport circonstancié aux cocus, recta ! C’était la terreur du village. Les hommes osaient plus se farcir de nanas en dehors du plumard conjugal, rien qu’à l’idée d’Hortense. Un vrai bromure, cette carne ! Tout le pays subissait sa loi ! Pendant dix piges, la natalité a dégringolé en chute libre. Les julots se mettaient à la boisson. Y en a bien qu’ont essayé de réagir ; tiens, l’instituteur que t’as vu ce soir. Il brossait la couturière. Quant sa mémée a reçu sa bafouille rapporteuse, il est allé à la gendarmerie porter plainte. Les pandores ont fait une enquête. Ils le savaient partinemment que le message signé anonyme venait d’Hortense. Mais, pour le prouver, c’était tintin ! La mère à Laurentine avait une main gauche fantastique pour camoufler son écriture. Elle continuait à caracoler dans la délation, Hortense. Ça la grisait d’apprendre aux autres qu’ils étaient cornards. Et puis, un jour, j’ai mis le holà à ses activités ! affirme le Terrible.

— Toi ! soupiré-je en me flanquant dans le plumard à suspension pneumatique.

Un sommeil terrible ! La réalité se déguise en fumée blanche : j’ai le conclave positif !

— Oui, clame le Virulent, moi-même personnellement, San-A. Le jour que je m’ai payé la bouchère et qu’Hortense a adressé son message habituel au mari, tu sais ce que j’ai fait ?

Il pouffe en s’abattant près de moi dans le lit, heureusement très vaste. Les ressorts poussent un cri de surprise. Le Gros se trouve une position commode et poursuit :

— Avec de la barbe de maïs, je m’ai fait une paire de bacchantes, puis je m’ai barbouillé la frime au bouchon brûlé. Ensuite je suis t’allé guetter Hortense par le chemin des Récamier. Chaque soir, elle allait chercher son lait chez un fermier. Il faisait noye. Quand elle est radinée, je lui ai sauté sur le poil. J’avais repéré le trou à purin d’une métairie, à deux pas. J’ai traîné la vioque jusque-là.

Je fais partie du Cucul-Clan, Hortense, j’y ai mugi en travestissant ma voix. Section des lettres homonymes ! La prochaine que t’écriras, tu seras arrosée d’essence et on foutra le feu à ta saloperie de carcasse ! En attendant, voilà un avertissement.

Et zoum ! Dans le bouillon !

Béru, qui s’endort, ajoute d’un ton pâteux :

— Jamais plus elle a récrit une bafouille, cette seringue !

Nous allons roupiller pour de bon, mais la porte s’ouvre. Laurentine est là, verdâtre, enflammée, terrible, dans une longue chemise de nuit en toile de lin.

— Misérable ! hennit-elle, misérable, ainsi c’était toi !

— Tiens ! soupire Béru, Mam’zelle Peau-d’hareng écoute aux lourdes ! Y changeront jamais dans cette bon dieu de famille !

Mongénéral remet ça. Cette fois, y a pas gourance de sa part : il fait bel et bien jour.

On a installé le précieux volatile dans la cuisine de Laurentine. Aussi, il est à la fête, ce coq quatorze-juilletard.

La bouille sinistrée, le naze rouge et vert, la vieille fille achève de préparer le café. Elle ne répond pas au salut du Gros. La haine qui divise les Bérurier et les Berlinguet vient de prendre un nouvel essor.

— Alors, Beau Cierge, on fait sa tête de lard ? observe mon ami. T’as de la rancœur pour ce que je causais à propos de la blague que je fis à ta daronne ?

— Une blague ! Jeter maman dans une fosse à purin, il appelle ça une blague, me témoin-prend-elle.

— Baste ! ricane Son Ampleur, c’est le seul bain qu’elle a jamais pris de sa vie ! Tu trouves plus honorable d’envoyer des bafouilles de dénonciation à tout le village, comme un homme-sandwich virgule ses prospectus ?

Elle pince les lèvres. Mongénéral nous tonitrue un truc dans sa langue.

— Oh, dis, le chaperon rouge, moule-nous avec ta conférence de presse ! l’interpelle Béru. Tu devrais lui cloquer son taf de maïs, au riche héritier ! Un poulet qu’est à la tête de cent briques, ça se choye, ma vieille !

Il se penche sur la caisse.

— Je me demande son âge, à ce bestiau ! T’as vu ces fourchettes à escargots qu’il a aux pattes ? Ça vit combien, un poulardin, dix, douze ans, pas plus ?

— J’en ai vu de quinze ans, ne peut s’empêcher de lamenter Laurentine qui fait siennes pour un instant les préoccupations de son abominable cousin.

— Suppose qu’il ait que trois piges, ça nous promet des grosses impatiences, calcule Alexandre-Benoît. D’ici que ça soye encore lui qu’hérite de nous, y a pas loin !

On se cogne un caoua bien réconfortant et nous affrontons à nouveau les froidures de Saint-Locdu.

La Mélie, c’est une grande gaillarde voûtée par les gros turbins. Des bras de singe, des épaules de portefaix, et dans toute sa personne, quelque chose de malheureux et de résigné. D’ailleurs, les gens malheureux sont inévitablement résignés. Elle a de grands cheveux roux-gris, filasse, qui n’ont pas été lavés depuis la fois où elle avait oublié son parapluie. Son sourire ressemble à un tiroir mal fermé et elle a les yeux gentils d’une bête de somme. En voyant entrer ce trio dans sa bicoque plus démantelée que celle de Prosper, elle semble intimidée, mais pas surprise.

Laurentine lui vote un hochement de tête et Béru déballe son pedigree, manière de remettre dans la mémoire de la bonne femme le résumé de ses chapitres précédents.

— Je voudrais vous causer de notre pauvre onc’, termine-t-il, en retrouvant d’instinct l’accent de son terroir.

Elle se croit obligée de chialer un petit coup, la Mélie, par politesse. Prosper, il devait la payer au tarif des indigents et, en plus, se faire mettre à jour le compresseur quand un retinton lui venait ! Mais il faisait partie des habitudes de la pauvre femme, et une habitude foutue, chez ces gens-là, ça les déséquilibre. Faut qu’ils se cramponnent aux coins de table pour pas chuter.

— Y a longtemps qu’il avait ce poulet, dites, Mélie ? demande Laurentine, toute préoccupée du sujet.

— Cinq ou six ans, révèle la femme de ménage. Il l’aimait bien, son coq.

— Ça, on le sait ! grogne Béru.

Il se tourne vers sa cousine.

— On va être bonnards pour poireauter une dizaine d’années, tu vas voir le coup.

Je les laisse supputer la longévité du gallinacé et j’entreprends la Mélie.

— Il était malade, ces derniers temps, l’oncle Prosper ?

— A chaux et à sable ! récite-t-elle pour avoir lu la formule dans un vieux numéro du Pèlerin.

— C’est vous qui l’avez trouvé mort ?

Elle met sa main immense et rouge devant ses yeux pour chasser la vision, mais en conservant cependant les doigts écartés pour continuer à me voir.

— Parlez-moi z’en pas, mon pauvre monsieur ! C’était l’autre matin. Juste quand t’est-ce que j’arrive. Au pied de son escalier…

Elle revoit — et raconte tant bien que mal — le corps de Prosper en bannière, le dargeot à l’air, tout blanc, tout maigrichon et ses poils aux guiboles, ses varices, ses bras z’en croix, son bonnet de nuit plein de sang, son bougeoir de cuivre écrasé, la bougie… Tout !

Il était clamsé depuis plusieurs heures déjà. Le raisin avait gelé. Quand on l’a soulevé du plancher, ça a fait un bruit terrible, comme lorsqu’on décolle du sparadrap. Une poignée de ses cheveux blancs est restée plantée dans le sol, pareille à quelque louche chiendent sorti du parquet.

Sombre détail : près du cadavre, Mongénéral cocoriquait à outrance. Il saluait le jour neuf, indifférent à la mort de l’homme qui lui léguait sa fortune ! Un chant de nouveau riche !

J’interromps la Mélie. Elle propose du café. En cambrousse, c’est dans les usages, quelle que soit l’heure, le caoua. Heureusement qu’ils ont la nervouze en veilleuse, sinon, avec tout ce qu’ils éclusent comme jus, ils auraient tous la danse de Saint-Guy, les terreux ! Faut accepter sous peine de les vexer. On dit banco. La Mélie met l’eau[5].

Pendant que sa casserole, au derrière noirâtre, se fait chauffer le baigneur, je continue d’enquêter.

— Il recevait beaucoup de visites, l’oncle Prosper, madame Mélie ?

Elle s’exorbite de bas en haut et de gauche à droite.

— Lui ! Personne ! Il vivait en hermine !

La confusion me fait évoquer la fille blonde de la nuit.

— Jamais personne n’est venu le voir ? Réfléchissez bien.

Elle gamberge vilain. Ça la plisse, la crispe, la contracte, la fissure, la tire-bouchonne, la gondole, la déforme, la transforme, la décompose. Elle ferme un œil, se mord le dedans des joues, se fait des nœuds aux doigts, se met les pieds en bottes de radis et les jambes en bottes de sept lieues. Elle larmoie, elle souffrette, elle craquelle, elle geint, elle grince, elle titube, elle pousse, elle se pâme, elle spasme, elle se pince, elle spécule, elle spéculum (e), elle dominus vobiscum (e), elle se force, elle se démantèle, elle s’ouvre, elle s’extrait, elle s’extrapole, elle s’apostolique, elle pond, elle répond :

— Oui, en effet…

Je bondis.

— Qui, quand ?

— Le mois dernier, m’sieur le curé a passé pour le dernier des cultes !

— Et c’est tout ? westinghousé-je.

— C’est tout !

— Vous n’avez jamais vu une jeune femme blonde rôder autour de sa maison ?

— Jamais !

— Vous n’avez jamais aperçu d’auto stationnée près de chez lui ?

— A part celle du boulanger, jamais !

— Le jour de sa mort, la maison était en ordre ?

La Mélie médite.

— Ben, à part son lit…

— Qu’avait-il, son lit ?

— Le matelas était déchiré… Et y avait plein de feuilles de maïs autour… Le médecin a dit qu’il avait dû prendre une crise de cœur et se débattre. Et puis…

Le docteur (vous me croirez si vous voulez, et si vous ne voulez pas, allez vite vous asseoir sur un paratonnerre) se nomme Purgon.

Faut le voir gravé sur une plaque de cuivre pour y croire.

C’est un vieux pochard pas rasé, bouffi, aux cils farineux, au regard gélatineux, au nez constellé de gros points noirs. Il est vêtu d’un pull marron, déchiré, et il porte un béret basque surmonté d’une petite queue poireuse.

Je lui dis qui je suis et pourquoi je viens. Il m’écoute, abattu dans son fauteuil comme un albatros sur le pont d’un cargo. J’ai idée que, malgré l’heure matinale, il est déjà naze. Ses lèvres violettes ressemblent à des hémorroïdes mal soignées. De grosses valoches à soufflets lui gonflent les pommettes.

Lorsque je me tais, il promène à plusieurs reprises sa langue dénaturée sur ses commissures pour s’huiler les articulations.

— Parce qu’en somme, vous croyez que sa mort est suspecte ? résume-t-il.

Sa voix a les inflexions caressantes d’une chasse d’eau.

— En somme, oui ! admets-je.

— Pourquoi ?

— Disons que j’ai mes raisons. Vous êtes certain qu’il est mort d’un arrêt du cœur ?

— On meurt toujours par arrêt du cœur, ironise-t-il.

Mais il voit à ma frite pas contente que je n’apprécie guère les boutades de ce style et il reprend :

— Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise : il faisait moins dix… Il était violacé, raide… Le bougeoir… En chemise… Au pied de l’escalier… J’ai pensé qu’il s’était levé pour pisser… Une marche ratée… Estourbi… La congestion était inévitable !

J’aime assez son style, au toubib. Il est plus télégraphique qu’oral, mais il ne manque pas d’une certaine concision.

— La femme de ménage vient de m’apprendre que sa paillasse avait été défoncée.

— Crevée… Mais la toile était pourrie… Il a suffi qu’il tombe du lit… Se raccroche ! Normal… Pourrie : une toile d’araignée.

— Autre chose, la Mélie m’a dit que Prosper Bérurier fermait toujours sa porte à clé… Or, ce matin-là, quand elle est arrivée, la porte n’était fermée qu’au loquet…

Le docteur Purgon hausse les épaules. Je l’ennuie. Le cas Prosper l’ennuie ! La vie l’ennuie. Il habite en dedans de lui, au rez-de-chaussée. Il ne lui reste plus que le vin rouge. Il a hâte que je me débine. Il louche vers la cheminée sur laquelle une bouteille de bordeaux à moitié pleine[6] lui fait de l’œil. Ils ont l’air de vachement bien s’entendre, la boutanche et lui. C’est la grosse connivence, l’indéfectible amitié.

— Il venait peut-être de pisser… Sur le pas de sa porte… Le froid… Il a voulu retourner au chaud… Il sera tombé en montant et non en descendant. Je suppose… Tout ça gratuit ! On l’a peut-être tué, en effet ! C’est pas mon boulot ! Si vous avez des doutes, demandez une autopsie !

Je me lève.

— L’idée est bonne, docteur ! A votre santé !

— J’oserais vous demander un service ? roucoule Laurentine en me virgulant un œil de plâtre sur fond jaunasse.

— Faites, mademoiselle.

— Vous pouvez m’emmener avec vous à Paris ?

Béru part d’un gros rire ventral.

— Tiens, v’là miss Bénissez-moi qui se dessale ! Fais gaffe, Laurentine ! C’est plein de petits pernicieux à Paname, d’ici que tu retrouves ta vertu dans la boîte aux souvenirs, y a pas loin !

Elle est fulmigène, Mlle Berlinguet, et se plante devant son horrible cousin.

— Je vais à Paris, uniquement pour visiter l’immeuble légué par l’oncle. Nous en avons l’usufruit, tu parais l’oublier.

— Je l’oublie pas, assure le Gros.

— Et tu comptais sans doute t’occuper tout seul de cet immeuble, Alexandre-Benoît ?

— Puisque j’étais sur place ! Mais si t’as envie de venir faire tes galipettes dans la capitale, gêne-toi pas, il faut bien que vieillesse se passe !

Peut-être que si elle se doutait de ce qui va arriver, elle renoncerait à Paris by night, Laurentine…

Du moins, je le pense…

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