TROISIÈME PARTIE LES COUSINES GERMAINES

1 LE FAIT DU PRINCE

Chez Hertz on nous demande de patienter un peu pendant qu’ils effectueront une petite enquête intérieure à propos de la voiture. Faut qu’ils tubent à leurs différents services, mais ça ne sera pas long, car l’organisation de cette firme est remarquable.

On poireaute dans un petit salon aux meubles en tubes d’acier. Sur un guéridon s’empilent les classiques revues de tous les salons d’attente. J’ai prévenu les Services pour qu’ils traquent l’auto en question. Un véritable filet (un journaliste compétent n’hésiterait pas à le qualifier de toile d’araignée) est tendu dans l’agglomération parisienne.

J’ai idée que dans moins de pas longtemps, la charrette de l’empoisonneur sera retapissée et qu’on trouvera enfin quelqu’un à qui causer.

Un long gargouillement retentit. Ça ressemble à une canalisation engorgée par les eaux de pluie. Béru s’excuse d’un sourire.

— J’ai la dent, explique-t-il. C’est pas un malheureux sandwich-rillettes qui peut me colmater la brèche…

— Il nous faudrait des pilules, dis-je, pour les jours où l’on n’a pas de temps à consacrer à la bouffe.

Il fait la grimace.

— Je préfère la piler, Mec. La tortore, c’est une chose sacrée. Si Dieu nous a fourni des mandibules et un estomac c’est pas pour qu’on se nourrisse avec des cachets ou des suppositoires.

Ayant dit, il cueille un numéro de Jours de France en haillons et s’humecte l’index pour en tourner les pages. Il s’arrête sur une publicité consacrée à la vaillante maison Olida. En couleurs comestibles, on y voit un déferlement de pâtés croustillants, de jambon-rose-vie, de saucissons pur porc, de choucroutes himalayesques et de cassoulets torrentiels. La bave lui coule des lèvres. Elle stalactite sur son revers. Il se trémousse en geignant à cause de sa brûlure.

— Une potée, soupire-t-il, comme en état second. Une potée auvergnate, avec des choux, des jambonneaux, des patates ! C’était le triomphe à Berthe. C’est dans la simplicité des mets que tu reconnais les grands cuistots, San-A. N’importe quel tordu peut t’exécuter un homard Thermidor ou un poulet au curry. S’agit d’avoir un bouquin et de suivre les indications. Mais les plats comme la potée, le pot-au-feu ou le petit salé aux lentilles, pour les réussir façon sublime, faut avoir le don inné. En somme, poursuit-il, en cuisine c’est comme en amour. Le vibromasseur, le doigt de caoutchouc, ça impressionne, mais toute une chacune peut te l’appliquer alors qu’une solide partie de jambons c’est l’apanade de la gonzesse douée. Là, pas de tricherie, faut casquer comptant.

Ayant dit, il reprend sa lecture. Mais Béru n’est pas l’homme capable de se concentrer sur des caractères d’imprimerie. De tous les grands inventeurs, Gutenberg est certainement celui qui eut le moins d’influence sur le Gros. Il interrompt son feuilletage pour demander :

— Y a combien de pétasses à Paris ?

— Huit mille, renseigné-je.

Il siffle, presque admirativement. Puis, réfléchissant :

— Dans le fond, c’est pas lerche. Si tu songes qu’avec sa banlieue, il jauge dans les huit millions de pégreleux, tu t’aperçois que ça fait une prostipute par millier d’habitants…

— Déduis les femmes, les enfants, les pédérastes et les impuissants de ce millier, recommandé-je, et tu t’apercevras qu’il reste environ deux cent cinquante hommes susceptibles de devenir clients. Sur les deux cent cinquante en question, ôte encore les maris fidèles, les étudiants impécunieux, les démocrates chrétiens, les grands invalides de guerre et tu tombes à la centaine. Donc, en résumé : une pute pour cent bonshommes. C’est tout de même pas mal !

Il secoue la tête.

— Une radasse éponge combien de têtes de bétail dans sa journée ? Dix en moyenne, l’un dans l’autre ? Ça te fait quatre-vingt-dix pour cent de gentlemants qui sont obligés de se tutoyer eux-mêmes…

Il a raison. Comme quoi, mes amis, les chiffres parlent le langage qu’on veut bien leur faire tenir.

Sa Majesté méditative renchérit, soucieuse de prendre son contre-pied :

— Et encore, sur les huit mille, toutes ne fonctionnent pas en même temps, fatalement. Et sur celles qui ont leurs jours ouvrables, il y a les malades…

— Et elles sont de plus en plus nombreuses ! assuré-je.

Il dubitative :

— Moins depuis la pénicilline, Gars !

— Mais plus depuis qu’en 1960, on a abrogé en France toutes les dispositions légales imposant aux prostiputes une surveillance médicale.

Nous en sommes là de nos considérations et statistiques lorsqu’une ravissante demoiselle blonde me demande. Je passe dans le burlingue voisin tandis que le Gros reprend la lecture de sa prose olidesque.

Ça n’a pas traîné. La demoiselle m’annonce que l’auto a été louée voilà quatre jours à l’agence de Cannes par un certain Frank Heinstein, sujet allemand, pour une durée de huit jours. Le véhicule doit être rendu à l’agence de Hambourg. Si je n’étais pas malheureux à gémir depuis l’enlèvement d’Odile, j’embrasserais cette merveilleuse secrétaire hertzienne. Je lui demande la permission d’user de son appareil (téléphonique). Elle me l’accorde, ce qui me permet de mettre toutes les fliqueries de France, de Navarre et d’outre-Rhin au dargif du dénommé Frank Heinstein.

Tonnerre de Zeus ! comme disent les catholiques romains qui préfèrent profaner le nom d’un dieu autre que le leur, avec toutes ces lignes de fond, on va bien finir par choper un poissecaille, non ?

La secrétaire m’admire très ouvertement. On vit le règne du poulardin et, plus encore, de la barbouze, les gars, vous le dissimulez pas. Le voyou nageoteur en eau policière, c’est l’ensorceleur de ces demoiselles. Le superman actuel, faut reconnaître, c’est Figon. Jadis, pour les jeunes gens bien nés, c’était l’armée ou le clergé. Ensuite, la diplomatie on la médecine. Désormais, le jeune homme de bonne family, il se lance dans la voyoucratie. Il a alors droit aux grandes interviews, aux actrices, aux relations mondaines. Il est illico drivé par un demi-flic, lequel est ami d’un vrai flic, lequel est couvert par un superflic. Il fréquente des boîtes à barbouzes, pleines de gens huppés. On l’invite partout. De temps en temps, il dit qu’il part en mission à Honolulu et il s’enferme huit jours dans une chambre d’hôtel merdeux avec la collection des James Bond pour se documenter bien à bloc. Il se bronze aux rayons infrarouges, il s’achète un bitos en paille noire et il refait surface, bardé de holsters (la flanelle des temps modernes, bientôt la maison Rasurel va se mettre à en fabriquer) épateurs, avec une fausse ecchymose dessinée à la pointe Bic sur la pommette, pour témoigner de bagarres imaginaires. On décadence vilain, mes fils ! Les nanas ne se font reluire bien totalement que si leur agent double de sommier les calce en leur tenant le canon d’un Beretta sur la tempe. L’idéal de l’honnête femme, c’est de passer pour une putain.

— Vous faites un métier passionnant, elle me roucoule, la blonde enfant énamourée.

— Extraordinaire, conviens-je, on a même droit à la Sécurité sociale et à la retraite anticipée.

Ça la douche, la bouche, la couche, la louche, la mouche, la souche, la touche !

— Vous autres, les policiers…, commence-t-elle avec ferveur.

Comme c’est agaçant, d’être intégré à une généralité. Les gens ne savent que dire : « Vous, les hommes ; vous les femmes ; nous autres Français…Comme c’est facile ! Comme c’est bête ! Un peu comme si on disait : « Vous qui avez un cœur, un foie et une rate.Ou bien : « Vous qui mangez avec vos dents », « Vous qui prenez votre température avec un thermomètre…Je crois que c’est pour ça, par réaction contre ce penchant à l’anonymat que notre général (président-directeur) se personnalise en parlant des autres à la première personne. Style : « Moi, les Français !Général, il se veut farouchement particulier et il a raison. Quelqu’un, que cet homme-là !

Je vais récupérer Béru.

— Ça biche, pêcheur ? me demande-t-il.

— Encore plus que ça, mon chéri.

Mais au lieu de me questionner, il murmure :

— Ecoute voir, c’est bête, mais j’étais en train de regarder un truc troublant sur cet abdomadaire.

Il tient l’imprimé serré contre sa poitrine dans laquelle bat un cœur toujours prêt à vous tendre la main.

— Montre !

— Non, attends que je t’esplique… La pauv’ Rita, tu as entendu ce qu’elle a répondu quand j’ai essayé d’y causer du Prince ?

Il ne me laisse pas le temps d’enfiler mes pensées sur le fil de nylon de ma réflexion.

— Elle a répondu que tout le monde savait l’adresse du Prince, complète le Mastodonte.

— Et alors ?

— C’est sûrement idiot, mais mate !

Lors, il me brandit son « abdomadaire » ouvert à une page en couleurs.

Plusieurs photographies l’illustrent, dont celle d’un homme illustre. Titre : « Chassé par la révolution qui sévit au Jtempal, le prince Kelbel Birouth se réfugie à Paris.L’homme qui avait le pétrole sur l’évier et des diamants en guise d’enjoliveurs de voiture a dû quitter précipitamment son palais des Mille et Une Nuits en enjambant les têtes tranchées de ses gardes. C’est en France qu’il a cherché asile. Pratiquement ruiné, il est descendu au Seigneurial Palace avec sa favorite, sa tête de camp et son aide de nœud[32]. On voit une photo de Boyokulié, la capitale du Jtempal, en pleine révolution, avec le général Kassamoumouth s’emparant du Palais[33] tandis qu’une autre image nous montre l’arrivée du Prince Kelbel 69 deux fois, et la suite. Rappelons, pour nous replacer dans le contexte historique, que Kelbel est le 69e du nom et qu’il avait un frère jumeau. A la naissance des princes, les parents tirèrent au sort pour savoir lequel régnerait et lequel serait jeté dans la fosse aux tigres. Le sort fut favorable à Kelbel. Lorsque celui-ci monta sur le trône à l’aide de l’escabeau familial, il décida, afin de perpétuer la mémoire de son malheureux frère, de doubler son numéro pour rappeler qu’il y avait eu deux lignées groupées dans la dynastie des Birouth. Mais des trois photographies, c’est le portrait du prince déçu (un Auvergnat dirait déchu) qui tient la plus grande place. Le magazine date de deux mois ; à l’époque, toute la presse a tartiné sur l’événement et publié des photos de Kelbel 69 deux fois. Aussi le visage de l’ex-maître du Jtempal m’est-il familier. C’est un type d’une trente-quatraine d’années, avec une peau basanée et un gros nez. Exactement le portrait que dame Merluche me fit du prince. Elle précisa même, si mes souvenirs sont exacts (et si je me reporte aux pages précédentes), qu’il devait être arménien, ce qui était une manière comme pas d’autres de traduire l’orientalisme du personnage.

J’arrache la page de Jours de France consacrée à ce monarque et la plie soigneusement par trois fois, ce qui est à mon sens, le seul moyen de la plier en 8, avant de l’enfouir dans ma poche. La secrétaire blonde qui m’a escorté, se méprend sur la nature de cet arrachage et murmure en rougissant :

— Les toilettes sont au fond du couloir à gauche !

— Alors ? demande Bérurier, que dis-tu de ma découverte ?

— Depuis celle de Christophe Colomb qui devait tant tracasser les habitants d’Hiroshima, on n’en a pas fait de plus importante, lui assuré-je.

Il se pourlèche.

— Remarque, modestise-t-il, on peut se tromper.

— L’erreur est humaine, récité-je, et, pour lui faciliter la compréhension de cette maxime je la lui traduis en latin : errare humanum est (en vente dans toutes les pages roses du Larousse). Pourtant, reprends-je, il y a quelque chose d’assez frappant dans ta trouvaille, mon gros Poupon. C’est pourquoi nous allons rendre une visite de politesse à dame Merluche, Virginie Merluche.

— C’est qui t’est-ce ? s’inquiète Bérurier.

— La femme de ménage de Couchetapiane.

— Et côté Hertz, du neuf ? s’intéresse le Rondouillard.

— L’auto a été louée à un chleu nommé Frank Heinstein qui doit la rendre à Hambourg. Tout ça se regroupe, se recoupe et faisceaute (du verbe faisceauter, qui signifie former les faisceaux). J’ai déjà mis les archers au courant. Maintenant la chasse à l’homme a commencé.

— Et la chasse à la DS idem ? s’inquiète le Soucieux.

— C’est pas une DS, mais une ID, rectifié-je. Les poulardins s’en occupent aussi, d’ailleurs il est recommandé de chasser les ID noires[34].

Elle est toute joyce de me revoir, Maâme Merluche. Elle sent que la gloire, c’est du peu au jus. Je la trouve en pleine vaisselle. Des gosses cradingues et turbulents, aux frimousses croûteuses se traînent le dargeot sur le linoléum de la cuisine en élaborant de savants encombrements de voitures à l’aide de pinces à linge. Une grosse dame jeune mais sans âge, enceinte au-dessus de la ligne de flottaison, les regarde jouer d’un œil de bois ; elle est assise dans un fauteuil d’osier et essuie la vaisselle avec des gestes mous, ronds, sans se faire de mouron[35]. Elle est heureuse de progéniturer, cette maman. Comme disait l’autre[36] : la mère rit de son arrondissement.

— Ma fille, présente fièrement Mme Merluche.

Je complimente la jument poulinière à propos de ses petites horreurs chétives et scrofuleuses et je sors la feuille de Jours de France en m’arrangeant pour que seule la photo de Kelbel 69 deux fois soit visible et qu’on ne puisse pas lire le titre ni la légende.

— Avez-vous vu ce monsieur quelque part, madame Merluche ?

Elle n’a pas un centième d’ombre d’hésitation.

— Mais c’est le Prince que je vous parlais !

Je me permets un soupir qui propulserait une goélette d’un bord à l’autre du Pacifique.

De son côté, le Gros pousse une éructation qui n’est pas sans évoquer le tiraillement d’estomac d’un lion de l’Atlas.

— Comment se comportaient les autres invités avec lui ? je questionne.

Elle bitougne du compensateur.

— C’est-à-dire ?

— Lui parlaient-ils avec respect ? Comme on parlerait à un véritable prince ?

Elle caresse le chef.

— Dans le fond, oui. Sauf l’Hildegarde et l’autre fille blonde. Mais c’est vrai que Couchetapiane, Rita et Jérôme semblaient dévotionneux.

Elle s’anime.

— Quand je pense à ce dégueulasse d’Alfred, je vois rouge ! glapit-elle.

— Moi aussi, avoué-je en évoquant la boucherie consécutive à l’explosion, je vois tout rouge, madame Merluche.

Elle baisse la voix, mais pour, paradoxalement, rendre plus véhémentes ses paroles.

— Ces gens-là, déclare-t-elle, on devrait les tuer !

— Beaucoup pensent comme vous, certifié-je, cependant que le Mastar se pâme.

Là-dessus, je file une pièce de cinq francs (dont la partie face représente la République en train de nous semer du poivre au soleil couchant) à l’aîné des marmots.

— Tu achèteras des sucettes, lui recommandé-je, car il ne leur manque que d’être poisseux, à lui et à ses frères et sœurs.

Puis, toujours maléfique — le chagrin rend mauvais — je souhaite des quintuplés à la fille de Mme Merluche et, à Mme Merluche, une longue vie pour pouvoir torcher cette tribu de culs-nus jusqu’à la huitième génération.

— Donc, j’ai mis dans le mille, à ce qu’on dirait ? jubile Bérurier lorsque nous sommes out.

— En plein. Seulement ça ne va pas être commode d’enquêter sur ce prince qui doit être gardé et protégé de gauche à droite et de bas en haut. Enfin, rabattons-nous toujours sur le Seigneurial Palace.

— Qu’est-ce que ce monarque pouvait bricoler avec des poufiasses et des barbeaux ? se demande à intelligible voix mon camarade.

— Les grands de ce monde et les bas-fonds ont toujours entretenu de bonnes relations, A.-B. N’oublie pas que le limon fertilise et qu’un arbre, si puissant soit-il…

— Amen ! me coupe irrespectueusement Béru. Tu te crois à la Sorbonne, Mec !

Le Seigneurial Palace, comme chacun le sait puisque personne ne l’ignore, se trouve situé entre l’Etoile et la gare de Lyon, pas loin d’une boucherie chevaline. C’est une luxueuse construction du début du siècle, toute en marbre blanc. Résidence des rois en exil, des diplomates en voyage, des vedettes séjournant à Paris, des escrocs internationaux et des milliardaires (ce sont parfois les mêmes), elle dresse orgueilleusement ses huit étages au-dessus de son somptueux rez-de-chaussée.

Des chasseurs chamarrés la gardent. Leurs uniformes bleu nuit à parements jaunes et leurs casquettes à visière de cuir noir grouillent sous l’immense dais à rayures jaune et bleu qui somme la porte à grosse caisse[37]. A l’intérieur, c’est plein d’Aubussons, de statues d’albâtre, de toiles de maîtres (la plus petite fait un maître sur deux), de meubles de style (on ne sait pas toujours lequel, mais c’est beau). Bérurier, dans cet univers de luxe, fantastiquement éclairé, que dis-je : illuminé ! Bérurier en ce lieu réservé aux titrés, aux riches et aux vedettariés ; Bérurier parmi les vieux beaux décorés, les vieilles belles (débellies), les officiers dont les tenues sont presque aussi bathouses que celles des grooms, Bérurier, terminé-je, fait l’effet d’une grosse crotte de chien dans le salon de la marquise. Avec son bada arrimé jusqu’aux sourcils, son pardingue, dont le bouton du haut est passé dans la boutonnière du bas, ses targettes surmenées, sa barbe non rasée, son visage tuméfié, son derrière carbonisé, il est plus repérable qu’un hélicoptère dans un potager. Les cristaux, les lumières, le moelleux, le faste, le palaçage ambiant l’émeuvent. Il est gauche tout à coup, confusément honteux de soi, comme si les vastes glaces aux cadres dorés lui révélaient enfin sa situation précise dans l’échelle sociale.

Je le moule en plein hall pour me rabattre sur la réception. Un type en jaquette, avec cheveux plats et lunettes d’or, laisse tomber sur moi un regard plus lourd que le grand lustre au salon.

Je lui fais signe de se pencher. Il hésite et obtempère. Alors, honteux moi aussi, gêné, médiocre, dépecé par ces yeux refouleurs, je lui montre timidement ma carte.

Ça lui fait comme si j’étais un aveugle de guerre venu lui demander la permission de vendre des brosses en chiendent aux clients du palace. La police, à ce stade de la richesse, devient une chose incongrue, à peine tolérable, car le Seigneurial est un îlot qui met ses habitants hors de toutes les atteintes, légales ou non.

— J’aimerais parler au directeur ! chuchoté-je, comme, à confesse, un sourd baisse le ton pour s’accuser d’avoir eu des rapports sexuels avec le capitaine des pompiers.

Il en conçoit comme de l’effroi, le redingoté.

— Au directeur ! s’exclame-t-il à voix basse.

Un sourire qui trahit ses années de constipation lui tord la bouche.

— Vous n’y pensez pas !

Moi, San-Antonio, vous me connaissez, hein ? Faut pas jouer à ce petit jeu avec Bibi, sinon le temps se couvre comme un vieux monsieur fragile des bronches à un enterrement.

— Ecoutez, camarade, je tonitrue avec une telle violence qu’il se jette en arrière comme si j’avais une lampe à souder à la place des lèvres, j’y pense tellement que si vous ne m’annoncez pas illico je fais cerner votre masure à désœuvrés par une escouade de flics ! Et ils seront en uniforme, histoire de rivaliser avec vos esclaves.

Mon coup de gueule fait rappliquer Béru. Envolée sa timidité. Il redevient instinctivement le gros chienchien dont il ne faut pas chahuter le maîmaître.

— Y a ramonage de pif ? il demande sèchement en reniflant avec fureur.

— C’est pas loin, réponds-je. Pour peu que Môssieur se prenne encore pendant trente secondes pour quèque chose de considérable, il risque de déguster son encrier de bronze.

— Mais, messieurs, voyons ! Gardez votre calme ! Je n’ai pas voulu faire d’obstruction ! Je…

Il est blanc comme une croisière au Spitzberg, le réceptionnaire. Affolé. Un tel esclandre, jamais il ne s’en est produit ici. Quand on cause dans sa crèche, c’est à mi-ton. Les clients se font antiparasiter les cordes avant de descendre au Seigneurial Palace.

— Alors le directeur, et en vitesse ! lui lâché-je à travers mes dents crispées.

Il va décrocher un combiné téléphonique gainé de satin grenat. Il parle onctueusement, en vieux prélat papelard. Il dit à son interlocuteur respecté qu’il y a là deux messieurs de la police qui insistent pour le voir, ayant, suppose-t-il en louchant dans notre direction (qui vaut mieux que la sienne), des choses importantes à lui dire ou à lui demander. A la fin, il raccroche en suçotant des « parfaitement, monsieur le directeurqui fileraient la godanche à un adjudant de C.R.S.

— Quelques instants ! nous dit-il en grimaçant un projet d’ébauche de sourire.

— C’est-à-dire ? fais-je brutalement, car, une fois que je suis sorti de mes gonds, c’est tout un travail de patience pour me rajuster le caractère.

— Une dizaine de minutes. M. le directeur est en conférence.

— Doit bien y avoir un bar dans votre taule ? demande Béru, sans perdre le nord.

D’un geste frémissant d’appréhension, le redingoté nous désigne un bref perron de trois marches livrant accès à une pièce boisée Louis XV.

A cette heure de l’après-midi, le bar est presque vide. Deux vieilleries sud-américaines boivent du thé, et un maharadjah enturbanné et barbufrisé chambre une jeune personne lourde de pierreries, en lui chatouillant le lobe de ses moustaches passées au petit fer.

— M’sieurs-dames ! lance poliment le Gravos en marchant vers le somptueux comptoir d’acajou surmonté d’un dais de velours bleu fleurdelysé.

Il se croit chez son bougnat, Béru. Y a gros effarement dans la gent barmanière en voyant débouler ce taureau mal fagoté. Le first barman, un supergalonné, blanchi sous le harnois, a le regard indécis du monsieur ivre mort devant une cuvette de ouatère qui se demande s’il va se libérer par le haut ou par le bas. Lui, il hésite entre virer cet olibrius ou se sauver soi-même.

Béru se juche sur un haut tabouret, pose son ignoble bitos sur un gros shaker d’argent et déclare :

— Pour moi, ce sera un grand beaujolais avec un sandwich au saucisson. Et toi, Mec ?

Il a largué ses complexes une fois pour toutes. Cet excédent de bagages l’incommodait trop, décidément. Un Béru, c’est fait pour avoir ses aises, pour affronter la vie en pleine possession de ses facultés, sans contrainte ni modération.

— Scotch ! rectifié-je, manière de tenir un langage plus adéquat.

— Nous n’avons pas de vin rouge au bar, bredouille le chef loufiat.

— Alors appelez pas ça un bar, sermonne mon ami. Et naturliche, vous allez aussi me dire que vous n’avez pas de sandwich, hein ?

— En effet, monsieur, lugubre l’employé. Des olives, si vous voulez…

Bon gré, maugrée, Béru agrée. Il siffle son whisky d’une seule lampée et se met à croquer ses olives. L’olive lui pose toujours un problème à propos de son noyau. Sa Majesté gloutonne n’a pas la patience de recracher celui-ci au fur et à mesure. Il attend d’en avoir une douzaine dans un coin de sa bouche avant de les expulser, violemment, bruyamment, à la façon d’un pistolet-mitrailleur dépourvu de silencieux. Généralement, il choisit toujours une cible avant de tirer ces petites salves innocentes. Déformation professionnelle sans doute ?

En l’occurrence, le turban du maharadjah lui paraît tout indiqué. Il gonfle ses joues, arrondit sa bouche et la pointe savamment, comme un mitrailleur de D.C.A. oriente le noir museau de sa seringue.

« Pouf, pouf, pouf, pouf, pouf, pouf, pouf, pouf. Et « pouf » car il en avait oublié un ! Les points d’impact sont visibles dans le turban éclatant de blancheur. Il ne pige pas ce qui lui arrive, le maharadjah. Il se palpe le couvre-chef. Il regarde autour de lui. Il lève les yeux pour s’assurer que le plaftard commence pas de s’effondrer. Son anxiété amuse Béru. Bon zig, le Gros saute de son perchoir et va à l’Hindou.

— Faites excuse, dit-il. C’est plus fort que moi… Je vas récupérer mes projectiles, que vous risquiez pas de crever un œil à votre souris quand vous vous pencherez sur elle pour lui géographer le décolleté.

Heureusement, le maharadjah ne parle pas français. Il regarde Béru en souriant vaguement. Pour lors, Pépère se met à farfouiller dans les plis du turban pour retrouver les noyaux. Effaré, l’autre a un geste de recul, le turban commence alors à se dévider.

— Chahutez pas, mon vieux, votre ruche va se faire la valise ! glapit Béru en tentant de maintenir le savant édifice.

Le maharadjah se croit attaqué. Il dégaine de son pourpoint un poignard d’or à la lame recourbée comme un ergot de coq. Béru s’estime en état de légitime défense et lui met un petit crocheton très sec et très précis à la pointe du menton. Ça calme l’Hindou instantanément et il se met à dodeliner.

— Sage ! dit ma Pomme d’api en achevant de détortiller le turban.

Les noyaux emprisonnés choient sur le parquet. La fille empierrée pousse des cris qui sont d’autant plus d’orfraie qu’elle les pousse en anglais. Imperturbable et consciencieux, Alexandre-Benoît se met en devoir de rentortiller le turban autour de la tête de sa victime.

Il y parvient mal. Il a beau s’appliquer, le rouleau de soie glisse, se dévide.

— Tu parles d’un turbin, ce turban, grommelle-t-il.

Le chef loufiat veut lui faire lâcher prise, Béru l’éloigne d’une ruade qui l’atteint au siège de sa ci-devant virilité. Ça remue dans la crèche. Je suis obligé d’intervenir, de produire ma carte, d’arroser de pourliches pour endiguer ce début d’émeute. Lorsque le calme est rétabli, Bérurier a fini sa besogne. Le prince hindou ressemble à l’Homme Invisible. C’est tout juste s’il lui reste un œil disponible pour pouvoir mater son désastre de Pavie[38] personnel dans la glace à trumeau. Sa bergère endiamantée se cintre, c’est plus fort qu’elle. Une Américaine, fatalement, elle ne peut garder son sérieux. Les deux vioques qui théièrent ensemble se frappent sur les jambonneaux. Et puis c’est au tour du personnel, quoique stylé, de se gondoler. Une marrade monstrueuse retentit dans le bar du Seigneurial, enfle, démesure, se répand, inonde, attire. On voit radiner des chasseurs, des clients, des liftiers, des portiers, des réceptionnaires, des téléphonistes, des garçons d’étage, des femmes de chambre, des cuisiniers, des maîtres d’hôtel, des maîtres de balais, des maîtres de ballet, des maîtres d’armes, des maîtres de forges, des chefs de rang, des sommeliers, des cavistes, des écaillers, des repasseuses, des cireuses, des chauffeurs, des pâtissiers, des sauciers, des apprentis sauciers. Ça court, ça veut voir, ça se bouscule, ça coude à coude, ça piétine, ça s’exclame, ça s’esclaffe, ça rit, ça fourire… Il est pas payable, le maharadjah ! Faut vous dire que sur le crâne il a la pelade. On voit son dôme ovoïde, rasé, rosé, cloqué, plaqueux, qui dépasse l’enturbannage. Ça ressemble à un œuf coque teinté à l’occasion des fêtes de Pâques. Et lui, par-dessous, bandeletté, momifié, avec, émergeant de ce malfagotage, un œil vaseux et un bout de barbe. C’est irrésistible.

Bérurier est triomphant, radieux, souverain. Il vide le verre du maharadjah, il pince les joues arrière-sud de sa compagne. Il est détendu. Il bat la mesure des rires.

Enfin, le redingoté s’avance, au moment où les rates suractivées n’en peuvent plus et, d’une voix, d’une bouche, d’un air et d’un anus pincés, il nous annonce que M. le directeur (ouvrez le ban !) est enfin disposé à nous recevoir.

Belle et noble figure que celle du dirlo. Il ressemble à un bull-dog blanc. Même faciès aplati et rogue, même expression à la fois hargneuse et assoupie, même distinction agressive. Il est courtaud, trapu, vieux mais actif ; décoré en rond et en rouge, sapé en bleu croisé avec cravetouse gris perle. Il a tout vu, tout entendu, tout compris, tout encaissé. La gentry internationale n’a pas de secrets pour lui. Il connaît à zéro virgule cinq près le compte en banque des rois de la Finance et, à deux adultères près, l’arbre généalogique des couronnés. Il a étouffé des scandales et évité des révolutions. Il a empêché des divorces princiers. Il connaît les slips les plus célèbres. Il sait les mœurs les plus inavouées des stars les plus publiques. Il a racheté des bijoux classés monuments historiques et allumé ses cigares avec des chèques fantastiquement non provisionnés. Il sait comment vivent les plus glorieux, comment aiment les plus respectés et qui ils aiment d’irrespectable. Bref, c’est un de ces hommes placés au centre géographique des grands destins pour lesquels les gens qui ne vivent qu’à l’abri du secret n’ont pas de secrets.

Il nous regarde entrer d’un œil sans joie à travers la fumée de son havane.

Son bureau est Empire, car il est empereur dans son genre. Il nous salue d’un bref hochement de tête et nous désigne deux fauteuils, inconfortables puisque également Empire.

Tout, dans son expression et son attitude, indique que son temps se subdivise en secondes négociables. Plus un homme est important, plus ses instants se vendent au détail. Ce sont les humbles ou les artistes qui vivent en gros, au forfait. Les riches sont payés à l’heure, souvent même à la minute. Et vous estimez que c’est une promotion, vous ?

Ayant déjà pigé que dans ce palace la poulaille n’est pas en odeur de sainteté, je décide de lui roucouler une romance de ma composition.

— M. le directeur, malgré nos cartes de police, nous appartenons en fait aux services de contre-espionnage. De nos jours, tout un chacun se prévalant d’appartenir à des polices dites parallèles, nous avons trouvé plus simple de nous dissimuler sous le couvert de la vraie. On se méfie moins, à notre époque, de deux flics officiels que d’un anonyme quidam couleur de muraille.

Il a légèrement retroussé sa lèvre supérieure, ce qui dénote de sa part une marque certaine d’intérêt. Je continue.

— Des circonstances d’une gravité exceptionnelle nous ont amenés à nous intéresser à l’un de vos clients de marque : le prince Kelbel Birouth.

J’attends l’effet. Il se produit. Môssieur le directeur souffle un nuage de fumée tellement dense qu’on a envie de s’armer d’une torche électrique antibrouillard pour partir à sa recherche. Il reste de marbre, comme son hôtel. Le courageux San-Antonio, celui dont la langue et le nom sont sur toutes les lèvres (de préférence féminines), repart à l’assaut de cette forteresse médaillée.

— A vrai dire, ça n’est pas la personne du prince qui requiert notre vigilance (le mot sonne bien, il met à l’aise tout en conservant son sens officiel à notre visite), mais certaines relations féminines que Son Altesse rarissime s’est imprudemment créées.

Ouf ! Je reprends six litres d’air confiné que je divise en oxygène et en gaz carbonique avant de continuer, toujours très en verve :

— Il est indispensable que vous coopériez avec nous !

Pour la première fois, le bull-dog blanc se met à aboyer :

— N’y comptez pas !

Un frémissement béruréen me fait craindre le pire, en pire, dans le bureau Empire.

Je flatte le genou de mon gros bourrin d’ami pour lui colmater la rogne.

— Cette opposition me surprend, monsieur le directeur, il est à craindre que si elle était connue au ministère de l’Intérieur et à celui des Affaires étranges elle provoquerait certaines réactions…

— Dont je n’ai que faire ! tranche le Big Boss.

Il se lève, jette adroitement quatre centimètres de cendre de cigare dans un cendrier de bronze représentant Napoléon à Water l’eau, guettant à la lunette l’arrivée de Grouchy (mais ce fut plus cher), et déclare :

— Qu’est-ce que le Seigneurial Palace, monsieur le contre-espion ? La résidence des grands de ce monde. Une terre d’asile dorée. Gibraltar et son rocher ! Les remous de la vie se brisent sur les marches de notre perron…

Il va à une table basse supportant un flacon de whisky et un verre, se verse une rasade qu’il déguste à notre santé et continue :

— Nous ne pouvons nous permettre de participer au moindre mouchardage, quand bien même le sort du monde serait en jeu. Ce que font nos clients ne nous regarde pas. N’attendez aucun renseignement de mon personnel, que ce soit par la menace ou par les promesses.

Non, mais je vous jure, mes potes, on croit rêver en entendant un langage pareil en plein Paname et en plein vingtième siècle ! Et le plus fort, c’est qu’on le sent aussi inébranlable que le mari de lady Chatterley, ce tordu ! Notre Cinq paires le Pape, dans sa cité vaticane, est moins à l’abri que lui, moins certain de son infaillibilité.

Il est de plus en plus visible et prévisible que le Gros va commencer de casser le mobilier dans un laps de temps variable entre deux et six secondes.

Je me lève.

— Puisque nous ne parlons pas le même langage, directeur, je vais user des grands moyens. D’ici à pas une heure, je fais cerner votre hôtel de mes deux par des cars de police. Il y aura cinquante flics en uniforme et chaussettes de laine tricotées main dans votre hall de réception, autant dans le grand salon d’apparat et au bar… Ça, mon bon monsieur, vous ne pourrez pas vous y opposer et ça n’ajoutera pas une étoile de plus à votre établissement, croyez-le ! Vos grands de ce monde préféreront se rabattre sur l’hôtel du Coq au Vinou sur celui du Dernier Verre plutôt que de se voir investis par des cohortes de poulets !

J’en postillonne comme une pomme d’arrosoir. Le bull-dog au cigare a les yeux sanguinolents.

— Ah ! vous feriez ça ! jappe-t-il.

— Le temps d’aller téléphoner ; si vous voulez prendre le pari, j’ai gagné d’avance.

Il en biche un malaise et son havane lui pend du bec comme une canalisation arrachée.

— Vous conduiriez les gens au suicide ! déclare-t-il.

— En ce cas, suicidez-vous par inanition, ça vous laissera le temps de réfléchir, impitoyé-je.

— Mais qu’espérez-vous donc de moi ? cède-t-il.

— Je veux savoir comment vit le prince Kelbel et qui il reçoit. J’ajoute que ces renseignements resteront confidentiels.

Ça le turlupaf[39] encore durement.

Il revient à son bureau, se débarrasse de son cigare en le filant dans le bitos de Napo et murmure :

— Son Altesse est orientale, ne l’oubliez pas. Elle a donc une compagnie féminine nombreuse…

A mon tour de ne pas moufter et d’attendre.

— Le prince Kelbel, continue le patron du Seigneurial, a loué la moitié d’un étage, à l’entresol, avec entrée indépendante sur la rue Vincent-Dessudessout[40]. Il a son propre personnel et celui du palace n’intervient que lors des réceptions qu’il lui arrive de donner dans nos salons. Il m’est donc absolument impossible, je dis bien im-pos-si-ble de vous renseigner à propos de ses visiteurs.

C’est net, clair, précis et indélébile.

— Voulez-vous me montrer le plan de l’entresol ? fais-je avec autorité.

Il semble surpris mais va ouvrir un classeur dans lequel il se met à farfouiller. Il revient, tenant un bleu.

— Indiquez-moi là-dessus les appartements du prince, je vous en prie.

Le dirlo, très à contrecœur (et à contresens de l’histoire), prend un crayon et me désigne des rectangles accolés à des carrés.

— Ici, son entrée sur la rue… Un salon, une chambre, un bain, un dressing-room. Une autre chambre avec bain ; une autre encore, un cabinet de travail et une salle à manger.

Moi, San-Antonio, vous savez de quelle initiative je suis capable de faire preuve.

Je demande en montrant la salle à manger.

— Cette pièce est limitrophe d’un autre appartement ?

— Oui.

— Alors, il me faut cet appartement, monsieur le directeur.

Il reste, baba, ébahi, ébaubi (et Bobby que devient-il ?), incrédule, outré, ravagé. Moi, simple mortel sans pedigree ni sang bleu, sans blason, sans richesses, sans grade, sans titre, j’ai la prétention de crécher dans son Eden ! Quelle audace ! Je mériterais d’être fouetté sur la place de la Raie publique ! Mille coups de verges, à moi qui en ai administré beaucoup plus !

— Mais, c’est-à-dire…, balbultie le cher homme.

— Il me le faut ! insisté-je, je suppose que votre hôtel n’est pas bondé et que les clients évitent les bas étages. C’est uniquement l’entrée indépendante qui a séduit le prince dans celui-ci.

Et j’ajoute :

— Je serai d’une discrétion absolue et vous n’entendrez plus parler de moi. C’est précisément pour procéder avec un maximum de délicatesse que je veux cet appartement contigu.

Il soupire, décroche son biniou et demande si le 18 est libre. Il souhaite de toutes ses forces que non, mais la réponse m’est audible et il s’en rend compte. Le 18 peut nous accueillir. Il se compose d’un salon, d’un dressing-room et d’une chambre avec bain. Il ne coûte que cinquante mille francs pas jour ; on aurait tort de s’en priver, hein ?

— Avec votre permission, je vais vous emprunter ce plan, déclaré-je en m’appropriant le rouleau du bleu sans, justement, attendre sa permission.

Je me lève, escorté de cette ombre massive et chère qu’est Béru.

— Tu l’as drôlement violé, le vieux crabe, me dit-il une fois hors du bureau. S’il aurait pas mis les pouces, je crois que j’allais le désosser pour lui apprendre à vivre !

D’après le topo que j’ai en main, c’est le mur nord de notre salon qui est contigu avec le mur sud de la salle à briffer du prince. Luxueux salon à la vérité. Louis XVI d’époque ! Et la chambre Charles X (pour ne pas sortir de la famille)[41].

— On se croirait quasiment pour ainsi dire dans un musée, hein ? apprécie Bérurier. C’est sûrement beau, mais moi je me sens pas à l’aise dans du mobilier commak. Je suis pour le bonhomme en baisse des Galeries Barbois : confort et simplicité, Mec. Telles sont ma devise. Vise ce canapé avec des jambes comme des cannes à pêche ! Tu voudrais butiner une frangine là-dessus que tu te retrouverais à l’orchestre le temps de faire le point fixe sur sa jarretelle.

Je ne l’écoute pas. Je viens d’étaler le plan de notre étage sur le tapis d’Orient, exprès, et je suppute des choses. Le Dodu s’arrête de jacter.

— On dirait que tu viens placer le chauffage central, remarque-t-il. T’as tout de l’entrepreneur en bâtiment qui tire des planches sur la commère.

— On va percer ici ! décidé-je, en désignant un point du mur, à cinquante centimètres du sol.

— Percer ! s’étrangle l’Enflure.

Yes, Monsieur l’Inspecteur. Un mignon petit trou, discret, bien rond, bien parisien, pour voir et entendre. Une salle à manger est un lieu où l’on se réunit à heures fixes, où l’on s’attarde et où l’on cause. Grâce à ce trou, nous surprendrons peut-être certains des secrets du prince.

Il se fourbit avec énergie les broussailles à morpions, deux doigts passés dans le décolleté de son pantalon.

— San-A, attaque-t-il d’un ton où perce un embarras presque aussi considérable que celui du carrefour de l’Opéra à six heures du soir, San-A., je sais que t’es mon supérieur et qu’en général tu phosphores correctement : pourtant, je voudrais te souligner que nos deux gonzesses ont été kidnappées et qu’on ferait mieux de procéder dans la vigueur si on veut les retrouver mortes ou vivantes, plutôt que de jouer les mateurs de pissotières en perçant des trous dans les cloisons.

Il ressort ses doigts fourrageurs des profondeurs en friche où ceux-ci s’égaraient et continue, acide tout à coup :

— On mène cette enquête comme si qu’on serait pas cons cernés, Mec. Et ça me des cons certes. On questionne des gus, des prostiputes, des hôteliers… Au lieu de mobiliser tous les effectifs disponibles pour fouiller Paname !

Je m’approche de lui et, napoléonien en diable, bien que nous soyons dans un cadre Louis XVI, je lui saisis le lobe entre le pouce et l’index.

— Alexandre-Benoît Bérurier, dis-je, je conçois votre amertume, et je partage votre peine. Mais nous sommes policiers, vous et moi, avant d’être hommes. Nous mènerons donc cette enquête telle qu’elle doit l’être, sans céder à nos préoccupations intimes, déposant d’un cœur léger le fardeau de notre angoisse sur l’autel du devoir professionnel. Pas d’accord ?

C’est très simple : il en pleure d’émotion. Des paroles pareilles, ça lui fouette le courage, lui transcende le stoïcisme, lui masturbe l’abnégation, lui surglande le sacrifice.

— T’as raison, balbutie-t-il. On ira jusqu’au bout, en vrais poulets, San-Antonio. En ce qui me concerne moi-même personnellement, je mets mon brassard de veuf dans le plateau de la balance !

Vous le voyez, mes amis, la noblesse de sa réponse ne le cède en rien à celle de ma question. Bref instant d’émotion au cours duquel nous nous donnons mutuellement l’accolade.

— Et maintenant, au boulot ! dis-je.

Béru se dépardingue et, en geignant because sa miche brûlée, il s’agenouille au pied du mur. Il sort d’une poche un vaillant couteau suisse aux multiples lames, dégage un poinçon et se met en devoir de percer le mur. Il grattouille le papier à rayures de la tapisserie, puis, immédiatement, pousse un juron.

— Inscrivez pas de bol ! dit-il, le mur est en marbre !

— Quoi !

— Vérifie de visu et de tâtu, mon pote ! Ma parole, le proprio de cette crèche devait avoir une carrière dans son jardin ! Jamais on va pouvoir percer ça ! En tout cas pas avec mon poinçon. Il a beau être suisse, il est pas fait pour déguiser les blocs de marbre en gruyère ! Faudrait un ciseau à froid et un marteau.

— Alors va en acheter !

Il y va. Demeuré seul, je m’allonge sur le canapé pour réfléchir. Seulement mes idées se bousculent au portillon. Devant le Gros je joue les Bayard, mais croyez-moi, j’ai un chagrin terrible à cause d’Odile. Une gentille petite femme comme elle. Je la revois dans son manteau noir à col blanc… Ça me rend tout lugubre du dedans. Odile…

Je ne vais tout de même pas m’écrouler, non ? J’avise un poste de radio astucieusement dissimulé dans un petit bonheur-du-jour en bois précieux. Un bonheur-du-jour ! Tu parles !

Je tourne le bouton au moment où un « spiqueurannonce qu’on va diffuser un concert de musique classique après le bulletin d’informations, comme dit Ferré. C’est bon pour ce que j’ai, la musique classique. Ça vous décante l’incertain, ça vous oriente le vague à l’âme… Odile… La vie… La mort… Et moi ! Et moi, perdu dans ce monde volcanique, barbotant dans la lave, cherchant désespérément le chemin qui conduit ailleurs ! Moi et la vie ligoteuse, moi et la mort patiente qui fait dodo comme un gros chat, et qui entrouvre un bout d’œil de temps à autre pour s’assurer que je suis bien là. Moi et des gens. Des gens qui m’aiment, des gens qui tuent, des gens qui turlututent…

A la radio on a droit à du Bach. Toccata et Fugue en ré mineur. C’est noble, la musique d’orgue. Ça ressemble déjà au Paradis. Ça doit être tartant, le Paradis, solennel, pompeux, guindé, distingué, chiatoire. Plein de petits-fours moisis, de lourdes tentures, de lustres à pendeloques et de larbins gourmés aux ailes amidonnées. Peut-être qu’on se marre mieux en enfer pour peu qu’on supporte bien la chaleur ? On me donnerait le choix, là-haut, quand j’arriverai dans l’antichambre, parole d’honneur j’hésiterais. J’aime trop le risque pour choisir la solution confortable. La quiétude, c’est la mort ; le danger, au contraire, c’est la joie de vivre. Ça y est, je monte en fumée. Vous allez vous dire : San-A., il recommence à se faire mousser le pied de veau, il déraille du sujet… Excusez, on a le droit de sortir dans la cour pour pisser pendant le banquet, non ? Et puis je préfère vous affranchir une bonne fois. Votre San-A., vous lui demanderiez seulement des histoires policieuses, il vous enverrait sur les bégonias ! J’suis l’anarchiste gentil de la littératouille policouille, moi.

Je veux bien vous entraîner dans les péripétiques enquêtes bourrées de massacres et de sucepince, mais faut me laisser jouer de la flûte quand l’envie m’en prend. Lorsque le Président (directeur-Général) se fait gommer la prostate, vous vous impatientez pas. Vous vous dites qu’après tout il est homme et qu’il a droit de faire relâche pour qu’on lui colmate les brèches, non ? Moi, c’est pareil, mes lapins. Quand je me sens trop de vapeurs pernicieuses, ma soupape fait « Tuuut-tuuut », alors me brusquez pas ! J’en sais qui vont dire que je suis pas convenable, c’est leur dada. Ils voudraient que je soye San-Antonio avec un beau langage doré au blanc d’œuf comme le pain dit de fantaisie : ça vous paraît possible, vous, San-A., style Proust-proust ? J’aimerais mieux me coller ma plume dans le train pour me déguiser en canari. Ma prose revue et corrigée par un chirurgien esthétique, elle aurait la frime de ces bergères ronéotypées par le même visagiste. Les gens sont salauds ! Et leur drame c’est qu’ils ont pas le courage de l’être tout seuls. Faut qu’ils se fassent aider, qu’ils adeptionnent. Leurs devises ? Plus on est de salauds, plus on renie ! Plus on est de salauds, plus on ricane ! Plus on est de salauds, moins on risque ! Je les en veux pas, comme dit A.-B.

Retour du copain Béru with the matériel adéquat.

Il retombe le pardeuss, retrousse ses manches et va pour commencer son turf, mais le premier coup ébranle toute la pièce. Rien que les vibrations, ça nous envoie valdinguer.

— On va rameuter tout l’hôtel, Gros, désespéré-je.

Il se gratte le crânibus.

— En effet, ça manque de discrétion !

Il entortille la tête du ciseau dans un napperon et réitère. C’est un peu plus assourdi, mais tout aussi vibratoire.

Ah ! je vous jure, on a droit à tous les coups de semonce du destin dans cette fichue aventure. Y a des moments que je me demande si on devrait pas carrément changer de bouquin, vous et moi, se rabattre sur l’Avis des termites ou sur « Madame Beau varie », des fois même carrément relire la Bible histoire de rigoler pour de bon, sans feu mes artifices.

— Mât cache Bonnot ! déplore Bérurier. Si on se paie la séance de maçonnerie, on va voir radiner la garde. Le marbre, c’est beau, mais c’est dur…

Il se tait. Un sourd accablement flotte dans le salon. La Toccata et Fugue de Monsieur Jean-Sébastien Bach s’achève. L’os piqueur annonce la Cinquième Symphonie de notre regretté camarade Beethoven (dit Lulu-les-portugaises-fanées). Les quatre coups brefs fortissimo débutant l’ouvrage qu’ils suffirent à rendre célèbre, retentissent, ébranlant les vitres. Béru fait la grimace. Puis il se détend, écoute la répétition de ce thème qui surprend l’éventail à libellules non habitué et sourit. Cet être inculte serait-il sensible à Beethoven ? Il attend encore un instant, puis il demande :

— Ce morceau, tu sais comment t’est-ce qu’il s’appelle ?

— C’est la 5e de Beethoven, renseigné-je.

Il va au téléphone pour mander d’urgence le personnel. Un garçon d’étage se présente, obséquieux.

— Je voudrais un tourne-disque, lui déclare Bérurier. Et faudrait m’apporter également un morceau de Beethoven, bien fort dans la cinquième, compris ?

— Je vais faire le nécessaire, monsieur. Par la Philharmonique de Berlin ?

— Faites-le-moi apporter par qui t’est-ce que vous voudrez, mais que ça saute !

Le garçon s’enfuit. Béru s’abandonne à la symphonie du Maître. Il semble envoûté.

— Tu as eu le coup de foudre ? je lui demande.

— Plutôt le coup de marteau. Tu vas voir…

J’avoue ne pas comprendre. Comme il refuse de s’expliquer je préfère attendre sa démonstration. Au Seigneurial, il faut reconnaître qu’il y a de la célérité. C’est la taule où l’on peut demander n’importe quoi, on est servi dans la demi-plombe qui suit. Bientôt, l’esclave revient avec l’électrophone et le disque.

— Il est en stéréo, dit-il.

— Qu’il soye en stéréo ou en matière plastique je m’en tamponne, rétorque le Quasimodo des Palaces.

Dès que l’employé s’est retiré, après avoir empoché les cinq centimes (nouveaux) dont l’a gratifié Béru, ce dernier pose le disque sur le plateau et coupe la radio.

— Tu démarreras quand je serai paré pour la manœuvre ! m’avertit mon ingénieux collaborateur.

Il s’agenouille au pied du mur, le ciseau appliqué contre la cloison, le marteau dans l’autre main, prêt à frapper.

— Mets toute la sauce, San-A. !

Je branche en donnant tout le volume et les quatre notes fatidiques éclatent, à vous faire péter la boîte crânienne. Pom, pom, pom, pommm[42] !

Béru ? Un virtuose ! Sur les quatre notes il a frappé quatre fois la tête du ciseau. Un peu de poussière blanche pleut sur la plinthe. Il attend la suite, l’utilise avec le même brio. Chaque fois que le motif éclate il cogne avec un louable synchronisme. Pan, pan, pan, pannn ! Pan, pan, pan, pannn !

Cher Béru ! Génial Béru ! Le système « Dfait homme ! Peu de cervelle, mais ce peu est si bien employé !

« Pom, pom, pom, pommm !fait la Philharmonique de Berlin sous la direction d’Herbert von Karajan. Pan, pan, pan, pannn ! rétorque en même temps le ciseau à froid sous la baguette à tête d’acier du maestro Alexandro-Bénito Béruriéro. Et le mur se fore. Maintenant il y a déjà un alvéole de la capacité d’un dé à coudre dans la cloison. Comme, après son fracassant début, Beethoven s’est perdu dans les méandres de son inspiration, Béru, crispé, ardent, murmure :

— Remets à zéro, Mec !

Je remets et il remet ça. Pom, pan, pom, pannn !

Nouvelle rafale. Soudain on tambourine à notre lourde.

— Planque tes outils ! enjoins-je.

Je vais ouvrir et me trouve face à face avec un vieux monsieur vêtu de noir, dont le crâne déplumé s’orne d’une couronne mousseuse de cheveux blancs qui lui tombent dans le cou. Il me semble reconnaître ce personnage. J’ai déjà vu — mais z’où ? — ce regard bleu et distrait, ce nez crochu, cette bouche en accent circonflexe, cette cravate grise nouée comme une ficelle.

— Monsieur ? interrogé-je.

Il se présente d’une voix sèche teintée d’un fort accent germanique — ou issu de germain.

— Walter Klozeth.

J’en ai un chavirement admiratif dans le fondement et ses régions limitrophes.

Walter Klozeth, le fameux pianiste international (d’ailleurs un instrumentiste est toujours international). Celui qui remplit les plus grandes salles de concert du monde ! Celui dont les critiques ont écrit qu’avant sa venue, le piano n’était qu’un instrument à percussion auquel il a donné une répercussion ».

— C’est intolérable, déclare le Maître. Qui vous a permis de massacrer Beethoven ?

Il entre en m’écartant d’une bourrade exaspérée, fonce à l’électrophone et branche l’appareil.

Pom, pom, pom, pommm ! fait docilement ce dernier.

Le vieillard l’arrête et se retourne.

— Je n’ai pas rêvé, dit-il. Beethoven commence sa Cinquième par trois sol et un mi bémol. J’occupe l’appartement voisin et je suis sûr d’avoir entendu trois « do ! Or le disque est juste, alors ?

On le regarde. Il est énervé, inquiet.

— C’est l’épaisseur du mur qui aura déformé votre audition, Maître, suggéré-je.

Il secoue la tête.

Nein, mon garçon. Il s’agit d’autre chose…

On entend floc ! C’est le ciseau à froid qui, traversant la poche percée du Gros vient d’atterrir sur le parquet. Béru se baisse pour l’escamoter. Ce faisant, le marteau lui tombe de l’autre fouille.

Le Maître éclate de rire.

— Très drôle, j’ai compris, vous frappiez en même temps ?

On ne prend jamais Sa Grosseur au dépourvu, ou alors faut se remuer le panier.

— Je perçais un trou pour le téléphone, explique-t-il. Et je ne voulais pas déranger les autres pensionnaires… Le travail en grande musique, y a que ça !

— Bravo, mon ami ! exulte Walter Klozeth. Seulement respectez l’écriture de notre Grand Beethoven.

Il prend les outils et, en se faisant craquer les articulations, s’accroupit devant le trou désigné par Bérurier. Il cogne sur le ciseau, pose sa pochette de soie sur l’instrument, réitère…

Un beau sourire maestral éclaire son visage de virtuose surmené :

— Sol ! glapit-il. Sol, sol, sol, mi i i i-bémol !

— D’accord, prof, grommelle Béru, mais faudrait voir à cracher de l’huile de coude, biscotte vos « solrectifiés sont peut-être très musicaux, mais ils avancent pas mon trou.

Le cher grand homme sourit nostalgiquement.

— On peut mettre en harmonie la puissance et la musique, mon ami.

Béru lui refile le départ de la « Cinquième(mais pas dernière, puisque, plus fort que France-Soir, Beethoven est allé jusqu’à la Neuvième). « Pom, pom, pom, pommm ! »

Il y met toutes ses dernières forces, le vibrant et sublissimo maestro. Tant est si bien qu’à la quatrième note il se cogne les doigts. Le sang se met à raisiner de ses précieuses phalanges éclatées.

— Mon concert ! Mon concert de ce soir à Pleyel ! hurle-t-il.

L’index et le médius ! De la main gauche, d’ac, mais ça n’est pas tout à fait inutile une main gauche lorsqu’on est un virtuose et qu’on doit interpréter le même jour le Concerto en clé à molette de Francis Lopez, la Sonate d’Alharm, et la Symphonie Plastifiée en uppercut majeur des Etablissements Bitougnot de Carry-le-Rouet[43]. Le maître pourrait donner à penser qu’il est maître à danser vu qu’il interprète la danse du scalp. Il tourne en rond, saute les fauteuils, glapit, saigne, s’égoutte, se trémousse dans le salon. Il souffre, mais c’est surtout la pensée de son concert compromis qui le ravage.

Béru le neutralise en le saisissant à bras-le-corps.

— Calmez-vous, grand-père, lui dit-il, pas la peine de jouer l’air du toboggan fantôme à votre palpitant, en supplément de programme. Manquerait plus que vous nous fassiez une infrastructure du myocarde sur la carpette pour tout arranger !

— Mais mon concert, mon concert, ce soir !

— Démoralisez-vous pas, vous jouerez d’une main. Anatole, un de mes petits neveux, interprète « Au clair de la lune » avec un seul doigt et ça rend du tonnerre.

— Une soirée de gala, avec la présence effective du président de la République ! continue à se lamenter Walter Klozeth.

— On lui fera passer La Marseillaise, console le Gravos. Et puis, suggère-t-il, vous avez la ressource de jouer en plaie-vache[44], ça se fait beaucoup. Un petit disque en coulisse et vous, vous pianotez au flanc derrière votre usine à si bémol…

Le malheureux vieillard ne se laisse pas convaincre et se rapatrie dans ses appartements en larmoyant.

— A c’t’ âge-là, soupire Béru, ça ne devrait plus manipuler des outils. Qu’il tripatouille son piano, je dis pas, c’est sans danger comme les pistolets Eurêka, mais se servir d’un marteau et d’un ciseau à froid, c’est téméraire.

Il se crache du cotonneux dans la paluche.

— Allez, vas-y, remets la zizique, San-A., faut que je termine mon trohu. Le jour où que ton Bitauvent a composé ses pom, pom, pom, pommm il s’est pas écartelé le fion mais il nous a en tout cas rendu un fameux service.

Miracle de l’ingéniosité et de l’énergie béruriennes : en vingt-huit mesures, plus un tombé, le ciseau s’enfonce jusqu’à la garde.

— Marbre on pas marbre, se réjouit le Foreur, on y a eu sa peau, à cette garcerie de cloison.

Il retire délicatement l’outil. J’appréhende un peu, me demandant si la poudre blanche tombée de l’autre côté ne va pas attirer l’attention.

Béru se paie le premier jeton. Mais il a beau river sa prunelle exercée à l’orifice, il déclare ne rien voir.

— M’est avis qu’on est entré dans un dargif de nègre, dit-il finement. T’aurais pas faussé tes calculs, des fois ?

Je me reporte à mon plan et confirme la certitude que j’ai de ne pas m’être trompé. A mon tour je mate au trou. Effectivement, on y voit que du noir intégral.

— Trouve-moi un fil de fer, Gros !

Il cherche alentour et, avec art et tactique, le voilà qui dépiaute un abat-jour pour s’approprier son armature métallique. Usant de la tige de cuivre comme d’un crochet, je l’introduis dans le trou et la pousse en avant. Un bruit cristallin se fait entendre de l’autre côté de la cloison. J’ai pigé : à l’endroit de notre percement, il y avait une desserte et nous avons débouché à l’intérieur d’un meuble. Dans un sens c’est une veine car nous sommes ainsi assurés que notre trou est invisible de chez le prince. Par contre il nous est impossible de regarder ce qui s’y passe. Pourrons-nous du moins entendre les conversations ? That is the question.

Béru est mécontent.

— Vois-tu, fait-il en s’affalant, exténué, sur une banquette, quand on a la cerise, on a la cerise. J’ai remarqué, dans la vie, tout est distribué par tranches : le bonheur comme la merde ! On devrait pas insister. Confier l’enquête aux confrères. Du moment qu’on est à la fois victimes et enquêteurs ça fausse les brêmes.

Je fustige son attitude défaitiste comme il le mérite.

— Un Bérurier peut mettre les pouces, déclaré-je, mais pas un San-Antonio ! Libre à toi d’abandonner, Gros. Je te retiens pas !

Mes paroles lui font saigner l’orgueil. Il redresse la tête.

— T’as raison, San-A. Je débloque, ça vient de ce que j’ai déjeuné d’un sandwich. Je me décalorise à tout berzingue. Songe qu’il est déjà sept plombes et que mon estomac fait des plis.

Je découvre qu’il a raison et que moi aussi je meurs de faim.

— Nous allons nous faire servir un repas ici, décidé-je.

Du coup, le revoilà au beau fixe. Je demande qu’on nous dépêche le maître d’hôtel. Un monsieur à tronche de notaire hépatique se présente dans un bel habit bleu nuit. Il tient la carte du restaurant : une sorte de parchemin format document historique. On s’attend à trouver un fac-similé de l’édit de Nantes à l’intérieur. En fait, douze colonnes de délices (au féminin pluriel bien entendu) s’offrent à nos papilles gustatives. Après quelques véhémentes discussions nous nous décidons pour deux œufs brouillés aux truffes et pour un ris-de-veau-Princesse Palatine. Les jœufs et les ris, quoi ! Le tout arrosé de blanc de blanc. Avec des sorbets pour finir…

Tout un programme !

2 LES FESSES DU PRINCE

Dites donc, je m’aperçois que je viens d’écrire un chapitre un peu long sur cette prodigieuse aventure. Faut pas vous gêner, mes frères : libre à vous de le découper, de le subdiviser, de l’élaguer, de l’énucléer, de le sabrer, de le déshydrater, de le réduire, de le digester, je ne suis pas sectaire. Y a des tordus plumassiers, je les connais ; leur prose, c’est sacré. Les théâtreux surtout. Une virgule qu’on leur change, les voilà qu’envoient du papelard timbré, ou bien leurs témoins, ou mieux encore, des gifles. Dieu thank you, je ne suis pas de ce tonneau. Mes bouquins, les gars, vous pouvez les bricoler à votre idée. Mettre toutes les pages paires ensemble, avec ma paire à moi par-dessus pour couronner le monument ; ou bien les déguiser en grille de code secret, ou aussi récupérer les points-virgules pour le cas où votre stylo n’en comporterait pas. Vous pouvez arracher les pages pour envelopper des œufs, découper les dessins de Roger Sam afin de vous confectionner des sous-verres ou mettre les fautes de français dans une pochette en matière plastique histoire de les lire à mes confrères jalminces (paraît qu’il y en a, mais comme je m’abstiens de les fréquenter, je n’ai pas l’occasion de m’en réjouir).

Je cause ainsi à seule fin de vous mettre à l’aise. Vous auriez envie de me revendre au bouquiniste du coin, surtout n’hésitez pas. Notez, ça serait un manque à gagner pour vos petits lardons, plus tard, mais ça vous regarde. Tant pis pour eux si les San-A. de la période Niaise ou ceux de l’époque Cudaye manquent à la collection. Les grands-parents imprévoyants pullulent. Des mecs qui vous déshéritent sans savoir, parce qu’ils placent leur artiche dans l’emprunt russe, qu’ils font du bois d’allumage avec les meubles Louis XIII du grenier ou qu’ils obstruent un carreau cassé avec un original de Rouault, y en a des tonnes et des pleins wagons. Nos grands vieux auraient jamais fait de couennerie, on serait tous des Crésus, mes lapins. Goinfrés à bloc, avec un bas de laine bourré comme de la peau d’andouille. On serait collectionneurs de Modigliani on de Vlaminck au lieu d’être copocléphiles. Ça ferait peut-être plus bath, de vivre sous le signe de la peinture de maître plutôt que sous le signe du porte-clés-réclame, dites ? A ce que je me suis laissé causer, y a une tapineuse de la Madeleine qui a frappé le sien pour distribuer à ses aficionados. La prime à la fidélité en quelque sorte. A la troisième passe on y a droit. Ça représente un bidet avec une dame en train de faire du jumping dessus. Les amateurs font la queue.

On s’entifle notre en-cas de malheur. Bien que nous eussions le cœur serré, l’œsophage fonctionne bien. De temps à autre je vais cloquer l’entonnoir de ma portugaise contre le trou beethovénien. De l’autre côté, c’est toujours l’obscurité et le silence ; mais voilà qu’en plein sorbet framboise un bruit de vaisselle remuée nous fait tressaillir. Je reprends mon observation et j’ai la satisfaction d’apercevoir la salle à manger du prince à travers une pile d’assiettes. Les portes de la desserte sont ouvertes, nous découvrant une grande partie de la pièce. La table en marbre est garnie d’une nappe en dentelle et décorée d’orchidées. Des flambeaux d’argent achèvent (et prends mon sang) de lui donner un air de fête. Deux maîtres d’hôtel finissent de dresser le couvert. D’après mon champ visuel, j’estime que les convives (vive les convives les cons vivent) seront plus de quatre mais moins de six. Petit souper fin, quoi !

Un des loufiats s’approche en gros plan jusqu’à presque m’obstruer le trou du voyeur. On dirait un effet cinémateux. Il s’empare d’une pile de rince-doigts et me restitue l’image.

— Tu vois quoi t’est-ce ? demande Béru en soufflant sur sa glace pour la réchauffer.

Je lui intime l’ordre de la fermer car, comme provoqués par le timbre du Gros, les larbins se mettent à causer et il s’agit pas d’en perdre une broque. Le plus vieux, une sorte de Levantin comme son auguste maître, déclare en zézayant et en s’asseyant que la soirée va être rude. Son alter ego, un rouquin espagnolisant, renchérit.

— C’est un coup de six heures du matin ! Qui y aura-t-il, déjà ?

— L’ambassadeur du Tatankelkun et son petit ami des ballets Georges Rugueux…

— Ça fait que trois. Les deux autres ?

— Des travestis que le prince a demandés chez Mme Eva.

— Qui c’est, Mme Eva ?

— Une mère maquerelle spécialisée dans les bonshommes. Depuis quelque temps, j’ai idée que Son Altesse prend goût à l’œil de bronze. Il délaisse ces dames au profit de ces messieurs. Ce soir, ça promet !

Le rouquin a un sourire lubrique.

— En effet, reprend-il, ça promet…

L’un des deux maîtres d’hôtel quittant la pièce, la converse cesse et j’en profite pour me catapulter au bigophone. Je tube à mon collègue Linaussier, l’inspecteur aux nougats en détresse, grand technicien, souvenez-vous, de la prostitution parisienne.

— Ici San-A., dis-donc, Pied-Agile, Mme Eva, spécialisée dans ces messieurs-dames, ça te dit quelque chose ?

Il glousse comme une pintade enrhumée à la vue d’une bouteille de sirop des Vosges.

— Tu penses, Hortense ! il fait comme ça, le zig aux arpions douloureux ; elle a la plus bath affaire de pain de fesse de la place de Paris…

— C’est-à-dire ?

Il gémit, s’excuse en me révélant qu’il s’agit d’un cor turbulent, lequel s’accommode mal de la pression atmosphérique du jour, et s’explique.

— Elle exploite la dépravation des bonshommes. Dans sa taule, sur le boulevard de Courcelles, y a que des gars qui viennent se faire conjuguer le verbe mettre (du troisième groupe) par d’autres gars. Et tous ces messieurs casquent à Eva le prix d’une confortable passe, si bien qu’elle touche des deux côtés si je puis dire. Fallait y penser…

Il me donne le numéro de la ligne et précise :

— C’est dans un building neuf. Au sixième, l’appartement 69, tu peux pas te gourer. Seulement faut montrer patte blanche. Le mot de passe, si j’ose dire, c’est : « Je viens de la part de Dom Carlo… ».

Il ricane :

— T’as les mœurs qui passent au négatif, San-A. ?

— Faut bien varier les plaisirs, me cintré-je.

Je raccroche et je dis au Mastar qu’on va aller présenter nos hommages crépusculaires à dame Eva.

Œuf corse, y a un judas dans la lourde. L’œil de verre en attendant l’œil de bronze. Je sens que, consécutivement à mon coup de sonnette, on nous observe. Je virgule un sourire enjôleur à la porte et, comme séduite par l’éclat de mes trente-deux chailles, celle-ci s’entrouvre. Une grosse petite dame, large des hanches, basse du train, copieuse des roberts, avachie de la bouille et bonne du regard, nous demande aimablement ce que nous lui voulons.

Ce qui frappe, c’est la gentillesse qui illumine ses yeux. Elle a rien de salingue, rien de vachard, rien de cupide. On a tout de suite envie de s’en faire une amie, de lui confier ses problèmes et de se mettre entre ses mains.

— Nous venons de la part de Dom Carlo, lui fais-je.

Elle paraît charmée, elle nous dit d’entrer et referme sa porte blindée de l’intérieur. On entend des bruits d’eau dans l’appartement, des trottinements, des toux…

Elle nous examine, Mme Eva, moite d’une infinie compréhension.

— Vous passez tous les deux ensemble ? nous demande-t-elle.

— En général, oui, lui réponds-je, c’est une vieille liaison, monsieur et moi.

— Vous aimeriez des camarades ?

— Faut voir, prudencé-je.

— J’ai justement ici un monsieur tout jeune qui a…

Et de nous raconter en détail l’académie du monsieur jeune.

— Ou alors, nous dit-elle, j’ai un vieux monsieur très bien qui…

Et de nous expliquer ce que fait le vieux monsieur très bien après avoir ôté son dentier.

Comme on reste hermétiques, vachement gênés et dubitatifs, elle reprend, soucieuse de nous satisfaire coûte que coûte :

— Si vous aimez les séances en commun, y a aussi Eusèbe…

— Qui est Eusèbe ?

Elle nous cligne tendrement de l’œil.

— Venez voir.

Nous entrons dans une chambre assez pauvre, genre hôtel de passe, avec couvre-lit en peluche terne, fauteuils en peluche grenat et bronze d’art sur la cheminée. Au mur, un tableau terriblement artistique, représentant une dame nue en train de se faire fouinasser la fosse d’orchestre par un marquis Louis XV. Mme Eva décroche le tableau, nous dévoilant un trappon qu’elle entrouvre après avoir éteint la lumière. Nous apercevons un spectacle que la pudeur m’empêche de vous décrire, ce qui n’est pas dommage, car étant donné sa qualité vous n’avez rien à regretter. Je vous donne tout de même la composition des équipes. Sont réunis (étroitement) : Eusèbe, un Noir musculeux (à tous les points de vue), un vieux monsieur au bide et au crâne ovoïdes, un gros type sans âge (il n’a même pas l’âge d’oraison, comme disait Bossuet) et un petit jeune homme blafard comme on en voit dans tous les grands quotidiens à la rubrique des faits divers. Cette compagnie éclectique pratique un tic antique en criant des cantiques tandis que la musique pathétique d’un disque endigue leur gigue. Tous portent un loup de velours noir, par discrétion, car l’homme met un loup pour l’homme, c’est connu.

— Que dites-vous de ça, messieurs ? demande Mme Eva, toute fière d’être l’organisatrice de ce supergala.

— Et vous, je soupire, en lui déballant ma carte de poulaga, que dites-vous de ça, chère madame Eva ?

Pauvre chère femme, si douce, si inoffensive, si compréhensive, si mansuéteuse. Elle en tombe assise sur le canapé, comme une grosse poire blette tombe à terre. Elle se dit que son condé est dévalorisé, périmé, bon pour le vide-ordures et que la saison des ennuis commence. Elle nous regarde, tremblante d’émotion, sans oser une question. Ses yeux noyés de détresse font peine à voir.

Bérurier referme le trappon et rallume, car la pénombre est insoutenable dans cette ambiance.

— Si je me retenais pas, dit-il, je bicherais une trique grosse comme mon bras pour aller leur faire une purée de vertèbres, à ces saligauds.

— Ecoutez, Eva, interviens-je, votre job passe en dégueulasserie tout ce qu’on peut imaginer et, si je voulais, vous coucheriez en taule ce soir.

Elle pleure.

— Mais dans votre malheur, vous avez un pot fantastique, poursuis-je, vu que nous n’appartenons pas aux Mœurs, mon camarade et moi.

Une aurore aux couleurs d’incendie se lève dans les prunelles ravagées de la vieille morue. Cela s’appelle l’espoir.

— C’est une enquête à l’échelon suprême qui nous amène chez vous. Si vous vous montrez coopérative, Eva, on essaiera d’oublier vos cauchemars en chambre.

— Combien ? balbutie-t-elle dans un souffle.

C’est plus fort que Béru : voilà qu’il lui balance une baffe.

— Et copollution de fonctionnaires en exercice ! tonne-t-il. C’est le bouquet !

Elle pige plus, la malheureuse. Elle a cru qu’en chiquant à l’enquête suprême je lui faisais un appel du pied pour palper une enveloppe. La réaction bérurienne vient de la détromper durement.

— Vous connaissez le prince Kelbel ?

Cette fois elle comprend qu’effectivement j’ai des visées particulières.

— En effet, c’est un client.

— Il vient souvent chez vous ?

— Disons environ une ou deux fois par mois.

— Un polisson ?

— Un dépravé.

Dite par cette dame, l’épithète revêt tout son sens.

— Ce soir, vous devez lui livrer du cheptel au Seigneurial ?

— Oui, deux travestis.

— Que le prince connaît ?

— Oh non, il aime trop le changement et ne prend jamais deux fois les mêmes.

— A quelle heure doivent-ils aller à l’hôtel ?

— Neuf heures.

— Ils passent chez vous auparavant ?

— Bien sûr, pour que je les affranchisse et puis aussi pour s’habiller.

Bérurier me jette un œil gourmand. Une fois encore, il a saisi mes intentions avant que je les extériorise.

— De first bourre, Gars, apprécie-t-il.

— Eva, attaqué-je, vous allez décommander vos pieds nickelés car c’est nous qui prendrons leur place.

— Vvvvvous ? bave-t-elle.

— Vous nous trouvez peut-être pas assez suffisamment girondes ? demande mon joyeux compère.

— Si vous me feriez une petite mouche sur la joue ? suggère Bérurier, m’est avis que j’aurais l’air plus polissonne ?

Il se pique au jeu, le Gros. Je le trouve inimaginable dans sa belle robe du soir mauve, largement décolletée. On dirait quelque duègne espagnole, on plutôt non, une ancienne diva d’opéra ayant pris du carat. On lui a rasé les poils de la poitrine et garni icelle de fond de teint ocre. Il porte une étourdissante perruque rousse piquée d’un diadème. Il a aux oreilles de fort belles boucles représentant des petits oiseaux en rubis sur des balançoires d’or. Son rouge à lèvres est pourpre, son bleu des yeux est vert, son marron à sourcils est jaune, et ses bas sont à grille. Béru dans la taulière de western d’Oklahoma-City, c’est riche, c’est incomparable, c’est du grand art, du spectacle choc ! On ne parvient pas à s’en rassasier. Il accroche la rétine, y chatoie, mais l’incommode. C’est à la fois la délectation d’un œil normal et son inconfort. Sa cape de faux vison, sa minaudière dorée, son fume-cigarette de dix centimètres, ses chaussures à hauts talons, ses bagouses éclaboussantes, son diadème qui crache le feu comme le phare d’une ambulance, tous ces accessoires si éminemment féminins confèrent à mon gros Béru je ne sais quoi de grandiose et d’horrible, de fascinant et de consternant.

Ma mise à moi est plus discrète : robe noire sans manches, manteau de satin gris perle, perruque blonde, et de longs gants gris… (des fois que les morpions seraient de la fiesta ?).

J’ai de l’allure, du maintien, un peu de rose aux joues et de noir à cils, des boucles d’oreilles discrètes (le prince adore les boucles d’oreilles) et un collier de fausses perles à trois rangs. Ainsi parés, nous prenons le chemin du Seigneurial.

— Cc qu’il faut pas faire pour arriver à ses fins, lamente le Mastar. Je te jure que ma Berthe me verrait, elle voudrait plus jamais que je l’approchasse.

— Modère un peu ta voix, Béru, recommandé-je au moment de sonner. T’as l’organe trop épais, tes cordes vocales ressemblent à des cordes de contrebasse ! Ça détonne avec ta belle robe.

C’est le larbin levantin qui nous ouvre. Il nous balaie d’un regard méprisant, puis, sans un mot, s’efface pour nous laisser entrer.

— Si vous voulez bien me confier vos manteaux et vos fourrures, mesdemoiselles, il fait comme ça, mine de rien.

Parole d’homme, les gars, c’est la première fois de ma vie qu’on m’appelle mademoiselle ! Comme quoi tout arrive à qui sait tatan.

On passe au salon. Trois messieurs s’y trouvent déjà, parmi les trois-quels je reconnais le prince Kelbel Birouth en complet de soie sauvage noire. J’aperçois, épinglé à son revers, le Vautour de diamant, la plus haute distinction jtempalaise. Il est précocement gris, l’air aristocratique, ce qui est rare pour un prince. Un vrai pin-up-boy, mes lapines. L’œil est noir intense, le sourcil bien fourni, la bouche jouisseuse avec la lèvre inférieure qui pend un peu, comme si elle était prête à licher la dernière goutte.

Ses compagnons sont : un vieux kroumir osseux et jaune (l’ambassadeur du Tatankelkun) et un jeune éphèbe blond, potelé, timide, poudré, qui sent la savonnette de luxe.

— Ah, voilà ces chéries ! s’exclame le prince avec un léger accent circonflexe sur les voyelles et un accent jtempalien sur les consonnes. Montrez comme vous êtes belles, toutes les deux !

Il nous prend chacun (pardon, chacune) par une main et nous tient éloignés de lui pour mieux nous admirer.

— La bonne Eva a bien fait les choses, approuve-t-il en s’attardant sur Bérurier, elle sait que j’adore les personnes dodues.

— Vous me comblez, mon Altesse, roucoule mélodieusement Béru.

— Comment vous appelez-vous, ma chérie ? demande le prince.

— Alexandrine, mon Altesse, mais si vous voudriez vous pouvez me dire Sandre tout court.

— Je n’y manquerai pas, car j’adore les diminutifs. Et, vous, petite fille, poursuit le ci-devant (et si derrière) monarque en s’adressant à moi, quel est votre nom ?

— Antoinette, Votre Altesse, dite Nénette.

— Adorable !

Kelbel cueille la bouche du Gros entre son pouce et le reste de sa main, forçant celle-ci à s’arrondir et à proéminer. Je vois les poings de ce dernier s’arrondir, durcir jusqu’à devenir blancs. Je le pince au bras pour lui prêcher la patience.

Un flic digne de ce nom doit endurer tous les sévices pour mener son œuvre à bien. Il doit subir les pires outrages ; affronter le supplice le plus raffiné la tête haute, y compris celui du pal et du Népal.

— Grande folle, soupire le prince ! C’est toi que je choisirai tout à l’heure.

— Vous êtes trop bon, mon Altesse, rugit Sa Décadence. Mais faut pas vous croire obligé…

— Si ! si ! si ! promet Kelbel, magnanime.

Le maître d’hôtel sert des drinks, ce qui réconforte quelque peu Bérurier. Ensuite de quoi nous passons à table. L’Altesse est à un bout, pour présider. Il a Béru à sa droite, le petit mec-savonnette à sa gauche. L’ambassadeur se tient à la droite du Gros et moi à la gauche du jeunot. Etant donné la forte collation que nous avons prise deux heures auparavant dans l’appartement contigu, je n’ai pas grand faim ; en revanche, Bérurier dévore. On nous sert une bisque de tortue, puis un feuilleté de homard et enfin une gigue de chevreuil sauce veneur.

Le Dodu est à la noce. Oubliées les mœurs du prince et sa toilette de cantatrice retraitée. Il boit cul sec les glass que le loufiat n’arrête pas de lui remplir. Ses boucles d’oreilles mènent au bout de ses lobes une gigue à côté de laquelle celle du chevreuil n’est rien. Sa perruque est de traviole et le diadème penche dangereusement au-dessus de son assiette.

Moi, San-Antonio, providence des maris impuissants, des dames seules et des jeunes filles lassées de l’être, vous me connaissez. Pratique, positif dans le turbin ! Je me convoque pour une conférence-éclair et je me déclare tout de go la chose suivante : « Mon petit San-A. (je suis familier avec moi-même) comme dit la chanson : t’es au bal, faut que tu danses. En usant de la méthode dite du Cheval de Troie t’as pu t’introduire dans la place, s’agit maintenant de t’y comporter astucieusement. »

Le prince est en train de parler d’un mignon clandé qu’il vient de découvrir du côté de la rue Monsieur-le-Prince (ô ironie). Paraît qu’il s’y trouve une personne fantastiquement imaginative qui vous fait la vessie de porc, la serviette chauffante, la plume de paon, le casse-noisette turc, la corde à violon, le tohu-bohu, le quarteron, les choses-étant-ce-qu’elles-sont, la pompe Pie XII, le fil de l’épée, la calebasse creuse, la feuille de chêne, le grain de sel sous l’aqueux, la Queue-lez-Yvelines et l’embouchure mal embouchée.

Je pense que l’instant est venu de me hasarder, de placer ma botte secrète façon anodine, comme s’il s’agissait d’une botte de radis et non d’une botte de sept lieues.

— Altesse, je crois que nous avons une amie commune, fais-je, et que cette personne connaît mieux que quiconque les bonnes adresses du présent.

Il me sourit.

— De qui s’agit-il ?

— D’Hildegarde.

Ses yeux deviennent de glace et son sourire meurt lentement au coin de ses lèvres, comme s’éteint, faute de carburant, la flamme d’une lampe à pétrole[45].

— Connais pas, laisse-t-il tomber, vous devez confondre.

C’est net. Pas à y revenir. Soudain l’atmosphère se fige. Ça n’est pas très perceptible aux autres, mais je sens qu’un machin en forme de grabuge se mijote. Je lui ai porté une estocade, à Kelbel Birouth. Il a deviné que je ne me trouvais pas chez lui seulement pour la gaudriole. Comme dit le Gros, « ce pèlerin a des antennes crochues ».

Béru apporte une heureuse diversion en vitupérant l’ambassadeur qui vient de lui lance-pierrer sa jarretelle.

— Non, mais dis donc, pépère, t’es un sacré frivole dans ton genre ! s’égosille Mme Alexandrine-Benoîte Bérurière.

Et, prenant la tablée à témoin :

— Ce vieux jaunasse qui me file un coup de paluche au risque de me faire filer une maille du bas ! Qu’après j’eusse eu une échelle que la grande des pompelards serait un escabeau de libraire en comparaison ! On peut pas les tenir à c’t’âge ! C’est le démon de la centaine qui te taquine déjà, eh, délabré ! Et il fait ses coups en douce, le goret ! Sous la nappe, à la mine-de-rien ! T’as donc pas entendu ce que mon Altesse a dit ? Il me plaçait sous son sein privé ! En voilà un drôle d’invité qui taquine le cheptel de son n’hôte ! Malpoli, va ! Et ça se dit ambassadouille de mes deux cœurs ! On vous apprend le protocole dans « Les polissonneries de Madame la Baronnedans ton bled pourri, dis, libertin ?

Il siffle son verre de cheval-blanc et enchaîne sur sa lancée, après avoir passé le grand développement.

— Faire le joli Roméo avec cette frime de momie, faut de la santé ; t’as les pognes glacées, vieille frappe ! J’ai cru tout d’abord qu’un serpent à cinq branches me grimpait sur les jambons.

Il désigne Mister Savonnette à travers la table rutilante de cristaux.

— Quand je pense que ce coquin petit sapajou te sous-loue de l’extase, j’en ai des lancées dans la moelleuse épine[46]. Faut qu’il ait le sac à frissons doublé en zinc pour subir tes audaces, eh, vestige ! Et puis me regarde pas commak, j’ai la laitance qui tourne au yaourt ; même avec cinquante piges de moins, tu devais pas être comestible, mon pote ! J’ai idée que ton papa t’a fait à la main, c’est pas possible autrement. T’as pas une bouille à avoir été conçu au chant des sommiers.

Chose curieuse, au lieu de se fâcher, l’Excellence se boyaute à tout-va. Elle s’en désarrime le râtelier, elle s’en fait craquer les commissures. Le prince, quant à lui, semble de plus en plus tendu. Et je comprends pourquoi il ne partage pas l’hilarité générale. Maintenant il sait que nous ne sommes pas de vrais travestis mais des gens nocifs pour sa quiétude princière, travestis en travestis. Béru vient de faire allusion aux fonctions de l’ambassadeur ; or, au moment des présentations, le prince ne nous a pas précisé la qualité de ses hôtes, mais seulement leurs prénoms.

Posant sa serviette, il se lève, lâche un mot d’excuse et quitte la table. J’en mène moins large qu’une lame de couteau dans une motte de beurre. Il se prépare des choses mauvaises pour notre santé, mes petits lapinos. Si on a démarré dans le libertinage, on risque de finir dans le drame noir.

— Tu devrais te calmer un peu, Alexandrine, interviens-je, comme le Gros repart à l’assaut de son voisin. On est dans le monde et tu ne sembles pas très bien t’y tenir.

Il va pour protester, mais mon œil en point d’exclamation le stoppe. On se connaît, Bibendum et moi. On marche aux regards… Il comprend que je lui crie « danger ». Alors il retient sa vapeur. Il se calme.

— Ce que tu fais chichiteuse, bougonne-t-il, Monsieur le chargé d’embrassades se gaffe bien que je le chinais. Il est pas gâtouillard au point de prendre mes vannes argent comptant.

L’intéressé rit de plus belle et le prince réapparaît, calme et plus serein qu’un canari. Y a que le danseur des ballets Rugueux qui ne moufte pas. Il a que l’intelligence des pieds, M’sieur Savonnette. Les saillies passent au-dessus de sa tête (pas toutes, notez bien). La tortore continue. Béru, attentif, lichetrogne un peu moins et quand on passe au salon pour le caoua, il me demande en loucedé ce qui arrive.

— J’ai idée qu’entre ma réflexion à propos d’Hildegarde et la tienne sur la qualité d’ambassadeur du vieux bonze, Kelbel a la puce à l’oreille. Alors méfiance !

— Des complots ? demande le prince en nous mettant à tous deux une main sur l’épaule.

Le Gros part d’un rire forcé.

— Ma Majesté débloque ! proteste-t-il. Au contraire, ma petite Antoinette me disait que j’avais de la chance que vous m’avez choisie. C’t’une envieuse, cette gosse !

— J’ai le cœur assez grand pour deux, plaisante l’ex-monarque, nous autres Orientaux ne marchandons pas nos tendresses.

Il nous pince par ici, nous pince par là, et nous masse la coque au-dessous de la ligne de flottaison afin de donner du corps à ses promesses. Tout l’individu de Bérurier frémit. C’est un répulsif impulsif poussif, si vous voulez la vérité. Faut pas le prendre trop longtemps pour une secrétaire de direction. Les genoux du patron, c’est loin de constituer son siège favori. Depuis le salon on perçoit de la musique dans une pièce proche… Des rires de femmes… Le prince explique à son diplomate que ce sont des dames du harem qui se préparent pour la grande fiesta. Il veut une soirée sublime, Kelbel 69 deux fois. Le Parc-aux-Cerfs ! Un vrai petit Louis XV dans son genre…

Le café bu, il frappe dans ses belles paluches manucurées.

Son larbin levantin s’avance, tout miel, tout rahat-loukoum.

— Conduisez ces messieurs auprès de ces dames afin qu’elles fassent connaissance ! ordonne-t-il.

Puis, à Béru et à Bibi :

— Vous vous mettrez à votre aise, mes chéries et vous nous rejoindrez dès que vous serez prêtes.

Ça fait un drôle d’effet de jouer les pétasses, je vous le garantis. On a beau se dire que c’est dans un louable but, y a de quoi vous complexer pour le restant de vos jours. On se sent devenir bétail. On rougit du dedans. On a les organes qui se révoltent.

Le loufiat nous précède en direction de l’entrée. Mon système nerveux est électrifié jusqu’en ses moindres recoins. Vous connaissez le pifomètre de votre San-A., mes cailles. Un vrai radar à cartilages. Il renifle l’imminence du grabuge et l’imminence grise, comme disait Richelieu. Je virgule un coup de coude dans la triperie du Mastar.

— Ouvrons grands nos vasistas ! conseillé-je.

— Paré ! souffle le Formidable.

Il marche derrière moi, en se tordant les pinceaux à cause de ses targettes à talons hauts.

Toujours précédés du larbinoche, on traverse le testibule (ou le vesticule si vous préférez) et notre mentor ouvre une porte capitonnée.

— Vous pouvez vous déshabiller ici, dit-il.

Il donne la lumière. Je marque un temps d’arrêt à l’entrée du dressing-room, mais celui-ci est vide. Alors j’y pénètre avec mon compère. C’est une petite pièce tendue de moquette parme jusque sur les murs. Deux fauteuils crapauds et les penderies garnies de cintres en constituent l’ameublement. La lourde s’est refermée derrière nous. On se défrime, passablement désorientés. Le Gros est lourd, hostile. Sa perruque rousse rejetée en arrière démasque les rides soucieuses qui accordéonisent son front de penseur.

— Et maintenant ? demande-t-il, on va tout de même pas se dépoiler et se laisser jouer « Branche-toi-sur-mon-compteur » bleu par ces messieurs de la Grande Famille sous prétexte que ça correspond aux nécessités de l’enquête ! Je veux bien que j’aie servi dans les tirailleurs sénégalais, mais quand même, quand j’interprète Carmen je fais plus volontiers le taureau que la nana à don José !

Sans mot dire, je retourne à la porte. Elle est fermée à clé. Mon flair ne m’avait pas berluré, nous sommes prisonniers.

Béru, qui a surpris mon geste, fait la moue et se laisse quimper dans un des fauteuils.

— Je m’installe à l’orchestre pour attendre la suite, déclare-t-il. Je voudrais pas te porter préjudice au moral, Gars, mais pour une idée olé-olé, tu peux la faire breveter.

Je me rabats vers lui en titubant. C’est ce flottement de ma démarche qui m’alerte. Lorsqu’un homme titube, c’est qu’il a trop bu ou pas assez mangé, ou alors qu’on l’a médicamenté.

— T’as pas le cervelet qui patine, toi, Gros ?

— J’allais te poser la même question, ton Kelbel nous a fait prendre un barbier turc[47], je parie.

— Ça m’étonnerait, réfléchis-je, je me gaffais d’un coup semblable et j’ai ouvert l’œil. Je suis certain qu’on ne nous a rien servi de particulier…

Je renifle et mon léger vertige s’accentue.

— C’est maintenant que ça se passe, Gros. On nous a bouclés ici pour nous enfumer. Le coup de la chambre à gaz ! Il n’y a pas d’autre issue que la porte et ils sont en train de gazer le local… C’est inodore, ça ne fait pas de bruit. Le temps qu’on se dépiaute et on partait mine de rien dans les brumes.

— Faut trouver le rifice ! décide Sa Bérurerie en le levant. Commence par un bout, moi par l’autre…

Le voici qui se met à inspecter minutieusement le plancher, les murs et le plafond.

— Les murs seulement, recommandé-je, l’appartement du prince est à un seul niveau de l’hôtel, il n’a donc pu bricoler que les cloisons.

En chasse ! On se retient de respirer au maxi et on palpe la moquette recouvrant les murs. Comme je parviens à la penderie, je sens, au ras du galon bordant celle-ci, un léger souffle. J’arrache avec l’ongle le coin du galon, démasquant un petit trou rond. C’est par là qu’on nous distribue de la roupillance.

— Tiens le doigt dessus, me conseille Alexandre-Benoît.

Il dégaine un couteau à cran d’arrêt de sa jarretelle, brise un cintre à habit et se met à tailler une cheville dans la barre inférieure du trapèze. Un sacré futé, ce Gros !

Utilisant le manche de son ya comme marteau, il enfonce la cheville dans le trou ; puis il hume avec insistance.

— M’est avis que j’ai rebouché le flacon, assure-t-il. Reste à savoir maintenant si ce qu’on a reniflé est suffisant pour nous faire pioncer !

Nous nous asseyons. Le vertige continue, mais ne s’amplifie pas.

— On échappera à l’anesthésie, assuré-je.

— Je crois, admet le Gros. Selon toi, qu’est-ce qu’ils vont nous faire ?

— Je pense que lorsqu’ils nous estimerons groggy, ils viendront nous chercher pour nous conduire dans un lieu plus discret.

— Le lieu plus discret que tu causes, ça ne serait pas le fond du canal Saint-Martin, des fois ? Je nous vois assez enveloppés dans du grillage, avec cinquante kilos de plomb pour nous tenir compagnie.

— Allongeons-nous sur le sol, Béru, et attendons la suite. Quand ils entreront, on avisera.

Aussi taudis, aussitôt fée[48]. Nous nous couchons dans des postures adéquates et concomitantes pour attendre la suite des événements.

Une plombe au moins s’écoule. A plusieurs reprises, plus une, je suis sur le point de m’endormir, mais je tiens bon. Et le Gravos également. Enfin je perçois des chocs, le bruit d’une clé qu’on tourne… La porte s’ouvre.

— Laisse, je ferai tout seul, dit une voix feutrée.

Je risque un bout d’œil. Un zig se présente de dos, halant quelque chose de pesant.

Il porte un masque à gaz et tire une gigantesque malle cabine. Il finit d’entrer (comme on dit à Lyon) et referme la porte. Ses projets sont clairs : nous coller dans la malle afin de nous évacuer discrètement de l’hôtel. J’avais vu juste et ce m’est une satisfaction intime.

Le voici qui soulève le couvercle de la malle, puis se penche sur Bérurier. Il commence par le gros œuvre, c’est un courageux. Tel que je crois connaître Sa Majesté, il va sûrement y avoir une clé à la clé. Béru, c’est pas un champion de jute-lui-dessus ou de cas-raté ; ses prises manquent d’esthétisme, mais elles sont efficaces.

Effectivement, A.B. a un geste que je distingue mal. Un seul. L’emmalleur pousse un cri rauque et part en arrière. Il trépigne un brin sur le gazon bien ratissé de la moquette et s’immobilise. Inquiet, je me dresse sur un coude. J’ai en raison de me faire du souci pour sa santé. Le Gros, qui en a sa claque de travailler dans le demi-mondain, vient de lui plonger la lame de son coutal dans la poitrine jusqu’à la garde[49]. Où est-ce qu’il a étudié l’anatomie, Béru, on se demande ! C’est large, une poitrine d’homme, et un cœur ne l’est pas tellement. Pourtant il l’a planté en plein battant : rran !

— Eh ben, dis donc ! murmuré-je, quand tu te mets à jouer Fort Apache, tu ne lésines pas !

— T’as pas vu qui c’est ? demande le Mahousse en arrachant le masque à gaz de sa victime.

Je tressaille en reconnaissant le dénommé Frank Heinstein, l’empoisonneur de la môme Rita.

— Je l’ai retapissé à travers la vitre de son n’hublot, m’explique Béru, alors j’ai plus hésité à lui pratiquer sa césarienne.

Plus une action est intense, plus je me sens survolté, aussi n’hésité-je point :

— Aide-moi, Gros ! je vais récupérer son imper…

— Pour quoi fiche ?

— Tu vas voir !

Il m’aide à débloquer l’Allemand et j’enfile l’imperméable, puis je me mets le masque à gaz. Je fais alors signe à Béru de s’effacer avant d’aller délourder. Comme je le pensais, les deux larbins du prince sont dans le hall, qui attendent.

— Donnez-moi un coup de main ! je leur lance rudement.

Ils s’avancent en appliquant leur mouchoir devant leur figure. Dès qu’ils se sont suffisamment approchés, je foudroie l’Espago d’un monumental ramponneau dans la boîte à ragoût. J’ai tellement billé que ça l’a envoyé dinguer à l’autre bout de la pièce où le poing de Bérurier le termine irrémédiablement.

Le gnace fait atchoum en toutes lettres, et même en lettres majuscules, et s’effondre pour une durée illimitée. Ne reste plus que le Levantin, mon adjudant. Ce dernier n’a pas plus de réflexes qu’une boîte de pilules contre l’acné juvénile. Il demeure immobile, son tire-gomme toujours appliqué sur sa bouche. Son seul souci semble être de ne pas renifler le gaz endormant. Les réactions des hommes devant le danger sont imprévisibles ; la plupart du temps, ils essaient de conjurer une menace en prenant des risques beaucoup plus grands que celui qu’elle constitue. Par exemple, lorsque le feu se déclare dans leur cuisine, ils se balancent du huitième étage.

— Règle-lui son taf ! ordonné-je à Bérurier, vu que je répugne à cogner sur un type sans défense.

Les basses œuvres ne lui font pas peur, au Gros. C’est le volontaire-né, l’engagé d’office, le velléitaire constant, le sacrifié type, le marteau-pilon toujours disponible. L’esprit laveur de vaisselle et nettoyeur de tranchées, il le possède au plus haut degré. L’absence d’imagination, c’est la plus grande force des tortionnaires.

Béru, souverain, s’approche du deuxième larbinus. Il a un beau regard méditatif ; celui de la ménagère choisissant des aubergines sur le marché ; puis il se décide pour un coup de genou dans les bas morceaux. L’autre a les jambes qui génuflexient. Alexandre-Benoît lui cloque un poing de suspension sur la nuque et ce timoré va déguster de la purée de tunnel. Nous voici maîtres de la situation, une fois z’encore. Ce qu’on aura pu se dépatouiller des cas les plus beaux (parce que les plus désespérés) depuis que nous faisons carrière dans la Poule. Notre côté Zorro est tarifé, quoi !

J’arrache mon masque et nous nous évacuons après avoir relourdé soigneusement.

Des rires, des gloussements, nous parviennent aux portugaises.

J’entends la voix suave et rocailleuse du prince clamer :

— Encore ! Encore ! Oui ! Parfait ! Oh ! que j’aime !

— Cette crème d’Altesse est en train de drôlement se divertir, assure Bérurier avec haine. Bouge pas, je vais y arranger le blason à c’t’ endoffé.

— Pas d’emballement, le calmé-je, joue pas les Bonaparte au pont de Lodi, Gros. Maintenant qu’on brûle, s’agit de pas se rôtir les plumes.

Je vais à la porte de la chambre où se déroule la fiesta louis-quinzième et je colle mon œil au trou de la serrure, mais malheureusement, je ne vois rien d’autre qu’un morceau de tapisserie.

Ça glousse, ça glougloute, ça chouchoute, ça broubroute, ça prout-proute terrible là-dedans. Le Parc-aux-Cerfs, Casanova, Sade, les folles nuits d’Andalousie ! Le harem en folie !

— Y a que les huiles pour se payer des orgies pareilles ! décrète le Gros ! Des mecs comme voilà ce prince, c’est bon à nibe, faudrait le flytoxer ! Les révolutionnaires de son bled, ils auraient dû lui sectionner le cigare et lui planter la tronche sur la grille du portail.

— Chut ! intimé-je.

C’est pourtant vrai, ce qu’il dit Béru. La pire calamité de ce monde, c’est les oisifs. Ces pauvres gens riches qui se demandent tous les jours de quel superflu ils pourraient bien avoir besoin. Dans le fond, je les plains d’être riches ad libitum. Ça nécessite un fameux esprit inventif. L’homme, qu’est-ce qu’il lui faut pour avoir de l’appétit à vivre ? Des limites ! S’il n’a pas le souci de déplacer ses frontières, d’étendre son pouvoir, il est malheureux. Kelbel 69 deux fois, il est tellement bourré d’osier qu’il a son portrait peint par Rubens, c’est vous dire ! Remarquez, un prince sans pognon, c’est comme un taxi londonien sans essuie-glaces, ça ne rime plus à rien.

Mais l’heure n’est plus aux réflexions, me dites-vous ? Merci de me le faire remarquer. Si je vous avais pas, je finirais par dire des culteries.

Je sors mon pistolet de mes jupes et je tourne lentement the loquet of the door. J’ouvre… Ces messieurs sont avec des dames. Et les dames leurs font de ces sortes d’espèces d’agaceries qui feraient péter les bandelettes de toutes les momies masculines du British Museum.

Oh ! ce travail ! Surtout comptez pas que je vous le décrivasse car, recta, on m’interdit à l’affichage de vos San-Antonio, mes copains libraires seraient obligés de vous les cloquer à la sauvette dans leurs ouatères. C’est beau d’avoir du style, mais faut pas chahuter avec la morale. La morale, mes fils, c’est la tige de fil de fer qui fait se tenir droite la queue molle de l’œillet. Remarquez que tous les régimes, qu’ils soient de gauche on de droite, sont bien d’accord sur ce point.

Toujours est-il (ça, je viens de téléphoner à mon avocat, pour être sûr de pouvoir vous le dire sans risquer l’échafaud), toujours est-il, redis-je, que c’est plein de dames à loilpé avec nos trois messieurs. On voit des dames avec des messieurs, des dames avec des dames, des dames avec des messieurs-dames. Une sacrée paire de fresques ! Le nœud de vipères ! J’aurais mon Polaroïd sous la main, je prendrais une demi-douzaine de photos, histoire d’assurer mes vieux jours. Sa Majesté Kelbel 69 deux fois est en train de justifier son numéro dynastique avec une grosse bonne femme pieusement vêtue d’une médaille religieuse.

L’ambassadeur et son gigolpince se livrent à un exercice de haute voltige, encouragés à la main par deux très belles filles, tandis que deux autre bergères s’assurent la soudure sur un canapé. Dans le libidinage ambiant, on n’a pas remarqué notre venue. Je zyeute un instant cette scène démoniaque (quelques gouttes de démoniaque dans un verre d’eau, ça dessaoule). Puis je décide de clôturer le festival et de proclamer le palmarès.

— Mettez les aérofreins, m’sieurs-dames ! C’est le moment d’amorcer votre descente !

Ça jette le trouble. Tous les visages se tournent vers moi. Et c’est pour lors que mon pétard m’en choit des pinces. Ce que je découvre me solidifie le bulbe rachidien. C’est tellement inattendu, tellement effrayant ! Si vous saviez ! Vous voulez le savoir ? Vraiment, vous vous sentez aptes à supporter le choc ? Ça va pas vous commotionner le circuit raisineux ? Votre battant, il marche à la digitaline ou il emploie Astra, dites voir ? Parce que je voudrais pas que vous me fassiez une embolie en plein bouquin, les mecs ! De quoi j’aurais l’air avec votre cadavre en guise de signet, hein ? Non, sans charre, vous êtes certains de la qualité de vos vaisseaux, on peut y aller ?

O.K., alors je prends le risque. Figurez-vous que je connais deux des dames folâtres réunies ici pour le contentement du prince Kelbel. Je connais sa partenaire et l’une des deux frivoles qui se grumaient la plante potagère à bulbe. La première citée n’est autre que Berthe Bérurier et la seconde, c’est Odile ! Admettez que pour un coup de théâtre, c’en est deux, hein ? Je ne veux pas me vanter, mais vous pouvez faire la tournée des auteurs à suce-pince, jamais vous ne trouverez dans leurs élucubrations des renversements aussi renversants. Comme l’écrivait naguère le père François dans son bloc-notes sur papier hygiénique : « San-Antonio est l’empereur du coup de théâtre.Je ne lui fais pas dire ! Et pourtant c’est un homme qui a toujours une balance de pharmago sur sa table de travail pour peser ses mots.

Réalisâtes-vous bien la situation, chers lecteurs, chères lectrices et chers illettrés qui n’avez pas le bonheur de me lire ? Berthe en costume d’Eve, avec les roploplos qui battent des mains, le rouge à lèvres façon Epinal d’époque et la chevelure déchevelée. Odile, si menue, si fabuleusement mise en volume par ses chers parents. Odile si douce ! Odile que j’aime ! Odile, quoi ! mêlée à cette partie de galichouillage…

Mon Béru, branlant de stupeur, regarde à s’en faire gicler les lampions cette énorme personne qu’il qualifie pourtant de moitié et qui faillit faire de lui un veuf.

Qui donc a exprimé des doutes sur la bonté de l’homme ? Moi peut-être ? Ça serait assez dans mes manières ! Eh bien non : l’homme est bon. Car notre première réaction, à Béru et à Bibi, ça n’est pas la colère, mais la joie. L’exaltation de retrouver vivantes celles que nous craignions perdues ! N’importe qu’elles fussent nues et dépravées, ce qui compte c’est qu’elles vivent. N’importe qu’elles se fussent abandonnées aux louches extases libidineuses de cette chambre princière ; ce qui nous intéresse, c’est leur présence bien et — ô combien ! — réelle !

— Berthe ! s’égosille l’Enflure.

— Odile ! glapit mon organe surmené.

Le prince à poil se dresse, avec l’air d’un hibou réveillé par le sifflet du laitier. Notre intrusion, en tout cas, lui a coupé le sien. C’est plus un sceptre, c’est une cravate ! Il pantèle. Il est navré. A le voir ainsi démuni, on comprend pourquoi faut coûte que coûte isoler les gens célèbres si l’on veut qu’ils restent célèbres. Y a pas de grands hommes nus, mes fils, rappelez-vous toujours ça et la vie vous appartiendra.

Il a tellement l’habitude du respect d’autrui, du faste et de l’obséquiosité, qu’il ne sait plus comment se tenir ni quoi dire, Kelbel. Il est épaté prodigieusement par notre irruption. Embêté à mort. Disjoint, pour ainsi dire. Il ignore comment on se tient quand on est prince et humilié ; son précepteur lui a pas appris, c’était pas dans le manuel du parfait-petit-monarque. Voilà une grosse lagune à combler, comme disent les Vénitiens. Désormais, les dauphins et dauphines, faut leur enseigner l’art et la manière de subir les outrages, sinon ils sont désemparés quand leur couronne a roulé au ruisseau. Un de mes amis chanteurs me disait naguère ces belles paroles : « Je suis resté simple malgré mon succès.C’est à méditer, à méditer ! C’est dur d’avoir été vedette et de ne plus l’être. C’est pire que tout. On se croit déchu. On l’est ! Il subsiste quelque chose par rapport aux autres, cependant. Ça fait un peu comme les anciens politiciens qu’on continue d’appeler monsieur le président ou monsieur le ministre, alors que tout ce qui leur reste en fait de promotion sociale c’est d’être abonnés à la puissante Compagnie du Gaz.

Il marmonne un truc dans le genre de « qu’est-ce à dire ?Il veut bomber le torse, relever le sourcil, mettre le poing sur la hanche. Mais Béru s’approche de lui. Son bon premier mouvement passé, il devient drôlement teigneux, le Gros. Taureau furax, fonçant sur la muleta, ou plutôt sur l’amulette du prince. Le flagrant délit lui monte au caberlot, à mon cher Bibendum. Il veut réparation, se payer sur la bête, sur la bébête, sur l’abbé bête. Il torgnole Kelbel de première. Il commence par une claque, puissante, pensée, large, appuyée. Et puis il la renouvelle en plus rapide. Et encore. Et encore encore ! Vlan ! Vlan ! Vlan ! On regarde, sidérés, ce gros flic cocu, déguisé en femme, qui soufflette un seigneur déguisé en Adam (c’est pas l’Adam de sagesse). Y a une certaine grandeur dans ces gifles qui crépitent. Vlan… Vlan… Comme ça se poursuit, comme ça se régularise, comme ça prend du rythme, comme ça devient mécanique, on a soudain envie de les compter. On regrette de n’avoir pas commencé à partir de la première. On se dit qu’on fera une estimation ensuite, mais qu’il faut absolument dénombrer ce qui va suivre parce que ça sera long. Une, deux, trois, quatre… Béru ne faiblit pas. Le prince a toujours le même gémissement, le même balancement de tronche… Vlan… Vlan… Dix, onze douze, treize… Une machine, je vous dis ! Bien réglée, bien huilée, garantie sur facture. Béru, un jaloux, mais jaloux jusqu’alors en toute tranquillité. Un jaloux qui se déclenche. Qui en a long à battre ! Tout le monde se tait. Tout le monde regarde, médite et apprécie. La scène n’est pas brutale, ni violente, ni rien… Elle se déroule seulement dans une espèce de quatrième dimension. Dix-huit, dix-neuf… Comment peut-il atteindre à une telle régularité, mon Béru, hein, dites ? Le temps de laisser retomber son bras pour lui donner la possibilité d’un nouvel élan, et le voici qui se relève, terminé par une large main blêmissante. La main s’applique sur la gogne du prince. Vlan ! Vlan ! Kelbel a la joue blanche, puis rouge, puis violette ! Enfin ça noircit. Ça devient de plus en plus noir. Et puis ça enfle… Ça gonfle de plus en plus… Et puis ça crève ! Ça se fissure de plus en plus. Et puis ça saigne. Mais y a que le bruit de la gifle qui change, le rythme, lui, demeure constant. Vlan… Vlan… Quarante et un, quarante-deux, quarante-trois… Il va frapper pendant combien de siècles ainsi, le gros Béru ? C’est pas prévisible. Il a sa main rouge du sang princier. Il ne souffle même pas fort. Vingt ans de technique dans l’art délicat du passage à tabac trouvent brusquement leur justification, leur aboutissement. Vlan !.. Vlan !.. Les yeux de Kelbel 69 deux fois deviennent tout choses. Il a la frime déformée. On dirait que son profil opère une rotation, un demi-tour à gauche, gauche ! J’en suis à soixante-huit gifles lorsque l’ex-souverain du Jtempal s’écroule. La soixante-neuvième beigne de Béru ne rencontre que le vide et déséquilibre son auteur. Alexandre-Benoît exécute une embardée et choit sur un divan opportun.

Là, il reprend souffle.

— Berthe ! appelle-t-il doucement, viens me masser le bras.

Docile, sa mémère s’agenouille près de Béru et se met à lui malaxer le biceps.

Je m’approche alors d’Odile. Elle a un sourire radieux, mais lointain.

— Bonjour, chéri, me fait-elle.

Je la mate attentivement et je m’aperçois qu’elle est droguée à bloc.

— Rhabille-toi, Odile ! lui ordonné-je doucement.

— Oh, chéri, pas encore, on vient juste de commencer…

Je sens du triste, du gluant, de l’amer au fond de moi. Ce qui s’est passé, je ne le comprends que trop bien : Odile a été kidnappée, on l’a amenée au prince qui l’a camée à fond et elle fait une crise érotique. Je voudrais être ailleurs, n’importe où… Marcher dans le froid on sous la pluie. Marcher dans la nuit, droit devant moi. Suivre un remblai de voie ferrée par exemple et respirer l’air mouillé qui sent la soie. Je voudrais ne plus penser. Gommer de mon esprit ces laides images. M’enfoncer dans une profonde fatigue comme dans les draps rugueux d’un lit de campagne. Il y a des moments, comme celui-ci, où l’on se sent loin de la table d’hôte. Quand on est loin de la table, le plus simple est de rapprocher sa chaise, mais quelquefois on a envie de tirer la table à soi, obligeant tous les autres convives à se déplacer. Vous connaissez ?

— Odile, soupiré-je, Bon Dieu, ce que tout ça est con !

Elle me passe ses bras au cou.

— Pourquoi dis-tu cela, Antoine chéri ?

Je me tourne vers les autres partenaires. Ces dernières sont de solides pouffiasses, bien éveillées, bien lucides.

— Appelez un médecin ! leur ordonné-je.

Puis je guide Odile jusqu’à la salle de bains.

Tandis qu’elle obéit, je fais couler de l’eau froide sur ma nuque et je me bassine longuement le visage. Pas de défaillances, San-A. ! Serre les chailles, mon pote ! La vie, ça n’est que l’idée qu’on s’en fait. Les grosses désillusions, faut les chasser à coups d’aspirine, comme les mauvaises migraines. Tenir ! Se mettre les larmes en réserve pour les verser le jour où ça vaudra le coup !

Je retourne dans la chambre orgiaque. L’ambassadeur et son gigolo se reloquent rapidos.

— Police ! leur dis-je, restez à notre disposition jusqu’à nouvel ordre.

— Je suis ambassadeur ! se rebiffe le gâtouillard.

— Si l’affaire s’ébruite, vous ne le resterez pas longtemps.

Il se le tient pour dit et va s’asseoir au salon. La grosse Berthe continue de masser le bras vengeur de son bonhomme. Des larmes dégoulinent sur la face couperosée (de Provence) du Mastar. Il pleure sur ce qu’il a vu, le bon biquet. Il se dit qu’à partir de dorénavant, son ménage ira à la va-comme-je-t’épouse. A moi de sauver la situation. A moi d’oublier mon chagrin pour oindre ce cœur endolori du bel onguent de l’illusion.

Un regard m’a suffi pour piger que, contrairement à Odile, Berthe Bérurier jouit de toutes ses facultés.

— Quelle ordure, ce prince, grondé-je, droguer ainsi ces pauvres femmes pour abuser d’elles…

B.B. me gratifie d’une œillade reconnaissante.

— Droguées ? demande le Gros.

— Sans blague ! m’écrié-je, t’as du velours noir sur les falots pour pas t’apercevoir que nos bergères sont bourrées de haschisch ?

Il mate sa donzelle, laquelle, parfaite comédienne, s’empresse d’adopter un regard cloaqueux.

— C’est pourtant vrai, reconnaît mon adjoint. Je me disais aussi, Berthe faire une bonne manière à un mec devant tout le monde, ça lui ressemble pas. Alors, c’est vrai, ma Guenille, que ce salaud t’a camée ?

Elle joue les Manon, la mère Béru, pour le coup. Dans le style « je suis encore tout étourdi-i-i-i-e ». Elle se prend la coupole à deux mains. Elle bat des paupières. Elle soupire :

— Attends, ne me brusque pas, il faut que je cherche à me souviendre.

— Ah ! dis donc, elle est drôlement délabrée de la pensarde, ma pauvre Minouchette, s’apitoie Sa Majesté. Il a dû bougrement forcer la dose, le Kelbel. Mais il va me payer ça ! Vise un peu ma Berthy, Gars. On dirait qu’elle regarde jouer « Mais te balade donc pas toute nuesur le préavis de Notre-Dame[50] ! Elle a les coquards qui floconnent.

— Bon, c’est pas le tout, tranché-je, maintenant il s’agit d’exploiter la situation puisque nous l’avons bien en main.

— Prêt à la manœuvre ! lance-t-il, revigoré.

Il embrasse sa dame entre les seins.

— Je te ferai oublier tout ça, ma Grosse, promet-il. Tu verras, le temps effacera…

— En attendant, essaie d’effacer l’évanouissement du prince, car j’ai absolument besoin de lui parler ; moi, je m’occupe de ramener Berthe à la réalité.

J’entraîne la dame de ses pensées dans une pièce voisine tandis que Béru rafle une bouteille de scotch pour mieux jouer les soigneurs.

3 L’EFFET DU PRINCE

— Et alors, dame Berthe, attaqué-je, on joue les favorites de harem, maintenant ?

Elle se masse le front, chiquant à l’égarement. Mais, comme c’est moi qui lui ai soufflé son rôle, je ne suis pas dupe.

— La dame aux camélias, ma bonne amie, ça sera une exclusivité pour votre bonhomme, si vous le voulez bien, stoppé-je. Je préférerais que nous jouions cartes sur table car vous n’êtes pas plus droguée que l’agneau de lait en train de téter sa mère.

Elle laisse retomber son bras, renonçante.

— On prend tout par le début, Berthe. Vous étiez chez vous tandis que nous emmenions le coq à l’hôpital. Ensuite ?

Ce qu’il y a de bien avec les frangines comme la mère Béru, c’est qu’elles n’ont aucune honte à s’avouer vaincues. Il s’agit seulement de leur parler net et de leur enrayer la glande à simagrer. La v’là donc qui devient urbaine et claire dans ses explications.

— Je commençais à préparer le repas lorsqu’on a sonné. Une très jolie fille blonde avec un accent étranger se tenait sur le palier…

Elle avale sa salive, tripote sa médaille (laquelle représente Sainte-Pétahouche en train de pêcher la crevette rose dans la mer Noire) et poursuit, en croisant les jambes, histoire de soustraire sa brune, drue et bouclée intimité à mes yeux fureteurs.

— Vous êtes Mme Bérurier ?que demande la personne que je vous cause. « Oui, mademoiselle », je réponds. « Je viens vous prévenir que votre mari vient d’avoir un accident, rien de très grave, mais si vous voudriez bien me suivre ?elle continue. Mon sang ne fait qu’un tour. Je saute dans mon manteau et je la suis. On monte dans une grande auto américaine que conduisait une autre fille blonde. Ça démarre. Comme je chialais tout ce que je savais, la fille blonde me tend un flacon. « Buvez z’une gorgée de ce vulnérable, elle me conseille, ça vous remontera.Je l’obéis. Mais à peine que j’ai bu, voilà la tête qui me chavire et je m’écroule…

Elle est vachement narrative, B.B. Une digne dame de poulet.

Je lui opine sous le nez :

— Ensuite, chère amie ?

— Je m’ai réveillée ici. On m’avait attachée dans ce fauteuil où vous êtes. Le prince et un grand type blond, plus ses larbins, m’entouraient. « Vous avez tort, prince, disait la fille blonde qui participait elle aussi à la réunion, on devrait la mettre au plus vite sous haute surveillance, car elle peut être amenée à jouer un rôle capital. « Ici elle ne craint rien », qu’il a rétorqué, le prince. « Je compte auparavant me donner un peu de bon temps avec cette personne dont les formes m’enchantent. »

Berthe rosit.

— J’étais son genre, quoi, fait-elle. Comprenant que ma vie tenait qu’à un fil, je suis passée par tous ces caprices, nécessité fait loi.

C’est son plaidoyer. Comment lui donner tort ? Pour reprendre ce vieux proverbe libanais dont le révérend père Dechose a fait sa devise : il vaut encore mieux une affolée vivante qu’une vierge morte.

— Certes, poursuit Berthy en baissant le ton, le prince avait des exigences, mais je dois reconnaître que c’était un merveilleux partenaire.

Elle soupire.

— Je ne veux pas avoir de secrets pour vous, cher San-Antonio : il me manquera. Rarement j’ai trouvé chez un homme autant de fougue, autant de forces, autant de malice, autant de…

— Autant pour les crosses ! l’interromps-je. Ça vous fera un souvenir, Berthe, mais de grâce, enterrez-le dans les plates-bandes de votre jardin secret et n’en parlez plus, votre honorabilité en souffrirait.

Elle essaie une larmichette d’un revers de main et se masse les mamelons.

— Quel diable d’homme ! conclut la femme Bérurier.

— Parlez-moi d’Odile…

— La petite nouvelle ?

— Oui.

— J’ai entendu un certain remue-ménage au début de l’après-midi. Des pleurs… Puis plus rien. Les autres filles se sont occupées d’elle. Ensuite elle était docile. Je pense qu’elle, on l’a droguée en effet. Mais après je vous prie de croire qu’elle se payait du bon temps.

Pourquoi l’envie me prend-elle de gifler Berthe et comment m’empêché-je de céder à cette envie ? Mystères.

— Depuis que vous êtes là, avez-vous surpris des conversations entre le prince et ses complices ?

— Non… Après m’avoir amenée ici, la fille blonde lui a dit au revoir et elle est repartie.

— Pour où ?

— Je ne sais pas, mais c’était pour longtemps, à la façon qu’ils se disaient des « bonne chance », des « j’ai été heureux de vous connaître », des « merci de ce que vous avez fait pour moi »…

— Qui remerciait qui ? je demande, intéressé.

— Le prince, dit Berthe. Il en finissait pas de gratuler la fille.

Je gamberge un peu… Scène extraordinaire, mes amis. On est au Seigneurial Palace. On y bute des types. On s’y déguise en femmes. On interrompt des partousettes et on y découvre Odile et Berthe en pleine séance d’introspection rétrospective.

Le Mastar surgit dans l’encadrement.

— Ton prince de mes deux vient de prendre connaissance, annonce-t-il. Je préfère que ça soye toi qui le questionnes. Vu que si je m’en mêlerais il lui resterait plus un bout de crâne pour y poser sa couronne.

Là-dessus, il se jette sur sa chère épouse et la pétrit amoureusement.

— Ma biquette jolie ! il pleurniche. T’as enfin récupéré, dis, poupée rose ? Tu te sens mieux ?

— Oui, soupire Berthe, mais quel calvaire !

Béru lui mordille les cheveux.

— T’as dû en voir de dures, s’apitoie le bon époux. Mais je te ferai oublier, va ! On partira en vacances à Courbevoie, dans l’hôtel de notre voyage de noces, ma colombe bleue. L’essentiel c’est la vie et la santé, Berthy. Rien d’autre ne compte. Et puis l’amour aussi, parbleu ! L’amour, avec un H majuscule… De ce côté, avec moi t’es parée. Pas besoin que je te droguasse pour te pousser au vertigineux, hein, Berthounette ?

Tout en flirtant, il lui masse la nudité. Pressentant des retrouvailles impubliables, je passe pudiquement dans la pièce à côté.

Il est exact que Kelbel ait repris connaissance, à défaut de figure humaine. Un drôle de tuméfié, croyez-moi. Sa tronche ressemble à un topinambour grossi vingt fois. Il a un œil plus bas que l’autre, une joue pareille à un steak tartare et la lèvre qui emprunte une déviation. En somme, Béru a accompli ce que les révolutionnaires tempaliens rêvaient de faire subir au monarque déchu.

J’écarte les autres bergères qui lui bassinent la vitrine avec des serviettes mouillées.

— Caltez, volailles ! leur dis-je, mais ne quittez pas l’appartement sans un bon de sortie, sinon je vous ferai savourer les joies de mon cabriolet deux places à serrure antivol.

Nous voici seulâbres enfin, Kelbel et moi. Il conserve, nonobstant sa défiguration, un certain maintien. Le sang bleu, c’est le raisin des courageux, faut l’admettre.

— Je crois que votre réception intime a tourné court, prince !

Il se lèche un coin de lèvre particulièrement proéminent.

— Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais votre copain Frank Heinstein est un peu mort dans le dressing-room. Et vos larbins-gardes-du-corps sont dans un état alarmant : une vraie Saint-Barthélemy, monseigneur. D’ailleurs, poursuis-je, c’est fou ce qu’on peut dénombrer comme décès dans cette affaire. Laurenzi, Couchetapiane, Rita-la-pétasse… Et je suis sûr que j’en saute.

Ce préambule lui prouve que je suis au parfum de beaucoup de choses.

— Une majesté comme la vôtre impliquée dans une affaire de meurtres, voilà qui va effeuiller le Gotha ! Et lorsque je prouverai — car je peux le prouver — que vous avez participé à des dîners chez des truands, vos derniers partisans courront se faire inscrire au parti communiste jtempalien. Quand on pense que votre effigie décorait les billets de cent godmichés et que vous y étiez représenté avec le grand cordon sanitaire ! C’est vraiment la chute de la monarchie, Majesté.

Il essaie de blêmir sous ses ecchymoses mais y parvient imparfaitement. Comme on dit dans les romans à prix fixe : ses yeux lancent des éclairs. Fort heureusement, la moquette constitue un isolant et les éclairs en question ne me court-circuitent pas.

— Après un cirque pareil, vous allez avoir droit à la une de tous les journaux mondiaux et en caractères plus gras que les pâtisseries au miel de votre pays !

Il a un imperceptible haussement d’épaules.

— Tout ceci pour en arriver à quoi ? demande-t-il calmement.

— Je suis flic, éludé-je provisoirement, commissaire San-Antonio, pour vous desservir, Majesté. J’ai une enquête à mener à bien et il me semble qu’elle ne se porte pas trop mal…

Il attend encore, torchant le sang qui lui sourd des plaies.

Je dois poursuivre. Négocier habilement avec le prince pour le convaincre qu’il doit se mettre à table. Lorsque je saurai ce qu’il sait, j’aurai la clé de l’énigme. Seulement voilà, Kelbel, malgré ses mœurs dissolues, c’est pas une mauviette. Je perçois des soupirs et des onomatopées dans le salon voisin. J’ai idée que les Béru se mettent la tendresse à jour. Dans ce climat « stupéfiant », avec une Berthe en tenue d’extase et un Bérurier en rade d’affection, ça n’a rien de surprenant.

Il a besoin de constater qu’elle est bien vivante, sa grognasse ; besoin aussi de lui démontrer que pour le radada, tout plébéien qu’il soit, il peut souffrir la comparaison avec l’amour monarchique. C’est une forme élémentaire de la lutte des classes ; de la lutte des castes ; de la lutte des cases ; de la lutte des castrats. Que Cupidon soit avec eux !

— Chère Majesté, continué-je, je ne puis vous promettre la discrétion en échange de vos confidences ; néanmoins, si vous me fournissez assez d’éléments pour me permettre de terminer cette enquête, je ferai l’impossible…

Kelbel me virgule un regard dédaigneux de son œil gauche, le droit s’avérant pour l’instant hors d’usage.

— L’impossible ? murmura-t-il.

— Afin d’éviter le scandale. Dites-moi où je peux rencontrer Hildegarde et…

Je me tais brusquement. Tout se passe si vite, tout est si stupéfiant, si romanesque…

Le prince qui jouait machinalement avec sa bague ornée d’un diamant de dix-huit carats (un diamant en or massif, en somme) vient d’en faire basculer le chaton. J’ai lu tellement de récits sur les bagouses à poison, en vigueur sous Henri II et Hitler Premier, que je réalise illico ses intentions. Je lui plonge dessus. Je le culbute ! Je le renverse ! Je l’étreins ! Mais je me prends les nougats dans les plis de ma robe et ça freine ma liberté de mouvements. Quand on est commissaire de police, le port de la robe de soirée est plus délicat que le port d’armes. Je sens le prince devenir tout mollasson dans mes bras. Je le lâche et il choit sur le tapis persan. Mort, Kelbel ! Kelbel mort ! Quelle belle mort ! Kelbel mord encore sa bague vénéneuse. Du cyanure premier choix ! Il est raide comme la justice de Berne. L’œil révulsé, les narines convulsées. Je ne veux pas jouer les plaintifs, mes chéries, mais admettez que je ne mérite pas ça. Ça crève sous mes pas, ça roussit, ça se combustionne comme si je chaussais des lance-flammes. A peine mettons-nous la main sur l’un des pions de ce funèbre échiquier qu’aussitôt il devient poussière. Ainsi de Laurenzi, ainsi de Couchetapiane, de Rita, de Frank Heinstein, du Prince… On me les tue ou ils se tuent. La Mort marche devant moi, à reculons comme un cameraman devant des comédiens. Il suffit que je tende la main vers ces chandelles susceptibles de me donner un peu de lumière pour qu’elle souffle dessus, la Mort, et me les éteigne. Je vais dans une nuit opaque, les bras tendus sur du vide.

Et pendant ce temps, les Béru prennent leur fade de l’autre côté de la cloison. Des décontractés ! Ils font comme chez eux, mieux que chez eux !

C’est beau la vie ! C’est bon l’amour ! La digue, la gigue, la ligue du culte ! Un coma ! Le sensoriel dit merde à l’esprit. Sauve qui peut ; le spermatozoïde passe à l’attaque ! Il quitte son réduit breton, ce petit maquisard intrépide.

Je me dirige vers la salle de bains et je trouve Odile assise sur le rebord de la baignoire, pleurant comme douze Madeleine. Elle paraît dégrisée. Je m’assois près d’elle, je passe mon bras sur son épaule. Horrible à dire, mais j’ai brusquement cessé de l’aimer. Je sais bien qu’elle ne se contrôlait pas, qu’elle était victime d’aphrodisiaques, n’importe : le vilain spectacle m’a libéré de cet amour qui me tourmentait. Un déclic s’est produit en moi. Je ne suis pas fier, mais je n’y peux rien. L’amour, c’est souvent ainsi. Passionnel longtemps, et puis une brutale déconnection se produit et c’est fini, le courant ne passe plus. Grâce au prince défunt, me voilà sauvé d’Odile. A nouveau, San-A. est disponible, les filles. Vaillant petit scout d’alcôve : toujours prêt (en anglais : ready).

— Ne pleure pas, mon chou…

Elle lève sur moi ses yeux baignés de larmes (comme on dit dans les romans pour jeune fille masturbée).

— C’est affreux, Antoine, il me semble avoir fait un cauchemar…

— C’en était un, mon ange !

A poil, qu’il est, l’ange. Déchu sans le vouloir. Mais dégringolé en piqué de son piédestal.

— Raconte-moi ce qui est arrivé, Odile…

Elle essuie ses yeux. Sur le coup elle ne s’aperçoit pas que je ne l’aime plus. Nos relations courent sur leur erre (d’en avoir deux). Ça se détecte pas dare-dare, la désaffection, contrairement à l’amour. Le partenaire malheureux met un certain temps à s’en apercevoir. Un certain temps à y croire, surtout. Il est prêt à couper dans les bobards, à se laisser chambrer. La réalité précède l’affliction. Il suffit d’un mot gentil, d’un baiser furtif pour maintenir les relations au beau fixe.

— Eh bien, lorsque tu m’as envoyée chez ce Couchetapiane, je me suis trouvée sur son palier en même temps qu’un grand type blond… Sans un mot il a sorti un revolver, me l’a montré, puis l’a remis dans sa poche en me faisant signe de le suivre. Nous sommes retournés dans la rue. Une auto noire, une traction, attendait, pas très loin de l’entrée. J’ai voulu m’élancer vers le café où tu m’attendais, mais il me tenait par le bras. Il a grondé : « Non !sur un ton qui m’a fait frémir. J’ai pris place dans l’auto. Une magnifique blonde s’y trouvait. Ils ont parlé en allemand tous les deux, puis la fille m’a tendu une boîte de bonbons en disant : « Tenez, ça vous fera prendre patience !Je ne voulais pas accepter, mais à nouveau, l’homme blond a braqué son revolver sur moi. Ils semblaient tellement impitoyables, l’un et l’autre…

La suite, je la connais. Berthe m’a déjà affranchi… La pastille endormante… Comme le coup du vulnéraire…

— Tu t’es réveillée ici ?

— Oui. Complètement nue. Le prince me regardait avec convoitise. J’ai crié. Alors ils m’ont fait prendre une drogue… Cela avait un goût amer, horrible… Ensuite il m’a semblé que je rêvais. Un rêve pornographique… Il y avait des filles nues, des hommes qui…

Elle se remet à pleurer. Je l’embrasse, apitoyé. Ce pauvre lapin, quand même… Elle faisait ses émaux, Odile. Elle m’aimait. Elle a une petite fille qui vit dans une pension chic… Et puis voilà… Faut s’étonner de plus rien, de nos jours, pas vrai, les gars ? Tout peut arriver, et du reste tout arrive : le concevable comme l’inconcevable. On croit bêtement que l’inconcevable arrive aux autres, mais va te faire considérer ! Un jour ça vous choit dessus : le billet gagnant, l’accident de bagnole, le cocufiage, la Légion d’honneur, la vérole, le grand amour… C’est pour tout le monde, l’exceptionnel. Comme le quotidien ; il suffit d’attendre, d’y croire. Se soumettre aussi, lorsque ça se produit. Pas faire le mariole, pas jouer au martyr, simplement dire banco et subir gaillardement. Les chagrins, à la rigueur ça colle. L’homme le plus démuni est bourré d’aptitudes. Il sait l’empoigner par le bon bout. Mais c’est les grandes joies qui le démontent.

— Essaie de retrouver tes vêtements, chérie. J’ai des gens à questionner.

Le gens que je cause, ce sont les deux larbins bouclés près du macchabe dans le dressing-room. Je les délivre. Ils ont été sérieusement contusionnés par le Mammouth. Une rencontre avec Béru, c’est en soi un accident grave, ça devrait être couvert par les assurances. Mais le Gros n’en tire pas gloire. Ça lui paraît naturel, ce don du Ciel. Il meurtrit ses vilains contemporains avec une aisance, une maestria confondantes. Le Paganini de la mailloche pour ainsi dire. Il n’est pas de ces mecs qui s’épatent eux-mêmes, qui se jugent jaillis du fion de Jupiter. Tenez, il y a quelques mois, je matais sur la deuxième chaîne l’intervielle d’un écrivain barbezilien et j’en suis pas encore revenu de la suffisance du bonhomme ! Pas croyable que ce gros vieux soit à ce point vanneur, redondant, épateur, paonesque ! Fou de lui, extatique devant son œuvre. « Qu’est-ce que je n’ai pas écrit ?qu’il demandait, ce modeste ! Comment peut-on être si vieux et si orgueilleux, à moins bien sûr d’être con comme trente centimètres de boudin ? Patriarche au mitan de sa tribu et de ses attributs ; chiquant au vieux mage, au souverain poncif, il en étalait de toute sa graisse rancie sous le harnois, fustigeant les mecs de la téloche qui l’avaient mal lu, glorifiant son œuvre immortelle, « petafinant »[51] les petits et grands confrères et souhaitant ouvertement leur mort pour pouvoir mieux leur pisser dessus (quand les autres sont sous terre il est plus facile de les compisser que lorsqu’ils se tiennent à la verticale). Un monstre, je vous dis. Une tranche de vie, format pudding. Un délire ambulant. Ce zigoto-là, il n’a pas besoin de la gloire, car il est la gloire, sa gloire ! Je m’étonne qu’il se soit abaissé à s’accoupler, cet onaniste type.

Je voulais fermer le poste, on bien rejoindre Guy Lux sur la première, mais je pouvais pas, il me fascinait, le vieux tricoteur d’auréole. C’est presque beau un gars qui se statufie, qui se masque-mortuaire, qui s’immortalise tout seul. Qui sécrète avec délectation le marbre devant recevoir son effigie, tels ces peintres qui fabriquaient leurs couleurs pour s’autoportraitiser. Je l’ai traité de vieux con pendant deux minutes. Dommage qu’il m’ait pas entendu, le Barbezilien barbeur ! On doit pas insulter un vieillard, je sais bien, mais cet homme si gonflé de sa personne n’a pas d’âge. Il échappe au temps et à toutes les servitudes de la vie. Son vrai don, ça n’est pas d’écrire des choses plus on moins géniales, c’est de se croire à ce point un génie. Un mironton qui traverse l’existence en portant des lauriers en guise de bitos et des ailes en guise de pardingue, il n’a pas droit à la retraite des vieux, non plus qu’au respect dû aux vieux.

Le larbin rouquin est toujours out, par contre, le Levantin est accagnardé contre le mur. Il se dénombre les mandibules d’un index mousseux.

— Comment te sens-tu, Yaudepipe ? je lui demande de mon air le plus facétieux, car vous n’ignorez pas combien j’ai la plaisanterie fastoche.

J’ouvre le couvercle de la malle et fais basculer celle-ci. Le cadavre de Frank Heinstein roule sur le plancher.

— Tu as vu ce qui est arrivé à ton petit camarade ? Si tu ne réponds pas à mes questions, il t’arrivera tout pareil, mon pote !

Le Levantin est terrifié. Ses yeux se mettent à ressembler à deux huîtres posées dans deux soucoupes.

— Il y a longtemps que tu es au service du prince ?

— Depuis toujours, il murmure en achevant de s’exorbiter.

S’il continue d’écarquiller ses lampions de la sorte, il va finir par se déchirer la figure.

— Donc tu l’as suivi en exil ?

— Oui.

— Tu peux m’expliquer ce qu’il traficotait avec une belle Allemande prénommée Hildegarde ?

Le Levantin secoue la tête, sans répondre.

— Tu l’aimes bien, ton prince, je crois piger, non ?

— Je donnerais ma vie pour sauver la sienne !

— Alors je vais te faire faire des économies, fiston. Viens avec moi.

Je l’entraîne jusqu’à la chambre où gît Kelbel 69 deux fois. En apercevant le cadavre de son maître, le valet pousse des cris et verse des larmes en se lacérant la poitrine de ses ongles.

Je lui désigne la bague dont le chaton est ouvert.

— Il s’est empoisonné pour éviter le scandale, fais-je. Si tu es coopératif, je te promets que sa mémoire sera préservée, sinon c’est le gros bigntz dans la presse et son suicide n’aura servi à rien.

Je le laisse lamenter encore. Dans son pays, ça se pratique couramment. Il y a les professionnels de la larme, des gars qui ont leur licence de pleureur et qui sont inscrits au registre du commerce. Certains, même, se constituent en S.A.R.L. (société à rendement lacrymal, ça veut dire) pour avoir droit de faire figurer les oignons sur leurs frais généraux.

Quand il a poussé trente-six cris, cent vingt-deux plaintes et mille quatre cent quarante soupirs, je le réagis[52].

— Bon, maintenant que tu t’es déchargé les glandes, gars, on va discuter. Reprenons ma question initiale. Qu’est-ce que la dénommée Hildegarde avait à faire avec Kelbel ?

— Le père de Mlle Hildegarde était un ami de Sa Majesté. A la chute du Troisième Reich il s’est réfugié au Jtempal où il est mort quelques années plus tard au cours d’une chasse à l’azalée carnivore[53].

— Et alors ? demandé-je après un bout d’instant de méditation.

— Quand Sa Majesté a été chassée du Jtempal par la révolution, elle a reçu ici la visite de Mlle Hildegarde qui tenait à lui exprimer sa gratitude pour ce qu’elle avait fait à son père.

— Quelle est le nom de famille d’Hildegarde ?

— Heinstein !

Je bondis.

— Tu veux dire qu’elle est la femme du zig blond qu’on a refroidi ?

— Non, sa sœur !

— Qu’est-ce qu’ils maquillaient ensemble, les joyeux frangins ?

Le Levantin a un geste indécis.

— Ils aidaient Sa Majesté.

— A quoi fiche ?

— Je ne suis pas au courant.

— Prends garde ! menacé-je, c’est pas le moment de me bluffer !

— Je vous fais observer que j’étais seulement le maître d’hôtel de Sa Majesté, pas son confident, riposte le valet qui se tient à carreau, comme un valet sur quatre.

— Il y a longtemps que Frank s’était joint à Hildegarde ?

— Il venait d’arriver d’Afrique du Nord. J’ai cru comprendre que Mlle Hildegarde avait besoin de lui pour des tâches importantes…

Je devine lesquelles. Liquidation ! Il lui fallait de la main-d’œuvre sérieuse à Hilde pour régler ses comptes. Un expert-comptable du meurtre, en somme !

Ça m’a l’air d’une drôle de famille, les Heinstein, avec le papa chef nazi et les bons enfants trucideurs.

Je biche le valet par son revers et le décolle de terre.

— Comment t’appelles-tu, fils d’hyène ?

— Ramsès Dheû, bredouille-t-il.

— Pour un zig qui n’est, prétend-il, que maître d’hôtel, Ramsès, tu ne répugnes pas aux basses œuvres, camarade. Tout à l’heure, tu nous as bel et bien enfermés, mon pote et moi, dans la chambre à gaz !

— Sur l’ordre de Sa Majesté. Sa Majesté m’a prévenu que vous étiez des hommes de main, à la solde du nouveau gouvernement jtempalien. Nous étions toujours sur le qui-vive.

— C’est toi qui as averti Heinstein ?

— Non : Sa Majesté.

— Et que devait-on faire de nous ?

— Je l’ignore.

Les ébats des Béru ont pris fin et l’on entend la voix claironnante du Gros entonner la Marche des Matelassiers. Ce qui, chez lui, est signe de liesse. Effectivement, la porte s’ouvre sur un Alexandre-Benoît euphorique, réjoui, apaisé. Un Béru rassuré. Un Béru épongé. Un Béru sûr de son destin et qui, en retrouvant sa femme, a retrouvé sa pleine confiance en la vie. Il est en slip et, par un accroc dudit, on aperçoit sa brûlure cloqueuse, son tatouage ravagé dont les caractères se gondolent.

— ’scuse-moi, pour l’entracte, murmure-t-il, j’avais deux mots à dire à Berthe.

— Entre deux mots, faut toujours choisir le moindre, réponds-je.

Il fronce les sourcils en découvrant le prince clamsé.

— C’est toi qui lui as fait passer le goût du caviar, San-A. ?

— Penses-tu. Monseigneur a eu un coup de cafard.

— Et sa couronne était plus là pour amortir le choc, gouaille l’Enflure.

Visiblement il ne me croit pas. Je renonce à le convaincre car le temps presse.

— Maintenant, dis-je au larbin, tu vas m’allonger l’adresse de Fräulein Hildegarde, et que ça saute !

— Je ne la connais pas !

— Son téléphone alors !

— Je ne l’ai pas non plus !

— Et çui-là, tu l’as, oui ou non ? rugit le Gravos en filant un coup de pompe dans le postère de notre homme.

Le Levantin se masse le train d’afauteuillage[54].

— Regardez dans le carnet d’adresses de Sa Majesté, conseille-t-il piteusement.

Le cabinet de travail de sa défunte Majesté est de style Louis XVI, ce qui est tout indiqué pour un prince déchu. Par contre, son Hermès, lui, est d’époque contemporaine. Je le trouve d’autant plus aisément qu’il est posé sur le bureau, bien en évidence, comme s’il attendait que la main san-antonienne vienne le cueillir tel un fruit mûr.

Avec vitesse, précipitation, frénésie et anxiété je l’ouvre à la lettre « H ».

Je n’y trouve aucun nom, mais, par contre, deux initiales : H.H. Ça ne voudrait-t’y pas dire Hildegarde Heinstein, ça ? H.H., les initiales du bonheur. J’ai idée qu’à partir de dorénavant, tout le bonheur risque d’être pour moi. En regard des deux lettres il y a un numéro de téléphone ELY. 50–61.

Je devrais peut-être pas le faire, mais tant pis, quand on commence à avoir la rate au court-bouillon, on ne prend plus de précautions. C’est l’histoire du zig qui rentre chez lui après plusieurs mois d’absence, il va pas attendre l’ouverture des pharmacies pour se jeter sur Bobonne.

Je compose le numéro en question. Peu m’en chaut[55] des conséquences. Me v’là inspiré, les gars. J’ai les cellules parfaitement oxygénées. Berthe vit, Odile vit et je ne l’aime plus, ce qui me donne sur tous les tableaux ce sentiment d’absolue libération sans lequel l’homme d’action ne peut pas actionner convenablement.

Quel égoïste je fais, tout de même ! Mea culpa, comme disait un latiniste qui ne voulait pas se laisser sodomiser. L’égoïsme, c’est le vrai fossé qui sépare l’homme de la bergère. Ça commence après le repas du dimanche, quand l’épouse se tape la vaisselle tandis que son matou visionne sports-dimanche. Un univers, ça représente ! C’est son égoïsme naturel qui a permis au mâle de dominer la femelle. La femme console et cajole l’homme qui pleure. Et l’homme se contente de grogner à la femme qui pleure : « Oh, non, chiale pas, je t’en prie.Pourquoi ? Parce qu’un chagrin de femme le dérange, comme le dérange une maladie de femme. Il a le monopole de la peine et de la souffrance comme il a le monopole des décisions, l’homme. En vertu de cette grande vérité, croyez-moi, mes amigos, le plus moche des conditions masculines, c’est d’être le mari de la reine d’Angleterre.

Ça zonzonne à l’autre bout. Deux fois, trois fois… Pas de réponse… Trop tard, Hildegarde est partie, comme annoncé par Berthe. J’attends encore un brin. Ça carillonne cinq fois, ça carillonne, six fois, puis sept, et huit[56] ! Ça carillonne neuf fois et c’est au moment que s’amorce la dixième, au moment où je vais raccrocher qu’on dépote le combiné et qu’une voix de femme, rauque mais veloutée, basse mais claire, froide mais mélodieuse déclare :

— Allô ! j’écoute…

En réalité, biscotte l’accent, elle a dit textuellement : « Hhhhallô ! ch’écoute ».

Est-ce l’organe d’Hildegarde ? A cette idée, mon battant se met à carillonner lui aussi.

— Ici, Ramsès Dheû, le maître d’hôtel de Sa Majesté, je chuchote en m’efforçant d’adopter l’accent du domestique, pourrais-je parler à Mlle Heinstein, de la part de Sa Majesté ?

Un bref silence. Puis la voix murmure.

— Raccrochez, je vous prie, on va vous rappeler.

Déclic. Je repose l’appareil. Une drôle de petite méfiante, cette sœur ! Elle ne laisse rien au hasard. J’attends, me demandant si je ne lui ai pas mis la puce à l’oreille. Peut-être ces gens avaient-ils un code pour s’appeler, un mot de passe ? Heureusement, la sonnerie ouatée du biniou retentit. Je me hâte de décrocher.

— Ici, Ramsès Dheû, dis-je. C’est Mademoiselle ?

— Que voulez-vous ? telle est la réponse laconique.

— Il vient d’arriver malheur à M. Heinstein, débité-je à l’amazone…

The silence ! Ça point-d’interrogationne dans l’écouteur. Est-ce l’émotion qui la rend muette, on bien se gaffe-t-elle d’un coup d’arnaque ? Qui vivra verrat (comme disait une truie de mes relations). Puisque me v’là lancé, je continue :

— Je ne sais pas si Mademoiselle est au courant, pour ces deux policiers déguisés en femmes ? M. Heinstein devait s’en charger. Mais ils n’étaient pas endormis et l’un d’eux a poignardé M. Heinstein. Nous sommes tous intervenus et nous avons pu les maîtriser, seulement dans la bataille Sa Majesté a été sérieusement blessée. Il faudrait un médecin. Je ne sais que faire…

La voix se décide enfin à se manifester.

— Ne faites rien, nous arrivons !

4 PAYEZ ET EMPORTEZ !

Vous avez lu le Martyre de l’Obèse ?

Non, je ne pense pas. Béraud, c’est râpé, passé de mode, passé de monde. La littérature de papa ! Ils sont une tripotée de gloires d’avant-guerre (la provisoirement dernière) à avoir disparu.

Sauf Céline qui monte, qui monte, et qui n’en finira pas de grimper, parce que lui, il a fait mieux qu’écrire des livres : il a inventé le cri littéraire.

Les autres ? Giraudoux, Gide, et déjà Cocteau, et bientôt Mauriac, et presque Claudel, du passé, dépassés, aux archives ! On les met à mijoter dans des limbes. Un jour, plus tard, ils referont peut-être surface ; c’est pas sûr. Ça dépendra d’un tas de facteurs et de leur manière de sonner. La littérature, c’est un flot qui change de couleur, de vitesse, de débit selon la géographie du temps. Y a des écrivains de guerre, des écrivains de paix, des écrivains de pets (comme moi) et des philosophes. Les philosophes, on les perpétue en fac, mais les honnêtes tisseurs de phrases, les scrupuleux pisseurs de copie, on peut pas se douter combien la mort leur est fatale. En même temps que leurs glorieuses dépouilles, c’est leurs œuvres qu’on inhume. Leurs vers aussi ont des vers. Bon, pour vous en revenir, le Martyre de l’Obèse, qu’est-ce que c’est ? L’histoire d’un gros mec qui convoite une dame. Il se meurt d’amour pour elle, mais comme il est bourré de graisse elle lui refoule les ardeurs, la mâtine, jusqu’à ce qu’un beau matin elle se file au pageot, jambes ouvertes en lui disant « Tiens, mon gros, sois heureux ! ». Il est abominablement commotionné, le martyr. Ça lui coupe ses effets, ses envies, ses ardeurs, ses désirs, ses sentiments. Black-out total. L’obèse n’obèse pas. Tragique ! Pourquoi ce préambule ? Parce que je pense au cas du martyre de l’obèse en attendant la venue d’Hildegarde. Voilà une fille qui occupe toutes mes pensées depuis deux jours. Elle me hante, elle m’obnubile, me débilite. Je la cherche frénétiquement dans tout Paname. Je donnerais quinze jours de votre vie pour lui mettre la main dessus. J’en ai le cervelet qui tourne en moelle, qui fait l’œuf coque… Mon crâne, c’est un melon trop mûr quand je pense à elle. Et puis le miracle se produit. Elle va arriver. Je l’attends ! Vous entendez bien ? JE L’ATTENDS ! Ça devrait me galvaniser, me transporter, m’exubérer. Eh ben non, mes filles. Je tire-bouchonne du bulbe au contraire. Je ressens une mystérieuse tristesse, celle des aboutissements. S’assouvir, c’est le plus horrible de l’existence. Beau et navrant comme le tourbillon final du feu d’artifice, quand ça tournoie, quand ça pétarade en rouge, en bleu, en jaune dans les hautes altitudes. Tout s’embrase, tout devient apothéose, c’est-à-dire finale. Le finale d’une revue à grand spectacle ? Lugubre ! Ça transporte, certes, mais pour vous laisser tomber de plus haut.

Hildegarde, je vais la connaître. Belphégor, un peu… La jonction si ardemment souhaitée va s’opérer. La jonction crée l’orgasme ? Que non point ! Elle est source de mélancolie, génératrice de regrets indécis. Ah ! méandres de mon âme, parviendrai-je à vous suivre jusqu’au bout du labyrinthe ?

Je prépare l’opération, comme le regretté Dillinger préparait le braquage d’une banque, et Napoléon la capture du soleil d’Austerlitz. Faut que tout soit réglé, qu’il n’y ait pas de faille, pas de fausse manœuvre. On a bouclé le diplomate, son julot et les radasses dans la chambre du fond, sous la surveillance de dame Berthe et de gente Odile.

On a entreposé le cadavre du prince et le domestique espago sérieusement abîmé dans le grand salon. Voilà une nouvelle manière de faire le ménage. Restent trois pions de manœuvre sur l’échiquier. Le plus important : San-Antonio (merci, j’ai les chevilles bandées) ; le second, Bérurier, le troisième, Ramsès Dheû, c’est le plus délicat. Nous avons besoin de son concours. C’est lui qui va devoir introduire Hildegarde dans l’appartement. Je le sermonne bien. A ma manière, évidemment.

— Si tu joues franco, mon bonhomme, parole d’homme je te laisse faire ta valise et filer tout de suite après. Sinon, c’est la prison, le déshonneur, le blason du prince souillé.

— Sans compter une tronche au cube ! complète Bérurier en faisant virevolter ses gros poings.

Toujours en slip, l’Eminence. Il a donné sa belle robe à sa femme qui en avait envie. Leur cadeau de retrouvailles !

— Toi, Béru, décidé-je, tu vas te planquer dans le hall, il y a précisément une tenture derrière laquelle tu pourras te dissimuler et surveiller le comportement de Ramsès. S’il bronche, s’il dit un mot de travers, s’il adresse une mimique à la dame, tu l’assaisonnes d’un coup d’arquebuse, vu ?

Je lui tends un revolver trouvé sur Heinstein. Le Mastar en vérifie le chargeur et le cran de sûreté.

— Banco ! lance-t-il sobrement.

Puis, promenant le canon de l’arme sous le nez du maître d’hôtel, il susurre :

— M’oblige pas de déboucher le flacon, esclave, vu que Buffalo Bill n’était qu’une mazette, à côté de moi. Je te faufile une dragée dans le temporal avant que t’aies eu le temps de compter jusqu’à un.

— Lorsqu’on sonnera, poursuis-je à l’adresse du Levantin, tu iras ouvrir et tu conduiras Hildegarde dans le dressing-room jusqu’au cadavre de son frangin. Alors j’interviendrai.

Me tournant vers le Gros, j’enchaîne :

— Quand tu m’entendras parler, tu te pointeras pour couper la retraite. Si Mlle H.H. t’oblige à défourailler — faut tout envisager — ne lui bascule surtout pas une prune dans le vital, j’ai coûte que coûte besoin d’avoir une conversation avec elle.

— Lu et approuvé, tranche mon vaillant camarade.

Il doctorise :

— Je réalise parfaitement le sérieux du travail, San-A. Y aura pas de bavures ce en quoi me concernant.

Il ne nous reste plus qu’à attendre…

Attendre, penser à autre chose pour mieux se concentrer le moment venu. Le Gros est assis près de sa tenture. Le larbin a pris place dans un fauteuil du hall et moi dans un autre, face à lui.

Le Martyre de l’Obèse…

Il l’était un peu, obèse, Béraud. Une solide fourchette ! Seulement y a qu’un truc qu’il a pas pu digérer : les Anglais. Pas tellement pétainiste dans le fond mais anglophobe ! C’est pire. Pétain, maintenant, ça boume. Il retrouve ses couleurs d’Epinal. On l’aménage en attendant de lui déménager la dépouille à Douaumont. L’Histoire, avec les années, elle s’éclaire au néon. Faut toujours qu’elle prenne sa signification avec vingt-cinq piges de retard, celle-là. Dommage pour ceux qui la fabriquent. C’est des pépiniéristes qui plantent pour un futur auquel ils ne participeront pas. On ne fabrique un présent confortable qu’en bricolant le passé. C’est tellement malléable, le passé. Bourré de cartes biseautées. On lui dégage à volonté l’as de pique on la dame de cœur, le roi de trèfle ou le valet de carreau. Un mec s’en donnerait la peine, le docteur Petiot, il en ferait Jeanne d’Arc et de Wiedmann le docteur Schweitzer. Le temps viendra qu’on gueulera « Vive Hitler !je prophétise énergiquement.

Vive… A bas… Les deux uniques formules de l’Histoire, cette roulure, cette pétasse ! Vive… A bas ! Ses pulsations ! Y a jour de Vive et jour d’à bas, comme chez les tripiers !

Ça fait tantôt une demi-plombe qu’Hildegarde a annoncé sa venue. Je commence à me demander si elle radinera, lorsque le timbre mélodieux de l’entrée retentit. Je me dirige à pas de léopard[57] vers le dressing-room, non sans avoir, du geste et du péremptoire, rappelé à mes deux équipiers les rôles qu’ils ont à jouer. Fissa, je m’introduis dans la penderie, m’y tapis et retapisse l’entrée de la petite pièce. Je vous jure que j’ai le guignol en chamade, les gars ! Ça se trémousse vilain dans ma région cardio-vasculaire.

Je perçois la voix levantine du Levantin qui murmure :

— Par ici !

Une fille emmitouflée dans un manteau de daim bordé de loutre et portant un bonnet de même métal pénètre dans la pièce. Du coup, mon émotion se met en torche. La personne en question n’est pas Hildegarde. Ça y ressemble comme genre, comme âge et comme blondeur, mais ça n’est point elle. Mon petit doigt qui jouit d’une jugeote extraordinaire me murmure qu’il s’agit là de la mystérieuse compagne de la belle Allemande.

Elle s’accroupit devant le cadavre de Frank Heinstein, face à moi, ce qui me permet une vue dantesque sur ses dessous, ses dessus et ses sens dessus dessous. De quoi priver de salive six douzaines d’escargots de Bourgogne ! Elle avance une main calme sur le mort et lui ferme les yeux.

— Si on lui avait fait ça avant, il se serait pas vu mourir, dis-je en sortant du placard.

Ce qui la surprend peut-être le plus, c’est de me voir fringué en nana. Je dois faire anachronique dans ma robe des dimanches. Elle se dresse et recule d’un pas, ce qui la met dans les bras musculeux et nus du cher Bérurier. Elle se retourne, et à son regard effaré, je comprends qu’elle reconnaît le Mastar.

— Hildegarde n’est pas avec vous ? je demande.

Elle ne répond rien. C’est fou ce qu’ils sont peu causants, les protagonistes de cette affaire. Pour leur en arracher une, faut des forceps, et encore, quand ils consentent à l’ouvrir, ils cannent. On enquêterait chez des carpes, je vous parie que ça irait plus vite.

— Peut-être qu’elle cause pas français, cette beauté biautifoule, suggère le Gros.

Effectivement, la gosse se met à jaspiner en chleu moderne, comme pour lui donner raison.

Je ne tergiverse pas, ayant raté naguère mon brevet de tergiverseur par la faute d’un examinateur grincheux qui prétendait me faire tergiverser à l’envers.

— On va aller bavasser de tout ça chez elle, tranché-je et je me fais fort de dénicher un interprète.

— Et si elle te refile pas son adresse ?

— Tu oublies que j’ai son bigophone, Alexandre-Benoît.

Je trotte tuber aux services tandis que mon Sancho surveille la jolie demoiselle. Ils sont tous joyces à la maison Rebecca. Triomphants, les amours !

— Oh ! San-A., m’interpellephone le préposé, on vient de retrouver la DS noire que tu réclamais. Elle est stationnée dans la rue Tilante, juste derrière le Seigneurial Palace.

— Merci du renseignement, gloussé-je.

— On suppose que son passager n’est pas loin et on a établi une planque pour le cueillir…

— Vous supposez comme des dieux, applaudis-je, mais pour ce qui est de la planque, une civière suffira, vu que le gars est tellement clamsé que si on peignait son portrait, ça donnerait une nature morte !

Je lui résume brièvement les chapitres 3 et 4 de la troisième partie de cet ouvrage et lui réclame l’adresse correspondant au fil de la belle Allemande.

— Bouge pas, collègue, on va te trouver ça, promet-il.

Mais, sans tenir compte de son exhortation, je bouge au contraire. Mes cellules viennent d’avoir un sacré coup de chaleur au point que ma cervelle doit être meunière et qu’il ne lui manque plus qu’un peu de beurre noir et quelques gouttes de citron pour avoir l’air comestible.

Je me dis textuellement ceci, deux points ouvrez les guillemets :

« L’acolyte d’Hildegarde ne parle pas français. Or, puisqu’on t’a répondu en français au téléphone, c’est que t’avais bien Hildegarde à l’appareil.Vous me suivez bien, bande de noix ? J’sais pas si c’est une idée que je me fais, mais vous m’avez l’air tellement truffes par moments qu’on se croirait en plein Périgord ! Enfin, faites semblant de piger, ça me permettra de poursuivre pour les futés qui s’impatientent et qui sont allés fumer une cigarette dans l’antichambre de la page de garde. Je continue ? Bravo !

Hildegarde a répondu « NOUS arrivons. Or seule sa copine a rappliqué. Pourquoi ? Parce qu’en se pointant devant l’entrée privée du Seigneurial, elles ont vu la DS noire du frangin surveillée par des condors. Ça leur a donné l’éveil et seule la collègue est montée. Vous me comprenez, les lambins de la matière grise ? Je suis prêt à vous parier ce que j’ai en double contre ce que vous n’avez pas du tout que votre brave Hildegarde est à quelques encablures d’ici, au volant de sa tire, à guetter les abords et même les environs immédiats. Dites, sérieusement, vous prenez le pari ? Trop dégonflés, hein ? Vous savez que vous perdriez.

Tout à ma frénésie, je n’entends pas les vitupérations de mon correspondant dans l’appareil. C’est au moment de quitter le burlingue de Kelbel que je me ravise.

— Ouais ? grogné-je.

— Qu’est-ce que tu fabriquais, collègue ?

— Je réduisais une fracture à une mouche qui vient de se casser une jambe en tombant du plafond. Alors ?

— Je voudrais pas te vexer, collègue, mais c’était pas marle à trouver, ton Elysée, il est dans tous les bons annuaires…

Idiot à dire, mais c’était tellement simple que l’idée ne m’était pas venue de vérifier. Le numéro de bigophone de Mam’zelle Hildegarde me semblait être codé. J’avais l’impression qu’il fallait une grille pour découvrir à quoi il correspondait.

— Dis voir ? grincé-je, fou d’impatience à la pensée que Fräulein Mystère est peut-être en train de se débiner.

— La Galerie Chmoutz, boulevard Haussmann.

— Quel numéro ?

— Je peux pas te dire, y a une chiure de mouche mal placée sur mon annuaire, rigole mon confrère en raccrochant.

Béru tient notre prisonnière en respect.

Pas en grand respect à vrai dire puisqu’il se gratte le dargeot de sa main libre tout en l’admirant de ses beaux yeux en meurette.

— Je suis pas contrariant de nature, me dit-il, mais j’aimerais savoir ce qu’on fiche de tous ces macchabes et de toutes ces gonzesses, San-A. ?

— Continue de prier pour les uns et de veiller sur les autres, lui dis-je, et passe-moi ta rapière !

Il me laisse enfouir le revolver dans mon corsage.

— Tu vas au bal des Petits Pageots blancs, Mec ?

— Attends et ouvre l’œil. Fais bien gaffe à cette pécore surtout, tu sais que nos petites Teutonnes sont plutôt du genre espiègle ?

Je franchis la lourde et dévale l’escadrin en retroussant mes jupes pour aller plus vite.

La rue Tilante est cette petite voie bourgeoise qui part de l’avenue de droite pour aller au carrefour de gauche. Elle est bordée de grilles d’immeubles cossus et semble parfaitement quiète.

La DS louée par feu Frank Heinstein stationne pile devant l’entrée privée du Seigneurial. Evidemment, comme le copain projetait d’embarquer une malle lestée de nos carcasses, il tenait à s’économiser le trajet. J’ai deviné juste… Elle est bath, la planque des poulmen’s brothers. Pour la discrétion, faudra les peindre façon camouflage de para, les héroïques guetteurs. Je reconnais Dupied et Landoffé, deux navrants de la maison Bigorne. Leurs pardingues grisâtres, leurs cache-nez et leurs gants de laine, leurs chapeaux à petit bord relevé constituent pis qu’un uniforme. On saurait qu’ils sont flics, même s’ils se mettaient du déodorant aux pinceaux, avec un accoutrement pareil. C’est signé Parapluie, une doublette de ce cru ! Tout juste s’ils ne s’asseyent pas dans la bagnole pour être certains de ne pas manquer son conducteur. Deux sentinelles stoïques, plantées à chaque bout du véhicule, la goutte au nez et la mine si faussement innocente qu’on a envie de leur mettre une pancarte d’aveugle sur le baquet et de remplacer leur pébroque par une canne blanche, histoire de les rendre plus discrets, de mieux les incorporer dans l’anonymat, des les faire pénétrer dans le paysage à toute force. C’est en voie de disparition, le poulardin de cet acabit. Maintenant on les compte ; bientôt on les statufiera pour les exposer au musée de la Rousse. Ils seront sur des planches en couleur dans le dictionnaire de la Rousse, fatalement ! Une époque policière qui se meurt ! Tout meurt ! Les grandes figures, les autres… Les autres, ça coule tout seul, mais les grands, ça coince un peu au passage, la poulie des fossoyeurs gémit. Quand ils clabotent, on se dit que le monde va être mutilé. Et puis non, ça se cicatrise en vitesse. On les oublie aimablement, quels qu’ils aient été : Fausto Coppi, Kennedy, Jean XXIII, Laurel et Hardy, l’Aga Khan, Piaf et consorts, Piaf et consœurs… On les remplace, on s’en passe. Le grand prodige, c’est que tout le monde se passe de tout le monde. Tous les moments sont bons pour disparaître. Y a pas d’instants propices aux derniers instants. Embarquez ! Que ça soye de l’arrêt du cœur ou de la raie du cul, sublime ou honteux, c’est kif-kif bourricot. Et puis je débloque : une mort honteuse ça n’existe pas, comme n’existe pas un chagrin honteux.

Donc, les poulets près de la chignole d’Heinstein… Un poème ! Homérique ! je fais mine de rajuster ma fourrure sur le perron et je virgule un coup de périscope hâtif. La rue est à sens unique. Par conséquent, si Hildegarde a repéré les matuches, elle a continué son chemin. Si elle poireaute, ça ne peut qu’être dans le sens du dégagement… Je tourne à droite et m’éloigne du Seigneurial à petits pas, sondant de mon œil acéré l’intérieur des automobiles en stationnement.

Je m’en farcis une bonne douzaine et j’approche du bout de la rue Tilante. Me suis-je gouré ? Des fois que je gamberge à côté de la montre, après tout ! On se fait des berlues dans notre job. Suffit qu’on ait mis dans le mille à plusieurs reprises pour se croire détenteur d’un pouvoir magique. L’homme, il se prend vite pour la fée Marjolaine.

J’atteins l’extrémité de la rue sans avoir repéré de déesse blonde dans une guinde. Je suis vexé. Déçu, mais surtout vexé. Me v’là dans l’avenue du Président-Harouaména-Chouïa-Barka[58], large et silencieuse.

Les bagnoles sont parquées en épis dans la contre-allée, semblables à des bêtes de somme dans une immense étable.

J’oblique à droite, me disant que si j’étais automobiliste et que j’atteigne l’extrémité de la rue Tilante, c’est à droite que je tournerais. Objectez-moi que malgré ma robe, je n’ai pas une psychologie féminine et vous aurez bien raison. Je descends l’avenue puisqu’elle est en pente et que j’ai fait mienne la devise des Savoyards : « Nos cœurs vont où coulent nos rivières.J’examine en vitesse une théorie de chignoles lorsque mon attention est attirée par un nuage de fumée qui s’échappe d’une Porsche rangée quelques mètres plus loin. Une vitre du véhicule est légèrement baissée, malgré le froid, pour permettre l’évacuation de la fumée d’un… fumeur. Ce fumeur serait-il une fumeuse ? A cette perspective, c’est mon cerveau qui fume ! Nous fûmes bien inspirés ! Par la vitre de la lunette arrière j’aperçois une chevelure blonde. Hildegarde ! Je sors délicatement le zigomar à bastos de mon corsage. Je l’assure bien in my hand (l’anglais, c’est comme les radis, ça vous revient toujours), m’appliquant à le dissimuler sous ma fourrure. Je décide de la coiffer côté passager. Je me filerais bien un petit coup de gnole avant de jouer ma grande scène du trois. Ne serait-ce qu’une lampée de cette horrible whisky qu’on picole dans les lunchs de mariage — et qui ne provient même pas des plus modestes Uniprix. Je marche, tortillant du fignedé pour faire vrai. Ma main gauche se balance le long de mon flanc. Me v’là à la hauteur de la portière. En un éclair j’ai biché la poignée et ouvert. Ça sent le parfum riche, la fumée blonde, la jolie fille…

— Hildegarde, me voici ! clamé-je en bondissant, pistolet braqué, à l’intérieur du véhicule.

C’est elle, elle tout à fait elle ; elle, en plein ! elle, pour de bon ; elle, comme je l’imaginais ; elle, comme je l’espérais. Elle, à n’en plus pouvoir ! Superbe, racée, bouleversante, ensorcelante, excitinge, sensuelle, troublante, irréelle, suave, grisante, merveilleuse, foudroyante, à croquer !

Elle a les plus beaux yeux du monde, la plus belle bouche du monde, les plus beaux cheveux du monde, la plus belle peau du monde ! Ses ondes vous papouillent, son odeur vous chavire, son regard vous liquéfie. On a envie de la prendre dans ses bras, de fermer les lampions, de promener son nez sur son corps, d’y promener ses lèvres, d’y promener son batifoleur à contrepoids. On voudrait plaquer toute la surface de sa peau sur la surface de la sienne. Adhérer sans restriction, sans rater une molécule de cette fille. On rêve de devenir timbre-poste, voire, à la rigueur, de quittance, et se coller à elle après s’être fait humecter la gomme par sa langue. On paierait une fortune pour un salivage total.

Ma fulgurante irruption dans sa Porsche l’a à peine troublée. Un self-contrôle pareil, y a plus que les fakirs de l’Inde mystérieuse qui possèdent le même.

Elle me considère comme si j’étais une simple paire de godasses dans la vitrine de chez Clarence. En daim ! Je me sens devenir daim sous ce regard lucide et froid.

— Police ! m’efforcé-je d’articuler. Tout est fini, ma jolie. Votre frangin est mort, le prince est mort, votre blonde amie arrêtée. Ça se termine comme dans du Shakespeare, par le fer et le poison. C’est une hécatombe générale. Vous allez maintenant devoir rendre compte de vos actes, emphasé-je.

Un peu pompelard, hein ? On voit que je suis troublé. J’ai sûrement les yeux en branches de sapin. Elle s’en rend compte. Un sourire ténu flotte devant elle, comme dessiné sur un calque et plaqué sur son visage immobile. Un sourire en surimpression, quoi !

Elle me fait songer à ces étranges, à ces mystérieux visages peints par Fra Angelico, le peintre des anges.

— Bon Dieu, ce que vous êtes belle ! soupiré-je. J’aimerais tellement mieux vous emmener passer un week-end chez Carrère à Montfort-l’Amaury plutôt qu’à la Maison Parapluie.

Je finis d’exhaler mon soupir.

— Cela dit, mignonne, réagis-je, vous allez mettre gentiment votre voiture en marche et nous conduire jusqu’au quai des Orfèvres.

Jusqu’alors, elle n’a pas proféré le moindre mot. On dirait qu’elle se fout éperdument de ce qui arrive et de ce que je lui bonnis.

Avec pourtant une déroutante docilité, Hildegarde actionne sa clé de contact. Vous l’avouerai-je ? Ça me tracasse le subconscient, de la voir aussi passive ; je me dis que c’est pas dans les manières d’une fille qui liquide son prochain sans broncher et kidnappe les gens avec la plus rare témérité. Ça cache des manigances. Ça fait redouter des coups fourrés bien fourrés, des arnaqueries de classe, des combines inspirées de James Bond.

— Je tiens à vous préciser, Hildegarde, qu’à la moindre alerte je défouraille, quel que soit le regret que j’en éprouverai par la suite ! précisé-je en relevant le museau de mon feu. J’ai horreur d’allumer des dames, surtout quand elles sont aussi baths que vous, mais chez moi le sens du devoir passe tous les autres (et Dieu sait cependant si les autres sont au point).

Elle ne dit rien, démarre.

— Vous connaissez le chemin ? Direction la Seine ! Ensuite vous la remontez jusqu’au Pont-Neuf.

Elle roule calmement. Ses mains sont posées sur le volant avec grâce. Elle porte un ciré noir, brillant, qui exalte sa blondeur et le ton ocré de sa peau. Un bonnet de fourrure noir gît sur la banquette arrière. J’en vois, parmi vous qui chuchotent à l’oreille de leur voisin : « Mais pourquoi diantre cet idiot de San-A. emmène-t-il Miss Meurtre à la baraque Poulardin au lieu d’aller récupérer le Gros et l’autre frangine ?Vous êtes trop cartésiens pour être heureux, les gars ! Ça finira par vous jouer des tours, des contours et des tours de con. Un de ces quatre, à force de vouloir connaître le comment et le pourquoi de toute chose, vous finirez pas vous demander si vous êtes intelligents et vous vous retrouverez vite dans des abîmes de tristesse. Enfin, je vais tout de même vous rencarder bien que j’aie aucun compte à vous rendre… J’agis de la sorte car ma principale préoccupation est d’isoler les deux souris. Eviter dorénavant tout contact entre elles avant la grande confrontation.

Je ne perds pas une fraction de seconde ma prisonnière de vue. Elle pilote à moyenne allure, avec beaucoup de calme et de sûreté. Pas le genre de frangine qui conduit au frein, vous donnant l’impression de voyager dans un fauteuil à bascule…

— Je suis certain que nous allons avoir une longue, une très longue conversation, vous et moi, Hildegarde…

Comme elle ne moufte toujours pas, ça m’agace et je lui dis :

— D’ordinaire, les femmes sont d’un naturel bavard. Je n’ai pas encore entendu le son de votre voix, ça ne vous ennuierait pas de prononcer quelques mots, n’importe lesquels, pour que je puisse déguster l’organe. Au téléphone, tout à l’heure quand je jouais le domestique, votre accent m’ensorcelait…

Elle m’adresse un nouveau regard, suivi d’un sourire plus appuyé.

— Rien ne presse, me dit-elle, nous allons avoir le temps de parler…

— C’est vrai, conviens-je, vous avez tellement de trucs à m’apprendre.

Je voudrais commencer à lui faire raconter sa vie, histoire de se mettre en langue, lorsqu’elle m’interrompt :

— Pourrais-je avoir une autre cigarette ?

— Ce serait avec beaucoup de volontiers, ma jolie, mais j’ai oublié mon sac à main au vestiaire.

Elle s’anime quelque peu.

— Vous êtes drôle, en travesti. Je vous préfère habillé en homme.

— Car, bien entendu, vous me connaissiez ?

— Depuis deux jours j’ai eu l’occasion de vous apercevoir.

Elle revient à son envie de fumer initiale.

— Il y a des cigarettes dans la boîte à gants, vous me permettez d’en prendre une ?

— Doucement ! m’écrié-je, comme déjà elle avance la main. Je crains les feintes, douce amie. Je vais vous la donner et même vous l’allumer personnellement.

J’actionne de ma main droite le trappon de la boîte à gants après avoir fait passer le revolver dans ma main gauche.

Elle a un léger haussement d’épaules qui veut dire à peu près : « Pauvre cloche de sale poulet ! »

— Où sont-elles, vos sèches, ma belle ? je demande, ne sentant aucun paquet de cousues sous mes doigts.

— Au fond.

Ma paluche s’engage plus avant. Je veux pas vous faire marrer, mais je ressens une étrange langueur morose tout à coup. Cela se nomme l’intuition, mes fils. J’ai l’obscur sentiment que quelque chose ne tourne pas rond rond rond.

— Je ne…, commencé-je.

J’en dis pas plus. J’éprouve une douleur aiguë sur le tranchant de la pogne. Ça m’a piqué violemment. Je retire ma main et j’avise une grosse goutte de sang.

D’instinct je regarde l’intérieur de la boîte à gants. Dans le fond de la niche une aiguille est dardée, qui scintille doucement à la lueur de l’éclairage extérieur. Pas le temps de me demander si elle contient du curare ou du cochon. Un balancement vertigineux s’opère à l’intérieur du gars Bibi, fils unique, choyé et préféré de Félicie, ma brave femme de mère. Le monde devient opaque. Dans un halo orangé, qui vite tourne au gris, je vois s’élargir le perfide sourire de Mlle Hildegarde Heinstein.

Elle a été plus forte que moi.

Elle m’a possédé magnifiquement.

Peut-être bien que je vais clamser[59]. Si c’est le cas, pour la Saint-Ballot, n’oubliez pas de fleurir ma tombe !

Je rêve que je me balade dans un jardin plein de citronniers. Y a du soleil, des fontaines glougloutantes… Je rouvre les vasistas. Le soleil m’aveugle. Renseignements pris, je suis couché sous une très forte ampoule. J’ai dans le bol le martèlement continu d’une sorte de tambourin, vu que mon cœur me remonte jusqu’aux tempes. Vous parlez d’une pompe refoulante ! Y a de la pression ! Je me réunis en assemblée plénière afin d’aviser sur ce qu’il convient de faire et je décide à l’unanimité de me flanquer à la verticale, histoire de voir de plus haut où je suis et ce qui s’y passe. Mais des clous, comme disent les tapissiers quand ils n’arrivent plus à tapisser contre les murs à cause de leur prostate. J’ai une chaîne aux jambes, maintenue serrée par un autre cadenas. Elle a de la méthode, Hildegarde. Je tourne la tête, ce qui me permet de constater que je me trouve dans un vaste local surmonté d’une verrière à travers les vitres de laquelle je vois la lune comme je vous vois (elle a même votre expression). Le décor est insolite, comme on dit dans les conversations choisies. D’énormes statues blanches de conception très moderne, dressent leurs volumes stylisés sur des socles de marbre… Je me souviens de ce que m’a appris mon collègue, au tubophone, tout à l’heure : le numéro de fil d’Hildegarde est celui d’une galerie. Je vous parie un coup double contre un simple d’esprit que c’est dans son repaire que la môme m’a amené après ma perte de conscience.

Les statues représentent (tant bien que mal, disons plus exactement qu’elle les suggèrent) des hommes nus, style Cro-Magnon ; des dames dodues aux tétons teutons ; des mémées momifiées aux mamelles mesquines[60] et des gamins gorgés de graisse et d’agrumes. C’est du Maillol, en moins puissant.

Un bruit de flotte (d’où évocation de fontaines dans mon rêve) se fait entendre, tout au fond du local. Quelques reptations me permettent de découvrir Hildegarde, vêtue d’une combinaison de mécano bleu ciel, en train de gâcher du ciment destiné (je le présume), à gâcher ma vie. Car, enfin, je ne vois pas ce qu’une meurtrière de son envergure pourrait faire avec du ciment frais à minuit dans un hangar près d’un flic qu’elle a enchaîné et… Mais oui, Dieu lui pardonne : dénudé ! Car je suis nu, mesdames. Nu comme un ver qui passe le conseil de révision. J’en éternue. J’en frissonne…

— Eh ! Fräulein ! l’interpellé-je, vous n’auriez pas une vieille couverture, car je sens que je vais attraper la mort, ce qui vous ôtera le plaisir de me la donner !

Elle vient à moi, ses jolies mains gantées de caoutchouc, sa frimousse criblée d’éclaboussures.

— Qu’est-ce que vous manigancez ? je lui demande en réprimant l’anxiété qui pourrait s’infiltrer dans ma voix.

— Je m’apprête à vous donner la suprême consécration, commissaire.

— C’est-à-dire ?

Elle se baisse, empoigne ma chaîne antérieure, et me hale vers le fond du local. Une statue en forme de couvercle de sarcophage repose sur le sol, face en avant. Elle est évidée en son milieu, suffisamment pour héberger le corps d’un bel athlète de mon envergure. Pas besoin de me projeter la bande-annonce pour que je me fasse une opinion sur le programme.

— Cette statue est un gisant, commissaire. Elle représente Apollon endormi. Je vais vous loger à l’intérieur et couler du ciment par-dessus. Lorsqu’il sera dur on le polira et la statue sera exposée. Peut-être un amateur éclairé l’achètera-t-il pour orner son parc ?

— Vous avez raison, murmuré-je, c’est la gloire.

Elle s’agenouille près de moi.

— Peur ? demande-t-elle.

Ses yeux luisent comme ceux d’une fauvette (féminin san-antoniesque de fauve). Elle est gourmande de sévices raffinés, Hildegarde. C’est pas la fille d’un distingué tortionnaire nazi pour rien !

— Juste ce qu’il faut pour vous exciter, belle enfant !

— J’aime bien votre cran, apprécie-t-elle.

Et alors, croyez-moi ou allez vous faire greffer un cou de canard à la place de votre ridicule fifrelin, mais la voilà qui m’embrasse. C’est osé, non, en un pareil moment ? Elle a lu Sade, cette nana. Elle l’a réinventé. Sa bibise, malgré ma situation critique, me file de l’émoustillanche dans la résidence surveillée. J’ai le perturbateur de draps de lit qui salue aux couleurs, l’erratum qui érectionne, le taratata qui contorsionne, le par-ci par-là qui participe, le fanfan qui tulipe, le d’artagnan qui darde, le bénévole qui bénéficie, l’oubangui qui charrie, le richelieu qui drouhose, le roux qui combaluze, et le tout à lavement.

Re-bisouille. Et attouchements hardis. Elle a une façon de vous statufier, cette dame, qui n’est pas dans une musette. La reine du ciment prompt ! La déesse du ciment armé ! Je me mets à croire, dur comme fer, à ses vertus aphrodisiaques. C’est Antinéa ! Elle aussi, elle collectionnait les matous et les déguisait en bibelots.

Je me demande où elle veut en venir. Elle ôte sa combinaison pour me le montrer.

Oh ! pardon ! Cette innovation, mes amis ! L’amour à la galérien : enchaîné ! Comme Prométhée, mais j’attends mon Héraclès. Elle prend mon passif à sa charge, l’incorpore dans son actif. Lavoir et le doigt ! Asseyez-vous, mademoiselle, vous êtes ici chez vous ! Et largue les voiles, y a de la houle ! Ça monte au sommet de la vague, ça redescend ! Ils sont tous de Belfort ! Vive les chevaux de bois, maman ! Encore quelques voyages et je suis à vous ! Oh la belle bleue ! Hausse-moi, que je voie la fusée volante ! Et ils rentrèrent tête basse ! Merci, Mam’zelle Hystéro, ça c’est du noble !

Quand sa séance de home-traînée, d’homme-traîneur est terminée, elle murmure, du même ton qu’elle a eu pour me demander si j’avais peur :

— Heureux ?

— Plus qu’infiniment, Hildegarde, c’est un beau cadeau d’adieu que vous venez de m’offrir là. Mon seul regret éternel sera de n’avoir pas pu faire rebelote.

Nouveau rire, presque amusé. Elle s’approche de son tas de ciment et le vérifie de la truelle.

— Pas encore à point, dit-elle.

— Alors, non contente d’être sculpturale, vous êtes en outre sculpteur, Hildegarde ?

— J’ai toujours aimé cet art.

— Mieux que l’amour ?

— Autant.

— Lequel des deux nourrit le mieux sa femme ?

Elle fronce les sourcils, mais son regard un bref instant courroucé s’apaise.

— L’amour, cher commissaire. Et ce sera toujours ainsi.

— En attendant que votre colle[61] soit prête, vous pourriez peut-être m’affranchir afin que je meure pas sans arrière-pensées.

— A quoi bon ?

— Vous n’aimez pas les cercles fermés, Hildegarde ? Ma vie, je l’ai consacrée à résoudre des mystères et à aimer des femmes. Vous m’avez déjà accordé de finir dans une merveilleuse félicité charnelle, allez jusqu’au bout de vos largesses et guérissez ma curiosité afin que mon moral ressemble à mon physique.

— Bavard ! me lâche-t-elle tout de go. Bavard de Français ! Que voulez-vous donc savoir ?

— Tout !

— C’est trop, je n’ai que deux ou trois minutes à vous accorder.

Le temps de confectionner un œuf coque à condition encore de l’aimer mollet.

— Mon enquête m’a appris que vous cherchiez un homme ? Un quinquagénaire ?

— Eh bien ?

— J’aimerais savoir de qui il s’agit ?

— Je pense que son nom ne vous dirait rien.

— Allez-y tout de même…

— Wolfgang Ster.

En effet, ce blaze ne me fait pas plus d’effet qu’une pilule purgative à une fosse d’aisance.

— Connais pas.

— Je vous avais prévenu.

— Et qu’a-t-il fait, ce gentleman ?

— Quelque chose qui n’est pas d’un gentleman, et qu’il a payé très cher…

— Quoi donc ?

Au lieu de répondre elle touille son ciment, comme un cuistot vérifie la consistance d’un soufflé.

Je comprends que mon heure a sonné. Et je pense qu’au lieu d’essayer d’apprendre la vérité, je ferais sans doute mieux de trouver un moyen pour me sortir du merdier. Seulement, avec les bras enchaînés dans le dos et les jambes entravées, un type, même puissant et ingénieux, est bon à nibe.

J’ai beau me trémousser des méninges, l’idée salvatrice tarde à jaillir.

— Ça va y être, apprécie Hildegarde.

— Qu’avait-il fait, votre Wolfgang, qui justifiât tout ce pastis, Hildegarde ?

— Il avait trahi honteusement la confiance du prince. Kelbel l’avait recueilli au Jtempal, à un moment où, comme beaucoup d’Allemands, Ster était traqué par les polices internationales…

Elle a un léger coup de nostalgie que je comprends, maintenant que je suis au courant pour son dabe.

— Pendant des années, poursuit-elle, il l’a royalement hébergé. Lorsque des troubles ont éclaté dans le pays du prince, ce dernier a confié une partie de sa fortune personnelle à Wolfgang Ster sous forme de diamants, pour qu’il les lui déposât dans son coffre, en Suisse…

— Et au lieu de remplir sa mission, Ster a fourgué les cailloux ?

— Vous avez deviné.

— Lorsqu’il s’est réfugié en France, le prince vous a chargée de retrouver le type en question ?

— Nous savions que Wolfgang ne se complaisait qu’en compagnie de prostituées.

— Et c’est dans ce milieu que vous l’avez cherché avec un acharnement qui vous honore, ricané-je. Vous avez vraiment la reconnaissance poussée à l’extrême pour embrasser cette profession, à moins que vous ne l’exerciez déjà ?

Elle rougit. Pourquoi, juste ciel ?

— Je l’exerçais déjà en Allemagne, avoue-t-elle, mais pourquoi parlez-vous de reconnaissance ?

— Parce que je suis au courant des relations qu’entretenait le prince avec Monsieur voue défunt papa.

Un cerne bleu souligne son regard battu.

— Il est temps ! dit-elle.

— J’ai encore plusieurs choses à vous demander…

— Dieu éclairera votre lanterne, commissaire !

Elle me fait pirouetter avec le pied. Me voici face contre terre. Alors, Hildegarde empoigne la chaîne de mes jambes et celle de mes mains et me soulève, vous m’entendez ? Vous mordez la force de Mademoiselle, dites ? Comme ça… Rrran ! D’une secousse… Je quitte le sol… Je me balance à vingt centimètres du plancher. J’essaie de gigoter, de me tortiller, mais elle tient bon. Je suis maintenant au-dessus de la statue qui va me servir de sarcophage. Floc, la môme lâche tout. Je m’estourbis dans la pierre taillée. Mon nez pète comme un marron trop cuit, ma bouche aussi, je mange mes dents, mes arcades cèdent. Je donne, malgré mon étourdissement, une violente secousse pour m’extirper de cette cavité. J’y parviens à demi, par l’hémisphère sud : heureusement qu’Hildegarde avait éteint mes ardeurs, sinon j’allais me déguiser Gugus en ressort à boudin ou en mètre pliant.

Je m’apprête à évacuer mon berceau de pierre (tiens ! c’est joli, ça), d’une deuxième secousse de l’hémisphère nord, lorsque je morfle sur la nuque un de ces coups de goumi qui comptent dans la vie d’un flic. Madonna, quelle vigueur ! On voit qu’il appartenait à une caste privilégiée, M’sieur Heinstein père, et que chez lui on ne pleurait pas l’huile de foie de merluche aux mouflets. Elle est biscoteautifiée, Hildegarde. Les poids et haltères, c’est son blaud. Je déguste sans bavure cette chiquenaude d’éléphant et je m’expédie dans le sirop pour affaire me déconcernant.

Du noir… Des cercles concentriques, comme dans la boutique des opticiens. Et encore du noir… Confusément je sens du lourd sur mes jambes, du visqueux, du mouillé, du gluant, de l’épais, du dense. Ça pèse de plus en plus. Ça s’étale. Ça me gagne, ça m’envahit, ça me submerge, ça m’engloutit. Elle est en train de cimenter notre amitié !

San-A. statufié !

Et de son vivant !

C’est exceptionnel, non ?

5 DANS LEQUEL ON EN APPREND BEAUCOUP… ET DE BELLES !

Une immense rumeur…

Une rumeur qui n’est peut-être que le grondement de mon sang dans mes tuyaux ?

Non, puisqu’elle se précise. J’entends la voix altière du cher Béru. Ineffable musique ! Allons, fais un effort, San-A. ! Et soulève tes paupières cimentées pour, une fois encore, jeter un regard désabusé sur le monde. La mort t’emportera un jour. Mais plus tard. Mais ailleurs. Quand on perçoit l’organe du Valeureux, on n’est pas canné. Je rouvre mes beaux yeux si chargés de séduction que je suis obligé parfois de prendre un sac tyrolien pour les coltiner. Je suis toujours dans le local aux statues. Béru, lui, est toujours en slip. Crépi de ciment, ruisselant de sueur, il s’évertue sur mes chaînes, lutteur de foire superbe et infatigable. « Encore vingt francs, m’sieurs-dames et je brise la chaîne ! »

Il s’aperçoit que j’ai repris conscience et me vote un clin d’yeux. Se permettant une pause, il s’essuie le front d’un revers de bras sale, ce qui lui macule la devanture un peu plus.

— Je vais te dire, déclame le Puissant, c’est pas que t’as pas l’intelligence ; mais c’est la persévérance qui te manque.

— Qu’entends-tu par là ? soupiré-je.

— On se kidnappe une sœur chez le prince. Elle nous baragouine en chleu, je te suggérasse alors bêtement que peut-être elle pigeait pas le françouze et toi, aussi sec, tu décroches. Tu prends mon hypothèse argent comptant, San-A. Tu cherches et trouves son adresse, et tu nous moules comme des malpropres pour radiner ici où ce qu’on t’a fait ta joie de vivre dans les grandes largeurs ! C’est un peu braque comme système. Un peu cavalier !

— Tandis que toi, Grosse Pomme ?

— Tandis que moi, je prends mon temps, je suis un méthodiste, Mec. Mon côté terreux, probable. Seulement j’arrive à temps quand il faut arriver à temps !

— Raconte !

— La fille de chez le prince, Isabeau, elle s’appelle.

— Comment, le sais-tu ?

— Voyez méninges ! dit-il en se frappant le bocal. Dès que t’as été tiré j’ai voulu en avoir le cœur net qu’elle causait pas français. Alors je la biche au grand écart des autres et je lui chuchote :

— Maintenant que le boss est parti, si on conclurait un petit marché, vous z’et moi ? quèque chose comme un gentelman agrémenté.

Du beurre, mon pote ! Du Beurre ! Un vrai velours ! Elle a pas pu résister à la tentation. La v’là pour le coup qui se met à déballer un français que le mien, à côté, ferait presque pas sérieux.

— Qu’avez-vous à me proposer ? elle demande.

— Ça pour commencer, hypocrite ! je lui rétorque en lui assaisonnant une baffe pour grande jeune fille.

Le Gros s’acharne sur mes entraves.

— Tu me connais ? enchaîne-t-il tout en me déchaînant. Je suis le bon garçon, serviable et plutôt galant, mais quand la rogne s’empare, je me connais plus. Tous ces meurtres, tous ces attentats : à la matraque contre Laurentine, à la mitraillette contre nous deux, à la pudeur contre Berthy, ça m’avait dégoupillé l’hépatique. En plus, de constater que cette garcerie de fillasse venait encore de nous chambrer, ça m’a congestionné. J’ai vu rouge, quoi !

— Et alors ?

— Alors la môme est à l’hosto, ellipse-t-il. Mais avant son admission, elle a craché ce qu’elle savait, je te le jure, depuis son nom, son adresse et en continuant par le reste.

Mes chaînes de mains tombent, vaincues par la poigne béruréenne. Quel cadenas saurait résister à la vigueur du cher A.-B. ?

— Tu fusses été là, reprend le Fameux, recta tu m’empêchais de la cuisiner façon Béru, vu que tu seras toujours bécasson avec les sœurs bien roulées et qu’ont l’œillade en grain de courge. Moi, ce que j’ai besoin, c’est de mes coudées franches quand je suis en interrogatoire. Chez le prince j’ai pu prendre mes zèzes, laisser galoper mon imagination.

— Bref ?

— Bref toi-même ! s’insurge mon ami. Je radine ici comme Zorro pour sauver la fille du shérif qu’est ligotée sur la voie du train sibérien, et tout ce que tu trouves à me remercier, c’est bref !

M’est avis, qu’il subit un coup d’orgueil, le Gros. Les lauriers de sa victoire lui chauffent la rotonde. Va falloir l’anoblir, le convoyer d’urgence sur la Chambre des pairs, ou sur celle des paires ; des pairs d’Angleterre ou des paires de couilles (c’est souvent du kif).

— J’ai hâte de savoir, m’excusé-je…

— Ce qui m’a chauffé à blanc contre elle, poursuit le Mastar, plein d’indulgence, en s’occupant de me déferrer les nougats, c’est sa malveillance en ce dont qui concerne mon oncle. Moi, tu me connais ?

— Oui, Béru, soupiré-je, je te connais, de haut en bas, de l’intérieur et de l’extérieur, de gauche à droite et en diagonale, mais je t’en supplie, raconte de façon cohérente, j’ai la comprendette qui fait roue libre à t’entendre vagabonder de la menteuse !

— Ce que t’as aussi qui te jouera toujours des mauvais tours, c’est ton impatience, sermonne-t-il.

Dites, les beautés, comme revue de détail de mes défauts, ça se pose là ! Il a entrepris le grand ramonage de printemps, Bérurier.

Pourtant, se léchant la sueur qui lui perle dans le goulet de la lèvre supérieure, il continue.

— Figure-toi que Kelbel était un copain du père nazi d’Hildegarde… A la fin de la guerre, il a sauvé la mise du gars ainsi que d’un autre dont je me rappelle plus le blaze…

— Wolfgang Ster, dis-je.

— Oui, c’est ça, paisible-t-il.

Puis il fait un double look à la Laurel et Hardy et s’égosille.

— Comment t’est-ce que tu sais ça ?

— Parce que je ne suis pas aussi truffe que tu parais le croire depuis un moment ; vas-y, poursuis !..

Le cœur n’y est plus. Je lui ai fauché l’allégresse. Coupé net l’avide bonheur de révéler.

— Donc, fait-il, le type en question, comment déjà ?

— Wolfgang Ster.

— D’accord. Le Gangster était pote au prince. Quand la révolution a éclaté au Jtempal, Kelbel lui a remis des diams…

— Pour qu’il aille les déposer dans un coffre en Suisse, mais Wolfgang a préféré les sucrer pour son compte !

Il sévérise tout de go :

— T’es décourageant, Mec. Si t’es au parfum, dis-je, pas la peine que je te joue mon concerto pour nouilles aux œufs frais si tu le connais par cœur !

— Là s’arrêtent mes connaissances, le libéré-je, à partir de dorénavant, ce que tu vas dire, c’est de l’entièrement neuf, du bénéfice net pour toi !

Ça le requinque.

— Gis go ! Le prince est flouzé et, qui plus est, détrôné. Le v’là qui radine à Pantruche. Il a prévenu la fille de son camarade Heinstein qu’est prostipute à Hambourg. Elle radine pour l’aider à retrouver l’arnaqueur, lequel se planque sous des faux blazes, vu qu’il est recherché pour nazisme. Ce zig, c’est un amateur de pétasses. D’où l’esploration des différents points de prostitution de Paris par Hildegarde, tu suis ?

— Je !

Il m’ôte ma seconde chaîne. Quand y a plus de chaîne, y a du plaisir. Je me fais jouer les muscles, les articulations, les membres…

— Après, mon Gros ?

— Hildegarde a été tuyautée. Elle a appris que le Gangster…

— Wolfgang Ster, en deux mots qui se décomposent en prénom et nom, rectifié-je.

— Et si je préfère l’appeler Gangster tout court pour la commodité du transport ? se rebiffe le Dodu. Tu trouves que ce diminutif lui va pas ?

— Entièrement d’accord avec vous, baron. After ?

— Hildegarde a donc appris que le Gangster s’est mis en cheville avec Laurenzi pour couler les gadins[62]. La v’là qui s’introduit dans les relations de Laurenzi, comme pensionnaire de sa turne d’abord, puis, une chose en amenant d’autres, comme amie. Elle se fait un allié de Laurenzi et lui demande de l’aider à mettre la paluche sur Gangster.

— Minute, tu ne m’as pas dit si Laurenzi avait bradé les pierres du nazi ?

— C’est là que je m’ai filé en rogne. Cette ordure a prétendu qu’il avait branché le Frisé sur mon oncle, comme quoi tonton Prosper eusse été un receleur de grande envergure.

Béru se claque les jambons.

— Tu vois d’ici ? Tonton dans sa métairie, avec sa paillasse et son coq pour copain, chiquant les grands cracks du recel dans la bouse de Saint-Locdu-le-Vieux ! Y a de quoi s’extirper les boyaux pour en faire des blagues à tabac, non ?

— En effet.

Ça l’a mis de bonne humeur, cette perspective.

— Qui est la dénommée Isabeau par rapport à Hildegarde ?

— Une amie d’enfance, elles ont fait les Beaux-Arts ensemble. C’est elle qu’est propriétaire de cette galerie dont tu es dans l’annexe du fond de la cour. Paraît qu’elle est entretenue par un riche maniaque de la finance. Ces deux bergères se sont si tellement bien démenées qu’elles ont fini par découvrir que le Laurenzi les berlurait et qu’il trafiquait avec Gangster.

— C’est pourquoi elles lui sont serré le corgnolon jusqu’à ce que mort s’ensuive ?

— Exact.

Il se rembrunit.

— Auparavant elles avaient appris le décès de mon tonton et elles pensent que c’est un coup de Gangster destiné à clore le bec à mon pauvre onc’.

— Parce qu’elles le croient réellement coupable de recel ?

— Exact. D’où ma colère légitime, San-A. J’ai exposé mes arguments à la sœur, comme quoi un Bérurier ne trempe pas dans des combines de ce genre.

— Des arguments frappants, je suppose ?

Il montre ses phalanges écorchées.

— La preuve !

— Et alors, j’avoue que je ne pige plus la suite. Pourquoi s’en sont-elles prises à toi, à Laurentine, à ta Grosse ?

— Parce que, dans l’intervalle, elles ont retrouvé le gars qu’elles cherchaient, le Gangster en deux mots. Il a avoué sa copulation avec Laurenzi, mais en plus, il les a lui aussi fait naviguer dans son barlu personnel en prétendant avoir vendu les bouchons de carafe à mon tonton. C’est à cause qu’elles sont allées fouiller la ferme de Saint-Locdu, le soir de l’enterrement. Au paravent, comme disent les Chinois, elles avaient réglé son compte à Laurenzi.

— Elles n’ont rien découvert ?

Il pâlit et m’accable d’un regard blanc et souligné de bistre.

— Dis voir, San-A. Tu suspicionnerais mon oncle Prosper, toi z’aussi ?

— Ça m’a échappé dans le feu de l’action, Gros, amende-honorablé-je.

Il consent à m’absoudre.

— Ces garces ayant appris qu’on héritait, elles se sont jeté le dévolu sur nous autres, comprends-tu ?

— Parce qu’elles croyaient que tu avais les pierres ?

— Elles ignoraient. Elles se trouvaient dans un nomade slang, ce qui les a inquiétées, c’est d’apprendre que je fusse flic. Elles se sont assuré la personne de ma Berthe à toutes fins utiles. Elles voulaient me tâter le terrain, d’où ce rencart à la foire du Trône. Ce qui a tout gâché, c’est toi. En te voyant, elles ont cru à un braquemard, je veux dire à un traquenard. Le frangin qu’elles avaient appelé de Tunisie où qu’il tient une boîte de jeu, pour les aider, nous a défouraillé dessus. Après quoi ils ont cavalé chez moi pour fouiller, vu que de jour ils n’avaient pas z’osé, craignant un retour éventuel de moi-même. Ils sont tombés sur Laurentine et l’ont estourbie.

Je marche un peu dans le local. Je vais au lavabo du fond pour me nettoyer. Le Mastar me suit, docile comme un gros toutou qui marche sur les talons de son maître.

— Le reste, t’es au courant, conclut-il.

— Rita et Couchetapiane dans tout ça ?

— Elle a connu Rita en tapinant. C’est par son jules qu’elle a fait connaissance de Laurenzi.

— Dis voir, qu’ont-elles fait du dénommé Wolfgang Ster ?

— Elles l’ont torturé, lui ont piqué son paquet de flouze pour le restituer au prince, à défaut des pierres.

— Et puis ?

Béru a un geste large pour me désigner l’atelier.

— Et puis elles lui ont fait ce qu’on venait de te faire, mon pote ! Le camarade nazi est parmi nous en ce moment. Dans quelle estatue, ça reste à découvrir…

Il passe en revue les énormes, les germains personnages de pierre qui nous environnent.

— Peut-être là-dedans, dit-il en flattant la croupe d’une matrone ; peut-être là-dedans, continue le Gros en montrant les vestibules d’un éphèbe à la mâchoire carrée et au ventre musclé.

Je suis propre maintenant. J’enfile une blouse blanche accrochée au mur.

— Comment as-tu eu l’idée de venir ici ?

— Le pressentiment, mec. Quand je suis radiné, tout était vide, mais y avait de la fumaga de cigarette blonde dans l’air. J’ai aperçu alors la statue à la renverse, bourrée de ciment frais. Me souvenant de ce que l’Isabeau venait de m’apprendre sur le sort de Gangster, j’ai eu l’idée de touiller le potage, du temps que ça n’était pas pris. Je t’ai sorti de la complètement groggy. Dix minutes de bouche-à-bouche je m’ai payé… Mon bonheur quand t’as poussé un soupir… Une minute de retard dans les transmissions et on te rayait de l’état civil, San-A., soit dit sans me vanter.

Je le chope par le cou et lui plaque une monumentale bise sur ses joues plâtreuses.

— Combien de fois déjà m’as-tu sauvé la vie, mon Béru ?

Il écrase un pleur plus salé que de la morue en baril.

— Et toi, dis, San-A. ? Nous deux c’est réciproque, alors on est quittes.

— Où sont ces dames ?

— Berthe et Mme Odile ? A la maison. Et fais confiance qu’elles se boucleront à double tour et que pour leur faire ouvrir, suffira pas de leur dire qu’on vient relever le compteur ou leur proposer le calendrier des éboueurs !

— Les larbins du prince ?

— Le rouquin est à l’hosto avec Isabeau, l’autre je l’ai fait mettre au frais.

— Bravo !

— Quels sont tes projets dans l’immédiat, San-A. ?

— Prendre un bain bien chaud, boire un scotch bien frais, mettre des fringues bien masculines et me lancer sur les traces d’Hildegarde.

— Ça va pas être commode, une nière aussi organisée doit posséder des positions de repli…

— Elle s’apprêtait à partir en voyage, m’a dit Berthe qui a assisté à des adieux de Fontainebleau entre elle et le prince…

— Nacht la Bochie, je suppose ? Mamzelle nazifiée a dû rejoindre sa base.

— C’est également ce que je suppose, Béru.

Le Gravos pilote ma guinde et la drive vers mon domicile. Moi, je gamberge en profondeur à cette affaire. Admettez, mes z’enfants, qu’elle est pas piquée des hannetons ! Mieux que dans un roman d’espionnage, hein ? D’ailleurs y a pas de mal à faire mieux. Dans les bouquins d’espionnage, on cultive l’infantilisme. Lorsque deux messieurs doivent se filer rendez-vous, au lieu de se téléphoner, comme on fait en pareil cas, ils louent deux barques au bois de Boulogne. Y en a un qui a mis son message dans une boîte plombée peinte en rouge et qui la largue au mitan du lac, tandis que le second, nanti d’un appareillage de plongée, pique une tête dans la baille pour aller le récupérer. Et sur le message, y a écrit (en code) : « Trouvez-vous demain à 14 heures à la terrasse du Fouquet’s.C’est ça, le roman d’espionnage. Une supercomplication des actions les plus banalement quotidiennes. La recette, je vous la donne pour si des fois le cœur vous en dirait.

— A quoi t’est-ce tu songes, San-A. ?

— Le sais-je, mon ami ?

Moi, quand j’entreprends un bouquin d’espionnage, je vais jamais plus loin que la vingtième page. Notez que lâcher un livre à la page 20 c’est pas grave ; ce qui l’est c’est de le larguer à la page 180. Peut-être que les miens vous les moulez à cette distance, non ? Trop farfelus ! Trop abracadabrants ? Vous y fiez pas, à mes outrances, passez outre mon argot de cuisine, mes amours, on a le droit de mettre son cœur devant des miroirs déformants pour qu’il fasse moins cœur et un peu plus con, non ?

— Ce qui me fout en renaud, c’est les avatars de mon pauvre oncle Prosper ! murmure le Dodu, dents crispés. Un brave homme, un peu radin, pris comme tête de pipe par ces sauvages, c’est démoralisant, tu ne trouves pas ? Je me demande s’il a vraiment été refroidi, et par qui ?

On arrive à notre pavillon de Saint-Cloud. Tout est éteint. Félicie dort. Mais d’un sommeil si léger qu’elle allume avant que je sonne.

En me voyant dans cette blouse blanche, elle s’inquiète :

— Qu’est-ce qui t’est arrivé, mon pauvre grand ?

Le pauvre grand la rassure, invente des prétextes apaisants. Il fait bon ici. On est en sécurité. Passé la grille du jardinet, c’est l’odeur de lessive et de cire fraîche, les gentils relents d’échalotes, la touffeur de la maison heureuse où flotte une sagesse de mère attentive. La tendresse de Félicie a fini par se matérialiser. On la sent comme on sent la brise, les soirs d’été, quand la journée a été chaude et que le jour meurt dans toute sa gloire. Félicie, son amour pour moi ressemble à une brise fraîche, faite pour calmer et pour endormir.

— Pendant que je prends mon bain, téléphone à la Maison mère, Gros, des fois qu’ils auraient du nouveau de leur côté à propos de la môme. Tout à l’heure, j’ai refilé son nom de famille pour qu’ils le transmettent à Hambourg…

— Puis-je vous faire un peu de café, monsieur Bérurier ? s’inquiète M’man.

Mais le Gros dubitative :

— Trop p’aimable, Maâme, mais si vous auriez un reste de soupe ou de viande froide, je préférerais, vu que je m’ai payé des travaux de maçonnerie plutôt fatigants.

Je suis immergé à quatre-vingt-dix-huit pour cent (seuls restent hors de l’eau mon nez et ma bouche) lorsque mon ami se met à tabasser la lourde. Quand on a les portugaises dans la flotte, les bruits sont décuplés et caverneux. J’ai l’impression que le mont Blanc s’écroule ou qu’un Boeing traverse un tunnel.

— San-A. ! Ça y est !

Je chique au triton jaillissant. Une flaque d’eau bascule de la baignoire avec un bruit de crêpe ayant raté la poêle.

— Ouais ?

— Ça y est. Ils ont l’adresse de la gonzesse, près de Hambourg. Tiens-toi au bastingage, Gars, ton Hildegarde a un château !

Un avion-taxi frété d’urgence par les Services nous dépose au petit matin sur l’aéroport de Hambourg. Il fait un temps gris et blanc. Y a de la neige et les arbres givrés semblent être fabriqués avec de la pâte de verre. On voit l’Elbe, noire, frangée de glace, avec de gros bateaux mélancoliques qui déambulent au loin à travers la campagne souillée d’usines.

Une auto noire, pilotée par un grand gaillard blond, sanglé dans un long cuir noir nous attend. Il sait où nous nous rendons, car, après avoir claqué les talons et les portières, il s’installe au volant et démarre sans un mot.

On franchit des faubourgs neufs, des ponts neufs… On avance lentement à cause du verglas. C’est plein de mecs emmitouflés qui roulent à moto, de Volkswagen aux vitres embuées… Le peuple du labeur va au turf sous le halo des lampadaires pas encore éteints.

Notre voyage dure une heure. Le Gros ronfle dans le fond de la bagnole. J’ai les yeux qui me picotent. Le jour est pleinement levé lorsque nous stoppons devant la monumentale grille d’une somptueuse propriété.

A notre coup de klaxon impératif, un gardien unijambiste accourt. Il est coiffé d’une casquette à visière de cuir noir et porte une canadienne à col de mouton. Le chauffeur parlemente avec lui. L’unijambiste délourde. Notre bagnole s’engage dans une majestueuse allée bordée de sapins. Je secoue Béru.

— Allons, Gros, on arrive dans le monde !

Il grogne, bâille, mugit, s’étire, clape de la menteuse (une langue qui évoque irrésistiblement une balayette (de gogues) et se fourbit les phares pour mieux déguster le paysage.

Le château est de style Louis XIII allemand, comme me disait naguère un antiquaire. Une fois sur l’esplanade, on découvre une immense pelouse descendant en pente douce jusqu’à l’Elbe. Au loin, un kiosque à musique romantique se découpe en sombres croisillons sur la blancheur ambiante. Ne serait-ce pas la propriété de l’ex-chef nazi dont Hildegarde avait parlé à notre copain le tatoueur ? Elle décrivait les uniformes verts à parement rouges, la foule mondaine et terrible du Troisième Reich…

L’auto stoppe devant le perron. Un maître d’hôtel, prévenu par le gardien, s’empresse. Notre pilote se met à lui baragouiner. J’écoute, mais je pige trop mal l’allemand pour pouvoir suivre.

Nous pénétrons dans un immense hall où des armures bien fourbies montent une garde médiévale.

— Que dit-il ? demandé-je à notre convoyeur.

— Fräulein Hildegarde Heinstein est en voyage. Elle doit rentrer aujourd’hui…

Ils se remettent à bavasser.

Le Gros les écoute, sourcils froncés.

— Quand deux Allemands causent, on dirait toujours qu’ils s’engueulent, remarque-t-il. C’est une langue qu’a été inventée pour commander un peloton d’exécution ou pour vendre du poisson à la criée !

J’opine. Je suis surpris par l’atmosphère du lieu. Ce château évoque plutôt une clinique. J’aperçois deux chariots d’infirme sous l’escalier. Et, au premier, un type en pyjama traverse la galerie en s’aidant de béquilles.

Je frappe le dos de cuir de mon collègue hambourgeois.

— Qu’est-ce que c’est que ces voitures orthopédiques ?

Il pose la question. Le maître d’hôtel est un grand glabre, aux cheveux rares, aux traits creusés. Des rides profondes mettent sa bouche entre parenthèses et son regard est calme. Il explique des trucs que, scrupuleusement, le flic allemand nous traduit :

— Mlle Heinstein a fait un procès au gouvernement allemand et l’a gagné. Elle est rentrée en possession des biens dont on avait dépouillé sa famille à la chute du régime. Depuis lors, elle a transformé cette propriété en maison de repos où sont recueillies les victimes nécessiteuses des atrocités nazies.

On se regarde, médusés, Béru et moi. On croit être les jouets d’un mauvais rêve, comme on dit dans les romans bien chiadés.

Hildegarde, en bonne dame secourable ! Cette meurtrière, cette prostituée, consacrant ses ressources à soulager ceux que son défunt père mit à mal pendant la guerre !

— Dis donc, San-A., murmure Béru, tu crois pas qu’il y a confusionnement quant au sujet de la personne et que notre Hildegarde à nous a dû usurper l’identité de celle-là !

— Je voudrais voir une photographie de Fräulein Heinstein ! dis-je à notre mentor.

Il transmet ma requête au chef larbin. Le maître d’hôtel s’absente et revient avec une grande photographie montrant Hildegarde (la nôtre) en maillot de bain sur une plage.

— Alors c’est une façade, bavoche Béru. Son castel aux éclopés lui sert de couvrante, Mec. Elle est mâtée, la futine[63] !

Comme dans une pièce, le téléphone sonne, le maître d’hôtel s’excuse et décroche. J’ai beau ne pas entraver la langue de Bach, je réalise immédiately et même un peu plus vite qu’il s’agit de la môme. A la façon qu’il a rectifié la position, le larbin, et qu’il s’est cassé en deux pour lancer un emphatique : « Ja woll, Fräulein ! »

Aussitôt je bondis. D’un index péremptoire, je lui fais signe de ne pas parler de notre présence ici. Curieux comme on trouve l’éloquence du geste en cas d’urgence. Il pige clairement. A peine s’il a marqué un temps d’arrêt. Mon collègue de Hambourg (les poulets de cette ville sont tous des flics hambourgeois) s’est rapproché, a pris l’écouteur annexe… Ça dure très peu de temps. Le maître d’hôtel répète un tonitruant « Ja woll, Fräulein ! » et raccroche.

— C’était elle, n’est-ce pas ?

L’homme au manteau de cuir noir opine.

— Elle vient d’arriver à Hambourg. Elle demandait si tout allait bien ici. Elle a dit qu’elle passerait demain, mais qu’aujourd’hui elle va rester dans son logement de Sankt Paoli.

— N’est-ce pas le quartier crapuleux de la ville ?

— Le port, oui…

— Marrant qu’une fille possédant ce château ait un appartement dans les bas-fonds, vous ne trouvez pas ?

Déjà, il demande l’adresse au maître d’hôtel. Je le vois ouvrir de grands yeux stupéfaits.

— Elle habite la rue aux filles ! me traduit-il, dans une phrase qui n’est qu’une exclamation.

Herr ami, lui dis-je, vous allez surveiller ce domestique pour qu’il ne communique pas avec sa maîtresse, tandis qu’avec votre permission j’emprunterai votre voiture pour aller à Hambourg !

Il n’est pas joyce.

— Je peux téléphoner à mes collègues pour qu’ils…

— Je préfère m’occuper de cela en personne !

Il a des ordres très stricts me concernant et il s’incline.

— Comme vous voudrez, Herr commissaire.

C’est crapuleux, c’est louche, c’est angoissant, et c’est terrible comme est terrible le vice lorsqu’il est allemand.

Des chicanes de fer barrent la rue aux véhicules, n’en permettant l’accès qu’aux seuls piétons.

Nous entrons. Une succession de petites vitrines s’offrent à la convoitise des passants. Derrière les vitres, nous découvrons une série d’intérieurs meublés de divans pelucheux, de lampadaires à pompons, jonchés de coussins, décorés de poupées de fêtes foraines et de chromos naïfs. Des dames de tout poil (o yes) prennent des poses sur leurs coussins, exposant leurs charmes frelatés à la sanguinité des clients en puissance. C’est le palais des mirages pour Béru qui en prend plein ses vasistas (de l’allemand was ist das ?). Il est époustouflé par ce déballage. Y a de tout : des grandes, des grosses, des maigres, des obèses, des brunes, des blondes, des bossues, des tuberculeuses, des vérolées, des chattes, des dianes, des houris, des guerrières (avec des slips et des bottes noirs), des amazones, des protestantes, des juives, des rousses, des ogresses, des qui ressemblent à Mm’zelle Lili, des qui ressemblent à Lili Marlène, des aphrodisiastes, des réfrigérantes, des surbaissées, des déglandées, des gorginantes. Faites votre choix, messieurs ! Y en a pour tous les goûts et, n’ayons pas peur des maux : pour toutes les bourses. C’est un lot, un lotissement, une loterie, c’est une affaire ! Préparons la mornifle ! Entre les vitrines, des appareils distributeurs distribuent des préservatifs ou de la poudre aphrodisiaque. Une faune surprenante, déprimante, avide, gravite dans cette rue fermée. C’est plein de voyeurs qui vont d’une vitrine à l’autre, avec des déplacements lents et mornes de poissons rouges. Les femmes leur adressent des œillades, des baisers, des gestes crus, ignobles.

Certaines frappent à la vitrine. D’autres ouvrent leurs jambes en un effroyable mouvement d’invite. Ils sont furtifs ou font les matamores, les gars clients. Y a les petits vieux prestes comme des suppositoires, qui regardent, qui contemplent, qui perspectivent et puis, tout à coup, frroutt, pénètrent dans un logement. Le rideau se ferme. On imagine. Le gars ressort très peu de temps après. Le rideau se rouvre. La dame est là, dans sa posture initiale avec un sourire repeint aux lèvres. Des matafs en goguette, beurrés encore de la nuit, chantent et font des démonstrations, collés contre les vitres.

— Oh dis donc ! croasse Béru, mords un peu cette sirène ! Si on serait pas en service commandé, je m’offrirais un extra.

La personne en question doit peser dans les deux tonnes. Deux fois, trois fois grosse comme Berthe, elle est. Avec des cuisses comme la dame-canon de la foire du Trône, où les bourrelets s’étagent comme la vigne sur les coteaux de Sicile. Elle porte un tutu rouge sang, un soutien-gorge rouge avec des écailles argentées et une magnifique fleur de celluloïd dans ses cheveux roux. Elle sort sa langue et la promène sur ses lèvres graisseuses afin de faire rougeoyer l’imagination de mon ami.

— Arrive, Gros, c’est pas le moment des fredaines.

Nous parvenons devant le numéro de la môme Hildegarde. Une porte basse, deux marches. Les rideaux de sa vitrine sont fermés. Je tourne le loquet et ça s’ouvre. Je débouche dans une pièce pas plus grande qu’une cuisine parisienne. Il y a un canapé face à la fenêtre-vitrine. Une forme est allongée dessus, tout habillée. Je reconnais le ciré noir, la chevelure blonde…

— Je m’excuse de vous réveiller, Fräulein…

Hildegarde sursaute et se dresse sur un coude. En me reconnaissant, son visage se convulse. Elle doit se croire en pleine hallucination. Une valise de cuir est posée sur le plancher. Elle a les traits tirés. Elle a dû conduire toute la nuit, car elle paraît épuisée. Et ce coup de stupeur pour finir ! Le revenant ! San-A. dressé hors de son sépulcre dans un impeccable pardingue en vigogne, une limace bleu pervenche et cravaté d’une régate rouge et bleu… San-A. présent ! San-A. vengeur ! San-A. implacable malgré son sourire. San-A. et son Béru excité.

— C’est vous ! ne peut-elle s’empêcher de murmurer.

— C’est moi, ne puis-je m’empêcher de lui répondre.

On se dévisage.

— Pas assez prompt, votre ciment, Hilde, en tout cas moins prompt que mon copain.

— Que me voulez-vous ?

Béru en glapit.

— C’est la meilleure ! Mademoiselle nous kidnappe, nous tue, nous cimente et elle demande qu’est-ce qu’on lui veut ! Ah, je te jure, faut venir à Hambourg pour entendre ça. En France, on n’oserait pas. C’est boche, cette question. Ces mecs, leur force est dans l’inconscience.

Je le calme.

— Hildegarde, nous avons appris l’essentiel de la bouche de votre amie Isabeau. Mais le gros point d’interrogation qui me reste à élucider concerne votre personne. Ce château plein d’éclopés, ça veut dire quoi ? C’est une couverture ? Vous êtes riche et vous tapinez dans la rue aux putains, par vice ?

Elle rit triste et fort.

— Personne ne pourra me comprendre, et surtout pas un Français, dit-elle.

— C’est ça, laisse-nous traiter de crêpes, s’indigne l’Avantageux.

— Ta gueule ! lui dis-je.

Je m’assieds sur le canapé près d’Hildegarde. Chose curieuse, je n’ai plus peur d’elle. Elle est pourtant dans son fief, mais il me semble que ses maléfices sont conjurés.

— Essayez tout de même de m’expliquer, Hilde…

— Mon enfance a été un cauchemar. La chute de l’Allemagne. Mon père traqué. Les polices de toutes les nationalités tuant ma mère à coups d’interrogatoires et de brimades. Ce complexe affreux…

— Malgré ce que vous pensez, il me semble que je saisis, lui dis-je.

Cette fille est folle. Folle à sa manière. Elle charrie depuis toujours un complexe affreux en effet. Un complexe de culpabilité, le pire de tous…

— Vous avez voulu réparer les crimes de votre père ?

Elle acquiesce.

— Il a fait violer d’honnêtes jeunes filles ; alors, pour réparer, vous vous êtes prostituée. Il a torturé des hommes, alors vous essayez d’en récupérer pour les soigner ?

— Si j’ai pris cette honteuse officine, c’est pour recruter ses victimes, soupire-t-elle. Ici, ne viennent que des hommes de condition modeste. De pauvres types. Des mutilés, des infirmes, des disgraciés. Il est arrivé qu’on en amène dans des petites voitures et qu’on les coltine jusqu’à moi pour que je leur donne un instant d’oubli. Je cherche ceux qui portent tatoué sur le flanc leur numéro de détenu. Quand il s’agit de gens qui furent déportés dans le camp dirigé par mon père, je m’arrange pour leur venir en aide.

La lassitude rend sa voix plus rauque que de coutume. Curieuse histoire, mes amis, que celle d’Hildegarde.

— Pourquoi alors avoir entrepris cette équipée sanglante pour aider le prince Kelbel ?

— J’avais une dette envers lui, commissaire. Il avait aidé mon père à un moment où le malheureux avait l’univers entièrement contre lui.

Je continue de comprendre. De bien comprendre… Car tout cela est clair, tout cela est infiniment triste.

— Vous aimiez votre père, malgré ses crimes ?

— Oui, et c’est pour honorer sa mémoire que j’ai entrepris de réparer…

Quel beau monstre, cette Hildegarde ! Trop et pas assez de cœur ! Un sentimentalisme excessif, ahurissant, démentiel, et la plus extraordinaire des implacabilités. Ange et démon. Le génie du mal et celui du bien. Doctoresse Jeckyl and Mrs. Hyde !

Elle quitte le canapé et va ouvrir un placard.

— Eh ! faites gaffe, tonne le Mastar en s’interposant. Pas de blagues, ma gosse, je suis là !

Elle lui coule un froid regard.

— Imbécile, fait-elle.

Curieux, mais le Gros, n’importe qui d’autre lui aurait balancé ça, il y allait de la grande torgnole. Il se contente de fulminer :

— Soyez polie !

Elle prend un flacon dans le placard. Un petit flacon bleu avec un bouchon de verre en forme de papillon. Je crois piger. Que dis-je, j’ai déjà pigé. Je n’interviens pas. Au contraire, comme Béru tend la main pour capter l’objet, je m’entends lui dire :

— Laisse, va !

Hildegarde boit, d’un coup. A la Erich von Stroheim. C’est raide, c’est déterminé. Elle lâche le flacon bleu qui n’en finit pas de rouler sur le plancher. Elle reste un moment droite, dodeline la tête et s’abat doucement sur le canapé.

Son beau et démoniaque visage est enfoui dans un coussin de velours jaune sur lequel est brodé un innocent petit chat.

Bérurier s’incline sur Hildegarde et lui tâte le dos à l’emplacement du cœur. Au bout d’un moment il se redresse.

— Toi, me dit-il, toi, je te comprendrai jamais !

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