Ler lamontagn brilé tou
ditnoun koné Lerla ker
brilé ki koné ?
Ce qu’elle voudrait voir, c’est Pervenche, seulement Pervenche, telle qu’elle apparaît sur la photo de l’été 82, âgée d’à peu près trois ans, un petit bout de femme vêtue d’un caleçon blanc et d’un T-shirt orné d’un Tweety jaune canari, devant la maison de la rue des Tulipanes et le morceau de jardin envahi par les mauvaises herbes, avec toute la bande des enfants, Josefina dite Pina, l’aînée, Rosalba la Güera très pâle, l’air maladif, Clementina, la petite Maïra, Beto le berger, et Carlos, on l’appelait Carlos Quinto, debout un peu en avant des autres, la chemise ouverte sur son ventre, les cheveux longs comme une fille à cause d’un vœu qu’avait fait sa mère pour qu’il guérisse d’une mauvaise rougeole. Il y avait sûrement Chavela, l’orpheline, mais elle ne voulait pas apparaître sur la photo, toujours en hardes, son visage noirci par la fumée et ses cheveux crépus hérissés sur sa tête et emmêlés de brins de paille. Et dans la petite maison de ciment voisine, la mère de Pina, une jolie femme un peu langoureuse, qui passait son temps à se peindre les ongles, et à côté d’elle son grand-père, un vieux qui avait l’air d’un gourou et qui appelait les abeilles en tapant avec une cuiller sur une vieille casserole.
Clémence voudrait que ce temps dure encore. Sur la photo, Pervenche s’est serrée contre elle, ses petits bras potelés levés en arrière pour chercher les mains de sa sœur, un sourire timide, presque une grimace avant de pleurer sur son visage tout rond. Elle ne savait pas bien parler, elle disait « aboua » quand elle avait soif, « doucé » quand elle voulait un bonbon. Clémence ne s’est jamais séparée de cette photo, même des années et des années plus tard, quand elle était étudiante à Bordeaux elle avait scotché la photo sur le mur de sa chambre à l’École de la magistrature. C’était l’image vraie de Pervenche, plus vraie que toute la réalité qui avait suivi. La photo est devenue pâle, racornie par le soleil, elle est allée de réfrigérateur en dessus de cheminée, jusqu’à son bureau au Palais, où elle est debout un peu de travers contre un classeur, calée par la tasse à crayons. Mais jamais, surtout jamais, Clémence ne l’aurait encadrée. Sur l’image, le T-shirt est devenu pisseux, le mur blanc a l’air écorché et les mauvaises herbes ont fané. Mais Carlos Quinto est toujours d’un brun très sombre, avec ses cheveux sur les épaules comme un Jivaro. Chaque fois que Clémence regarde la photo, elle peut sentir encore la chaleur de la rue, le soleil de midi qui brûle la terre poussiéreuse. Un peu plus loin, passé la maison de Scooby-doo, à l’angle, il y avait le robinet d’eau potable, et la file des femmes qui attendaient de remplir leurs casseroles ou leurs seaux faits dans des boîtes de graisse avec un bout de bâton en guise de poignée. Clémence emmenait Pervenche avec elle pour aller chercher l’eau. Pervenche avait peur des guêpes qui tourbillonnaient autour du robinet. C’est là que les enfants se retrouvaient à la même heure, l’après-midi, après la classe. Rosalba et Pina, mais aussi Beto, et Chavela qui n’allait pas à l’école. L’eau coulait en mince filet, mais elle était propre et pure. Hélène, au début, faisait la cuisine avec l’eau du puits, mais elles avaient eu toutes mal aux reins, et Édouard leur avait dit que l’eau était mauvaise à cause des pesticides que les fermiers répandaient partout sur leurs terres. L’eau du robinet était froide, elle venait d’une source au pied d’un volcan, de l’autre côté du village. Parfois l’eau s’arrêtait de couler. Les gens disaient que la source était tarie parce que les riches des nouveaux quartiers, de l’autre côté du canal, avaient des piscines dans leurs jardins. Leurs quartiers s’appelaient Résurrection, Paraíso, Ensueno, des noms comme ça qui ne tenaient pas leur promesse. L’eau manquait un peu partout dans le haut du village, et dans le quartier de San Pablo il y avait une queue d’un kilomètre devant le robinet, des femmes qui attendaient des heures pour remplir leurs seaux.
Pour les enfants, ce n’était pas vraiment une corvée. Il y avait toujours des jeux, des rires et des cris. On s’envoyait de l’eau, les seaux se renversaient. Beto venait sur son vieux vélo tout terrain dont la selle brinquebalait, il repartait en portant les boîtes pleines d’eau en équilibre sur le guidon, sur le cadre. Avant d’arriver au robinet pour remplir la marmite, Clémence emmenait Pervenche voir le singe-araignée attaché à une chaîne dans le jardin d’une vieille maison, au bout de la rue. Il n’y avait jamais personne dans cette maison, juste ce grand singe noir au poil hérissé, méchant, miteux, qui chaque fois faisait semblant d’attaquer, ses canines jaunes exposées dans une vilaine grimace. Pervenche se serrait contre Clémence, elle cachait son visage, puis elle risquait un coup d’œil, et ensuite elles se sauvaient toutes les deux en riant. Tout ça était si loin, pourtant si vivant. Clémence n’avait jamais oublié ce temps-là, elle y replongeait à chaque instant comme dans un rêve interrompu.
La nuit, maintenant, Clémence n’arrivait plus à dormir. Elle n’avait pas passé une nuit calme depuis que Pervenche était partie. Chaque matin, vers trois, quatre heures, elle était réveillée par un coup de sonnette, bref mais insistant, elle se redressait en sueur dans son lit, le cœur battant. Paul dormait tranquillement dans son coin, en ronflant un peu.
Alors Clémence avait tout éliminé. Obstinément, comme quelqu’un qui suit un plan secret, elle avait chassé les relations d’études, les soirées avec les amis. Paul n’avait pas compris quand elle avait décidé de dormir dans son bureau, sur le sofa. Elle avait fait cela sans cris ni reproches, le visage buté, l’air indifférent, pour ne plus faire l’amour, pour refuser la tendresse qui rend oublieux et calme les brûlures.
Il avait fait si chaud l’été où Pervenche était partie. L’asphalte fondait dans les rues, les arbustes séchaient dans leurs pots. Le ciel était bas, il se mélangeait à la mer grise, une eau lourde, plombée, qui bougeait à peine, et le soir tout prenait une teinte rose perle, délicieuse et malsaine. Clémence se souvenait de ces journées, comme si la chaleur et la couleur du ciel et de la mer avaient joué un rôle déterminant dans la fuite de Pervenche, l’avaient conduite au désastre, à la destruction. Cet air, cette eau fermés, asphyxiants étaient entrés en Pervenche, l’avaient entraînée vers le bas.
Tout était arrivé pendant cet été brûlant, quand Hélène s’était installée à Cannes, dans un meublé de la rue d’Antibes avec Jean-Luc son nouveau compagnon. Il y avait eu ce voyou, ce minable, on l’appelait Red à cause de ses cheveux, son vrai nom c’était Laurent, et cet homme, Stern, soi-disant photographe, amateur de petites filles sans cervelle, qui avaient pris Pervenche dans leur piège. C’était ce que Clémence voulait croire, mais au fond d’elle-même, elle savait pertinemment que le mal était plus compliqué, qu’il venait de plus loin.
Quand la nuit tombait, autrefois. Quand la nuit tombait, il y avait une fièvre, une impatience. On aurait dit qu’une fête se préparait. Surtout aux beaux jours, en septembre, octobre, novembre. L’air était doux et frais, il y avait des volubilis en fleur sur les haies, des vers luisants accrochés aux brins d’herbe. Les crapauds chantaient dans les caniveaux. Les enfants allumaient des feux dans la rue des Tulipanes, avec des bouts de cageot, des brindilles. La boîte d’allumettes circulait de main en main. Même les tout-petits comme Maïra jetaient dans le feu des vieilles branches, de l’herbe sèche, des papiers. Les étincelles tourbillonnaient, montaient vers le ciel. Carlos Quinto poussait des cris, il courait le long du mur de brique, ses cheveux défaits, une lueur rouge sur sa face. Il avait l’air d’un enfant sauvage.
Ensuite ils commençaient les jeux. Clémence n’a pas oublié. La rue leur appartenait. Les filles se tenaient par la main, elles avançaient au pas cadencé, en barrant toute la chaussée. Elles chantaient : ¡ Amo, ato, matarilerilero !
À l’autre bout de la rue, un groupe se formait, des garçons, quelques filles avec eux aussi, Beto, Eriberto, el Gordo, Pastora. Chavela n’aimait pas être du côté des filles. Elle se tenait un peu en retrait, du côté des garçons, penchée en avant, les bras écartés, hérissée comme un singe-araignée. Ils répondaient, en écho, à tue-tête : ¡ Amo, ato, matarilerilero ! Les filles avançaient : ¿ Que quiere Usted ? ¡ Matarilerilero ! Les garçons se moquaient : ¡ Queremos dulce, matarilerilero ! Les filles avançaient encore, elles criaient : ¿ Y que mas pide ? ¡ Matarilerilero ! Les garçons :¡ Nos dan un beso ! ¡ Matarilerilero ! Les filles s’arrêtaient : ¡ Ni un hueso ! ¡ Matarilerilero ! Puis faisaient volte-face, et chaque groupe retournait à son bout de rue, et un autre groupe se formait et recommençait.
Les adultes étaient assis devant les maisons à regarder, et le cri jaillissait de nouveau dans la rue sombre, de toutes les forces des voix claires des enfants, comme un appel : ¡ Amo, ato, matarilerilero !
C’était ainsi chaque soir, jusqu’à onze heures, quelquefois minuit. Les filles ne pensaient qu’à ça, à la nuit, aux jeux dans la rue, aux feux qui allaient briller, aux cris, aux rires. Le reste de la journée, la rue était aux camions qui allaient et venaient jusqu’à la coopérative de paquetage Anáhuac. L’après-midi, quand le soleil brûlait la terre, les ivrognes buvaient devant la boutique du marchand de bière, et puis s’endormaient à l’ombre des acacias et des flamboyants. Il y avait du bruit, des nuages de poussière. Sous le fouet des Indiens de Capacuaro, les caravanes de mulets descendaient de la sierra, la bouche écorchée par les longes, tirant les grumes vers la scierie. Il y avait de vieilles Indiennes qui suivaient, enveloppées dans leurs châles bleus, portant des avocats, des mangues, des poires minuscules dures comme du bois. Dans la chaleur de l’après-midi, même les chiens étaient différents. Ils étaient jaunes, affamés, dangereux. Ils venaient du quartier des Parachutistes, le long du canal. Scoobydoo s’échappait et les coursait, mais parfois ils se liguaient contre lui et le faisaient fuir en montrant leurs crocs pleins de bave.
Clémence pense à la rue des Tulipanes, elle est tout à coup très loin de son bureau déjugé, elle sort de son corps et elle se retrouve là-bas, sur une autre planète, comme dans un grand jardin que ni elle ni Pervenche n’auraient jamais dû quitter.
Quand la nuit venait, la rue des Tulipanes était aux enfants. Les voitures, les camions n’y passaient plus. Les adultes s’en retiraient, ils restaient sur le pas de leur porte, presque sans parler, pour se souvenir peut-être. Les enfants avaient mangé très vite leur pain doux, et bu leur verre de lait, pour être le plus tôt possible dans la rue.
Clémence avait appris très vite. Au commencement, elle laissait Pervenche à la maison avec Hélène, et Édouard Perrine qui fumait un cigare. Pervenche avait peur des feux, les cris des enfants la faisaient se blottir contre les jambes de sa mère.
Puis un soir, Clémence ne se souvenait pas comment, Pervenche a mis sa petite main dans la sienne et elles ont marché ensemble dans la rue, avec les filles qui chantaient à tue-tête. Beto le berger était amoureux de Clémence, il l’accompagnait jusqu’aux feux. Beto était doué pour fabriquer des globes. Il faisait sécher du papier mâché sur le cul d’une marmite, et il attachait au globe une nacelle en boîte de conserve remplie de copeaux ou de filasse imprégnée de mazout. Il mettait le feu et le globe montait dans le ciel noir éclairé par la flamme de la nacelle, pareil à une tête coupée. Mais il ne lançait des globes que certains soirs, comme pour une fête. C’était long à préparer, et tous ne s’envolaient pas. C’était d’ailleurs interdit. Une nuit, un globe était tombé sur une maison du quartier de San Pablo, et le toit avait failli brûler. Mais c’était si beau, cet astre pâle qui montait dans la nuit. Clémence sent encore son cœur battre plus fort, elle sent la main de sa sœur qui serre la sienne, pendant qu’elle regarde le globe briller au-dessus de la rue des Tulipanes.
Il avait fait chaud cet été-là en Provence, une chaleur tyrannique, menaçante. Vers juillet, Pervenche est partie. Elle ne s’était même pas présentée au bac, à quoi bon ? Elle n’avait rien fait, elle savait bien qu’elle ne pouvait pas réussir. Toute l’année, elle avait traîné, surtout avec « Red » Laurent, dans les bistros, les boîtes, les fêtes, ou simplement dans la rue. Elle buvait des bières, elle fumait. L’après-midi, elle retrouvait Laurent devant un garage abandonné, au pied de la colline. Laurent soulevait le rideau de tôle, et ils se glissaient à l’intérieur. Ça sentait le cambouis, et une autre odeur plus piquante, comme de la paille, ou de l’herbe qui fermente. Ils faisaient l’amour par terre, sur une couverture.
Dans la ruelle, un groupe de pétanqueurs s’installait. Quand Pervenche passait, ils la regardaient d’un air narquois, ils devaient faire des blagues, mais ça lui était égal. Laurent voulait se battre avec eux, il serrait les poings, il grondait : « Je vais leur éclater la gueule avec leurs boules ! » Ça devait les amuser encore plus de voir ce jeune coq en colère.
Pervenche faisait l’amour sans se déshabiller, le dos meurtri par les gravats malgré la couverture. Elle aimait bien sentir le cœur de Laurent qui palpitait dans sa gorge, sa sueur coulait doucement sur ses épaules, elle la buvait dans sa bouche avec sa salive. Elle laissait grandir en elle la brûlure du sexe. C’étaient des instants brillants. Elle pouvait oublier les heures d’ennui au lycée, les éternelles disputes avec sa mère, le regard hostile de Jean-Luc, le dédain silencieux de Clémence. Un jour sa sœur lui avait dit : « Toi tu ne feras jamais rien de ta vie, tout ce que tu sais faire, c’est changer d’amant comme de chemise. » Pervenche avait pensé : est-ce qu’on peut faire vraiment quelque chose de sa vie ?
C’est au cours du mois de juillet qu’elle a fait connaissance de Stern. Laurent n’avait rien à voir là-dedans. C’est Pervenche qui a répondu à une annonce dans le journal, ou bien peut-être qu’elle l’a su par une copine. Stern était toujours plus ou moins à la recherche d’une fille nouvelle pour ses photos, pour la mode ou pour la publicité. Ce qu’il faisait n’était pas clair. Il louait un bureau assez vaste au centre-ville, à l’étage d’un grand café. Ça avait servi avant lui à des artistes, d’après ce qu’on disait Nicolas de Staël avait même travaillé là. C’était un local entièrement peint au blanc gélatineux, éclairé par de grandes baies vitrées qu’on avait opacifiées au rouleau, et qui diffusaient une lumière étrange, froide et triste même en plein été.
Pour le premier rendez-vous, Pervenche a demandé à Laurent de l’accompagner. Elle avait tout juste seize ans, elle a pensé que de venir avec son ami lui donnerait l’air plus âgé. Laurent est resté assis dans un fauteuil, pendant que Stern parlait avec elle, prenait des notes dans un carnet. Stern était un grand type un peu mou, d’une trentaine d’années, avec des cheveux blonds et des yeux bleus un peu globuleux derrière des lunettes de myope. Pour Pervenche, il était un homme âgé, très différent d’elle, de ces gens qu’elle évitait en général, parce qu’elle trouvait qu’ils avaient l’air vicieux quand ils la regardaient dans la rue. Stern la tutoyait, mais elle ne pouvait pas faire autrement que de lui répondre « vous », et de l’appeler « monsieur ». À l’autre bout de l’atelier, Laurent s’ennuyait en feuilletant des magazines de mode. Il fumait sans daigner jeter un coup d’œil du côté de Pervenche.
Ensuite Stern a fait passer Pervenche dans une salle de bains, en réalité c’était juste un coin d’atelier séparé par une cloison, dans lequel il y avait un miroir et un w.-c. chimique. Il lui a donné des maillots de bain pour les photos. Pervenche était grande et forte, elle avait déjà de gros seins et des hanches larges, pour cela elle paraissait plus que son âge et Stern n’avait pas tiqué quand elle lui avait affirmé qu’elle avait dix-huit ans. Les maillots étaient trop petits et la boudinaient, mais elle a quand même gardé un maillot une pièce en imprimé léopard, et quand elle est sortie de la salle de bains le visage de Stern s’est un peu éclairé. Il a dit : « Bien, très bien, tourne-toi un peu. » Il s’est reculé et elle a tourné sur elle-même. Elle avait remis ses sandales, elle avait horreur d’aller pieds nus dans un endroit qu’elle ne connaissait pas. Elle se sentait ridicule dans ce maillot trop petit qui la serrait aux cuisses et faisait saillir ses seins, et son ventre déjà un peu rond, du moins c’est l’impression qu’elle avait, qu’en voyant son ventre Stern allait deviner qu’elle était enceinte. Le maillot dégageait ses épaules où les bretelles de son soutien-gorge avaient laissé des marques rouges. Pervenche a toujours eu une peau qui marque. Quand elle était petite, Clémence s’amusait à appuyer sur sa cuisse avec sa main, et à regarder la trace des doigts qui dessinait une fleur rose sur la peau. En attendant, Stern était tout excité, il tournait autour de Pervenche en faisant cliquer son appareil photo, un peu penché en avant, une mèche de ses cheveux gras qui barrait sa figure et qu’il renvoyait nerveusement en arrière, et le déclic de son appareil faisait un drôle de bruit agressif à deux temps, d’abord une vibration sourde puis un claquement sec de couperet, ketcha ! ketcha ! Laurent avait redressé la tête en entendant le bruit, mais il s’était replongé dans la lecture des magazines, vautré sur le sofa. Pervenche voyait seulement ses longues jambes terminées par des baskets, et le nuage de fumée de sa cigarette. Elle pensait que ça serait bientôt fini, mais Stern lui a dit : « Ça ne va pas, ça ne va pas du tout. » Il a baissé le maillot de la main gauche, tout en tenant l’appareil photo, il s’est un peu reculé, puis il a léché son index et du bout du doigt il a humecté le bout des seins pour faire dresser le mamelon. Il a pris encore quelques clichés, et il a dit : « Avec toi, c’est plutôt des nus que j’ai envie de faire, avec ton physique tu ne peux pas faire de la mode. » Il a fini les photos et il a enroulé lentement la pellicule, et Pervenche est allée se rhabiller dans la petite salle de bains. Elle a essuyé ses bouts de sein avec du papier hygiénique. Quand elle est ressortie, Stern avait repris son air sérieux. Il ne regardait même plus Pervenche, juste un petit sourire en lui serrant la main. « Je vais développer, voir ce que ça donne. Je te rappellerai. » Pervenche a dit qu’elle n’avait pas le téléphone, et Stern lui a donné sa carte de visite : « Alors c’est toi qui me rappelleras la semaine prochaine. » Laurent était déjà dehors, il s’étirait en bâillant d’ennui. Il n’a même pas regardé Stern. « Alors ? Ça a marché ? » Pervenche a haussé les épaules. « C’est un vieux salopard, il a photographié mes seins. » Laurent semblait indifférent. « Et en attendant, il ne t’a rien payé. » Et bien qu’elle perçût parfaitement le ridicule de la situation, Pervenche se sentit tout d’un coup envahie par la solitude.
C’était une drôle de langueur, un dégoût un peu lent, mais irrésistible. Laurent restait couché très tard, allongé sur le ventre en travers du matelas. Il faisait chaud et gris. Dehors, Pervenche percevait le bruit des autos qui glissaient sur l’avenue, sans arrêt, toujours le même bruit comme si c’était une seule voiture qui tournait.
Où allaient tous ces gens ? Par une fente des volets, Pervenche voyait le reflet des carrosseries des voitures sur le plafond, c’était son petit cinéma. Des taches rouges, bleues, grises, qui couraient à l’envers. Elle essayait d’imaginer les gens dans ces voitures, très petits et un peu transparents, avec des mains et des pieds fins et des visages poupins, pareils à des fœtus.
Elle n’avait rien dit à Laurent ni à personne, ça ne regardait qu’elle. Elle est quand même allée à la pharmacie pour acheter le test. Elle ne comprenait pas bien comment ça s’était passé. Elle se souvenait vaguement d’une nuit, en juin, à la période des examens. Elle habitait encore avec Hélène et Jean-Luc. Elle s’était saoulée avec Laurent, elle avait fumé quelques joints dans sa voiture et ils étaient allés jusqu’au garage. C’est tout. Elle ne se rappelait plus très bien quand elle s’était aperçue que ses règles ne venaient pas. Elle oubliait tout ça très facilement. Toutes ces petites choses de la vie. Quelquefois elle oubliait de manger, ou d’aller aux toilettes. Et ces petites choses se rappelaient à elle au moment où elle s’y attendait le moins, brutalement, avec une douleur. Un matin elle s’est réveillée, le cœur battant, la nausée aux lèvres, avec cette certitude, là, au centre de son ventre, un peu au-dessus du nombril.
Elle s’est quand même décidée à aller voir un docteur. Elle a choisi une gynéco le plus loin possible, à trois quarts d’heure de bus, dans la banlieue. Une grande femme brune qui ressemblait à Clémence en plus vieux, l’air méchant, comme un juge. La gynéco l’a examinée, puis elle a enlevé ses gants et elle est retournée s’asseoir derrière son bureau. « Vous êtes majeure ? » Elle a dit cela comme une affirmation plutôt qu’une question.
Pervenche a hoché la tête. « Vous avez pris une décision ? » La gynéco a griffonné l’adresse d’une clinique, avec un numéro de téléphone. Sur une autre feuille elle a marqué des médicaments. « Ça c’est pour votre autre problème. » Comme Pervenche la regardait sans comprendre, elle a dit sèchement : « Candida albicans. Il vaut mieux vous en débarrasser tout de suite. »
L’été est passé sur la ville. Il y avait cette chaleur qui s’est installée, qui faisait fondre le bitume, qui brûlait les arbustes dans leurs pots. C’est à cette époque-là que Pervenche a quitté définitivement la maison de sa mère. Il n’y a pas eu de dispute, rien. Seulement une grande lassitude. Clémence était à Bordeaux, elle avait fini l’École de la magistrature, elle attendait son affectation. Hélène travaillait à la maison, elle peignait des abat-jour pour une boutique de la vieille ville. Elle restaurait des tableaux. Jean-Luc Salvatore voulait monter un atelier de poterie, quelque part dans les environs. Ils avaient décidé de déménager de toute façon, d’aller vivre dans la vieille maison de la grand-mère Lauro, à Ganagobie. Pour Pervenche, il n’était pas question de les suivre. Là où ils habitaient, ça puait trop la térébenthine, une odeur de garagiste plutôt que d’artiste. Quand Pervenche rentrait tard, les yeux rougis par les joints, Hélène ne disait plus rien. C’est ce silence qui était devenu insupportable.
Pervenche s’est installée avec Laurent dans un appartement du centre-ville. C’était grand, vieillot, dans un chaos de désordre. C’étaient des copains de Laurent qui lui prêtaient une chambre. Des casseurs, des loubards. Il y avait un grand type rasé, avec un nom russe, son prénom Sacha. Bizarre, habillé de noir même en été, très pâle. Il regardait Pervenche un peu de côté, un peu en dessous, à la manière d’un boxeur. Il semblait dangereux, mais peut-être que c’était juste un air qu’il voulait se donner. Il écoutait des cassettes de chants nazis sur son boom-box. Il vivait avec Willie, un Antillais très noir, et pourtant raciste. Tout ce qu’Hélène avait toujours détesté.
Il y avait tout le temps du monde dans l’appartement. Le long couloir était encombré d’objets, principalement des appareils électriques, TV, magnétoscopes, chaînes stéréo, caméscopes dans des cartons tout neufs, même des fours à micro-ondes et des réfrigérateurs de bateau. Pervenche ne posait pas de questions. Elle circulait à travers les obstacles, c’était un jeu.
La vie était pleine d’imprévus dans l’appartement. De temps à autre, des filles débarquaient, elles restaient une nuit, puis elles s’en allaient.
Certaines, on ne les revoyait plus. Elles s’installaient dans le salon devant la télé allumée, elles fumaient et buvaient des verres avec les loubards en riant. Rien qu’à les voir on ne s’interrogeait pas sur la façon dont elles gagnaient leur vie. Mais elles étaient plutôt gentilles, elles ne s’occupaient pas de Pervenche. Il y en avait une qui venait d’un pays de l’Est, Serbie, Croatie, quelque chose comme ça. Une autre, tunisienne, qui s’appelait Zoubida, on disait Zoubi.
L’immeuble était en mauvais état. Au rez-de-chaussée il y avait une épicerie, tenue par une dame indochinoise qui préparait des plats cuisinés. La plupart des appartements étaient d’ailleurs loués par des Asiatiques, et au dernier étage, les chambres de bonne étaient occupées par des travailleurs maghrébins et par des travestis.
En quelques semaines, Pervenche avait fait connaissance de la plupart des habitants. Elle les considérait un peu comme sa nouvelle famille. Laurent travaillotait dans un café, mais Pervenche se doutait bien qu’il avait dû participer à des coups avec les loubards, probablement comme manutentionnaire, pour aider à charger les cartons dans leur camionnette et les monter jusqu’à l’étage. Autrement, il passait ses après-midi chez un antiquaire arménien du centre, il s’asseyait dans un fauteuil et il lisait ses revues de musique, ses polars. Il répondait au téléphone quand le patron s’absentait. Il ne devait pas être très bien payé.
Vers la fin août, Laurent a dit à Pervenche : « Tiens, j’ai pris rendez-vous pour toi avec ton photographe. » Il devait beaucoup d’argent aux dealers, en particulier à un ami de Sacha qu’on appelait Dax. Pervenche a repris le chemin du studio en sachant très bien ce que Stern attendait d’elle.
Madame le Juge est à son bureau. L’air est chaud et lourd, malgré le déshumidificateur qui ronronne près de la fenêtre. Tout est gris au-dehors, le ciel, les rues, la mer. Les murs du bureau aussi sont gris, ils n’ont pas été repeints depuis des années, des siècles peut-être. Le bureau est une haute pièce au plafond mouluré peint en vert pâle, à un endroit le revêtement a lâché et Clémence distingue les traces d’un ancien décor peint al fresco, un bouquet de roses enrubanné. Quand elle a pris possession des lieux, son premier bureau de juge, elle a tout de suite aimé cette vieille pièce avec ses hautes portes à chapiteau et péristyle, ses boiseries peintes, les deux fenêtres à carreaux anciens où la lumière brille comme à travers un rideau de bulles.
Les dossiers font une muraille sur la table, Madame le Juge a du travail jusqu’au bout du jour. Elle n’a pas le temps de sentir glisser la chaleur du soleil sur les murs du Palais.
La porte s’ouvre, entre un jeune garçon encadré par deux policiers en uniforme, menottes aux poignets.
Litanie des questions, dont la plupart ont déjà leur réponse dans les pages du dossier : Nom, prénom, date de naissance, nationalité, dernier domicile. Études ? Profession du père, de la mère. Violence, vol d’un scooter sous la menace d’un couteau. Rapport, témoignage de la sœur aînée de la victime : un jeune homme âgé de quinze à seize ans, type méditerranéen. Qu’est-ce qu’un « type méditerranéen » ? Italien, grec, égyptien, israélien ? Est-ce que Salvador Dali a un type méditerranéen ? Non, enfin, vous voyez ce que je veux dire. Non, pas très bien. Vous voulez dire arabe ? Algérien, marocain, c’est tout comme, Madame le Juge. Clémence scrute le visage du garçon. Une jolie figure, avec les traits encore doux de l’enfance. De beaux yeux noirs brillants comme des agates. Petite cicatrice au coin de la lèvre inférieure, à droite. Son grand corps mal à l’aise dans son blouson un peu de travers, il a été empoigné vigoureusement par les agents à la sortie du fourgon, il s’est peut-être rebellé.
Lecture du rapport de police : « … je lui ai demandé à plusieurs reprises de l’argent et son scooter, et devant son refus, je me suis mis en colère, car j’avais beaucoup bu ce soir-là et je ne me contrôlais pas bien, j’ai sorti mon couteau à cran d’arrêt et je lui ai violemment porté un coup du bas vers le haut dans l’abdomen. » Le garçon a un regard franc, sans arrière-pensée. Les longs cils qui frangent ses paupières lui donnent une expression douce, un peu veloutée, une séduction naturelle qui rend la cruauté encore plus évidente, implacable. « Puis, quand la victime est tombée sur le trottoir et commençait à appeler au secours, je lui ai enfoncé le couteau dans la poitrine au niveau du cœur, à deux reprises, et après avoir essuyé le couteau sur son T-shirt j’ai pris le scooter et je suis parti pour me rendre chez mon père. Sur le chemin, j’ai jeté le couteau dans une poubelle. J’ai passé la nuit chez mon père où j’ai dormi jusqu’à ce que la police vienne m’arrêter. Je n’ai pas cherché à m’enfuir. Je n’ai pas opposé de résistance et j’ai reconnu sans difficulté les faits, sauf que, ayant agi sous l’effet de l’alcool, je ne me souviens plus très bien des détails. » Suivent les signatures du prévenu et du commissaire de police.
Madame le Juge ne peut pas détacher son esprit de ce qu’elle voit, de ce qu’elle entend. Tout cela reste marqué en elle, le jour et la nuit, tout cela peut revenir à chaque instant, comme un rêve récurrent, comme un souvenir. Paul, Jacques, Marwan, Aguirré, chacun avec sa charge, son poids, chacun avec ses mots, son regard. Sortis de la nuit, du néant, tout dégouttant, souillés de sang, de sperme, de mort, portant la destinée comme une mauvaise sueur sur leur peau, éblouis dans la lumière crue de la justice, incapables de parler, répétant ce qu’on leur souffle, suspendus au regard de n’importe qui, d’un flic, d’un huissier, d’un avocat, cherchant un brin de paille où s’accrocher, pour ne pas couler, pour se sauver de la noyade. Assourdis par le langage des experts, des assistantes sociales, des psychiatres, des avocats commis d’office. Un instant extraits de l’ombre, conduits devant elle, devant Madame le Juge des enfants, puis retournant vers leurs cellules, entravés, menottés, la tête penchée, honteux, renvoyés au silence.
Elle n’a pas oublié la première fois, quand elle était encore étudiante. Ouarda, prostituée depuis l’âge de quinze ans, droguée, battue par son petit ami, le teint brouillé par les nuits passées en prison, vêtue d’un jogging marron, chaussée de tennis blancs trop neufs, ses cheveux frisés coupés court, les oreilles percées mais on lui a enlevé ses anneaux d’or pour la sécurité, on lui a confisqué sa gourmette portant son nom et celui de son amant, on lui a pris son collier avec la pierre de lune, elle n’a plus rien que son corps, maigre et chétif, tout tassé sur la chaise devant le grand bureau de chêne, et la policière est restée debout les menottes ouvertes, un peu en retrait près de la porte, prête à intervenir au cas où.
« … le nommé Éric m’a donné rendez-vous, et avec le groupe nous sommes allés en voiture jusqu’en haut de la colline, au quartier de l’usine de crémation, dans un endroit à l’écart de la route. Quand sa voiture est arrivée, il n’a pas remarqué les autres à cause des phares qu’ils avaient éteints, et moi j’ai marché jusqu’à sa voiture comme si j’étais toute seule. Il m’a demandé si j’étais venue seule et j’ai dit que celui qui m’avait amenée était reparti parce qu’il ne voulait pas être témoin. Alors il m’a attrapée par les cheveux et il m’a frappée de la main et sa bague m’a cassé une dent de devant. Il m’a ensuite traînée vers les taillis et il a dit qu’il allait me tuer. Quand ils ont vu ça, ceux qui étaient avec mon ami Gérard ont rallumé les phares et ils sont sortis de la voiture et ils ont couru, et aussitôt ils ont commencé à tirer, et le nommé Éric a voulu prendre son pistolet, mais une balle l’a touché dans le ventre et il a crié et il est tombé à genoux. Ensuite les autres lui ont tiré plusieurs balles dans la tête et quand il est tombé en arrière j’ai vu que sa figure était en bouillie. Il était mort à ce moment-là, mais mon ami Gérard et certains autres ont continué à tirer sur lui jusqu’à ce qu’ils n’aient plus de balles. Ensuite ils l’ont arrosé d’essence et ils ont essayé de le faire brûler mais le feu n’a pas voulu prendre, et je suis repartie dans la voiture avec mon ami Gérard. Et je ne sais plus rien d’autre à ce sujet. »
Clémence est allée au procès, non pas pour juger, mais parce qu’elle avait besoin de savoir ce qui allait se passer. Ouarda, dans le box des accusés. Toute menue, sa figure très pâle comme celle d’une petite fille malade. À dix-neuf ans elle a encore l’air d’en avoir quinze, habillée d’une robe grise que sa mère lui a spécialement faite pour le procès. À côté d’elle, la bande des minables, petits macs, entre vingt et trente ans, la tête basse, ils évitent de regarder du côté du jury. Et l’avocat de la partie civile qui tonitrue, qui menace, qui aboie, qui joue sa comédie, sa tragédie. L’avocat de Ouarda, non plus celui commis d’office, mais un autre, payé par la famille, sa voix douce, une musique de violon, des mots tendres, pour atténuer, pour séduire. Il parle de l’enfance de la petite fille, des quartiers chauds de Marseille, les parents qui ont abdiqué, il n’y a plus de repères, plus de valeurs, même la religion est impuissante. Il parle de l’emprise des hommes, leur dictature, leur persuasion pour faire le mal, et la petite n’a jamais eu vraiment le choix, n’a jamais osé, pensé résister, elle n’est rien qu’une poupée de chair entre leurs mains. Et, après tout cela, la sentence qui est tombée, lourde, tragique, écrasante, quinze ans de prison pour Ouarda, vingt ans pour les tueurs, dix ans pour les autres. D’abord le silence dans la salle, puis le cri de Ouarda quand on l’emmène, elle se retourne, elle n’a pas compris tout de suite, maintenant elle réalise que tout est fini, elle n’a pas dit un mot, elle a fait tout ce qu’on lui a dit, elle a même pleuré quand Monsieur l’avocat parlait d’elle enfant, et tout à coup elle se retourne et elle pousse un seul cri aigu, un cri qui résonne dans la grande salle des assises et traverse chaque personne à la manière d’un frisson.
C’est à cela qu’elle pense encore, Clémence, seule dans son grand bureau derrière les remparts de dossiers ficelés, comme à une longue séquence revenant sans cesse, avec les mêmes visages, les mêmes images, les mêmes mots, les mêmes peines.
Stéphane, cinq ans de prison, Christophe, cinq ans, vol par effraction nocturne, recel, port d’arme illégal, violence contre les forces de l’autorité, délit de fuite. Sylvie, Rita, Yasmine, Barbara, Mélodie, coups et blessures, vol à la roulotte, détention de drogue, menaces de mort, racket, tentative d’extorsion, vol avec violence. Quand Pervenche est partie, Clémence venait de sortir de l’École de la magistrature. Elle ne savait pas qu’elle ferait un jour ce travail, elle n’avait jamais imaginé ce que cela pouvait être, juge des enfants. Être de l’autre côté de la barrière, du côté de ceux qui emprisonnent, enferment dans les centres. Du côté de ceux qui regardent, qui décident, qui punissent. C’était comme si on lui avait dit un jour, tu seras commissaire de police. Et puis ça s’est fait, presque malgré elle. Parce qu’elle était douée pour les concours, parce qu’il y avait des postes disponibles.
Elle avait eu des nouvelles de Pervenche par sa mère. Hélène était parfaitement heureuse dans la maison de Ganagobie, avec Jean-Luc Salvatore. Elle continuait sa peinture, lui réussissait à vivre de sa poterie. Ils étaient loin de tout, en pleine campagne. Ils avaient même une jument qu’ils louaient l’été aux promeneurs dans un manège du coin. Ils n’avaient pas beaucoup de soucis. Hélène était irresponsable, comme elle l’avait toujours été, c’était elle la petite fille, et Clémence était l’adulte. À propos de Pervenche, elle disait avec une sorte de gaieté inconsciente : « Oh, tu sais, elle mène sa vie. C’est ce qu’elle voulait. J’ai demandé à aller la voir, là où elle vit avec son copain, je lui ai dit qu’elle pourrait habiter à Ganagobie avec nous, elle aurait pu trouver un boulot à la ville et rentrer chaque soir, mais elle m’a dit qu’elle n’avait besoin de rien.
Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Je ne vais pas la forcer. » Elle a répété la phrase absurde : « Elle a sa vie et moi la mienne. »
Clémence a obtenu l’adresse de Pervenche. Apparemment, elle n’avait plus le téléphone. Ou bien elle ne voulait plus qu’on l’appelle.
Un long week-end de septembre, Clémence a pris le train pour Marseille. Quand elle a sonné à la porte, c’est un loubard qui est venu lui ouvrir. Un grand Antillais en slip, avec un tatouage en relief sur l’épaule, ou peut-être une cicatrice. Il paraît qu’il s’appelle Willie. Quand elle a dit qu’elle était la sœur de Pervenche, il l’a laissée passer. Pervenche était dans la pièce du fond, elle venait de se réveiller. Elle avait les traits bouffis, un T-shirt froissé, les cheveux sales. Clémence a eu du mal à la reconnaître, depuis près de deux ans qu’elle ne l’avait pas vue. Pervenche sentait le tabac et l’alcool.
Elles ont parlé de choses et d’autres, mais elles n’avaient plus rien à se dire. Elles n’étaient plus sur la même longueur d’onde.
Pervenche avait un air buté, elle était sur la défensive. Les vieilles blagues ne la faisaient plus rire, même quand Clémence avait frappé à la porte, et à la question « qui est-ce ? » avait répondu : « El viejo Inès. » Et plus tard : « ¿ A donde vas ? — A General de Gas. »
Le Mexique, Jacona, c’était loin. C’étaient des fantômes. Pervenche avait oublié jusqu’au nom des enfants de la rue des Tulipanes, Beto, Rosalba, Pina, Chavela, Maïra. Le seul souvenir qui avait éveillé un sourire pour elle, c’était le grand chien Scooby-doo, la façon qu’il avait de les suivre sans faire de bruit et de coller son museau humide contre leurs mollets pour les faire hurler de peur. Et le grand goyavier sur lequel elles montaient, pour lui jeter des fruits, perchées sur la branche qui surplombait la rue. À Jacona, il y avait des problèmes avec les chiens. Il y avait ceux qui s’asseyaient contre le mur de la maison pour aboyer à la lune toute la nuit, et que Perrine chassait à coups de pierres ou à grands seaux d’eau. Il y avait ceux qui se battaient sauvagement dans la rue, en poussant des grognements furieux, et ceux qui s’accouplaient interminablement, soudés par l’arrière-train comme de monstrueuses araignées, claudiquant sur leurs huit pattes, et qui horrifiaient Pervenche. Un jour, en revenant le long du canal, du côté des Parachutistes, Pervenche avait été attaquée par un chien qui était arrivé silencieusement par-derrière, les crocs exposés, la gueule pleine de bave, et Clémence l’avait fait fuir à coups de pierres. Cette nuit-là, les détonations des fusils avaient retenti dans le quartier, et le lendemain elles avaient appris par Chita que les chasseurs avaient tué tous les chiens enragés.
Clémence regardait sa sœur, et elle avait le cœur qui lui faisait mal. Elle ne pouvait rien pour elle. C’était trop tard, trop loin, trop différent. Elle avait étudié le droit, passé des concours, et elle ne savait pas arrêter sa sœur au moment où elle tombait.
Elle a essayé de poser des questions, savoir ce que faisait Laurent, s’il allait changer de vie. Mais elle ne pouvait pas s’empêcher de procéder à un interrogatoire.
Pervenche s’était refermée. Elle détestait tout ce que Clémence représentait, la fonction sociale, les responsabilités, l’autorité. À un moment, Clémence lui a dit maladroitement qu’elle pouvait l’aider, lui prêter de l’argent, pour qu’elle s’en aille de ce taudis, loin de ces gens épouvantables. Pervenche a réagi brutalement. Ses yeux bleus brillaient d’un éclat méchant, toute sa face s’est contractée jusqu’à dessiner de petites rides autour de sa bouche et de son nez, sur son front. Elle parlait avec une drôle de voix basse, enrouée, que Clémence ne connaissait pas. « C’est toi qui vas m’aider, bien sûr c’est toi qui sais tout, c’est toi qui juges tout, qui décides tout, et moi, j’ai dix ans, il faut que je t’écoute, toi et ton petit pouvoir sur les gens, tu crois que tu sais quelque chose sur moi, mais tu ne sais rien de ma vie, tu voudrais bien savoir, mais tu ne sais rien de moi, je n’ai pas besoin de tes conseils de merde, j’en ai pas besoin, je n’ai pas besoin de toi, casse-toi de ma vie, oublie-moi. » Son visage était embrumé de colère. Et comme Clémence ne répondait rien, elle s’est recouchée, tout était tellement en désordre, avec ce vieux matelas par terre et juste un drap sale en boule. Quand elle s’est rassise pour allumer une cigarette, son T-shirt a bâillé et Clémence a vu sa poitrine, et en haut des seins elle avait une série de marques rouges comme des brûlures. Elle a tressailli parce qu’elle se souvenait de la peau de Pervenche autrefois, quand elles se baignaient ensemble dans le bassin des Tulipanes, non pas une piscine mais une simple flaque où les enfants nageaient au milieu des grenouilles et des punaises d’eau. L’odeur de la peau de Pervenche, une odeur d’herbe mouillée, fraîche et douce, il y avait si longtemps qu’elle n’y avait pas pensé, et ça rendait le présent encore plus détestable.
Elle a quitté l’appartement très vite. Elle avait mal au cœur, peut-être que c’était ce souvenir, ou bien c’était l’odeur de la marie-jeanne qui l’avait imprégnée. Elle a pris le train du soir pour Bordeaux.
L’échange a eu lieu la nuit, sur une colline. C’est un lieu très étrange, loin de tout, bien que la ville soit si proche qu’on distingue la tache laiteuse des lumières dans le ciel. Il y a d’abord un fond de vallon, avec la route qui sinue, et des maisons de maçon accrochées çà et là sur la pente comme des nids de guêpes. Et puis on monte à travers bois, il fait si humide qu’on traverse des nuages alourdis sur les branches des pins, dans les broussailles.
Il a fait très chaud cette nuit, les criquets sont assourdissants, il y a des crapauds cachés dans les vallons. Pervenche les entend distinctement. Peut-être qu’elle pense aux nuits d’autrefois, là-bas, sous la moustiquaire, avec tous ces craquements, tous ces bruissements qui lui faisaient si peur. Mais à présent elle n’a plus peur de la nuit.
Laurent conduit l’auto brutalement, en faisant crier les pneus dans les virages. Elle lui dit : « Pourquoi tu vas si vite ? Ça me donne mal au cœur, ralentis. » Mais il n’écoute pas. Il a sa tête renfrognée, il ne regarde pas Pervenche, ou alors juste un coup d’œil de côté, un regard de chien, ses iris jaunes ont une expression animale.
Avant de partir pour la balade, ils ont fait l’amour sur le matelas dans la chambre étouffante. Elle se sentait bien, elle s’est serrée contre lui, il a un buste étroit et elle s’est amusée à nouer ses bras autour de lui, à le serrer avec ses cuisses jusqu’à l’étouffer. Mais ça ne l’a pas fait rire. Il a détaché les bras de Pervenche, il respirait vite, son dos était glissant de sueur. « Qu’est-ce que tu as ? » Elle a essayé de lire dans ses yeux, mais le visage de Laurent était dur et tendu, pareil à un masque. Elle se souvient des rides sur son front, une veine en Y gonflée près de sa tempe. Et cette expression bizarre, ses yeux apparaissaient comme à travers deux trous dans la peau cartonnée de son visage. Il était ivre, il avait trop fumé. Il l’a retournée comme s’il ne voulait plus qu’elle le voie et sa verge dure était un épieu brûlant qui irradiait douleur et plaisir mêlés. Pervenche était dans un tourbillon qui l’aspirait vers son centre, dans ce rêve où elle tombe chaque nuit indéfiniment, après toutes ces journées passées à boire, à fumer et à boire, et à dormir. À attendre. Et les chants nazis des cassettes de Sacha, et la musique rasta de Willie l’Antillais, les voix des loubards qui résonnaient dans l’appartement, qui martelaient, ces ombres qui rôdaient la nuit pour faire la chasse aux Arabes et aux Noirs, le cliquetis des chaînes, la haine pareille à une drogue, l’odeur de la bière et la fumée qui emplissaient les chambres de leurs nuages. Le tourbillon la séparait de tout ce qu’elle avait connu. Un soir, Sacha l’a regardée de ses yeux pâles, il lui a dit ces mots qui l’ont glacée comme un maléfice : « Il faut mourir pour renaître. »
Ils ont dormi jusqu’au soir, parce qu’il faisait très chaud. À travers les volets fermés, Pervenche écoutait le glissement des autos dans l’avenue. Mais la lumière ne brillait pas sur les carrosseries, et son cinéma au plafond s’était éteint. Un instant, elle a pensé à sa sœur, peut-être qu’elle s’est dit : « Je devrais lui téléphoner. » Ce qui l’a retenue, c’est qu’elle avait essayé une fois, au début d’août, elle voulait lui parler du bébé dans son ventre, mais à la Cité U on l’avait fait attendre vingt minutes avant de lui dire : « Mademoiselle Lauro n’est pas dans sa chambre, vous voulez lui laisser un message ? » Elle a toujours détesté tout ça, ces remparts, ces répondeurs, messageries, hygiaphones, elle a claqué le combiné et payé la communication au bar.
La chute maintenant s’était un peu ralentie, ça n’était pas désagréable de planer sur le dos, nue sur le matelas, en écoutant les bruits de l’avenue et la respiration calme du garçon couché sur le ventre à côté d’elle.
La voiture est arrivée en haut de la colline, à un embranchement avec une route de terre qui entrait dans la pinède. Pervenche ne pose pas de questions. Elle est peut-être encore dans le vertige de sa chute, ou bien elle aussi a trop fumé et trop bu. Laurent ne semble plus du tout ivre. Il est grand, nerveux, tendu, il bouge par saccades, il a toujours cette ride sur le front et cette veine gonflée aux tempes, et ses yeux qui regardent à travers les trous d’un masque.
Au centre d’une clairière, Laurent a arrêté sa voiture. Il a coupé le contact alors qu’elle roulait encore et le moteur a fait des soubresauts avant de caler. Il fait sombre dans la clairière, mais on y voit quand même à cause de la lueur de la ville, une tache globuleuse qui se dissout dans le ciel au-dessus des têtes des arbres. Autrement, ici c’est plein du chant des criquets. La chaleur humide sent la résine, c’est un endroit plutôt du genre romantique, mais il n’y a pas une étoile dans le ciel.
Tout à coup c’est le silence. Les criquets ont été dérangés par quelque chose, ils se sont tus. Laurent est descendu, il a laissé la portière ouverte et il marche vers le centre de la clairière. Pervenche sent son cœur battre très lentement, elle est toujours dans le tourbillon, mais sur les bords pour ainsi dire, emportée dans un mouvement très doux qui arrache à peine quelques brins d’herbe aux rives. Elle pense : « Mais qu’est-ce qui m’arrive ? Qu’est-ce qui va se passer maintenant ? » Peut-être qu’elle se souvient de la phrase de Sacha, et qu’elle a peur de mourir.
Elle n’a rien dit, pas un son n’est sorti de sa gorge. Elle attend assise à l’avant de la voiture, un peu repliée sur elle-même, les mains sur son ventre.
Quand ils sont arrivés, elle les reconnaît tout de suite. Il y a Willie, et le nommé Dax. Laurent n’est pas avec eux. Dax est petit et mince, il est habillé d’un blouson de cuir noir. L’Antillais se tient derrière lui. Ils l’ont aidée à descendre, très doucement. Très doucement. Dax dit : « On va bien s’occuper de toi maintenant, il ne t’arrivera rien. » Pervenche tremble si fort qu’elle n’arrive pas à marcher, et c’est Dax et Willie qui la portent. Le tourbillon est presque arrêté à présent, c’est la pinède tout entière qui tourne, qui s’effondre et ondule, et Pervenche sent la nausée dans sa gorge. Malgré la chaleur étouffante, sans un souffle, Pervenche est envahie par un froid terrible, c’est peut-être pour ça qu’elle tremble et que ses genoux s’entrechoquent.
Tout à coup le bruit des criquets a repris. Partout autour de la clairière, leurs cris stridents se croisent, tissent une trame invisible, et Pervenche en est presque rassérénée. Maintenant, elle est couchée sur le tapis d’aiguilles et elle sent le corps de Dax qui s’appuie sur elle, qui force en elle, comme s’il traversait ses habits, sa peau, jusqu’au plus profond d’elle-même. Elle serre les dents pour ne pas crier. Elle pense : « Si je crie, il va me tuer. » Elle le pense tranquillement, c’est une évidence. Laurent l’a amenée où il voulait, dans cette pinède, il l’a trahie, vendue. Il s’est servi d’elle comme d’un animal. Elle pense cela sans horreur, parce qu’elle est maintenant tout à fait au fond du gouffre, seule dans un endroit où personne ne viendra jamais la trouver, cette clairière au milieu des pins, au bout de toutes les routes.
Quand tout est fini, les deux hommes s’éloignent un peu, allument leurs cigarettes. Pervenche a remis ses habits en place, elle titube au centre de la clairière, elle ne voit plus personne. Elle avance comme une aveugle, les mains tendues, elle bute sur les racines, sur les pierres. Il y a un bruit de moteur qui démarre, elle voit les veilleuses d’une voiture. C’est l’Antillais qui est au volant, il ne la regarde même pas. Elle s’assied à l’arrière, à côté de Dax. Il met négligemment son bras autour du cou de Pervenche, sans cesser de fumer. La voiture de Dax est une grosse allemande qui sent le cuir, le genre d’une voiture volée. Dax passe sa cigarette à Pervenche, et elle aspire avec délices une goulée. La voiture roule doucement sur la route à lacets où Laurent avait fait crier ses pneus. À un moment, dans un virage, sur la gauche, Pervenche aperçoit l’étendue de la ville pareille à un grand lac de lumière, puis la colline la cache de nouveau.
À quel moment avait-elle tout perdu ? Maintenant, dans la chaleur de cette fin d’été qui écrase tout à Ganagobie, Hélène cherche à comprendre. Elle a chassé de sa vie Édouard Perrine, avec la même détermination qu’elle avait mise à le suivre au bout du monde. Ce qu’elle avait aimé en lui, au début, c’était son côté médecin des pauvres, une sorte d’apôtre de l’OMS, sponsorisé par une association philanthropique canadienne pour venir en aide aux populations les plus démunies. Avant d’être envoyé dans ce coin perdu du Mexique, il avait exercé au Centrafrique, à Madagascar. Quand Hélène avait fait sa connaissance, un été à Aix, au hasard d’une terrasse de café, elle avait été impressionnée par son physique, grand, très noir, avec de larges mains à la paume pâle, et cet air sérieux qu’il avait quand il la regardait. Ils s’étaient vus pendant tout le mois d’août, il habitait dans une petite chambre meublée qui avait l’air d’un logement d’étudiant, Hélène avait l’impression de revivre les années de sa vie sans soucis, avant son mariage raté avec Vincent Lauro. Elle avait l’impression d’être à nouveau amoureuse. Édouard lui avait expliqué où il allait, lui avait demandé de venir le rejoindre, un peu comme un jeu. Puis Hélène s’était retrouvée seule. La grand-mère Lauro les attendait à Ganagobie, préparait la rentrée des classes pour les filles à l’école communale. Alors, un jour de septembre, sans réfléchir, parce qu’il faisait déjà froid et humide en Provence, ou peut-être parce qu’elle attendait un changement depuis si longtemps, elle avait emprunté de l’argent à des amies et elle avait acheté un billet d’avion pour elle et pour Clémence. Pervenche resterait à Ganagobie avec sa grand-mère en attendant que tout soit au point. À Mexico, Édouard les attendait. Ils avaient pris un autocar Tres Estrellas de Oro à la Terminal du Nord, et au petit matin, épuisées, elles avaient débarqué à Zamora. Puis, sans doute pour les amuser, Édouard leur avait fait parcourir la chaussée jusqu’au village de Jacona en carriole à cheval.
Édouard Perrine avait loué cette petite maison en ciment rue des Tulipanes, et tous les jours il travaillait jusqu’au soir dans un dispensaire au centre du village, à côté du cimetière.
C’était une vie nouvelle. Hélène avait dû tout apprendre : non seulement à parler espagnol avec l’accent traînant du Michoacán, mais aussi les gros mots, les jurons, les plaisanteries, les conventions qu’il faut respecter et les choses qu’il vaut mieux ne pas dire, les bonnes et les mauvaises manières, les relations. Elle avait eu des voisins, des amis, les gens du quartier frappaient à la porte de sa cuisine le matin, pour bavarder, pour lui emprunter du sel ou de la farine, ou pour lui apporter des cadeaux, des œufs, du miel, du pain doux. Elle était la femme du médecin.
Après six mois, Hélène avait fait venir la petite Pervenche. Elle avait voyagé toute seule avec un écriteau au cou, elle avait vomi dans l’avion, elle était très pâle. Clémence dès le début avait refusé le dépaysement. Elle montrait une hostilité contre Édouard Perrine, d’abord ouverte, puis quand Hélène la grondait, sournoise. Quand Pervenche était arrivée, ça s’était un peu amélioré, mais Clémence entraînait sa sœur dans sa vindicte. Ensemble elles chuchotaient des choses, elles ne parlaient jamais à Édouard, même quand il s’adressait à elles. Elles faisaient comme s’il était l’ennemi. Bien qu’elles ne le vissent jamais, elles avaient pris le parti de leur père.
Il avait fallu changer Clémence trois fois d’école. Puis elle avait fini par s’acclimater. À la saison sèche, les jeux avaient commencé dans la rue, et Clémence s’était élancée au milieu des autres. Elle avait appris à parler, à jouer. Elle avait découvert une liberté qu’elle n’avait jamais connue jusque-là. Quand elle revenait de l’école, à deux heures de l’après-midi, Clémence enlevait son uniforme, elle enfilait son pantalon taché et son T-shirt sale, ses baskets, et elle courait à travers les rues du village, sans craindre les voitures ou les camions. Elle explorait tout, jusqu’aux quartiers misérables, au bord du canal, là où vivaient ces gens qu’on appelait des parachutistes, parce qu’on disait que c’étaient des avocats peu scrupuleux qui les avaient lancés à cet endroit pour qu’ils occupent les terres et obligent les propriétaires à vendre.
Hélène elle aussi allait partout. Elle s’était remise à peindre et à sculpter, elle achetait de grands cartons à la coopérative de paquetage Anáhuac et elle faisait les portraits des gens du quartier, avec en arrière-plan les champs de maïs, les cannes à sucre, ou les grands goyaviers de l’autre côté de sa rue. Elle était amoureuse de ces visages, les traits doux des Indiennes, leurs chevelures d’un noir éclatant. Elle a gardé la plupart des portraits, elle est revenue vivre avec eux en Provence, ce sont ses gardiens, ses parents, ses seuls amis. Il y avait Adam et Ève, les deux enfants en haillons qui venaient mendier du pain ou ramasser les goyaves, ou bien la vieille Indienne que les gens appelaient par dérision Mariquita, qui allait de porte en porte vendre de la terre, des herbes à tisane, des pots de miel âcre maculé de cendres. Il y avait les enfants de la rue, Pina, Chavela avec sa tignasse hirsute, Carlos, Beto, Rosalba la Güera, Maïra.
Il y avait Chita. C’était une petite fille maigre et sombre, qui habitait avec sa famille dans une de ces baraques de parachutistes, au bord du canal. Son vrai nom, c’était Juana, mais les gosses de la rue se moquaient d’elle en lui donnant le nom de la guenon de la série télévisée. Elle ne disait rien. Hélène n’avait jamais fait son portrait. Non pas qu’elle n’en ait pas eu l’idée, ou l’envie, mais cette enfant portait un mystère. Il y avait en elle quelque chose de muet, de fuyant, de lointain, et puis elle n’aimait pas qu’on la fixe du regard trop longtemps, elle cachait son visage derrière ses mains, elle ne voulait pas qu’on la voie manger, elle était sombre, butée, incompréhensible comme un animal, c’était peut-être pour ça que les enfants de la rue lui avaient donné son surnom. Elle avait dix-sept ans, mais elle était si chétive qu’elle en paraissait à peine quatorze. Elle s’était installée dans la rue, devant la maison, et Hélène la voyait chaque fois qu’elle sortait. Un jour, elle a voulu lui donner l’aumône, mais la jeune fille l’a regardée de ses yeux sombres, elle lui a dit simplement : « Je ne veux pas d’argent, je veux travailler chez vous. » Au début, Hélène lui disait en riant : « Tu es trop petite pour travailler. » Mais la jeune fille insistait, sans sourire, avec obstination : « Je peux travailler chez vous, vous n’avez qu’à essayer. » C’est comme ça que Chita était entrée dans la maison. Elle aidait Hélène aux tâches ménagères, elle lavait le sol à grande eau, ou bien elle s’occupait de Pervenche pendant que Clémence était en classe. Elle ne parlait pas beaucoup, elle était toujours sombre, l’air soucieux, méchant. Avec son visage à la peau presque noire, et ses cheveux bouclés courts, Hélène trouvait qu’elle ressemblait à Mowgli. Puis elle s’était détendue, elle riait même quelquefois, elle jouait à la poupée avec Pervenche qui l’adorait. Longtemps, Hélène s’était efforcée de lui apprendre à lire et à écrire, mais Chita n’y arrivait pas. Elle restait penchée sur son cahier, ses mains déjà abîmées par le travail avaient du mal à tenir le crayon à bille. Elle écrivait en majuscules sur la page du cahier : JUANA. Elle ne participait jamais aux jeux des enfants dans la rue. Dès qu’elle avait fini son travail, elle s’en allait, avec l’argent de sa paie dans son soutien-gorge et du vieux pain dans un sac de plastique. Elle avait une vie pleine de mystères.
Une fois, Hélène était allée la voir dans le quartier des Parachutistes. Chita habitait une baraque que son père avait construite lui-même, avec des briques posées sans mortier, et un toit de planches et de bouts de tôle. À chaque saison des pluies, les allées étaient transformées en ruisseaux de boue. Quand le canal débordait, l’eau pourrie coulait dans les maisons. Hélène n’avait pas vu les parents de Chita, mais dans la baraque il y avait une jeune fille un peu plus âgée que Chita, le visage marqué de plaques grises. « C’est ma sœur Tina. » Chita avait ajouté simplement : « Elle est malade. Elle a l’épilepsie. »
Tout cela paraît si lointain. Pourquoi Hélène pense-t-elle maintenant à Chita ? C’est comme si tout ce qui s’était passé là-bas avait un sens pour aujourd’hui, non pas dans le genre d’une explication, mais plutôt comme une prophétie.
Le temps a passé loin du Mexique, Pervenche a eu il n’y a pas très longtemps l’âge de Chita quand elle est venue s’asseoir pour la première fois sur le muret, devant la maison des Tulipanes. Hélène s’en souvient bien, peut-être c’est la chaleur de la Provence, dans la petite maison de Ganagobie où elle a trouvé refuge après la mort de sa belle-mère, une chambre crépie à la chaux pareille à sa chambre là-bas. La rue n’est pas la même, il n’y a pas d’enfants qui jouent le soir sur le trottoir, seulement des vieux absurdes qui lancent leurs boules sur la place.
Le temps du Mexique n’était pas le même, les années étaient à la fois très longues et pleines, tous ces jours brûlants, débordant de bruit, de violence, d’émotions.
La solitude aussi. Peut-être que c’est là que tout a commencé, à la manière d’un orage qui se prépare, couvre le ciel sans qu’on sache jusqu’où il ira, jusqu’à quelle profondeur du cœur. Édouard s’absentait chaque soir, il allait passer la nuit dans la zone rose, dans les bordels de Nacho le terrible, c’était ainsi qu’on l’avait surnommé. Un petit homme à la peau jaune, l’air d’un rat, un pourri qui recrutait les filles dans les quartiers misérables et les enfermait dans ses bars minables.
Au début, Hélène ne voulait rien savoir, elle pensait qu’il restait au dispensaire après le travail, elle ne voulait pas que tout recommence comme avec Vincent Lauro, les querelles, la jalousie, un puits sans fond.
Et puis quelqu’un l’avait prévenue. Comme toujours, à mots couverts, Lupe, une femme qu’elle allait voir de temps à autre l’après-midi, parce que son mari l’avait quittée. Hélène croyait que cette femme l’aimait bien, pas seulement à cause des services qu’elle lui avait rendus, elle lui avait prêté de l’argent, et par Édouard elle lui faisait donner des médicaments, des échantillons, des crèmes pour son eczéma. Elle croyait que c’était une bonne voisine.
Lupe avait dit, et soudain sa voix était devenue bizarre, un peu grinçante, et ses yeux brillaient de malignité : « Mais tu ne connais pas le quartier de Nacho le terrible ? En tout cas le docteur lui le connaît bien. »
Hélène n’avait pas posé de questions, elle sentait bien que ça lui faisait plaisir, à cette demi-folle, que les autres femmes perdent aussi leur mari.
Mais quand Édouard rentrait à l’aube et se couchait contre elle, elle ne pouvait pas s’empêcher de renifler l’odeur des autres femmes, une odeur poivrée, piquante qui se mêlait à la sueur. Elle se mettait en chien de fusil, après l’amour, elle écoutait la respiration profonde, et elle se demandait pourquoi les femmes ont tellement besoin de dormir avec un homme.
Et puis tout de même, un jour, en prenant sa douche, elle avait vu ces drôles de bêtes sur son pubis, transparentes, qui marchaient un peu de travers comme des crabes minuscules. Elle avait acheté un lit pliant au marché, et elle l’avait installé le plus loin possible, à l’autre bout de la pièce. Elle l’avait acheté pour elle, mais c’était Édouard qui y dormait. Il n’avait même pas demandé pourquoi !
Hélène l’avait agressé. « J’ai attrapé des poux », a-t-elle dit. Et lui, avec une froideur ironique : « Est-ce que ce sont des poux haïtiens ? » Elle a haussé les épaules : « Ils ne portent pas écrit leur nationalité. » Elle s’était complètement rasé le pubis, et passée au repelente. Édouard avait même trouvé ça érotique, et un instant elle a cru que c’était un accident, que tout redeviendrait comme avant. Mais il n’avait pas renoncé à la zone de Nacho le terrible. C’était dans sa nature, il ne pouvait pas s’empêcher d’aller voir des prostituées.
Donc, il y avait un orage chaque nuit, le tonnerre grondait sur les volcans, le ciel avait une couleur d’encre qui faisait battre le cœur. Pervenche était terrorisée, elle dormait dans le lit de sa mère, la tête sous l’oreiller. Édouard rentrait à l’aube, il se couchait sur le lit pliant tout habillé, il dormait jusqu’à une heure, et il repartait pour le dispensaire. Comment pouvait-il passer toutes ses nuits là-bas, avec des ivrognes ? Quand Hélène lui posait des questions, Édouard la regardait de son regard froid et sérieux, et dans le vert de ses iris il y avait un trouble, une angoisse qu’elle ne pouvait pas comprendre. Ou bien il se fâchait, il se détournait, l’air de dire : qu’est-ce que tu racontes, d’abord on n’est pas mariés. Elle se sentait prise au piège, très loin de tout, dans cette casemate de ciment que le soleil de l’après-midi avait chauffée comme un four, et la musique des moustiques jusqu’au petit matin, rôdant autour des moustiquaires des filles. Et les cris des geckos sur les murs.
Pervenche avait été gravement malade, le ventre gonflé par les amibes, elle vomissait et brûlait de fièvre. Édouard n’était pas là, il avait fallu courir sous la pluie jusqu’à la place pour trouver un taxi, et passer la nuit à l’hôpital, pendant que les infirmiers de service piquaient Pervenche avec des seringues de Flagyl douteuses. Édouard n’avait rien fait, il n’était pas au dispensaire, il était chez Nacho le terrible. D’ailleurs, quand Hélène avait voulu lui en faire le reproche, il avait répondu, toujours de sa voix calme : « Peut-être que tu devrais rentrer chez toi en France avec tes filles, moi je vais m’en aller de toute façon, j’ai demandé ma mutation. » Pour la première fois il a parlé de sa femme et de sa fille en Haïti, et tout ce qu’Hélène a pu dire, d’une toute petite voix, c’était : « Je ne savais pas que tu avais une fille, comment s’appelle-t-elle ? » Mais il n’a rien dit de plus.
Une nuit d’orage, Édouard n’était pas là, le Duero est sorti de son lit et a coulé à travers le village, s’engouffrant dans la rue principale et cascadant vers le bas, emportant tout sur son passage. C’est Pervenche qui l’avait réveillée, elle poussait des gémissements en dormant. Et quand Hélène s’était levée, elle avait posé le pied dans l’eau glacée qui remplissait déjà la maison. Encore aujourd’hui elle sent le frisson d’horreur qui l’a parcourue, la chaleur épuisante et cette eau glacée, obscure, lourde, qui entrait dans la maison en passant sous la porte. Fébrilement, à la lueur de sa torche électrique, Hélène avait tenté de boucher la fente sous la porte avec des papiers, des bouquins, du linge, mais le courant était trop fort. En même temps, c’était terrifiant, ce silence, cette lenteur partout. L’électricité avait sauté. Hélène a réveillé Clémence, elle a pris la petite Pervenche dans ses bras et elles ont grimpé sur la table du salon. Elles ont attendu là, presque sans parler, serrées les unes contre les autres comme des poules sur leur perchoir.
À l’aube, Hélène a entendu des cris dehors, des appels, et elle a pensé que c’était Édouard qui venait. Pervenche s’était endormie dans ses bras. Clémence était froide, les lèvres serrées, comme si elle était malade.
C’était le voisin, l’homme aux abeilles, qui pataugeait dans la rue et qui frappait aux portes. Il s’est arrêté devant la maison d’Hélène : « Holà, tout va bien ? » La question était presque comique vu les circonstances. Perchée sur sa table, Hélène a crié : « Tout va bien ici, merci. » La lumière du jour commençait à poindre à travers les fenêtres, et Hélène a vu que l’eau avait baissé, par endroits le sol de carrelage émergeait en formant une plage de vase. Pieds nus, elle a porté Pervenche dans son lit, et avec Clémence elles sont sorties voir ce qui se passait dehors. La rue des Tulipanes était une calme rivière de boue. Sur le mur blanc du verger d’en face, la crue avait dessiné la forme brune des vagues. Des bouts de branches étaient accrochés aux pierres, il y avait des cartons, des morceaux de toile, même des chaussures. Les gens arpentaient la rue, leurs torches électriques à la main, pareils à des fantômes détrempés, pantalons retroussés, les femmes tenant leurs robes soulevées jusqu’au haut des cuisses. Des gosses couraient déjà sur les trottoirs, s’éclaboussaient en criant. Clémence avait retrouvé la bande, Rosalba la Güera, Pina, Chavela, elles parlaient avec véhémence, avec des voix aiguës de petites souris. Peut-être que c’est ce matin-là, devant la rue boueuse, avec cette lumière bizarre d’un jour inondé, et cette solitude, qu’Hélène avait compris que c’était fini, qu’elle devait partir. Mais elle avait quand même tenu encore, des jours, des mois, parce qu’elle voulait croire que tout allait s’arranger, que la vie allait être à nouveau forte et belle, riche d’expériences et de nouveautés. Ou bien c’était à cause des jeux de Clémence et de Pervenche dans la rue, ces courses et ces danses, ces mimes, ces chansons. Elle avait peur de retourner là-bas, en France, en hiver, de retrouver les fantômes de ses échecs, les marques du passé pareilles à des ornières où elle retomberait, où elle s’enliserait. Son visa d’immigrante temporaire allait se finir, elle savait qu’Édouard Perrine ne ferait rien pour le proroger. Il avait décidé de partir avant Noël, il retournait en Haïti, tout était fini. Maintenant que la décision était prise, il était devenu gentil, il restait à la maison le soir, à lire ou à écrire ses rapports. Il bavardait avec les voisins, et Hélène a découvert avec rancœur que c’était lui que les gens avaient apprécié, que c’était lui qu’ils regretteraient.
La rue des Tulipanes n’arrivait pas à retrouver son visage d’avant. Les matelas avaient séché dehors au soleil, les sols avaient été lessivés, et pourtant la boue ressortait chaque jour. Il y en avait partout, même à l’intérieur de la lunette de la montre d’Hélène. Une odeur bizarre aussi, une odeur de cave et de mort, et les gens disaient que c’était le cimetière qui s’était répandu à travers tout le village.
C’est cette odeur affreuse qu’Hélène avait ramenée avec elle, dans ses valises, elle imprégnait ses vêtements, ses livres, même les cheveux de ses filles. Ç’avait été comme de sortir d’une longue maladie. En février, il y avait eu des orages sur la Provence, et la pluie qui tombait à verse sur le toit de tuiles de la maison empêchait Hélène de dormir. Elle guettait le moindre signe de l’inondation. Clémence était demi-pensionnaire au lycée d’Avignon, et Pervenche allait à l’école du village. Pour elles surtout ç’avait été difficile. On se moquait de leur accent, des mots français qu’elles estropiaient. Elles disaient « la maison est bide », ou bien « tu me pisses le pied ». Un jour une camarade de classe de Clémence lui a demandé : « C’est vrai que tu étais au Mexique ? Il y a des écoles là-bas ? »
Après l’inondation, Chita n’est pas revenue. Hélène l’a attendue, chaque matin, elle a pensé qu’elle était malade, ou qu’elle devait travailler à tout nettoyer chez elle, ou peut-être que l’état de sa sœur avait empiré. Après une semaine sans nouvelles, Hélène a marché jusqu’au quartier des Parachutistes. Elle s’attendait à trouver l’endroit complètement dévasté, mais à sa grande surprise, l’inondation avait épargné les Parachutistes. Ou bien leur vie était tellement précaire qu’ils avaient traversé cette épreuve sans rien perdre. La maison du père de Chita était vide, mais l’information circulait vite dans le quartier, et quelques instants plus tard, la sœur de Chita est arrivée. Elle marchait lentement, en s’appuyant aux murs. Son visage était plus gris, Hélène a remarqué un hématome sur son front, et elle a pensé que la jeune fille avait dû tomber au cours d’une crise. « Où est juana ? » Tina parlait lentement, avec difficulté : « Elle est partie. — Quand est-ce qu’elle revient ? » La jeune fille semblait chercher ses mots. « Je ne sais pas. Jamais. » Elle n’avait pas le regard sombre de sa sœur, mais plutôt des yeux vides, et Hélène avait le cœur serré. « Comment, jamais ? Mais où est-ce qu’elle est allée ? » Tina a dit : « Elle s’est mariée. Elle m’a dit de vous remettre ça. » Elle est entrée dans la maison, et elle est revenue avec le cahier d’écriture de Juana. Sur la dernière page, après tous les exercices, elle avait écrit : JUANA. GRACIAS.
C’est ce cahier qu’Hélène a emporté avec elle jusqu’en Provence. Elle ne sait pas pourquoi, elle n’a rien pris de ce que ses filles avaient fait, les dessins, les exercices d’histoire, de calcul, les dictées. Juste ce cahier, couvert de l’écriture maladroite de Chita et ces deux mots de la fin.
Pervenche glissait dans un trou profond et sombre. Ou plutôt, c’était son vieux rêve d’un boyau perforant la terre dans lequel elle rampait, les coudes serrés contre ses flancs, les genoux écorchés, avec juste assez de place pour pouvoir avancer d’une ondulation douloureuse de tout son corps, et c’était si long, si étroit qu’elle ne savait plus si elle avançait ou si elle reculait. Elle ne savait plus depuis combien de temps elle était enfermée dans cette chambre. Des semaines, des mois. Elle se levait de temps en temps, enveloppée dans le peignoir que Dax lui avait donné, elle titubait jusqu’à la salle de bains. Puis elle retournait se coucher.
Dehors il faisait beau, à travers les volets fermés elle voyait la lumière du soleil. On était en automne, ou bien au commencement de l’hiver. La villa était au centre d’un bois de pins, Pervenche sentait l’odeur des aiguilles, elle écoutait le léger sifflement du vent, les craquements des écureuils en train de ronger les pignes. Tout était si calme que le moindre bruit résonnait dans l’esprit de Pervenche comme un fracas. Elle guettait les bruits, puis son esprit se détachait de la réalité, et elle retournait à ses rêves. C’était une longue histoire, sans raison ni fin, qui s’éloignait et se rapprochait, l’entraînait au gré de son courant. Tantôt angoissante et terrible, tantôt douce, mêlée à ses souvenirs. Quelquefois elle était à Camécuaro, sur le grand lac froid, elle glissait sur une barque plate entre les troncs d’arbre tordus, et sur les berges, au loin, elle entendait la musique des mariachis de la fête. Des éclats de voix, des rires, ou bien une interminable chanson sirupeuse qui venait d’un boom-box, quelque part, et les cris des adolescents qui jouaient au foot sur un terrain vague. D’autres fois, elle revivait des moments de sa vie passée, pleins de brutalité, les nuits avec Laurent dans les bars de la vieille ville, il y avait cet homme élégant, accoudé au comptoir, qui la regardait avec insistance, et elle se sentait happée par ce regard, elle flottait dans le vide. « Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que vous regardez ? » La violence éclatait à la vitesse d’une fusée, emplissait la salle. Laurent était tombé à terre, sous l’homme qui l’étranglait méthodiquement, implacablement, une grimace de jouissance écartant ses lèvres. Alors elle frappait cet homme, de toutes ses forces, ses poings serrés, sans même ressentir la douleur, elle tirait l’homme par les cheveux, elle l’insultait : Sale con, enculé, lâche-le ! Lâche-le ! Et Laurent restait par terre, étendu les bras en croix, une marque rouge sur son cou, les yeux pleins de larmes, et autour d’eux les gens riaient. Pervenche soutenait Laurent, elle avait passé ses bras autour de lui et elle le traînait dehors, il faisait nuit, la pluie tombait en grésillant sur les néons. Elle revoyait cette scène pareille à un mauvais film qui se déroulait dans son esprit, son cœur battait à toute vitesse comme cette nuit-là dans la rue, elle sentait son souffle brûler sa gorge, elle sentait un vertige qui faisait onduler le trottoir, elle sentait la solitude de sa vie.
Est-ce qu’elle était malade ? Est-ce que c’était ça, tomber malade ? Pas comme la fièvre, elle se souvenait des après-midi au Mexique, la grande pièce au plafond à deux eaux, à regarder les toiles d’araignée qui dessinaient des étoiles, Hélène avait voulu les nettoyer à coups de balai et Pervenche avait crié : « Non, s’il te plaît, ne les tue pas, elles sont mes amies, je les aime. » Et ici, dans la chambre fermée, avec le soleil d’hiver qui luit au-dehors, les pins qui craquent, les écureuils ou les rats qui sautent de branche en branche, elle se sentait partir en arrière, dans ses souvenirs, elle n’avait rien à quoi s’accrocher.
Mais c’était peut-être ce qui se cachait dans son ventre, ce secret, cette indiscrétion. Pervenche se mettait en boule autour, pour ne pas le perdre, pour qu’on ne le lui prenne pas. Dax venait vers le soir, guindé dans son habit noir, son visage très blanc, il détestait le soleil, il n’allait jamais à la plage, jamais dans le jardin, il vivait les volets fermés tel un vampire.
Il se couchait tout habillé sur le matelas à côté d’elle, il ne la touchait pas, sauf une fois ou deux, il avait glissé ses mains froides sous sa chemise, il lui avait caressé les seins, le ventre. Il lui parlait, elle n’écoutait pas ce qu’il disait. Un jour, il l’avait trouvée près du téléphone. Il s’était mis en colère : « Tu veux partir, tu peux partir. Quand tu veux. Je te dépose en ville, tu n’as qu’à le dire. C’est facile. Pas besoin de téléphoner. » Il avait débranché le téléphone du couloir.
Au début, les premiers temps, les jours qui avaient suivi son arrivée à la villa, Dax avait présenté Pervenche à ses amis. C’était ridicule, vaguement menaçant. Il lui avait fait mettre une robe d’été, il voulait qu’elle se coiffe et se maquille comme une poupée. Mais maintenant, elle refusait. Elle lui avait dit que c’était à cause de son ventre, elle ne voulait pas qu’on la voie dans cet état. Alors il l’avait laissée seule dans la chambre, aller à ses rêves.
Elle ne voyait personne. De temps à autre, elle entendait des éclats de voix, dans le vestibule ou du côté de la cuisine. Des bruits de voiture dans le jardin. Elle regardait à travers les fentes des persiennes, elle ne pouvait voir qu’un bout de route en gravillons, un triangle d’herbe qui jaunissait au soleil. Elle écoutait les craquements, elle sentait l’odeur des pins grillés qui arrivait avec un souffle chaud, juste le temps de lui donner mal au cœur. C’était vivant, trop vivant. Elle se sentait comme morte. Elle restait assise sur le carrelage, sa chemise de nuit tirée jusqu’à ses chevilles, les bras noués autour de ses jambes.
Elle ne vivait pratiquement que de milk-shakes. Dax renouvelait les pots de glace à la vanille et les litres de lait, et elle n’allait à la cuisine que pour actionner le mixer. Par instants, elle pensait à Clémence, ou à sa mère, mais c’était une pensée lointaine, lente, diffuse. Elle ne ressentait plus de colère ni de rancœur quand elle se souvenait de Laurent. Il l’avait trahie, vendue à Dax. Maintenant, elle appartenait à ce petit homme ridicule et impuissant, elle et le bébé qui grandissait dans son ventre.
Un jour, Dax lui a dit : « Il y a ta sœur qui te cherche, elle a téléphoné à l’appartement, Sacha lui a dit que tu ne voulais pas lui parler. Il faut que tu lui écrives. » Il lui a donné une carte postale assez laide qui représentait un bord de mer, une plage. Elle a dessiné sur l’image un cow-boy en train de tirer sur les baigneuses, et de l’autre côté elle a écrit : Wish you were here. Dax a regardé le dessin, il a ricané : « C’est ça qui va la rassurer. » C’est lui qui a marqué l’adresse, Pervenche ne se rappelait même plus où Clémence habitait. Là-bas, à Bordeaux, avec cet homme, Paul, un avocat, ou bien un juge comme elle, elle ne s’en souvenait plus, elle s’en fichait. Peut-être qu’ils avaient déménagé, ou qu’ils s’étaient séparés. Plus rien ne l’intéressait.
Celle qu’elle aurait voulu voir à la rigueur, c’est Chita. Elle n’avait plus pensé à Chita depuis des années et maintenant, dans le silence de cette villa abandonnée, squattée par ces voyous pour une saison, Chita est revenue. Quand Clémence partait pour l’école, Hélène parcourait la ville au volant de la vieille R16 emboutie de Perrine. Alors Chita était seule à la maison avec Pervenche. Elle sortait le carton à jouets dans la grande salle à manger un peu sombre, et elle s’amusait avec Pervenche, doucement, gentiment, comme elle n’avait sans doute jamais joué avec personne.
Chita la bougonne, la muette, quand elle restait seule avec Pervenche son visage tout à coup s’éclairait, elle riait aux éclats en déshabillant les poupées, en rangeant les meubles miniatures, les tasses, les flacons, les savonnettes, les brosses à cheveux minuscules. Elle avait sept ans, huit ans, l’âge de Pervenche, elle faisait parler les poupées, elle leur chantonnait des comptines, des chantefables, des devinettes. Quand elle riait, ses dents blanches jetaient un éclair dans l’ombre. Le carrelage du sol était vert et froid, la lumière dans les feuilles des goyaviers faisait bouger des taches sur les dalles, au passage des nuages. Jamais plus Pervenche n’avait connu des moments comme ceux-là.
Quand Hélène a décidé qu’elles devaient partir, Pervenche a compris que c’était fini, elle ne reverrait plus Chita. Elle s’en souvient, après l’inondation, tout s’est effondré. Elle a su qu’elle ne serait plus la même. Peut-être que Chita était morte.
Elle n’a pas pleuré, elle s’est refermée sur elle-même, elle a détesté sa mère. Clémence elle-même ne pouvait pas comprendre. Ça n’était pas une crise de colère qu’on oublie, c’était un mal au fond d’elle que chaque instant, chaque jour rendait plus tenace, enfonçait plus profond. Peut-être que c’est à cet instant-là qu’elle a compris le monstrueux égoïsme d’Hélène, qui faisait fluctuer la vie de ses enfants au gré de ses amours successifs.
Un après-midi, vers le soir, Pervenche était seule dans la villa, dans la cuisine, en train de faire bouillir de l’eau dans une casserole pour des pâtes, elle a entendu des éclats de voix au-dehors. Il faisait encore jour, il y avait une lumière chaude qui passait à travers les volets, plus brillante que la barre de néon au-dessus de la cuisinière.
Quelqu’un qui criait, avec une drôle de voix aiguë, on aurait dit qu’il pleurait. Ça venait de l’autre côté de la maison, dans le jardin, sur la façade. Pervenche a marché vers la chambre, elle est passée sur le matelas et elle a collé sa figure sur le volet fermé. Et d’un coup, avant de rien voir, elle a reconnu la voix de Laurent, et c’était son prénom qu’il criait. Elle n’arrivait pas à l’apercevoir à travers les fentes des persiennes, il était caché par la haie de fusains. Elle voyait seulement l’allée de gravier, et des carrosseries de voitures arrêtées. Les gardes de Dax devaient le repousser, parce qu’ils s’éloignaient et revenaient en arrière, et lui criait le nom de Pervenche avec une voix aiguë, étranglée. Elle entendait sa voix ridicule, elle en ressentait de l’horreur, son cœur battait trop vite, mais ça n’était pas de la peur, plutôt du dégoût, comme si tout allait recommencer, et qu’elle allait être à nouveau dans la rue, avec cette chaleur trop forte, la brume sur la mer, les reflets sur les voitures, la nuit qui arrive et les vitrines qui s’éclairent et on ne sait pas où on va aller.
Pervenche restait sans bouger, le front appuyé contre le métal des volets. Après un moment, il y a eu un grand bruit, des portières qui ont claqué, et les voitures descendaient la colline vers la ville les unes derrière les autres. Puis le silence.
Pervenche s’est couchée la tête sur le matelas, les genoux repliés contre son ventre, tout en rond autour de l’enfant qui tournait dans son sommeil, et elle a attendu que les coups de son cœur se ralentissent, redeviennent lents, très lents. Elle a attendu que Dax revienne, et la nuit tombait. Chaque soir, il y avait les cris angoissés des merles. Mais ça lui faisait du bien de les entendre, ainsi que le grincement des cigales, de plus en plus fort, jusqu’à remplir la chambre d’un filet sonore tendu entre les murs. Pervenche se souvenait de la nuit au Mexique, les bruits de la nuit qui lui faisaient si peur, la moustiquaire bordée sous le matelas qui devenait une armure. Et Clémence qui la regardait sans rien dire, jusqu’à ce qu’elle s’endorme.
Dax n’est pas rentré. Mais vers minuit, un peu plus un peu moins, il y a eu à nouveau du bruit. Des lueurs clignotaient dans le jardin. C’est arrivé très vite, comme si c’était prévu, inévitable.
Les policiers sont entrés dans la chambre, leurs torches allumées. Ils ont éclairé Pervenche recroquevillée sur le matelas, sa chemise de nuit rose à petites fleurs tirée jusqu’à ses chevilles. Elle était pâle dans le faisceau des torches, ses yeux tachés du Rimmel qui avait coulé, sa bouche rouge comme une plaie. Elle paraissait un animal débusqué au fond d’une tanière. « Bon sang, c’est pas possible ! » a dit le policier qui était entré le premier. C’est tout ce que Pervenche a entendu. Elle s’est demandé : mais qu’est-ce qui n’est pas possible ?
Tania est arrivée au printemps, tôt le matin. Il avait neigé dans la nuit, et Pervenche se souvient qu’il y avait du blanc sur les arbustes et sur les trottoirs de la cour quand on l’a transportée à l’infirmerie. Mais le ciel était pur et limpide, et ça lui a fait plaisir.
Au Centre, personne ne s’y attendait. Tout s’est passé très vite. Dans la nuit, elle a perdu les eaux, et elle n’a pas eu le temps d’aller jusqu’à la maternité. Tania est née dans l’infirmerie du Centre, sur un lit de camp tendu d’un drap, dans la longue pièce sombre avec la haute fenêtre grillée au fond, où le jour commençait à poindre. Ce sont l’infirmière guadeloupéenne Charlène et une détenue nommée Janine qui ont servi à la fois de sages-femmes et de fées pour se pencher sur le berceau de Tania et lui souhaiter la bienvenue.
Après l’accouchement, Pervenche s’est endormie, d’un sommeil long et délicieux comme elle n’en avait pas goûté depuis des mois. Elle n’a pas voulu qu’on prévienne qui que ce soit de sa famille. Surtout pas sa mère. D’ailleurs, Hélène était bien trop occupée avec Jean-Luc Salvatore et son atelier d’art et de poterie. Elle était plus loin de Pervenche que si elle avait habité à l’autre bout de la terre.
Pervenche regardait avec émerveillement ce petit morceau de chair rouge emballé dans des linges, qui se réveillait pour sucer son sein puis s’endormait dans ses bras avec ses petits poings serrés. Tania avait les yeux de sa maman, avait décrété Charlène, ses fameux yeux d’un bleu étonné. Peut-être qu’elle avait les traits de son papa, mais ça, Pervenche n’y pensait même pas. Cette petite chose vivante était à elle, bien à elle, c’était la seule chose que Pervenche avait jamais vraiment possédée. Ça n’était pas comme un animal, ou comme un objet. C’était une chose égoïste et personnelle qui se reliait à sa vie, qui prenait et donnait à sa vie en même temps.
Pervenche n’avait jamais rien imaginé de tel. Les deux, trois jours qui ont suivi l’accouchement, elle se retournait sur son lit, dans la cellule du Centre, et juste à côté d’elle, dans le berceau trop grand, il y avait Tania qui dormait. De temps en temps une ombre passait sur ce petit visage, elle fronçait le nez et plissait les yeux, et elle grognait juste deux fois, comme ceci : hin-hin. Alors Pervenche lui donnait à téter. Puis elles se rendormaient toutes les deux, de ce sommeil profond et léger, et elles flottaient sur un nuage.
Plus tard, Pervenche est sortie du Centre. Charlène lui a trouvé une maison, à la campagne, près d’un village nommé Mazaugues. Une communauté où vivaient d’autres filles mères, et quelques femmes battues qui avaient fui leur mari. La directrice était une femme aux cheveux gris qui s’appelait Rachel.
Dans la maison, il y avait une petite chambre au rez-de-jardin pour Pervenche et Tania. Tout autour, un grand parc avec des animaux, des poules, des oies, et un grand chien noir hirsute que chevauchait Laurent, le petit garçon de Rachel. C’était calme, plein de rires, de jeunesse, comme autrefois la rue des Tulipanes.
Le matin, le jardin craquait de givre. Il y avait des abeilles au travail sur les premières fleurs. Des rouges-gorges dans les buissons. Même, parfois à l’aube, un rossignol qui réveillait les filles pour leur raconter des histoires d’amour.
Pervenche a tout réappris, depuis le commencement. À parler, à chanter, à partager les travaux de la cuisine, à laver le linge des bébés, à repeindre les volets de la maison. Elle accompagnait Rachel en voiture, pour aller faire les courses au marché de Brignoles. La première fois, ça lui a paru le bout du monde. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas vu les rues de la ville, les autos, les gens qui se pressent et vous regardent, elle en tremblait. Elle se serrait contre Rachel, qui lui disait : « Allez, il faut que tu affrontes, il faut que tu sois forte ! »
Le procès de ses bourreaux approchait. Un jour, il a fallu que Pervenche aille à Marseille. Elle a confié Tania aux autres filles, et elle est partie en auto avec Rachel. Dans les couloirs du Palais, en sortant de l’instruction, elle a croisé Dax et les loubards, Sacha, Willie. Dax était petit, très jaune, il l’a regardée sans expression, peut-être qu’il ne la reconnaissait même pas. Pervenche s’est arrêtée le cœur battant, c’était comme si tout cela s’était passé il y avait très longtemps, dans une autre vie. C’étaient des fantômes gris et tristes qui glissaient le long des murs, menottes aux poignets.
Laurent n’était pas avec eux. En échange des informations qu’il avait données pour faire libérer Pervenche, on l’avait laissé libre, on n’avait pas retenu de charge contre lui. Il n’était qu’un petit étudiant dopé, on l’avait envoyé suivre une cure de désintoxication.
Un soir, de la cabine de Mazaugues, Pervenche lui a téléphoné chez ses parents. Il avait une drôle de voix un peu cassée. Il répondait par monosyllabes, comme un gosse capricieux. Pervenche lui a dit : « Tu sais, j’ai un bébé maintenant. » Il y a eu un silence, et il a dit : « Comment elle s’appelle ? » Elle s’est moquée de lui : « Qui t’a dit que c’était une fille ? » Il a dit : « C’est ce que tu voulais, non ? » Il a dit, et sa voix était encore plus basse et enrouée, peut-être parce qu’il le pensait : « Est-ce que tu me laisseras la voir un peu ? » Elle a dit : « On verra, un de ces jours peut-être, je ne sais pas encore. » Elle a dit : « Bon, eh bien, salut, il faut que j’y aille. » Elle a pensé qu’elle pourrait le revoir un jour.
Rachel lui a dit : « Surtout, surtout, ne le contacte pas, ne le revois jamais, n’oublie jamais ce qu’il t’a fait, qu’il t’a vendue pour payer sa came. » Rachel était gentille, mais qu’est-ce qu’elle comprenait à la vie, qu’est-ce qu’elle savait de ce trou noir dans lequel tu tombes, tu tombes, et rien ni personne ne peut t’empêcher de tomber jusqu’à ce que tu sois au fond, tout au fond ? Qu’est-ce qu’elle savait de Pervenche, de ce qu’il y avait dans son cœur, de ce trou noir qui était en elle, et les autres n’avaient été que les circonstances de sa chute et pas sa cause ?
Elle est rentrée dans la maison de Mazaugues avant la nuit. Elle a marché depuis le village toute seule sur la route, entre les vignes, en fumant une cigarette, et ça lui a paru délicieux. Le petit garçon Laurent est descendu à travers le pré pour l’accueillir, toujours à cheval sur son grand bouvier noir. « Tu es allée voir ton amoureux ? » Finalement il était plus malin que sa mère. Pervenche a dit : « Oui, mais ne le répète à personne. » Les fenêtres de la maison brillaient contre le ciel bleu. Pervenche a monté la pente jusqu’à la grande pièce où les filles gardaient les bébés ensemble. Elles avaient fait comme une arène au centre, avec des coussins, et les bébés roulaient et tanguaient. Tania était là, elle rampait cul nu au milieu des autres. Pervenche a ri, elle s’est sentie libre.
Vers l’été, Clémence est partie en voyage avec Paul. C’étaient leurs premières vacances depuis qu’ils étaient mariés. Clémence a choisi le Mexique, naturellement. L’avion jusqu’à Mexico, c’était long, mais ça n’était qu’un voyage. Ça ne ressemblait pas à ce qu’elle avait fait autrefois avec sa mère, quand Pervenche était restée à Ganagobie avec la grand-mère Lauro, et qu’elles étaient parties pour ne jamais revenir.
Bien sûr, Clémence n’a rien reconnu. Le bus du Michoacán roulait sur une autoroute nouvelle, qui passait par la via corta, par Querétaro, Acambaro, Morelia. Il n’y avait pas de poules sur le toit, ni d’Indiennes accroupies dans l’allée. C’était un bus de luxe aux vitres teintées, qui ne s’arrêtait pas dans les villages. À la ville de Zamora, au bout de la chaussée, il y avait de nouveaux hôtels avec des jardins et des piscines. Il y avait des embouteillages.
Un taxi les a laissés à l’angle de la rue des Tulipanes. La nuit tombait, mais la rue était vide d’enfants. Il n’y avait qu’une vieille sur le pas de la porte, devant la maison où vivait autrefois Chavela. Clémence n’a rien osé lui demander, parce que Paul était avec elle.
Paul lui serrait fort la main, il était ému. Il lui a dit : « C’est ici que tu habitais ? » La petite maison du docteur Perrine avait l’air abandonnée. Le jardinet devant la fenêtre de la cuisine était envahi par les herbes. Pervenche a cherché la maison de Pina, où vivait le maître des abeilles. Quand elle a frappé au carreau, le vieil homme est sorti. Il était maigre, avec un visage émacié, maladif. Clémence a dit son nom, mais le vieux ne se souvenait plus. Par politesse, il a demandé des nouvelles de sa famille. En revanche, il se souvenait très bien du docteur Perrine. Et Pina ? Et Rosalba ? Carlos Quinto ? Il a eu un geste vague de la main, il les montrait au loin, de l’autre côté des volcans. Ils sont partis, ils sont de l’autre côté, à Los Angeles, Californie.
Pina travaille, il paraît qu’elle va se marier. Carlos est soldat. Rosalba et Maïra vont à l’école là-bas. Ils ne sont jamais revenus. Leur mère envoie un peu d’argent par la poste. Elle s’est mariée à un gringo, ils habitent une grande maison, ils ont une voiture neuve avec même la télé à bord et un lecteur de cassettes. Il a dit ça avec la voix de quelqu’un qui n’y croyait pas vraiment.
La rue des Tulipanes est froide et humide, sans les enfants. Clémence tient la main de Paul fermement. C’est comme si elle avait rêvé tout cela, la rue le soir, les jeux des enfants, Chavela, Beto le berger, Pina, Maïra, Rosalba la Güera. Pas vécu, rêvé tout cela. Et les cris et les chansons, Pervenche gardait sa petite main serrée dans la sienne, tandis que les flammes jaillissaient au bord du trottoir, devant les enfants, et dans la nuit les étincelles tourbillonnaient, montaient, rejoignaient les étoiles.