Chercher l’aventure

Durant la fête qu’ils appelaient Ixnextiua, ce qui veut dire chercher l’aventure, ils disaient que tous les dieux dansaient, et ainsi tous ceux qui dansaient se déguisaient en divers personnages, les uns en oiseaux, d’autres en animaux, et ainsi certains se métarmorphosaient en colibris, d’autres en papillons, d’autres en abeilles, d’autres en mouches, d’autres en scarabées. D’autres encore portaient sur leur dos un homme endormi, et ils disaient que c’était le rêve.

BERNARDINO DE SAHAGUN,

Historia général de las cosas de Nueva España.

La nuit tombe et avec elle vient le souvenir des peuples nomades, les peuples du désert et les peuples de la mer. C’est ce souvenir qui hante l’adolescence au moment d’entrer dans la vie, qui est son génie. La jeune fille porte en elle, sans vraiment le savoir, la mémoire de Rimbaud et de Kerouac, le rêve de Jack London ou bien le visage de Jean Genet, la vie de Moll Flanders, le regard égaré de Nadja dans les rues de Paris.

En vérité, c’est si difficile d’entrer dans le monde adulte quand toutes les routes conduisent aux mêmes frontières, quand le ciel est si lointain, que les arbres n’ont plus d’yeux et que les majestueuses rivières sont recouvertes de plaques de ciment gris, que les animaux ne parlent plus et que les hommes eux-mêmes ont perdu leurs signes.


La jeune fille de quinze ans monte lentement la route qui la conduit chaque matin au lycée, entre les falaises des immeubles, dans le bruit des camions et des autos qui vont et viennent. Elle pense : aujourd’hui, peut-être, j’arriverai en haut de la pente et de l’autre côté, d’un seul coup il n’y aura plus rien, seulement un grand trou creusé dans la terre.

La jeune fille de quinze ans marche dans la foule, à midi, comme si elle avait laissé l’école quelques heures, juste quelques heures d’escapade volées aux maîtres de maths, de sciences nat ou d’histoire-géo, et qu’elle était à bord d’un grand train rouillé dans lequel elle aurait sauté en marche et qui la conduirait à l’autre bout de la terre, vraiment aux confins, au Havre ou à Rotterdam, ou peut-être même à Yokohama. Elle marche, et elle cherche dans les yeux qui croisent son regard quelque chose, une exaltation, une étincelle neuve, juste avant le sourire et les mots qui l’entraîneraient vers une vie nouvelle.

Ou bien à minuit, vêtue de son blouson de cuir acheté au clou, et qui porte écrit sur le col SCHOTT. La nuit froide est un frisson sur sa peau, la nuit brille dans l’obsidienne de ses yeux, la nuit fourmille de lumières, d’étoiles, de feux rouges, de noms au néon magnifiques et étrangers, de noms dangereux, de noms qui rugissent du fond de la vie, qui disent,

CHANGE

Maccari & Franco

HASARD

LOCUST
SOLEDAD

Son cœur bat au rythme des mots lointains, des airs insensés. La jeune fille de quinze ans marche seule dans la nuit, à la recherche d’une image, d’un reflet, d’une étincelle. C’est au fond d’elle, il y a ce vide, cette fenêtre qui bat, un vent qui souffle, une chauve-souris qui la frôle, et son cœur qui bat, qui bat. Elle ne sait pas ce qu’elle cherche. Pourquoi se creuse la vague, au-dessus de la ville, et s’ouvrent les portes infinies de l’horizon, au-delà des esplanades et des boulevards de ceinture. Qu’y a-t-il là-bas, de l’autre côté ? Est-ce qu’on n’y meurt pas ?


Mais le souvenir des temps nomades est plus fort que tout. Chaque soir, il fait battre le cœur adolescent, il creuse le ventre. Le souvenir des temps arapahœs, cheyenne, lakota, texas. Alors il n’y avait pas de murs ni de noms. Il n’y avait pas de numéros. Il n’y avait pas de licence, ni de fichier central de police, ni de livrets de famille, ni d’actes notariés, ni les terribles marques sur les bras, sous la plante des pieds, ni les trous des piqûres à la saignée du coude, ni tout cela, les timbres, les photos, les empreintes du pouce et les bracelets de plastique entourant les poignets des bébés et les chevilles des morts.

Alors la lune montait énormément au-dessus des montagnes, poussée par le hurlement des loups. La nuit était jeune, elle prenait le monde d’un seul coup, elle était immense et glacée, les prunelles des dieux luisaient.

La jeune fille de quinze ans marche vers les carrefours, elle sent la nuit contre ses tempes, serrée contre ses joues, appuyant ses paumes froides sur ses paupières. Elle entend le bruit de ses pas résonner au fond de son corps, elle ne sait pas ce qu’elle cherche, ce qui vient la prendre.

Peut-être que quelqu’un la guette, au fond de l’ombre, dans l’encoignure des portes, au creux des cours d’immeubles. Au loin, le ruban des routes rouges coule comme la lave. Les cris des ondes hertziennes se cognent et se répercutent, des animaux fous, les cris des mots du fond de l’espace, du fond de l’histoire. Quelqu’un qui la pousse sur ce chemin en appuyant ses deux mains à plat sur ses épaules, quelqu’un qui la pousse et elle ne sait pas où s’ouvre le portique de la nuit.

Les enfants rêvent en boule, ils sont hérissons de l’hiver. Les enfants écoutent rugir les tigres et hurler les loups, ils se souviennent bien. Est-ce que dans les caves des immeubles il n’y a pas les hardes du monde du dessous, comme autrefois les lièvres mangeurs de morts ? Est-ce que sur les esplanades quadrillées où coule la nuit il n’y a pas le galop des nomades mangeurs de chevaux, leurs sabres luisants de lune, leurs lances enrubannées pointées vers l’étoile Sirius ? C’est leur souffle qu’elle sent sur son visage, le froid de leur regard, et dans son cœur bat le rythme de leur course, leurs chevaux de nuit, leurs caresses d’herbe sous le vent.

Pour voir cela, pour entendre cela, la jeune fille sort de sa chambre à minuit, elle revêt le jean moulant et le blouson de cuir qui sont ses armures, elle se laisse glisser le long de la gouttière, elle fuit le creux trop doux de son enfance, le nid rose et les coussins à fleurs, l’haleine de son enfance, les photos et les albums de Mickey, les coquillages glanés sur les plages mouillées de pluie et les pommes de pin, elle fuit le sommeil qui coule comme un filet de rivière trop paisible.

Elle s’en va, parce que là-bas, droit devant elle, au bout de la route qui mène au lycée, il y a vraiment tout à coup un creux inconnu qui l’appelle, et ces noms, ces noms dangereux qui disent :

MARB MEMO

Emporio

Auvers-sur-Ois

RIVE

Saturne

chacun de ces mots est un secret, un secret lové, un instant libéré, et bondissant, jaillissant, prêt à mordre, un éclair.


La nuit froide est un frisson sur sa peau. La nuit est son vêtement. Le ciel est serré contre la terre, les lames des ciseaux défont les nœuds des tissus, coupent les liens des lacets, les anneaux des ceintures. La nuit est nue. Les barrières sont tombées, les insignes et les drapeaux, les livres trop écrits et les codex où furent gravées les lois des hommes. La nuit les ferme, les efface. La ville se creuse comme une grande vague qui déferle. Les racines des immeubles sont à nu, on voit des choses rouges, luisantes, des viscères. Il y a un silence qui tue les pendules. Il y a un froid qui entre en elle, en toi, une aiguille d’abîme.

La jeune fille de quinze ans sent la nuit sur son visage, sur la peau de son ventre, sur sa poitrine, chacun de ses poils se hérisse. Chaque pore de sa peau est un œil, elle sent toutes ces étoiles, tous ces mots, tous ces regards qui l’attendent. À gauche, à droite, les mains se tendent tandis qu’elle passe, elle entend son cœur rebondir au fond de l’espace, dans sa gorge, dans son cerveau, elle sent la langue qui se déroule entre ses cuisses, jusqu’au fond, jusqu’au point le plus brûlant, le plus secret, le plus douloureux, le point où commence la vie, le point qui l’unit à sa mère, à sa grand-mère, le point au centre de son ventre où puise continuellement le sang.


Elle ne sait pas ce qu’est la mémoire. Il n’y a rien derrière elle, rien dans son nom, rien dans sa salive. Juste ce point qui palpite, se rétracte et puise encore. La nuit entoure sa peau. La nuit crisse sur les empreintes de ses doigts.

Elle ne sait pas ce qui la suit, ce qui va suivre. Elle entend peut-être la musique, venue de si loin. Une femme noire qui crie dans la nuit, et son ventre se déchire et expulse sur le sol un enfant rouge qui luit comme un astre. Puis le lait coule des seins et se répand et trace un chemin blanc dans le ciel, coule dans la bouche de l’enfant vivant. Et les heures si longues, jusqu’au jour. Quand le soleil reparaît, déjà brûlant, la caravane a recommencé à marcher, hommes au visage fermé, enfants déjà vieux, vieillards geignant comme des tout-petits. Des oiseaux de proie dans le ciel, les blaireaux et les renards qui se partagent le placenta déterré.


Elle marche dans la nuit, dans ses habits serrés, ses yeux sont endurcis. La ville se creuse comme une vague qui déferle. Le mal apparaît partout, il traîne dans les couloirs des hôtels à putes, dans les salons bourgeois sur les écrans géants les sexes de femme sont ouverts comme des patelles. « Vole ! » « Brise ! » « Prends ! » « Jouis ! » « Cherche ! » Les mots à une seule syllabe jaillissent du cœur marmonnant de la ville, s’élancent vers les périphériques, courent comme des animaux, brament et crient comme des animaux à l’abattoir.


Dans la nuit, la jeune fille de quinze ans a peur, elle entend le bruit de ses pas, elle sent le souffle sur sa peau. Mais elle continue d’avancer, sans savoir ce qu’elle cherche, ce qui la cherche. Un nom peut-être, une main, une odeur de garçon, une voix qui s’enfonce jusqu’à ce point brûlant qui l’unit au monde.

C’est une très grande clairière sous la lune. La nuit brille sur la glace. La voix des loups a gelé, suspendue en cristaux de givre à leur gueule. De là où elle se tient, la jeune fille de quinze ans peut voir le cœur rougeoyant de la ville. Le ciel est invisible, il est une haleine. Il n’y a pas de démons. Il n’y a pas de morts vivants. Il y a des assassins et des drogués. Mais rien n’a changé. Les peuples nomades, les peuples des déserts de sable et des déserts de la mer, les peuples des chemins sous les nuages errants, dessinant leurs empreintes en cercles de pierres et en gouttes de cuivre sur la peau, les peuples aux masques d’antilope et aux ailes de papillon sont sortis du rêve qui les contenait.


La jeune fille de quinze ans doit entrer dans la vie en quittant sa chambre. Elle le sait. Elle les voit, elle les attend. Ils sont dans son ventre. Ils sortent de son regard. Ils sont ses créatures. Elle n’a pas de savoir, pas de mémoire. Son corps est dur comme la nuit, ses yeux, ses seins, ses épaules, sa chevelure en rivière noire. Elle se coule au-dehors sur les paroles de Rimbaud. Elle va au-devant de ce qui la regarde, elle va vers ce qui l’appelle. Dans son ventre il y a la faim très grande, la faim de vivre, de saisir, d’être prise, de naître, de faire naître. Elle écoute dans la nuit le grincement des guimbardes qui jouent la Mejorana, la Malaguena, qui répètent son nom, encore et encore. Elle est elle. Elle appartient aux vieux peuples nomades, aux peuples des déserts de la mer et du sable, aux peuples des antres et des vallées, aux peuples des forêts et des rivières.


Elle se glisse dans la nuit, elle est libre. Elle s’en va.

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