SUE
Le jour de ses seize ans, Sue est partie de chez ses parents. Elle habitait une petite ville du nord-est des États-Unis, mettons Moline, juste une rue centrale avec le drugstore, les magasins de pêche et un restaurant café-bar, le City Hall, le collège, et à chaque bout de la rue une station-service, d’un côté Chevron, de l’autre Shamrock, l’une spécialisée dans les réparations de pneus, l’autre dans la mécanique agricole John Deer. Elle était née dans cette ville, elle avait passé ces seize années entre la maison de ses parents (où seule la couleur de la moquette avait changé une fois) et le collège Saint John. Elle avait eu des amies, et à treize ans, quand elle avait été réglée, elle avait commencé à sortir avec des garçons. Son père n’avait pas bien supporté, surtout un garçon nommé Eddie, qu’il trouvait insolent et un peu voyou. Un jour qu’il l’avait traité de bon à rien, Sue avait répondu et il l’avait giflée, mais ce n’était pas à cause de ça qu’elle avait décidé de partir. C’était le monde si grand, et Moline si petit. C’était cette rue unique posée sur la plaine comme une piste pour les extraterrestres, et le bruit lancinant des trains qui passaient dans la nuit, allant vers l’inconnu. À cette époque, Sue était déjà telle que je l’ai connue, une fille grande et forte, très blonde, avec un regard bien droit et une denture parfaite. Elle ressemblait à sa mère, mais la vie avait bien usé ses parents, même sans qu’ils aient vraiment des soucis, à la manière de ces plantes qui se rident et se dessèchent sur place.
Elle ne disait rien. Eux ne disaient rien non plus. Seulement, le jour de ses seize ans, toujours à cause de la même histoire, son père a grogné : « Tu coûtes cher, tu devrais chercher du travail. » Alors Sue a pris un sac, elle a mis ses économies dans la poche de son pantalon, et elle est partie. Elle n’a rien dit à personne, pas même à Eddie. Elle n’avait rien à dire. Elle a pris un Greyhound à Chicago et elle est allée vers l’est, parce que c’est là-bas qu’on trouve du travail. Elle a travaillé un an à Philadelphie, serveuse dans un café. Cette vie lui plaisait bien, mais elle a eu des problèmes avec un type, et elle a repris son sac, et elle est allée au sud, à Atlanta. Elle a fait toutes sortes de boulots, caissière dans un drugstore, et même vendeuse dans une boulangerie française. Quand elle a eu ses dix-neuf ans, quelques économies, elle a voulu revoir ses parents. Elle a pris un Greyhound, en une nuit elle est arrivée à Chicago. Elle a attendu jusqu’au matin le car pour Moline. C’était toujours ennuyeux, ces salles d’attente, il y avait des types qui venaient, qui cherchaient à l’attaquer, qui racontaient des salades. Depuis le temps, elle savait se défendre. À Atlanta, une fille noire qui travaillait dans le même café lui avait donné le truc, le cutter dans son sac, à côté des cigarettes. Mais elle n’avait jamais eu besoin de s’en servir. Le car est parti à 8 heures, à 9 h 25 elle est arrivée à Moline. Il pleuvait. Elle a marché dans la grand-rue, elle se souvenait de tout. Il faut dire que rien n’avait changé. Seulement le café où elle rencontrait Eddie. Maintenant c’était un magasin de bonbons. Elle a acheté de la gomme, et elle a traversé la rue après le City Hall. La petite maison blanche de ses parents était là, avec son talus engazonné et son pin bleu brûlé par les engrais. Elle a entendu le bruit de la TV dans la cuisine, là où sa mère prenait son café en bigoudis. Quand elle a sonné, il y a eu un aboiement frénétique de l’autre côté de la porte, et Sue a pensé : « Tiens ? Ils ont un chien maintenant ? » Une voix a dit : « Qu’est-ce que c’est ? » Ce n’était pas la voix de sa mère. Sue a dit son nom, et le nom de ses parents. À travers la porte, la femme a répondu que ces gens-là étaient partis il y avait plus d’un an, sans laisser d’adresse. Personne ne savait où ils étaient allés. Sue a marché un moment dans les rues sans savoir quoi faire. Comme il pleuvait, et que de toute façon elle n’avait plus rien à faire ici, elle est retournée à la station des cars, et elle a pris le premier car pour Chicago. De là, elle est repartie vers le sud.
ROSA
Quand elle était petite fille, à Zamora (État du Michoacán, Mexique), Rosa avait appris très tôt qu’elle n’était pas comme tout le monde. Au collège des bonnes sœurs, il y avait d’autres petites filles habillées du même uniforme, jupe et gilet bleu marine, socquettes blanches, blouse grise. Mais elles n’appartenaient pas au même monde. Elles s’appelaient Hernandez, Acevedo, Gutiérrez, Lopez, Ayala. Elles avaient tous ces noms, Leti, Chavela, Lourdes, Araceli, et même Barbara, ou Cathy, quand les parents étaient allés se mouiller les épaules dans le rio Grande. Rosa ne leur en voulait pas d’être comme elles étaient, elle les considérait sans commisération ni rancœur. Mais sans sympathie non plus. Elle ne pouvait pas oublier. Ses tantes le lui avaient répété sans cesse : Ne fais pas ci, ne fais pas ça. Tu es une Verduzco. Tu ne dois pas dire ça, une Verduzco ne parle pas comme cela. Ceux qu’elle regardait avec envie, après l’école, c’étaient les enfants qui couraient jouer sur le zocalo, ou qui se massaient le soir devant le petit jardin de l’église de San Francisco pour sucer des cannes à sucre et des bonbons au piment. Ceux qu’elle épiait surtout, entre les robes noires de ses tantes, c’étaient les enfants pauvres en haillons, qui galopaient à travers les rues comme des chats sauvages, la police à leurs trousses. Les enfants en maraude, les chapardeurs. « Des canailles ! disait son père. De la graine d’assassins. » Quelquefois, devant Rosa, l’un d’eux passait, tenu aux bras par des policiers, le visage noirci, le regard brillant comme un couteau, on l’emmenait on ne savait où, dans un bagne, là-bas, à Mexico, la capitale de tous les vices. C’est comme cela qu’était née en elle l’idée. Elle ne le disait à personne, mais elle y pensait sans cesse, et l’idée grandissait avec elle, devenait plus forte, plus précise. Un jour, elle aurait des enfants. Elle n’aurait pas des enfants de propriétaires et de notaires, elle n’aurait pas de futurs docteurs, pharmaciens ou marchands de fraises. Non, ce seraient eux ses enfants, ces petits maraudeurs au visage noirci, hirsutes et malades comme des chats perdus, eux qui ne savaient que les gros mots et les blasphèmes, qui étaient capables de mentir, de voler, de tuer même.
À l’âge où on est jeune fille et où on cherche un mari, Rosa cherchait les enfants perdus. Dans une vieille maison en contrebas de la route, elle a recueilli dix, puis vingt, puis cinquante enfants. Aujourd’hui, ils sont plus de trois cents. À chacun elle a donné une éducation, de quoi manger et s’habiller, et une place dans cette république d’enfants. Elle leur a appris des métiers, elle leur a montré la discipline, la responsabilité. À chacun, elle a donné un nom, ce nom de Verduzco si précieux, si rare. Ce nom si puissant, si riche. Rosa est la seule mère de ces centaines de gamins jetés sur le trottoir de Mexico, de Morelia, de Guadalajara. Ces voleurs, cette « graine d’assassins ». Ces sniffeurs de ciment-colle. Capturés par la police comme des chiens errants, et sortis de prison pour entrer dans la « Grande Famille ». Avec eux, Rosa n’a peur de personne. Quand l’argent manque, elle parcourt les rues des bourgs du Bajio avec sa camionnette et elle proclame au haut-parleur les noms de ceux qui n’ont pas donné, ces pendejos, ces bourgeois avares. Les jours de Fiestas Patrias, les parias de Rosa défilent dans les rues, dans leurs uniformes délavés. Est-ce que Rosa se souvient du temps où elle épiait les enfants perdus, entre les robes noires de ses tantes, est-ce qu’elle se souvient de sa détermination, de cette force qui est entrée en elle et ne l’a jamais quittée ?
ALICE
Alice est née à la fin du siècle dernier, dans une famille riche et unie. Elle a aimé ses parents comme on ne peut aimer personne davantage, sa mère si élégante et discrète, son père, maigre, intransigeant, foncièrement bon et si distrait. Quand elle était encore une enfant, il y a eu la ruine. Cela se passait à Maurice, loin des vacarmes de la première guerre mondiale, comme dans un autre monde. Les uns après les autres, les frères d’Alice sont partis. Ils sont allés étudier à Londres, à Paris. Ils ont voyagé. Ils se sont mariés au loin. Alice, elle, est restée dans l’île. Il y avait sa sœur, fragile, malade. Il y avait son père et sa mère, si doux, si menacés. Après la ruine, ils avaient trouvé refuge dans une maison agréable, du côté de Phœnix, sur une hauteur pluvieuse. Alice aimait la vie, l’esprit, la poésie. Elle était plus qu’intelligente, elle était brillante. Quand elle parle de cette jeunesse si vite passée, elle dit : « On sortait, on avait des amoureux. » Elle dit aussi : « Aller en France, c’était le rêve. » Pourtant, elle savait déjà qu’elle ne pourrait pas mener la vie de tout le monde. Elle l’avait déjà compris. Elle ne se marierait pas, elle n’aurait pas d’enfants. Elle qui avait voulu si fort s’échapper de l’île, connaître le monde, voir Paris, s’enivrer de cette fête de l’esprit qu’elle imaginait là-bas, les monuments, les musées, les jardins, la musique, elle a su tout de suite que ce ne serait qu’un rêve. La vie est un jeu d’osselets, son lot était tombé, elle ne pouvait pas ne pas le reconnaître. La vie : sa sœur, ses parents, ce monde fragile et destructible dont elle était la seule gardienne. Puisqu’elle ne pouvait pas vivre son rêve, Alice a choisi de ne pas se détourner de sa destinée, fût-ce pour un instant de bonheur. Les autres seraient heureux. Les autres auraient des maris, des enfants. Des maisons pleines de bruit et de mouvement, des fantaisies, des fêtes. Qui pouvait vouloir d’une fille pauvre et lucide, si différente ? Pour tous, Alice est devenue l’image qu’elle voulait donner d’elle-même, cette femme grande et mince, au visage énergique, au regard sombre et scrutateur, toujours vêtue de façon austère, et qui savait décocher des traits contre ses contemporains, ces hommes et ces femmes dérisoires dans leur faiblesse et dans leur quête du bonheur. Les années ont passé, sans entamer cette cuirasse, sans altérer l’acuité du regard. Les années de crise, l’appétit des riches prêts à sacrifier le monde pour sauver leur profit, la guerre, la panique de ceux qui répétaient : « Les Japonais arrivent ! Leurs bateaux sont là ! » La misère des petits, les femmes abandonnées, les chiens mourant de faim, avec qui Alice partageait le peu qu’elle avait. Les cancéreuses qu’elle aidait à mourir. Ses parents sont morts, et sa sœur aimée aussi s’est éteinte, à la suite des privations de la guerre. Ils avaient été la part la plus douce d’Alice, sa joie, le cœur très tendre qui était son seul secret. Autour d’Alice, les gens se sont usés, ils sont devenus fragiles à leur tour. C’est dans leur faiblesse qu’Alice pouvait apercevoir leur part divine. La solitude extrême est sa force. C’est elle qui garde son corps droit et fort, malgré les années, c’est elle qui donne toujours à ses yeux l’éclat de la vie. L’étincelle est en elle, comme la source de cette lumière qui lui permet de discerner la beauté surnaturelle dans les vanités du monde, et ne se détourne jamais de la pauvreté inguérissable de la race humaine.
De ces trois « aventurières », nul doute que c’est Alice qui me touche le plus.