Hôtel de la solitude

C’était le souvenir d’une autre vie, pour Eva, un temps sans limite. Elle avait été à l’hôtel toute sa vie, voyageant sur des paquebots lancés à l’aventure des mers, d’escale en escale, entre Venise et Alexandrie, ou sur la mer de Cortés, de Topolobampo à La Paz. Elle avait tout connu, l’amour et la fête, au temps des festivals, la richesse, la célébrité pareille à une fumée, puis tout avait fondu de ville en ville, dans les galas de pacotille et les amants de commande, et maintenant qu’elle était une vieille femme seule, il ne lui restait plus que la richesse des souvenirs.

Il y avait, dans ces chambres d’hôtel, tantôt somptueuses, tantôt sordides, quelque chose d’à la fois magnifique et pathétique, comme le reflet exagéré de la vie. L’aventure que rien n’arrêtait, la brûlure de l’amour qui n’est plus, l’effacement des visages, un retrait continuel du monde, une exquise amertume. Maintenant, dans cette chambre de l’hôtel d’Almuñecar au nom qu’elle avait presque inventé, et qui lui était destinée depuis le commencement, elle se remémorait tout ce qu’elle avait connu, tout ce qu’elle avait vécu. Ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était la plongée, au bas des escaliers, passé le sas, dans le tumulte des villes. Elles étaient toutes différentes et pourtant si semblables (le bruit des voitures à cheval à Mérida, la foule à Constantinople, le grondement de Tokyo). Pour ne pas se perdre, elle disposait sur les tables les mêmes livres ouverts. Chaque jour, elle tournait une page d’Impressions d’Afrique, de Nadja, ou des Poésies, peut-être pour exorciser la mort. Parce qu’elle pensait à Raymond Roussel justement, à son corps froid et déjà raidi que les domestiques emportaient au loin, afin que la chambre fût toujours aussi lisse, toujours aussi irréelle. Elle pensait au jeune Montévidéen, à son visage d’ange exsangue renversé dans la chambre anonyme. Allongée sur le lit à deux places, elle rêvassait en regardant le plafond où la fumée de ses cigarettes dessinait des lettres illisibles.

Souvenir d’un autre monde, qu’elle avait traversé sans le voir, les yeux éblouis de miroirs. Ici, pour la première fois, elle ressentait le danger caché dans la banalité du décor, ces rideaux de nylon accrochés au chemin de fer, ces appliques, ces illustrations représentant des moulins à vent, des rivières, des navires. Maintenant que tout avait fui (et qu’elle-même s’était mise hors d’atteinte), il ne restait que le frisson délicieux du danger, ces coups légers frappés à la porte, comme un signal amoureux d’un rendez-vous au crépuscule. Elle se levait sans hâte, elle marchait pieds nus sur le carrelage, jusqu’à la porte. « Votre thé, mademoiselle. » Le garçon d’étage ressemblait à Nathan, il avait les mêmes yeux en amande éclairés d’une lumière à la fois douce et cruelle. Il posait le plateau sur la table basse, près de la fenêtre, il repartait en serrant dans sa main quelques billets. Ainsi plus rien ne nécessitait de hâte, plus rien n’était exigé d’elle, sauf le prix de la solitude. Le seul bien qu’elle avait reçu de la vie, en échange des mirages de son corps, du son de sa voix, du désir que les hommes croyaient lire dans son regard.

Eva se souvenait de ces jours à l’hôtel Washington, à Colon, avec Nathan, ces jours passés à regarder la mer, les navires mouillés au large attendant de traverser le canal. Ensemble ils s’aventuraient dans les rues de la ville noire, ils écoutaient les orchestres jouer le pindin, ils regardaient les matrones danser à la porte des sanctuaires, devant les triangles enflammés et les offrandes de fruits. Puis ils rentraient à l’aube, et le grand hôtel était pareil à un navire de bois, craquant dans le vent de l’océan avant de traverser l’isthme. Des années plus tard, Nathan était mort, et elle n’était jamais retournée à Colon. À Buenos Aires, du haut de sa suite à l’hôtel Revolución, elle regardait le flot des voitures, elle entendait le bruit des accidents, les sirènes de la police. Elle errait dans les rues, jusqu’à ce bar de Corrientes, comme si elle allait rencontrer Onetti. Ou bien à Colima, à l’hôtel Casino, sous les ventilateurs, dans la longue entrée décorée de plantes en plastique, elle attendait vainement de voir la silhouette lourde et un peu hésitante de Rulfo.

Que restait-il, ici, à Almuñecar (Costa Bananas) ? Dans toutes ces chambres, dans ces salons, dans ces bars et ces halls, c’était le temps qu’elle n’avait pas su capturer. Plutôt que des photos ou des bibelots, elle aimait disposer dans une soucoupe un fruit, une pomme, qu’elle regardait jour après jour vieillir et se friper comme un visage de femme.

Conversations légères avec le concierge, avec le veilleur de nuit. « Resterez-vous longtemps avec nous, mademoiselle ? — M’aimez-vous assez ? » « Les pluies vont bientôt commencer, la morte-saison. — Ma saison, donc. » Elle avait aimé par-dessus tout ces villes qui vivaient au rythme des voyageurs : Chichester, Étretat, Biarritz, Syracuse, Tanger, Alexandrie. Ici, à Almunecar, hôtel de la Solitude, Eva ne possédait plus rien, même plus assez d’argent pour continuer à vivre. Rien que ces souvenirs heureux, l’illusion de l’éternel retour, et la certitude à peine voilée de la nécessité de s’en aller bientôt, pour toujours. On ne choisit rien. C’est seulement ainsi, quelques coups légers frappés à la porte de la chambre, le silence, puis un corps froid, déjà raidi, qu’on emporte vers l’oubli, et dans l’escalier, l’ange vêtu de blanc qui regarde de ses yeux langoureux et cruels. Et, sur quelque guéridon oublié, un thé inutile.

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