TRESOR

C’était au temps où on n’égorgeait pas les chevaux lorsqu’ils étaient devenus trop vieux pour servir, mais on les laissait partir dans les montagnes, pour qu’ils rencontrent la mort dans l’ivresse de la liberté. C’est cela que son père racontait. Samaweyn se souvenait de sa voix, quand il racontait le temps ancien, le temps où les esprits habitaient encore avec les hommes dans Pétra, auprès des sources, quand ils commandaient aux vents et aux orages, et qu’ils gardaient le secret des tombeaux.

Alors les cinq familles du peuple bédouin avaient un pacte avec eux, et les esprits les avaient installées dans leur ville, au centre de la vallée. Les enfants menaient les troupeaux paître sur les pentes des montagnes, les hommes récoltaient le blé tendre qui pousse naturellement dans la plaine, devant Al-Bayda. Des sources jaillissaient librement, les femmes allaient y puiser une eau pure et intarissable. Les vieilles femmes allumaient les feux dans les tombes creusées dans la falaise, et toute la vallée, le soir venu, se remplissait des fumées des gens du peuple.

Le père de Samaweyn disait aussi l’interdiction, car nul en ce temps-là ne devait chercher à connaître le secret du passé. Nul ne devait laisser les étrangers s’approcher du Trésor, car les esprits sont jaloux et pleins de colère. Si le malheur voulait qu’un étranger pénétrât dans leur ville et cherchât à s’approprier leur bien, les esprits se vengeraient, et le peuple bédouin serait chassé à jamais de Pétra.

Ainsi parlait le père de Samaweyn, et tout s’était accompli comme il l’avait dit. Maintenant Samaweyn était seul au monde, car son père était parti de l’autre côté de la mer, pour ne pas revenir. Les cinq familles bedouls avaient été chassées loin de la ville des esprits, et pour elles le gouvernement avait construit un village de maisons en ciment, toutes pareilles. Alors les enfants erraient dans les ruines, ils lisaient avec leurs mains les dessins que les génies avaient laissés sur les pierres, sur les tessons, ils regardaient la danse invisible qui soulevait les nuages de poussière dans les cours des palais morts.

Samaweyn a ouvert la valise noire. C’est la valise que son père avait emportée de l’autre côté de la mer. C’est une belle valise avec des ferrures solides, et une serrure avec quatre petites roues chiffrées qui ne commandent l’ouverture qu’en échange d’un secret. Samaweyn est le seul à connaître le secret. Les autres habitants de la maison, son oncle maternel, ses cousins, ignorent le secret. Ils ignorent également ce que contient la valise. Des bijoux, de l’or, des billets de banque, peut-être ? C’est ce qu’ils croient. Et Samaweyn est content qu’ils puissent croire cela. Quand il a envie d’ouvrir la valise, il sort de la maison de son oncle et il marche dans la plaine, le plus loin possible. Il va jusqu’à un promontoire d’où on voit très bien la vallée calcinée des esprits. C’est là qu’il venait avec son père, il y a très longtemps, pour entendre parler des esprits. Il se souvient du son de sa voix, de sa main sur son épaule. Tout a disparu, les mots et le souffle, la force de la main de son père et la couleur de ses yeux. Il n’est resté que le paysage calciné, et cette valise qui est arrivée un jour, depuis l’autre côté de la mer. C’est pour cela que Samaweyn a pris l’habitude de venir ici, pour se souvenir.

Ses cousins sont penchés, ils guettent du haut du mur de parpaings qui encercle le village bedoul. Ils ne savent rien. Ils ignorent tout du trésor. Alors, par dépit, ils jettent des pierres, ils sifflent comme l’aigle. Mais ils n’osent pas s’approcher de Samaweyn. Ils savent que c’est comme le secret des génies, celui qui le viole s’enferme dans un cercle invisible qui le rend fou, jusqu’à marcher sur sa propre ombre.

Samaweyn a fait tourner les petites roues qui libèrent la serrure, il a ouvert lentement le couvercle de la valise. Il ouvre toujours lentement, à cause du vent sournois qui peut s’engouffrer et éparpiller le contenu de la valise.

Au fond de la valise, il y a des papiers attachés par une ficelle, des photos, des lettres. C’est cela le trésor, rien que des papiers et des photos. Mais Samaweyn est heureux chaque fois qu’il soulève le couvercle, ses yeux brillent et son visage s’éclaire, et c’est pour cela que les autres imaginent l’or et l’argent, ou les liasses de dollars.

Dans la maison de son oncle maternel, Samaweyn n’a jamais ouvert la valise. Il la met par terre, contre le lit, avec un oreiller par-dessus, comme un siège. Un jour, il a surpris Ali qui essayait de l’ouvrir. Il tournait les roues, en marquant un chiffre après l’autre. Il n’a pas entendu Samaweyn arriver. Samaweyn lui a sauté à la gorge, et ils se sont battus. Ali était le plus fort, il a renversé Samaweyn et il a voulu l’étrangler. Il serrait sa gorge, sur la pomme d’Adam, et Samaweyn commençait à suffoquer quand son oncle maternel est entré dans la pièce. Il a pris un bâton qui sert à guider les chameaux, et il a frappé son fils Ali, et il a frappé Samaweyn aussi, mais seulement aux jambes. Il était hors de lui, il les a insultés, il les a traités de mendiants, de bons à rien. Par la suite, Ali n’a jamais plus essayé d’ouvrir la valise noire. Peut-être que s’il l’avait demandé, Samaweyn lui aurait montré le trésor des lettres et des photos jaunies, surtout celle où on le voit encore bébé dans les bras de celle qu’il appelle sa mère, l’étrangère blonde venue de l’autre côté de la mer et qui a emmené son père avec elle.

Il sait bien que l’étrangère n’est pas sa mère, sa vraie mère est morte en le mettant au monde. Mais c’est elle qu’il a choisie, depuis qu’il connaît le contenu de la valise.

Samaweyn regarde les photos qui bougent dans le vent. Il lit avec application les mots en anglais qui sont marqués derrière la photo. Love, Sara. Personne d’autre que lui ne connaît ces mots. Ils sont lourds, ils pèsent sur ses paupières, ils font battre trop vite son cœur. En dessous de lui, la vallée calcinée est solitaire, il n’y a plus de fumées, même les oiseaux se sont tus. Peut-être que c’est pour cela que son père est parti, un secret est parfois trop lourd à porter.


Eldjy, hiver 1990

Ainsi, moi, John Burckhardt, je pénètre à nouveau dans le mystère du temps. Après tant de fatigues, tant d’atermoiements, je m’approche de cette muraille, j’entre dans le passage du Syk (ainsi l’appelait le voyageur, dans son journal). Dans la lumière pâle de la première aube, les montagnes semblaient encore plus étrangères, elles avaient quelque chose de maléfique, de surnaturel. J’avais refusé les guides, pour entrer seul dans la cité des morts. Tout était désert alentour. Le village, les abords des hôtels, même la grotte où autrefois on louait les chevaux. La vie s’était retirée de cette vallée, les regards étaient tournés vers ailleurs. Alors j’étais revenu à ce mois d’août 1812 où tout avait commencé, quand le voyageur dont je porte le nom marchait sur ce même sentier, descendait vers la muraille brûlée où s’ouvre le Syk.

Moi aussi, j’entre dans le monde des morts. Les roches à peine sorties de l’ombre de la nuit ont la couleur pâle de la mort, et certaines sont pareilles à des crânes aux orbites béantes, à la mâchoire édentée.

J’ai osé entrer dans une tombe. Le sol est couvert d’une poussière très fine, presque impalpable. Je sais que le voyageur a dû y entrer lui aussi, avant de s’engager dans le défilé. Il y a une odeur âcre d’urine, et à l’entrée j’ai vu des crottes de bique. Quand il est entré dans cette tombe, le guide a dû rester au-dehors à l’attendre, il a déposé sa vieille chèvre dans la poussière et il s’est assis sur une pierre. Peut-être a-t-il cru (comme le voulait le voyageur étranger) qu’il était entré dans la tombe pour se livrer à un besoin naturel. Puis ils sont arrivés devant le pont construit par les génies à l’entrée du défilé, à une hauteur vertigineuse pour qu’aucun homme ne puisse s’en approcher. Et déjà le guide surveillait le voyageur, déjà il avait compris que cet homme étrange enveloppé dans son manteau et coiffé de ce turban invraisemblable avait voulu venir jusqu’ici pour dérober le trésor secret des morts.

Il marchait en tirant la corde de la chèvre, et celle-ci freinait la marche, comme si elle avait compris ce qui l’attendait au bout du chemin. Sous son poil jaunâtre taché de poussière, son cœur de chèvre devait battre très vite, et sa respiration écartait ses côtes maigres.

Maintenant, moi aussi, je marche vers le secret. Dans la pénombre, je vois la silhouette mince du guide. Pour marcher plus vite, il s’est déchaussé, il a caché ses sandales sous une pierre, et il a chargé la vieille chèvre sur ses épaules. Le voyageur porte une outre d’eau, remplie à la source miraculeuse de Wadi Moussa.

Le soleil se lève derrière moi, éclairant le ciel et le haut des falaises. La poussière monte dans le défilé, elle se soulève et retombe en cendre.

Je pense à la poussière du désert, sur la route de Bagdad. Le bruit de la guerre recouvre le monde, et ici, il n’y a plus que le silence. La fureur des hommes s’est retirée des montagnes et des vallées alentour, comme le sang d’une bête qu’on égorge. Il y a plus de cent ans que le voyageur étranger et son guide ont marché ici, et pourtant il me semble que je vois leurs traces, que je sens leur odeur.

Je marche dans le lit du torrent, dont les eaux furieuses ont jeté des pierres et des branches mortes, orage après orage. Sous mes pieds, la poussière monte et m’entoure d’un nuage gris qui me fait suffoquer. J’ai noué un mouchoir autour de mon visage, je plisse les paupières. La poussière pénètre mes vêtements, mes chaussures. Au fond du ravin, il y a encore des morceaux de nuit accrochés aux parois. La gorge est si étroite que je sens contre mon épaule la falaise froide, couleur de viscère. Est-ce cela qu’a ressenti le voyageur, quand il marchait au fond de cette gorge, le visage caché par un pan de son turban ? Devant lui, le guide avançait vite, en titubant sur les pierres qui s’éboulent, portant sur ses épaules la chèvre aux pattes ligotées. Alors, comme moi, il devait penser à une descente vers le centre de la terre, vers le secret de son origine, son ventre rouge où règne la mort.

Cela devait lui serrer le cœur, comme cela serre le mien en cet instant, et la poussière l’étouffait. Il faisait très chaud alors, il me semble que je m’en souviens, au-dessus d’eux les montagnes brûlaient. Dans l’immense désert, du côté de Bassora, le ciel de l’aube s’embrasait. Et moi je marche sur la même terre, je suis sous le même ciel, au fond de cette crevasse, je vois la même lumière qui éclaire à travers la poussière. Par endroits, le Syk est si étroit que les parois de la falaise semblent se toucher à leur sommet, et cachent le ciel.

Le guide marchait sans s’arrêter, loin devant le voyageur. Il me semble que j’entends clairement le bruit des pas sur les cailloux, et le souffle rauque de la chèvre. À mesure que la lumière du jour augmente, je distingue sur les parois les marques, les balafres, les fissures qui montent jusqu’en haut, les signes effacés, déjà retournés au temps géologique. J’ai le cœur serré, j’ai du mal à respirer, parce que je suis entré dans un autre monde, un monde où les génies ont laissé leurs traces. Le temps n’est qu’un battement, et je suis tout près du voyageur, je marche dans son ombre.

Je me suis arrêté devant un signe. À gauche, au ras des alluvions du torrent, il y a un petit sanctuaire creusé dans la falaise. L’eau à cet endroit a dû faire un tourbillon, et seul le bas du sanctuaire a été effacé. À l’intérieur du sanctuaire, encore indécise dans la pénombre, jaillit une forme arrondie, pareille à un œuf de pierre. Sur la paroi brisée de la falaise rouge, au-dessus de la poussière et des tourbillons desséchés, au milieu des cassures et des angles, dans toute cette poussière et cette violence, la rondeur était étrange et douce, et je la regardais sans bouger. C’est elle que le voyageur a dû voir lui aussi, quand il a pénétré dans le Syk pour la première fois. Le guide a dû poser la chèvre sur le sol pour revenir en arrière, et tirer le voyageur par la manche de sa robe, en disant des mots de colère. La pierre était magique, elle le regardait comme un miroir. Puis ils ont repris leur route au fond de la gorge, disparaissant dans les tourbillons de poussière que soulevaient leurs propres pas.

Et moi je marche vers le secret, j’entre dans le même nuage de poussière. Mon cœur bat très fort, j’ai la gorge sèche, parce que je sais ce que je vais voir. J’attends cet instant, il est devant moi, encore caché, et pourtant il brûle ma vue. À chaque détour de la falaise, à chaque faille, j’attends de le voir. Il me semble que je ne fais que revenir sur le chemin que j’ai parcouru autrefois, il y a si longtemps. Je marche dans un rêve. Ou bien dans les pages de ce livre que j’avais lu dans la bibliothèque de mon grand-père, à Zurich, ce livre relié de cuir rouge, qui parlait de ces lieux fabuleux, Damas, Kerak, Shaubak, Maan, Akaba. Les pages qui parlaient d’Eldjy, de Wadi Moussa, du Syk, et de ce peuple au nom étrange, les Lyathenes. C’était mon histoire, écrite au fond de moi, je la reconnaissais à chaque pas. J’étais si troublé que j’ai dû m’arrêter, m’asseoir sur une pierre pour reprendre mon souffle. Maintenant, le jour est tendu au-dessus du Syk, le ciel brûle. Dans la gorge, il y a encore des flaques d’ombre, on sent l’eau qui coule sous la terre. Dans un instant vont résonner les premiers galops des chevaux, les appels des guides qui accompagnent les touristes. C’est juste cet instant, entre la nuit et le jour, il s’efface déjà. Dans un instant les avions vont obscurcir le ciel au-dessus de l’Irak, ils vont lâcher leur tapis de bombes.

Il me semble que si j’atteins le secret, maintenant, tout sera différent. Je serai réuni au temps du premier voyageur, quand le monde était encore innocent, qu’il tournait lentement autour de la coupole du mont Haroun.

J’ai couru pour échapper à l’angoisse de cet instant. Devant moi, cachés par les replis du Syk, je devinais le guide et le voyageur, j’entendais le bruit de leurs pas, j’entendais leur souffle, la plainte de la chèvre qui grelottait.


Tout d’un coup, je l’ai vu. Le Trésor. La légèreté, la tendresse. La nouveauté. Une idée, mieux qu’une idée, un rêve. Couleur de nuage. Comme cela il lui est apparu, en cette matinée du 22 août 1812, vers huit heures, au débouché du Syk, après tant de fatigues et d’atermoiements, immense et brillant comme l’aurore entre les parois noires de la montagne. Alors, comme moi, il titubait sur la place, enveloppé dans les tourbillons du vent de poussière, il posait l’outre d’eau par terre et il s’asseyait pour mieux voir. Le guide avait déposé la chèvre ligotée sur le sol, et lui aussi regardait la demeure des génies. Puis il s’est retourné vers Burckhardt, il lui a demandé : « Que fais-tu ? » Le voyageur, courbé en avant, serrant dans ses mains son cahier de notes caché sous sa robe : « Je ne peux plus marcher, je suis fatigué, restons un instant ici. » Mais son regard brillant démentait ses paroles. Il ne sentait aucune fatigue. Son cœur battait plus fort, ses yeux brûlaient, parce qu’il avait découvert le Trésor. Un rêve, pensait-il, un rêve inachevé, tremblant encore de la vibration de la nuit qui l’avait créé, au bord de l’oubli. Jailli comme un visage de pierre. « Viens ! Hâtons-nous, disait le guide. Le tombeau de Haroun est encore loin, les génies sont partout. » Son visage noir était tendu, son regard aiguisé comme un métal. Il était debout au centre de la place, tournant le dos au tombeau, son manteau en haillons secoué par le vent. À ses pieds, dans la poussière, la vieille chèvre rampait, ruant de ses pattes ligotées pareille à une bête qu’on égorge.

Dans ma poitrine, il y a les coups de mon cœur. La solitude de la guerre est mortelle. J’entends les bruits des voix, les cris aigus des enfants, les coups de massette des ouvriers qui sculptent la pierre, je sens même l’odeur de poudre de la pierre qui éclate. Je sens la sueur des hommes. Je suis sous le même ciel, je respire le même vent. Les nuages glissent éternellement. Là-bas, un peu plus loin, sur la route d’Al-Hajara, passent les mêmes nuages, et leur ombre voyage facilement jusqu’au confluent des deux fleuves où le monde a commencé.

Je respire le même vent, la même poussière. J’entends les mêmes cris d’oiseaux, les croassements des corbeaux, les sifflements de l’aigle. Sur les pierres, au ras du sol, il y a des mouches plates, et les herbes maigres vibrent dans le vent. Je suis dans la vallée de la mémoire, dans la faille où le temps est tapi comme une ombre. Je marche sur mon propre corps.

Je suis entré dans une tombe ouverte sur la falaise, de l’autre côté de la vallée, en face du Trésor. J’ai grimpé aux rochers, je me suis assis à l’entrée de la grotte. C’est une salle immense, creusée dans la falaise. Les parois sont rouges, tachées de suie. Il y a une grande fêlure qui part du sommet de la falaise, traverse le tombeau et descend vers le centre de la terre. Quand je suis entré, je l’ai vue, et j’ai frissonné, comme si c’était vraiment la cassure qui rompra le monde. Je pense au Ghor, et à la grande vallée du Wadi Mujib, à cette lèvre de lave. Ainsi Burckhardt, le voyageur, a franchi ces murailles et ces gouffres, avant de s’asseoir ici, sur la place, devant le Trésor. Il a vu la mer de bitume où s’accroche la brume. Il est entré ici, comme dans sa propre tombe, sans savoir vraiment qu’il avait atteint le but de son voyage. Je marche sur ses traces, maintenant je lis ma propre histoire sur les empreintes de la falaise. Je glisse dans le même creux, j’entre dans la même antichambre.

Alors le guide a dû jeter un regard de colère et de crainte vers la vallée, tandis qu’il chargeait la chèvre sur ses épaules. « Nous ne pouvons pas nous attarder ici, les brigands vont nous surprendre. » J’entends la plainte de la chèvre, je sens l’odeur d’urine qui souille sa fourrure. Je charge l’outre d’eau sur mon épaule et je marche au fond de la vallée, vers la ville des esprits.

Maintenant, le soleil est haut dans le ciel sans nuages. Les touristes ont commencé à arriver. Une vingtaine d’un coup, on dirait qu’un autocar venu du néant avec ses phares allumés et ses portes pneumatiques verrouillées les a déversés devant le théâtre, à l’entrée de la ville.

Ils marchent le long de la voie romaine. Ils ont des casquettes multicolores. Ce sont des Italiens pour la plupart, quelques Espagnols aussi. La guerre en Irak ne les préoccupe pas. Ils parlent fort, ils prennent des photos.

Le long de la voie, il y a les marchands de pacotille, les marchands de sable, les Bédouines vêtues de noir accroupies devant leurs étals de bouts de verre teinté, de tessons pseudo-nabatéens, de vieux clous rouillés. Il y a aussi les vendeurs de sodas, les vendeurs de casquettes, les vendeurs de Chiclets. Le soleil brille sur les ruines, brille dans les cheveux des enfants. Un vieux dromadaire mité baraque en grognant. Dans les collines, au-dessus de la ville, je vois les silhouettes des dromadaires qui sautillent sur leurs pattes entravées.

Au bout de la ville, le voyageur s’est assis devant les murs du château de la Fille du Pharaon. Il essaie de prendre des notes et des croquis, les mains cachées sous sa robe, et le guide s’écrie : « Je vois bien ce que tu es, un infidèle, ton véritable but était de pénétrer dans la cité de tes ancêtres, mais sache bien que nous n’accepterons pas que tu emportes la moindre parcelle des trésors qui sont cachés ici, car ils sont sur notre terre, ils nous appartiennent. » Il a empoigné la chèvre, il s’apprête à continuer sa route vers le mont Haroun.

Le groupe des touristes entre dans les tombeaux, monte les marches des temples. Ils ont été rejoints par une classe d’écoliers conduits par un maître d’école armé d’un long bâton. Ils viennent de Shaubak. Certains ont des T-shirts marqués aux noms d’universités nord-américaines.

J’ai grimpé sur la colline, au-dessus de la ville, j’ai marché sur un sentier à peine visible, jusqu’au troupeau de dromadaires. J’ai vu la colonne de pierre enracinée dans le sol, que Burckhardt appelle drôlement Hasta virilis pharaonis, et les Arabes plus simplement Zab Firawn. Ici, tout est silencieux, juste le froissement léger du vent sur les pierres. La falaise, derrière moi, est percée de quantité d’ouvertures, entrées de tombes, alvéoles, usées, fondues par l’érosion. Des orbites béantes. Au-dessous, vers le sud-ouest, je vois la vallée du Wadi Ath-Thughra, une crevasse profonde, sans eau, brûlée par la lumière du soleil. C’est là que le voyageur a marché, avec le guide, jusqu’au pied du mont Haroun. Je scrute le fond de la vallée, comme si j’allais apercevoir les silhouettes des deux hommes, entendre encore la voix de la chèvre qu’on mène au sacrifice. Au bout de la vallée, le mont Haroun domine les autres montagnes. La coupole blanche est éclairée par le soleil.

Maintenant je sais que je n’irai pas jusqu’au tombeau. Je voulais simplement trouver une place, au pied de la montagne, sentir la marque, là où le sang de la vieille chèvre avait coulé. Ramasser un peu de terre et m’en oindre le visage. Mêler la poussière rouge à ma salive, et m’en oindre les paupières. C’était pour cela que j’étais venu. Pour voir. Pour perdre le temps, et voir, avec les yeux de cet homme inconnu dont je porte le nom. Mais il est trop tard, sans doute. Le 17 janvier, quand le ciel de la nuit s’est empli du fracas des bombardiers, tout est devenu silencieux dans la ville des esprits, et le voyageur et son guide sont redevenus des fantômes inaccessibles. Un instant, à l’aube, j’ai cru entendre le bruit de leurs pas, leurs voix, l’appel plaintif de la vieille chèvre que le guide porte sur ses épaules. Puis tout a disparu, tout est redevenu exact.


Je suis redescendu vers la ville. Le soleil décline déjà. Des nuages sont apparus au-dessus des montagnes, à l’ouest, et la tombe de Haroun s’est effacée. À l’instant où j’arrive au pied de la falaise, une jeune fille est debout devant moi. Elle est pieds nus, elle porte la longue tunique noire des Bédouines et un pantalon de toile bleue. Son visage est entouré d’un voile d’un blanc approximatif. Je reconnais une des filles qui marchaient sur la voie romaine, du côté du théâtre. Elle a un visage étrange, impassible, ses yeux sont couleur d’ambre, ils brillent avec force. Tout de suite je comprends qu’elle est muette.

Comme je reste immobile, elle avance vers moi, elle tend sa main droite ouverte. Dans la paume de sa main, il y a un caillou très rouge, couleur de braise. Elle s’arrête devant moi, elle me regarde, puis elle met le caillou dans ma main. Son visage est tendu, mais sans aucune crainte. Elle est d’une beauté inquiétante et sauvage. Ses cheveux sous son voile sont emmêlés, son visage est sali par la poussière, elle a des écorchures aux mains.

Avec elle, je partage les provisions que j’ai emportées de l’hôtel, du pain et une orange. Je pèle l’orange comme on fait en Afrique, en n’enlevant qu’une mince pellicule brillante, puis je la divise en deux et je lui donne une moitié à sucer comme une coupe. Lajeune fille imite mes gestes, elle boit le jus et elle recrache les pépins et les bouts de pulpe. Elle a les lèvres gercées par le soleil, il lui manque des dents.

Quand elle a fini de manger, elle reste accroupie contre la paroi de pierre, à l’ombre d’un rocher. Elle continue à me regarder, elle dessine dans la poussière avec le bout de ses doigts. J’ai sorti de ma poche le petit carnet sur lequel j’ai dessiné tout le long du chemin, dans le Syk, les rocs, les fissures, les stries de la pierre dans les tombes. Elle me montre le carnet, et elle fait le signe d’écrire. Elle regarde les lettres, puis à son tour, avec le crayon, elle trace des signes, dans une écriture étrange qui n’appartient qu’à elle, des cercles et des barres. Elle fait cela, puis elle me tend le carnet. Son visage exprime une joie enfantine. Dans son visage sombre, ses yeux semblent transparents. Son regard pénètre en moi, me remplit du silence.

Je voudrais savoir son vrai nom. Je dis des noms, au hasard, pendant qu’elle lit sur mes lèvres. Je dis Ayicha, Meriem, Samira, Alia, Hanné. Elle balance son buste, le dos à la lumière. Le vent gonfle sa tunique noire, fait flotter son voile. Dans son visage sombre, ses yeux jaunes brillent avec un éclat surnaturel. En bas, dans la vallée, les silhouettes des touristes italiens bougent très lentement. La jeune fille les regarde à peine. Elle est là depuis toujours, jeune et mince et sauvage, c’est elle qui règne sur la ville des esprits. Quand le voyageur et le guide lyathene sont entrés, portant la chèvre pour le sacrifice, elle les a regardés du haut de son promontoire. Peut-être qu’elle est descendue dans le lit du Wadi Ath-Thughra, du côté du tombeau des Serpents, et qu’elle a marché au-devant d’eux, avec dans sa main ouverte la même pierre couleur de braise.

Et d’un seul coup, comme elle est venue, elle disparaît. Je vois un instant sa silhouette noire bondir le long de la falaise, dans la direction du Wadi Siyagh. Elle se glisse dans les crevasses, elle se mêle à l’ombre. Il ne reste que la montagne, le bruit du vent, et l’arête nue où sautillent les bêtes entravées.

Je suis retourné en bas, dans la ville, avec les touristes italiens. Un soldat bédouin en uniforme de la Légion arabe est debout à côté d’une chamelle couchée. Il y a aussi un chamelon entravé. Le soldat pose pour l’album de deux jeunes Canadiennes en short et sac à dos. Après leur départ, j’ai offert une cigarette au vieux soldat, et nous avons fumé ensemble, sans rien dire. Au moment où je m’en allais, il m’a dit en anglais que la chamelle s’appelait España. Le chamelon n’a pas encore reçu de nom. Les bêtes appartiennent à sa famille. Elles sont marquées d’un signe en forme de trois lobes.

Peu à peu, les touristes se sont dispersés. Les marchands ont plié leurs étals, les ont chargés sur les mulets. La chamelle et son chamelon se sont éloignés dans le bruit mou de leur pas traînant. Le vent s’est mis à souffler plus fort dans la vallée, la ville des esprits est devenue violet sombre. Même la pierre que je tiens dans ma main s’est assombrie.


Je ne suis pas retourné vers Wadi Moussa. J’ai commencé à marcher dans le lit du Wadi Siyagh, vers la source. Il y a en moi un vide, une impatience. Je veux voir ces falaises, ces roches éoliennes, les yeux des tombeaux ouverts sur la nuit qui arrive. C’est ainsi qu’ils étaient apparus au voyageur intemporel. Tandis qu’il marchait à la lueur du crépuscule, le long du ravin jusqu’au pied du mont Haroun, il ressentait la même impatience, le même vide. Il se hâtait derrière le guide vers le lieu du sacrifice, il attendait que le sang jaillisse de la gorge de la chèvre haletante et coule sur la terre poudreuse, la colore de cette teinte de braise. Moi aussi c’est le sang qui me guide, la tache brune dans le creux de ma paume, cette pierre que la fille muette m’a donnée comme une gemme. Elle brûle ma main. C’est mon seul talisman contre la fatalité de la guerre.

Je suis brûlé par la soif. Depuis l’orange partagée avec la muette, je n’ai rien bu, je n’ai plus de salive dans ma bouche et mes lèvres saignent. De chaque côté, les hautes parois de la falaise chauffent comme des fours, restituent la lumière emmagasinée pendant le jour. Dans ma main, la pierre rouge est lancinante.

Je marche, sans savoir pourquoi, sans comprendre où je vais. Je dois trouver la source, c’est la seule chose qui m’importe, qui m’obsède. Passé le promontoire du fort croisé de Habis, le Wadi Siyagh fait une grande courbe, c’est là que les tailleurs de pierre sont venus chercher leurs blocs, autrefois. La montagne est sculptée comme à grands coups de hache. Au pied des carrières, il y a des champs cultivés, des étendues de blé. Le ruisseau serpente en minces filets entre les plages de galets et de sable. Il n’y a personne. J’entends encore les cris des corbeaux, quelque part, qui résonnent au fond de la vallée, ou bien très haut, le gémissement des rapaces. Je marche en cherchant des traces, les traces légères de ses pieds nus dans le sable. La jeune fille a dû passer ici il y a une heure, peut-être. Elle a remonté le ruisseau jusqu’à la source. C’est là qu’elle habite. Je sens son regard sur moi, son regard étrange et liquide, son regard lisse qu’aucun mot ni aucun outrage ne peuvent troubler. Je marche sans reprendre haleine, la pierre rouge serrée dans ma main droite.

Juste avant la nuit, je trouve enfin la source. Elle est cachée au fond de la vallée au milieu des broussailles et des arbustes. Je descends vers le fond du ravin, en m’accrochant aux racines, je rampe dans le taillis des lauriers-roses. De temps en temps je m’immobilise et je cesse de respirer, pour mieux entendre. Quelque part, tout près, je perçois le bruit de l’eau, le bruit le plus doux, comme une voix, comme une parole du langage de la jeune fille muette. J’avance en rampant dans la boue. Les buissons me griffent aux yeux, les branches des lauriers-roses sont des fouets amers. Puis je la vois, l’eau verte étincelante de moustiques, l’eau secrète, sourdant tranquillement du ventre de la montagne parmi les rochers et les branches des arbustes. Une libellule rouge vole sur l’eau.

C’est elle que je suis venu voir. La source est à elle, la pauvre muette qui erre dans les ruines des génies et distribue ses cailloux. La source, c’est elle. L’eau a la couleur de ses pensées, elle parle avec sa bouche. Je suis à plat ventre dans la boue au milieu des moustiques, et je sens son regard. Elle est là, cachée dans les broussailles, c’est ici qu’elle mène son troupeau de biques à l’heure de boire. Sur les rives du bassin, il y a les traces des sabots, les boulettes des crottes. Il y a l’odeur de ses habits, l’odeur de son haleine. Je frissonne. Lentement, je rampe jusqu’à l’eau, j’écarte les moustiques du plat de la main et je bois longuement l’eau froide, couleur d’émeraude, l’eau fermentée pleine de vie.

Peu à peu la nuit descend. Il y a un froufrou de ramiers, pas loin, les cris des crapauds, dans le ciel gris le vol titubant des chauves-souris.

Je suis heureux, un peu ivre de cette eau, on dirait. Je redescends la vallée, vers les plages, là où le Siyagh serpente à travers les hautes herbes et les champs de blé. Maintenant, je ne sens plus la solitude. Ici, à Pétra, je suis tout près de l’entrée, à la porte même d’un autre monde, ce monde où l’ancien voyageur n’est jamais entré. Ailleurs, la guerre dévore les hommes, assassins honteux et maudites victimes, mais dans cette vallée vivent toujours les esprits.

J’ai retrouvé le tombeau, au bas de la vallée, là où le Siyagh se divise. Il pleut à présent, et à l’instant de franchir le seuil du tombeau, j’hésite un instant. C’est ici que vit la jeune fille muette. Sur la paroi du tombeau, je vois sa silhouette, la longue tunique noire, sa chevelure défaite sur les épaules. La nuit a déjà mis de l’ombre sur ses lèvres. Mon cœur cogne si fort que je perçois ses coups dans mon corps, dans mes membres, à la saignée des coudes. En entrant dans le tombeau, je pose sur le sol la pierre rouge, comme une obole. C’est un rite très ancien, que je n’aurais jamais dû oublier. Je m’allonge sur la terre dure, je cherche un instant ma place. L’entrée du tombeau s’ouvre sur un gris très doux. Il y a une odeur de fumée, d’une braise très lointaine, du temps où les vivants et les morts savaient dormir ensemble.

La jeune fille muette est assise à côté de moi. Je sens le parfum de sa peau, de ses habits. J’entends son souffle régulier. Elle veille et je dors, je m’enfonce dans le rêve du temps où Dieu n’avait pas encore de visage, où régnaient ses esprits dans les pierres et dans le vent, dans les gouttes de la pluie, dans le soleil qui descend et dans le cercle de l’eau sous la lune.

Je t’écris

Je t’écris, à toi qui vis de l’autre côté de la mer, dans ce pays si lointain dont tu ne reviens pas. J’écris ces mots sachant qu’ils n’iront jamais jusqu’à toi. Je les écris pour les envoyer sur le vent, quand le vent souffle du désert vers le couchant, car seul le vent peut franchir les montagnes et la mer. Il y a si longtemps que tu es venue, et repartie, et aujourd’hui l’on dit qu’à cause de la guerre le monde ne pourra pas durer. Je suis bien le dernier des Samaweyn.

Je me souviens de toi comme d’un songe, et je me souviens de chaque moment de ce songe. Les paroles que tu disais dans ta langue. La clarté de tes yeux, l’or de tes cheveux, la grande robe blanche que tu portais et qui étonnait tous les gens, parce que dans notre village les femmes sont vêtues de noir. Les enfants marchaient derrière toi. Partout où tu allais, ils t’accompagnaient. Alors tu m’as vu, debout contre la falaise, là où sont les loueurs de chevaux. Pourquoi m’as-tu choisi ? Est-ce que tu avais compris que j’étais orphelin de père et de mère, et que je n’avais comme seul bien que cette valise, avec son trésor de photos et de papiers jaunis ? J’ai marché avec toi dans la ville des esprits, je t’ai accompagnée dans les tombeaux. Il faisait froid, le vent soufflait du sable dans le Syk, les buissons arrachés tourbillonnaient sur la grande voie des Romains, dans le théâtre. Je me souviens, tu avais de la poussière dans les yeux. Tu avais entouré ta tête avec un grand foulard blanc et tu marchais contre le vent, sans rien dire, et moi je marchais un peu devant toi, le corps tourné de côté comme font les chiens. Cet hiver-là, la neige était tombée si épaisse sur les montagnes alentour, et le ciel était couleur de neige, rose et gris à l’est, et les ruisseaux étaient gelés. Tout était silencieux et glacé. Les gens étaient venus, les uns après les autres, des villages voisins, vieillards, enfants chassés par le froid, ils s’étaient installés de nouveau dans les tombes, comme autrefois. Ils avaient poussé leurs troupeaux devant eux, dans le défilé étroit, et toute la cité des morts résonnait des voix des bêtes et des cris des hommes à cheval. La vallée résonnait comme au temps du Pharaon, au temps où les génies et les hommes vivaient dans cette vallée. La vieille Ayicha, de la famille de mon oncle, s’était installée dans le tom-beau des Serpents, sur la route du mont Haroun. Chaque jour, les enfants se réunissaient sur la place, devant le théâtre ou sur la voie des Romains, dans l’attente d’un événement nouveau. C’est ainsi que tu es venue, toi, quand personne ne t’espérait, vêtue de ta longue robe blanche, avec tes cheveux d’or et tes yeux de ciel.

Tu es venue, et tu es entrée dans ma vie, et j’ai pensé tout de suite que c’était toi qui devais venir, comme si tout avait été écrit dans le livre de la destinée. « Quel est ton nom ? » m’as-tu dit. Tu parlais notre langue avec un accent étrange. Les autres enfants, les adolescents étaient rassemblés autour de toi, tous te regardaient de leurs yeux sombres. Et toi tu m’as choisi, parmi tous ces enfants qui se pressaient pour te regarder et toucher ta robe.

J’ai marché avec toi, tous ces jours, à travers la ville des esprits. Je n’avais rien d’autre à faire que marcher à côté de toi, un peu devant ton ombre, du matin jusqu’au soir. Parfois tu hésitais, tu cherchais le chemin pour monter jusqu’aux tombeaux à flanc de falaise. Tu avais une grande carte couverte de signes et de dessins. Alors je marchais devant toi, je te montrais le chemin. Le vent froid brûlait ton visage, tu avais des larmes dans les yeux.

Quand tu entrais dans les tombeaux, je restais au-dehors. Je m’asseyais sur les marches et j’attendais.

En bas dans la vallée, le vent soulevait la poussière, chassait les enfants. Les Bédouins avaient attaché leurs chevaux, ils se mettaient à l’abri dans les recoins de falaise, derrière les rochers. Ils fumaient. Je voyais le vieux Jabri, vêtu de sa robe en haillons, pieds nus dans des souliers éculés, qui restait assis auprès de son cheval de peur qu’on ne le lui vole, comme si c’était une monture magnifique, et c’était une haridelle boiteuse et presque aveugle.

Tu dessinais dans un petit cahier aux pages cousues. Tu inscrivais les portes, les murs, les colonnes, les dessins gravés.

Chaque matin, tu voulais voir le Trésor. Quand la lumière était très claire et qu’il n’y avait encore personne, tu entrais dans le tombeau, et moi je restais assis sur une pierre en face, à regarder l’urne en rêvant qu’elle allait enfin s’ouvrir et déverser son or sur la place poussiéreuse.

Après, tu me connaissais mieux, tu me confiais ton sac à dos. Je n’en avais jamais vu de semblable. Il était fait dans une toile très douce, décoré de fleurs multicolores, et il sentait une odeur très douce aussi, ton parfum, que je porte encore dans ma mémoire.

Je n’ai jamais osé regarder ce qu’il contenait. Tu posais le sac par terre, à côté de moi, avec un sourire. Je le gardais. Quand tu sortais du tombeau, tu étais éblouie par la lumière et par le vent. Tu prenais des lunettes noires dans ton sac.

Je me souviens, un après-midi, en sortant du tombeau Malaki, le soleil t’a aveuglée et tu es tombée. Tu avais mal à un genou, et je t’ai aidée à te relever. Tu marchais appuyée sur mon bras, je sentais la chaleur de ton corps, l’odeur de tes cheveux d’or, cela faisait battre mon cœur très fort.

Un après-midi encore, sur la route du mont Haroun. Près du tombeau des Serpents, je m’en souviens comme si c’était hier, et le souvenir me remplit de joie et de tristesse, parce que c’est tout ce que j’ai gardé de toi, cette fumée légère du souvenir. Tu voulais aller jusqu’au tombeau de Haroun. Je n’avais pas osé te dire non, même si je savais que je n’avais pas le droit de t’y conduire, parce que tu étais une étrangère, une chrétienne. Nous marchions dans la vallée, dans le lit du torrent desséché. Moi devant, toujours un peu de côté, sans parler.

Et soudain, alors que nous venions de dépasser la montagne qu’on appelle la mère des Citernes, il y a eu une nuée noire dans le ciel et un vent violent dans la vallée qui a soulevé des trombes de poussière. Tu t’es enveloppée dans ton foulard blanc et moi j’ai enroulé mon keffieh sur mon visage, mais le vent était si violent qu’on ne pouvait plus avancer. Les parcelles de pierre arrachées à la montagne bondissaient sur le chemin, blessaient les mains et le visage. Tout à coup la pluie s’est mise à tomber, si fort que nous ne pouvions plus respirer. L’eau cascadait de tous les côtés de la montagne, grossissait le torrent couleur de sang, et le fracas se mêlait aux grondements du tonnerre. Tu as crié mon nom : Samaweyn ! Il me semble que j’entends encore ton cri, et je tressaille d’inquiétude. J’ai compris que tu étais perdue. Tu avais peur. Je t’ai prise par la main et je t’ai guidée jusqu’à la falaise, vers les rochers éboulés qui mènent à l’entrée du tombeau. Là où vivait la vieille Ayicha.

Dans la grotte, il faisait chaud comme dans une maison. Nous avons regardé la pluie tomber et les éclairs zébrer le ciel, et le torrent emporter la terre au fond de la vallée. Tu tremblais de froid. Tes cheveux mouillés collaient à ton visage, sur tes épaules. Tu as mis ton bras autour de moi et tu m’as serré très fort. Jamais je n’avais connu de moment semblable. Nous étions seuls au monde, dans cette grotte au bord du torrent, tandis que la terre entière était emportée par l’eau et par le vent. Les éclairs touchaient les montagnes, les brisaient avec un bruit effrayant.

Tout le jour nous sommes restés assis dans la grotte, tapis contre la muraille. Quand la pluie a cessé, j’ai entendu la voix de la vieille Ayicha qui se plaignait dans la tombe voisine. Je suis allé chez elle, je lui ai dit de préparer le thé et de quoi manger. D’abord elle n’a pas voulu, elle proférait des menaces du fond de son antre, comme une sorcière. Puis tu es venue, dans la lumière du crépuscule, après la pluie, tu étais aussi blanche et belle qu’un génie au commencement du monde, quand il n’y avait que les esprits qui habitaient cette vallée et les monts Shara, avant même que ne vienne ici le prophète Haroun, quand un grand fleuve coulait et que les pâturages étaient infinis, ainsi parlait mon père au bord de la falaise, et avant lui son propre père. La vieille Ayicha a mis la bouilloire sur le feu pour le thé, elle a sorti d’une besace du pain et des dattes pour moi et pour l’étrangère.

Tu as mangé, tu as bu le thé noir. Tu frissonnais de fièvre. Dehors, la nuit était obscure, il y avait seulement la lueur intermittente des éclairs sur les montagnes. Moi aussi j’ai partagé le pain et j’ai bu du thé brûlant. Je ne savais plus qui j’étais, il me semblait que je revivais un souvenir très ancien.

Ensuite la vieille a déroulé un tapis près du feu, et tu t’es couchée, la tête appuyée contre une pierre. La nuit était infinie. Je me suis installé à l’entrée du tombeau, à ma place, et j’ai veillé pendant que toi, l’étrangère, tu dormais.

Cela aussi, je ne peux pas l’oublier. C’était ma nuit, écrite dans ma mémoire, cette nuit rayée d’éclairs qui tournait autour du tombeau, et le feu vacillant qui éclairait ta robe, tandis que tu dormais, et la vieille Ayicha qui lançait des brassées de brindilles et des racines mortes dans les flammes, le tourbillon de la fumée et le crépitement des étincelles.

La nuit a tourné, comme si elle ne devait jamais finir, toi, l’étrangère dormant, enroulée dans le tapis, la tête appuyée sur la pierre, la vieille accroupie près du feu, son visage encore plus noir à cause de la fumée, et moi à l’entrée du tombeau, le dos appuyé à la pierre froide.

À l’aube le feu s’est éteint complètement et la vieille est allée se coucher au fond de la grotte. La pluie avait cessé. J’avais les yeux écorchés de fatigue, mais j’avais juré de ne pas m’endormir. L’aube s’est rompue lentement, les rochers sont apparus, de plus en plus rouges. Au fond de la vallée, le torrent de la nuit avait cessé de couler, il ne restait que les flaques couleur de sang caillé.


Avant le jour, j’étais de retour avec la valise de mon trésor. Tu étais réveillée. Pour toi, j’ai fait le chiffre secret et j’ai ouvert la valise, et l’une après l’autre, j’ai sorti toutes les lettres, les photos, les cartes postales qui montraient le pays où mon père était mort.

Tu as lu les lettres, à haute voix, les lettres écrites par la femme aux cheveux d’or qui m’a tenu dans ses bras quand j’étais bébé, et que j’ai appelée ma mère. Tu lisais dans cette langue étrangère et chantante que je ne connais pas, mais qui est belle comme une musique. Le jour qui se levait brûlait mes paupières. Je me suis endormi en écoutant les mots chantants, la tête appuyée contre mon bras, comme quand on écoute un conte.


Tout cela est passé. Maintenant, mon oncle est mort. Il avait été dans la légion du grand Abdullah, quand ils se battaient sur les épaules de la terre, pour la ville sainte. Il est mort dans sa maison de ciment, au village bedoul, le visage tourné vers la ville des esprits, là où il était né, là où mon père et le père de mon père étaient nés. Mais les esprits eux-mêmes ont cessé d’y vivre, ils ont été remplacés par les touristes et les curieux qui traversent jour après jour comme un vent de poussière. Les soldats vaincus se sont arrêtés sur la rive du fleuve et, du haut de la falaise, ils regardent la ville sainte jusqu’à ce que leurs yeux soient brûlés. Que reste-t-il aux hommes, quand les guerres sont finies ? Le silence, comme aujourd’hui, sur le grand désert au sud de Bagdad, le silence qui serre le cœur des vivants et qui ouvre une fissure au cœur des pierres.

Toute ma vie, j’attendrai que revienne la jeune étrangère aux cheveux d’or, qui apportait le message de mon père, de ce pays lointain où la neige brille sur les montagnes et où les champs d’herbe sont vastes comme la mer. Ce pays aux noms fabuleux qu’elle prononçait pour moi dans le tombeau, au lever du jour : Basel, Berne, Fribourg, Winterthur, Lucerne, Soleure, Sierre, et les rivières aux noms doux et puissants, Aar, Rhin, Rhône, dont l’eau ne cesse jamais de couler. Ce pays dont mon père parlait dans ses lettres, où il y a l’abondance, où les arbres se brisent sous le poids des fruits, où les enfants ont des yeux si bleus. Peut-être que c’est ma mère qui reviendra. Je ne sais d’elle que son nom, Sara. D’elle je n’ai plus que ces photos, l’une enlevée à son passeport, où elle est très jeune, avec des lunettes d’étudiante, et un sourire si sûr. L’autre où elle est avec moi dans ses bras, un peu floue, sur la route d’Al-Bayda, et on voit dans le fond la grande tente de laine brune où elle habitait avec mon père.


Quand je me suis réveillé de ce songe, il faisait froid dans la grotte. La vieille Ayicha somnolait, tassée sur elle-même comme une momie, elle s’est à peine réveillée quand je l’ai secouée.

« Où est-elle ? Où est l’étrangère ? Réponds-moi, sorcière, cesse de dormir, n’as-tu pas vu quand elle est partie ? »

J’ai couru à perdre haleine à travers la ville des esprits. La pluie avait tout lavé, tout balayé. L’aube avait de grands nuages en haillons qui tournoyaient au-dessus de la vallée. Sur les montagnes, à l’ouest, il y avait des plaques de neige.

J’avais le cœur déchiré, à cause du silence et de la solitude. Je ne savais même pas son nom. J’ai crié celui de ma mère : Sara ! Comme si mon cri pouvait franchir les montagnes, la mer et les espaces perdus, et aller jusqu’au bout du monde, là où elle était, là où mon père était enterré. Ainsi ma grand-mère l’avait entendu, le jour où mon père avait été mortellement mordu par la scie à couper les grands arbres des montagnes, un cri qu’il avait poussé et qui l’avait fait tressaillir, elle qui l’avait porté dans son ventre et mis au monde. Puis elle s’était couchée et elle s’était laissée aller à la mort.


Tout le jour j’ai marché dans la vallée, remontant et descendant le Syk, à la recherche de traces invisibles. Sur la terre, dans la tombe de la vieille Ayicha, j’ai senti son odeur, la place où elle avait dormi, la tête près du feu, abandonnée à la fureur de l’orage.

Maintenant, je sais bien que je ne reverrai jamais l’étrangère. Je n’irai pas à l’autre bout du monde. Je dois rester ici, à veiller sur le bien des esprits. Le même soir, je suis revenu à la grotte. J’ai dit à la vieille Ayicha de préparer le thé. Elle l’a préparé comme si l’étrangère allait venir. Elle a disposé les quatre verres sur le plateau, elle a fait couler le breuvage amer. En partant, pour la dédommager, je lui ai laissé la valise, avec tout mon trésor. Je sais bien qu’elle va jeter au feu les photos et les lettres, les cartes postales et les certificats. Cela va faire encore un peu plus de suie sur son visage et sur les murs du tombeau. Dans la valise aux serrures ouvertes pour toujours, Ayicha mettra ses trésors à elle, ses chiffes, ses aiguilles, son ruban de ceinture et ses paquets de thé noir, peut-être des biscuits Marie.

J’ai marché d’un pas léger vers le nord, vers le village bedoul. Dans les montagnes on n’abandonne plus les chevaux qui vont mourir. On les use jusqu’à la dernière heure, et quand ils tombent à genoux sur le chemin, on les envoie à l’équarrisseur.


Je suis le dernier des Samaweyn, léger d’argent et sans trésor. Aujourd’hui, j’ai quitté l’incertitude de l’enfance et je marche jusqu’à ma mort sur la même route, comme doivent le faire les hommes.

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