Anton Pavlovitch Tchekhov




UNE BANALE HISTOIRE

LA LINOTTE

LA DAME AU PETIT CHIEN

ANNE AU COU

L’HOMME À L’ÉTUI

LE GROSEILLIER ÉPINEUX

DE L’AMOUR

L’ÉVÊQUE

DOU-DOUCE

LE PROFESSEUR DE BELLES-LETTRES

LA MAISON À MEZZANINE

MA VIE

IÔNYTCH

RÊVES

SALLE 6

DANS LE BAS-FOND

ANGOISSE

LA PEINE

GOÛSSÉV





Traduction de Denis Roche





UNE BANALE HISTOIRE




FRAGMENT DES MÉMOIRES D’UN HOMME VIEUX







I



Il existe en Russie un professeur connu par de nombreux travaux, du nom de Nicolas Stépânovitch un Tel, conseiller privé et chevalier de plusieurs ordres. Il est décoré d’un si grand nombre de ces ordres, russes et étrangers, que lorsqu’il les revêt tous, les étudiants l’appellent l’iconostase. Le professeur a les meilleures relations mondaines ; à tout le moins, il n’y a pas en Russie, depuis vingt-cinq ou trente ans, de savant réputé avec lequel il n’ait été intimement lié. À l’heure actuelle, le professeur ne noue plus d’amitié avec personne, mais, pour nous en tenir au passé, la longue liste de ses amis illustres comprend des noms tels que ceux de Pirogov, de Kavéline et du poète Nékrâssov, qui, tous, lui vouèrent l’amitié la plus sincère et la plus active. Il est membre de toutes les universités russes, et de trois universités étrangères, etc., etc. De tout cela, et de beaucoup de choses encore que l’on pourrait ajouter, se compose ce qu’on peut appeler mon nom.

Ce nom est populaire. Tout homme lettré le connaît en Russie, et, à l’étranger, quand on le cite dans les écoles, on y ajoute l’épithète : « connu », ou « vénéré ». Il fait partie de ces quelques noms heureux qu’il est regardé, dans le public et dans la presse, comme malséant de critiquer ou de dénigrer ; et ce n’est que justice. À mon nom est étroitement associée l’idée d’un homme illustre, richement doué, et indubitablement utile.

Travailleur et endurant comme le chameau, je le suis, ce qui est important, et j’ai du talent, ce qui l’est encore plus. En outre, à parler franchement, je suis un être bien élevé, modeste et honnête. Je n’ai jamais fourré le nez dans la littérature ni dans la politique ; je n’ai jamais cherché la popularité en polémiquant avec des ignorants et je n’ai jamais prononcé de discours dans les dîners ou sur la tombe de mes collègues… En somme, il n’y a aucune tache sur mon nom de savant, et il est parfaitement irréprochable. La fortune de mon nom est grande.

Le porteur de ce nom – autrement dit, moi – est un homme de soixante-deux ans, chauve, avec de fausses dents et une névralgie incurable. Autant mon nom est brillant et beau, autant je suis terne et laid. Ma tête et mes mains tremblent de faiblesse. Mon cou ressemble au manche d’une contrebasse. Ma poitrine est creuse, mon dos étroit. Quand je parle ou fais un cours, ma bouche grimace. Quand je souris, tout mon visage se couvre de rides profondes et macabres. Il n’y a rien d’imposant dans mon piteux extérieur. Ce n’est que lorsque ma névralgie me tourmente qu’apparaît sur mon visage une expression particulière, amenant dans l’esprit de chacun cette triste et impressionnante pensée : « Apparemment, cet homme mourra bientôt ! »

Comme par le passé, je ne fais pas mal mes cours. Je puis, comme jadis, soutenir l’attention de mon auditoire pendant deux heures. Mon feu, le ton littéraire de mon exposé et mon humour empêchent presque de remarquer l’insuffisance de ma voix qui est sèche, aigre et chantonnante comme celle d’une bigote. Par contre, j’écris mal. La cellule de mon cerveau qui préside à la faculté d’écrire refuse le service. Ma mémoire a baissé ; je n’ai plus de suite dans les idées et, quand je les couche sur le papier, il me semble que j’ai perdu le sentiment de leur lien organique. La construction est monotone, la phrase pauvre et timide. Souventes fois je n’écris pas ce que je veux. En écrivant la fin, je ne me rappelle plus le commencement. Souvent, j’oublie les mots usuels ; dans tous les cas je suis obligé de dépenser beaucoup d’énergie pour éviter dans mes lettres les phrases inutiles et les incidentes superflues.

Tout cela démontre clairement l’affaiblissement de mon activité cérébrale. Et il est à remarquer que c’est pour la lettre la plus simple que je dois faire l’effort le plus grand. Dans un article scientifique, je me sens plus à l’aise et plus intelligent que dans une lettre de félicitations ou dans un rapport. Encore un point : écrire en allemand ou en anglais m’est plus facile que d’écrire en russe.

En ce qui concerne ma manière de vivre actuelle, la première des choses que je dois noter est l’insomnie dont je souffre depuis ces derniers temps. Si l’on me demandait quel est le trait principal et essentiel de mon existence présente, je répondrais : l’insomnie.

Comme autrefois, par habitude, je me déshabille à minuit juste et me mets au lit. Je m’endors vite. Mais, vers deux heures, je m’éveille, et avec la sensation que je n’ai pas du tout dormi. Je suis obligé de me lever et d’allumer ma lampe. Je marche une heure ou deux d’un coin à un autre de ma chambre, et je regarde les tableaux et les photographies qui me sont depuis si longtemps connus. Quand je suis las de marcher, je m’assieds à mon bureau. Je reste assis immobile, sans penser à rien et sans éprouver aucun désir. S’il y a un livre devant moi, je l’attire machinalement et le lis sans y prendre aucun intérêt. C’est ainsi qu’il y a peu de temps, j’ai lu machinalement en une nuit tout un roman qui porte ce drôle de titre : Ce que chantait une hirondelle. Ou bien, pour occuper mon attention, je me force à compter jusqu’à mille. Ou encore, je me représente la figure d’un de mes collègues, et j’entreprends de me rappeler quelle année et dans quelles circonstances il a débuté. J’aime à prêter l’oreille aux bruits. Parfois, dans la troisième chambre après la mienne, ma fille Lîsa prononce vite en songe quelque chose. Parfois, ma femme traverse le salon avec une bougie et laisse tomber immanquablement la boîte d’allumettes, ou bien, une armoire, travaillée par la sécheresse, craque, ou bien le brûleur de la lampe se met soudain à ronfler ; et tous ces bruits, je ne sais pourquoi, m’agitent.

Ne pas dormir la nuit, c’est avoir à toute minute la conscience que l’on n’est pas normal. Aussi attends-je avec impatience le matin et le jour, c’est-à-dire le moment où j’aurai le droit de ne pas dormir. Il passe beaucoup de temps accablant avant que le coq chante au dehors. C’est lui qui le premier m’annonce la bonne nouvelle. Dès qu’il a poussé son cri, je sais qu’il n’y a plus qu’une heure avant que le suisse, en bas, se réveille et, toussant avec colère, monte, pour quelque besogne, l’escalier. Ensuite, derrière les fenêtres, le jour blanchira peu à peu. Des voix retentiront dans la rue.

Ma journée commence par la visite de ma femme. Elle entre chez moi en jupon, non peignée, mais déjà lavée, sentant l’eau de Cologne ; elle a l’air d’entrer par hasard et elle dit chaque fois la même chose :

– Pardon, je ne viens que pour une minute… Tu n’as pas encore dormi de la nuit ?

Puis elle éteint ma lampe, s’assied près de mon bureau et se met à parler. Je ne suis pas prophète, mais je sais d’avance de quoi il va être question. Chaque jour, c’est la même chose. Habituellement, après s’être inquiétée de ma santé, elle se souvient tout à coup de notre fils, officier à Varsovie. Passé le 20 de chaque mois, nous lui envoyons cinquante roubles ; c’est là ce qui sert de thème principal à notre conversation.

– Sans doute, c’est une gêne, soupire ma femme, mais tant qu’il ne sera pas à même de se suffire, nous devons l’aider. Ce petit est loin de nous, il est mal payé… D’ailleurs, si tu veux, le mois prochain, nous ne lui enverrons que quarante roubles. Qu’en penses-tu ?

L’expérience quotidienne aurait dû persuader ma femme que nos dépenses ne diminuent pas du fait que nous en parlons souvent, mais ma femme est réfractaire à l’expérience, et, chaque matin, régulièrement, elle me parle de notre officier, me raconte que le pain, grâce à Dieu, a baissé, mais que le sucre a augmenté de deux kopeks. Et tout cela comme si elle m’annonçait quelque chose de nouveau.

Je l’écoute, je fais chorus machinalement, et, sans doute, en raison de ce que je n’ai pas dormi la nuit, des pensées étranges, oiseuses, s’emparent de moi. Je regarde ma femme et m’étonne comme un enfant. Je me demande avec perplexité : Se peut-il que cette vieille, très grosse et laide personne, qu’hébètent les mesquins soucis et l’effroi de la bouchée de pain, dont les vues sont obscurcies par de constantes idées de dettes et de besoin, qui ne sait parler que de dépenses, et ne sourire qu’au bon marché ; se peut-il que cette femme ait été autrefois cette frêle Vâria que j’ai aimée passionnément pour son bel et clair esprit, pour son âme pure et sa beauté, et, comme Othello aimait Desdémone, en raison de sa « sympathie » pour ma science ? Se peut-il que ce soit cette Varia qui, jadis, mit au monde mon fils ?…

De cette vieille, molle et laide, je scrute le visage ; j’y cherche Vâria. Mais, du passé, elle n’a gardé que son souci de ma santé et sa façon d’appeler mes appointements nos appointements, mon chapeau notre chapeau, etc. Je souffre à la regarder, et, pour ne pas l’affliger, je lui permets de dire n’importe quoi. Je me tais même quand elle juge injustement autrui ou me tance parce que je ne fais pas de clientèle et ne publie pas de manuels.

Notre conversation finit toujours d’une même façon. Ma femme se souvient tout à coup que je n’ai pas encore pris de thé et s’effraie :

– Qu’ai-je à rester assise ! dit-elle en se levant. Le samovar est depuis longtemps sur la table et je bavarde. Comme je perds la mémoire, mon Dieu !

Elle part vite et s’arrête à la porte pour dire :

– Nous devons cinq mois à Iégor. Le sais-tu ? Il ne faut pas différer le paiement des domestiques. Combien de fois l’ai-je dit ! Payer dix roubles par mois est bien plus facile que d’en payer cinquante au bout de cinq mois.

La porte passée, elle s’arrête à nouveau et dit :

– Personne ne me fait tant de pitié que la pauvre Lîsa. La petite étudie au Conservatoire, vit dans la bonne société et est habillée on ne sait comment. Une pelisse qu’il est honteux de montrer dans la rue. Si elle était fille de quelqu’un d’autre, ce ne serait rien, mais tout le monde sait que son père est un professeur célèbre, conseiller privé.

Et, m’ayant ainsi reproché mon nom et mon titre, elle sort enfin.

C’est ainsi que commence ma journée.

Elle ne se continue pas mieux.

Quand je prends mon thé, ma Lîsa arrive en pelisse, en chapeau, sa musique à la main, déjà prête pour se rendre au Conservatoire. Elle a vingt-deux ans. Elle paraît plus jeune. Elle est jolie et ressemble un peu à ma femme dans sa jeunesse. Elle me baise tendrement la tempe et la main, et dit :

– Bonjour, papa. Tu vas bien ?

Enfant, elle aimait beaucoup les glaces, et je la menais souvent dans une pâtisserie. Les glaces étaient pour elle la mesure de tout ce qu’il y a de bien. Si elle voulait me complimenter, elle disait : « Tu es à la crème, papa. » Un de ses doigts s’appelait à la pistache, un autre à la crème, un troisième à la framboise, etc. D’ordinaire, quand elle venait m’embrasser le matin, je la mettais sur mes genoux et, lui baisant les doigts, je lui disais :

– À la crème…, à la pistache…, au citron…

Et, à présent, par vieille habitude, je baise ses doigts et murmure : « À la pistache, à la crème, au citron », mais ce n’est plus du tout ça. Je suis froid comme un sorbet, et suis confus. Quand ma fille entre et qu’elle touche de ses lèvres ma tempe, je tressaille comme si une abeille me piquait. Je souris avec contrainte et détourne le visage. Depuis que je souffre d’insomnie, cette question est plantée comme un clou dans ma cervelle. Ma fille voit sans cesse combien, vieillard, homme illustre que je suis, je souffre et rougis de devoir de l’argent à mon valet de chambre ; elle voit combien le souci des dettes criardes m’oblige souvent à quitter mon travail et à rôder pensif de chambre en chambre pendant des heures ; pourquoi donc n’est-elle jamais venue me trouver à l’insu de sa mère, et n’a-t-elle pas chuchoté : « Père, voici ma montre, mes bracelets, mes boucles d’oreilles, mes robes ; engage tout cela, il te faut de l’argent. » Pourquoi, voyant combien sa mère et moi, esclaves d’un faux sentiment, nous nous efforçons de cacher à autrui notre pauvreté ; pourquoi ne se refuse-t-elle pas le coûteux plaisir de s’occuper de musique ? Je n’aurais, Dieu m’en garde, accepté ni sa montre, ni ses bracelets, ni ses sacrifices ; ce n’est pas ce dont j’ai besoin…

Je me souviens fort à propos de mon fils, l’officier de Varsovie. C’est un garçon d’esprit, honnête et sobre ; mais ce n’est pas non plus ce qu’il me faudrait. Je pense que si j’avais un vieux père et savais qu’il est des minutes où il a honte de sa pauvreté, je laisserais à d’autres le métier d’officier et me louerais comme manœuvre. De pareilles pensées sur mes enfants m’empoisonnent. À quoi riment-elles ? Seul un homme étroit et aigri peut dissimuler en soi un mauvais sentiment contre des gens ordinaires, parce qu’ils ne sont pas des héros. Mais assez là-dessus…

À dix heures moins le quart, il me faut aller faire un cours à mes jeunes élèves chéris. Je m’habille et parcours un trajet qui m’est connu depuis trente ans et a pour moi son histoire. Voici la grande maison grise avec la pharmacie. Il y avait là, dans le temps, une petite maison avec un débit de bière où je ruminais ma thèse et écrivis ma première lettre d’amour à Vâria. Je l’écrivis au crayon sur une feuille portant l’en-tête : Historia morbi{1}. Voici l’épicerie que tenait dans le temps un juif qui me vendait des cigarettes à crédit, et, après, ce fut une grosse femme qui aimait les étudiants parce que « chacun d’eux a une mère ». Maintenant, c’est un marchand roux, homme indifférent à tout, qui fait son thé dans une théière de cuivre. Et voici la porte sombre, depuis longtemps non rafraîchie, de l’Université. Voici, dans sa peau de mouton, le dvornik qui s’ennuie et les balais, les tas de neige… Sur un garçon fraîchement débarqué de province, et s’imaginant que le temple de la science est véritablement un temple, cette porte de l’Université ne peut pas produire une bonne impression. En général, la vétusté des locaux universitaires, l’obscurité des corridors, la lèpre des murailles, le manque de lumière, le triste aspect des escaliers, des portemanteaux et des bancs, tout cela entre pour quelque chose dans la formation du pessimisme russe… Voici aussi notre jardin. Depuis l’époque où j’étais étudiant, il n’a changé, me paraît-il, ni en mieux ni en pire ; je ne l’aime pas. Il serait préférable qu’à la place de ces tilleuls phtisiques, de ces acacias, et de ce lilas maigre et tordu, il y eût de grands pins et de beaux chênes. L’étudiant, dont la disposition d’esprit est déterminée le plus souvent par ce qui l’entoure, ne doit voir, là où il s’instruit, que des choses élevées, fortes ou belles. Dieu le préserve des arbres maigres, des fenêtres brisées, des murailles grises et des portes capitonnées de toile cirée en lambeaux…

Dès que j’arrive à ma porte elle s’ouvre, et l’huissier Nicolas, mon contemporain, mon collègue et mon homonyme, me reçoit et me fait entrer ; il se racle la gorge et dit :

– Il gèle, Excellence !

Ou, quand ma pelisse est mouillée :

– Il pleut, Excellence !

Ensuite, il s’élance devant moi et ouvre toutes les portes. Dans mon cabinet, il m’enlève soigneusement ma pelisse et s’empresse de me communiquer quelque nouvelle universitaire. Grâce à l’étroite franc-maçonnerie qui existe entre tous les suisses et les garçons de l’Université, il sait ce qui se passe dans les quatre Facultés, au secrétariat, dans le cabinet du recteur, à la bibliothèque.

Que ne sait-il pas ? Quand l’événement du jour est, par exemple, la retraite du recteur ou du doyen, je l’entends souvent nommer les candidats aux jeunes employés et leur expliquer que le ministre ne validera pas celui-ci, que tel autre refusera. Ensuite, il se lance dans des détails fantastiques sur des papiers mystérieux, reçus au secrétariat, sur une conversation secrète entre le ministre et le curateur de l’Université, etc. Hormis ces détails, il est presque toujours véridique en tout. Les caractéristiques qu’il fait de chaque candidat sont originales, mais justes. Si vous voulez savoir quelle année un tel a soutenu sa thèse, est entré au service, a pris sa retraite ou est mort, appelez à votre aide l’énorme mémoire de cet ex-militaire, et, non seulement il vous dira l’année, le mois et la date, mais il vous fournira des détails qui accompagnèrent telle ou telle circonstance. Ainsi peut se souvenir celui seul qui aime.

Il est le conservateur des traditions. De ses prédécesseurs, il a hérité beaucoup de légendes de la vie universitaire. Il en a ajouté beaucoup de son cru, acquises dans sa pratique, et, si vous le voulez, il vous racontera de nombreuses histoires, longues ou courtes. Il peut vous parler de savants extraordinaires, qui savaient tout, de remarquables travailleurs qui ne dormaient pas des semaines entières et de nombreux martyrs ou victimes de la science. Chez lui, le bien triomphe du mal ; le faible vainc toujours le fort, le sage l’imbécile, le modeste le fier, le jeune le vieux… Il n’est pas besoin de prendre toutes ses légendes et fantaisies pour argent comptant, mais passez-les au filtre, il en restera ce qu’il faut : de bonnes traditions de chez nous et des noms de véritables héros, reconnus de tous.

Les données sur le monde savant se résument, dans la société, en anecdotes, sur l’extraordinaire distraction de quelques vieux professeurs, et en deux ou trois bons mots attribués à Gruber, à moi ou à Baboûkhine. Pour la société instruite, c’est peu. Si cette société aimait la science, les savants et les étudiants de la même manière que Nicolas les aime, sa bibliothèque compterait depuis longtemps sur elle et sur eux de longues épopées, des légendes et des vies, que, malheureusement, elle n’a pas aujourd’hui.

En m’apprenant une nouvelle, Nicolas prend une expression sévère, et une longue conversation commence entre nous. Si, à ce moment, un tiers entendait avec quelle aisance Nicolas manie la terminologie savante, il pourrait penser que c’est un savant habillé en huissier. Pour le dire en passant, les bruits répandus sur les huissiers de facultés sont très exagérés. Nicolas connaît, en vérité, plus de cent appellations latines ; il sait remonter un squelette, faire au besoin des préparations, faire rire les étudiants au moyen de quelque longue citation savante, mais, par exemple, la théorie si simple de la circulation du sang reste pour lui aussi obscure qu’il y a vingt ans.

Profondément courbé sur un livre ou sur une préparation, je trouve, à la table de mon cabinet, mon prosecteur Piôtre Ignâtiévitch, garçon de trente-cinq ans, appliqué, mais sans talent, déjà chauve et ventru. Il travaille du matin au soir, lit énormément, se souvient parfaitement de tout ce qu’il lit, et, à ce point de vue, ce n’est pas un homme, mais un trésor. Pour le reste, cependant, c’est un cheval de trait, ou, comme on dit, une brute savante. Ce qui le différencie d’un homme de talent, est son horizon étroit et brusquement délimité par sa spécialité, hors de laquelle il est naïf comme un enfant. Je me rappelle qu’un matin, en entrant dans mon cabinet, je dis :

– Figurez-vous quel malheur ! On dit que Skobélèv est mort.

Nicolas se signa et Piôtre Ignâtiévitch se tourna vers moi et demanda :

– Qui est-ce, Skobélèv ?

Une autre fois, un peu auparavant, je lui avais annoncé la mort du peintre Pérov. Le très cher Piôtre Ignâtiévitch me demanda :

– Sur quoi faisait-il son cours ?

Il semble que si la Patti{2} chantait à son oreille, que si des hordes de Chinois envahissaient la Russie, que si un tremblement de terre se produisait, il ne bougerait pas, et, de son œil cligné, regarderait le plus tranquillement du monde dans son microscope. En un mot, Hécube{3} ne lui est rien. J’aurais cher payé pour voir comment cet homme, sec comme un biscuit, dort avec sa femme.

Autre trait : sa foi fantastique dans l’infaillibilité de la science et principalement dans tout ce qu’écrivent les Allemands. Il croit en lui, en ses préparations, il sait le but de la vie et ignore absolument les doutes et les désenchantements qui font blanchir les cheveux des hommes de talent. Adoration secrète des autorités, et manque du besoin de penser de façon indépendante. Il est difficile de le dissuader de quelque chose. Discuter avec lui est impossible. Allez discuter avec un homme profondément convaincu que la science la plus belle est la médecine, que les meilleurs hommes sont les médecins et que la meilleure tradition est la tradition médicale. De l’ennuyeux passé médical, il ne s’est conservé qu’une tradition : la cravate blanche que portent encore les docteurs. Un savant ou un homme cultivé ne peut concevoir qu’une tradition pour toute l’Université sans subdivisions en médicale, juridique, ou autre ; mais Piôtre Ignâtiévitch conviendra difficilement de cela, et il est prêt à en discuter avec vous jusqu’au jugement dernier.

Son avenir est pour moi des plus clairs. Il fera, toute sa vie, plusieurs centaines de préparations d’une propreté extraordinaire ; il écrira beaucoup de traités, convenables et secs ; il fera des dizaines de consciencieuses traductions, mais il n’inventera aucune poudre. Pour inventer la poudre, il faut de la fantaisie, de l’invention, de la divination : il n’y a rien de semblable chez Piôtre Ignâtiévitch ; bref, ce n’est pas un patron dans la science : c’est un ouvrier.

Moi, Piôtre Ignâtiévitch et Nicolas, nous parlons à demi-voix. Nous sommes un peu inquiets. On ressent quelque chose de particulier, quand, derrière la porte, bruit la mer de l’auditoire. Au bout de trente années, je ne suis pas encore fait à ce sentiment ; je l’éprouve chaque matin. Je boutonne nerveusement ma redingote ; je pose à Nicolas des questions inutiles ; je m’irrite. Cela ressemble à de la poltronnerie, mais ce n’en est pas ; c’est autre chose que je ne suis en état ni de nommer ni de décrire.

Sans aucune nécessité, je regarde ma montre et je dis :

– Allons, il faut entrer.

Et nous entrons majestueusement dans cet ordre ; d’abord Nicolas, portant les préparations ou un atlas anatomique, ensuite moi. Derrière moi, baissant modestement la tête, entre le cheval de trait. Ou bien, selon le besoin, si l’on porte un cadavre sur une civière, Nicolas vient après le cadavre, et nous ensuite. À mon apparition les étudiants se lèvent, puis s’asseyent, et le bruit de la mer s’apaise subitement ; le calme s’établit.

Je sais quel est mon sujet, mais j’ignore comment je vais le traiter, par quoi je commencerai et finirai. Je n’ai pas en tête une seule phrase préparée. Mais il me suffit de regarder l’auditoire sur les gradins de l’amphithéâtre et de prononcer la phrase stéréotypée : « La dernière fois, nous nous sommes arrêtés à… » pour que des phrases sortent en longue file de mon âme, – et ça marche.

Je parle extrêmement vite, passionnément, et il me semble qu’aucune force ne saurait interrompre le fil de mon discours. Pour bien faire un cours, ne pas ennuyer l’auditoire et l’instruire, il faut avoir, outre le talent, de l’habileté et de l’expérience ; il faut une nette représentation de ses forces, de ceux à qui on parle et de ce qui fait l’objet de votre leçon ; en outre, il faut être astucieux, s’observer d’un œil vigilant et ne pas perdre une seconde l’objet qu’on a en vue.

Un bon chef d’orchestre, traduisant la pensée des compositeurs, fait vingt choses à la fois. Il lit la partition, agite son bâton, suit les chanteurs, fait un signe soit au tambour, soit au cor de chasse, etc. ; moi, de même, quand je fais mon cours.

J’ai devant moi cent cinquante êtres différents les uns des autres et trois cents yeux qui me regardent. Mon but est de vaincre cette hydre à têtes multiples. Si j’ai à chaque minute, quand je parle, une représentation nette du degré de son attention et de la force de son entendement, elle est en mon pouvoir. Un autre obstacle réside en moi : c’est l’infinie diversité des formes, des phénomènes et des lois, et la multitude d’idées étrangères qu’elles conditionnent. Dans cette formidable matière, je dois avoir à chaque minute l’adresse de saisir le principal et le nécessaire, et, aussi vite que je parle, envelopper ma pensée dans une forme appropriée à l’entendement de l’hydre, et qui ranime son attention. Il faut, pour cela, veiller attentivement à ce que les pensées ne s’épanchent pas selon l’ordre de leur accumulation, mais dans un ordre nécessaire à la composition du tableau que je veux dessiner. Je tâche encore que mon discours soit littéraire, ma phrase jolie et le plus simple possible, mes définitions courtes et fines. Je dois me retenir à chaque instant, me borner et me rappeler que je ne dispose que d’une heure et quarante minutes. En un mot, beaucoup de travail. Il faut, tout en même temps, se montrer savant, pédagogue, orateur, et c’est une chose fâcheuse si l’orateur prime le pédagogue ou le savant, ou vice versa.

Au bout d’un quart d’heure, d’une demi-heure, on s’aperçoit que les étudiants commencent à regarder le plafond ou Piôtre Ignâtiévitch. L’un cherche son mouchoir, un autre s’assied plus commodément, un troisième sourit à ses pensées… C’est que l’attention se fatigue. Il faut prendre des mesures en conséquence. Je profite de la première occasion venue et lance un calembour. Les cent cinquante étudiants sourient largement, leurs yeux brillent joyeusement ; le bruit de la mer s’entend une minute… Moi aussi je souris. L’attention s’est rafraîchie, je puis continuer.

Aucun sport, aucune distraction et aucun jeu ne m’ont jamais apporté autant de jouissance que le plaisir de faire un cours. À mes cours seulement, je puis me donner tout à ma passion, et j’ai compris que l’inspiration n’est pas une vaine invention des poètes ; elle existe réellement. Et je pense qu’Hercule, après le plus piquant de ses travaux, ne ressentit pas un anéantissement plus doux que moi après chacun de mes cours.

Cela était ainsi jadis.

Mais, à présent, je ne ressens à mes cours que tourment. Il ne se passe pas une demi-heure que je ne commence à éprouver une invincible faiblesse dans les jambes et dans la poitrine. Je m’assieds dans mon fauteuil, mais je ne suis pas habitué à parler assis. Au bout d’une minute, je me lève, et continue à parler debout, puis je me rassieds. Ma bouche est sèche, ma voix s’enroue, ma tête tourne… Pour cacher mon état à mes auditeurs, je bois de l’eau à tout instant, je tousse, je me mouche fréquemment, comme si j’étais enrhumé ; je fais à contretemps des calembours. Et enfin j’annonce l’interruption plus vite qu’il ne faut. Mais, surtout, j’ai honte.

Ma conscience et mon esprit me disent que le mieux serait de faire à mes jeunes gens une leçon d’adieu, leur dire un dernier mot cordial, leur donner ma bénédiction et céder la place à un homme plus jeune et plus fort que moi. Mais, Dieu me juge ! je n’ai pas assez de courage pour agir selon ma conscience.

Par malheur, je ne suis ni philosophe ni théologien. Je sais très bien que je ne vivrai pas plus de six mois ; il semblerait donc que les questions des ténèbres funèbres et des visions qui hanteront mon sommeil sépulcral devraient m’occuper avant tout. Mais, je ne sais pourquoi, mon âme ne veut pas s’occuper de ces questions-là, bien que mon esprit en reconnaisse toute l’importance. Maintenant, en face de la mort, comme il y a vingt ou trente ans, la science seule m’intéresse. En rendant le dernier soupir, je continuerai à croire que la science est ce qu’il y a d’essentiel, de plus beau et de plus nécessaire dans la vie de l’homme, qu’elle a toujours été et sera la plus haute manifestation d’amour, et que, par elle seule, l’homme vaincra la nature et lui-même. Cette foi est peut-être naïve et mal fondée, mais est-ce ma faute si je crois ainsi et non autrement ? Je ne puis vaincre en moi cette foi.

Mais là n’est pas la question. Je demande seulement que l’on condescende à ma faiblesse et que l’on comprenne qu’éloigner de sa chaire et de ses élèves un homme que les fonctions de la moelle épinière intéressent plus que le but final du monde équivaudrait à le prendre et à le clouer vivant dans la bière, sans attendre qu’il soit mort.

Quelque chose d’étrange résulte de mon insomnie, de ma honte et de ma lutte acharnée contre la faiblesse qui s’accroît. Au milieu de mon cours, des larmes me montent tout à coup à la gorge, les yeux commencent à me piquer, et j’éprouve un désir passionné, hystérique, de tendre les bras à mon auditoire et de me plaindre à haute voix. J’ai envie de crier que le destin m’a condamné, moi, homme célèbre, à la peine de mort, que dans quelque six mois un autre que moi sera maître dans cet amphithéâtre. Je veux crier que je suis empoisonné. De nouvelles pensées que je ne connaissais pas gâtent les derniers jours de ma vie et continuent, à la façon de moustiques, à piquer mon cerveau. En ce moment-là, ma situation me paraît si effroyable que je voudrais que tous mes auditeurs en fussent effrayés, se levassent, et, avec une terreur panique, se précipitassent avec des cris désespérés vers la sortie. Il n’est pas aisé de vivre de pareilles minutes.





II



Après mon cours, je reste chez moi à travailler. Je lis des revues, des thèses, ou je prépare le cours suivant. Parfois j’écris quelque chose. Je travaille avec interruption, car il me faut recevoir des visiteurs.

On sonne. C’est un de mes collègues venu pour affaires. Il entre avec son chapeau et sa canne, me salue en les tenant, et dit :

– Je ne viens que pour une minute. Restez assis, collègue, je n’ai que deux mots à vous dire.

Nous nous efforçons de nous démontrer avant tout que nous sommes tous les deux extraordinairement polis et très contents de nous voir. Je le fais asseoir dans un fauteuil, et il me fait asseoir, puis nous nous passons l’un l’autre la main sur la taille, touchons nos boutons, et on dirait que nous nous tâtons l’un l’autre, craignant de nous brûler. Nous rions tous les deux, bien que nous ne disions rien de risible. Assis, nous nous penchons l’un vers l’autre et nous mettons à causer à mi-voix. Aussi peu cordialement soyons-nous disposés l’un pour l’autre, nous ne manquons pas de dorer nos paroles de toute sorte de chinoiseries, comme : « Vous avez daigné justement remarquer », ou : « Comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire. » Et nous ne pouvons faire que de rire si l’un de nous risque un jeu de mots, même mal venu. Ayant fini de parler de son affaire, mon collègue se lève précipitamment, et remuant son chapeau en montrant mon travail, commence à prendre congé. Nous nous tapotons à nouveau l’un l’autre, et nous rions. Je l’accompagne dans l’antichambre. J’aide mon collègue à mettre sa pelisse, mais il se défend vivement de ce grand honneur. Ensuite, quand Iégor lui ouvre la porte, il m’assure que je vais m’enrhumer, et moi je fais mine que je suis prêt à l’accompagner jusque dans la rue. Et lorsqu’enfin je rentre dans mon cabinet, mon visage continue encore à sourire, sans doute par force acquise. Peu après, nouveau coup de sonnette. Quelqu’un entre dans l’antichambre, quitte longuement son manteau et tousse : Iégor m’annonce un étudiant. Je dis de le faire entrer. Une minute après m’arrive un jeune homme d’agréable tournure. Il y a déjà un an que nous sommes, lui et moi, en relations tendues. Il me répond de façon très faible aux examens et je lui mets des un. De ces gaillards que, dans la langue d’école, je retape ou fais sécher, il en vient par an sept chez moi. Ceux d’entre eux qui échouent par incapacité ou par maladie portent ordinairement leur croix avec patience et ne barguignent pas. Ne barguignent et ne viennent me trouver que les sanguins, les jeunes gens d’une nature généreuse, auxquels l’échec gâte l’appétit et qu’il empêche de suivre régulièrement l’Opéra. Pour les premiers, je suis gentil. Les seconds, je les traque toute l’année.

– Asseyez-vous, dis-je à mon hôte. Qu’avez-vous à me dire ?

– Excusez-moi, professeur, de vous déranger, commence-t-il en bégayant et sans me regarder. Je ne me serais pas permis de vous déranger si je… Voilà déjà cinq fois que je passe mon examen avec vous et j’échoue. Ayez, je vous prie, la bonté de me mettre une note satisfaisante, parce que…

L’argument que les paresseux emploient est toujours le même ; ils ont magnifiquement passé en toute matière et n’ont échoué qu’avec moi, ce qui est d’autant plus surprenant qu’ils ont toujours beaucoup travaillé et connaissent à fond la partie que j’enseigne. Ils ont échoué par suite de quelque incompréhensible malentendu…

– Excusez-moi, mon ami, dis-je à l’étudiant, de ne pouvoir pas vous mettre une note satisfaisante. Relisez vos cours et revenez. Alors on verra…

Une pause. Il me vient l’envie de taquiner le jeune homme de ce qu’il aime plus la bière et l’opéra que la science, et je lui dis en soupirant :

– Le mieux que vous puissiez faire est, selon moi, d’abandonner complètement la Faculté de médecine. Si, avec vos capacités, vous ne pouvez pas passer votre examen, c’est, évidemment, que vous n’avez ni le désir ni la vocation d’être médecin.

Le visage du jeune homme s’allonge.

– Pardon, professeur, dit-il en souriant, ce serait de ma part au moins singulier. Avoir travaillé cinq ans, et… partir brusquement.

– Oui, croyez-moi ! Mieux vaut avoir perdu cinq ans que de faire ensuite toute sa vie une chose que l’on n’aime pas.

Mais, tout de suite, j’ai pitié de lui, et je m’empresse de dire :

– Au reste, à votre idée. Travaillez encore un peu et revenez.

– Quand ? demande sourdement le paresseux.

– Quand vous voudrez, même demain, si vous êtes prêt.

Et dans ses bons yeux, je lis : « Revenir je le puis, mais, animal, tu m’ajourneras encore. »

– Certes, lui dis-je, vous ne serez pas plus savant si vous passez quinze fois l’examen avec moi, mais cela vous formera le caractère ; ce sera autant de gagné.

Il se fait un silence. Je me lève et j’attends que mon visiteur se retire. Et lui reste debout, regarde la fenêtre, se tortille la barbiche, et pense. Le moment est ennuyeux.

Mon sanguin a la voix agréable, pleine, des yeux spirituels, moqueurs, la figure débonnaire, un peu fripée par l’usage fréquent de la bière et de longs repos sur son divan. Il pourrait assurément me raconter beaucoup de choses intéressantes sur l’Opéra, sur ses aventures d’amour, sur ses camarades favoris ; mais, malheureusement, il n’est pas reçu de parler de cela entre nous ; je l’aurais écouté avec plaisir.

– Professeur, me dit-il, je vous donne ma parole d’honneur que, si vous me mettez une note convenable, je…

Dès qu’il parle de sa parole d’honneur, j’agite les bras et je m’assieds à mon bureau. L’étudiant réfléchit encore une minute et dit tristement :

– Alors, adieu… Excusez-moi.

– Bonjour, mon ami, portez-vous bien.

Il entre irrésolument dans l’antichambre, y prend son manteau et, revenu dans la rue, il songe sans doute encore longuement. N’ayant rien trouvé à mon adresse que « vieux diable ! », il se rend à quelque mauvais restaurant, dîne, boit de la bière, et ensuite va se coucher. Paix à toi, honnête travailleur !

Troisième coup de sonnette. Entre un jeune médecin à lunettes d’or, avec des gants neufs, noirs, et l’inévitable cravate blanche. Il se présente. Je le prie de s’asseoir et lui demande ce qu’il veut. Le jeune prêtre de la science se met à me dire, non sans émotion, qu’il a subi cette année l’examen de doctorat et qu’il ne lui reste à faire que sa thèse. Il voudrait y travailler chez moi, sous ma direction ; je l’obligerais beaucoup si je lui donnais un sujet.

– Très heureux de vous être utile, collègue, lui dis-je, mais auparavant entendons-nous bien sur ce qu’est une thèse. Il est convenu d’entendre sous ce mot une production individuelle, n’est-ce pas ? Or, une œuvre écrite sur un thème fourni par une autre personne, et sous la direction d’autrui, porte un autre nom.

Le presque-docteur se tait. Je m’échauffe et je me lève.

– Je ne comprends pas ce que vous voulez de moi, lui crié-je fâché. Est-ce que je tiens une boutique ? Je ne fais pas commerce de sujets de thèse. Pour la mille et unième fois, je vous prie tous de me laisser en paix ! Pardonnez ma brutalité, mais, à la fin, ça m’ennuie !

Le presque-docteur se tait et une légère rougeur perce autour de ses pommettes. Sa figure exprime une profonde estime pour mon illustre nom et pour ma science, mais je vois à ses yeux qu’il méprise et ma voix et ma piètre tournure et ma gesticulation nerveuse. Dans ma colère, je lui parais un peu toqué.

– Je ne tiens pas boutique ! répété-je. Quelle chose étonnante : ne vouloir pas être indépendant ! Pourquoi la liberté vous est-elle si insupportable ?

Je parle beaucoup, et il se tait toujours. À la fin, je m’apaise peu à peu et me rends. Le candidat docteur reçoit de moi un sujet de pacotille ; il écrira sous ma direction une thèse inutile, la soutiendra avec mérite et recevra un grade universitaire qui ne le changera pas.

Les coups de sonnette peuvent se succéder indéfiniment, je n’en mentionnerai ici que quatre. Le quatrième retentit et j’entends des pas connus, le froissement d’une robe et une voix chère…

Il y a dix-huit ans mourut, laissant une fille de sept ans appelée Kâtia, et une fortune de soixante mille roubles, un oculiste, professeur comme moi. Il me désignait dans son testament comme le tuteur de l’enfant. Kâtia, jusqu’à dix ans, vécut dans ma famille, puis elle entra à l’institut des demoiselles et ne vint plus chez moi qu’en été, pendant les vacances. Je n’avais pas le temps de m’occuper de son éducation. Je ne pus l’observer que par intervalles. Aussi ne puis-je dire que fort peu de choses de son enfance.

Ce dont je me souviens en premier lieu, et ce que j’aime à me rappeler, c’est l’extraordinaire confiance avec laquelle elle entra dans ma maison et se laissait soigner par les médecins. Cette confiance se lisait sur sa petite figure. La voici, par exemple, assise à l’écart, la joue bandée, et qui regarde quelque chose avec attention. Me voit-elle, à ce moment-là, écrire ou feuilleter un livre ; voit-elle ma femme aller et venir, ou la cuisinière, dans sa cuisine, peler des pommes de terre, ou le chien jouer, ses yeux exprimaient invariablement une même pensée : « Tout ce qui se fait en ce monde est beau et intelligent. »

Elle était curieuse et aimait beaucoup à causer avec moi. Assise à table, en face de moi, elle suivait mes mouvements, et me questionnait. Elle s’intéressait à ce que je lisais, à ce que je faisais à l’Université, me demandait si je n’avais pas peur des cadavres, à quoi j’employais mes appointements…

– Les étudiants se battent-ils à l’Université ? demandait-elle.

– Oui, ils se battent.

– Et vous les faites mettre à genoux ?

– Je les y fais mettre.

Et ces deux choses lui paraissaient drôles, et elle riait. C’était une enfant douce, patiente et bonne. Il m’arrivait souvent de voir qu’on lui enlevait quelque chose, qu’on la punissait sans raison, ou qu’on ne satisfaisait pas sa curiosité. À sa continuelle expression de confiance s’ajoutait alors de la tristesse, et rien de plus. Je ne savais pas intervenir pour elle et, quand je la voyais triste, je sentais le désir de l’attirer à moi et de la plaindre du ton d’une vieille nourrice, disant : « Ma chère orpheline. »

Je me souviens aussi qu’elle aimait à bien s’habiller et à s’asperger de parfums. En cela son goût concordait avec le mien ; j’aime aussi les belles robes et les bons parfums.

Je regrette de n’avoir eu ni le temps ni l’envie de suivre le début et le développement de la passion qui possédait déjà entièrement Kâtia quand elle avait quatorze ou quinze ans. Je parle de son amour passionné pour le théâtre. Lorsqu’elle vivait chez nous, pendant les vacances, elle ne parlait de rien avec tant de plaisir et de chaleur que de pièces et d’acteurs. Elle nous fatiguait de ses continuels discours sur le théâtre. Ma femme et mes enfants ne l’écoutaient pas. À moi seul manquait l’énergie de lui refuser l’attention. Quand elle ressentait le désir de partager avec quelqu’un ses enthousiasmes, elle entrait dans mon cabinet et me disait d’un ton suppliant :

– Nicolas Stépânytch{4}, permettez-moi de parler de théâtre avec vous !

Je lui montrais la pendule et disais :

– Je te donne une demi-heure. Commence.

Dans la suite, elle se mit à apporter avec elle des douzaines de portraits d’acteurs et d’actrices qu’elle adorait. Elle se donna ensuite plusieurs fois le plaisir de prendre part à des spectacles d’amateurs, et enfin, quand elle eut terminé ses classes à l’institut, elle me déclara qu’elle était née pour être actrice.

Je n’ai jamais partagé l’engouement de Kâtia pour le théâtre. Pour moi, si une pièce est bonne, il n’est pas besoin, pour recevoir l’impression voulue, de fatiguer des acteurs ; on peut se borner à la lire ; si, au contraire, une pièce est mauvaise, aucun jeu ne peut la rendre bonne.

Dans ma jeunesse, j’allais souvent au théâtre, et, maintenant, deux fois par an, ma famille prend une loge et m’emmène pour me « détendre ». Sans doute ce n’est pas assez pour avoir le droit de juger du théâtre ; pourtant j’en dirai quelque chose. Le théâtre n’est pas, selon moi, devenu meilleur qu’il était il y a trente ou quarante ans. Comme autrefois, je ne puis ni dans les couloirs, ni au foyer, trouver un verre d’eau. Comme autrefois, les huissiers me mettent à l’amende de vingt kopeks pour ma pelisse, bien qu’il n’y ait rien de répréhensible dans le fait de porter l’hiver un vêtement chaud. Comme autrefois, une musique joue sans aucune nécessité pendant les entr’actes, ajoutant à l’impression reçue quelque chose de nouveau qu’on ne demande pas. Comme autrefois, les hommes, pendant les entr’actes, vont boire des spiritueux. Si je ne vois pas de progrès dans les détails, je les cherche en vain dans le fond. Quand un acteur, enveloppé des pieds à la tête dans la tradition et les préjugés théâtraux s’efforce de lire non pas simplement, mais avec un infaillible frémissement et avec des convulsions de tout le corps, le simple et usuel monologue : « Être ou ne pas être », ou quand il s’efforce de me convaincre que Tchâski, causant beaucoup avec des sots et aimant une sotte, est un homme d’esprit, et que Le malheur d’avoir trop d’esprit n’est pas une pièce ennuyeuse, je sens émaner de la scène la même routine qui m’ennuyait déjà il y a quarante ans, quand on me régalait de hurlements classiques et de battements de poitrine. Et, chaque fois, je sors du théâtre plus conservateur que j’y suis entré.

On peut persuader la foule sentimentale et crédule que le théâtre, en son aspect actuel, est une école. Mais ceux qui savent réellement ce qu’est une école ne mordront pas à cette amorce. Je ne sais pas ce qui sera dans cinquante ou cent ans, mais, dans les conditions présentes, le théâtre ne peut servir que de divertissement, et ce divertissement est trop cher pour qu’on puisse continuer à en user. Il enlève à l’État des milliers d’hommes et de femmes, bien portants, talentueux, qui, s’ils ne s’étaient pas voués au théâtre, auraient pu être de bons médecins, de bons agriculteurs, de bonnes maîtresses d’école ou de bons officiers ; il prend au public les heures du soir, le temps le meilleur pour le travail spirituel et pour les conversations amicales. Et je ne parle même pas des pertes morales que fait le spectateur quand il voit, faussement représenté sur la scène, un meurtre, un adultère ou une calomnie.

Kâtia était d’un tout autre avis. Elle m’assurait que le théâtre, même dans son état présent, surpasse l’amphithéâtre, le livre, et tout au monde. Le théâtre était, pour elle, la force qui réunit en un seul tous les arts, et les acteurs étaient des missionnaires. Aucun art et aucune science, réduits à eux seuls, ne sont à même d’agir si fortement sur l’âme humaine, et ce n’est pas en vain qu’un acteur, même de moyenne grandeur, jouit dans l’État d’une bien plus grande popularité que le plus grand savant ou le plus grand artiste. Et aucune profession ne peut apporter tant de jouissances que celle d’acteur.

Un beau jour, Kâtia entra dans une troupe et partit, il me semble, pour Oûfa, emportant beaucoup d’argent, une masse de radieuses espérances et des vues aristocratiques sur le métier d’artiste.

Ses premières lettres, écrites durant son voyage, furent étonnantes. J’étais abasourdi de ce que ces petits feuillets pussent contenir tant de jeunesse, de pureté d’âme, de sainte naïveté, et, en même temps, des jugements fins, sensés, qui eussent fait honneur à un bon esprit viril. Elle décrivait et chantait le Volga, la nature, les villes qu’elle visitait, ses camarades, ses succès et insuccès. Chaque ligne respirait la confiance que j’étais accoutumé de voir sur son visage, sans parler d’une masse de fautes de grammaire et d’un manque presque absolu de ponctuation.

Il ne s’écoula pas six mois que les mots suivants me parvinrent, dans une lettre hautement poétique et enthousiaste : « Je suis amoureuse. » À la lettre était jointe la photographie d’un jeune homme à visage rasé, avec un large chapeau et un plaid rejeté sur l’épaule. Les lettres suivantes étaient aussi magnifiques, mais il s’y trouvait des signes de ponctuation ; les fautes de grammaire avaient disparu, et elles sentaient fortement l’homme. Kâtia m’écrivait qu’il serait bien de construire, par actions, sur le Volga, un vaste théâtre, et d’intéresser à cela les riches marchands et les propriétaires de bateaux. On ferait beaucoup d’argent, des recettes formidables ; les acteurs seraient associés à l’entreprise. Tout cela peut-être, ou en effet, eût été bien ; mais il me semble que de pareilles combinaisons ne peuvent germer que dans la tête d’un homme.

Quoi qu’il en soit, tout alla bien, en apparence, pendant un an et demi, ou deux. Kâtia aimait, croyait à son art, était heureuse. Mais, ensuite, je remarquai dans ses lettres des signes manifestes de désenchantement. Kâtia, ce fut le début, se plaignit de ses camarades. C’est là le premier et le plus funeste symptôme. Si un jeune savant ou un jeune littérateur commence sa carrière en se plaignant amèrement de ses maîtres ou de ses confrères, c’est qu’il est déjà fatigué et impropre au travail. Kâtia m’écrivait que ses camarades ne venaient pas aux répétitions et ne savaient jamais leurs rôles ; qu’on sentait en eux, dans le choix des pièces jouées et dans leur manière de se tenir en scène, un complet mépris du public ; que, pour augmenter la recette, dont on se souciait uniquement, des actrices de drame s’abaissaient à chanter des chansonnettes et les tragiques des couplets où l’on se moque des maris cornus et de la grossesse des femmes infidèles, etc. Il fallait, au total, s’étonner que cela n’eût pas encore ruiné l’entreprise et qu’elle pût tenir à un fil si mince et si pourri.

Je répondis à Kâtia une longue et, je l’avoue, très ennuyeuse lettre. Je lui disais entre autres choses : « Il m’est souvent arrivé de causer avec de vieux acteurs, les plus nobles des hommes, qui m’accordaient leur bienveillance. J’ai pu inférer de leurs discours que la mode et l’humeur de la société régissent leur profession plus que leur raison et leur liberté propres. Il est arrivé aux meilleurs d’entre eux de jouer dans la tragédie et dans l’opérette, dans les farces parisiennes et dans les féeries, et il leur semblait qu’ils étaient, chaque fois, dans la vraie voie et faisaient un travail utile. Donc, tu le vois, il faut chercher la racine du mal non pas dans les acteurs, mais plus profondément, dans l’art lui-même et dans les vues de la société à son sujet. »

Cette lettre ne fit qu’exciter Kâtia. Elle me répondit : « Nous chantons, vous et moi, des airs différents. Je ne vous parlais pas des nobles gens qui vous « accordent » leur bienveillance, mais d’une bande d’aigrefins, n’ayant, avec la noblesse, rien de commun. C’est un troupeau de sauvages montés sur la scène parce qu’on ne les aurait reçus nulle part ailleurs et qui ne s’appellent artistes que par impudence. Pas un talent. Beaucoup de ratés, d’ivrognes, d’intrigants et de potiniers. Je ne puis vous dire combien il m’afflige que l’art, que j’aime tant, soit tombé dans les mains de gens que je hais. Il m’est pénible que les meilleures gens ne voient le mal que de loin, ne veuillent pas s’en approcher, et, au lieu d’intervenir, écrivent lourdement des lieux communs et une morale si inutile… » Et ainsi de suite. Tout était dans ce genre-là.

Il s’écoula encore un peu de temps, et je reçus cette lettre : « Je suis inhumainement trompée. Disposez de mon argent comme bon vous semblera. Je vous ai aimé comme un père et comme mon seul ami. Pardonnez-moi. »

Il se trouvait que son bien-aimé appartenait lui aussi au « troupeau de sauvages ». J’ai pu deviner plus tard à certaines allusions qu’elle fit une tentative de suicide. Kâtia essaya, il me semble, de s’empoisonner. Il faut penser qu’elle fut ensuite sérieusement malade, car sa lettre suivante me parvint de Iâlta{5}, où, selon toute apparence, les docteurs l’avaient envoyée. Sa lettre précédente me demandait de lui adresser le plus tôt possible mille roubles, et se terminait ainsi : « Pardonnez-moi cette lettre si sombre ; hier soir, j’ai enterré mon enfant. »

Après avoir vécu en Crimée à peu près un an, elle revint chez moi.

Son voyage avait duré quatre ans, et, dans ces quatre années, j’avais joué, il faut le confesser, dans ses relations un rôle peu enviable, étrange. Lorsqu’elle m’avait déclaré qu’elle se faisait actrice, lorsqu’elle m’avait écrit son amour, lorsque l’esprit de dissipation s’emparait d’elle, et qu’il fallait, sur sa demande, lui envoyer ou mille ou deux mille roubles ; lorsqu’elle m’écrivait sa détermination de mourir, puis la mort de son enfant, je perdais chaque fois la tête et me contentais de penser beaucoup à elle et de lui écrire de longues et ennuyeuses lettres, que j’aurais pu ne pas lui écrire. Et pourtant, je remplaçais son père, et je l’aimais comme ma fille.

Kâtia vit maintenant à une demi-verste de moi. Elle a loué un appartement de cinq pièces et s’est installée assez confortablement et selon son goût. Si l’on essayait de représenter son intérieur, la dominante y apparaîtrait la paresse. De molles chaises longues pour le corps paresseux, des tabourets mous pour les jambes paresseuses, des tapis de couleurs déteintes ou de couleurs mates pour les yeux paresseux ; aux murailles, pour l’âme paresseuse, une abondance d’éventails bon marché, et de petits tableaux, dans lesquels l’originalité de la facture l’emporte sur le fond ; une abondance de petites tables et de petites étagères couvertes de choses absolument inutiles et sans valeur ; des chiffons informes au lieu de rideaux…, tout cela, – avec la peur des couleurs éclatantes, de la symétrie et de l’espace, – atteste tout à la fois la paresse d’âme et la perversion du goût naturel. Kâtia reste étendue des jours entiers sur sa chaise longue et lit surtout des romans et des nouvelles. Elle ne sort de chez elle qu’une fois par jour pour venir me voir.

Je travaille. Kâtia s’assied non loin de moi sur le divan, garde le silence et s’enveloppe dans un châle comme si elle avait froid. Est-ce parce qu’elle m’est sympathique ou que je suis habitué à ses fréquentes visites dès le temps de son enfance, sa présence ne m’empêche pas de me recueillir. De temps à autre, je lui fais machinalement une question. Elle y répond très brièvement. Ou bien, je me repose une minute, me tourne vers elle et la regarde feuilleter pensivement une revue de médecine ou un journal. Et je remarque alors qu’il n’y a plus sur son visage l’expression de confiance d’autrefois. Son expression maintenant est froide, indifférente, distraite, comme celle des voyageurs obligés d’attendre longtemps un train. Elle est, comme autrefois, habillée joliment et simplement, mais sans soin. On voit que sa robe et sa coiffure ont souffert des chaises longues et des fauteuils à bascule sur lesquels elle reste des jours entiers. Elle n’est plus curieuse comme jadis. Elle ne me questionne plus, comme si elle avait déjà tout vécu et croyait ne pouvoir entendre rien de nouveau.

Vers les quatre heures, un mouvement se fait dans le salon. C’est Lîsa, revenue du Conservatoire, qui a amené des amies avec elle. On les entend jouer du piano, essayer leurs voix et rire. Iégor, dans la salle à manger, arrange la table pour le thé. De la vaisselle tinte.

– Bonsoir, me dit Kâtia. Aujourd’hui, je n’entre pas chez les vôtres. On m’excusera. Je n’ai pas le temps. Venez me voir.

Quand je l’accompagne dans l’antichambre, elle me regarde sévèrement de la tête aux pieds et me dit avec ennui :

– Et vous maigrissez toujours ! Pourquoi ne vous soignez-vous pas ? J’irai chez Serge Fiôdorovitch et lui dirai de venir vous examiner.

– Inutile, Kâtia.

– Je ne sais pas où votre famille a les yeux. De jolis êtres, il n’y a pas à dire !

Elle met nerveusement sa pelisse, et, à ce moment, il tombe généralement de sa coiffure, négligemment faite, deux ou trois épingles. Paresseuse, elle ne prend pas la peine de l’arranger. Elle glisse maladroitement sous sa toque les boucles qui tombent, et elle sort.

Lorsque enfin je rentre dans la salle à manger, ma femme demande :

– Kâtia était à l’instant chez toi ; pourquoi n’est-elle pas entrée nous voir ? C’est même étrange…

– Maman, lui dit Lîsa, d’un ton de reproche, si elle ne veut pas entrer, laisse-la faire. Nous n’avons pas à nous mettre à genoux devant elle.

– Je veux bien, mais c’est du mépris. Rester trois heures dans le cabinet de ton père et ne pas se souvenir de nous. Au reste, à son gré.

Vâria et Lîsa détestent Kâtia. Cette haine m’est incompréhensible et, sans doute, pour la comprendre faut-il être femme. J’en réponds sur ma tête, dans les cent cinquante jeunes gens que je vois presque chaque jour à mes cours, et dans cette centaine d’hommes âgés que je rencontre chaque semaine, on en trouverait à peine un qui comprît cette haine, cette aversion pour le passé de Kâtia, en raison de cette grossesse hors mariage et de cette naissance d’enfant illégitime. Pourtant je ne puis pas me rappeler une seule femme ou jeune fille de ma connaissance, qui ne nourrisse pas en elle, de façon consciente ou instinctive, ces sentiments-là. Ce n’est pas que la femme soit plus vertueuse ou plus pure que l’homme ; la vertu et la pureté, basées sur un sentiment mauvais, diffèrent peu du vice ; j’explique cela simplement parce que les femmes sont arriérées. Le sentiment de tristesse et de compassion, la souffrance de l’homme moderne devant un malheur, me parlent beaucoup plus de sa culture et de son progrès moral que la haine et l’aversion. La femme contemporaine est aussi pleureuse et dure de cœur que celle du moyen âge. Aussi ceux qui conseillent de l’élever comme les hommes ont, selon moi, parfaitement raison.

Ma femme déteste Kâtia pour le motif aussi qu’elle a été artiste, et pour son manque de gratitude, sa fierté, son excentricité, et pour les multiples défauts qu’une femme sait toujours trouver à une autre femme…

En dehors de nous, deux ou trois amies de ma fille, et Alexandre Adôlphovitch Gnekker, prétendant à la main de Lîsa, dînent à la maison. Gnekker est un jeune homme blond, d’à peine trente ans, de taille moyenne, très replet, large d’épaules, avec des favoris roux autour des oreilles et de petites moustaches cirées qui donnent à sa figure ronde et glabre une expression de jouet. Il porte un veston très court, un gilet de couleur et des pantalons à grands carreaux, en haut très larges, et en bas très étroits, et des bottines jaunes, sans talons. Ses yeux sont saillants, comme des yeux d’écrevisse ; sa cravate ressemble à une queue d’écrevisse, et il me semble que ce jeune homme dégage une odeur de bisque. Il vient chaque jour chez nous, mais personne, à la maison, ne sait son origine, où il a fait des études et de quoi il vit. Il ne joue d’aucun instrument et ne chante pas ; toutefois il a de vagues relations avec la musique et le chant. Il vend quelque part les pianos d’on ne sait qui, va souvent au Conservatoire, connaît toutes les sommités musicales et donne des ordres dans les concerts. Il tranche en musique, avec une grande autorité, et j’ai remarqué que tout le monde tombe volontiers d’accord avec lui.

Les gens riches ont toujours autour d’eux des parasites ; la science et les arts de même. Il n’est pas d’art ni de science indemnes de la présence de « corps étrangers » du genre de ce M. Gnekker. Je ne suis pas musicien et, peut-être, me trompé-je sur lui, que, au reste, je connais peu ; cependant, son autorité m’est très suspecte ainsi que la dignité avec laquelle il se tient auprès du piano et écoute quand on joue ou chante.

Fussiez-vous cent fois gentleman et conseiller privé, vous n’êtes pas à l’abri, si vous avez une fille, de ce bas bourgeoisisme qu’introduiront dans votre maison la cour qu’on lui fera, la demande en mariage et le mariage. Je ne puis, par exemple, me faire à l’expression triomphale de ma femme chaque fois que Gnekker est chez nous, ni me faire aux bouteilles de lafitte, de porto ou de xérès que l’on met sur la table, uniquement à cause de lui, afin qu’il se convainque de ses propres yeux de la façon large et luxueuse dont nous vivons. Je ne puis pas supporter non plus le rire saccadé que Lîsa a appris au Conservatoire, et ses manières de cligner légèrement les yeux quand il y a des hommes chez nous. Surtout, je ne puis pas comprendre pourquoi vient chaque jour chez moi, et dîne chez moi un être entièrement étranger à mes habitudes, à ma science, à tout mon genre de vie, et entièrement différent des gens que j’aime. Ma femme et les domestiques murmurent que c’est « un promis ». Malgré tout, je ne comprends pas sa présence.

Il éveille en moi la même perplexité que si l’on plaçait sur ma table un Zoulou ou l’homme qui rit{6}.

Et il me paraît étrange que ma fille, que je suis habitué à regarder comme une enfant, aime cette cravate, ces yeux et ces joues soufflées…

Jadis, j’aimais le temps du dîner, ou y étais indifférent ; mais, à présent, il n’éveille en moi qu’ennui et irritation. Du jour où j’ai été Excellence et suis allé chez les doyens de la Faculté, ma famille a jugé, je ne sais pourquoi, indispensable de modifier radicalement notre menu et les règles de notre repas. Au lieu de ces simples plats, auxquels j’étais habitué dès le temps où j’étais étudiant en médecine, on me nourrit de soupes-purées dans lesquelles nagent des quenelles blanches, et de rognons au madère. Le rang de général et la notoriété m’ont enlevé pour toujours la soupe aux choux et les petits pâtés savoureux, les oies aux pommes et les brèmes au gruau. Ils m’ont enlevé la femme de chambre Agâcha, bavarde et amusante vieille, à la place de qui sert maintenant à table Iégor, garçon stupide et arrogant, avec un gant blanc à la main droite. Les entr’actes sont courts, mais paraissent extrêmement longs parce qu’il n’y a rien pour les remplir. Il n’y a plus la gaieté d’autrefois, les conversations cordiales, les plaisanteries, le rire ; plus ces caresses réciproques et cette joie qui émouvait mes enfants, ma femme et moi quand nous nous retrouvions au dîner. Pour moi, homme occupé, le dîner était le temps du repos et de l’entretien, et, pour ma femme et mes enfants, une fête, courte à vrai dire, mais joyeuse, parce qu’ils savaient que, pour une demi-heure, je n’appartenais plus ni aux étudiants, ni à la science, mais à eux seuls. Plus cet art de se griser avec un seul petit verre ; plus d’Agâcha ; plus de brème au gruau ; plus ce joyeux tapage dont s’accompagnaient les petits incidents du genre de la lutte sous la table du chien et du chat, ou de la chute d’un pansement de Kâtia dans une assiette de soupe.

Décrire mon dîner de maintenant est aussi insipide que de le manger. Le visage de ma femme exprime la solennité, l’importance affectée et le souci. Elle regarde inquiètement nos assiettes et dit : « Je vois que le rôti ne vous plaît pas. Avouez-le ? » Et nous sommes obligés de répondre : « Tu t’inquiètes à tort, ma chère ; le rôti est excellent. » Et elle : « Tu me soutiens toujours, Nicolas Stépânytch, et ne dis jamais la vérité. Pourquoi donc Alexandre Adôlphovitch mange-t-il si peu ? » Et tout est dans ce genre-là, pendant tout le repas. Lîsa rit par saccades et tient les yeux clignés.

Je les regarde toutes les deux, et ce n’est qu’au moment du repas qu’il devient absolument évident pour moi que leur vie intime a depuis longtemps échappé à mon observation. J’ai la sensation que je vivais jadis chez moi dans une vraie famille, et que je dîne maintenant chez des hôtes où je vois une femme qui n’est pas la mienne et une Lîsa, qui n’est pas ma fille. Il s’est produit chez toutes deux un changement radical. J’ai perdu de vue le long processus par lequel ce changement s’est effectué. Il n’est donc pas étonnant que je n’y comprenne rien. Pourquoi ce changement s’est-il produit, je ne sais. Tout le malheur provient peut-être de ce que Dieu n’a pas donné à ma femme et à ma fille autant de force qu’à moi ; dès l’enfance je me suis habitué à résister aux influences extérieures et à me tremper suffisamment. Des catastrophes de l’existence comme la notoriété, le rang de général, le passage de l’aisance à une vie au-dessus de nos ressources, les relations avec les gens en vue, etc., m’ont à peine effleuré ; je reste sain et sauf. Au contraire, tout cela a roulé comme une grosse boule sur ma femme et Lîsa, faibles et insuffisamment trempées, et les a écrasées…

Les demoiselles et Gnekker parlent de fugues, de contrepoint, de chanteurs et de pianistes, de Bach et de Brahms. Et ma femme, craignant qu’on ne la soupçonne d’inintelligence musicale, leur sourit sympathiquement et murmure : « C’est admirable. N’est-ce pas ?… Dites ?… » Gnekker mange bien, plaisante avec poids et écoute avec condescendance les remarques des demoiselles. De temps à autre, il marque le désir de parler en mauvais français, et alors il croit utile de me donner du « Votre Excellence ».

Et je suis morne. Visiblement, je les gêne tous, et ils me gênent. Jamais, auparavant, je n’avais connu l’antagonisme de classes, et c’est précisément quelque chose de ce genre-là qui me tourmente maintenant. Je m’efforce de ne trouver en Gnekker que les mauvais côtés ; je les découvre vite et je souffre de ce que, à sa place, le prétendant ne soit pas un homme de mon cercle. Sa présence agit encore mal sur moi à un autre point de vue. D’ordinaire, quand je reste seul ou vais dans la société de gens que j’aime, je ne songe jamais à mes mérites, ou si j’y songe, ils me semblent aussi nuls que si je n’étais un savant que depuis hier soir ; mais, en présence de gens tels que Gnekker, mes mérites me semblent une haute montagne dont la cime disparaît dans les nuages et au pied de laquelle grouillent des Gnekker à peine visibles à l’œil nu.

Après le repas, je reviens dans mon cabinet et fume une petite pipe, la seule que je me permette par jour, m’étant déshabitué depuis longtemps de la mauvaise habitude de m’enfumer du matin au soir. Pendant que je fume, ma femme vient causer avec moi ; comme le matin, je sais d’avance quelle sera notre conversation.

– Nous aurions besoin de causer sérieusement, Nicolas Stépânytch, commence-t-elle. C’est à propos de Lîsa… Pourquoi ne fais-tu pas attention à ce qui se passe ?

– Comment ça ?

– Tu as l’air de ne rien apercevoir, mais c’est mal. Il ne faut pas être insouciant… Gnekker a des intentions sur Lîsa… Qu’en dis-tu ?

– Que ce soit un méchant garçon, je ne puis le dire, puisque je ne le connais pas, mais qu’il ne me plaise pas, je te l’ai dit mille fois.

– On ne peut pas…, dit-elle (elle se lève et marche avec agitation), on ne peut pas se comporter ainsi dans une affaire sérieuse. Quand il y va du bonheur de sa fille, il faut rejeter tout sentiment personnel. Je sais qu’il ne te plaît pas… Bon ! Si nous le refusons maintenant, qui te dit que Lîsa ne se plaindra pas de nous toute sa vie ? Il n’y a pas tant de prétendants aujourd’hui, et il peut ne pas se présenter d’autre parti… Il aime Lîsa et lui plaît visiblement… Assurément, il n’a pas de situation fixe ; mais que faire ? Avec le temps, il en trouvera peut-être une. Il est de bonne famille, et riche.

– D’où sais-tu cela ?

– Il l’a dit… Son père, à Khârkov, possède une grande maison et a un bien aux environs. Bref, Nicolas Stépânytch, il faut absolument que tu ailles à Khârkov.

– Pourquoi cela ?

– Tu t’y informeras… Tu y connais des professeurs. Ils t’aideront… J’y serais allée moi-même, mais je suis une femme… Je ne puis pas…

– Je n’irai pas à Khârkov, dis-je sombrement.

Ma femme s’effraie, et une expression de souffrance torturante paraît sur son visage.

– Au nom de Dieu, Nicolas Stépânytch ! me supplie-t-elle en sanglotant. Enlève-moi ce poids. Je souffre !

Je me sens malheureux de la regarder.

– Bien, Vâria, lui dis-je d’un ton caressant. Si tu le veux, soit, j’irai à Khârkov ! et je ferai tout ce qui te plaira.

Elle porte son mouchoir à ses yeux et s’en va pleurer dans sa chambre. Je reste seul.

Peu après, on apporte ma lampe. Les ombres familières et ennuyeuses des fauteuils et de l’abat-jour se projettent sur les murs et le plancher, et, quand je les vois, il me semble que c’est déjà la nuit, et que ma maudite insomnie commence. Je me couche, puis je me lève, et marche dans ma chambre ; puis je me recouche… D’habitude, après le dîner, vers le soir, mon excitation nerveuse atteint son maximum. Je commence à pleurer sans raison et je cache ma tête sous mon oreiller. Je crains à ce moment-là que quelqu’un ne vienne. Je crains de mourir subitement. J’ai honte de mes larmes et je ressens en mon âme quelque chose d’insupportable. Je sens que je ne puis plus voir ni ma lampe, ni mes livres, ni les ombres sur le parquet. Je ne puis plus entendre les voix qui retentissent dans le salon… Une force invisible et incompréhensible me pousse violemment hors de mon appartement. Je me lève, je m’habille, en hâte, et, avec précautions, pour ne pas attirer l’attention des miens, je sors dans la rue. Où aller ? La réponse à cette question est déjà faite dans mon cerveau : chez Kâtia.





III



Comme d’ordinaire, elle est étendue sur son divan turc ou sur sa chaise longue, et lit. M’apercevant, elle lève paresseusement la tête, s’assied et me tend la main.

– Tu es toujours étendue, lui dis-je après un moment de silence et après avoir soufflé. C’est malsain. Tu devrais t’occuper à quelque chose.

– Hein ?

– Tu devrais t’occuper à quelque chose.

– À quoi ? Une femme ne peut être qu’ouvrière ou actrice !

– Eh bien, si tu ne peux pas être ouvrière, sois actrice !

Elle se tait.

– À ta place, je me marierais, lui dis-je, plaisantant à demi.

– Personne en vue ; et à quoi bon ?

– On ne peut pas vivre ainsi.

– Sans mari ? La belle affaire ! Je trouverais autant de maris que je voudrais si j’en avais envie.

– C’est mal, Kâtia.

– Qu’est-ce qui est mal ?

– Ce que tu viens de dire.

Remarquant que je suis attristé et voulant adoucir cette impression, Kâtia me dit :

– Venez, tenez.

Elle me mène dans une petite chambre très jolie et me dit, en me montrant une table à écrire :

– Voilà ce que je vous ai préparé. Là, vous pourrez travailler. Venez chaque jour et apportez votre travail. Chez vous, on vous empêche. Vous travaillerez ici. Voulez-vous ?

Pour ne pas l’affliger en refusant, je lui réponds que je le ferai et que la chambre me plaît beaucoup. Nous nous asseyons tous les deux dans la petite chambre et nous mettons à causer.

La douce chaleur, l’ambiance agréable et la présence d’un être sympathique éveillent en moi, non pas un sentiment de satisfaction comme jadis, mais une forte envie de me plaindre et de grogner. Il me semble que si je me lamente et geins, cela me soulagera.

– Mauvaise affaire, ma chère, commencé-je avec un soupir.

– Qu’y a-t-il ?

– Vois-tu, mon amie, la meilleure et la plus sainte prérogative des rois est le droit de grâce. Je me suis toujours senti un roi, parce que j’ai joui de ce droit sans limites. Je n’ai jamais jugé personne, j’ai été indulgent, j’ai volontiers pardonné à tous de tous côtés. Là où les autres protestaient et se révoltaient, je ne faisais que conseiller et convaincre. Toute ma vie, j’ai fait effort pour que ma société soit supportable à ma famille, aux étudiants, à mes collègues, aux domestiques. Et ces rapports avec autrui ont éduqué, je le sais, tous ceux qui ont eu l’occasion d’être auprès de moi. Mais maintenant je ne suis plus roi. Il m’arrive quelque chose qui ne convient qu’aux esclaves. Nuit et jour rôdent dans ma tête des pensées mauvaises, et, dans mon âme, se sont implantés des sentiments que j’ignorais auparavant. Je hais, je méprise, je m’indigne, je me révolte, et je crains. Je suis devenu sévère à l’excès, exigeant, irascible, mal complaisant et soupçonneux. Ce qui ne m’amenait, jadis, qu’à faire un jeu de mots et à rire insouciamment, engendre maintenant en moi des sentiments pénibles. Ma logique même s’est transformée. Avant, je ne méprisais que l’argent et, à présent, j’éprouve un mauvais sentiment non pas seulement envers l’argent, mais à l’égard des gens riches, comme s’ils étaient coupables. Avant, je haïssais la violence et l’arbitraire ; maintenant, je hais les gens qui y recourent, comme s’ils étaient seuls coupables et pas nous tous, qui ne savons pas nous élever les uns les autres. Qu’est-ce que cela signifie ? Si un changement de convictions a amené en moi de nouvelles idées et de nouveaux sentiments, d’où a pu venir ce changement ? Le monde est-il devenu pire ou moi meilleur, ou étais-je auparavant aveugle et indifférent ? Si ce changement provient d’un affaiblissement général de mes forces physiques et spirituelles, c’est que je suis malade, et en effet, chaque jour je perds du poids ; ma situation est donc triste et mes nouvelles pensées sont anormales, maladives ; je dois en avoir honte et les regarder comme viles…

– La maladie n’est ici pour rien, m’interrompt Kâtia. Vos yeux se sont ouverts, voilà tout ; vous avez vu ce qu’auparavant vous ne vouliez pas remarquer. Selon moi, il faut avant tout rompre définitivement avec votre famille et partir.

– Tu dis des choses insensées.

– Vous ne les aimez plus ; pourquoi agir contre votre conscience ? Est-ce pour vous une famille ? C’est le néant. S’ils mouraient tous aujourd’hui, personne demain ne remarquerait leur absence.

Kâtia méprise ma femme et ma fille aussi fortement que celles-ci la détestent. On peut à peine, en notre temps, parler du droit des gens à se mépriser les uns les autres ; mais, si on se place au point de vue de Kâtia, et si on reconnaît un droit pareil, on trouve qu’elle a le même droit de mépriser ma femme et Lîsa que celles-ci de la détester.

– Le néant !… répète-t-elle. Avez-vous dîné aujourd’hui ? N’ont-elles pas oublié de vous appeler ? Comment se souviennent-elles encore de votre existence ?

– Kâtia, lui dis-je sérieusement, je te prie de te taire.

– Et vous croyez qu’il m’est agréable de parler d’elles ? Je serais heureuse de ne pas les connaître du tout. Écoutez-moi, mon cher : quittez tout et partez. Allez à l’étranger. Le plus vite sera le mieux.

– Quelle absurdité ! Et l’Université ?

– Quittez aussi l’Université ! Que vous est-elle ? Cela n’a pas de sens. Vous faites des cours depuis trente ans, et que sont vos élèves ? En avez-vous beaucoup de remarquables ? Comptez donc. Et pour multiplier ces docteurs qui exploitent l’ignorance et gagnent des centaines de mille roubles, il n’est pas nécessaire d’avoir du talent et d’être un brave homme. Vous êtes de trop.

– Mon Dieu, comme tu es rude ! lui dis-je effrayé. Tais-toi, ou je m’en vais. Je ne sais que répondre à tes brutalités.

La bonne vient nous dire que le thé est servi. Auprès du samovar, notre conversation change, grâce à Dieu. Après m’être plaint, je veux donner libre cours à une autre faiblesse de vieillard, mes souvenirs. Je parle à Kâtia de mon passé, et, à ma grande surprise, je lui confie des détails que je ne soupçonnais pas exister encore dans ma mémoire. Et elle m’écoute avec attendrissement, avec orgueil, retenant sa respiration. J’aime en particulier à lui raconter comment je passai d’abord par le séminaire et y rêvais d’entrer à l’Université.

– Je me promenais, lui raconté-je, dans le jardin du séminaire. Le vent m’apportait de quelque cabaret lointain le grincement d’un accordéon et une chanson ; ou bien une troïka, avec ses grelots, passait au long de notre barrière ; c’en était assez pour qu’un sentiment de bonheur envahît ma poitrine, mes viscères, tout mon être… J’entendais l’accordéon ou les grelots qui s’éloignaient, et je m’imaginais être médecin, et me dessinais des tableaux plus beaux les uns que les autres. Et tu le vois, mes songes se sont réalisés. J’ai reçu plus que je n’osais rêver. Trente années de suite j’ai été un professeur aimé ; j’ai eu d’excellents collègues ; j’ai joui d’une honorable notoriété. J’ai aimé, je me suis marié par amour et par amour passionné ; j’ai eu des enfants. En un mot, si je regarde en arrière, toute ma vie m’apparaît belle, une composition heureuse. Il ne me reste qu’à ne pas gâter la fin. Pour cela, il faut mourir en homme. Si la mort est en effet un mal redoutable, il faut la rencontrer vaillamment et l’âme tranquille comme il convient à un maître, à un savant, à un membre du royaume du Christ. Mais je gâterai la fin. Je sombre, je me réfugie près de toi, je te demande secours, et tu me réponds : Sombrez ; c’est ce qu’il faut.

Mais voilà qu’on sonne à la porte. Kâtia et moi nous reconnaissons le coup de sonnette et nous disons :

– Ce doit être Mikhaïl Fiôdorovitch.

En effet, au bout d’une minute entre mon collègue, le philologue Mikhaïl Fiôdorovitch, grand, bien fait, cinquante ans, d’épais cheveux gris, les sourcils noirs, et entièrement rasé. C’est un brave homme et un excellent camarade. Il appartient à une vieille famille, noble, assez heureuse et assez douée, qui a joué un rôle remarquable dans l’histoire de notre littérature et de notre culture. Il a de l’esprit, du talent ; il est très cultivé, mais non dénué d’étrangetés. En une certaine mesure, nous sommes tous étranges et originaux ; mais son étrangeté sort de l’ordinaire et n’est pas sans danger pour ses connaissances ; j’en sais à qui ses étrangetés cachent ses nombreux mérites.

Introduit près de nous, Mikhaïl Fiôdorovitch quitte lentement ses gants et dit d’une voix de basse veloutée :

– Bonjour. Vous prenez le thé. C’est à merveille. Il fait diablement froid.

Il s’assied à table, se verse un verre de thé et commence aussitôt à parler. Ce qui est caractéristique, c’est son tour de plaisanterie continuelle, un mélange de philosophie et de badinage comme les fossoyeurs de Shakespeare. Il parle toujours de choses sérieuses, mais jamais sérieusement. Ses jugements sont toujours âpres, grondeurs, mais, grâce à son ton égal, plaisant et doux, son âpreté et sa gronderie n’écorchent pas l’oreille ; on s’y habitue vite. Chaque soir, il apporte cinq ou six anecdotes de la vie universitaire et commence ordinairement par elles.

– Ah, Seigneur ! soupire-t-il en fronçant malicieusement les sourcils, il y a sur la terre des gens bien comiques !

– Quoi donc ? demande Kâtia.

– En allant faire mon cours, je rencontre dans l’escalier ce vieil idiot, notre X… Il avance comme d’habitude son menton chevalin et cherche quelqu’un à qui se plaindre de sa migraine, de sa femme et des étudiants qui ne veulent pas suivre ses cours. Bon, me dis-je, il m’a vu, je suis perdu, rien à faire…

Et ainsi de suite. Ou bien il prélude ainsi :

– J’ai été hier au cours public de notre Z… Je m’étonne que notre alma mater{7}(il ne faut pas en parler le soir !) se décide à montrer au public des ganaches comme ce Z… C’est un sot catalogué dans toute l’Europe. Ma parole, on n’en trouverait pas un pareil en Europe en cherchant de jour avec une lanterne. On peut s’imaginer son cours comme s’il suçait du sucre d’orge : siou, siou, siou. Il a le trac ; il déchiffre mal son manuscrit, ses petites idées avancent à peine à l’allure d’un archimandrite à bicyclette, et on ne peut pas comprendre ce qu’il veut dire. Un ennui effroyable ; les mouches meurent. Cet ennui ne peut se comparer qu’à celui qui règne dans notre Salle des Fêtes à la séance annuelle, quand on lit le discours d’usage que le diable emporte.

Et, brusque transition :

– Il y a trois ans, Nicolas Stépânovitch s’en souvient, j’ai eu à faire ce discours. Il faisait chaud, lourd ; mon uniforme me coupait aux aisselles ; c’était la mort. Je lis une demi-heure, une heure, une heure et demie, deux heures. « Ah, Dieu merci, me dis-je, il ne me reste plus que dix pages. » J’avais, à la fin, quatre pages que je pouvais ne pas lire, et que je comptais passer : « Donc, me disais-je, il ne m’en reste que six. » Mais, figurez-vous que, laissant tomber mon regard devant moi, j’aperçois un général, avec son cordon en sautoir, et un évêque assis à côté l’un de l’autre. Les malheureux, roides d’ennui, écarquillant les yeux pour ne pas s’endormir et s’efforçant cependant d’exprimer l’attention, faisaient mine que mon discours était intelligible et leur plaisait. Bon, me dis-je, s’il leur plaît, qu’ils attrapent encore cela ! Que ça les embête ! Je m’y suis mis et ai lu les quatre pages.

Quand il parle, ses yeux et ses sourcils seuls rient comme c’est l’habitude chez les railleurs. Il n’y a pas en ce moment-là de haine et de méchanceté dans son regard, mais beaucoup de finesse et de cette ruse de renard que l’on ne remarque que chez les gens très observateurs. Pour continuer à parler de ses yeux, je relève encore une particularité. Quand il reçoit de Kâtia un verre de thé ou écoute ses réflexions, ou l’accompagne du regard quand elle sort, je remarque, dans son expression, quelque chose de modeste, de suppliant, de pur…

La femme de chambre enlève le samovar et pose sur la table un gros morceau de fromage, des fruits et une bouteille d’un champagne de Crimée que Kâtia a appris à aimer sur place. Mikhaïl Fiôdorovitch prend sur une étagère deux jeux de cartes et essaie une patience. Il est convaincu que certaines réussites exigent un grand esprit de combinaison et beaucoup d’attention ; il ne cesse cependant pas de parler. Kâtia suit attentivement son jeu et l’aide plus par sa mimique qu’en paroles. Elle ne boit pas plus de deux verres à bordeaux de champagne, et moi quatre ; le reste de la bouteille échoit à Mikhaïl Fiôdorovitch, qui peut boire beaucoup sans se griser jamais.

Pendant la patience, nous tranchons diverses questions, surtout de l’ordre de plus élevé, et se rapportant à ce que nous aimons le plus, c’est-à-dire la science.

– La science a fait son temps, grâce à Dieu, déclare Mikhaïl Fiôdorovitch, après une pause. Son rôle est terminé. L’humanité commence à ressentir le besoin de la remplacer par autre chose. La science a grandi sur le terrain des préjugés, nourrie de préjugés, et elle présente, aujourd’hui, une quintessence de préjugés aussi grande que celle de ses aïeules disparues, l’alchimie, la métaphysique et la philosophie. Et, en fait, qu’a-t-elle donné aux hommes ? Entre les Européens et les Chinois, chez lesquels aucune science n’existe, la différence est des plus insignifiantes, tout extérieure. Les Chinois n’ont pas connu les sciences. Qu’y ont-ils perdu ?

– Les mouches, cher ami, ne les connaissent pas, dis-je ; et qu’en conclure ?

– Vous vous fâchez pour rien, Nicolas Stépânytch ; je dis cela ici, entre nous… Je suis plus prudent que vous ne croyez et me garderais bien de dire cela en public. Dieu m’en préserve ! La masse vit avec le préjugé que la science et l’art sont au-dessus de l’agriculture, du commerce et des métiers ; notre secte vit de ce préjugé-là, et ce n’est pas à moi, ni à vous de le détruire ; Dieu nous en garde !

Pendant la réussite, la jeunesse des écoles en prend, elle aussi, pour son compte.

– Notre public a dégénéré, soupire Mikhaïl Fiôdorovitch. Je ne parle pas de l’idéal et autres choses semblables. Si seulement on savait travailler et penser raisonnablement ! Voilà précisément où j’en suis, moi aussi : « Je regarde notre génération avec chagrin{8}. »

– Oui, on a honteusement dégénéré, accorde Kâtia. Dites-moi s’il a paru, chez nous, en ces cinq ou dix dernières années, quelqu’un de marquant ?

– Je ne sais ce qui en est aux autres cours, mais chez moi, je ne vois personne.

– J’ai vu passer, dit Kâtia, beaucoup d’étudiants, beaucoup de jeunes savants, beaucoup d’acteurs, et jamais il ne m’est arrivé de rencontrer non seulement un génie ou un talent, mais même un homme intéressant. Tout est gris, insipide, pourri de prétentions…

Tous ces devis sur la dégénérescence produisent invariablement sur moi la même impression que si j’entendais soudain un méchant propos sur ma fille. Je suis outragé de ce que l’on base une accusation générale sur des lieux communs aussi rebattus, sur des épouvantails à moineaux, tels que le manque d’idéal ou le renvoi au beau passé. Toute accusation, même portée devant des dames, devrait être formulée avec toute la précision possible ; autrement, ce n’est pas une accusation, mais une simple médisance, indigne de gens convenables.

Je suis vieux, j’ai déjà trente années de carrière, mais je ne remarque ni dégénérescence, ni absence d’idéal, et je ne trouve pas qu’aujourd’hui soit pire qu’hier. Mon huissier, Nicolas, dont l’expérience en l’espèce a son prix, dit que les étudiants actuels ne sont ni meilleurs ni pires que ceux d’hier.

Si l’on me demandait ce qui ne me plaît pas chez mes élèves actuels, je ne répondrais pas sur-le-champ, mais je le ferais avec une grande précision. Je connais leurs défauts, aussi n’aurais-je pas besoin de recourir aux lieux communs. Il ne me plaît pas qu’ils fument du tabac, boivent des alcools et se marient tard ; il ne me plaît pas non plus qu’ils soient insouciants et souvent indifférents à un tel degré qu’ils souffrent que, parmi eux, des gens aient faim et qu’ils ne payent pas leurs cotisations à la société de secours mutuels des étudiants. Ils ne savent pas les langues modernes et s’expriment incorrectement en russe. Pas plus tard qu’hier, mon collègue, l’hygiéniste, se plaignait à moi qu’il était obligé de doubler ses heures de cours parce que ses étudiants savent mal la physique et n’ont aucune idée de la météorologie. Ils se soumettent volontiers à l’influence des écrivains les plus récents et non pas des meilleurs ; ils sont entièrement indifférents à des classiques comme Shakespeare, Marc-Aurèle, Épictète ou Pascal. Et, dans cette impuissance à discerner le grand du petit, se marque, plus qu’en tout le reste, leur manque de sens pratique. Toutes les questions complexes, ayant un caractère social plus ou moins grand, comme par exemple la question de l’émigration, ils les résolvent par voie de pétition et non sous la forme de l’enquête scientifique et empirique, bien que ce moyen leur soit entièrement ouvert et réponde le mieux à leur destination. Ils deviennent volontiers internes, assistants, chefs de laboratoire, externes, et sont prêts à occuper ces postes jusqu’à quarante ans, bien que l’indépendance, le sentiment de la liberté et l’initiative personnelle ne soient pas moins utiles dans la science que dans l’art ou le commerce. J’ai des élèves et des auditeurs, mais pas d’aides ni de successeurs. Je les aime et m’attendris à leur sujet, mais je n’en suis pas fier. Et ainsi de suite, ainsi de suite…

De pareils défauts, aussi nombreux soient-ils, ne peuvent engendrer le pessimisme ou la disposition bougonne que chez un homme pusillanime et timide. Ils n’ont qu’un caractère occasionnel et transitoire, et dépendent entièrement des conditions de la vie courante. Il suffira de quelques dizaines d’années pour qu’ils disparaissent ou cèdent la place à de nouveaux défauts, sans lesquels on ne peut exister, et qui, à leur tour, effraieront les poltrons. Les défauts des étudiants me contristent souvent, mais cette peine n’est rien en comparaison de la joie que j’éprouve depuis trente ans, quand je converse avec mes élèves, leur fais mon cours, observe leurs relations, et les compare aux gens des autres milieux.

Mikhaïl Fiôdorovitch médit. Kâtia l’écoute, et ni lui ni elle ne remarquent le profond abîme dans lequel les entraîne peu à peu un divertissement en apparence aussi innocent que la censure de leurs semblables. Ils ne sentent pas comment un simple entretien se transforme insensiblement en raillerie et en persiflage, et comment ils donnent matière à la calomnie.

– On rencontre des gens à vous faire mourir de rire, dit Mikhaïl Fiôdorovitch. J’entre, hier, chez notre Iégor Pétrôvitch et j’y trouve un étudiant, de troisième année de médecine, je crois. Une figure… dans le style de Dobrolioûbov. Au front, le cachet de la profondeur de pensée. On cause de choses et autres. « J’ai lu, lui dis-je, qu’un Allemand, dont j’ai oublié le nom, a tiré du cerveau de l’homme un nouvel alcaloïde, l’idiotine. » Et que pensez-vous ? Il l’a cru, et sur son visage s’est marqué un respect : « Voilà, avait-il l’air de dire, ce que font les savants ! » L’autre jour, j’entre au théâtre. Je m’assieds. Au rang devant moi, sont deux étudiants, l’un, un petit juif, évidemment étudiant en droit, l’autre, très échevelé, étudiant en médecine. L’étudiant en médecine était ivre comme un savetier. Il ne fait aucune attention à ce qui se passe sur la scène. Il ne fait que piquer du nez. Mais à peine un des acteurs commence-t-il à faire une tirade ou simplement à élever la voix, mon étudiant tressaille, pousse son camarade du coude et demande : « Que dit-il ? C’est noble ? – Noble, répond le petit juif. – Bravo, hurle l’étudiant en médecine. C’est noble ! Bravo ! » Et, voyez-vous, cette bûche saoule n’était pas venue au théâtre pour l’art, mais pour les sentiments nobles ; il lui en fallait.

Kâtia écoute et rit. Son rire est un peu étrange. Les éclats succèdent brusquement et rythmiquement aux éclats ; on dirait qu’elle joue de l’accordéon ; et ses narines rient seules dans son visage. Moi je perds courage et ne sais que dire. Hors de moi, je m’enflamme, me lève et crie :

– Taisez-vous, à la fin ! Qu’avez-vous à rester là assis, comme deux crapauds, et à empoisonner l’air de votre haleine ? Assez !

Et, sans attendre qu’ils finissent de médire, je m’apprête à rentrer chez moi. Il en est déjà temps, il est onze heures.

– Moi, je reste encore un peu, dit Mikhaïl Fiôdorovitch. Vous permettez, Catherine Vladîmirovna ?

– Certes, répond Kâtia.

Bene. En ce cas, faites donner, je vous prie, une autre bouteille.

Ils m’accompagnent tous deux avec des bougies dans l’antichambre, et, pendant que je mets ma pelisse, Mikhaïl Fiôdorovitch dit :

– Ces derniers temps, vous avez effroyablement maigri et vieilli, Nicolas Stépânovitch. Qu’avez-vous ? Vous êtes malade ?

– Oui, un peu malade…

– Et vous ne vous soignez pas…, insiste tristement Kâtia.

– Pourquoi donc ne vous soignez-vous pas ? Peut-on agir ainsi ! Dieu ménage, cher ami, ceux qui se ménagent. Saluez les vôtres pour moi et excusez-moi de ne pas venir les voir. Dans quelques jours, avant de partir pour l’étranger, j’irai leur dire bonjour. Sans faute. Je pars la semaine prochaine.

Je sors de chez Kâtia irrité, effrayé des propos sur ma maladie, et mécontent de moi-même. Je me demande s’il ne faut pas, en effet, me faire soigner par un de mes collègues. Et immédiatement je m’imagine comment mon collègue, m’ayant ausculté, s’approchera en silence de la fenêtre, réfléchira, puis reviendra à moi, et, tâchant que je ne lise pas sur sa figure la vérité, me dira d’un ton indifférent : « Je ne vois encore rien de particulier, cependant, collègue, je vous conseille d’interrompre vos occupations… » Et cela m’enlèverait mon dernier espoir.

Qui n’a pas d’espoir ! Quand je fais moi-même mon diagnostic et me soigne seul, j’espère, par moments, que mon ignorance me trompe, que je me trompe sur l’albumine et le sucre que je me trouve, et sur mon cœur, et sur ces œdèmes que j’ai remarqués déjà deux fois le matin. Quand, avec l’application des hypocondriaques, je lis des manuels thérapeutiques et que je change chaque jour de remède, il me semble que je finirai par trouver quelque chose de salubre. Tout cela est mesquin.

Que le ciel soit couvert de nuages, ou que la lune et les étoiles y brillent, je le regarde toujours en rentrant chez moi, et je pense que, bientôt, la mort me prendra. Il semblerait qu’à ce moment-là mes pensées devraient être profondes, comme le ciel, claires, frappantes… Mais non ! Je pense à moi-même, à ma femme, à Lîsa, à Gnekker, aux étudiants, à autrui. Je pense mal, bassement. Je ruse avec moi-même, et ma conception de la vie peut alors s’exprimer par ces mots, qu’Araktchèév écrit dans une de ses lettres intimes : « Tout le bien du monde ne peut exister sans le mal, et il y a toujours plus de mal que de bien. » Autrement dit, tout est mauvais, il n’y a pas de raison de vivre. Et ces soixante-deux ans que j’ai déjà vécus, il faut les compter comme perdus. Je me prends à ces pensées et m’efforce de me persuader qu’elles sont occasionnelles, temporaires, et ne tiennent pas profondément en moi. Mais, tout de suite, je pense :

« S’il en est ainsi, pourquoi es-tu attiré chaque soir vers ces deux crapauds ? »

Et je me fais le serment de ne plus jamais aller chez Kâtia, bien que je sache que j’y retournerai le lendemain.

Tirant ma sonnette et, ensuite, montant l’escalier, je pense que je n’ai plus de famille et n’ai pas le désir de la retrouver. Il est clair que les pensées d’Araktchèév ne me hantent pas fortuitement, mais possèdent tout mon être. La conscience malade, triste, las, remuant à peine les membres, comme si on m’y avait attaché un poids de mille pouds, je me couche et je m’endors vite.

Ensuite, mon insomnie…





IV



Voici l’été et ma vie change.

Un beau matin, Lîsa entre chez moi et me dit en plaisantant :

– Venez, Excellence ; c’est prêt.

On conduit mon Excellence dans la rue ; on la fait monter en fiacre, et on l’emmène. Je roule, et, ne sachant que faire, je lis les enseignes à droite et à gauche. Au lieu de traktir, je lis, à l’envers, ritkart, ce qui ferait un joli nom pour des barons : la baronne Ritkart. Plus loin, je passe près d’un cimetière qui ne produit sur moi absolument aucune impression, bien que, dans peu de temps, j’y serai couché. Ensuite, je traverse un bois, puis un champ. Rien d’intéressant.

Après deux heures de voiture, on conduit mon Excellence au rez-de-chaussée d’une villa, et on me loge dans une petite chambre très gaie, tapissée de papier bleu.

La nuit, c’est, comme avant, l’insomnie. Mais, le matin, je ne me lève plus et ne vois plus ma femme ; je reste au lit ; je ne dors pas et suis dans cet état de somnolence, demi-inconscient, où l’on sait que l’on ne dort pas, mais où l’on fait cependant des rêves. À midi, je me lève et m’assieds, par habitude, à ma table de travail ; mais je ne travaille plus. Je me distrais à lire des livres français à couverture jaune, que Kâtia me procure. Sans doute, il serait plus patriotique de lire des auteurs russes, mais, je l’avoue, je ne nourris pas pour eux une tendresse particulière. À l’exception de deux ou trois écrivains âgés, la littérature actuelle ne me semble pas de la littérature, mais une sorte d’industrie ménagère, n’existant que pour recevoir des prix, mais dont on n’utilise pas volontiers les produits. On ne peut qualifier de remarquable ce qu’il y a de meilleur dans nos industries ménagères et on ne peut pas le louer sincèrement sans restrictions. Il convient de dire la même chose de toutes les nouveautés littéraires que j’ai lues ces dix ou quinze dernières années ; aucune n’est remarquable et ne peut aller sans réserves. Il y a de l’esprit, c’est généreux, mais pas de talent. Il y a du talent, c’est généreux, mais pas d’esprit. Ou, enfin, il y a du talent, il y a de l’esprit, mais ce n’est pas généreux.

Je ne dirai pas que tous les livres français aient du talent, de l’esprit et soient généreux. Eux aussi ne me satisfont pas. Mais ils sont moins ennuyeux que les livres russes, et il n’est pas rare d’y trouver le principal élément de la création : le sentiment de liberté personnelle, qu’on ne trouve pas chez les auteurs russes. Je ne me souviens pas d’une seule de ces nouveautés, dans laquelle l’auteur ne s’efforce pas de s’entortiller, dès les premières lignes, dans toutes les conventions possibles et tous les marchandages avec sa conscience. L’un a peur de parler du nu ; l’autre se lie bras et jambes par l’analyse psychologique ; au troisième, il faut « une chaude sympathie pour l’humanité » ; un quatrième barbouille exprès des pages entières de descriptions de la nature pour n’être pas soupçonné d’être tendancieux. L’un, dans ses œuvres, veut être absolument petit-bourgeois ; l’autre absolument noble, etc. Du parti pris, de la prudence, de la ruse ; mais ni la liberté, ni la virilité d’écrire ce qu’on veut, – et, partant, pas de création.

Tout cela se rapporte à ce qu’on appelle les belles-lettres.

Pour les articles russes sérieux, en sociologie, en art, par exemple, etc., je ne les lis pas, uniquement par timidité. Dans ma jeunesse, j’avais, je ne sais pourquoi, la peur des suisses et des huissiers de théâtre. Et cette peur m’est restée jusqu’à ce jour ; maintenant encore, je les crains. On dit que ce qu’on ne comprend pas est seul effrayant : il est très difficile, en réalité, de comprendre pourquoi les suisses et nos ouvreurs sont si imposants. En lisant des articles sérieux, je ressens une peur indéterminée de cette espèce. Une importance insolite, un ton familier de général, une façon légère de se comporter avec les auteurs étrangers, un art d’enfiler des perles avec dignité, tout cela est pour moi incompréhensible, étrange, et ne ressemble pas au ton modeste et de tranquille gentilhommerie auquel je suis habitué en lisant nos écrits de médecine et d’histoire naturelle. Non moins que des articles, il m’est pénible de lire les traductions que font, ou que dirigent de sérieuses gens russes. Le ton présomptueux, bienveillant des préfaces, l’abondance des notes du traducteur, m’empêchent de me recueillir. Les points d’interrogation et les sic entre parenthèses, dispensés d’une main généreuse dans tout l’article, me semblent un attentat autant à la personnalité de l’auteur qu’à l’indépendance du lecteur.

Une fois, je fus désigné comme expert auprès d’un tribunal d’arrondissement. Pendant une suspension d’audience, un expert me fit remarquer la grossièreté du procureur envers les inculpés, parmi lesquels se trouvaient deux femmes instruites. Il me semble, sans rien exagérer, répondis-je à mon collègue, que cette grossièreté n’était pas plus forte que celle que déploient les uns envers les autres les auteurs d’articles sérieux. Ces grossièretés sont si grandes qu’on ne peut en parler qu’avec un sentiment pénible. Tels écrivains qu’ils critiquent, ils se comportent envers eux, ou avec trop de respect, au mépris de leur propre dignité, ou les traitent, au contraire, bien plus cavalièrement que je ne traite, dans, ces mémoires et idées, mon futur gendre Gnekker. Les griefs d’irresponsabilité, d’impureté des intentions et de toute sorte de crimes capitaux forment l’ornement coutumier des articles sérieux. Et c’est là, comme aiment à le dire dans leurs bouts d’articles les jeunes médecins, l’ultima ratio. De pareils procédés doivent inévitablement se répercuter sur les mœurs de la jeune génération d’écrivains, et aussi ne m’étonné-je pas que, dans les œuvres nouvelles dont se sont enrichies ces dix ou quinze dernières années nos belles-lettres, les héros boivent trop de vodka et les héroïnes soient insuffisamment chastes.

Je lis donc des livres français, et je regarde par la fenêtre ouverte. J’aperçois les pointes de ma palissade, deux ou trois arbres maigres et, au delà de la palissade, la route, les champs, et une large bande de forêt de pins. J’observe souvent un petit garçon et une petite fille, tous deux blonds et déguenillés, qui grimpent sur la balustrade et se moquent de ma calvitie. Dans leurs yeux brillants, je lis : « Regarde le déplumé. » Ce sont, à peu près, les seuls êtres qui ne se soucient ni de ma célébrité, ni de mon titre.

Je n’ai plus, maintenant, des visites chaque jour. Je ne mentionnerai que celles de Nicolas et de Piôtre Ignâtiévitch.

Nicolas vient ordinairement les jours de fête, pour affaire en apparence, mais surtout pour me voir ; il se montre très en gaieté, ce qui ne lui arrive pas l’hiver.

– Qu’as-tu à me dire ? lui demandé-je, en venant le trouver dans l’antichambre.

– Excellence, dit-il, plaçant la main sur son cœur et me regardant avec un enthousiasme d’amoureux, que Dieu me punisse ! Que la foudre me tue sur place ! Gaudeamous igitour iouvenestoum !{9}

Et il me baise avidement aux épaules, aux manches et aux boutons de mes habits.

– Tout va bien, là-bas ? demandé-je.

– Excellence, tout se passe comme devant le vrai Dieu…

Il ne cesse d’invoquer Dieu sans aucune nécessité. Il m’ennuie vite, et je l’envoie à la cuisine où on lui donne à manger.

Piôtre Ignâtiévitch vient aussi aux jours de fêtes, pour me faire visite et partager avec moi ses pensées. Il s’assied près de ma table, modeste, propre, réfléchi, ne se décidant ni à croiser les jambes ni à s’accouder. Et, tout le temps, il me raconte, de sa petite voix douce, égale, d’un ton uni et livresque, diverses nouveautés, à son sens très intéressantes et piquantes, qu’il a lues dernièrement. Toutes ces nouveautés se ressemblent et relèvent de ce type : un Français a fait une découverte ; un Allemand lui a porté un démenti, démontrant que cette découverte avait été faite, dès 1870, par un Américain ; et un troisième auteur, aussi allemand, les daube tous les deux, en démontrant que tous deux se sont mépris, en prenant au microscope des bulles d’air pour un pigment noir. Piôtre Ignâtiévitch, même quand il veut me faire rire, me raconte les choses longuement, en détail, comme s’il soutenait une thèse, avec la référence circonstanciée des sources dont il s’est servi, tâchant de ne se tromper ni dans les dates, ni dans les numéros de revues, ou les noms, en sorte qu’il ne dit pas, par exemple, M. Petit, mais infailliblement Jean-Jacques Petit. Il reste parfois dîner avec nous et, pendant tout le repas, il raconte toutes ces piquantes histoires qui amènent l’abattement chez tous les dîneurs. Si Gnekker et Lîsa mettent la conversation sur les fugues, le contrepoint, Brahms et Bach, il baisse modestement les yeux et reste confus. Il a honte qu’en présence de gens aussi sérieux que moi et lui, on parle de choses si communes.

Dans mon état d’esprit actuel, il suffit de cinq minutes pour qu’il m’ennuie autant que si je le voyais et l’entendais de toute éternité. Je déteste ce malheureux. Sa douce, son égale voix, son parler livresque me font dépérir. Ses récits m’hébètent… Il a pour moi les meilleurs sentiments. Il ne parle que pour me faire plaisir, et je le paye en le regardant fixement comme si je voulais l’hypnotiser. Et je pense : « Va-t’en, va-t’en, va-t’en ! » Mais il ne se soumet pas à la suggestion et il reste, reste, reste…

Tant qu’il reste chez moi, je ne puis me détacher de la pensée : « Il est possible qu’à ma mort, il soit nommé à ma place. » Et mon pauvre auditoire m’apparaît comme une oasis dans laquelle un ruisseau se tarit. Et je ne suis pas aimable pour Piôtre Ignâtiévitch. Je reste silencieux, morose, comme s’il était coupable de semblables pensées et pas moi. Quand il commence, à son habitude, à exalter les savants allemands, je ne l’écoute plus débonnairement comme jadis ; je marmonne sourdement :

– Vos Allemands sont des ânes…

C’est le même sentiment que celui de feu le professeur Nikîta Krylov, qui, se baignant un jour à Reval, avec Pirogov, et, trouvant l’eau très froide, s’écria : « Sales Allemands ! » Je me conduis mal avec Piôtre Ignâtiévitch, et ce n’est que quand il part et que je vois par la fenêtre son chapeau gris disparaître derrière la palissade, que je veux l’appeler et lui dire : « Pardonnez-moi, mon chéri. »

Le dîner est encore plus ennuyeux que l’hiver. Ce Gnekker, que je hais maintenant et méprise, dîne presque chaque jour chez nous. Naguère, je souffrais sa présence en silence ; maintenant je lui envoie des pointes qui font rougir ma femme et Lîsa. Entraîné par le mauvais sentiment, je dis souvent de pures bêtises, et je ne sais pas pourquoi je les dis. C’est ce qui est arrivé un jour. Je l’avais longtemps regardé avec mépris, et, sans sujet, je m’enflammai :

Il arrive aux aigles de voler plus bas que les poules.

Mais les poules ne s’élèvent jamais jusqu’aux nues{10}

Et ce qui est le plus ennuyeux, c’est que la poule Gnekker se montre bien plus spirituelle que l’aigle-professeur. Sachant que ma femme et ma fille le soutiennent il observe la tactique que voici : il répond à mes pointes par un silence indulgent (le vieux, a-t-il l’air de dire, a déménagé ; à quoi bon discourir avec lui ?), ou bien il me raille avec bonhomie. Il faut admirer jusqu’à quel point un homme peut s’amoindrir. Je pense pendant tout le repas, et je le souhaite, que Gnekker apparaîtra un véritable aventurier, que ma femme et Lîsa comprendront leur erreur, et combien je pourrai les taquiner… Et autres laides pensées de ce genre, alors que j’ai déjà un pied dans la fosse !

Il survient aujourd’hui des incidents désagréables, dont je n’avais idée autrefois que par ouï-dire. Autant que j’en aie honte, j’en rapporterai un, qui s’est produit ces jours-ci après dîner.

J’étais assis dans ma chambre et fumais ma pipe. Ma femme entre comme d’habitude, s’assied, et commence à me dire qu’il serait bien, tandis qu’il fait beau et que j’ai du temps libre, de me rendre à Khârkov, et d’y savoir quel homme est Gnekker.

– C’est bien, j’irai… réponds-je.

Ma femme, contente, se lève et va sortir ; mais, tout de suite, elle revient et dit :

– À propos, encore une question. Je sais que tu vas te fâcher, mais mon devoir est de te prévenir… Excuse-moi, Nicolas Stépânyteh, mais toutes nos connaissances et nos voisins commencent à dire que tu vas bien souvent chez Kâtia. Elle est intelligente, cultivée, et je ne contredis pas qu’il soit agréable de passer le temps avec elle, mais, à ton âge, et dans ta situation, il est étrange, voyons, de trouver du plaisir en sa société !… Elle a, au reste, une telle réputation que…

Tout mon sang reflue de mon cerveau ; des étincelles sortent de mes yeux ; je me lève, et, me tenant la tête dans les mains, trépignant, je crie d’une voix changée :

– Laissez-moi ! laissez-moi ! laissez-moi !

Sans doute ma figure était effrayante et ma voix étrange, car ma femme pâlit tout à coup, et se mit à crier, elle aussi, d’une voix altérée, désespérée. À nos cris accoururent Lîsa, Gnekker, puis Iégor…

– Laissez-moi ! crié-je. Sortez ! Laissez-moi !

Mes jambes se dérobent, je sens que je tombe dans les bras de quelqu’un, ensuite j’entends pleurer, et j’entre dans une syncope qui dura deux ou trois heures.

Maintenant parlons de Kâtia.

Elle vient chez moi chaque jour sur le soir et nos voisins et connaissances ne peuvent naturellement pas ne pas le remarquer. Elle arrive en voiture et m’emmène promener avec elle. Elle a un cheval et une nouvelle charrette anglaise, achetée cet été. Elle vit sur un grand pied, a loué une villa chère avec un grand jardin, et y a transporté tout son mobilier de la ville. Elle a deux femmes de chambre, un cocher.

Souvent je lui demande :

– Kâtia, de quoi vivras-tu quand tu auras gaspillé l’argent de ton père ?

– Alors, je verrai, répond-elle.

– Cet argent, mon amie, mérite plus d’égards. Il a été gagné par un brave homme, par un travail honnête.

– Vous me l’avez déjà dit, je le sais.

D’abord, nous longeons le champ, puis nous sommes dans la forêt de pins que l’on voit de ma fenêtre. La nature me semble toujours belle, bien que le diable me souffle que ces sapins et pins, que les oiseaux, et que ces nuages blancs ne remarqueront pas mon absence dans trois ou quatre mois, quand je mourrai. Kâtia aime à conduire son cheval et il m’est agréable qu’il fasse beau et que je sois près d’elle. Elle est de bonne humeur et ne dit pas de brusqueries.

– Vous êtes un très brave homme, Nicolas Stépânytch ; vous êtes un homme rare et il n’y a pas d’acteur qui saurait vous représenter sur la scène. Un mauvais acteur pourrait bien nous représenter, moi, ou, par exemple, Mikhaïl Fiôdorovitch, mais vous, personne. Et je vous envie en cela furieusement. Que signifié-je ?

Elle réfléchit une minute et me demande :

– Nicolas Stépânytch, je suis un phénomène négatif, n’est-ce pas ?

– Oui, lui réponds-je.

– Hum… Que faire ?

Que lui répondre ?… Il est facile de lui dire : Travaille, ou distribue ta fortune aux pauvres, ou connais-toi toi-même. Et, parce que tout cela est facile à dire, je ne sais que répondre.

Mes collègues, les thérapeutes, quand ils apprennent leur art, conseillent d’individualiser chaque cas particulier ; il faut entendre cela pour se convaincre que les moyens, recommandés dans les manuels comme les meilleurs pour la connaissance générale, ne valent absolument rien dans les cas concrets. Il en est de même dans les maladies morales.

Mais il faut répondre quelque chose et je dis :

– Tu as trop de temps libre, mon amie. Il faut absolument que tu t’occupes à quelque chose. Pourquoi, au fait, ne joues-tu plus, si c’est ta vocation ?

– Je ne puis pas.

– Tu as le ton et les manières d’une victime ; ça ne me plaît pas, mon amie. Tu es seule coupable. Souviens-toi ; tu as commencé à t’insurger contre les gens et les règles ; mais tu n’as rien fait pour les rendre meilleurs. Tu n’as pas lutté contre le mal. Tu t’es dégoûtée tout de suite et tu es une victime, non de la lutte, mais de ton impuissance. Tu étais alors, sans doute, jeune, inexpérimentée ; mais, à présent, tout peut changer. Vraiment essaie ! Tu peineras, serviras l’art sacré…

– N’usez pas de ruse, Nicolas Stépânytch, m’interrompt-elle. Convenons d’une chose une fois pour toutes : nous parlerons d’acteurs, d’actrices, d’écrivains, mais nous laisserons l’art en repos. Vous êtes un brave homme, un homme rare, mais vous ne comprenez pas suffisamment l’art pour le considérer, en conscience, comme sacré. Vous n’en avez ni la science, ni le sentiment. Vous avez été occupé toute votre vie et n’avez pas eu le temps de les acquérir. En général, je n’aime pas ces conversations sur l’art, continue-t-elle nerveusement. On l’a rendu si trivial que je vous prie de n’en plus parler.

– Qui l’a rendu trivial ?

– Les uns l’ont rendu tel par ivrognerie, les journaux par leur familiarité, les gens sages par la philosophie.

– La philosophie n’a rien à voir là dedans.

– Pardon, ceux qui y mettent de la philosophie, montrent qu’ils n’y entendent rien.

Pour que la dispute n’en vienne pas aux extrêmes, je me hâte de changer la conversation et ensuite je me tais longuement. Ce n’est que quand nous sortons de la forêt et nous dirigeons vers la villa de Kâtia que je reviens à la question précédente et demande :

– Tu ne m’as toujours pas dit pourquoi tu ne veux plus être actrice.

– Nicolas Stépânytch, c’est cruel à la fin ! s’écrie-t-elle, et elle devient toute rouge. Vous voulez que je vous dise tout haut la vérité. Soit, si cela vous plaît ! Je n’ai pas de talent. Pas de talent !… et beaucoup d’amour-propre ! Voilà !

M’ayant fait cet aveu, elle détourne le visage et, pour cacher le tremblement de ses mains, elle tire fortement les rênes.

Arrivant à sa villa, nous apercevons de loin Mikhaïl Fiôdorovitch qui fait les cent pas près de la porte et qui nous attend avec impatience.

– Encore ce Mikhaïl Fiôdorovitch ! dit Kâtia ennuyée. Ôtez-le d’auprès de moi, je vous en prie ! Il m’ennuie, il est tari… qu’il me laisse en paix !

Mikhaïl Fiôdorovitch a depuis longtemps besoin d’aller à l’étranger, mais il remet son départ de semaine en semaine. Ces derniers temps, des changements se sont produits en lui. Il s’est comme affaissé ; il commence à s’enivrer, ce qu’il ne faisait jamais autrefois ; et ses sourcils commencent à devenir gris. Quand notre voiture s’arrête à la porte, il ne cache ni sa joie, ni son impatience. Il nous aide d’un air empressé à descendre, Kâtia et moi, se hâte de nous questionner, rit, se frotte les mains, et l’expression modeste, suppliante, pure, que je ne remarquais naguère que dans son regard, est maintenant répandue sur tout son visage. Il se réjouit, et, en même temps, il a honte de sa joie, de cette habitude de venir chez Kâtia chaque soir, et il trouve nécessaire d’expliquer sa venue par quelque absurdité évidente, comme : « J’étais pour affaire dans le voisinage et je me suis dit : je vais entrer une minute. »

Nous entrons tous les trois dans la maison. D’abord nous buvons du thé, puis apparaissent les deux jeux de cartes que nous connaissons déjà, le gros morceau de fromage, les fruits et la bouteille de champagne de Crimée. Nos sujets de conversation ne sont pas nouveaux ; ce sont les mêmes que l’hiver. On dénigre l’Université, les étudiants, la littérature et le théâtre. La médisance rend l’atmosphère épaisse, irrespirable, et ce ne sont plus deux crapauds, mais trois qui l’empestent de leur haleine. Outre le rire velouté, barytonnant, et le rire d’accordéon, la femme de chambre qui nous sert entend un rire cassé, désagréable, tel que celui des généraux de vaudeville : hé, hé, hé…





V



Il y a d’effrayantes nuits coupées de tonnerre, d’éclairs, de pluie et de vent que les gens du peuple appellent nuits de moineaux. Il y eut précisément une de ces nuits-là dans ma vie…

Je m’étais endormi après minuit, et, tout à coup, je sautai hors de mon lit. Il me sembla que j’allais mourir subitement. Pourquoi me le semblait-il ? Je ne relevais aucune de ces sensations qui indiquent la fin prochaine, mais une épouvante m’opprimait, comme si j’eusse vu soudain un énorme et sinistre embrasement du ciel.

J’allumai vite, bus de l’eau à même la carafe et me hâtai vers la fenêtre ouverte. La température était magnifique. On sentait le foin et encore quelque bonne odeur. Je vis les pointes de notre palissade, les arbres endormis près de la fenêtre, la route, la bande obscure de la forêt. Au ciel, la lune tranquille, très brillante, et pas un nuage. Calme profond ; pas une feuille ne bouge. Il me semblait que tout me regardait et écoutait comme j’allais mourir.

Effroyable. Je fermai la fenêtre et courus à mon lit. Je me tâtai le pouls, et, ne le trouvant pas, je portai le doigt à ma tempe, puis au menton, et, à nouveau, au poignet. Tout cela est froid et visqueux de sueur. Ma respiration devient de plus en plus profonde, mon corps tremble, toutes mes entrailles sont en mouvement ; j’ai la sensation qu’il y a sur ma face et sur ma calvitie une toile d’araignée.

Que faire ? Appeler ma famille ? Non, pas besoin. Je ne vois pas ce que pourraient faire ma femme et Lîsa quand elles entreront.

Je me cache la tête sous l’oreiller, je ferme les yeux et j’attends, attends… J’ai froid dans le dos et sens mes reins qui semblent entrer en moi ; j’ai la sensation que la mort va m’arriver par derrière, doucement…

Tout à coup un cri perçant retentit dans le silence de la nuit : kivi ! kivi ! Je ne sais s’il vient de ma poitrine ou du dehors : kivi ! kivi !

Mon Dieu, que c’est effrayant ! Je boirais encore de l’eau, mais je m’effraie d’ouvrir les yeux et ai peur de lever la tête. Mon épouvante est irraisonnée, animale ; je ne comprends pas pourquoi j’ai peur. Est-ce parce que je veux vivre encore ou parce que m’attend une nouvelle souffrance, encore insoupçonnée ?

Au-dessus de moi, quelqu’un gémit ou rit… J’écoute. Peu après des pas retentissent dans l’escalier. Quelqu’un descend précipitamment, puis remonte. Au bout d’une minute, les pas retentissent à nouveau. Quelqu’un s’arrête à ma porte et écoute.

– Qui est là ? crié-je.

La porte s’ouvre ; j’ouvre résolument tes yeux et je vois ma femme. Elle est pâle, elle a pleuré.

– Tu ne dors pas, Nicolas Stépânytch ? me demande-t-elle.

– Que veux-tu ?

– Je t’en prie, entre chez Lîsa et examine-la. Elle a quelque chose…

– Bon, avec plaisir, murmuré-je, très heureux de ne pas être seul. Bien… À l’instant.

Je suis ma femme ; j’écoute ce qu’elle me dit et ne comprends rien, tant je suis ému. Les taches lumineuses de la bougie sautent sur les marches de l’escalier, nos longues ombres tremblent, mes pieds s’embarrassent dans les pans de ma robe de chambre ; j’étouffe ; il me semble que quelqu’un me pousse et veut me saisir par derrière. « Je vais mourir à l’instant, ici, sur cet escalier, » me dis-je. Mais l’escalier est gravi et nous avons passé le long corridor à large baie. Nous entrons dans la chambre de Lîsa. Elle est assise sur son lit en chemise ; ses jambes nues pendent ; elle gémit.

– Ah, mon Dieu ! murmure-t-elle, clignant les yeux à cause de la bougie ; je n’en puis plus ! je n’en puis plus !…

– Lîsa, mon enfant, lui dis-je, qu’as-tu ?

Me voyant, elle pousse un cri et se jette à mon cou.

– Mon bon papa…, mon bon père… sanglote-t-elle, mon chéri, mon loulou. Je ne sais pas ce que j’ai… Mon âme souffre.

Elle m’embrasse et balbutie des mots de caresse qu’elle employait quand elle était enfant.

– Calme-toi, mon enfant, Dieu t’assiste ! lui dis-je. Il ne faut pas pleurer. Moi aussi, mon âme souffre.

J’essaie de la couvrir ; ma femme lui donne à boire, et nous nous bousculons près du lit. Je heurte de mon épaule la poitrine de ma femme, et, en ce moment, il me souvient du temps où nous baignions ensemble nos enfants.

– Soulage-la, supplie ma femme. Fais quelque chose.

Que pourrais-je faire ? Je ne puis rien. Quelque chose pèse sur l’âme de ma fille. Mais je n’y comprends rien. Je ne puis que marmotter :

– Ce n’est rien… Ça passera… Dors…

Comme un fait exprès, un hurlement de chien retentit tout à coup dans la cour. Il est d’abord sourd, indécis, puis bruyant, et un autre hurlement lui répond. Je n’avais jamais prêté attention à des préjugés du genre des hurlements de chiens ou des cris de chouette, mais, maintenant, mon cœur se serre douloureusement, et je me hâte de m’expliquer le hurlement.

« Futilité… me dis-je. Influence d’un organisme sur un autre. Ma violente tension nerveuse s’est transmise à ma femme, à Lîsa, au chien, voilà tout. Les pressentiments et les prévisions s’expliquent par une transmission de cette sorte… »

Quand je retournai peu après dans ma chambre, afin d’écrire une ordonnance pour ma fille, je ne pensais pas que j’allais mourir bientôt, mais je sentais un tel poids et une telle souffrance que je regrettais de ne pas être mort subitement. Je restai longtemps debout, immobile, au milieu de ma chambre, me demandant ce que j’allais prescrire à Lîsa. Mais les plaintes, au-dessus de moi, cessèrent, et je décidai de ne rien ordonner. Pourtant, je restai levé…

Silence funèbre. Silence si grand, que, dirait un écrivain, les oreilles vous tintent. Le temps coule lentement. Les bandes de clarté lunaire sur le rebord de la fenêtre ne bougent pas, comme figées. L’aube est encore loin.

Mais, voici qu’à la palissade, la porte bâtarde grince. Quelqu’un entre et, ayant brisé une branche à un arbre, frappe doucement à ma fenêtre : « Nicolas Stépânytch ! » entends-je murmurer.

J’ouvre la fenêtre et il me semble voir une apparition. Collée à la muraille est une femme en robe noire, violemment éclairée par la lune, qui me regarde avec de grands yeux. Son visage est pâle, grave, et comme marmoréen, en raison de l’éclairage fantastique de la lune. Son menton tremble.

– C’est moi…, dit-elle, moi…, Kâtia !

À la lumière de la lune, tous les yeux de femmes paraissent grands et noirs, les êtres plus grands et plus pâles ; c’est sans doute pour cela que je ne l’avais pas reconnue à la première minute.

– Que veux-tu ?

– Excusez-moi, dit-elle. J’ai souffert tout d’un coup d’une façon insupportable… Je n’ai pu y résister et suis venue… J’ai vu de la lumière à votre fenêtre… et me suis décidée à frapper… Excusez-moi… Ah ! si vous saviez comme j’ai souffert ! Que faites-vous maintenant ?

– Rien ; mon insomnie.

– J’ai eu une sorte de pressentiment. Au reste, une vétille.

Ses sourcils se relèvent, ses yeux brillent d’avoir pleuré, et tout son visage est éclairé, comme par une lueur, de son expression de confiance depuis longtemps disparue.

– Nicolas Stépânytch ! dit-elle d’un ton suppliant, tendant vers moi ses deux mains, mon cher, je vous en supplie, si vous ne dédaignez pas mon amitié et l’estime que je fais de vous, accueillez ma prière !

– Qu’y a-t-il ?

– Prenez mon argent !

– En voilà une fantaisie ! Qu’ai-je à faire de ton argent ?

– Vous irez quelque part vous soigner… Il faut vous soigner. Prenez mon argent ? Oui, vous le voulez, mon chéri ? Oui ?

Elle me regarde anxieusement et répète :

– Oui ? Vous le prendrez ?

– Non, mon amie, lui dis-je, je ne le prendrai pas. Merci.

Elle me tourne le dos et baisse la tête. Je lui ai sans doute refusé d’un ton qui ne permet pas de réplique.

– Rentre te coucher, lui dis-je. Demain, nous verrons.

– Autrement dit, vous ne me considérez pas comme votre amie ? me demanda-t-elle accablée.

– Je ne dis pas cela. Mais je n’ai pas besoin de ton argent maintenant.

– Excusez-moi, dit-elle, baissant la voix d’une octave entière. Je vous comprends… Accepter un service d’un être comme moi…, d’une ancienne actrice… Au reste, adieu…

Et elle part si vite que je n’arrive même pas à lui dire adieu.





VI



Je suis à Khârkov.

Comme il serait inutile, et qu’il est au-dessus de mes forces de lutter contre ma disposition d’esprit actuelle, j’ai décidé que les derniers jours de ma vie soient irréprochables, au moins au point de vue formel. Si j’ai tort envers ma famille, ce que je conçois parfaitement, je m’efforcerai de faire ce qu’elle veut. Elle a voulu que j’aille à Khârkov, allons-y. Au reste, je suis devenu si indifférent à tout qu’il m’est absolument égal d’aller où que ce soit, à Khârkov, à Paris ou à Berdîtchév.

Je suis arrivé ici à midi et suis descendu à un hôtel près de la cathédrale. Le wagon m’a brisé ; les courants d’air me pénétraient, et je suis assis sur mon lit, me tenant la tête et attendant mon accès de névralgie. Il aurait fallu aller aujourd’hui chez des professeurs que je connais, mais je n’en ai ni le désir, ni la force.

Un vieux domestique entre et me demande si j’ai du linge pour mon lit. Je le retiens cinq minutes et lui pose quelques questions sur Gnekker, au sujet duquel je suis ici. Le garçon est justement originaire de Khârkov, connaît la ville comme ses cinq doigts, mais il ne se souvient d’aucune maison appartenant à Gnekker. Je lui parle d’un bien. Même chose. La pendule du corridor sonne une heure, puis deux, puis trois… Les derniers mois de ma vie, lorsque j’attends la mort, me semblent de beaucoup les plus longs de mon existence. Je ne savais pas, dans le passé, me plier aussi bien à la lenteur du temps. Autrefois, quand j’attendais un train à une gare, ou que je faisais passer un examen, des quarts d’heure m’apparaissaient une éternité. Maintenant, je puis rester assis toute une nuit immobile sur mon lit et penser avec une entière indifférence que demain j’aurai une aussi longue, aussi monotone nuit.

Dans le couloir sonnent cinq heures, six, sept… Il fait nuit. Je sens à la joue une douleur sourde ; c’est ma névralgie qui commence. Pour me distraire en pensant, je me place à mon ancien point de vue, alors que je n’étais pas indifférent, et je me demande pourquoi, moi, homme connu, conseiller privé, je me trouve dans cette petite chambre et sur ce petit lit aux oreillers gris, et qui sont à tout le monde. Puis je regarde ce piètre lavabo de tôle, j’écoute marcher la mauvaise pendule du corridor. Est-ce que tout cela est digne de ma gloire et de ma haute situation ? Et à ces questions, je réponds par une dérision. Dérisoire me semble la naïveté avec laquelle j’exagérais, dans ma jeunesse, le prix de la notoriété et la situation exceptionnelle dont jouissent, pensais-je, les sommités. Je suis connu ; mon nom est prononcé avec respect ; mon portrait a paru dans la Nîva et dans l’Illustration universelle, et j’ai lu ma biographie dans une revue allemande, et qu’en est-il ? Je suis seul ; seul dans une ville étrangère, sur un lit étranger, et je frotte de la main ma joue douloureuse… Les soucis de famille, l’inclémence des créanciers, la grossièreté des employés de chemin de fer, les incommodités du régime des passeports, la coûteuse et malsaine nourriture des buffets, l’impolitesse et la grossièreté universelles, tout cela, et bien d’autres choses qu’il serait trop long d’énumérer, m’affecte tout autant que n’importe quel petit bourgeois, inconnu hors de sa petite rue. En quoi ma position est-elle donc exceptionnelle ? Supposons que je sois mille fois plus célèbre, que je sois un héros dont ma patrie s’enorgueillisse. Dans tous les journaux paraissent des bulletins sur ma santé, mes collègues, mes élèves et le public m’écrivent des adresses ou des lettres de sympathie, tout cela ne m’empêcherait pas de mourir sur un lit étranger, dans l’angoisse et dans une entière solitude. En cela, sans doute, personne n’est coupable ; mais, pécheur que je suis, je n’aime pas la popularité de mon nom. Il me semble qu’elle m’a, en quelque sorte, trompé…

À dix heures, je m’assoupis et, malgré ma névralgie, je dors profondément, et j’aurais dormi longtemps si on ne m’eût éveillé. À une heure et demie, on frappe soudain à ma porte.

– Qui est là ?

– Un télégramme.

– Vous auriez pu attendre à demain, dis-je au garçon en recevant ma dépêche. Maintenant je ne me rendormirai plus.

– Pardon. J’ai vu de la lumière chez vous, j’ai cru que vous ne dormiez pas…

J’ouvre le télégramme et je regarde la signature : ma femme. Qu’est-ce qu’il lui faut ?

« Hier, Gnekker s’est marié secrètement avec Lîsa. Reviens. »

Je lis ce télégramme et ne m’en effraie pas longtemps. Ce qui m’effraie, ce n’est pas la conduite de Lîsa et de Gnekker, c’est l’indifférence avec laquelle j’apprends la nouvelle de leur mariage. On dit que les philosophes et les vrais sages sont indifférents ; c’est faux. L’indifférence, c’est une paralysie de l’âme, une mort anticipée.

Je me recouche et je commence à chercher à quelles pensées je vais bien m’occuper. Il me semble que j’ai déjà pensé à tout et qu’il n’est plus rien qui puisse stimuler mon esprit.

Quand le jour commence à poindre, je suis toujours assis, sur mon lit, me tenant les genoux, et, ne sachant que faire, je tâche de « me connaître moi-même ». « Connais-toi toi-même » est un beau et utile conseil. Il est seulement regrettable que les anciens ne se soient pas avisés de donner le moyen de s’en servir.

Quand l’envie me venait jadis de comprendre quelqu’un, ou moi-même, j’examinais non pas les actes, dans lesquels tout est conventionnel, mais les désirs de ce quelqu’un, ou les miens. Dis-moi ce que tu veux, je te dirai ce que tu es…

Et maintenant, j’examine ce que je veux.

Je veux que nos femmes, nos enfants, nos amis, nos élèves aiment en nous non des noms, ni des marques de fabriques, ni des étiquettes, mais des êtres ordinaires… Quoi encore ? Je voudrais me réveiller dans cent ans et voir ce que la science sera devenue… Je voudrais vivre encore dix ans… Quoi de plus ?

Rien plus… Je pense, je pense longtemps, et ne puis rien imaginer de plus. Et tant que je pense et où que je roule mes pensées, je vois clairement qu’il manque dans mes désirs le principal, le très important. Dans ma passion pour la science, dans mon désir de vivre, dans cette station en un lit étranger, et dans cette aspiration à me connaître moi-même ; dans toutes les pensées, les sentiments et les notions que je rassemble, il n’y a pas le lien commun qui relierait tout cela en un tout… Chaque sentiment, chaque pensée vit en moi séparément, et dans toutes mes appréciations sur la science, le théâtre, la littérature, ou mes élèves, dans tous les tableaux que dessine mon imagination, l’analyste le plus exercé ne trouverait pas ce qui s’appelle une idée générale, ce qui fait le dieu d’un homme vivant…

Et s’il n’y a pas cela, c’est qu’il n’y a rien…

En un tel dénûment, il est assez d’une maladie sérieuse, de la crainte de la mort, de l’influence des circonstances et des gens pour que tout ce que j’appelais jadis ma conception du monde, et en quoi je voyais le sens et la joie de ma vie, pour que tout soit retourné sens dessus dessous et vole en morceaux. Il n’est donc rien d’étonnant que les derniers mois de ma vie aient été obscurcis de pensées et de sentiments dignes d’un esclave et d’un barbare, et que je sois maintenant indifférent et n’aperçoive pas d’aurore. Quand il n’existe pas en un homme ce qui est plus haut et plus fort que toutes les influences extérieures, il suffit, à la vérité, d’un rhume pour lui enlever l’équilibre et lui faire voir dans tout oiseau une chouette et entendre dans tout cri un hurlement de chien. Et tout son optimisme ou son pessimisme, avec leurs grandes ou leurs petites pensées, n’ont, en ce temps-là, que la valeur d’un symptôme, et rien de plus…

Je suis vaincu. S’il en est ainsi, il n’y a plus à continuer à penser ; il n’y a plus à parler… Je resterai ainsi et attendrai en silence ce qui sera.

Le matin, le garçon m’apporte du thé et un journal local. Je regarde machinalement les annonces de la première page, l’article de tête, les extraits des journaux et de revues, la chronique… Dans la chronique, je trouve cette nouvelle :

« Hier, est arrivé à Khârkov, par le rapide, notre savant, connu et distingué par de longs services, Nicolas Stépânytch, un Tel, et il est descendu à tel hôtel. »

Évidemment les grands noms sont créés pour vivre séparément de ceux qui les portent. Maintenant, mon nom court paisiblement Khârkov. Dans trois mois, écrit en lettres dorées sur un monument, il brillera comme le soleil lui-même, et la terre, sur mon corps, sera déjà couverte de mousse…

Un léger coup à la porte. Je suis donc nécessaire à quelqu’un ?

– Qui est là ? Entrez !

La porte s’ouvre, et, étonné, je fais un pas en arrière et me hâte de croiser les pans de ma robe de chambre. Devant moi se trouve Kâtia.

– Bonjour, me dit-elle, encore tout essoufflée d’avoir monté l’escalier. Vous ne m’attendiez pas ? Je suis venue… moi aussi ici…

Elle s’assied, et continue, en bégayant, sans me regarder :

– Pourquoi ne me dites-vous pas bonjour ? Je suis arrivée aujourd’hui. J’ai appris que vous étiez à cet hôtel et suis venue vous voir…

– Très heureux de te voir, lui dis-je, levant les épaules, mais je suis étonné… Tu tombes vraiment du ciel. Pourquoi es-tu ici ?

– Moi ?… L’idée m’a prise et je suis venue…

Un silence. Tout à coup elle se lève impétueusement et vient à moi.

– Nicolas Stépânytch, dit-elle, en pâlissant et pressant ses mains sur sa poitrine, je ne puis continuer à vivre ainsi. Je ne le puis pas ! Dites-moi vite, à l’instant, au nom du vrai Dieu, ce que je dois faire ? Dites-le-moi.

– Que puis-je te dire ? Je ne puis rien te dire.

– Parlez, je vous en prie, continua-t-elle, haletante, et tremblant de tout son corps. Je vous jure que je ne puis plus vivre ainsi ; je n’en ai plus la force.

Elle tombe sur une chaise et commence à sangloter. Elle penche la tête en arrière, se tord les mains, frappe des pieds. Son chapeau est tombé de sa tête et se balance sur l’élastique ; sa coiffure est défaite.

– Aidez-moi, me supplie-t-elle, je n’en puis plus.

Elle tire de son sac de voyage son mouchoir et en fait tomber en même temps quelques lettres, qui, de ses genoux, glissent sur le plancher. Je les ramasse, et je reconnais en l’une d’elles l’écriture de Mikhaïl Fiôdorovitch, et lis involontairement le fragment d’un mot : « passionn… ».

– Je ne puis rien te dire, Kâtia, lui dis-je.

– Secourez-moi ! soupire-t-elle, me saisissant la main et la baisant. Vous êtes mon père, mon seul ami. Vous êtes sage, intelligent, avez longtemps vécu ! Vous avez enseigné. Dites-moi donc ce que je dois faire.

– En conscience, Kâtia, je ne le sais pas.

Je suis désemparé, confus, ému de ses sanglots, et je tiens à peine debout.

– Viens, Kâtia, nous allons déjeuner, lui dis-je avec un sourire forcé. Assez pleuré !

Et, tout de suite, j’ajoute d’une voix défaillante :

– Bientôt je ne serai plus, Kâtia.

– Rien qu’un mot, dit-elle en pleurs, tendant les mains vers moi. Que faire ?

– Tu es une originale, vraiment, murmuré-je. Je ne te comprends pas ! Toi si intelligente, et tout à coup, sans rime ni raison, fondre en sanglots…

Un silence se fait. Kâtia arrange sa coiffure, remet son chapeau, froisse ensuite ses lettres et les fourre dans son sac. Tout cela sans rien dire et sans se presser. Son visage, sa poitrine, ses gants sont humides de larmes ; mais l’expression de son visage est sèche, sévère… Je la regarde, et suis honteux d’être plus heureux qu’elle. Je n’ai remarqué en moi l’absence de ce que les philosophes appellent une idée générale que peu de temps avant ma mort, au déclin de mes jours, et l’âme de cette pauvre petite n’a pas connu et ne connaîtra pas de repos de sa vie, de toute sa vie !

– Allons déjeuner, Kâtia, lui dis-je.

– Non, je vous remercie, répond-elle froidement.

Une minute passe encore dans le silence.

– Khârkov ne me plaît pas, lui dis-je. Il fait gris. Quelle ville grise !

– Oui, peut-être… Pas joli… Je n’y suis que pour peu de temps…, en passant. Aujourd’hui je pars.

– Où vas-tu ?

– En Crimée…, non, au Caucase.

– Pour longtemps ?

– Je ne sais pas.

Kâtia se lève et, souriant froidement, sans me regarder, me tend la main.

Je voudrais lui demander : « Alors, tu ne seras pas à mon enterrement ? » Mais elle ne me regarde pas, sa main est froide, comme morte… Je l’accompagne à la porte sans rien dire… Et la voilà sortie de chez moi. Elle marche dans le long corridor sans se retourner. Elle sait que je la suis des yeux, et, sans doute, elle se retournera à l’angle… Non, elle ne s’est pas retournée. La robe noire m’est apparue pour la dernière fois, les pas se sont tus… Adieu, mon trésor !

1889.



LA LINOTTE{12}







I



Au mariage d’Ôlga Ivânovna, il y avait tous ses amis et ses bonnes connaissances.

– Regardez, n’est-ce pas qu’il y a en lui quelque chose ? disait-elle à ses amis, en montrant son mari, comme si elle voulait expliquer pourquoi elle se mariait avec un homme simple, très ordinaire, et qui n’était remarquable en rien.

Son mari – Ôssip Stépânytch Dymov, – était médecin et avait le rang de conseiller honoraire. Il travaillait dans deux hôpitaux ; il était dans l’un assistant surnuméraire, et prosecteur dans l’autre. Chaque matin, dès neuf heures, il avait sa consultation et s’occupait de sa salle ; après midi il se rendait en tramway à l’autre hôpital, où il faisait des autopsies. Sa clientèle personnelle était nulle ; elle ne rapportait que quelque cinq cents roubles par an. C’est tout. Que peut-on encore dire de lui ?

Cependant Ôlga Ivânovna, ses amis et ses bonnes connaissances, n’étaient pas des gens tout à fait ordinaires. Chacun d’eux était remarquable en quelque chose et un peu connu ; chacun avait déjà un nom et était regardé comme une célébrité, ou s’il n’était pas encore connu, il donnait de brillantes espérances : c’était un artiste dramatique, d’un talent depuis longtemps reconnu, homme élégant, intelligent, modeste, et très bon conférencier, qui avait enseigné la diction à Ôlga Ivânovna ; c’était un chanteur de l’Opéra, un gros bon vivant, qui assurait Ôlga Ivânovna qu’elle se perdait, car, si elle n’avait pas été paresseuse et s’était prise en main, elle aurait été une cantatrice remarquable ; puis c’était plusieurs peintres et, à leur tête, le genriste, paysagiste et animalier Riabôvski, très beau jeune homme blond de vingt-cinq ans, qui avait eu du succès à ses expositions et avait vendu son dernier tableau cinq cents roubles ; il corrigeait les études d’Ôlga Ivânovna et disait qu’elle pourrait peut-être faire quelque chose. Puis c’était un violoncelliste dont l’instrument pleurait, et qui convenait sincèrement que, de toutes les femmes qu’il connaissait, seule Ôlga Ivânovna savait accompagner. Et c’était un homme de lettres, jeune et déjà connu, qui écrivait des récits, des pièces et des contes. Qui encore ? C’était encore Vassîli Vassîliévitch, gentilhomme, propriétaire rural, illustrateur-dilettante et vignettiste, qui connaissait bien le vieux style russe, les légendes et l’épopée ; il dessinait littéralement des merveilles sur le papier, la porcelaine et les assiettes… Au milieu de cette société artistique, libre d’elle-même et gâtée par le sort, délicate et discrète, il est vrai, mais qui ne se souvenait de l’existence des docteurs qu’en cas de maladie, et pour laquelle le nom de Dymov sonnait aussi indifféremment que Sîdorov ou que Tarâssov, au milieu de cette société, Dymov semblait étranger, un homme de trop et tout petit, bien qu’il fût grand et large d’épaules. Il semblait qu’il portât un habit emprunté et une barbe de commis ; pourtant, s’il eût été écrivain ou peintre, on aurait dit que sa barbe rappelait celle de Zola.

L’artiste disait à Ôlga Ivânovna qu’avec ses cheveux lin et sa parure de mariée, elle ressemblait beaucoup à un cerisier quand, au printemps, il est tout couvert de fines fleurs blanches.

– Non, écoutez, lui dit Ôlga Ivânovna, en le prenant par la main, écoutez comment cela est arrivé ! Il faut vous dire que mon père travaillait dans le même hôpital que Dymov. Quand mon pauvre père tomba malade, Dymov le veilla jour et nuit. Quel dévouement ! Écoutez, Riabôvski… Et vous, l’écrivain, écoutez aussi, c’est très intéressant… Approchez-vous. Quel dévouement, quelle sincère sympathie ! Je veillais moi aussi et me tenais près de mon père, et tout d’un coup, bonjour, j’ai vaincu le beau jeune homme ! Mon Dymov était pris jusqu’aux oreilles. Vraiment, la destinée est bizarre. À la mort de mon père, il vint quelquefois chez moi ; nous nous rencontrions dans la rue, et par un beau soir, tout à coup, boum ! il m’a fait sa demande. Ça m’est tombé comme de la neige sur la tête. Je pleurai toute la nuit et devins infernalement amoureuse. Et ainsi, vous le voyez, je suis devenue son épouse. N’est-ce pas qu’il y a en lui quelque chose de fort, de puissant, d’ours ? Sa figure est tournée maintenant de trois quarts et mal éclairée ; mais, quand il se retournera, regardez son front. Riabôvski, que direz-vous de ce front ?… Dymov, nous parlons de toi ! cria-t-elle à son mari ; viens ici ; tends ta main loyale à Riabôvski. Soyez amis.

Dymov, souriant débonnairement et naïvement, tendit sa main à Riabôvski et lui dit :

– Enchanté ! Un certain Riabôvski a fini la médecine en même temps que moi. N’est-ce pas un de vos parents ?





II



Ôlga Ivânovna avait vingt-deux ans ; Dymov en avait trente et un. Après leur mariage, ils vécurent en bons termes, Ôlga Ivânovna recouvrit entièrement de ses études et de celles des autres, encadrées ou non, les murs du salon, et elle arrangea près du piano et des meubles un agréable encombrement de parasols, de chevalets, de chiffons versicolores, de poignards, de petits bustes et de photographies… Elle colla aux murs de la salle à manger des gravures populaires, y pendit des sandales de tille, une serpe ; elle mit dans un coin une faux et des râteaux, et cela fit une salle à manger de style russe. Dans la chambre à coucher, pour qu’elle ressemblât à une grotte, elle tendit le plafond et les murs de drap sombre. Elle suspendit au-dessus du lit une lanterne vénitienne, et elle mit près de la porte une statue avec une hallebarde.

Et tous trouvaient que les jeunes mariés avaient un joli nid.

Chaque jour, levée vers les onze heures, Ôlga Ivânovna jouait du piano ou, s’il faisait du soleil, elle peignait quelque chose. Puis, vers une heure, elle allait chez sa couturière. Comme Dymov et elle avaient très peu d’argent, juste de quoi joindre les deux bouts, elle et sa couturière pour qu’elle se montrât souvent dans des robes nouvelles et éblouît par ses toilettes, devaient recourir à la ruse. Souvent, d’une vieille robe teinte, de morceaux de tulle, de soie ou de peluche, ne valant rien, sortaient de véritables chefs-d’œuvre, quelque chose de ravissant ; non pas une robe, mais un rêve.

De chez la couturière, Ôlga Ivânovna allait ordinairement chez quelque actrice de sa connaissance pour apprendre les nouvelles théâtrales, et solliciter à propos un billet pour une première ou pour un bénéfice. De chez l’actrice, il fallait aller à l’atelier d’un peintre ou à une exposition de tableaux, puis chez quelque célébrité pour l’inviter ou lui rendre visite, ou simplement pour bavarder.

Et, partout, on accueillait Ôlga Ivânovna gaiement et amicalement. Partout on l’assurait qu’elle était bonne, charmante et rare… Ceux qu’elle appelait célébrités et qualifiait de grands, la recevaient comme une des leurs, comme une égale, et lui prédisaient, d’une voix, qu’avec ses talents, son goût et son esprit, si elle ne se dispersait pas, elle ferait quelque chose de remarquable. Elle chantait, jouait du piano, peignait, modelait, figurait dans les spectacles d’amateurs, et tout cela, non pas n’importe comment, mais avec talent. Fît-elle des lanternes pour des illuminations, s’habillât-elle, attachât-elle une cravate à quelqu’un, tout était extraordinairement artistique, gracieux et joli…

Mais nulle part son talent ne s’exprimait aussi brillamment que dans son art de faire intime connaissance et de se lier avec les célébrités. Quelqu’un devenait-il connu, si peu que ce fût, et faisait-il parler de lui, vite elle nouait connaissance avec lui, devenait son amie et l’invitait chez elle. Chaque connaissance nouvelle était pour elle une véritable fête. Elle adorait les gens célèbres, s’en enorgueillissait et les voyait chaque nuit en rêve. Elle avait soif de célébrité et ne parvenait pas à en étancher sa soif. Les vieux s’en allaient, et elle les oubliait ; des nouveaux venaient les remplacer, et à ceux-là elle s’habituait vite aussi ou s’en désillusionnait vite ; et elle commençait avidement à en chercher d’autres, de nouveaux grands hommes ; elle les trouvait et en cherchait encore… Pourquoi cela ?

Elle dînait vers cinq heures à la maison avec son mari dont la simplicité, le bon sens et la bonté la plongeaient dans l’humilité et le ravissement. Elle se levait à chaque instant, étreignait brusquement sa tête et la couvrait de baisers.

– Dymov, disait-elle, tu es un homme intelligent et noble, mais tu as un très grand défaut : tu ne t’intéresses pas du tout à l’art ; tu nies la musique et la peinture.

– Je ne les comprends pas, disait-il modestement ; je me suis occupé toute ma vie de sciences naturelles et de médecine, et n’ai pas eu le temps de m’occuper d’art.

– Mais c’est horrible, Dymov !

– Pourquoi donc ? Tes connaissances ignorent les sciences naturelles et la médecine, et tu ne le leur reproches pas ; chacun son métier. Je ne comprends rien aux paysages, ni aux opéras, mais je pense que si des gens intelligents y consacrent toute leur vie, et que si d’autres gens intelligents y sacrifient beaucoup d’argent, c’est qu’on en a besoin. Je ne comprends pas ; mais ne pas comprendre ne veut pas dire rejeter.

– Donne que je serre ton honnête main !…

Après dîner, Ôlga Ivânovna allait chez ses connaissances, puis au théâtre et au concert ; et elle revenait à la maison après minuit. Ainsi chaque jour.

Le mercredi soir, elle recevait. La maîtresse de maison et ses invités ne jouaient pas aux cartes et ne dansaient pas ; ils se complaisaient à différents arts. L’artiste dramatique déclamait ; le chanteur chantait ; le peintre dessinait dans les albums dont Ôlga Ivânovna avait un très grand nombre ; le violoncelliste jouait, et la maîtresse de maison elle-même dessinait, modelait, chantait et accompagnait. Dans les intervalles, on parlait et on discutait littérature, théâtre, peinture. Il n’y avait pas de dames parce qu’Ôlga Ivânovna regardait toutes les femmes, sauf les actrices et sa couturière, comme tristes et banales. Aucune soirée ne se passait sans que la maîtresse de maison ne tressaillît à chaque coup de sonnette et ne dît avec une expression triomphale : « C’est lui… »

Elle entendait par le mot « lui » quelque nouvelle célébrité qu’elle avait invitée. Dymov n’était pas au salon et personne ne se rappelait son existence. Mais à onze heures et demie juste, la porte de la salle à manger s’ouvrait ; Dymov apparaissait, et disait avec son sourire débonnaire et modeste, en se frottant les mains :

– Messieurs, je vous prie de venir souper.

Tous passaient à la salle à manger et voyaient chaque fois les mêmes mets sur la table : un plat d’huîtres, un morceau de jambon ou de veau, des sardines, du fromage, du caviar, des cèpes, de la vodka, et deux carafes de vin.

– Mon cher maître d’hôtel, disait Ôlga Ivânovna en levant ses bras, tu es simplement ravissant ! Messieurs, regardez son front ! Dymov, mets-toi de profil. Messieurs, regardez : une tête de tigre du Bengale, et l’expression bonne et charmante d’un cerf. Oh mon chéri !

Les invités mangeaient et pensaient en regardant Dymov : « En effet, c’est un bon garçon. » Mais ils l’oubliaient bientôt et continuaient à parler de théâtre, de musique et de peinture.

Les jeunes mariés étaient heureux, et leur vie coulait douce. Pourtant la troisième semaine de leur lune de miel ne passa pas tout à fait joyeuse et fut même triste. Dymov attrapa à l’hôpital un érésipèle, resta six jours au lit et dut couper ras ses beaux cheveux noirs. Ôlga Ivânovna restait assise à côté de lui et pleurait amèrement. Mais quand il se sentit mieux, elle mit un petit mouchoir blanc sur sa tête rasée et se mit à peindre d’après lui un bédouin. Et tous deux étaient gais.

Trois jours après, lorsque, guéri, il retourna à l’hôpital, il lui arriva un nouveau mécompte.

– Je n’ai pas de chance, petite maman, lui dit-il une fois à dîner ; j’ai eu aujourd’hui quatre autopsies et me suis coupé deux doigts ; et je ne m’en suis aperçu qu’à la maison.

Ôlga Ivânovna s’effraya. Il sourit et dit que ce n’était rien et qu’il lui arrivait souvent de se faire des coupures pendant les autopsies.

– Je me prends à mon travail, petite maman, et je deviens distrait.

Ôlga Ivânovna s’attendait à une infection cadavérique et pria Dieu les nuits ; mais tout se passa heureusement.

Et de nouveau coula une vie paisible, béate, sans chagrins, ni soucis. Le présent était beau et le printemps venait, souriant de loin et promettant mille joies. Le bonheur n’aurait pas de fin… En avril, mai, juin, une maison de campagne loin de la ville. Des promenades, des études, la pêche, les rossignols, et puis, de juillet à l’automne, un voyage de peintres sur le Volga, Ôlga Ivânovna, comme membre perpétuel de la Société{13}, y prendrait part. Elle s’était déjà fait faire deux costumes de voyage en coutil, avait acheté des couleurs, des pinceaux, de la toile, et une nouvelle palette. Riabôvski venait presque chaque jour voir les progrès qu’elle faisait en peinture. Quand elle lui montrait sa peinture, il enfonçait profondément ses mains dans ses poches, pinçait fortement les lèvres, reniflait et disait :

– Oui… Ce nuage crie ; il n’est pas éclairé comme il doit l’être le soir. Le premier plan est mâché et il y a, comprenez, quelque chose qui n’y est pas tout à fait… Et votre petite isba est étouffée par on ne sait quoi et piaule plaintivement… Il faudrait prendre ce coin plus obscurément… Mais en somme, pas mal du tout. Je vous loue.

Plus il parlait confusément, mieux Ôlga Ivânovna le comprenait.





III



Le lendemain de la Trinité{14}, après dîner, Dymov acheta des hors-d’œuvre et des bonbons et se rendit à la campagne chez sa femme. Il ne l’avait pas vue depuis deux semaines déjà et s’ennuyait beaucoup sans elle. Dans le voyage, et puis en cherchant la villa dans une grande clairière, il sentait continûment la faim et la fatigue, et songeait comme il allait souper en liberté avec sa femme et ensuite se coucherait. Il éprouvait de la joie en regardant son paquet contenant du caviar, du fromage, de l’esturgeon.

Quand il trouva et reconnut la villa, le soleil se couchait déjà. La vieille femme de chambre lui dit que madame n’était pas à la maison, mais qu’elle reviendrait bientôt. Il n’y avait que trois chambres dans la villa, très laide d’aspect, avec des plafonds bas, couverts de papier écolier, et des planchers raboteux et pleins de fentes. Dans l’une des chambres il y avait un lit. Dans l’autre, sur les chaises et sur l’appui des fenêtres, traînaient des toiles, des pinceaux, du papier gras, et des paletots et chapeaux d’hommes. Dans la troisième, Dymov trouva trois hommes inconnus. Deux d’entre eux étaient bruns et barbus ; le troisième, rasé et gros, était évidemment un acteur.

Le samovar bouillait sur la table.

– Que désirez-vous ? demanda l’acteur, d’une voix de basse, regardant Dymov sans affabilité ; vous avez besoin d’Ôlga Ivânovna ? Attendez, elle va revenir tout de suite.

Dymov s’assit et attendit. L’un des hommes bruns, l’air endormi et le regardant de travers, se versa du thé et lui demanda :

– Vous voulez peut-être du thé ?

Dymov voulait boire et manger, mais il refusa le thé pour ne pas se gâter l’appétit. Bientôt retentirent des pas et un rire connu ; la porte claqua, et Ôlga Ivânovna entra dans la chambre, en chapeau à larges bords, tenant une boîte à la main. Riabôvski, gai et les joues rouges, la suivait, portant un grand parasol et un pliant.

– Dymov ! s’écria Olga Ivânovna, et elle rougit de plaisir ; Dymov ! répéta-t-elle, en posant sur sa poitrine sa tête et ses deux mains. C’est toi ? Pourquoi n’es-tu pas venu depuis si longtemps ? Pourquoi ? Pourquoi ?

– Comment le pouvais-je, petite maman ? je suis toujours occupé, et, quand je suis libre, l’heure des trains ne va pas.

– Comme je suis contente de te voir ! J’ai rêvé à toi toute la nuit et je craignais que tu ne sois malade. Si tu savais comme tu es gentil, comme tu es arrivé à propos ! Tu seras mon sauveur ! Toi seul peux me sauver ! Il y aura demain ici, reprit-elle en riant et en nouant la cravate de son mari, un mariage très original. Un jeune télégraphiste de la gare se marie, un certain Tchikildiéiév. C’est un beau jeune homme, pas bête, et il y a dans sa figure quelque chose de fort, comme un ours… On peut d’après lui peindre un jeune Varègue. Nous tous, les gens des villas, lui portons intérêt et lui avons donné notre parole d’assister à son mariage. C’est un homme pauvre, isolé, timide ; c’eût été péché de lui refuser de l’intérêt. Après la messe aura lieu le mariage, puis tous se rendront à pied à la maison de la mariée… Tu comprends, une clairière, le chant des oiseaux, les taches du soleil, et nous tous comme des taches vives sur l’herbe. Très original. Dans le goût des impressionnistes français. Mais Dymov, demanda Ôlga Ivânovna en prenant une mine dolente, que mettrai-je pour aller à l’église ? Je n’ai rien ici ; rien à la lettre ! Ni robe, ni gants, ni fleurs… Il faut que tu me sauves ! Puisque tu es venu, le sort lui-même t’ordonne de me sauver ! Prends les clés, mon chéri ; va à la maison et cherche dans l’armoire ma robe rose. Tu te rappelles, elle est pendue la première… Puis dans le débarras, à droite, par terre, tu verras des cartons. Quand tu ouvriras le premier, tu y trouveras du tulle, beaucoup de tulle, et différents chiffons, et, dessous, des fleurs. Sors prudemment toutes les fleurs ; tâche, mon chéri, de ne pas les chiffonner ; je choisirai après… Et tu m’achèteras des gants.

– Bien, dit Dymov, j’irai demain et je t’enverrai cela.

– Demain ! s’écria Olga Ivânovna, le regardant avec étonnement ; quand auras-tu le temps demain ? Demain, le premier train part à neuf heures, et le mariage est à onze. Non, mon chéri, il me faut cela aujourd’hui ; absolument aujourd’hui ! Si tu ne peux pas revenir demain, envoie-moi un commissionnaire. Allons, pars vite… Le train de voyageurs va arriver à l’instant ; ne sois pas en retard, mon âme !

– Bon.

– Ah ! comme il est dommage de te laisser partir ! dit Ôlga Ivânovna, et les larmes lui vinrent aux yeux ; pourquoi, sotte que je suis, ai-je donné ma parole au télégraphiste !

Dymov but rapidement un verre de thé, prit un craquelin et se rendit à la gare, en souriant doucement. Le caviar, le fromage et l’esturgeon furent mangés par les deux hommes bruns et le gros acteur.





IV



Par une nuit calme et claire de juillet, Ôlga Ivânovna était sur le pont d’un des bateaux du Volga et regardait tantôt l’eau, tantôt les rives. Près d’elle, Riabôvski lui disait que, sur l’eau, les ombres noires ne sont pas des ombres, mais un songe, et qu’en voyant cette eau magique, à reflets fantastiques, en voyant le ciel sans fond et les rives tristes et mélancoliques, qui parlent de la futilité de notre vie et de l’existence de quelque chose de plus élevé, de divin, il serait bon de s’oublier, de mourir, de devenir un souvenir… Le passé est banal et pas intéressant ; l’avenir est médiocre ; et cette magnifique et unique nuit finira bientôt, se fondra dans l’éternité ; pourquoi donc vivre ?

Olga Ivânovna écoutait tantôt la voix de Riabôvski, tantôt le calme de la nuit ; et elle songeait qu’elle était immortelle et jamais ne mourrait.

La couleur turquoise de l’eau, qu’elle n’avait jamais vue précédemment, le ciel, les rives, les ombres sombres, et une joie irraisonnée qui remplissait son âme, lui disaient qu’elle deviendrait une grande artiste et que, quelque part au loin, par delà la nuit claire, dans un espace indéfini, le succès, la gloire et l’amour des peuples l’attendaient… Quand elle regardait longtemps au loin fixement, elle voyait des foules, des lumières ; elle entendait les sons de la musique, des cris d’enchantement. Elle était en robe blanche et des fleurs tombaient sur elle de tous côtés. Elle songeait aussi qu’à côté d’elle, accoudé à la rampe, se trouvait un vrai grand homme, un génie, un élu de Dieu… Tout ce qu’il a créé jusqu’à présent est beau, nouveau, extraordinaire ; et ce qu’il créera avec le temps, quand, avec la virilité, croîtra son rare talent, sera saisissant, démesurément élevé ; cela se connaît à sa figure, à sa façon de s’exprimer et à sa manière de se comporter avec la nature. Il parle des ombres, des tons du soir, de l’éclat de la lune avec une langue à lui, de telle sorte que l’on sent involontairement le charme de son pouvoir sur la nature. Il est très beau lui-même, original, et sa vie indépendante, libre, dépourvue de tout souci d’existence ressemble à la vie des oiseaux.

– Il commence à faire frais, dit Ôlga Ivânovna, frissonnant.

Riabôvski l’enveloppa de sa cape et dit plaintivement :

– Je me sens en votre pouvoir, je suis un esclave. Pourquoi êtes-vous aujourd’hui si captivante ?

Il la regardait sans cesse, sans en détacher les yeux, et ses yeux étaient étranges ; elle avait peur de le regarder.

– Je vous aime follement, murmura-t-il, respirant sur sa joue. Dites-moi un mot et je ne vivrai plus ; j’abandonnerai l’art, dit-il avec une grande agitation ; aimez-moi, aimez-moi !…

– Ne parlez pas ainsi, dit Ôlga Ivânovna, fermant les yeux ; cela me fait peur. Et Dymov ?

– Dymov ? Pourquoi parler de Dymov ? Qu’ai-je à faire de Dymov ? Voyez le Volga, la lune, la beauté, mon amour, mon extase ; il n’y a pas de Dymov… Ah ! je ne sais rien ! Je n’ai pas besoin du passé ; donnez-moi un instant, une minute !…

Le cœur d’Ôlga Ivânovna battit. Elle voulait penser à son mari ; mais tout son passé, avec son mariage, Dymov, et ses soirées, lui semblait mesquin, nul, sombre et inutile, et lointain… En effet, pourquoi songer à Dymov ? Qu’avait-elle à se soucier de lui ? Existait-il en réalité, et était-il autre chose qu’un songe ?

« C’est déjà bien assez pour lui, homme simple et ordinaire, du bonheur qu’il a reçu, pensa-t-elle en se couvrant le visage de ses mains. Que je sois jugée là-bas, que je sois maudite, mais en dépit de tout, je vais me perdre ; je vais me perdre à l’instant. Dans la vie, il faut tout connaître. Mon Dieu, que c’est effrayant et bon ! »

– Eh bien ? murmura le peintre en l’étreignant et baisant avidement les mains avec lesquelles elle essayait faiblement de l’éloigner ; tu m’aimes ? Oui ? oui ? Oh ! quelle nuit ! Merveilleuse nuit !

– Oui, quelle nuit ! murmura-t-elle, en le regardant dans ses yeux, brillants de larmes ; puis elle regarda rapidement autour d’elle, l’étreignit et le baisa fortement sur les lèvres.

– On approche de Kinéchma ! dit quelqu’un de l’autre côté du pont.

Des pas lourds retentirent. C’était le garçon qui passait.

– Écoutez, lui dit Ôlga Ivânovna, pleurant et riant de bonheur, apportez-nous du vin.

Le peintre, pâle d’émotion, s’assit sur le banc, regarda Ôlga Ivânovna avec des yeux amoureux et reconnaissants ; puis il ferma les yeux et dit, en souriant avec langueur :

– Je suis fatigué !

Et il appuya sa tête contre la rampe.





V



Le 2 septembre, la journée était chaude et calme, mais sombre. De grand matin un léger brouillard errait sur le Volga. La pluie commença à tomber après neuf heures. Et aucun espoir que le ciel s’éclaircît.

Au moment du thé, Riabôvski avait dit à Ôlga Ivânovna que la peinture est l’art le plus ingrat et le plus triste, qu’il n’était pas un peintre, que seuls les imbéciles croyaient qu’il avait du talent, et tout à coup, sans rime, ni raison, il prit un couteau et lacéra sa meilleure étude. Après le thé, il resta assis, sombre, à la fenêtre, regardant le Volga. Le fleuve n’avait plus de reflets ; il était terne, mat et froid. Tout, tout rappelait l’approche de l’automne, angoissant et morne. Et il semblait que les somptueux tapis verts des rives, que les reflets diamantés des rayons, que le lointain azuré, transparent, et que tout ce décor d’élégance et de parade, la nature les avait maintenant retirés, et enfermés dans des malles jusqu’au printemps prochain. Les corbeaux volaient autour du Volga et semblaient le taquiner et lui dire : « Tu es nu ! nu ! » Riabôvski écoutait leur croassement et pensait qu’il était déjà fini et avait perdu son talent ; que tout dans ce monde est conditionnel, relatif et bête ; et qu’il n’aurait pas fallu se lier avec cette femme. Bref, il était de mauvaise humeur et s’ennuyait.

Ôlga Ivânovna était assise sur son lit, derrière la cloison, et touchait de ses doigts ses beaux cheveux couleur de lin. Elle s’imaginait tantôt être dans son salon, tantôt dans sa chambre à coucher, tantôt dans le cabinet de son mari. Son imagination la transportait au théâtre, chez la couturière, chez ses amis célèbres ; que font-ils maintenant ? Pensent-ils à elle ? La saison était déjà commencée, et il était temps de songer à ses soirées. Et Dymov ? Le cher Dymov ? Comme il la priait doucement et naïvement, dans ses lettres, à la manière d’un enfant, de revenir vite ! Il lui envoyait chaque mois soixante-quinze roubles, et quand elle lui avait écrit qu’elle devait cent roubles aux peintres, il avait envoyé aussi ces cent roubles. Quel homme bon et magnifique ! Le voyage avait fatigué Ôlga Ivânovna ; elle s’ennuyait ; elle voulait quitter au plus vite les moujiks, l’humidité de la rivière, et se débarrasser de la sensation de malpropreté qu’elle éprouvait sans cesse en habitant des isbas de paysans et en errant de village en village. Si Riabôvski n’avait pas donné à ses confrères sa parole d’honneur de rester avec eux jusqu’au 20 septembre, on eût pu partir le jour même. Comme c’eût été bien !…

– Mon Dieu, gémit Riabôvski, quand donc y aura-t-il du soleil ? Je ne puis pas, sans soleil, finir un paysage ensoleillé !

– Mais tu as une étude sous un ciel de nuages, lui dit Ôlga Ivânovna, sortant de derrière la cloison. Te rappelles-tu ? Il y a à droite un bois et, à gauche, un troupeau de vaches et des oies. Tu pourrais la finir à présent.

– Ah ! grinça le peintre, la finir ! Pensez-vous que je sois bête au point de ne pas savoir ce que je dois faire !

– Comme tu as changé envers moi ! soupira Ôlga Ivânovna.

– Allons, c’est très bien !

La figure d’Ôlga Ivânovna trembla ; elle alla vers le poêle et pleura.

– Il ne manquait que les larmes. Cessez ! J’ai mille raisons pour pleurer, et pourtant je ne pleure pas.

– Mille raisons ! dit Ôlga Ivânovna, éclatant. La principale est que je vous pèse déjà. Oui, dit-elle en sanglotant, s’il faut dire la vérité, vous avez honte de notre amour ; vous faites toujours en sorte que les peintres ne le remarquent pas, bien qu’on ne puisse pas le cacher, et que tout leur soit connu depuis longtemps.

– Ôlga, dit le peintre suppliant, mettant la main sur son cœur, je vous demande une chose, une seule : ne me tourmentez pas ! De vous, je n’ai plus besoin de rien !

– Jurez-moi que vous m’aimez encore !

– C’est torturant ! dit le peintre entre les dents, en se levant ; je finirai par me jeter dans le Volga, ou je deviendrai fou ! Laissez-moi !

– Alors tuez-moi, cria Ôlga Ivânovna, tuez-moi !

Elle sanglota de nouveau et retourna derrière la cloison. La pluie tombait sur le toit de chaume. Riabôvski se prit la tête et marcha de long en large ; puis, avec une mine déterminée, comme s’il voulait prouver quelque chose à quelqu’un, il prit sa casquette, mit son fusil en bandoulière et sortit de l’isba.

Après son départ, Ôlga Ivânovna resta longtemps couchée sur le lit et pleura. D’abord elle pensa qu’il serait bon de s’empoisonner pour que Riabôvski la trouvât morte ; puis elle s’envola en pensée dans son salon, dans le cabinet de son mari, et s’imagina qu’elle restait assise immobile près de Dymov et se délectait de repos physique et de propreté ; puis elle était le soir au théâtre et entendait Mazzini. Et la nostalgie de la vie civilisée, du bruit de la ville et des hommes célèbres lui serra le cœur. La paysanne entra dans l’isba et se mit, sans se presser, à allumer le feu pour faire le dîner. Cela sentit le charbon, et l’air bleuit de fumée. Les peintres rentrèrent avec leurs bottes sales et la figure mouillée par la pluie. Ils examinaient leurs études et disaient pour se consoler que le Volga, même par le mauvais temps, avait son charme. Et sur le mur la pendule bon marché faisait : tic-tac-tic-tac. Les mouches, transies, s’étaient amassées dans le coin, près des Images, et elles bourdonnaient. On entendait les cafards courir dans les gros cartons, sous les bancs…

Riabôvski revint à la maison quand le soleil se couchait. Il jeta sa casquette sur la table et, pâle, exténué, les bottes sales, il s’affaissa sur le banc et ferma les yeux.

– Je suis fatigué, dit-il, et il remua les sourcils, tâchant d’ouvrir les yeux.

Pour se caresser à lui et lui montrer qu’elle n’était pas fâchée, Ôlga Ivânovna s’approcha, l’embrassa en silence et passa le peigne dans ses cheveux blonds ; elle voulut le peigner.

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il tressaillant, comme si quelque chose de froid l’eût touché ; et il ouvrit les yeux. Qu’est-ce qu’il y a ? Laissez-moi en paix, je vous prie !

Il la repoussa et s’éloigna, et il lui sembla que sa figure exprimait le dégoût et le dépit.

En ce moment, la paysanne lui apportait prudemment une assiette de soupe aux choux qu’elle tenait des deux mains, et Ôlga Ivânovna vit ses pouces tremper dans le bouillon. Et la femme sale, au ventre tendu, et la soupe aux choux, que Riabôvski se mit à manger avidement, et l’isba, et toute cette vie, qu’elle avait d’abord aimée pour sa simplicité, lui semblaient maintenant affreuses.

Elle se sentit tout à coup offensée, et dit froidement :

– Il faut que nous nous séparions pour un temps ; sans cela nous pourrions, par ennui, nous disputer sérieusement. Cela m’énerve. Je partirai aujourd’hui.

– De quelle manière ? À cheval sur un bâton ?

– C’est jeudi ; le bateau arrivera à neuf heures et demie…

– Ah ! oui ?… Alors, bien, pars, dit Riabôvski doucement, en s’essuyant avec l’essuie-mains, en guise de serviette ; c’est triste pour toi ici, et tu n’as rien à y faire ; il faudrait être un grand égoïste pour te retenir. Pars ; nous nous retrouverons après le 20.

Ôlga Ivânovna fit gaîment ses paquets, et ses joues rosirent de plaisir. Était-il vrai, songeait-elle, qu’elle écrirait bientôt dans son salon, qu’elle dormirait dans sa chambre, qu’elle dînerait sur une nappe ?

Son cœur s’allégea, elle ne fut plus fâchée.

– Je te laisse les pinceaux et les couleurs, Riâbouchka{15}, dit-elle. Tu rapporteras ce qui restera. Allons ! sans moi ne fais pas le paresseux ; ne t’ennuie pas ; travaille ! Tu es un brave, mon Riâbouchka.

À dix heures, en façon d’adieu, Riabôvski l’embrassa, pour ne pas, elle le pensa, l’embrasser devant les peintres ; et il l’accompagna à l’embarcadère. Le bateau arriva bientôt et l’emmena.

Elle arriva à la maison deux jours et demi plus tard. Sans ôter son chapeau et son manteau, émue et essoufflée, elle passa au salon, et de là dans la salle à manger. Dymov, en manches de chemise, le gilet déboutonné, était à table et aiguisait son couteau à une fourchette ; il y avait une gelinotte sur son assiette.

En entrant dans son appartement, Ôlga Ivânovna était convaincue qu’il fallait tout cacher à son mari et qu’elle aurait assez de savoir et de force pour le faire. Mais en voyant son large sourire, doux et heureux, ses yeux brillants et gais, elle sentit que dissimuler avec cet homme était aussi lâche, répugnant, impossible, et au-dessus de ses forces, que de calomnier, voler ou tuer. Et en un clin d’œil, elle décida de lui dire tout ce qui était arrivé. S’étant laissée embrasser, elle se mit à genoux devant lui et cacha son visage.

– Qu’y a-t-il, petite maman ? lui demanda-t-il avec tendresse ; tu t’es ennuyée ?

Elle leva sur lui sa figure rouge de honte et le regarda suppliante ; mais la peur et la honte l’empêchèrent de parler.

– Rien… dit-elle. C’est une idée que j’ai eue…

– Asseyons-nous, dit-il en la relevant, et la faisant mettre à table. Alors te voilà !… Mange la gelinotte ! Tu as faim, pauvrette…

Elle aspirait avidement l’air natal ; elle mangea la gelinotte, et lui la regardait avec douceur et riait joyeusement.





VI



Au milieu de l’hiver, Dymov, manifestement, se douta qu’il était trompé. Comme si sa conscience n’eût pas été pure, il ne pouvait plus regarder sa femme droit dans les yeux ; il ne souriait plus joyeusement en la rencontrant, et pour rester moins longtemps seul avec elle, il amenait souvent dîner avec lui son confrère Korostéliov, petit homme aux cheveux ras et à la figure fripée, qui, quand il causait avec Olga Ivânovna, déboutonnait, en raison de son trouble, tous les boutons de son veston, puis les reboutonnait ; puis il se pinçait de la main droite la moustache gauche. À dîner, les deux docteurs disaient qu’avec une haute position du diaphragme il peut y avoir des battements irréguliers du cœur et que l’on avait constaté ces temps derniers des cas nombreux de polynévrites, ou que, la veille, Dymov, ayant autopsié un cadavre, portant le diagnostic « anémie maligne », avait trouvé un cancer du pancréas. Et il semblait que tous deux ne tenaient une conversation médicale que pour donner à Ôlga Ivânovna la possibilité de se taire, c’est-à-dire de ne pas mentir. Après dîner Korostéliov se mettait au piano, et Dymov, soupirant, lui disait :

– Ah ! frère, joue-moi quelque chose de triste !

Levant les coudes et écartant largement les doigts, Korostéliov plaquait quelques accords et se mettait à chanter d’une voix de ténor :

Indique-moi la contrée où le moujik russe ne gémit pas{16}.

Dymov soupirait encore, appuyait la tête sur son poing et devenait pensif.

Ôlga Ivânovna se conduisait les derniers temps de façon très imprudente. Elle se réveillait de mauvaise humeur, avec l’idée qu’elle n’aimait plus Riabôvski et que, Dieu merci, tout en était fini avec lui. Puis, après avoir pris son café, elle considérait que Riabôvski lui avait fait perdre son mari et qu’elle restait sans l’un, ni l’autre. Elle se souvenait de ce que disaient leurs connaissances, que Riabôvski préparait pour l’exposition quelque chose de sensationnel, un mélange de paysage et de genre, dans le goût de Poliénov, ce dont tous ceux qui visitaient son atelier étaient ravis. Elle pensait qu’il avait fait cela sous son influence et que, sous son influence, il avait beaucoup évolué en mieux. Cette influence lui était si bienfaisante et si essentielle que, si elle le quittait, il pourrait bien se perdre. Et elle se rappelait que la dernière fois, chez elle, il avait une redingote grise mouchetée et une cravate neuve ; et il lui avait demandé avec langueur s’il était beau ? Et en effet avec son élégance, ses longues boucles de cheveux et ses yeux bleu clair, il était très beau (ou cela lui avait paru ainsi), et il avait été gentil avec elle.

Après s’être souvenue de beaucoup de choses, Ôlga Ivânovna s’habillait et s’en allait pleine d’émotion à l’atelier de Riabôvski. Elle le trouvait gai, et enchanté de son tableau, qui était vraiment magnifique. Il sautait, faisait le fou et répondait par des plaisanteries aux questions sérieuses. Ôlga Ivânovna était jalouse du tableau et le détestait, mais, par politesse, elle restait cinq minutes silencieuse devant lui, et, soupirant comme on soupire devant une divinité, elle disait bas :

– Oui, tu n’as encore jamais rien peint de pareil ; sais-tu, c’est même prodigieux.

Puis elle commençait à le supplier de l’aimer, de ne pas la quitter, d’avoir pitié d’elle, pauvre et malheureuse. Elle pleurait, lui baisait les mains, exigeait qu’il lui jurât son amour, lui prouvait que sans sa bonne influence, il dévierait du bon chemin et se perdrait. Et après avoir gâté la bonne humeur du peintre, et se sentant humiliée, elle s’en allait chez sa couturière ou chez une actrice de ses connaissances pour demander quelque billet…

Si elle ne le trouvait pas à son atelier, elle laissait un mot à Riabôvski où elle jurait, que, s’il ne venait pas chez elle dans la journée, elle s’empoisonnerait. Il prenait peur, venait, et restait à dîner. Sans être gêné par la présence de son mari, il lui disait des grossièretés, et elle lui répondait de même. Ils sentaient qu’ils se pesaient l’un à l’autre, qu’ils étaient l’un pour l’autre des ennemis et des tyrans, et ils se courrouçaient ; et ils ne remarquaient pas, dans leur colère, qu’ils étaient tous deux inconvenants, et que, même Korostéliov aux cheveux ras, comprenait tout. Après dîner, Riabôvski se dépêchait de prendre congé et de partir.

– Où allez-vous ? lui demandait Ôlga Ivânovna dans l’antichambre, en le regardant avec haine.

Fronçant les sourcils et fermant à demi les yeux, il nommait quelque dame, leur connaissance commune, et il était visible qu’il se moquait de sa jalousie et voulait la taquiner. Elle allait dans sa chambre à coucher et se mettait au lit. De jalousie, de dépit, ou du sentiment d’humiliation et de honte, elle mordait son oreiller et commençait à pleurer tout haut. Dymov laissait Korostéliov au salon, entrait dans la chambre à coucher, et confus, navré, il lui disait doucement :

– Ne pleure pas tout haut, petite maman. Pourquoi pleurer ? Il faut se taire… Il ne faut pas laisser voir… Ce qui est arrivé, tu sais, est irréparable.

Ne sachant comment calmer sa lourde jalousie, qui lui faisait battre les tempes, et croyant qu’on pouvait encore arranger les choses, elle se lavait, poudrait sa figure bouffie de larmes, et filait chez la dame qu’elle connaissait.

N’y trouvant pas Riabôvski, elle allait chez une autre dame, puis chez une troisième… Elle en avait eu honte d’abord ; mais elle s’y habitua, et il arrivait que, dans une même soirée, elle visitait toutes les dames de leur connaissance pour retrouver Riabôvski ; et toutes comprenaient.

Une fois elle dit à Riabôvski, à propos de son mari :

– Cet homme m’accable de sa magnanimité !

Cette phrase lui plut tant que, rencontrant les peintres, qui connaissaient son roman avec Riabôvski, elle la répétait chaque fois en faisant un geste énergique.

L’ordre de leur vie était le même que l’année passée. Le mercredi il y avait soirée. L’artiste déclamait, les peintres dessinaient, le violoncelliste jouait, le chanteur chantait, et à onze heures et demie, sans modification, la porte de la salle à manger s’ouvrait, et Dymov, souriant, disait :

– Je vous prie, messieurs, de venir manger !

Comme par le passé, Olga Ivânovna cherchait des grands hommes, les trouvait, ne s’en contentait pas, et en cherchait de nouveaux. Comme par le passé, elle rentrait tard dans la nuit à la maison, mais Dyrnov ne dormait plus comme l’année passée ; il était assis dans son cabinet et travaillait. Il se couchait à trois heures et se levait à huit.

Une fois, comme elle s’apprêtait à aller au théâtre et était devant la glace, Dymov entra dans la chambre à coucher en habit et cravate blanche ; il souriait doucement et, comme jadis, regardait sa femme droit dans les yeux ; sa figure rayonnait :

– Je viens de passer ma thèse, dit-il, en s’asseyant et se frottant les genoux.

– Tu as réussi ? demanda Olga Ivânovna.

– Si j’ai réussi ! dit-il, en riant – et il allongea le cou pour voir dans la glace la figure de sa femme, qui, lui tournant le dos, arrangeait sa coiffure. – Oho !… Sais-tu, il se peut qu’on m’offre de faire un cours libre sur la pathologie générale. On le sent venir.

On voyait à sa figure béate et rayonnante que si Ôlga Ivânovna avait partagé sa joie et son triomphe, il lui aurait tout pardonné dans le présent et l’avenir, et il aurait tout oublié ; mais elle ne comprit ni ce que c’était que faire un cours libre, ni ce que c’est la pathologie générale. Elle craignait, de plus, d’arriver au théâtre en retard, et elle ne dit rien.

Il resta assis dix minutes, sourit d’un air coupable et sortit.





VII



Ce fut une journée mouvementée.

Dymov avait un fort mal de tête ; le matin, il ne prit pas de thé, n’alla pas à l’hôpital et resta étendu tout le temps dans son cabinet, sur le divan. Comme de coutume, Ôlga Ivânovna se rendit vers une heure chez Riabôvski pour lui montrer son étude de nature morte, et pour lui demander pourquoi il n’était pas venu la veille. L’étude lui semblait médiocre ; elle ne l’avait peinte que pour avoir un prétexte supplémentaire pour aller chez le peintre.

Elle entra chez lui sans sonner, et, tandis qu’elle quittait ses caoutchoucs dans l’antichambre, elle entendit que quelque chose courait doucement dans l’atelier, froufroutant comme une robe de femme, et, quand elle se hâta de regarder dans l’atelier, elle ne vit qu’un bout de jupe marron qui disparut instantanément derrière le grand tableau couvert, ainsi que le chevalet, d’un calicot noir qui traînait jusqu’à terre. Il n’y avait pas à douter que ce fût une femme qui se cachait. Combien souvent Ôlga Ivânovna, elle-même, avait trouvé un refuge derrière ce tableau !…

Riabôvski visiblement très troublé, et comme étonné de sa venue, tendit ses deux mains et dit avec un sourire contraint :

– Ah ! très heureux de vous voir ! Que dites-vous de bon ?

Les yeux d’Ôlga Ivânovna se remplirent de larmes. Elle avait honte, débordait d’amertume et n’aurait pas consenti pour un million à parler devant une inconnue, sa rivale, une menteuse, cachée derrière le tableau, et qui riait probablement avec une maligne joie.

– Je vous ai apporté une étude, dit-elle timidement, d’une voix grêle, et ses lèvres tremblèrent : une nature morte.

– Ah ! une étude ?

Le peintre prit l’étude et, en l’examinant, il passa d’un air machinal dans la pièce voisine. Ôlga Ivânovna le suivit docilement.

– Nature morte de première sorte, murmurait-il, cherchant des rimes : curort… tchort{17}porte…

On entendit dans l’atelier des pas pressés et le bruissement d’une robe. Cela voulait dire qu’elle était partie. Ôlga Ivânovna voulait crier tout haut, frapper le peintre à la tête avec quelque chose de lourd, et s’en aller, mais elle ne voyait rien à travers ses larmes ; elle était écrasée par la honte et ne se sentait plus ni Ôlga Ivânovna, ni peintre, mais un petit scarabée.

– Je suis fatigué… dit langoureusement le peintre en regardant l’étude et secouant la tête pour chasser son envie de dormir. C’est gentil certainement, mais aujourd’hui une étude, une étude l’année dernière, et dans un mois une étude… Comment cela ne vous ennuie-t-il pas ? À votre place j’abandonnerais la peinture et m’occuperais sérieusement de musique ou d’autre chose. Vous n’êtes pas peintre, mais musicienne. Tout de même savez-vous, ce que je suis fatigué !… Je vais dire qu’on nous serve tout de suite du thé… Hein ?

Il sortit, et Ôlga Ivânovna l’entendit qui ordonnait quelque chose à son valet de chambre. Pour ne pas lui dire adieu, pour ne pas s’expliquer et, surtout, pour ne pas se mettre à sangloter jusqu’à ce que Riabôvski revînt, elle passa vivement dans l’antichambre, mit ses caoutchoucs et sortit dans la rue.

Là, elle respira légèrement et se sentit délivrée pour toujours de Riabôvski, de la peinture, et de la terrible honte qui l’avait tout écrasée dans l’atelier. Tout était fini.

Elle alla chez sa couturière, puis chez Barnay qui ne venait que d’arriver{18}. De chez Barnay elle alla au magasin de musique, et, tout le temps, elle pensait qu’elle écrirait à Riabôvski une lettre froide, cruelle, pleine de dignité et, qu’au printemps ou en été, elle se rendrait avec Dymov en Crimée, pour s’affranchir définitivement du passé et commencer une vie nouvelle.

Rentrée tard chez elle le soir, elle s’assit sans changer de robe dans le salon, pour composer sa lettre. Riabôvski lui avait dit qu’elle n’était pas peintre ; en échange, elle lui écrirait maintenant qu’il peignait chaque année la même chose et disait chaque jour qu’il était figé et n’irait pas plus loin que le point où il se trouvait. Elle voulait aussi écrire qu’il devait beaucoup à sa bonne influence et que, s’il se conduisait mal, c’était uniquement parce que son influence était paralysée par des personnes douteuses, du genre de celle qui se cachait aujourd’hui derrière le tableau.

– Petite maman ! (C’était Dymov qui appelait de son cabinet, sans ouvrir la porte.) Petite maman !

– Que veux-tu ?

– Petite maman, n’entre pas ; approche-toi seulement de la porte. Voilà ce qui arrive… Avant-hier j’ai pris la diphtérie à l’hôpital, et, maintenant…, je ne suis pas bien… Envoie au plus vite chercher Korostéliov.

Ôlga Ivânovna appelait toujours son mari, comme tous les hommes qu’elle connaissait, non par leurs prénoms, mais par leur nom de famille. Son prénom d’Ôssip ne lui plaisait pas parce qu’il rappelait l’Ôssip de Gogol, et le dicton : « Ôssip enroué et Arkhipe enrhumé. » Mais maintenant elle s’écria :

– Ôssip, ce n’est pas possible !

– Envoie-le chercher, je me sens mal, dit le docteur derrière la porte.

Et elle entendit qu’il allait s’allonger sur son divan.

« Qu’est-ce que cela ? pensa Ôlga Ivânovna, froide de terreur ; c’est que c’est dangereux ! »

Sans nul besoin, elle prit la bougie et alla dans sa chambre à coucher. Et là, en réfléchissant à ce qu’elle devait faire, elle se regarda par mégarde dans la glace. Avec son visage pâle et effrayé, sa jaquette à manches hautes et des ruches jaunes sur la poitrine, et avec la disposition extraordinaire des raies de sa jupe, elle se trouva affreuse, laide. Elle eut soudain pitié de Dymov jusqu’à en souffrir, pitié de son amour infini pour elle, pitié de sa jeune vie, et même de son lit délaissé dans lequel il ne dormait plus depuis longtemps ; et elle se rappela son sourire habituel, soumis et doux. Elle pleura amèrement et écrivit une lettre suppliante à Korostéliov.

Il était deux heures de la nuit.





VIII



Lorsque vers huit heures du matin, Ôlga Ivânovna, la tête lourde après une nuit d’insomnie, non coiffée, laide, et avec une expression de culpabilité, sortit de sa chambre à coucher, un monsieur à barbe noire, probablement un docteur, passa devant elle dans l’antichambre. Cela sentait les médicaments.

Près de la porte du cabinet se tenait Korostéliov ; il tortillait avec la main droite sa moustache gauche.

– Pardon, dit-il sombrement à Ôlga Ivânovna, je ne vous laisserai pas entrer chez lui ; vous pourriez vous contagionner. Et cela ne servirait à rien, en somme. Il a le délire.

– C’est vraiment la diphtérie ? demanda Ôlga Ivânovna, tout bas.

– Ceux qui se jettent sur une fourche, on devrait véritablement les déférer au tribunal, murmura Korostéliov, sans répondre à la question d’Ôlga Ivânovna. Savez-vous pourquoi il l’a attrapée ? Mardi, il a aspiré par un petit tube les membranes de la diphtérie d’un petit garçon. Pourquoi ? C’est bête… Ainsi par bêtise…

– Alors c’est dangereux ? très dangereux ? demanda Ôlga Ivânovna.

– Oui, on dit que c’est une forme maligne. Il faudrait, au fond, envoyer chercher Schrek.

Il vint un petit homme roux à cheveux longs, avec un accent juif ; puis un grand, voûté, hirsute, ressemblant à un archidiacre ; puis un jeune, très gros, avec une figure rouge et des lunettes. C’étaient des médecins, qui, tous, vinrent monter la garde auprès de leur confrère. Korostéliov, sa garde finie, ne rentrait pas chez lui, il restait, et errait dans toutes les chambres comme une ombre. La femme de chambre servait le thé aux médecins de garde, allait souvent à la pharmacie, et il n’y avait personne pour faire les chambres. Le calme et la tristesse régnaient.

Ôlga Ivânovna, assise dans sa chambre, pensait que c’était Dieu qui la punissait d’avoir trompé son mari. Quelque part, là-bas, chez lui, un être silencieux, doux, incompris, sans caractère, auquel sa modestie enlevait la personnalité, faible par excès de bonté, souffrait sourdement sur un canapé et ne se plaignait pas. Et s’il s’était plaint, même dans le délire, les médecins de garde auraient su que la diphtérie n’était pas la seule coupable. Ils n’avaient qu’à demander à Korostéliov ; il savait tout, et ce n’est pas en vain qu’il regardait la femme de son ami, comme la principale, la vraie malfaitrice ; la diphtérie n’était que la complice. Elle ne se rappelait plus ni la nuit de lune sur le Volga ni la déclaration d’amour, ni la vie poétique dans l’isba ; elle se rappelait seulement que, par pur caprice, par mollesse, elle s’était embouée pieds et mains dans quelque chose de sale, de collant, dont on se lave jamais plus…

« Ah ! que j’ai affreusement menti, pensait-elle, en songeant à son amour trouble pour Riabôvski ; qu’il soit maudit !… »

Elle dîna à quatre heures avec Korostéliov. Il ne mangeait rien, buvait seulement du vin rouge, et se renfrognait. Elle ne mangeait rien non plus. Tantôt elle priait et promettait à Dieu que, si Dymov se remettait, elle l’aimerait de nouveau et lui serait fidèle ; tantôt, s’oubliant une minute, elle regardait Korostéliov et pensait : « N’est-ce pas ennuyeux d’être un homme ordinaire, inconnu, qui n’est remarquable en rien, avec une figure aussi fripée et de mauvaises manières ? »

Tantôt il lui semblait que Dieu allait la faire périr à l’instant parce que, craignant la contagion, elle n’était pas entrée encore une fois dans le cabinet de son mari. Au total, elle avait le sentiment vague et pénible, accablant, et la conviction que sa vie était gâtée, et que rien ne l’arrangerait plus…

Après le dîner le crépuscule vint. Quand Ôlga Ivânovna rentra dans le salon, Korostéliov dormait sur la couchette, ayant mis sous sa tête un coussin de soie, brodé d’or. Il ronflait : « Khi-poua… khi-poua… » Et les médecins qui venaient prendre la garde, et ceux qui partaient, ne remarquaient pas ce désordre. Qu’un étranger dormît dans le salon et qu’il ronflât, – les études aux murs, l’ameublement recherché, la maîtresse de maison décoiffée et mal habillée, – tout cela ne présentait pas actuellement le moindre intérêt. L’un des docteurs rit à l’improviste de quelque chose, et ce rire résonna étrangement et timidement ; il fit même peur.

Quand Ôlga Ivânovna rentra une seconde fois dans le salon, Korostéliov ne dormait plus ; il fumait.

– Il a la diphtérie des fosses nasales, dit-il à mi-voix ; le cœur fonctionne déjà mal. En somme, l’affaire va mal.

– Envoyez chercher Schrek, dit Ôlga Ivânovna.

– Il est déjà venu. C’est lui qui a remarqué que la diphtérie avait gagné le nez. Et puis quoi, Schrek ? En somme, Schrek n’est rien. Il est Schrek, moi je suis Korostéliov ; c’est tout.

Le temps passait horriblement lentement. Ôlga Ivânovna somnolait, couchée tout habillée sur un lit qui n’avait pas été fait le matin. Il lui semblait que tout l’appartement était occupé, de bas en haut, par un énorme morceau de fer, et qu’il suffirait de l’enlever pour que tous fussent gais et à l’aise. S’étant éveillée, elle se souvint qu’il ne s’agissait pas d’un morceau de fer, mais de la maladie de Dymov…

« Nature morte… pensait-elle, en s’oubliant de nouveau, sport, curort… Et puis Schrek ! Schrek… grec, vrêk… Et mes amis, où sont-ils maintenant ? Savent-ils que nous sommes dans le malheur ? Seigneur, sauve-nous…, délivre-nous !… Schrek, grec. »

Et de nouveau, le morceau de fer…

Le temps coulait lentement, mais la pendule, à l’étage au-dessous, sonnait souvent. On entendait sans cesse des coups de sonnette ; c’était des médecins qui venaient… La femme de chambre entra avec un verre vide sur un plateau et demanda :

Bârinia (maîtresse), désirez-vous que je fasse votre lit ?

Et n’ayant pas reçu de réponse, elle sortit.

La pendule en bas sonna. Ôlga Ivânovna rêva à la pluie sur le Volga, et, de nouveau, quelqu’un entra dans la chambre à coucher : un étranger, sembla-t-il.

Ôlga Ivânovna sauta à terre et reconnut Korostéliov.

– Quelle heure est-il ? demanda-t-elle.

– Près de trois heures.

– Eh bien, qu’y a-t-il ?

– Je viens vous dire qu’il se meurt…

Korostéliov sanglota, s’assit sur le lit à côté d’elle et essuya ses larmes avec sa manche. Elle ne comprit pas tout d’un coup et se mit à se signer lentement.

– Il se meurt, répéta-t-il d’une voix menue, et il se remit à sangloter… Il meurt parce qu’il s’est sacrifié. Quelle perte pour la science ! fit-il avec amertume. À nous comparer tous à lui, c’était un grand homme, extraordinaire ; quelles facultés ! Quelles espérances il nous donnait à tous, continuait-il, en se tordant les mains. Seigneur, mon Dieu, c’était un savant tel qu’on n’en trouve pas maintenant, Ôsska{19} Dymov ! Ôsska Dymov, qu’as-tu fait ? Aïe, aïe, mon Dieu !

– Et quelle force morale, continua-t-il, en s’irritant de plus en plus contre quelqu’un. Une âme bonne, pure, aimante ; non pas un homme, mais du cristal. Il a servi la science et meurt pour elle. Il travaillait comme un bœuf jour et nuit ; nul ne le ménageait ; et le jeune savant, le futur professeur devait se faire une clientèle, et s’occuper de traductions pour payer ces… vils chiffons !…

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