Korostéliov regarda Ôlga Ivânovna avec haine, saisit le drap de ses deux mains et tira furieusement comme si c’était sa faute.

– Il ne se ménageait pas, et les autres ne l’épargnaient pas. Et puis, quoi, en somme !

– Oui, dit quelqu’un au salon d’une voix de basse, un homme rare !

Ôlga Ivânovna se rappela sa vie avec lui, depuis le commencement, dans tous les détails ; et elle comprit tout à coup que c’était en effet un homme rare, extraordinaire et, comparé à ceux qu’elle connaissait, un grand homme. En se souvenant comment le traitaient son père et tous ses confrères, elle comprit que tous voyaient en lui une future célébrité. Les murs, la lampe, et le tapis par terre clignèrent malicieusement, comme s’ils voulaient dire : « Tu n’as pas su le reconnaître, tu n’as pas su le reconnaître ! » Elle se jeta en pleurs hors de la chambre, passa par le salon devant un homme qu’elle ne connaissait pas et courut dans le cabinet de son mari. Il était couché immobile sur ce divan, couvert d’un plaid jusqu’à la ceinture. Sa figure était horriblement amaigrie et avait une couleur gris-jaune, que n’ont jamais les vivants ; on ne pouvait reconnaître Dymov qu’à son front, ses sourcils noirs et son sourire.

Ôlga Ivânovna palpa rapidement sa poitrine, son front, ses mains. Sa poitrine était encore tiède, mais le front et les mains étaient désagréablement froids. Les yeux entr’ouverts ne regardaient pas Ôlga Ivânovna, mais la couverture.

– Dymov ! appela-t-elle, Dymov !

Elle voulait lui expliquer que le passé avait été une erreur, que tout n’était pas encore perdu, que la vie pouvait encore être belle et heureuse, qu’il était un homme rare, extraordinaire, un grand homme, qu’elle l’adorerait toute sa vie, qu’elle le prierait comme un dieu et ressentirait devant lui une peur sacrée.

– Dymov ! appelait-elle, en lui secouant l’épaule et ne croyant pas qu’il ne se réveillerait plus, Dymov ! Dymov. Allons !

Korostéliov, dans le salon, disait à la femme de chambre :

– Qu’y a-t-il à attendre ? Allez chez le gardien de l’église ; demandez à avoir des femmes de l’hospice. Elles laveront et habilleront le corps… Elles feront ce qu’il y a à faire.

1892





LA DAME AU PETIT CHIEN







I



On disait qu’une nouvelle figure avait fait son apparition sur le môle, une dame avec un petit chien. Dmîtri Dmîtrich Goûrov, depuis deux semaines à Iâlta, commençait à s’intéresser aux nouveaux arrivants. Assis au pavillon Vernet, il vit un jour passer une jeune femme blonde, de taille moyenne, coiffée d’un béret et suivie d’un toutou blanc.

Il la rencontra ensuite plusieurs fois par jour au jardin public ou au square.

Elle se promenait seule, toujours coiffée du même béret et accompagnée de son chien. Personne ne la connaissait. On l’appelait la dame au petit chien.

– Si elle est ici sans son mari et sans relations, songea Goûrov, je ne serais pas fâché de faire connaissance avec elle.

Bien qu’il n’eût pas encore quarante ans, il avait déjà une fille de douze ans et deux fils qui allaient au lycée. On l’avait marié jeune, au temps où il faisait sa deuxième année à l’Université, et maintenant sa femme paraissait bien plus âgée que lui. C’était une grande personne aux sourcils noirs, raide, sérieuse, grave, et, comme elle le disait elle-même, « une penseuse ». Elle lisait beaucoup, négligeait de mettre le signe dur à la fin des mots en écrivant et appelait son mari Dimitri au lieu de Dmîtri. Il la trouvait peu intelligente, étroite d’idées et sans élégance ; il la craignait et n’aimait pas à rester chez lui. Depuis longtemps, il la trompait ; il la trompait souvent, et c’est probablement à cause de cela qu’il traitait les femmes avec un peu de mépris, les qualifiant, quand on en parlait, de « race inférieure ».

Il lui semblait que les amères expériences qu’il avait faites lui conféraient le droit de leur donner n’importe quel nom ; néanmoins, il n’aurait pas pu vivre deux jours sans cette race inférieure. Il se sentait mal à l’aise dans la société des hommes, s’y ennuyait, et restait froid et silencieux. En revanche, avec les femmes, il se trouvait comme chez lui, savait leur parler agréablement et se tenir comme il convenait. Avec elles, le silence même ne le gênait pas. Il avait dans son caractère et dans tout son être quelque chose de séduisant et d’insaisissable qui les disposait en sa faveur et les attirait. Il le savait et sentait une sorte de force le pousser vers elles.

Une longue expérience lui avait appris que chaque liaison met, au début, de la variété dans la vie et paraît une gentille aventure, mais qu’elle se transforme ensuite chez les honnêtes gens, et surtout chez les Moscovites, casaniers et indécis, en un véritable problème, extrêmement compliqué, qui rend, à la fin, la situation très difficile.

Mais chaque fois que Goûrov rencontrait une jolie femme, l’expérience s’effaçait de sa mémoire. Il éprouvait une irrésistible soif de vivre ; et tout lui paraissait facile et amusant.

Or, un soir qu’il dînait au jardin, il vit la dame au béret se diriger vers une table voisine de la sienne et s’asseoir. L’expression de son visage, sa démarche, sa robe, sa coiffure, tout lui disait qu’elle appartenait à un milieu convenable, qu’elle était mariée, qu’elle se trouvait seule à Iâlta depuis peu de temps et qu’elle s’y ennuyait. Dans ce qu’on raconte sur la légèreté des mœurs locales, il y a beaucoup de faux. Goûrov méprisait ces racontars et savait que les gens qui les font seraient, à l’occasion, les premiers à faillir. Pourtant quand la dame s’installa à trois pas de lui, il se souvint de tous ces récits de conquêtes faciles, de promenades dans les montagnes, et l’idée d’une rapide et courte liaison, d’un roman avec une femme, dont il ignorait même le nom, s’empara de lui.

Il attira doucement le loulou, et quand celui-ci approcha, il le menaça du doigt. Le chien grogna. Goûrov répéta le geste.

La dame l’aperçut et baissa les yeux :

– Il ne mord pas, dit-elle en rougissant.

– On peut lui donner un os ?

La dame fit signe que oui, et, alors, Goûrov demanda d’un air affable :

– Il y a longtemps que vous êtes à Iâlta ?

– Cinq jours.

– Moi, en voilà bientôt quinze. Ils se turent un instant.

– Le temps passe vite, dit-elle sans le regarder, et pourtant on s’ennuie ferme.

– C’est la coutume de dire cela. Les baigneurs habitent on ne sait où, à Biélév ou à Jîzdra et ne s’y ennuient pas, mais, dès qu’ils arrivent ici, ils s’écrient : « Ah ! quel ennui ! quelle poussière ! » On pourrait croire que c’est de Grenade qu’ils arrivent.

Elle sourit. Ils finirent de dîner comme des gens qui ne se connaissent pas, mais, après le dîner, ils s’en allèrent à côté l’un de l’autre, entamant une conversation légère, en plaisantant comme deux êtres libres, satisfaits, qui pensent aller où bon leur semble et causer de n’importe quoi… Ils parlaient de l’éclairage bizarre de la mer. L’eau était d’un violet tendre et chaud, et la lune y traçait une bande dorée. Ils dirent combien il faisait lourd après la journée si chaude. Goûrov raconta qu’il était de Moscou, qu’il avait fait des études philologiques, mais qu’il était actuellement employé dans une banque ; qu’à un certain moment il avait voulu être artiste dans un Opéra particulier, mais que, plus tard, il avait abandonné ce projet ; qu’il possédait deux maisons à Moscou. Elle lui dit à son tour qu’elle avait été élevée à Pétersbourg, mais qu’elle s’était mariée à S…, où elle habitait depuis deux ans. Elle était encore à Iâlta pour un mois environ. Son mari, qui avait lui aussi besoin de repos, viendrait probablement l’y chercher. Elle fut incapable d’expliquer dans quelle administration officielle son mari était employé et, cette remarque l’amusa elle-même. Goûrov sut aussi qu’elle s’appelait Ânna Serguièiévna.

Rentré chez lui, il pensa à elle. Il se dit que le lendemain il la rencontrerait sans doute encore et qu’il ne pouvait pas en être autrement. En se couchant, il songea que naguère encore elle était une petite pensionnaire, comme sa fille à lui l’était actuellement. Il se rappela combien de timidité, de gêne il y avait dans son rire et dans sa conversation. C’était apparemment la première fois de sa vie qu’elle se trouvait seule, la première fois qu’on la suivait, qu’on la regardait, qu’on lui parlait avec un but secret qu’elle ne pouvait pas ne pas deviner. Il se rappela son cou mince et flexible, ses beaux yeux gris.

« Il y a tout de même en elle quelque chose qui fait pitié », songea-t-il en s’endormant.





II



Une semaine s’était écoulée depuis le jour où ils avaient fait connaissance.

C’était un jour de fête. Il faisait lourd dans les chambres et dehors le vent soulevait des tourbillons de poussière, emportait les chapeaux. Continuellement on avait soif et Goûrov entrait souvent au pavillon où il offrait à Ânna Serguièiévna du sirop ou des glaces. On ne savait où se réfugier pour échapper à la chaleur.

Le soir, quand il commença à faire frais, ils se rendirent sur la jetée à l’arrivée d’un bateau. Il y avait beaucoup de monde au débarcadère. On était venu attendre quelqu’un, on tenait des bouquets. Et, une fois de plus, on remarquait cette double particularité de Iâlta : les dames âgées y étaient habillées comme les jeunes et il y avait beaucoup de généraux.

La mer étant agitée, le bateau arriva tard après le coucher du soleil. Il louvoya longtemps avant d’aborder. Ânna Serguièiévna regardait avec son face-à-main le bateau et les passagers, comme pour chercher les visages de connaissance.

Quand elle se tournait vers Goûrov, ses yeux brillaient. Elle parlait beaucoup ; ses questions étaient saccadées, et elle oubliait aussitôt ce qu’elle venait de demander. Finalement elle perdit son face-à-main dans la foule.

La foule pimpante se dispersait ; on ne distinguait déjà plus les visages. Le vent était complètement calmé. Goûrov et Ânna Serguièiévna s’attardaient comme s’ils eussent attendu quelqu’un qui allait descendre du bateau. Ânna Serguièiévna se taisait maintenant, humait un bouquet de fleurs, sans regarder Goûrov.

– Il fait meilleur maintenant, dit-il. Allons-nous quelque part ? Voulez-vous faire une promenade en voiture ?

Elle ne répondit rien.

Alors il la regarda fixement et, tout à coup, la prenant dans ses bras, il la baisa sur la bouche. Il perçut le parfum et la fraîcheur des fleurs. Il regarda furtivement autour de lui, craignant qu’on ne l’eût vu.

– Allons chez vous… lui dit-il tout bas.

Et ils se mirent à marcher vite.

Dans sa chambre il faisait chaud ; des parfums qu’elle avait achetés dans un magasin japonais s’exhalaient. Goûrov la regardait, songeant aux rencontres que l’on fait dans la vie. Il se souvenait, dans son passé, des femmes insouciantes, que l’amour rendait gaies, reconnaissantes du bonheur qu’il leur avait donné, même quand ce bonheur avait été très court. Il se souvenait d’autres femmes, comme la sienne, qui aimaient sans sincérité, avec de grandes phrases et des mines affectées et hystériques, comme s’il s’agissait de choses autrement importantes encore que d’amour et de passion. Il se souvenait de deux ou trois autres femmes, très belles et froides, dont le visage exprimait soudain une véritable férocité, un désir obstiné de prendre, d’arracher à la vie plus qu’elle ne peut donner. Ce n’était plus des êtres de première jeunesse, mais des femmes capricieuses, autoritaires, peu intelligentes, incapables de raisonner. Quand Goûrov se refroidissait à leur sujet, leur beauté éveillait en lui une sorte de haine, et les dentelles de leur linge lui semblaient des écailles de poisson.

Au lieu de cela, dans la jeune femme, le manque de hardiesse, la gaucherie de la jeunesse inexpérimentée, un sentiment de gêne. Et tous deux restaient inquiets, comme si on allait tout à coup frapper à la porte.

Ânna Serguièiévna, la « dame au petit chien », prit d’une façon particulière ce qui venait d’arriver. On sentait qu’elle se regardait à présent comme une femme déchue, et cela semblait étrange et intempestif. Ses traits étaient tirés et comme flétris, ses longs cheveux pendaient aux deux côtés de son visage, et elle restait pensive, accablée comme la pécheresse d’une vieille image.

– C’est mal, dit-elle ; vous serez le premier à me mépriser maintenant.

Goûrov coupa une tranche d’une pastèque, qui était sur la table, et ne répondit rien.

Une demi-heure passa en silence.

Ânna Serguièiévna était touchante ; la pureté d’une honnête femme qui a très peu vécu émanait d’elle. Une seule bougie, posée sur la table, éclairait à peine ses traits, mais on devinait qu’elle souffrait en son âme.

– Pourquoi cesserais-je de t’estimer ? lui demanda Goûrov ; tu ne songes pas à ce que tu dis.

– Que Dieu me pardonne ! dit-elle ; et ses yeux se remplirent de larmes. Cela ne m’arrivera jamais plus, je le jure.

– On dirait que tu te justifies.

– Il faut que je vous dise pourquoi tout cela est arrivé ; écoutez-moi.

– Je n’ai besoin de rien savoir, rien du tout.

– Laissez-moi vous le dire, cela me fera du bien.

– Plus tard, chérie, dit-il en lui arrangeant les cheveux. Pourquoi faire une mine si sérieuse et si grave ? Ce n’est même pas – excuse-moi – très intelligent ; cela répond mal aux circonstances.

– Je veux néanmoins que vous m’écoutiez ; je vous en prie. Je vous ai déjà dit qu’après mon mariage j’étais allée habiter S… avec mon mari. D’autres vivent en province ; pourquoi ne l’aurais-je pas fait moi aussi ? pourtant S… me devint insupportable dès la première semaine. Quand je me mettais à la fenêtre, je ne voyais qu’une barrière, grise, interminable, ah ! Dieu ! J’allais me coucher à neuf heures et nulle autre distraction que de dîner à trois heures. Mon mari est un honnête homme, un brave homme, mais c’est un valet. Si je ne sais pas au juste quel est son emploi, je sais bien que c’est un valet. Lorsque je me suis mariée, j’avais vingt ans. J’avais la curiosité de connaître une vie meilleure, car je me disais qu’elle existe. Et j’avais envie de vivre. Vivre ! vivre ! Cette curiosité me brûlait. Vous ne comprendrez peut-être pas cela, mais, je vous jure que je ne pouvais plus me posséder ; il se passait en moi quelque chose d’indéfinissable. À la fin, je n’y tins plus. Je dis à mon mari que j’étais malade et je vins ici… Ici, j’ai été tout le temps comme éperdue, comme folle. Et voilà que je suis devenue une femme de rien que chacun peut mépriser.

Ce récit commençait à ennuyer Goûrov ; ce ton naïf l’irritait et ce repentir était si inattendu, si déplacé, que, si la jeune femme n’avait pas eu les yeux pleins de larmes, on aurait pu croire qu’elle badinait ou qu’elle jouait un rôle.

– Je ne comprends pas où tu veux en venir, lui dit-il.

Elle cacha son visage dans sa poitrine et se serra contre lui.

– Je sens que vous êtes un honnête homme, dit-elle. Je vous connais peu, mais vous me paraissez loyal, intelligent. Vous n’êtes pas comme les autres et vous me comprendrez. Croyez-moi, je vous le jure ; j’aime la vie honnête et pure ; et le péché m’est odieux. Je ne comprends pas moi-même ce que je fais. On dit dans le peuple : C’est le diable qui s’en mêle ; et, en effet, je puis dire maintenant cela de moi : c’est le diable qui s’en est mêlé.

– Voyons, voyons ! murmura-t-il.

Il regarda ses yeux effarés et fixes, l’embrassa, lui parla doucement, tendrement, et, peu à peu, elle se calma. Sa gaieté lui revint. Ils se mirent tous deux à rire. Puis ils s’habillèrent et sortirent.

Sur le môle, il n’y avait plus personne. La ville, avec ses cyprès, semblait morte. Mais la mer était toujours agitée et se brisait contre la rive. Une chaloupe tanguait sur les vagues et la lueur d’une lanterne y vacillait.

Ils prirent une voiture et allèrent à Oriânnda.

– Je viens d’apprendre ton nom, dit Goûrov ; je l’ai lu en bas sur le tableau : von Dideriz. Ton mari est Allemand ?

– Non. Son grand-père, je crois était Allemand, mais lui est orthodoxe.

À Oriânnda ils s’assirent sur un banc, non loin de l’église, et regardèrent la mer sans parler. On distinguait à peine Iâlta à travers la buée matinale. Aux cimes des montagnes, des nuages blancs restaient accrochés. Le feuillage des arbres ne remuait pas, des cigales chantaient, et le bruit monotone et sourd de la mer, arrivant d’en bas, parlait du repos et de l’éternel sommeil qui nous attend. Au temps où ni Iâlta ni Oriânnda n’existaient, la mer bruissait déjà ainsi ; on entendait ce même bruit, et d’autres, dans bien du temps, l’entendraient, aussi indifférent et sourd. Dans cette permanence, dans cette indifférence pour la vie et la mort de chacun de nous, est peut-être renfermé le principe de notre salut éternel, du mouvement ininterrompu de la vie sur la terre et de la perfection continue.

Assis à côté de la jeune femme qui paraissait si belle dans la clarté de l’aube, calmé et charmé par la vue de ce décor féerique, la mer, les montagnes, les nuages, le vaste ciel, Goûrov pensait, qu’en somme, si on y réfléchit, tout est beau en ce monde : tout, hormis nos pensées et nos actes dans les moments où nous oublions notre dignité humaine.

Un homme, un gardien sans doute, s’approcha d’eux, les regarda, et continua son chemin. Ce détail lui-même leur parut mystérieux et joli. On vit arriver, les feux éteints, éclairé par l’aurore, un bateau venant de Théodosie.

– Il y a de la rosée, fit Ânna Serguièiévna, rompant le silence.

– Oui, il est temps de rentrer.

Ils regagnèrent la ville.

Ensuite, ils se rencontrèrent tous les après-midi sur le môle. Ils déjeunaient, dînaient ensemble, se promenaient, admiraient la mer. Ânna Serguièiévna se plaignait de mal dormir et d’avoir des palpitations de cœur. Elle posait à Goûrov toujours les mêmes questions, émue, soit de jalousie, soit de la crainte qu’il ne l’estimât pas assez. Souvent au square ou au jardin, quand il n’y avait personne auprès d’eux il l’attirait à lui et l’embrassait passionnément. Cette oisiveté absolue, ces baisers en plein jour, accompagnés d’un regard furtif, la crainte d’être vus, la chaleur, l’odeur de la mer, et le va-et-vient continuel d’une foule parée, inoccupée, rassasiée, l’avaient complètement ranimé. Il disait à Ânna Serguièiévna combien elle était belle, séduisante, se montrait impatiemment amoureux, et ne la quittait pas une minute. Elle, au contraire, était souvent pensive, le priait sans cesse d’avouer qu’il ne l’estimait pas, ne l’aimait pas, et la considérait comme une femme banale.

Presque tous les jours, tard dans la soirée, ils faisaient une promenade aux environs de la ville, à Oriânnda ou à la Cascade. La promenade réussissait toujours. Leurs impressions étaient invariablement belles, magnifiques, et Goûrov s’en réjouissait, bien qu’il lui semblât qu’elles ne lui servaient à rien et étaient inutiles, car sa vie n’était ni belle ni magnifique, et il n’avait pas même le désir qu’elle le devînt.

Ils attendaient l’arrivée du mari, mais Ânna Serguièiévna reçut de lui une lettre annonçant qu’il avait pris mal aux yeux, et lui demandant de rentrer le plus tôt possible ; elle se hâta de partir.

– C’est un bien que je parte, dit-elle à Goûrov, c’est l’arrêt du destin. Encore un peu et je m’éprenais très sérieusement de vous. Vous êtes un homme merveilleux, si gentil et si bon qu’il est on ne peut plus facile de vous aimer. Mais à quoi me servirait cet amour ? Il briserait ma vie. Vous aimer en me cachant sans cesse, ne serait-ce pas terrible ?

Elle partit en voiture et il l’accompagna. Le voyage dura toute une journée. À la gare, au moment de monter en wagon, au second coup de cloche, elle lui dit :

– Permettez que je vous regarde encore… oui, comme ça.

Elle ne pleurait pas, mais était triste, paraissait malade, et son visage tremblait.

– Je penserai souvent à vous, dit-elle. Que Dieu vous garde ! Ne conservez pas un mauvais souvenir de moi. Nous nous séparons pour toujours, et il le faut, car nous n’aurions même pas dû nous rencontrer. Adieu ! Que Dieu vous garde !

Le train partit très vite ; ses feux disparurent bientôt, et, au bout d’une minute, le bruit lui-même ne s’entendit plus, comme si tout se concertait pour mettre brusquement fin à ce doux rêve, à cette folie.

Demeuré seul sur le quai, regardant dans le lointain obscur, Goûrov écoutait les cris des sauterelles et le bruissement des fils télégraphiques, avec le sentiment de quelqu’un qui s’éveille. Il se disait que sa vie comptait une aventure de plus, un joli roman fini maintenant et dont il ne lui restait plus qu’un souvenir…

Il se sentait triste et ému, et éprouvait un léger remords de ce que cette jeune femme, qu’il ne reverrait plus, n’eût pas été heureuse avec lui. Il avait été cordial et affable, mais, dans son ton, dans ses caresses, dans sa manière de se comporter avec elle, s’était glissée une ombre d’ironie, la condescendance un peu lourde d’un homme heureux, qui était, au fait, deux fois plus âgé qu’elle. Elle lui avait répété sans cesse qu’il était bon, noble, extraordinaire ; c’était donc qu’il lui avait paru autre qu’il était, et que, par conséquent, il l’avait trompée involontairement. Il en était à présent un peu gêné.

À cette gare on sentait déjà l’automne. La soirée était fraîche.

– Il est temps que je regagne, moi aussi, le nord, pensa Goûrov en quittant le quai ; grand temps.





III



À Moscou, chez lui, tout était déjà comme en hiver. On chauffait les poêles, et, le matin, quand les enfants prenaient leur thé avant de partir pour le lycée, il faisait noir encore et la vieille bonne allumait un moment. Les gelées commençaient. Quand tombe la première neige, le premier jour où l’on peut aller en traîneau, il est agréable de voir la terre et les toits tout blancs ; on respire librement à pleins poumons et on se souvient de ses jeunes années. Les vieux tilleuls et les bouleaux blancs de givre ont un air bon enfant ; ils sont plus près de notre cœur que les cyprès et les palmiers, et, auprès d’eux, on ne veut plus penser aux montagnes et à la mer.

Goûrov était bien Moscovite. Il était revenu par un beau jour de gel, et, quand après avoir revêtu sa pelisse et ses gants chauds, il eut fait une promenade sur la Pétrôvka et entendu, le samedi soir, le carillon des cloches, le voyage qu’il venait de faire et les lieux qu’il venait de quitter perdirent pour lui tout leur charme. Il déblatérait contre la Crimée, Iâlta, les Tatares, les femmes, et assurait que la Suisse est plus belle que la Crimée.

Il se replongea peu à peu dans la vie moscovite, se disputant avec ses locataires, les gardiens de ses maisons, la police, dévorant trois journaux par jour pour affirmer ensuite que, par principe, il ne lisait pas les journaux de Moscou. Il apparut aux restaurants, aux clubs, aux grands dîners, aux jubilés. L’humeur légère, nonchalante, le plaisir d’être libre avaient peu à peu disparu. Il trouvait flatteur, maintenant, que des avocats connus, des artistes célèbres vinssent chez lui, et que, au Cercle des médecins, il jouât aux cartes avec un professeur. Il était à nouveau capable de manger un plat entier de choux à la poêle, et si Ânna Serguièiévna l’eût vu sortir du restaurant, congestionné, sombre et mécontent, elle aurait peut-être compris qu’il n’y avait en réalité en lui rien d’élevé ni d’extraordinaire…

Il lui semblait qu’en moins d’un moisl’image d’Ânna Serguièiévna se voilerait aussi dans sa mémoire et ne lui apparaîtrait que de loin en loin dans ses rêves, avec son sourire touchant, comme il pensait à d’autres femmes. Mais il s’écoula plus d’un mois ; on fut en plein hiver, et dans son souvenir tout restait vivant comme s’il ne s’était séparé d’Ânna Serguièiévna que la veille. Et les souvenirs s’avivaient de plus en plus.

Soit que, de son cabinet de travail, il entendît dans le silence du soir la voix de ses enfants qui apprenaient leurs leçons, soit qu’il entendît chanter une romance, jouer de l’orgue dans un restaurant ou le vent gémir dans la cheminée, il sentait revivre dans sa mémoire le souvenir de ce qui s’était passé sur le môle. Il revoyait la fraîche matinée avec les nuages sur les montagnes, le bateau qui arrivait de Théodosie ; il se rappelait les baisers. Il allait et venait dans son bureau, envahi par les souvenirs, un sourire aux lèvres. Puis ses souvenirs se changeaient en rêveries et le passé se confondait dans son imagination avec l’avenir.

Il ne voyait pas Ânna Serguièiévna en songe, mais elle le suivait partout comme son ombre. Lorsqu’il fermait les yeux, il la voyait comme si elle eût été là ; mais elle était plus jeune encore, plus belle et plus tendre que dans la réalité. Lui aussi se voyait dans ses souvenirs bien meilleur qu’il n’avait été réellement. Le soir, il retrouvait dans sa bibliothèque, dans la cheminée, dans tous les coins les regards d’Ânna Serguièiévna ; il entendait son souffle, le froufrou caressant de sa robe. Dans la rue, il suivait les femmes des yeux, en cherchant une qui lui ressemblât. Il éprouvait un besoin impérieux de faire part à quelqu’un de ses souvenirs ; mais chez lui, il ne pouvait pas parler de son amour et, hors de la maison, il n’avait personne à qui se confier ; ce n’est pas à ses locataires ou à ses collègues de la banque qu’il aurait pu faire des confidences. D’ailleurs, qu’aurait-il pu leur dire ? Avait-il aimé ? Y avait-il eu dans ses relations avec Ânna Serguièiévna quelque chose de beau, de poétique, d’édifiant ou simplement d’intéressant ?

Il en était réduit à parler de façon vague de l’amour et des femmes. Il en parlait longuement, puis demandait à quelqu’un de chanter ou chantait lui-même. Et personne ne se doutait de ce qui se passait en lui. Il n’y avait que sa femme qui fronçait ses sourcils noirs et disait :

– Le rôle de fat ne te va nullement, Dimitri.

Une fois, la nuit, sortant du Cercle des médecins avec son partenaire, un fonctionnaire, il ne put se retenir et dit :

– Si vous saviez de quelle femme charmante j’ai fait la connaissance à Iâlta !

– Quand cela ?

– Cet automne. On ne peut pas dire qu’elle soit d’une rare beauté, mais elle a fait sur moi une impression irrésistible ; je n’en suis pas encore revenu.

Le fonctionnaire, qui venait de prendre un traîneau et se mettait en route, se retourna tout à coup et lui cria :

– Dmîtri Dmîtritch !

– Quoi ?

– Vous aviez raison tantôt, l’esturgeon n’était pas frais.

Ces mots, si banals, indignèrent Goûrov, sans qu’il sût pourquoi. Ils lui parurent infiniment grossiers et humiliants. Quelles mœurs sauvages, quels gens ! Quelles nuits désordonnées, quelles journées vides et sans intérêt ! Jeu acharné, gloutonnerie, ivresse, et, toujours, les mêmes conversations sur les mêmes sujets. Des affaires inutiles et de monotones conversations occupent la majeure partie du temps. Il reste une vie lourde, absurde, étriquée, dont on ne peut ni sortir ni s’enfuir, comme si l’on était enfermé dans une maison de fous ou dans un bagne.

Goûrov, indigné, ne put fermer l’œil de la nuit. Le lendemain il eut la migraine toute la journée. Il dormit mal aussi les nuits suivantes qu’il passa à réfléchir, assis sur son lit, ou à arpenter sa chambre de long en large. Tout l’ennuyait, ses enfants, sa banque. Il n’avait envie ni de sortir ni de parler. Dans ses oreilles revenaient les mots :

– L’esturgeon n’était pas frais.

En décembre, au moment des fêtes, il dit à sa femme qu’il allait à Pétersbourg faire des démarches pour un jeune homme et se rendit à S… Pourquoi ?… Il n’en savait rien lui-même. Il avait envie de voir Ânna Serguièiévna, de lui parler, d’obtenir d’elle un rendez-vous, si c’était possible.

Il arriva à S… de bon matin et prit à l’hôtel la meilleure chambre, celle dont un drap, gris comme celui des capotes de soldats, recouvre le plancher. Sur la table, il y avait un encrier couvert de poussière représentant un cavalier qui saluait, et dont la tête manquait.

Le suisse lui donna tous les renseignements nécessaires. M. von Dideriz habitait, sur la Stâro-Gontchârnaia, tout près de l’hôtel, une maison à lui. Il était riche, avait ses chevaux ; dans la ville tout le monde le connaissait. Le portier prononçait son nom : Drydryrits.

Goûrov, sans se hâter, se rendit à la Stâro-Gontchârnaia et trouva la maison en face de laquelle s’allongeait en effet une grande barrière de bois gris, plantée de clous.

– C’est vrai qu’il y a de quoi s’enfuir devant une pareille barrière, songea Goûrov en regardant les fenêtres de la maison.

Il se dit que c’était un jour férié et que le mari devait être là ; ç’aurait été d’ailleurs un manque de tact de survenir et d’embarrasser Ânna Serguièiévna ; d’autre part, s’il écrivait, le mot pouvait tomber dans les mains du mari et tout serait perdu ; le mieux était de s’en remettre au hasard.

Il se mit à faire les cent pas le long de la barrière grise, attendant les événements. Il vit entrer dans la cour un mendiant et entendit les chiens aboyer. Une heure après, il perçut les sons faibles et indistincts d’un piano. Ce devait être Ânna Serguièiévna qui jouait. Ensuite la porte s’ouvrit et il en sortit une vieille femme accompagnée du loulou blanc que Goûrov connaissait bien. Il voulut appeler le chien, mais soudain son cœur se mit à battre si fort que l’émotion lui fit oublier le nom.

Il continuait à aller et venir, et il détestait de plus en plus la barrière grise. Il pensait avec irritation qu’Ânna Serguièiévna l’avait oublié et qu’elle se distrayait sans doute à présent avec un autre ; chose, au reste, tout à fait naturelle chez une jeune femme, contrainte d’avoir du matin au soir la maudite barrière devant les yeux. Il rentra à l’hôtel et resta longtemps assis sur le canapé, ne sachant que faire. Ensuite il alla dîner ; et après il s’endormit, et dormit longtemps.

– Comme c’est bête et ennuyeux, pensa-t-il en se réveillant, voyant les vitres noires (le soir était déjà venu). Pourquoi me suis-je endormi ? Que ferai-je de ma nuit maintenant ?

Assis sur son lit, à couverture grise, telle qu’il y en a dans les hôpitaux, il se narguait avec dépit :

– Te voilà bien avec ta dame au petit chien et toute ton aventure ! Tu n’as plus qu’à rester ici maintenant…

Le matin à la gare, il avait remarqué une grande affiche annonçant pour le soir la première représentation d’une opérette, la Geisha ; il s’en souvint et alla au théâtre.

« Il est très possible, se dit-il, qu’elle assiste aux premières. »

La salle était comble. Comme dans tous les théâtres de province une sorte de buée s’élevait jusqu’au-dessus du lustre. La galerie s’agitait bruyamment. Au premier rang des fauteuils d’orchestre, on voyait les élégants de la ville, debout, les mains derrière le dos. Dans la loge du gouverneur, était assise sur le devant, la fille de celui-ci, un boa aux épaules. Le gouverneur se cachait modestement derrière une portière ; on n’apercevait que ses mains. Le rideau remuait et les musiciens accordaient longuement leurs instruments. Pendant que le public entrait, et s’asseyait, Goûrov fouillait avidement la salle.

Ânna Serguièiévna entra enfin et alla s’asseoir au troisième rang des fauteuils. En l’apercevant Goûrov sentit son cœur se serrer. Il comprit que personne au monde ne lui était plus proche, plus cher, et n’avait pour lui autant d’importance. Cette petite femme sans rien de remarquable, perdue dans la foule provinciale, tenant un vulgaire face-à-main, remplissait à présent toute sa vie. Elle était pour lui l’unique source de chagrin et de joie, le seul bonheur qu’il souhaitât. Aux sons des piètres instruments de l’orchestre, il détaillait combien elle était jolie, pensait à son amour et rêvait.

Un grand jeune homme un peu voûté, à favoris courts, entra avec Ânna Serguièiévna et s’assit à côté d’elle. À chaque pas, il balançait la tête, comme s’il saluait quelqu’un. Ce devait être le mari, qu’une fois, à Iâlta, dans l’élan d’un sentiment d’amertume, Ânna Serguièiévna avait qualifié de valet. Et, en effet, dans toute sa longue silhouette, dans ses favoris, sa tête légèrement chauve, on trouvait un effacement de domestique ; il avait un sourire doux, et un insigne universitaire qui brillait à sa boutonnière ressemblait à un numéro de garçon de restaurant.

Au premier entr’acte, il alla au fumoir et Ânna Serguièiévna resta à sa place. Goûrov, qui avait aussi un fauteuil d’orchestre, s’approcha d’elle et dit, en s’efforçant de sourire, mais d’une voix qui tremblait :

– Bonjour.

Elle jeta un regard sur lui et devint toute pâle, puis le regarda à nouveau avec terreur, n’en croyant pas ses yeux ; et sa main serra fortement son éventail et son face-à-main. On voyait qu’elle luttait pour ne pas défaillir. Ils se taisaient. Elle restait assise, et lui, debout, effrayé de son trouble, n’osait pas s’asseoir près d’elle. Les violons et la flûte, enfin accordés, se mirent à jouer, et, tout à coup, Ânna Serguièiévna et Goûrov se sentirent pris de peur ; il leur sembla qu’on les regardait de toutes les loges.

Alors elle se leva et se dirigea précipitamment vers la sortie. Il la suivit. Et ils marchèrent sottement dans les couloirs, les escaliers, montant ou descendant ; des gens, magistrats, professeurs ou fonctionnaires du Ministère des Apanages, en uniforme, tous avec des insignes, passaient devant eux ; ils apercevaient au vestiaire des dames, des pelisses ; ils sentirent un violent courant d’air, apportant une odeur de bouts de cigarettes jetés. Et Goûrov, dont le cœur battait à se rompre, pensait :

« Quel martyre, quelle souffrance ! Mon Dieu, pourquoi tous ces gens, cet orchestre ?… »

Il se souvint tout à coup que, le soir où il avait conduit Ânna Serguièiévna à la gare, il s’était dit que tout était fini entre eux et qu’ils ne se reverraient jamais plus. Combien pourtant ils étaient encore loin de la fin !…

À un petit escalier étroit et noir, sur lequel était écrit : Entrée de l’amphithéâtre, Ânna Serguièiévna s’arrêta.

– Comme vous m’avez fait peur ! dit-elle, respirant avec peine, encore toute pâle et stupéfaite ; j’en suis à moitié morte. Pourquoi êtes-vous venu ?

– Tâchez de me comprendre, dit-il à voix basse, vivement. Je vous supplie de me comprendre.

Elle le regardait avec anxiété, avec amour et épouvante ; elle le regardait fixement pour mieux retrouver ses traits.

– Je souffre tant ! continua-t-elle sans l’écouter ; je ne faisais que penser à vous tous ces temps-ci. Je ne vivais que par vous, et je voulais vous oublier. Oh ! pourquoi êtes-vous venu ?

Plus haut, sur le palier, deux lycéens fumaient des cigarettes et les regardaient, mais Goûrov, perdant la tête, attira à lui Ânna Serguièiévna et lui couvrit de baisers la figure, le cou, les mains.

– Que faites-vous ! Que faites-vous ! lui dit-elle terrifiée, en le repoussant. Nous sommes fous tous les deux. Partez ce soir même, tout de suite ! Je vous en conjure par tout ce que vous avez de plus sacré. Je vous en supplie… On vient.

Quelqu’un montait, en effet, l’escalier.

– Il faut que vous partiez, murmura Ânna Serguièiévna. Vous entendez, Dmîtri Dmîtritch ? J’irai vous voir à Moscou. Je n’ai jamais été heureuse, je ne le suis pas et ne le serai jamais ; ne me faites donc pas souffrir davantage. Je vous jure d’aller à Moscou. Et maintenant séparons-nous ! Mon chéri, mon aimé, quittez-moi !

Elle lui serra la main et commença à descendre vivement l’escalier, tout en se retournant ; et on pouvait voir à ses yeux que, vraiment, elle n’était pas heureuse.

Goûrov resta un moment à écouter. Quand il n’entendit plus rien, il prit ses effets au vestiaire et quitta le théâtre.





IV



Et Ânna Serguièiévna se mit à aller le voir à Moscou. Tous les deux ou trois mois, elle partait de S…, disant à son mari qu’elle allait consulter à Moscou un grand spécialiste pour les maladies de femmes. Son mari la croyait et ne la croyait pas. Arrivée à Moscou, elle descendait à l’hôtel du « Bazar slave » et envoyait un chasseur prévenir Goûrov. Goûrov la rejoignait, et nul n’en savait rien.

Un matin d’hiver, comme il se rendait chez elle (le chasseur était venu la veille au soir, mais ne l’avait pas trouvé chez lui), Goûrov accompagnait sa fille au lycée, car le lycée était sur son chemin. La neige tombait à gros flocons.

– Il y a trois degrés au-dessus de zéro, et pourtant, tu le vois, il neige, disait-il à sa fille. C’est que seule la surface de la terre est chaude, tandis que dans les couches élevées de l’atmosphère, la température est tout autre.

– Papa, pourquoi en hiver ne tonne-t-il pas ?

Goûrov expliqua aussi cela. Il parlait et songeait qu’il allait à un rendez-vous d’amour et que personne, nulle âme qui vive, ne le savait et ne le saurait probablement jamais. Il avait deux vies, une au grand jour, que voyaient et connaissaient tous ceux qui le voulaient, vie pleine de vérités et de mensonges conventionnels, et une autre, dont le cours était secret. Et par une suite de circonstances qui n’était peut-être qu’un hasard, tout ce qui était pour lui important, intéressant, indispensable ; tout ce qu’il avait en lui de sincère, de franc ; tout ce qui formait le cœur de sa vie ; tout cela restait ignoré d’autrui. Au contraire, tout ce qui était mensonge et l’enveloppe pour ainsi dire dont il se couvrait ; – son service à la banque, par exemple, ses discussions de cercle, son « race inférieure », ses sorties dans le monde avec sa femme, – tout cela était en évidence. Il jugea les autres d’après lui-même, se défiant de ce qu’il voyait et se disant que le « voile du mystère », comme le voile de la nuit, couvre toujours chez autrui la vraie vie, celle qui compte. Chaque existence particulière repose sur le mystère, et c’est peut-être un peu la raison pour laquelle tout homme cultivé tient si nerveusement à ce que l’on respecte ses secrets.

Après avoir accompagné sa fille au lycée, Goûrov se rendit au « Bazar slave ». Il laissa en bas sa pelisse, monta, et frappa doucement à la porte. Il trouva Ânna Serguièiévna, vêtue de la robe grise qu’il préférait à toutes les autres. Le voyage et l’attente l’avaient fatiguée ; elle l’attendait depuis la veille, était pâle, et le regarda sans sourire. Dès qu’il fut entré, elle vint se blottir contre sa poitrine. Leur baiser fut long et lent, comme s’ils ne s’étaient pas vus de deux ans.

– Eh bien ! demanda-t-il, qu’y a-t-il de nouveau là-bas ?

– Attends, je te le dirai. Pour l’instant, je ne puis pas.

Des larmes l’empêchaient de parler. Elle se détourna et porta son mouchoir à ses yeux.

« Il faut qu’elle pleure », se dit-il.

Et il s’assit dans un fauteuil.

Puis il sonna et fit apporter du thé. Tandis qu’il le prenait, elle restait debout, tournée du côté de la fenêtre.

Elle pleurait d’émotion à la douloureuse conscience que leur vie était si fâcheusement engagée ; ils ne se voyaient qu’en secret et devaient se cacher comme des voleurs. Leurs deux vies n’étaient-elles pas brisées ?

– Allons, cesse !… lui dit-il.

Il était évident, pour lui, que leur amour ne finirait pas de sitôt. Ânna Serguièiévna s’attachait de plus en plus à lui ; elle l’adorait, et il eût été insensé de lui dire que cela devait avoir une fin. Elle n’y aurait pas cru.

Il s’approcha d’elle, la prit dans ses bras, la couvrit de caresses, la consola, et s’aperçut tout à coup dans la glace. Sa tête commençait à grisonner. Il fut frappé d’avoir autant vieilli et enlaidi ces dernières années… Les épaules d’Ânna Serguièiévna, qu’il sentait sous ses mains, étaient chaudes et tremblantes. Il éprouva une compassion pour cette vie encore si chaude et si belle qui, comme la sienne propre, commencerait apparemment bientôt à se faner et à se flétrir. Pourquoi l’aimait-elle tant ? Il avait toujours paru aux femmes différent de ce qu’il était. Ce n’est pas lui-même qu’elles aimaient en lui, mais un être créé par leur imagination et qu’elles cherchaient avidement toute leur vie. Ensuite, lorsqu’elles s’apercevaient de leur erreur, elles continuaient à l’aimer quand même, et pas une n’avait été heureuse avec lui. Le temps passait, il faisait de nouvelles conquêtes, s’en séparait ; mais jamais il n’avait aimé réellement ; c’était tout ce qu’on voudra, mais pas de l’amour.

Et c’était à présent seulement, alors que sa tête devenait blanche, qu’il aimait vraiment, sérieusement, pour la première fois de sa vie.

Ânna Serguièiévna et lui s’aimaient comme deux êtres très proches l’un de l’autre, très intimes, comme un mari et une femme, comme deux tendres amis. Il leur semblait que le sort les avait destinés l’un à l’autre, et il était inconcevable que chacun d’eux fût marié ailleurs. C’était monstrueux. Ils étaient comme un couple d’oiseaux de passage, attrapés ensemble et mis dans deux cages séparées. Ils se pardonnaient l’un à l’autre tout ce dont ils avaient honte, et ils sentaient que leur amour les avait transformés tous les deux…

Autrefois Goûrov se consolait dans ses moments de tristesse par tous les raisonnements qui lui venaient en tête ; à présent, il ne pensait plus à raisonner : il éprouvait une profonde compassion ; il voulait être sincère et tendre…

– Voyons, cesse, ma pauvre chérie, dit-il, c’est assez pleuré. Parlons un peu ; nous trouverons quelque chose.

Ils causèrent longtemps, discutèrent sur les moyens de n’avoir plus à se cacher sans cesse, à mentir, à vivre dans deux villes différentes longtemps séparés l’un de l’autre, et de rompre leurs insupportables entraves.

– Comment faire ? demandait-il désespéré ; comment ?

Et il leur semblait qu’avec un petit effort, la solution serait trouvée, et que commencerait une vie nouvelle et belle…

Mais ils comprenaient tous les deux qu’ils étaient encore loin d’en arriver là et que le plus compliqué, le plus difficile, ne faisait que commencer…

1899.





ANNE AU COU







I



Il n’y eut pas le plus petit lunch après la cérémonie. Les nouveaux mariés burent une coupe de champagne, changèrent de vêtements et se rendirent à la gare ; ni bal de mariage, ni souper, ni musique ; ils partaient en pèlerinage à plus de deux cents verstes.

Beaucoup approuvèrent. En effet, pour Modeste Alexéiévitch, déjà élevé en fonctions et pas jeune, une noce bruyante ne semblait pas très à propos. Il est ennuyeux d’écouter de la musique quand, à cinquante-deux ans, on épouse une jeune fille qui en a dix-huit à peine. On disait aussi que le marié, homme à principes, entreprenait ce pèlerinage dans un monastère pour faire entendre à la jeune femme qu’il donnait dans le mariage, comme en tout, la première place à la religion et à la morale.

On accompagna les mariés à la gare. Collègues et parents tenaient tous une coupe de champagne, prêts à crier hourra quand le train s’ébranlerait.

Le père de la mariée, Piôtre Léonntiévitch, en uniforme de professeur, coiffé d’un chapeau haut de forme, ne faisait, déjà ivre et déjà très pâle, que se hausser à la portière du wagon, une coupe à la main, et disait à sa fille d’une voix suppliante :

– Anioûta, Ânia, écoute ! Un mot !

Anne se penchait vers lui ; il lui murmurait quelque chose, lui envoyait dans la face son haleine avinée et lui soufflait dans l’oreille, sans qu’on le comprît ; et il lui faisait des signes de croix sur la figure, le cou, les mains, les larmes aux yeux et la gorge tremblante.

Les frères d’Anne, les lycéens Pétia et Andrioûcha, tiraient leur père par son frac et murmuraient d’un air confus :

– Papa, assez ! papa, laisse-la.

Quand le train s’ébranla, Anne vit son père courir à côté du wagon, titubant et renversant le vin de sa coupe ; il avait l’air malheureux, bon et fautif, et il criait : hourra !

Les mariés se trouvèrent seuls. Modeste Alexéiévitch examina le compartiment, rangea les paquets sur les filets et s’assit en souriant vis-à-vis de sa femme.

Il était de taille moyenne, assez gros, bouffi, avec de longs favoris, et pas de moustaches. Son menton rond, bien rasé, bien dessiné, ressemblait à un talon. L’absence de moustaches était dans sa figure la chose la plus caractéristique. Sa lèvre nue se fondait peu à peu avec les joues qui, grasses et tremblantes, faisaient penser à de la gelée. Sa tenue était correcte, ses mouvements lents, ses manières onctueuses.

– Je ne puis pas, en ce moment, omettre un fait, dit-il en souriant. Il y a cinq ans, quand Kossôrotov reçut la croix de Sainte-Anne à porter au cou et qu’il vint faire ses remerciements, Son Excellence{20} lui dit : « Alors, maintenant, vous avez trois Anne, une à la boutonnière et deux au cou. » Il faut dire qu’en ce temps-là, la femme de Kossôrotov, personne légère et acariâtre, appelée Anne, était revenue vivre avec lui. J’espère que, quand je recevrai la croix de Sainte-Anne de deuxième classe, Son Excellence n’aura pas l’occasion de me dire la même chose.

Ses petits yeux souriaient et Anne sourit aussi, s’émotionnant à l’idée que cet homme à grosses lèvres pouvait, à toute minute, l’embrasser et qu’elle n’avait plus le droit de l’en empêcher ; les mouvements ouatés de son gros corps l’effrayaient et la dégoûtaient. Modeste Alexéiévitch se leva sans se presser, retira sa décoration, son frac, son gilet et passa sa robe de chambre.

– Voilà qui y est ! dit-il en s’asseyant à côté d’Anne.

Elle se rappela combien elle avait souffert pendant la cérémonie. Il lui avait semblé que le prêtre, que les invités et toutes les personnes qui se trouvaient à l’église la regardaient avec compassion, et se demandaient pourquoi, si jeune et si gentille, elle épousait ce vieux monsieur, pas intéressant. Ce matin encore elle était enchantée que tout se fût si bien arrangé ; mais, pendant le mariage et maintenant en wagon, elle se sentait déçue et ridicule.

Elle avait épousé un homme riche ; mais elle n’avait pas d’argent. Sa robe de mariée avait été faite à crédit et quand, aujourd’hui, son père et ses frères l’accompagnaient, elle avait compris, à leur mine, qu’ils restaient sans le sou. Auraient-ils de quoi dîner ce soir ? Et demain ? Il lui semblait que, sans elle, maintenant, ils mourraient de faim et ressentiraient l’angoisse qu’ils avaient tous éprouvée le soir de l’enterrement de sa mère.

« Oh ! comme je suis malheureuse ! pensait-elle ; pourquoi le suis-je tant ? »

Avec la gaucherie d’un homme sérieux qui n’a pas l’habitude des femmes, Modeste Alexéiévitch lui prenait la taille et lui tapotait l’épaule ; elle, pendant ce temps-là, pensait à la question d’argent, à sa mère, à la mort de celle-ci.

À la mort de sa mère, son père, professeur de dessin et de calligraphie au lycée, se mit à boire. La misère arriva. Ses frères manquèrent de chaussures. Piôtre Léonntiévitch était constamment appelé chez le juge de paix. L’huissier venait saisir ses meubles… Quelle honte !… Anne dut soigner son père ivrogne, repriser les chaussettes de ses frères, aller au marché ; et quand on louait sa beauté, sa jeunesse, ses bonnes manières, il lui semblait que l’univers entier voyait son chapeau bon marché et les trous de ses bottines, noircis à l’encre. Et les nuits, elle pleurait. La pensée obsédante la torturait qu’on chasserait bientôt son père du lycée à cause de son vice, qu’il ne pourrait pas survivre à cette déchéance et mourrait comme sa mère.

Des dames de leur connaissance s’émurent et se mirent à chercher pour Anne un bon mari ; et l’on découvrit bientôt Modeste Alexéiévitch, ni jeune, ni beau, mais riche. « Il a cent mille roubles en banque, disait-on à Anne, et un bien de famille qu’il afferme. C’est un homme à principes, bien vu de Son Excellence. Il ne lui en coûtera rien de demander un mot au gouverneur pour le directeur du lycée ou même pour le curateur, de façon à ce qu’on ne touche pas à votre père. »

Tandis qu’elle se rappelait ces détails, des accords de musique et un bruit de voix arrivèrent à la portière. Le train s’arrêta à une petite gare. Dans la foule, sur le quai, on jouait allègrement de l’accordéon, qu’un violon criard accompagnait. Et de derrière des peupliers et de hauts bouleaux, de derrière des chalets où l’on passait l’été, arrivaient les sons d’une musique militaire ; il y avait apparemment un bal dans un des chalets. Sur le quai, les habitants des chalets et les gens de la ville se promenaient, venus pour respirer le bon air.

Il y avait parmi eux le propriétaire de la petite ville, nommé Artynov, homme grand, fort, brun, semblable à un Arménien, avec des yeux à fleur de tête. Étrangement vêtu, il portait une simple chemise, déboutonnée à la poitrine, de hautes bottes avec des éperons, et une cape noire, attachée aux épaules et qui traînait à terre comme une queue. Deux lévriers, leur long museau flairant la terre, le suivaient.

Les larmes brillaient encore aux yeux de la jeune épouse, mais pourtant elle avait déjà oublié sa mère, l’argent et son mariage. Elle serrait les mains de lycéens, d’officiers de sa connaissance qui parlaient vite et riaient joyeusement :

– Bonjour, comment allez-vous ?

Elle sortit sur la plate-forme de son wagon, au clair de lune, et se plaça de façon à ce qu’on pût voir sa belle robe et son chapeau.

– Qu’attendons-nous ici ? demanda-t-elle.

– C’est une bifurcation ; on attend l’express.

Remarquant qu’Artynov la regardait, elle cligna coquettement les yeux et se mit à parler très haut en français parce que le son de sa voix était beau, parce que la musique jouait, que la lune se reflétait dans l’étang, et parce que Artynov, ce Don Juan, ce blasé, la regardait avidement. Et, parce que tous étaient joyeux, elle ressentit tout à coup de la joie.

Quand le train repartit, les officiers de sa connaissance la saluèrent, la main à leur visière. Elle fredonnait la polka que jouait l’orchestre invisible derrière les arbres ; et elle regagna son compartiment avec un sentiment de tranquillité comme si, à cette halte, on lui eût assuré qu’elle serait heureuse malgré tout.

Les nouveaux mariés passèrent deux jours au monastère et rentrèrent en ville. Ils y habitaient un logement de la Couronne. Tandis que son mari était à son bureau, Anne jouait du piano, pleurait de tristesse, lisait des romans, étendue sur sa chaise longue, ou feuilletait un journal de modes.

À dîner, Modeste Alexéiévitch mangeait beaucoup, parlait politique, promotions, permutations, gratifications, déclarait qu’il faut travailler, et disait que la vie de famille n’est pas un plaisir, mais un devoir, que les kopeks font les roubles, et qu’il plaçait plus haut que tout au monde la religion et la morale. Et, tenant son couteau comme un glaive, il disait :

– Chacun doit connaître ses devoirs.

Anne l’écoutait, le craignait, ne pouvait pas manger, et sortait de table affamée.

Après le dîner, Modeste Alexéiévitch faisait la sieste et ronflait très fort. Anne allait voir ses parents.

Son père et ses frères la regardaient comme si, avant son arrivée, ils l’eussent blâmée d’avoir épousé, pour de l’argent, un homme ennuyeux et qu’elle n’aimait pas. Sa robe bruissante, ses bracelets, son air de dame les gênaient et les humiliaient. Ils ne savaient plus de quoi lui parler ; mais, naguère, ils l’aimaient, et n’étaient pas encore habitués à dîner sans elle. Elle se mettait à table et mangeait du gruau ou des pommes de terre, sautées à une graisse de mouton qui sentait la chandelle. Piôtre Léonntiévitch, d’une main tremblante, prenait le carafon de vodka et se versait un verre qu’il buvait vite, avidement et avec dégoût, puis un deuxième verre, puis un troisième. Pétia et Anndrioûcha, les garçonnets à grands yeux, pâles et maigres, enlevaient le carafon, en disant :

– Il ne faut pas, papa…, assez…

Anne aussi s’alarmait, le suppliait de ne plus boire, mais il frappait tout à coup du poing sur la table et s’écriait :

– Je ne permettrai à personne de me contrôler ! Des gamins, une gamine ! Je vous jetterai tous dehors !

Mais sa voix trahissait la bonté, la faiblesse ; et personne ne le craignait. Après le dîner, d’ordinaire il se faisait beau. Pâle, le menton tout entaillé par le rasoir, il allongeait son cou maigre, restait une demi-heure devant sa glace, se coiffait, retroussait ses moustaches noires et se parfumait ; il nouait sa cravate, mettait ses gants, son chapeau haut de forme, et allait donner des leçons particulières. Les jours fériés, il restait à la maison, peignait à l’huile ou jouait de l’harmoniflûte. L’instrument sifflait, mugissait ; mais il tâchait d’en tirer des accords et des sons harmonieux. Ou bien il se fâchait après ses enfants :

– Mauvais garnements ! Vauriens ! Vous avez abîmé l’instrument.

Tous les soirs, le mari d’Anne jouait aux cartes avec ses collègues, habitant eux aussi la maison de la Couronne. Aux soirées venaient des femmes des fonctionnaires, laides, habillées sans goût, grossières comme des cuisinières, et alors commençaient des commérages aussi laids que ces dames elles-mêmes. Quelquefois, Modeste Alexéiévitch allait au théâtre avec Anne. Durant les entr’actes, il ne la quittait pas d’une ligne, se promenait avec elle bras dessus, bras dessous, dans les couloirs et au foyer. En saluant les gens, il lui disait à mi-voix : « Conseiller d’État… reçu chez Son Excellence… » Ou bien : « A des capitaux… possède une maison… » En passant devant le buffet, Anne avait envie de manger quelque chose. Elle aimait le chocolat et les gâteaux aux pommes. Mais elle n’avait pas d’argent et se gênait pour en demander à son mari. Il prenait une poire, la tâtait du doigt, et disait, hésitant :

– Combien cela ?

– Vingt-cinq kopeks.

– Non, tout de même !…

Et il remettait la poire en place. Mais comme il est malséant de ne rien acheter, il demandait de l’eau de Seltz, et buvait seul tout le siphon ; les larmes lui en montaient aux yeux. Anne, à ces moments-là, le haïssait de tout son cœur.

Ou bien, tout rouge, il lui disait tout à coup, très vite :

– Salue cette vieille dame.

– Mais je ne la connais pas.

– Peu importe. C’est la femme du directeur de tel ministère. Je te dis de la saluer ! maugréait-il. Ta tête n’en tombera pas.

Anne saluait, et sa tête, en effet, n’en tombait pas ; mais cela la torturait. Elle faisait tout ce que voulait son mari et s’irritait contre elle-même en pensant qu’il l’avait trompée comme la dernière des sottes : elle ne s’était mariée que pour l’argent et, cependant, elle en avait moins qu’avant son mariage.

Avant, son père lui donnait au moins quelques pièces de vingt kopeks ; maintenant elle n’avait pas un liard. Prendre de l’argent en cachette ou en demander à Modeste Alexéiévitch, elle ne pouvait pas ; elle le craignait ; elle tremblait devant lui ; il lui semblait qu’elle portait depuis longtemps dans son cœur la crainte de cet homme. Dans son enfance, le directeur du lycée lui apparaissait la force la plus imposante, la plus formidable, telle qu’une grosse nuée qui s’avance ou une locomotive prête à l’écraser. Son Excellence était maintenant une force semblable dont on parlait et dont on avait vaguement peur. Il y avait jadis pour elle une dizaine d’autres forces moindres, les professeurs du lycée, entre autres, avec leurs lèvres rasées, sévères et sans pitié ; il y avait maintenant Modeste Alexéiévitch, homme à principes, qui, même, ressemblait de figure au directeur du lycée. Toutes ces forces se fondaient, dans l’imagination d’Anne, en une seule, sous la forme d’un énorme ours blanc qui en voulait aux faibles, aux coupables, comme son père. Elle craignait de dire des choses inopportunes, et elle souriait à contre-cœur, montrant une joie feinte quand on la caressait grossièrement ou quand on la souillait en des étreintes qui lui faisaient horreur.

Une seule fois son père s’enhardit à demander à Modeste Alexéiévitch de lui prêter cinquante roubles pour payer une dette très désagréable. Mais quel fut son supplice !

– Bien ! je vous les donnerai, fit le gendre après réflexion. Mais je vous préviens que je ne vous aiderai plus tant que vous n’aurez pas cessé de boire. Pour un homme qui est au service de l’État, une pareille faiblesse est une honte. Je dois vous rappeler un fait connu de tous : cette passion a perdu beaucoup de gens très capables qui, s’ils s’étaient retenus, auraient pu, avec le temps, devenir de hauts personnages.

Et les longues tirades continuèrent coupées de « à mesure que »…, « en vue de ce qui vient d’être dit »…, « vu la situation »… Et le pauvre Piôtre Léonntiévitch, souffrant de cette humiliation, éprouva un violent besoin de boire.

Les jeunes frères, venant voir leur sœur avec des souliers éculés et des pantalons râpés, devaient, eux aussi, écouter de la morale.

– Chacun, leur disait Modeste Alexéiévitch, doit connaître ses devoirs.

Il ne donnait d’argent à personne, mais, par contre, il achetait à Anne des bagues, des bracelets et des broches, en lui disant qu’il est bon d’avoir des bijoux aux mauvais jours. Il ouvrait souvent la commode de sa femme pour vérifier si tous les bijoux s’y trouvaient.





II



Entre temps, l’hiver était venu. Bien avant Noël, la gazette locale annonça que le 29 décembre aurait lieu, dans la salle de l’Assemblée de la noblesse, le bal annuel. Très préoccupé le soir, après avoir joué, Modeste Alexéiévitch causait avec les femmes de ses collègues en regardant Anne. Et il marchait longtemps de long en large avec un air pensif.

Enfin, un soir, assez tard, il s’arrêta devant sa femme et lui dit :

– Il faut te faire faire une robe de bal. Tu entends ? Seulement, je te prie de te concerter avec Maria Grigôriévna et Nathâlia Kouzminîchna.

Et il lui donna cent roubles.

Anne les prit, mais ne se concerta avec personne ; elle parla seulement avec son père et s’imagina de quelle façon sa mère aurait été habillée. Sa mère s’habillait toujours à la dernière mode. Elle s’occupait beaucoup de sa fille, l’habillait coquettement, comme une poupée. Elle lui avait appris à parler français et à danser admirablement la mazurka (avant son mariage, elle avait été cinq ans gouvernante). Anne pouvait, comme sa mère, faire avec une vieille robe une robe neuve, nettoyer des gants avec de la benzine, louer des bijoux, et, comme sa mère, elle savait clore à demi les yeux, grasseyer, prendre de belles poses, se montrer ravie quand il le fallait, et avoir des regards tristes et mystérieux. De son père, elle tenait ses yeux et ses cheveux noirs, sa nervosité et une certaine manière de toujours bien se présenter.

Quand une demi-heure avant le bal, Modeste Alexéiévitch entra dans la chambre à coucher en bras de chemise, pour attacher sa décoration à son cou, devant la glace, il fut frappé de la beauté d’Anne, de la fraîcheur et de l’éclat de sa robe vaporeuse ; et il lui dit avec satisfaction en lissant ses favoris :

– Ah ! quelle femme j’ai, Anioûta ! quelle femme !

Et il continua d’un ton solennel :

– J’ai fait ton bonheur et tu peux faire le mien aujourd’hui ; présente-toi, je te prie, à la femme de Son Excellence. N’y manque pas. Par elle, je peux obtenir la place de référendaire en chef.

Ils partirent pour le bal. Voici le club de la Noblesse et son escalier avec le suisse. Voici le vestiaire avec ses portemanteaux et les pelisses, les valets affairés, les dames décolletées qui se garantissent avec leurs éventails des courants d’air. On sent une odeur de gaz et de soldats. Quand, en montant le grand escalier au bras de son mari, Anne entendit la musique et s’aperçut de pied en cap dans une glace, éclairée de mille feux, la joie se réveilla en son cœur ; et ce fut le même pressentiment de bonheur qu’elle avait éprouvé un soir au clair de lune, à l’arrêt dans une petite gare. Elle marchait fièrement, sûre d’elle-même, ne se sentant plus une petite fille, mais une vraie dame ; et elle imitait inconsciemment la démarche et les manières de sa mère. Pour la première fois de sa vie, elle se sentit riche, indépendante. La présence de son mari ne la gênait même pas. Elle devina d’instinct que la présence de son mari vieux ne la diminuait pas, mais lui donnait au contraire le piquant secret qui plaît aux hommes. Dans la grande salle, l’orchestre jouait et les danses avaient déjà commencé.

Sortant de son appartement de la Couronne, éblouie par la lumière, les couleurs, le bruit et la musique, Anne jeta un regard dans la salle et pensa : « Ah ! comme c’est beau. » Et tout à coup elle retrouva dans la foule toutes ses connaissances, tous ceux qu’elle avait rencontrés précédemment à des soirées ou à la promenade, tous ces officiers, ces professeurs, ces avocats, ces fonctionnaires, et Son Excellence, et Artynov, et les dames de la haute société, parées, très décolletées, belles ou laides, déjà à leurs places dans les baraques ou les pavillons de la vente de charité, organisée au profit des pauvres. Un énorme officier avec des épaulettes (elle avait fait sa connaissance rue Vieille-de-Kiév quand elle allait au lycée, et ne se rappelait plus son nom) sortit comme de dessous terre et lui demanda une valse. Elle quitta son mari et il lui sembla qu’elle voguait dans un bateau à voile pendant la tempête, et que Piôtre Alexéiéviteh était resté loin sur la côte. Elle dansa passionnément valses, polkas, quadrilles, passant de bras en bras, grisée par la musique, le bruit, mêlant le russe au grasseyement du français, riant, ne pensant ni à son mari, ni à personne. Son succès auprès des hommes fut grand et il ne pouvait qu’en être ainsi. Elle suffoquait d’émotion, serrait convulsivement son éventail dans ses mains, et avait grand soif. Son père, dans son habit froissé qui sentait la benzine, s’approcha d’elle, lui apportant une glace dans une soucoupe.

– Tu es ravissante ce soir, lui dit-il en la regardant avec enthousiasme. Jamais je n’ai tant regretté que tu te sois mariée si vite… Pourquoi donc cela ? Je sais que tu l’as fait à cause de nous, mais… (Il tira d’une main tremblante une liasse de billets et dit :) J’ai reçu cela aujourd’hui pour une leçon, et je peux rembourser ma dette à ton mari.

Elle lui laissa la soucoupe et s’envola, enlevée par quelqu’un. Par-dessus l’épaule de son danseur, elle vit son père enlacer une dame et glisser légèrement avec elle dans la salle.

« Comme il est gentil quand il n’a pas bu, » pensa-t-elle.

Elle dansa la mazurka avec le même officier énorme. Il se mouvait avec poids et importance, roulant les épaules et la poitrine, et battant à peine le parquet. Il n’avait pas envie de danser ; elle, au contraire, volait autour de lui, l’agaçant de sa beauté, de sa gorge nue. Ses yeux pétillaient de malice, ses mouvements étaient passionnés ; mais, lui, restait indifférent, et lui tendait les mains avec bienveillance, comme un roi.

– Bravo ! Bravo !… disait-on dans le public. Mais, peu à peu, l’énorme officier s’entraîna.

Il s’anima, s’émut, se laissa gagner au charme et prit la fièvre, tandis qu’elle roulait les épaules et le regardait avec ruse comme si elle était déjà sa reine et lui son esclave. Il lui semblait que toute la salle les regardait, que tous les assistants étaient ravis, les enviaient. À peine le gros officier l’eut-il remerciée, la foule s’écarta soudain, les hommes prenant l’attitude militaire… Son Excellence, en habit, avec ses deux plaques de décorations, venait à elle.

Oui, Son Excellence venait à elle, car il la regardait avec insistance, souriait doucereusement et remuait les lèvres, comme il faisait toujours quand il voyait de jolies femmes.

– Enchanté, enchanté… dit-il. Et je ferai mettre votre mari aux arrêts pour avoir jusqu’ici dérobé à nos yeux un si rare trésor. Je viens de la part de ma femme, poursuivit-il en lui offrant le bras ; il faut que vous nous aidiez… Oui, ma foi !… Il faut vous décerner un prix de beauté… comme en Amérique… Oui, ma foi !… les Américains… Ma femme vous attend avec impatience.

Il l’emmena à un comptoir, près d’une vieille dame dont le bas de la figure était si disproportionné qu’on pouvait croire qu’elle avait dans la bouche un gros caillou.

– Aidez-nous, lui dit la vieille dame d’une voix chantante ; toutes les jolies femmes travaillent à cette vente ; vous seule ne faites rien. Pourquoi ne voulez-vous pas nous aider ?

Elle partit, et Anne prit sa place devant le samovar et les tasses d’argent. La vente s’anima tout de suite. Anne prenait un rouble au moins par tasse de thé. Elle força l’énorme officier à en boire trois tasses. Artynov, l’homme riche, aux yeux à fleur de tête et qui avait de l’asthme, s’approcha de son comptoir. Il n’avait plus l’étrange costume qu’Anne lui avait vu. Il était, comme tout le monde, en habit. Ne quittant pas la vendeuse des yeux, il but une coupe de champagne et la paya cent roubles. Ensuite, il but une tasse de thé et donna encore cent roubles. Toujours sans dire un mot, car il souffrait de son asthme… Anne conviait les acheteurs et prenait leur argent, profondément convaincue que ses sourires et ses regards ne causaient aux gens qu’un grand plaisir. Elle comprenait qu’elle avait été créée uniquement pour cette vie d’éclat, de bruit, de rires, remplie de musique, de danses, d’adorateurs. Et son ancienne peur d’une force qui menaçait de l’écraser, lui parut ridicule ; elle ne craignait plus personne. Elle regrettait seulement que sa mère ne fût plus là pour se réjouir avec elle de son succès.

Piôtre Léonntiévitch déjà pâle, mais encore ferme sur ses jambes, s’approcha, et demanda un verre de cognac. Anne rougit, craignant qu’il ne dît quelque chose de déplacé. (Elle avait honte d’avoir un père si pauvre, si ordinaire.) Mais il but, tira de sa liasse un billet de dix roubles et s’en alla d’un air important, sans dire mot. Peu après elle le vit dans une chaîne des dames ; il n’était plus très d’aplomb et criait quelque chose au grand émoi de sa danseuse, et Anne se rappela que, un soir, il y avait trois ans, il était dans un état à peu près pareil : un agent avait dû, à la fin, l’emmener se coucher ; le lendemain, le directeur menaça son père de le renvoyer. Comme ce souvenir était peu agréable !

Quand les samovars se furent éteints et que, fatiguées, les dames de bienfaisance eurent versé leur recette à la dame au caillou dans la bouche, Artynov offrit le bras à Anne et la conduisit dans la salle où était servi le souper pour les personnes qui avaient pris part à la vente de charité. Il n’y en avait qu’une vingtaine, mais le souper fut très animé. Son Excellence porta ce toast : « Dans cette belle salle à manger, il convient de boire au développement des réfectoires populaires, dont la vente d’aujourd’hui a fait l’objet. » Le général de brigade proposa de boire : « À la force devant laquelle l’artillerie même se trouve impuissante. » Et tout le monde se leva pour trinquer avec les dames. Ce fut très, très gai !

Quand on reconduisit Anne jusque chez elle, il faisait déjà jour et les cuisinières se rendaient au marché. Contente, ivre, pleine d’impressions nouvelles, elle se déshabilla, se jeta sur son lit et s’endormit aussitôt…

À deux heures de l’après-midi, elle fut réveillée par sa femme de chambre qui lui annonçait la visite de M. Artynov. Anne s’habilla en hâte et se rendit au salon. Peu après Artynov, Son Excellence descendit de voiture, venant remercier la belle vendeuse. Il lui baisa la main, en la regardant doucereusement et en remuant les lèvres comme s’il mâchait. Il demanda la permission de revenir la voir et partit. Elle resta au milieu de son salon, étonnée et enchantée de ce changement extraordinaire dans sa vie, doutant qu’il eût pu survenir si vite.

Juste à ce moment son mari entra. Modeste Alexéiévitch avait maintenant devant elle le regard empressé, douceâtre, le respect plat qu’elle lui connaissait en présence des puissants et des gens titrés. Elle lui dit avec joie, avec mépris, avec dégoût, sûre que tout lui serait désormais pardonné, elle lui dit, en détachant nettement chaque mot :

– Allez-vous-en, imbécile !

Dès lors, Anne n’eut plus une journée libre, fut de toutes les parties de campagne, de toutes les promenades, de tous les spectacles. Elle rentrait tous les jours chez elle au matin et se couchait au milieu de son salon, racontant ensuite à tous qu’elle ne dormait que couverte de fleurs.

Il lui fallait beaucoup d’argent, mais elle ne craignait plus Modeste Alexéiévitch. Elle dépensait son argent comme si c’était le sien. Elle n’en demandait pas, n’en exigeait pas ; elle envoyait seulement les factures, ou des billets de ce genre : « Remettez au porteur cent roubles, » ou : « Payez immédiatement cent roubles. »

Modeste Alexéiévitch reçut à Pâques l’ordre de Sainte-Anne de deuxième classe. Lorsqu’il vint remercier Son Excellence, le gouverneur posa son journal et s’enfonça plus profondément dans son fauteuil :

– Ainsi, dit-il, regardant ses mains blanches aux ongles roses, vous avez maintenant trois Anne, une à la boutonnière et deux au cou.

Modeste Alexéiévitch mit deux doigts devant sa bouche de peur de rire trop haut et dit :

– Maintenant, il n’y a plus qu’à attendre la venue au monde d’un petit Vladimir. Oserai-je prier Votre Excellence d’en être le parrain ?

Il voulait parler de l’ordre de Vladimir de quatrième classe, et comptant déjà raconter son jeu de mots habile et hardi, il voulut ajouter quelque chose d’aussi bien tourné ; mais Son Excellence se replongea dans la lecture de son journal et le congédia d’un signe de tête.

Anne continua à se promener en troïka, allait à la chasse avec Artynov, jouait dans des petites pièces en un acte, soupait. Elle allait voir les siens de plus en plus rarement. Ils dînaient seuls maintenant. Piôtre Léonntiévitch buvait de plus en plus. L’argent manquait et l’harmoniflûte avait été vendu pour payer une dette. Les garçons ne laissaient plus leur père sortir seul dans la rue. Ils le surveillaient pour qu’il ne tombât pas. Quand, au moment de la promenade dans la rue Vieille-de-Kiév, ils rencontraient Anne en voiture à deux chevaux avec un bricolier sur le côté, et Artynov, sur le siège, remplaçant le cocher, et que Piôtre Léonntiévitch enlevait son chapeau haut de forme et se disposait à crier quelque chose, Pétia et Andrioûcha le prenaient sous le bras et le suppliaient : – Il ne faut pas, papa… Assez, papa…

1895.


L’HOMME À L’ÉTUI





Dans la grange de l’ancien du village[1] de Mironôssitskoé, tout au bout du pays, deux chasseurs attardés s’installèrent pour la nuit. C’était le vétérinaire Ivane Ivânytch et le professeur de lycée, Boûrkine.

Ivane Ivânytch avait un nom de famille assez étrange : Tchîmcha-Guimalâïski, mais, comme ce double nom ne lui allait guère[2], on l’appelait simplement dans tout le district par son prénom et son patronyme.

Ivane Ivânytch demeurait dans un haras, près de la ville, et était venu à la chasse pour prendre l’air. Le professeur passait tous les étés chez le comte P… et se trouvait dans le pays comme chez lui.

Les chasseurs ne dormaient pas ; Ivane Ivânytch, grand vieillard maigre, à longues moustaches, fumait sa pipe près de la porte de la grange, éclairé par la lune, et Boûrkine, étendu en dedans, sur le foin, était invisible dans l’ombre.

Les deux hommes avaient raconté diverses histoires. Entre autres, ils avaient dit que la femme de l’Ancien, Mâvra, personne vigoureuse et pas sotte, n’était jamais sortie de son village natal et n’avait jamais vu ni la ville, ni le chemin de fer. Ces dix dernières années, elle restait tout le jour assise sur le four et ne sortait de sa maison que la nuit.

– Qu’y a-t-il là d’étonnant ? demanda Boûrkine. Il est beaucoup de gens, solitaires par nature, qui, comme l’écrevisse, aux goûts érémitiques, ou l’escargot, tâchent de se cacher dans leur carapace… Sans aller plus loin, il y a environ deux mois mourut dans notre ville un certain Bièlikov, mon collègue, professeur de grec. Vous avez certainement entendu parler de lui. Il était remarquable en ce qu’il ne sortait jamais, même quand il faisait très beau temps, qu’avec son parapluie, ses caoutchoucs et un pardessus ouaté.

Son parapluie avait un fourreau, sa montre, un étui de peau grise, et son canif, quand il le tirait pour tailler son crayon, était aussi dans un étui. Il semblait que son visage lui-même fût dans un étui, parce qu’il le cachait sans cesse dans son col relevé.

Il portait des lunettes fumées, un gilet de laine, mettait du coton dans ses oreilles, et, quand il prenait une voiture, il faisait relever la capote. Bref, on remarquait en cet homme le désir irrésistible et constant de s’envelopper d’une carapace, de se faire pour ainsi dire un étui qui l’isolât et le protégeât des influences extérieures.

La réalité l’effrayait, l’irritait, le tenait en perpétuel émoi. Et c’est peut-être pour justifier son effroi, son dégoût du réel qu’il vantait constamment le passé et l’inexistant. Les langues anciennes, qu’il enseignait, étaient en somme pour lui comme ses caoutchoucs et son parapluie grâce à quoi il s’abritait de la vie réelle.

– Ah ! disait-il d’une voix douce, combien sonore et belle est la langue grecque !

Et, à l’appui de ce qu’il disait, fermant l’œil et levant le doigt, il prononçait : Anthropos !

Sa pensée, Bièlikov tâchait de l’abriter, elle aussi, dans un étui. Seuls étaient nets pour lui les circulaires et les articles de journaux où l’on interdisait quelque chose. Quand les circulaires défendaient aux élèves de sortir dans la rue après neuf heures du soir ou que quelque part on s’élevait contre l’amour physique, cela c’était clair, déterminé. « C’est défendu, il suffit ! » Dans la permission ou le congé, il y avait pour lui quelque chose de suspect, de vague et d’incomplet. Lorsqu’on donnait l’autorisation d’ouvrir en ville un cercle dramatique, une salle de lecture, ou une salle de thé, Bièlikov hochait la tête et disait à voix basse :

– Évidemment c’est bien ; tout cela est parfait ; mais pourvu qu’il n’arrive rien !

Les infractions de toute sorte, les écarts, les violations des règles le jetaient dans l’abattement, alors même que cela semblait ne le concerner en rien. Si l’un de ses collègues arrivait en retard à un office religieux ou si le bruit courait de quelques farces de collégiens ; si l’on rencontrait le soir, tard, une surveillante de classes avec un officier, il s’agitait beaucoup et disait toujours : « Pourvu qu’il n’arrive rien ! »

Aux réunions pédagogiques, il nous fatiguait tous par sa circonspection, ses défiances et ses conceptions proprement d’« homme à l’étui ». Si l’on disait que les lycéennes et les lycéens se conduisaient mal, faisaient beaucoup de bruit en classe : « Ah ! pourvu, s’écriait-il, que la direction n’en sache rien ! pourvu qu’il n’arrive rien !… Mais si l’on renvoyait Pétrov, l’élève de seconde, ou Iégôrov, celui de quatrième, comme ce serait bien !… »

Et que croyez-vous ? Avec ses soupirs, ses plaintes, ses lunettes fumées sur son petit visage pâle, – tout juste un petit museau de taupe, – Bièlikov nous opprimait tous ; nous cédions. On donnait une moins bonne note à Pétrov et à Iégôrov, et, au bout du compte, on les chassait…

Bièlikov avait l’étrange habitude de visiter nos demeures. Il arrivait chez l’un de nous, s’asseyait et se taisait, comme s’il observait quelque chose. Il restait assis ainsi une ou deux heures en silence, et repartait. Il appelait cela « entretenir de bonnes relations avec ses collègues ». Évidemment, venir chez nous, et y rester assis était, pour lui, pénible ; il n’y venait que parce qu’il regardait cela comme un devoir de camaraderie. Nous, ses collègues, nous le craignions. Et le proviseur le craignait aussi. Songez donc : nous étions tous des gens habitués à penser par nous-mêmes, profondément convenables, élevés d’après Tourguénièv et Chtchédrine, et, malgré cela, ce petit bonhomme, qui ne quittait jamais ni ses caoutchoucs, ni son parapluie, tint en haleine, pendant quinze ans, tout le lycée.

Le lycée, ce n’eût été rien : il y tenait toute la ville ! Nos dames n’organisaient pas de spectacles le samedi : elles craignaient qu’il ne l’apprît ; le clergé, devant lui, se gênait pour faire gras et jouer aux cartes. Sous l’influence d’un homme comme Bièlikov, on se mit, en ville, ces dix ou quinze dernières années, à avoir peur de tout. On craignait de parler haut, on craignait d’envoyer des lettres, de faire des connaissances, de lire des livres, d’aider les pauvres, d’apprendre à lire et à écrire…

Ivane Ivânytch, voulant dire quelque chose, toussota, se mit à allumer sa pipe, regarda la lune, puis il prononça, en espaçant les mots :

– Oui, des hommes réfléchis, convenables, lisant Chtchédrine, Tourguénièv, toute sorte de Buckle, et autres ; et ils se soumettaient, enduraient tout !… Voilà ce qui en était…

Bièlikov, poursuivit Boûrkine, habitait dans la même maison que moi, sur le même palier ; nos portes étaient face à face ; nous nous voyions souvent et je connaissais sa vie intime. Chez lui, c’était la même histoire : robe de chambre, calotte, persiennes, verrous, toute une kyrielle de protections, de prohibitions, de restrictions et de : « Ah ! pourvu qu’il n’arrive rien ! »

Le maigre lui faisait mal, et, faire gras, cela ne se pouvait pas ; on n’eût pas manqué de dire que Bièlikov n’observait pas les jeûnes. Alors il mangeait de la persique frite au beurre, nourriture qui, n’était pas maigre, mais que l’on ne pouvait pas dire non plus être du gras. Il n’avait pas de servante, redoutant que l’on ne pensât du mal de lui. Il avait pour cuisinier un bonhomme de soixante ans, ivrogne et à moitié fou, nommé Afanâssy, qui, ayant jadis été ordonnance, savait faire un peu de cuisine. Afanâssy se tenait d’habitude près de la porte, les bras croisés, marmottant toujours la même chose en poussant un profond soupir :

– Il y en a beaucoup de ceux-là aujourd’hui !…

La chambre à coucher de Bièlikov était petite comme une boîte. Son lit avait des rideaux. En se couchant, il remontait le drap sur sa tête ; il avait chaud, il étouffait ; le vent ébranlait les portes fermées, hurlait dans la cheminée ; de la cuisine venaient des soupirs, des soupirs lugubres ; et il tremblait sous sa couverture.

Il avait peur qu’il n’arrivât quelque chose, peur qu’Afanâssy ne l’égorgeât, peur que les voleurs ne vinssent, et, toute la nuit, il avait des rêves agités. Le matin, quand nous nous rendions ensemble au lycée, il était pâle et triste ; on voyait que le lycée grouillant, où il se rendait, lui faisait peur, rebutait tout son être, et qu’il était pénible à un homme solitaire par nature de cheminer avec moi.

– On fait tant de bruit dans nos classes, me disait-il, tâchant de trouver une explication à ce qu’il ressentait de pénible. C’est effrayant !

Or, pouvez-vous vous figurer cela, ce professeur de grec, cet homme dans un étui, fut sur le point de se marier…

Ivane Ivânytch se retourna vivement dans la grange et dit :

– Vous plaisantez ?

– Oui, si étrange que ce soit, répéta Boûrkine, il fut sur le point de se marier. Un nouveau professeur d’histoire et de géographie, un certain Kovalénnko, Mikhâîl Sâvvitch, Petit-Russien, venait d’être nommé chez nous. Il arriva, accompagné de sa sœur, Vârénnka. Il était jeune, grand, brun, avec des mains énormes, et l’on voyait, rien qu’à son visage, qu’il avait une voix de basse. Et, en effet, sa voix semblait sortir d’un tonneau : bou-bou-bou…

Vârénnka n’était plus très jeune : la trentaine. Elle aussi, grande, svelte, des sourcils noirs, des joues rouges. Bref, non pas une demoiselle, mais « de la confiture » ! Et fort éveillée, bruyante, chantant sans cesse des chansons petites-russiennes, riant aux éclats. Pour la moindre chose, son rire sonore éclatait : ha ! ha ! ha !

La première connaissance un peu approfondie avec les Kovalénnko se fit à la fête du proviseur. Au milieu des professeurs sévères, ennuyeux, restant là comme par obligation, nous vîmes tout à coup surgir des vagues une nouvelle Aphrodite. Elle se tient les mains aux hanches, rit, chante, danse… Elle chante avec sentiment : Viiout vîtry (Les vents mugissent[3]), puis une romance, et encore, encore une autre ; elle nous ravit tous, y compris Bièlikov. Il s’assit auprès d’elle et lui dit en souriant avec douceur :

– La langue petite-russienne rappelle par sa douceur et son agréable sonorité le grec ancien.

Flattée, elle se mit à lui raconter avec sentiment et conviction qu’elle possédait au district de Gadiatche une ferme, que sa maman l’habitait, et qu’il y mûrissait des poires, des melons et des aubergines, gros comme ça…

Nous l’écoutions et, tout à coup, une même idée nous vint à tous.

– Il serait bien de les marier, souffla la femme du proviseur.

Nous nous rappelâmes soudain que notre Bièlikov n’était pas marié, et il nous sembla étrange de ne pas nous en être avisés plus tôt, et d’avoir perdu de vue cet important détail de son existence.

Que pensait-il des femmes, et comment considérait-il cette question quotidienne ? Cela, auparavant, ne nous avait pas du tout intéressés. Peut-être n’admettions-nous même pas l’idée qu’un homme portant par tous les temps des caoutchoucs et dormant sous une courtine puisse aimer.

– Il a plus de quarante ans, et elle en a trente… il me semble qu’elle le prendrait, expliqua la femme du proviseur.

Que ne fait-on pas, par ennui, chez nous en province ? Que de choses inutiles, absurdes ! Et cela parce qu’on n’agit pas du tout comme il faut. Voyons ! quel besoin avions-nous de marier ce Bièlikov, que l’on ne pouvait pas même se figurer marié ? La femme du proviseur, celle du censeur, et toutes les dames du lycée se ranimèrent, et même elles embellirent, comme si elles eussent tout à coup trouvé un but à leur existence.

La femme du proviseur loua une loge au théâtre et nous y vîmes Vârénnka, rayonnante, heureuse, maniant un grand éventail, et, à côté d’elle, Bièlikov, petit, recroquevillé, comme si on l’eût tiré de chez lui avec des tenailles. Je donne ensuite une petite soirée, et les dames exigent que j’y invite Vârénnka et Bièlikov. Bref, la machine était lancée. Il se fit que Vârénnka ne répugnait pas à ce mariage. Vivre avec son frère n’était pas très gai pour elle ; ils ne savaient passer leurs jours qu’à discuter et à se disputer. En voici un exemple : Kovalénnko, dans la rue, va, grand et mal bâti, avec sa chemise brodée, une mèche sortant de sa casquette et lui tombant sur le front, tenant dans une main un paquet de livres et, dans l’autre, un gros bâton. Sa sœur le suit, portant aussi des livres.

– Tu n’as même pas lu ça, Mikhâîl ! dit-elle très haut, avec animation ; je te dis, je te jure que tu ne l’as pas lu du tout !

– Moi, je te dis que je l’ai lu ! crie Mikhâîl, frappant le pavé de son bâton.

– Ah ! mon Dieu, Mînntchik[4] ! Pourquoi te fâches-tu ? Ce n’est qu’une discussion de principes.

– Je te dis que je l’ai lu ! crie Kovalénnko encore plus fort.

Chez eux, dès qu’il y avait un étranger, c’était une mousqueterie. Une pareille vie ennuyait apparemment Vârénnka. Elle voulut son chez soi, et elle dut songer à son âge. Ce n’était plus le moment de choisir ; elle épouserait n’importe qui, même un professeur de grec. Il faut avouer que la plupart de nos jeunes filles épouseraient qui que ce fût uniquement pour se marier. Toujours est-il que Vârénnka marqua à notre Bièlikov une préférence manifeste.

Et Bièlikov ? Il allait chez Kovalénnko comme il venait chez nous. Il arrivait là, s’asseyait et ne disait mot. Il se taisait, et Vârénnka lui chantait Viiout vîtry, ou bien le regardait de ses yeux noirs, puis tout à coup éclatait de rire.

Dans les choses de l’amour, et particulièrement dans le mariage, la suggestion joue un grand rôle. Tout le monde, ses collègues et les dames se mirent à convaincre Bièlikov qu’il devait se marier, qu’il n’avait plus que cela à faire dans la vie. Nous le félicitions tous à ce sujet et lui disions d’un air sérieux toute sorte de banalités. Nous lui disions, par exemple, que le mariage est un acte grave. Vârénnka, en outre, n’était pas mal, était intéressante ; elle était fille d’un conseiller d’État et avait une ferme. Et, surtout, c’était la première femme qui lui eût montré de la tendresse, de la bonté…

Il perdit la tête et décida qu’en effet il devait se marier.

– Il aurait fallu alors, dit Ivane Ivânytch, lui enlever ses caoutchoucs et son parapluie.

– Figurez-vous que ce fut impossible. Il mit sur sa table la photographie de Vârénnka et il entrait sans cesse chez moi pour me parler d’elle et de la vie de famille, et me dire que le mariage est un acte sérieux. Il allait souvent chez Kovalénnko, mais ne changeait en rien son genre de vie. Bien au contraire, la résolution de se marier produisit sur lui un fâcheux effet : il maigrit, pâlit et sembla s’enfouir plus profondément dans son étui.

– Varvâra Sâvvîchna[5] me plaît, me disait-il avec un faible petit sourire confus, et je sais que chacun doit se marier, mais… tout cela est arrivé si vite, voyez-vous !… Il faut réfléchir.

– Réfléchir à quoi ? lui dis-je. Mariez-vous, voilà tout !

– Non, le mariage est un acte sérieux. Il faut d’abord en considérer les obligations prochaines, les responsabilités… pour qu’ensuite il n’arrive rien. Cela me tourmente tellement que je n’en dors plus les nuits. Et, je l’avoue, j’ai peur. Elle et son frère ont de drôles de façons de penser. Ils raisonnent, étrangement ; puis elle a un caractère très vif : l’épouser, et ensuite tomber dans quelque histoire !

Et il remettait toujours sa demande, au grand dépit de la femme du proviseur et de toutes nos dames. Il en pesait toujours les obligations prochaines et les responsabilités ; néanmoins, il se promenait presque chaque jour avec Vârénnka, croyant peut-être que, dans sa situation, c’était chose nécessaire. Et il venait me parler de la vie de famille. Il eût fait, selon toute vraisemblance, sa demande et contracté un de ces mariages inutiles et bêtes comme en contractent chez nous des milliers de gens, par ennui et oisiveté, si, tout d’un coup, n’eût éclaté un « formidable scandale[6] ».

Il faut vous dire que le frère de Vârénnka avait, dès le premier jour, pris en haine Bièlikov et ne pouvait plus le voir.

– Je ne comprends pas, nous disait-il en haussant les épaules, je ne comprends pas comment vous supportez ce mouchard, cette tête répugnante ! Ah ! messieurs, comment pouvez-vous vivre ici ? dans cette atmosphère suffocante, dégoûtante. Êtes-vous vraiment des professeurs, des maîtres ? Vous êtes des coureurs de rangs. Ce n’est pas ici un temple de la science, mais un consistoire, et cela sent l’aigre comme dans la guérite d’un agent. Non, chers collègues, je vais rester encore quelque temps ici, puis je me retirerai dans ma ferme, où je pêcherai les écrevisses et instruirai les Petits-Russiens. Je m’en irai, et vous, restez ici avec votre Judas ! Qu’il crève[7] !

Ou bien il éclatait de rire, riait aux larmes, tantôt d’un rire grave, tantôt d’un rire aigu et glapissant, et me demandait, en ouvrant les bras :

– Qu’a-t-il à venir chez moi ? Que lui faut-il ? Il reste assis à me regarder…

Kovalénnko avait même surnommé Bièlikov en petit-russien : « Pincemaille ou l’araignée[8]. »

Aussi évitions-nous, on le conçoit, de lui dire que sa sœur allait épouser « Pincemaille l’araignée ». Et, lorsqu’un jour la femme du proviseur lui suggéra qu’il serait à propos de donner sa sœur en mariage à un homme aussi sérieux et aussi grandement estimé de tous que Bièlikov, Kovalénnko fronça les sourcils et grogna :

– Ça ne me regarde pas ; qu’elle épouse même un reptile. Je n’aime pas à me mêler des affaires d’autrui !

Maintenant, écoutez ce qui arriva.

Je ne sais quel plaisant fit une caricature représentant Bièlikov avec ses caoutchoucs, son pantalon relevé, son parapluie ouvert, Vârénnka à son bras, et, au-dessous, la légende : « L’Anthropos amoureux. » La ressemblance était, je vous le dis, surprenante. L’artiste devait y avoir passé plus d’une nuit, car tous les professeurs des lycées de garçons et de filles, ceux du séminaire, tous les fonctionnaires en reçurent chacun un exemplaire. Bièlikov eut aussi le sien.

La caricature produisit sur lui la plus effroyable impression.

Un dimanche, le 1er mai, nous sortions ensemble de la maison, et nous avions convenu, entre professeurs et élèves, de nous rassembler près du lycée et d’aller ensemble dans les bois. Nous sortons ; Bièlikov était vert, plus sombre qu’un nuage.

– Que les gens sont mauvais, méchants ! dit-il, les lèvres tremblantes.

Il me fit même pitié. Soudain, figurez-vous, comme nous cheminions, arrive à bicyclette Kovalénnko, et, derrière lui, sa sœur, également à bicyclette, fatiguée, rouge, gaie, joyeuse.

– Nous prenons les devants, crie-t-elle. Il fait si beau, si beau que c’est à ne pas le croire !

Et tous deux disparurent. De vert, mon Bièlikov devint blanc. Il semblait pétrifié. Il s’arrête et me regarde…

– Permettez, me dit-il, qu’est-ce donc ?… Ai-je la berlue ?… Est-il convenable à des professeurs de lycée et à des femmes d’aller à bicyclette ?

– Qu’y a-t-il là d’inconvenant ? demandai-je. Qu’ils roulent à leur gré.

– Mais est-ce possible !… s’écria-t-il, étonné de mon calme. Que dites-vous là ?

Et il fut si stupéfait qu’il ne voulut pas aller plus loin ; il rentra chez lui.

Le lendemain, tout tremblant, il se frottait sans cesse les mains nerveusement. On voyait à son visage qu’il allait mal. Il quitta sa classe, ce qui ne lui était jamais arrivé. Il ne dîna pas. Sur le soir, il se vêtit chaudement, bien qu’il fît un temps d’été, et se rendit lentement chez Kovalénnko.

Vârénnka était sortie, son frère était seul.

– Asseyez-vous, je vous en prie, dit Kovalénnko, d’un ton froid et fronçant les sourcils.

Son visage était ensommeillé ; il venait de faire la sieste après dîner ; il était de fort mauvaise humeur. Bièlikov, après une dizaine de minutes de silence, commença.

– Je viens vous dire ce que j’ai sur le cœur ; ça me pèse ! Quelque Pasquin m’a dessiné sous un aspect ridicule avec une personne qui nous est proche à tous les deux. Je considère comme un devoir de vous assurer que je n’y suis pour rien !… Je n’ai donné aucun sujet à cette moquerie ; loin de là, je me suis toujours conduit en homme parfaitement convenable !

Kovalénnko resta assis, refrogné et silencieux. Bièlikov attendit un peu et reprit doucement, d’une voix triste :

– Et j’ai aussi quelque chose à vous dire : je suis depuis longtemps professeur, tandis que vous ne faites que débuter, et, comme votre ancien, je crois devoir vous prévenir. Vous allez à bicyclette ; c’est là une distraction tout à fait inconvenante pour un éducateur de la jeunesse.

– Et pourquoi donc ? demanda Kovalénnko d’une voix grave.

– Mais cela demande-t-il donc une explication, Mikhaïl Sâvvitch ! N’est-ce pas compréhensible ? Si le maître monte à bicyclette, que reste-t-il à faire à ses élèves ? Ils n’ont plus qu’à marcher sur la tête. Et du moment que ce n’est pas autorisé par une circulaire, cela ne se peut pas. Hier j’ai été épouvanté. Lorsque j’ai vu votre sœur, je n’en croyais pas mes yeux : une femme ou une demoiselle, c’est horrible !

– En somme, que désirez-vous ?

– Je ne désire qu’une chose : vous prévenir, Mikhâîl Sâvvitch ! Vous êtes jeune, vous avez l’avenir devant vous ; il faut vous conduire très, très prudemment ; et vous prenez trop de libertés ! Oh ! comme vous en prenez ! Vous portez des chemises brodées ; vous circulez continuellement en ville, tenant on ne sait quels livres, et, maintenant, la bicyclette ! Que vous et votre sœur montiez à bicyclette, le proviseur le saura, et cela ira jusqu’au curateur… Qu’y a-t-il là de bon ? Quoi de bon dans tout cela ?

– Que ma sœur et moi allions à bicyclette, cela ne regarde personne ! s’écria Kovalénnko, devenant pourpre. Celui qui se mêlera de mes affaires privées ou de celles de ma famille, je l’enverrai à tous les diables !

Bièlikov pâlit et se leva.

– Si vous le prenez sur ce ton-là, je ne puis continuer, dit-il. Je vous prie de ne jamais parler ainsi des chefs en ma présence. Vous devez vous comporter avec respect envers les autorités.

– Ai-je donc dit quelque chose de mal à leur endroit ? demanda Kovalénnko, le regardant avec colère. Laissez-moi en repos, s’il vous plaît. Je suis un honnête homme et ne veux pas parler avec un monsieur tel que vous ! Je n’aime pas les mouchards.

Bièlikov, s’agitant nerveusement, remit vite son manteau, avec une expression d’effroi. C’était la première fois de sa vie qu’il entendait de pareilles grossièretés.

– Vous pouvez dire ce que vous voudrez, fit-il en sortant sur le palier. Je dois seulement vous prévenir que quelqu’un nous a peut-être entendus, et que, pour que l’on ne déforme pas nos propos et qu’il n’en résulte rien, je suis obligé de transmettre à Monsieur le proviseur un aperçu de notre conversation… dans ses grandes lignes. Je suis contraint de le faire.

– Transmettre ? Va transmettre ça !

Kovalénnko le saisit par l’arrière de son col et le poussa. Bièlikov roula en bas de l’escalier avec un bruit de caoutchoucs. Bien que l’escalier fût long et raide, il dégringola jusqu’en bas sans se faire de mal. Il se releva et se tâta le nez pour voir si ses lunettes étaient intactes.

Mais, juste au moment où il dégringolait, Vârénnka survint avec deux dames. Elles demeurèrent en bas à regarder. Et cela fut pour Bièlikov plus terrible que tout le reste.

Il aurait mieux valu, lui parut-il, se rompre le cou et les deux jambes que d’être ridicule. Maintenant toute la ville allait savoir ! Cela arriverait aux oreilles du proviseur, du curateur… – Ah ! pourvu qu’il n’arrive rien ! – On ferait une nouvelle caricature et il finirait par recevoir l’ordre de donner sa démission…

Quand Bièlikov se releva, Vârénnka le reconnut, et, voyant sa figure drôle, son pardessus froissé, ses caoutchoucs, ne comprenant pas ce qui s’était passé, supposant qu’il était tombé tout seul fortuitement, elle ne se retint pas et partit d’un éclat de rire qui retentit dans toute la maison.

– Ha ! ha ! ha !

Et ce « ha ! ha ! ha ! » roulant, tourbillonnant, décida tout, mariage et vie terrestre de Bièlikov ; il n’entendit plus ce que dit Vârénnka ; il ne vit plus rien. Rentré chez lui, il enleva immédiatement sa photographie de sa table, puis il se coucha… et il ne se releva plus.

Trois jours après, Afanâssy entra chez moi demander s’il ne fallait pas envoyer chercher un médecin parce qu’il arrivait quelque chose à son maître. Je me rendis chez Bièlikov. Couché derrière son rideau, sous sa couverture, il se taisait. Aux questions il ne répondait que oui ou non ; nul autre son. Auprès de son lit, Afanâssy allait et venait, sombre, rembruni, soupirant profondément, sentant la vodka comme un cabaret.

Au bout d’un mois, Bièlikov mourut. Nous allâmes tous à son enterrement : tous, c’est-à-dire les deux lycées et le séminaire.

Dans son cercueil, il avait une expression douce, agréable, même gaie, comme s’il fût content d’avoir été enfin mis dans un étui dont il ne sortirait jamais. Il avait atteint son idéal !

Et, comme en son honneur, le jour de son enterrement, le temps fut gris et pluvieux. Nous avions tous des caoutchoucs et des parapluies. Vârénnka assista, elle aussi, aux obsèques, et, quand on mit le corps en terre, elle pleura quelques larmes. J’ai remarqué que les Petites-Russiennes pleurent ou rient aux éclats : elles n’ont pas l’humeur intermédiaire.

Je confesse qu’enterrer des gens comme Bièlikov est un grand plaisir. En revenant du cimetière nous avions des figures abattues et tristes : personne ne voulait laisser paraître son sentiment de plaisir, – pareil à celui que nous éprouvions jadis, en notre enfance, lorsque nos parents partaient de la maison et que nous courions une ou deux heures au jardin, savourant notre entière liberté. Ah ! la liberté, la liberté ! Même une allusion, le faible espoir qu’elle puisse exister donne des ailes à l’âme, n’est-ce pas ?

Nous revînmes du cimetière en une bonne disposition d’esprit. Mais il passa à peine une semaine que la vie reprit comme avant, aussi dure, aussi fatigante, aussi absurde : une vie non pas défendue par circulaire, mais pas permise entièrement non plus. Et ce ne fut pas mieux. On avait en effet enterré Bièlikov, mais combien restait-il encore d’hommes dans leur étui ?… Combien y en aura-t-il encore ?

– Oui, c’est précisément cela ! dit Ivane Ivânytch en allumant sa pipe.

– Combien y en aura-t-il encore ? répéta Boûrkine.

Le professeur sortit de la grange. C’était un homme de petite taille, gros, entièrement chauve, avec une barbe noire descendant presque jusqu’à la ceinture. Deux chiens sortirent avec lui.

– Cette lune, quelle lune ! dit-il en regardant le ciel.

Il était déjà minuit. On voyait à droite tout le village. La longue rue se prolongeait sur près de cinq verstes. Tout était plongé dans un calme et profond sommeil. Pas un bruit. On avait même peine à croire que la nature pût être aussi paisible.

Lorsqu’on voit, par une nuit de lune, la large rue d’un village avec ses isbas, ses paillis, ses saules endormis, l’âme s’apaise. Déchargée, parmi les ombres de la nuit, du travail, des soucis et du chagrin, elle est, dans son repos, douce, triste et belle ; et il semble que les étoiles elles-mêmes la regardent avec une tendre caresse, qu’il n’existe plus de mal sur la terre et que tout y est bien.

À gauche, au bout du village, commençait un champ. On le voyait s’étendre jusqu’à l’horizon, et dans tout son espace, inondé de clair de lune, pas un mouvement non plus, et pas un bruit.

– Oui, c’est précisément cela, répéta Ivane Ivânytch. Et lorsque nous vivons en ville à l’étroit, manquant d’air, lorsque nous écrivons des papiers inutiles et jouons au vinnte[9], n’est-ce pas là un étui ? Et vivre toute notre vie au milieu des oisifs, des plaideurs acharnés, des femmes bêtes et futiles, dire et entendre toute sorte d’inepties, n’est-ce pas là aussi vivre dans un étui ? Tenez, si vous voulez, je vais vous raconter une histoire instructive.

– Non, dit Boûrkine ; il est temps de dormir. À demain.

Tous deux entrèrent dans la grange et se couchèrent dans le foin. Ils commençaient à s’endormir quand tout à coup on entendit des pas légers, top, top… Quelqu’un marchait près de la grange, faisait quelques pas, puis s’arrêtait et une minute après recommençait : top, top… Les chiens se mirent à gronder.

– C’est Mâvra, dit Boûrkine.

Les pas cessèrent.

– Voir et entendre mentir, dit Ivane Ivânytch en se retournant dans le foin, et encore être traité d’imbécile parce que l’on supporte ce mensonge, parce que l’on supporte les injures, l’humiliation, que l’on n’ose pas déclarer nettement que l’on est du côté des gens honnêtes et libres, et mentir soi-même et sourire : tout cela pour une bouchée de pain, pour un coin de foyer, pour le moindre petit rang valant un liard, – non, on ne peut plus vivre ainsi !

– Ah ! ça, c’est une autre question, Ivane Ivânytch, dit le professeur. Allons, dormons !

Dix minutes après, Boûrkine dormait. Ivane Ivânytch ne cessait de se retourner et soupirait. Ensuite il se leva, ressortit, et, s’étant assis près de la porte, il alluma sa pipe.

(1898).

LE GROSEILLIER ÉPINEUX





Dès le matin, de gros nuages couvraient le ciel. Le temps était doux, tiède et ennuyeux, comme dans les grises journées où depuis longtemps des nuages qui promettent la pluie et n’en donnent pas, pèsent sur les champs. Le vétérinaire Ivane Ivânytch et le professeur Boûrkine sont déjà fourbus, et la glèbe leur semble infinie. Au loin, on discerne à peine les moulins à vent de Mironôssitskoé ; à droite s’allonge une rangée de buttes, qui disparaissent à l’horizon derrière le village. Les deux chasseurs savent que, là-bas, c’est le bord de la rivière, avec une prairie, des saules verts et des maisons seigneuriales. Du haut d’une des buttes on voit une autre glèbe, aussi immense, des poteaux de télégraphe et un train qui passe, semblable de loin à une chenille qui rampe ; aux jours de beau temps on voit même la ville. Maintenant, dans le calme, alors que toute la nature semble soumise et pensive, Ivane Ivânytch et Boûrkine se sentent pénétrés d’amour pour ce champ, et tous deux songent combien grand et beau est leur pays…

– La fois dernière, dans la grange du staroste Prokôfir, dit Boûrkine, vous vous disposiez à me raconter une histoire.

– Oui, je voulais vous raconter celle de mon frère.

Ivane Ivânytch fit un long soupir et alluma sa pipe pour commencer son récit. Mais, juste à ce moment, la pluie se mit à tomber, et, cinq minutes après, c’était une pluie compacte, battante, telle qu’il était difficile de prévoir quand elle finirait.

Ivane Ivânytch et Boûrkine s’arrêtèrent pensifs. Les chiens, déjà trempés, la queue entre les pattes, les regardaient d’un air attristé.

– Il faut nous réfugier quelque part, dit Boûrkine. Allons chez Aliôkhine. Ce n’est pas loin.

– Allons-y.

Ils appuyèrent sur le côté, et marchèrent continuellement dans des éteules, prenant tantôt tout droit, puis à droite, tant qu’ils ne rejoignirent pas la route. Bientôt surgirent des peupliers, un jardin, puis les toits rouges des granges. La rivière apparut, et la vue s’étendit sur une vaste écluse avec un moulin et une cabine de bains, toute blanche. C’était Sôphiino, la demeure d’Aliôkhine.

Le moulin marchait, couvrant le bruit de la pluie, et l’écluse vibrait. Auprès des charrettes, des chevaux mouillés, tête basse, attendaient, tandis que des gens, encapuchonnés de sacs, allaient et venaient. L’aspect était boueux, humide, triste, et l’écluse avait un air froid et méchant. Ivane Ivânytch et Boûrkine se sentaient à présent trempés, sales, tout à coup mal à l’aise, les jambes lourdes de crotte. Et lorsque après avoir traversé la chaussée, ils remontaient vers les magasins du logis, ils se taisaient comme s’ils étaient brouillés.

Dans une grange taquetait un moulin à vanner. Par le portail ouvert, la poussière s’envolait. Sur le seuil se trouvait Aliôkhine en personne, homme d’une quarantaine d’années, grand et gros, les cheveux longs, plus ressemblant à un artiste ou à un professeur qu’à un propriétaire. Il avait une chemise blanche, portée depuis longtemps, une ceinture de corde, un caleçon en guise de pantalon, et, accrochées à ses bottes, de la boue et de la paille. Son nez était comme ses yeux, noir de poussière. Reconnaissant Ivane Ivânytch et Boûrkine, il manifesta une grande joie.

– Veuillez entrer à la maison, messieurs, dit-il en souriant. Je suis à vous à l’instant.

La maison était grande, à deux étages. Aliôkhine habitait au rez-de-chaussée deux chambres voûtées, à petites fenêtres, qui étaient jadis celles des régisseurs. L’installation en était sommaire. Une odeur y traînait de pain de seigle, de mauvaise vodka et de harnais. Aliôkhine ne montait que rarement – cela lorsqu’il avait des visites – dans les chambres du premier. Une femme de chambre, jeune, et si belle que tous deux s’arrêtèrent et s’entre-regardèrent, reçut les deux chasseurs.

– Vous ne pouvez pas vous figurer, messieurs, leur dit Aliôkhine, les rejoignant dans le vestibule, comme je suis heureux de vous voir. En voilà une surprise !… Pélaguèia, dit-il à la femme de chambre, donnez à ces messieurs de quoi se changer, et je vais le faire moi aussi. Mais il faut d’abord aller nous laver, car, moi, il me semble que je ne me suis pas débarbouillé depuis le printemps. Voulez-vous, messieurs, vous rendre à la cabine de bains ? Pendant ce temps-là, on préparera tout ici.

La belle Pélaguèia, si fine et d’un si moelleux aspect, apporta du linge et du savon, et Aliôkhine se dirigea, avec ses hôtes, vers la rivière.

– Oui, leur disait-il en riant, il y a longtemps que je ne suis pas lavé à fond. Vous le voyez, j’ai une cabine bien installée, c’est mon père qui l’a fait construire, mais je ne trouve pas le temps de m’en servir.

Il s’assit sur une marche, savonnant ses longs cheveux et son cou. L’eau, autour de lui, devint cannelle.

– Oui, en effet ! dit Ivane Ivânytch regardant sa tête d’un air significatif.

– Il y a longtemps que je ne me suis pas si bien lavé, répéta Aliôkhine confus, se resavonnant.

Et l’eau, autour de lui, devint bleu-noir, comme de l’encre.

Ivane Ivânytch, se jetant à l’eau, avec bruit, nagea sous la pluie hors du bain, ouvrant largement les bras, déterminant des vagues sur lesquelles se balançaient des nénuphars. Il nagea jusqu’au milieu de l’écluse, fit un plongeon et apparut une minute après à un autre endroit ; puis, nageant plus loin, il replongea, tâchant d’atteindre le fond. « Ah ! mon Dieu… répétait-il, en se délectant, ah ! mon Dieu ! » Il nagea jusqu’au moulin où il échangea quelques mots avec les moujiks, revint, fit la planche au milieu de l’écluse, exposant son visage à la pluie. Aliôkhine et Boûrkine, déjà habillés, s’apprêtaient à partir, qu’il continuait à nager et à plonger.

– Ah ! mon Dieu, fit-il. Bénis-nous, Seigneur !

– Allons, voilà qui suffit ! lui cria Boûrkine.

On revint à la maison. Et ce ne fut que lorsqu’on eut allumé la lampe en haut dans le grand salon, et qu’Ivane Ivânytch et Boûrkine, affublés de robes de chambre en soie et chaussés de chaudes pantoufles, furent assis dans des fauteuils, tandis qu’Aliôkhine, lavé, coiffé, en redingote neuve, allait et venait, éprouvant visiblement les délices d’être propre et d’avoir des vêtements secs et de la chaussure légère ; ce ne fut que lorsque la belle Pélaguèia, marchant sans bruit sur le tapis, et avec un affable sourire, servit sur un plateau du thé et des confitures : ce fut alors seulement qu’Ivane Ivânytch commença son récit.

Il semblait que ce ne fût pas seulement Boûrkine et son hôte qui l’écoutaient, mais aussi les dames, jeunes et vieilles, et les officiers, qui regardaient d’un air paisible et sévère dans leurs cadres dorés.

« – Nous sommes deux frères, commença Ivane Ivânytch, Nicolaï, mon cadet de deux ans, et moi. Engagé dans la voie scientifique, je devins vétérinaire, et Nicolaï travailla, depuis l’âge de dix-neuf ans, à la Chambre des finances. Notre père, Tchîmcha-Guimalâïski, ancien enfant de troupe, devint officier et nous laissa la noblesse héréditaire avec un petit bien que nous ne pûmes pas garder après sa mort en raison de ses dettes. Nous avions pourtant vécu notre enfance à la campagne, en liberté. Nous demeurions, comme les petits paysans, des jours et des nuits aux champs ou dans les bois ; nous gardions les chevaux, écorcions les arbres, pêchions, etc. Et vous savez que quiconque a pris une fois dans sa vie une perchette à la ligne, a vu en automne une passée de grives voler par une claire et froide journée au-dessus d’un hameau, celui-là n’est plus un habitant de la ville. Il ressentira jusqu’à la fin de ses jours de l’attrait pour les champs.

« À la Chambre des finances, mon frère s’ennuyait. Les années s’écoulaient et il restait au même poste, noircissant toujours les mêmes papiers et ne pensant qu’à une seule chose : partir pour la campagne.

« Peu à peu, cette nostalgie se changea en un désir arrêté, un « rêve » : s’acheter quelque part, au bord d’une rivière ou d’un lac, une petite propriété.

« Nicolaï était un homme bon et doux, et je l’aimais, mais sans sympathiser à ce rêve de s’enfermer pour la vie dans un logis rustique. On prétend que l’homme n’a besoin que de trois archines de terre ; mais trois archines suffisent pour un cadavre, non pour un homme. On dit aussi que, si nos intellectuels ressentent la séduction de la terre et veulent avoir leur propriété, c’est pour le mieux. Mais ces propriétés-là, c’est justement les trois archines de la fosse. On quitte les villes, les luttes, le bruit humain ; quitter cela et se terrer dans une propriété, ce n’est pas la vie : c’est de l’égoïsme, de la paresse ; c’est une sorte de vie monacale, vie de moine, sans exploit. L’homme n’a besoin ni de trois archines de terre, ni de propriété. Il a besoin de tout le globe terrestre, de toute la nature pour y manifester en liberté toutes les possibilités de son libre esprit.

« Assis dans son bureau, mon frère rêvait qu’il mangerait une soupe aux choux de son potager, embaumant toute la cour de son odeur ; qu’il mangerait sur l’herbe, dormirait au soleil ; qu’il resterait assis des heures entières sur son banc devant sa porte, à regarder les champs et les bois.

« Les livres d’agriculture et les conseils des calendriers faisaient sa joie, sa nourriture préférée. Il aimait aussi à lire les journaux, mais il n’y suivait que les annonces de vente de tant d’arpents de terre et de prairie, avec habitation, cours d’eau, jardin, moulin, étangs à déversoir. Et dans son esprit se dessinaient des allées des jardins, des fleurs, des fruits, des nids à sansonnets, des cyprins dans des étangs, et toute sorte de choses de ce genre-là. Ces tableaux se différenciaient selon les annonces qui lui tombaient sous les yeux, mais, dans chacune des propriétés, il y avait infailliblement, toujours, on ne sait pourquoi, des groseilliers épineux. Il ne pouvait s’imaginer aucune propriété, aucun coin poétique où il n’y eût pas un groseillier épineux.

« – La vie à la campagne, disait-il, a ses avantages. On prend le thé sous sa véranda, tandis que, sur l’étang, nagent les canards ; l’odeur est exquise, et… et il y a des groseilliers épineux.

« Il faisait le plan de sa propriété, et toujours c’était la même chose : a) la maison de maître ; b) les communs ; c) le potager ; d) les groseilliers épineux. Il vivait mesquinement, mangeait mal, buvait mal, et économisait sans cesse, plaçant ses économies à la banque. Il était extrêmement parcimonieux. Il me faisait peine à voir et je lui donnais un peu d’argent et lui en envoyais pour les fêtes ; mais même cet argent-là il le mettait de côté. Quand un homme s’est donné à une idée, il n’y a plus rien à faire.

« Les années passèrent, on nomma mon frère dans un autre gouvernement ; il avait déjà quarante ans, et… lisait toujours les annonces, et économisait toujours. J’appris ensuite qu’il se mariait. Avec la même idée d’acheter un bien où il y eût des groseilliers épineux, il épousa une vieille veuve, laide, sans y mettre le moindre sentiment, uniquement parce qu’elle avait quelque argent. Il vécut avec elle aussi mesquinement qu’il avait fait, la laissant à peine manger à sa faim, et plaçant à la banque, à son nom à lui, son argent à elle. Elle avait été mariée auparavant à un directeur des postes et avait pris l’habitude d’une bonne table et de bonnes boissons ; or, avec son second époux, elle n’avait pas même sa réfection de pain noir. À ce régime, elle commença à dépérir, et, au bout de trois ans, rendit son âme à Dieu. Mon frère, naturellement, n’eut pas une minute l’idée d’avoir été la cause de sa mort. L’argent, ainsi que l’alcool, rend l’homme bizarre. Dans notre ville, un marchand, à l’article de la mort, se fit apporter une assiette de miel et avala, avec le miel, son argent et ses valeurs à lots, pour que personne n’en profitât. Un jour, à une gare, j’examinais des bestiaux et, à ce moment-là, un revendeur, tombant sous la locomotive, eut une jambe coupée. Nous le portons à l’ambulance ; le sang coulait ; c’était horrible à voir. Et lui ne faisait que demander que l’on cherchât sa jambe, inquiet de perdre les cent roubles qui se trouvaient dans sa botte… »

– Vous déviez ici de votre sujet, dit Boûrkine.

« – Après la mort de sa femme, continua Ivane Ivânytch, s’étant recueilli une minute, mon frère se mit à choisir une propriété. Naturellement, on a beau la choisir pendant cinq années, on se trompe au bout du compte, et l’on achète tout autre chose que ce que l’on rêvait. Mon frère acheta par l’intermédiaire d’une agence trois cent trente-six arpents avec habitation, communs et parc, mais sans verger ni groseilliers épineux, et sans étang ni canards.

« Il y avait dans la propriété une rivière, mais son eau était couleur de café parce qu’il se trouvait, en amont, une briqueterie, et, en aval, une brûlerie d’os. Mais Nicolaï s’en souciait peu. Il fit venir vingt pieds de groseilliers épineux, les planta et se mit à vivre en propriétaire.

« L’an dernier, j’allai chez lui. Il faut voir, pensai-je, comment il est installé. Mon frère, dans ses lettres, appelait son bien Tchoumbarôklava-Poustoche, « dit aussi Guimalâiskoé[10]. » J’arrivai à « Guimalâiskoé » un après-midi. Il faisait chaud. Partout des canaux et des rigoles, des palissades, des haies, des pins plantés en files. On ne savait comment entrer dans la cour, ni où attacher son cheval.

« Je me dirigeai vers la maison. Un gros chien roux, pareil à un porc, m’accueillit. Il voulut aboyer, mais la paresse l’arrêta. De la cuisine sortit la cuisinière, pieds nus, grasse, ressemblant elle aussi à un porc, et elle me dit que son maître faisait la sieste après le dîner. J’entrai chez mon frère. Il était assis sur son lit, une couverture sur ses genoux. Il avait vieilli, grossi, s’était avachi ; ses joues, son nez et ses lèvres avaient poussé en avant ; on s’attendait à ce qu’il fît un grouinement sous la couverture.

« Nous nous jetâmes dans les bras l’un de l’autre et pleurâmes de joie et de tristesse, à la pensée que nous avions jadis été jeunes, et que, maintenant, nous avions tous les deux les cheveux gris et qu’il était temps de songer à la mort. Il s’habilla et m’amena visiter sa propriété.

« – Eh bien, lui demandai-je, comment te plais-tu ici ?

« – Mais bien, Dieu merci ! me répondit-il. Je vis bien.

« Ce n’était plus le pauvre fonctionnaire de jadis, c’était un véritable propriétaire, un seigneur. Il s’était déjà acclimaté, habitué, avait pris goût. Il mangeait beaucoup, prenait des bains de vapeur, engraissait, et était déjà en procès avec la communauté paysanne et avec les deux fabriques. Il était très piqué quand les moujiks ne l’appelaient pas Votre Noblesse, et il s’occupait de son âme sérieusement, comme un « bârine » (seigneur). Il faisait des bonnes œuvres, non par simplicité, mais par ostentation.

« Quelles bonnes œuvres ? Il donnait aux moujiks dans toutes leurs maladies du bicarbonate de soude et de l’huile de ricin. Le jour de sa fête, il faisait chanter un Te Deum au centre du village ; ensuite il offrait un demi-seau de vodka, pensant que c’était indispensable. Ah ! ces horribles demi-seaux de vodka !… Aujourd’hui un gros propriétaire traîne les moujiks chez le juge territorial pour dégâts à ses prés, et, le lendemain, jour de fête, il leur envoie un demi-seau de vodka. Et ils boivent, crient hourra, et, ivres, le saluent jusqu’à terre. L’amélioration de la vie, l’abondance, l’oisiveté développent chez le Russe la présomption la plus effrontée. Mon frère qui, jadis, à la Chambre des finances, craignait d’avoir, même in petto, des opinions personnelles, n’énonçait maintenant que des vérités, sur un ton de ministre : « L’instruction est nécessaire, mais, pour le peuple, elle est prématurée. Les punitions corporelles sont, en général, nuisibles, mais dans certains cas, elles sont utiles et irremplaçables. »

« – Je connais le paysan, disait-il, et sais me comporter avec lui. Le paysan m’aime. Je n’ai qu’à remuer le doigt, et il fera tout ce que je voudrai.

« Tout cela, remarquez-le, il le disait avec un sourire intelligent et bon. Il répétait vingt fois : « Nous autres nobles, » ou : « Moi, en qualité de noble, » ne se rappelant plus que notre grand-père était moujik et notre père soldat. Notre nom de famille lui-même, en somme incompréhensible, Tchîmcha-Guimalâïski[11], lui paraissait bien sonnant, illustre et fort agréable.

« Mais il ne s’agit pas de lui, mais de moi. Je veux vous raconter le changement qui s’opéra dans mes idées pendant les quelques heures que je passai chez lui. Le soir, tandis que nous prenions le thé, la cuisinière servit une pleine assiette de grosses groseilles. On ne les avait pas achetées ; elles venaient de son jardin : la première cueillette faite aux jeunes plants. Mon frère se mit à rire, et contempla une minute en silence les groseilles, les larmes aux yeux. L’émotion l’empêchait de parler, puis il mit une des baies dans sa bouche, me regardant avec le triomphe d’un enfant qui aurait enfin reçu son jouet préféré, et il dit :

« – Que c’est bon !

« Il en mangeait avec avidité en répétant :

« – Ah ! que c’est bon ! Goûtes-en !

« Les groseilles étaient dures et acides, mais comme a dit Poûchkine : « Un leurre qui nous exalte nous est plus cher que mille vérités. » Je voyais un homme heureux, ayant réalisé son rêve sacré, ayant atteint le but de sa vie, ayant reçu ce qu’il voulait, content de lui-même et de son sort. À mes idées de bonheur se mêlait toujours quelque tristesse, mais, à la vue d’un homme heureux, un sentiment pénible, voisin du désespoir, s’empara de moi. Ce fut surtout pénible la nuit.

« On m’avait fait un lit dans la chambre à côté de celle de mon frère, et je l’entendais qui ne dormait pas, se levait, s’approchait de l’assiette de groseilles et en mangeait une.

« Je me représentai combien il y a, en somme, de gens satisfaits, heureux. Quelle masse écrasante ! Regardez cette vie : l’isolement, l’oisiveté des forts, l’ignorance des faibles et leur ressemblance avec les bêtes ; alentour une pauvreté invraisemblable, la vie à l’étroit, la dégénérescence, l’ivrognerie, l’hypocrisie, le mensonge… Et, malgré tout, dans toutes les maisons et dans les rues, quel calme, quelle tranquillité ! Parmi cinquante mille habitants d’une ville, pas un qui crie ou qui s’indigne. Nous en voyons aller au marché, manger le jour, dormir la nuit, dire des fadaises, se marier, vieillir, porter débonnairement leurs morts au cimetière ; mais nous ne voyons pas, nous n’entendons pas ceux qui souffrent. Et ce qui est terrible dans la vie, se passe, on ne sait où, dans les coulisses. Tout est calme, tranquille ; seule proteste la muette statistique : tant de fous, tant de seaux d’eau-de-vie absorbés, tant d’enfants morts de faim… Et un tel ordre est probablement nécessaire ! L’heureux ne se sent apparemment tel que parce que les malheureux portent leur faix en silence. Sans ce silence, le bonheur serait impossible. C’est une hypnose générale. Il faut que derrière la porte de chaque homme satisfait et heureux s’en tienne un autre, avec une crécelle, qui lui rappelle sans cesse, par ses claquements qu’il y a des malheureux, et qu’il a beau être heureux la vie lui montrera tôt ou tard ses griffes. Un malheur surviendra, la maladie, la pauvreté, les pertes, et nul ne le verra, ne l’entendra, non plus que maintenant il ne voit et n’entend les autres. Mais il n’y a pas d’homme à crécelle ; l’homme heureux se laisse vivre, et les mêmes soucis de l’existence l’agitent à peine comme le vent agite le tremble ; et tout va bien !

« – Cette nuit, je compris, poursuivit Ivane Ivânytch en se levant, combien j’étais moi aussi satisfait et heureux. Moi aussi, à dîner et à la chasse, j’enseignais comment il faut vivre, ce qu’il faut croire, comment il faut diriger le paysan ; moi aussi je disais que l’instruction est la lumière, qu’elle est nécessaire, mais que, pour le peuple, l’écriture et la lecture suffisent. La liberté est un bien, disais-je ; on ne peut s’en passer, non plus que de l’air ; mais il faut attendre. Oui, je parlais ainsi, et, maintenant, je vous le demande – fit-il en regardant Boûrkine d’un air furieux, – au nom de quoi attendre ?…

« Au nom de quoi attendre, je vous le demande ?… Au nom de quelles conceptions ? On me dit que l’on ne peut pas tout faire à la fois ; toute idée se réalise progressivement dans la vie, en son temps. Mais qui dit cela ? Où est-il démontré que c’est juste ?… Vous vous fondez sur l’ordre naturel des choses, sur la loi des phénomènes, mais est-ce un ordre et une loi, que moi, homme pensant et vivant, je me tienne au-dessus d’une fosse et attende qu’elle se remplisse elle-même ou soit comblée par la bourbe, alors que j’aurais peut-être pu la franchir ou jeter sur elle une passerelle ? Et encore une fois, au nom de quoi attendre ?… Attendre lorsqu’on n’a pas la force de vivre, et que cependant il faut vivre et qu’on le veut !…

« Je partis de chez mon frère de grand matin, et, depuis, il me fut insupportable de rester en ville. Le calme et la tranquillité m’oppriment. J’ai peur de regarder aux fenêtres, car, à présent, il n’est pas pour moi de spectacle plus pénible qu’une famille heureuse, assise à prendre le thé. Je suis déjà vieux et ne suis plus propre à la lutte. Je ne suis pas même capable de haïr. Je souffre seulement dans mon âme : je m’irrite et me dépite. Ma tête pendant la nuit s’échauffe à force de penser, et je ne puis dormir… Ah ! si j’étais jeune ! »

Ivane Ivânytch se mit à aller et venir avec agitation, et répéta :

– Si j’étais jeune !

Il s’approcha soudain d’Aliôkhine et se mit à lui serrer une main, puis l’autre.

– Pâvel Konstanntînytch, dit-il d’une voix suppliante, ne vous relâchez pas, ne vous laissez pas endormir ! Tant que vous êtes jeune, fort, alerte, ne vous lassez pas de faire le bien ! Le bonheur n’existe pas et ne doit pas exister, et si la vie a un sens et un but, ce sens et ce but ne sont nullement notre bonheur, mais quelque chose de plus sage et de plus grand ; faites le bien !

Ivane Ivânytch dit tout cela avec un sourire apitoyé, suppliant comme s’il le demandait pour lui-même.

Puis les trois hommes assis dans leurs fauteuils aux différents coins du salon, restèrent silencieux. L’histoire d’Ivane Ivânytch ne satisfaisait ni Boûrkine, ni Aliôkhine. Alors que des généraux et des dames, qui semblaient vivants, regardaient de leurs cadres dorés, il était ennuyeux d’entendre parler d’un pauvre employé qui mangeait des groseilles à maquereau. On voulait, on ne sait pourquoi, parler et entendre parler de gens élégants et de femmes. Et la présence de ces gens à portraits, qui, jadis, – tout le disait, et le lustre dans sa housse, et les fauteuils, et les tapis, – qui, jadis, marchaient ici, s’y asseyaient et y prenaient le thé, – la présence aussi de la belle Pélaguèia qui y marchait maintenant sans bruit, – cela valait mieux que tout récit.

Aliôkhine avait une grande envie de dormir. Levé dès trois heures du matin pour tout diriger, ses yeux se collaient ; mais, craignant que ses hôtes ne racontassent, en son absence, quelque chose d’intéressant, il restait.

Ce que venait de conter Ivane Ivânytch était-ce spirituel, était-ce juste ? Il ne le cherchait pas. Ses hôtes ne parlaient ni de blé, ni de foin, ni de goudron de bouleau, mais de quelque chose qui ne se rapportait pas directement à sa vie ; il en était heureux et voulait qu’ils continuassent.

– Tout de même, dit Boûrkine, se levant, il est temps d’aller se coucher. Permettez-moi de vous souhaiter une bonne nuit.

Aliôkhine leur dit adieu et descendit chez lui. Ses hôtes restèrent en haut dans une grande chambre où il y avait deux vieux lits de bois, à ornements ciselés, et, dans le coin de droite, un crucifix en ivoire. Les lits larges et frais qu’avait préparés la belle Pélaguèia sentaient agréablement le linge propre.

Ivane Ivânytch se déshabilla sans dire mot et se coucha.

– Seigneur, fit-il en se couvrant la tête, pardonne-nous, pécheurs que nous sommes !

Sa pipe, posée sur la table, sentait fortement le bois brûlé, et Boûrkine ne s’endormit pas de longtemps, ne pouvant pas comprendre d’où venait cette désagréable odeur.

La pluie battit les fenêtres toute la nuit.

1898.

DE L’AMOUR





Le lendemain, au déjeuner, on servit d’excellents pâtés, des écrevisses et des côtelettes de mouton, et, tandis que l’on mangeait, le cuisinier vint s’informer de ce que l’on désirait pour le dîner. C’était un homme de taille moyenne, à la figure bouffie, rosée, avec de petits yeux, et il semblait que ses moustaches fussent épilées et non rasées.

Aliôkhine raconta que la belle Pélaguèia était amoureuse de ce cuisinier, mais que, comme il était ivrogne et violent, elle ne voulait pas se marier, acceptant seulement d’être sa maîtresse. Mais le cuisinier était très pieux et ses principes ne lui permettaient pas de vivre ainsi. Il exigeait que Pélaguèia l’épousât et ne souhaitait pas autre chose. Toutefois, quand il était ivre, il l’invectivait et même la battait. Alors elle se cachait dans les combles en sanglotant, et, pour pouvoir la défendre au besoin, ni Aliôkhine, ni les domestiques ne sortaient de la maison.

On se mit à parler d’amour.

– Comment se forme l’amour, dit Aliôkhine, pourquoi Pélaguèia n’aime-t-elle pas quelqu’un de mieux assorti à elle au moral et au physique, et pourquoi aime-t-elle justement Nikanor, cette « trogne » – que tous appellent précisément ainsi, – et à quel point importent en amour les considérations du bonheur personnel : tout cela est inconnu et l’on peut, sur ces questions, discuter à perte de vue. Il n’a été dit jusqu’à présent sur l’amour qu’une seule vérité indiscutable : à savoir que « ce mystère est grand ». Tout le reste, que l’on ait dit et écrit, n’est pas une solution, mais le simple énoncé de problèmes non encore résolus. L’explication qui semble convenir pour un cas ne vaut rien pour dix autres, et le mieux est, à mon sens, d’expliquer chaque espèce particulière sans chercher à généraliser. Il faut, comme disent les médecins, « individualiser chaque cas ».

– Absolument exact, reconnut Boûrkine.

– Nous, les Russes comme il faut, nous avons la passion de ces questions qui ne comportent pas de solution… On poétise d’habitude l’amour et on l’agrémente de roses, de rossignols. Les Russes agrémentent le leur de ces questions fatales, et encore choisissent-ils les moins intéressantes. À Moscou, quand j’étais étudiant, j’avais pour amie une gentille dame qui, chaque fois que je la tenais dans mes bras, songeait à ce que je pourrais bien lui donner ce mois-ci, et à quel prix était la livre de viande. Ainsi, quand nous aimons, nous ne cessons pas de nous poser des questions : Est-ce honnête ou malhonnête ? spirituel ou bête ? à quoi mènera cet amour ? et ainsi de suite. Que ce soit bien ou mal, je l’ignore, mais que cela gâte tout, ne donne pas de satisfaction et irrite, – cela je le sais.

Il sembla qu’il voulût raconter quelque chose. Les gens, qui habitent seuls ont toujours sur l’âme quelque chose qu’ils sont prêts à raconter volontiers. En ville, les célibataires vont aux bains et aux restaurants uniquement pour parler, et ils racontent parfois aux garçons des histoires très intéressantes. À la campagne, ils épanchent ordinairement leur âme à leurs hôtes.

On voyait par les fenêtres le ciel gris et les arbres trempés de pluie. On ne pouvait, par un temps pareil, songer à aller où que ce fût. Il ne restait qu’à raconter et à écouter.

– J’habite Sôphiino et en dirige l’exploitation depuis longtemps déjà, commença Aliôkhine, depuis ma sortie de l’Université. Je suis par éducation un paresseux aux mains blanches et par inclination, un homme d’étude. Mais lorsque j’arrivai ici, ma terre était grevée d’une forte hypothèque, et, comme mon père s’était endetté par suite surtout des grosses dépenses faites pour mon instruction, je décidai de ne pas abandonner la partie et de travailler tant que je n’aurais pas payé cette dette. Je m’y résolus et me mis au travail non sans, je dois l’avouer, une certaine répugnance. La terre, ici, rapporte peu, et, pour que la culture ne laisse pas de déficit, il faut utiliser le labeur d’ouvriers serfs, ou loués, ce qui est à peu près la même chose. Ou bien il faut conduire son exploitation à la manière paysanne, autrement dit travailler soi-même aux champs avec toute sa famille. Il n’y a pas de milieu.

Mais alors je n’entrais pas dans ces finesses de raisonnement. Je ne laissais en friche aucune parcelle de terre et j’attirais des villages voisins tous les moujiks et toutes les femmes disponibles. Le bouillonnement du travail était continu. Je labourais, semais et fauchais moi-même, et pourtant je m’ennuyais et me hérissais de dégoût, comme un chat de village qui, affamé, mange les concombres du potager. Mon corps était fourbu et je dormais debout. Les premiers temps, il me semblait pouvoir aisément accorder cette vie de travail avec mes habitudes d’homme cultivé. Il suffit pour cela, pensais-je, de m’en tenir à un certain ordre établi. Je m’installai en haut dans les chambres d’apparat et m’y fis servir après déjeuner et après dîner du café et des liqueurs. Et, en me couchant, je lisais le Messager de l’Europe[12].

Mais un jour survint notre pope, le Père Ivane, qui but en une fois mes liqueurs, et le Messager de l’Europe s’en fut chez les filles du pope, parce que, en été, surtout pendant la fauchaison, je n’avais même pas le temps d’arriver jusqu’à mon lit : je m’endormais dans la remise, étendu dans un traîneau, ou dans un coin de la maison du garde forestier. Quelle lecture pouvais-je faire ? Je déménageai peu à peu en bas, et me mis à dîner dans la cuisine des communs. Du luxe de naguère, il ne me resta que toute la domesticité qui servait encore mon père, et qu’il m’eût été pénible de congédier.

Dès les premières années, je fus nommé ici juge de paix honoraire Il me fallut parfois aller en ville et prendre part aux sessions de la réunion des juges de paix et du tribunal d’arrondissement. Et cela me distrayait. Lorsqu’on reste ici deux ou trois mois sans bouger, surtout en hiver, on finit par avoir une sorte de regret nostalgique d’une redingote noire. Il y avait en masse au tribunal des redingotes, des uniformes et des habits ; tous gens sortis de l’école de droit, ayant reçu une instruction générale : on avait à qui parler. Après avoir dormi dans des traîneaux et mangé la cuisine des gens, c’est un grand luxe d’être assis dans un fauteuil, vêtu de linge propre, ayant des bottines fines, et, au cou, une chaîne de personnage officiel.

En ville on me reçut cordialement, et je liai volontiers connaissance. De toutes mes relations, la plus suivie et la plus agréable pour moi fut, il faut le dire, celle du vice-président du tribunal d’arrondissement Louganôvitch. Vous le connaissez tous les deux ; c’est un homme charmant. Au temps de la fameuse affaire des incendiaires, le débat avait duré deux jours ; nous étions harassés ; Louganôvitch me dit, en me regardant :

– Écoutez, venez dîner à la maison.

C’était inattendu, car je ne connaissais Louganôvitch qu’officiellement, peu en somme, et je n’étais pas allé une seule fois chez lui. Je n’entrai à mon hôtel qu’une minute pour me changer et je me rendis au dîner. C’est là que j’eus l’occasion de faire connaissance de Mme Louganôvitch. Ânna Alexèiévna était encore très jeune, vingt-deux ans au plus. Elle n’avait eu son premier enfant que six mois auparavant. C’est déjà de l’histoire ancienne et je ne saurais que difficilement définir aujourd’hui ce que je trouvai en elle de si extraordinaire et ce qui me plut tant ; mais alors, pendant le dîner, tout était pour moi irréfutablement clair. Je voyais une femme jeune, belle, bonne, intellectuelle, captivante, une femme telle que je n’en avais jamais rencontrée, et je sentis instantanément en elle un être proche de moi, familier, comme si j’eusse vu dès l’enfance, dans l’album qu’il y avait sur la commode de ma mère, ce visage et ces yeux avenants et spirituels.

On avait, dans l’affaire des incendiaires, condamné quatre juifs. On avait admis l’existence d’une bande, et, à mon avis, c’était à tort. Pendant le dîner je m’agitais beaucoup et me sentais oppressé. Je ne me souviens pas de ce que je dis, mais Anna Alexèiévna hochait sans cesse la tête et demandait à son mari :

– Dmîtrii, comment donc cela se fait-il ?

Louganôvitch est une bonne pâte, un de ces hommes à l’âme simple, fortement attachés à l’idée que si un homme a succombé en justice, c’est qu’il est coupable et que l’on ne peut soulever un doute sur sa condamnation que par voie de procédure, et pièces en mains, mais nullement au cours d’un dîner et dans une conversation privée.

– Nous ne sommes pas, vous et moi, des incendiaires, disait-il doucement ; aussi ne nous juge-t-on pas et ne nous emprisonne-t-on pas.

Mari et femme insistaient à l’envi pour me faire manger et boire. À certains détails, à la façon par exemple dont ils préparaient ensemble le café, et à leur manière de se comprendre à demi-mot, je pouvais conclure qu’ils s’entendaient, vivaient en paix, et étaient satisfaits de leur convive. Après dîner, ils jouèrent du piano à quatre mains, puis la nuit tomba, et je rentrai chez moi. C’était le commencement du printemps.

Je passai ensuite tout l’été à Sôphiino et n’avais même pas le temps de songer à la ville. Mais le souvenir de la femme blonde, bien faite, ne me quitta pas un seul jour. Je ne pensais pas à elle, mais c’était comme si son ombre légère pesait sur mon âme.

À la fin de l’automne, il y eut un spectacle de bienfaisance. J’entre dans la loge du gouverneur (on m’y avait invité pendant l’entr’acte) et je vois, auprès de la femme du gouverneur, Ânna Alexèiévna. Et je ressentis la même impression irréfutable et frappante de beauté, le même effet des chers yeux caressants, la même impression de proximité totale.

Après être restés assis à côté l’un de l’autre, nous allâmes au foyer.

– Vous avez maigri, me dit-elle. Avez-vous été malade ?

– Oui, j’ai eu un refroidissement de l’épaule et je dors mal lorsque le temps est à la pluie.

– Vous avez un air alangui. Au printemps, quand nous vous avons eu à dîner, vous étiez plus jeune, plus allant. Vous étiez inspiré alors et parliez beaucoup ; vous étiez très intéressant, et, je l’avoue, je fus même attirée un peu vers vous. Souvent, je ne sais pourquoi, dans le courant de l’été, je me suis souvenue de vous, et, aujourd’hui, en venant au théâtre, il me semblait que je vous y verrais. (Et elle se mit à rire.) Mais aujourd’hui, répéta-t-elle, vous avez l’air abattu ; cela vous vieillit.

Le lendemain, je déjeunai chez les Louganôvitch. Ensuite ils se rendirent à leur maison de campagne afin de donner leurs ordres pour l’hiver et je m’y rendis avec eux. Je revins avec eux également et, à minuit, je prenais le thé à leur calme foyer, la cheminée allumée, tandis que la jeune mère s’en allait à tout instant voir comment dormait sa fille.

Après cela, à chaque venue en ville, j’allais régulièrement chez eux. On s’habitua à moi comme je m’habituai à eux. J’entrais d’habitude sans être annoncé, comme un familier de la maison.

– Qui est donc là ? demandait du fond des chambres la voix traînante qui me semblait si belle.

– C’est Pâvel Konstanntînovitch, répondait la femme de chambre ou la bonne.

Ânna Alexèiévna venait à moi avec un visage soucieux et me demandait :

– Pourquoi n’êtes-vous pas venu depuis si longtemps ? Vous est-il arrivé quelque chose ?

Son regard, l’élégante, la noble main qu’elle me tendait, sa robe d’intérieur, sa coiffure, sa voix, ses pas, produisaient à chaque fois sur moi une même impression de nouveauté extraordinaire et importante pour ma vie. Nous causions longuement ; nous nous taisions longtemps, chacun avec nos pensées, ou bien elle se mettait au piano et jouait. Si je ne trouvais personne en arrivant, j’attendais, je causais avec la bonne, je jouais avec l’enfant, ou je restais étendu sur le divan, dans le cabinet, à lire le journal. Et lorsqu’Ânna Alexèiévna revenait, j’allais au-devant d’elle dans l’antichambre, la débarrassais de ses emplettes et les portais toujours, je ne sais pourquoi, avec amour et avec triomphe, comme un gamin.

Une femme qui n’avait pas de soucis, dit un proverbe, s’acheta un porc. Les Louganôvitch, qui n’avaient pas de soucis, lièrent amitié avec moi. Si je venais rarement en ville, c’était infailliblement que j’étais malade ou qu’il m’était arrivé, quelque chose. Et tous deux s’inquiétaient beaucoup. Ils s’inquiétaient de ce que, homme instruit, sachant des langues, je vécusse à la campagne, tournant comme un écureuil dans sa tournette, travaillant sans cesse, et toujours sans le sou, au lieu de m’occuper de littérature ou de sciences. Il leur semblait que je souffrais, et que, si je parlais, riais ou mangeais, ce n’était que pour dissimuler mes souffrances. Même à mes bons moments, quand j’étais gai, je sentais sur moi leurs regards scrutateurs. Ils étaient particulièrement touchants lorsqu’en effet j’avais des difficultés, lorsque quelque créancier me talonnait ou qu’il me manquait de l’argent pour un terme. Tous deux alors chuchotaient dans l’embrasure de la fenêtre, puis Louganôvitch s’approchait de moi et me disait d’un air grave :

– Si en ce moment vous avez besoin d’argent, Pâvel Konstanntînovitch, ma femme et moi, nous vous prions de nous le dire sans vous gêner.

Ses oreilles rougissaient, tant il était ému. Il arrivait aussi qu’après avoir chuchoté près de la fenêtre, il s’approchait de moi, rougissant, et me disait :

– Nous vous prions instamment, ma femme et moi, d’accepter ce cadeau.

Et il me présentait des boutons de manchette, un porte-cigarette ou une lampe. En retour, je lui envoyais de la campagne du gibier, du beurre ou des fleurs. Il convient de dire en passant qu’ils étaient riches. Les premières années, j’empruntais souvent. Je n’avais guère le choix et prenais où que ce fût, mais pour rien au monde je n’eusse emprunté aux Louganôvitch. Mais à quoi bon parler de cela ?

J’étais malheureux. Chez moi, aux champs, dans les granges, partout, je pensais à elle et tâchais de pénétrer le mystère d’une femme jeune, belle, intelligente, mariée à un homme peu intéressant, beaucoup plus âgé qu’elle (il avait plus de quarante ans) et qui avait de lui des enfants. Et je tâchais de comprendre le problème de cet homme sans intérêt, bonne pâte, simplet, raisonnant avec un si ennuyeux bon sens, qui, aux bals et aux soirées, restait avec les gens sérieux, indolent, inutile, l’expression humble et indifférente, comme si on l’eût emmené pour vendre quelque chose, et qui croyait cependant à son droit d’être heureux, d’avoir de cette femme des enfants, et je tâchais sans cesse de comprendre pourquoi c’était justement lui qui l’avait rencontrée, lui, et pas moi, et pourquoi il avait fallu que se produisît dans notre existence une si terrible méprise.

En venant en ville je voyais chaque fois, à ses yeux, qu’elle m’attendait, et elle m’avouait elle-même que dès le matin un sentiment particulier lui disait que je viendrais. Nous causions longtemps ou nous nous taisions, mais nous ne nous avouions pas notre amour ; nous nous le cachions timidement, jalousement. Nous redoutions tout ce qui pouvait nous révéler notre secret.

J’aimais tendrement, profondément, mais je délibérais. Je me demandais où pourrait mener notre amour au cas où nous n’aurions pas la force de lutter avec lui. Il me semblait incroyable que cet amour calme, mélancolique, qui était le mien, pût soudain rompre brutalement le cours heureux de la vie de son mari, de ses enfants, de toute cette maison où l’on m’aimait et où l’on avait tant de confiance en moi. Eût-ce été honnête ? Elle m’eût suivi ; mais où ? Où pourrais-je l’emmener ? Ah ! si j’avais eu une vie belle, intéressante, si j’eusse, par exemple, lutté pour la liberté de mon pays, ou si j’eusse été un artiste célèbre, un savant, un peintre ! Mais la tirer d’une vie ordinaire, quotidienne, pour l’introduire dans une autre vie pareille ou plus ordinaire encore !… Combien aurait duré notre bonheur ? Que serait-il advenu d’elle si je fusse tombé malade, fusse mort, ou si simplement notre amour eût cessé ?…

Elle aussi, semblait-il, délibérait de même. Elle pensait à son mari, à ses enfants, à sa mère qui aimait son gendre comme un fils. Elle aurait dû, pour céder à son sentiment, ou mentir ou tout avouer, et, dans sa situation, l’un ou l’autre eût été désastreux. Une autre question aussi la tourmentait : son amour me porterait-il chance ? Ne compliquerait-il pas, par de nombreux malheurs, ma vie, déjà difficile ? Il lui semblait qu’elle n’était plus assez jeune pour moi, pas assez travailleuse pour commencer une vie nouvelle ; et elle disait souvent à son mari qu’il fallait me marier avec une jeune fille de mérite, intelligente, qui fût une bonne aide, entendue aux choses des champs ; mais elle ajoutait aussitôt que l’on trouverait difficilement dans toute la ville une jeune fille pareille.

Entre temps, les années passaient. Ânna Alexèiévna avait déjà deux enfants. Lorsque je venais chez elle, les domestiques souriaient aimablement ; les enfants criaient que l’oncle Pâvel Konstanntînovitch était là, et ils me sautaient au cou ; tous se réjouissaient. On ne comprenait pas ce qui se passait en moi, et l’on croyait que je me réjouissais aussi. Chacun me regardait comme une nature noble ; grands et petits en ressentaient une impression qui donnait à nos relations un charme spécial, comme si ma présence embellissait leur vie et la rendait plus pure.

Nous allions au théâtre, Ânna Alexèiévna et moi, toujours à pied. En nos fauteuils, nos épaules se touchaient. Je prenais sans dire mot la jumelle de ses mains, et, à ce moment-là, je la sentais proche de moi, mienne, je sentais que nous ne pouvions vivre séparés. Mais par un absurde quiproquo, nous nous disions au revoir en sortant du théâtre, et nous nous séparions comme des étrangers. On racontait déjà de nous, en ville, on ne sait quoi, et, dans tout ce que l’on disait, il n’y avait pas un mot de vrai.

Ânna Alexèiévna se mit, les dernières années, à aller souvent chez sa mère ou chez sa sœur. À la conscience d’une vie incomplète, gâchée, elle avait des moments de mauvaise humeur pendant lesquels elle ne voulait voir ni son mari, ni ses enfants.

Elle se soignait même pour une maladie de nerfs. Nous continuions à nous taire et elle éprouvait contre moi, devant les étrangers, une irritation étrange. De quoi que je parlasse, elle n’était jamais d’accord avec moi. Lorsque je discutais, elle prenait parti pour mon adversaire. Si je laissais tomber un objet, elle disait froidement :

– Je vous félicite.

Si, allant au théâtre avec elle, j’oubliais de prendre la jumelle, elle disait :

– Je savais que vous l’oublieriez.

Il n’est, par bonheur ou par malheur, dans notre vie rien qui ne finisse tôt ou tard. Le temps de la séparation arriva : Louganôvitch fut nommé président dans un des gouvernements voisins de la Pologne. Il fallut vendre mobilier, chevaux, maison de campagne. Lorsque, après nous être rendus une dernière fois à ce logis, nous en regardions, en revenant, le jardin et le toit vert, nous étions tous tristes, et je sentais que le temps était arrivé de dire adieu non pas à la seule maison de campagne. Il fut décidé que nous accompagnerions à la gare, à la fin d’août, Ânna Alexèiévna, que les médecins envoyaient en Crimée. Peu après, Louganôvitch partirait avec ses enfants pour son gouvernement de l’Ouest.

Nous fûmes nombreux à saluer à la gare Ânna Alexèiévna. Lorsqu’elle eut fait ses adieux à son mari et aux enfants, comme, avant le troisième coup de cloche, il restait un instant, j’accourus dans son compartiment pour y déposer un de ses colis qu’elle avait failli oublier ; et il fallut nous dire adieu.

Quand nos regards se rencontrèrent, la force morale nous abandonna tous les deux. Je l’enlaçai. Elle appuya sa figure sur ma poitrine et les pleurs coulèrent de ses yeux. Baisant sa face, ses épaules, ses mains humides de larmes, – oh ! que nous étions malheureux ! – je lui avouai mon amour et je sentis avec une brûlante douleur au cœur, combien était vain, banal et faux ce qui nous avait empêchés de nous aimer. Je compris que, lorsqu’on aime, il faut s’élever, dans sa façon de raisonner, plus haut que les notions de bonheur ou de malheur, de vice ou de vertu, prises en leur signification courante, ou qu’il ne faut pas raisonner du tout.

Je l’embrassai une dernière fois, lui serrai la main et nous nous séparâmes, pour toujours. Le train roulait déjà. Je m’assis dans le compartiment voisin qui était vide, et y restai à pleurer jusqu’à la première station. Puis je rentrai à pied à Sôphiino.

Pendant le récit d’Aliôkhine, la pluie avait cessé et le soleil s’était montré ; Boûrkine et Ivane Ivânytch sortirent sur le balcon d’où il y avait une vue magnifique sur le jardin et l’écluse, qui brillait maintenant comme un miroir. Les deux hommes, en admirant le coup d’œil, déploraient que cet homme aux yeux intelligents et bons, qui venait de leur parler avec tant de sincérité, tournât en effet ici, dans cette vaste propriété, comme un écureuil dans une tournette, et qu’il ne s’occupât pas de science ou de quelque autre chose qui eût rendu sa vie plus agréable. Ils songeaient combien devaient être douloureux les traits de la jeune femme quand il lui faisait ses adieux et baisait son visage et ses épaules. L’un et l’autre avaient rencontré en ville Ânna Alexèiévna. Boûrkine la connaissait même et la trouvait belle.

1898.

L’ÉVÊQUE[47]





I





La veille du jour des Rameaux, il y eut complies au monastère Staro-Pétrôvski. Lorsqu’on distribua les branchettes, il était déjà près de dix heures. Les lumières baissaient, les mèches charbonnaient ; tout semblait dans la buée. La foule, dans la pénombre de l’église, ondait comme la mer, et il paraissait à Mgr Pierre, déjà mal portant depuis deux ou trois jours, que tous les visages, jeunes ou vieux, masculins ou féminins, se ressemblaient. Tous ceux qui venaient de recevoir un rameau avaient aux yeux une même expression. À cause de la buée, on ne voyait pas la porte ; la foule oscillait toujours et il semblait qu’elle ne finissait pas et ne finirait jamais de s’écouler. Un chœur de femmes chantait ; une nonne lisait le Canon.

Qu’il faisait chaud, étouffant ! Que l’office avait été long ! Mgr Pierre était las. Sa respiration était haletante, courte, sèche. Ses épaules lui faisaient mal, ses jambes tremblaient. Et il ressentait de l’énervement de ce qu’un simple d’esprit criât parfois dans la tribune.

Et soudain, comme en songe, ou dans le délire, il sembla à Sa Grandeur que, parmi la foule, sa mère, Mâria Timofèiévna, qu’il n’avait pas vue depuis neuf ans déjà, s’était approchée de lui, – ou bien c’était une femme ressemblant à sa mère, qui, après avoir reçu de lui un rameau, s’éloigna et le regarda joyeusement, avec un sourire bon et heureux, tant qu’elle n’eut pas disparu dans le remous. Et, on ne sait pourquoi, des larmes coulèrent sur le visage de Sa Grandeur. Son âme était calme, tout allait à souhait, mais son regard restait fixé, dans le chœur à gauche, à l’endroit où l’on lisait le Canon et où l’on ne pouvait plus, dans la buée, distinguer personne ; et il pleurait. Des larmes brillaient sur ses traits, sur sa barbe. Quelqu’un, non loin de lui, se mit à pleurer aussi, puis quelqu’un plus loin, et encore quelqu’un ; encore quelqu’un. Et, peu à peu, l’église s’emplit de douces larmes. Ensuite, au bout de cinq à six minutes, la maîtrise des nonnes chanta, et on cessa de pleurer. Tout redevint comme avant.

L’office prit bientôt fin. Tandis que l’archevêque montait en carrosse pour rentrer chez lui, le carillon joyeux des cloches, lourdes et de grand prix, se répandit dans tout le jardin du couvent, éclairé par la lune. Les blanches murailles, les croix blanches des tombes, les bouleaux blancs, les ombres noires et la lune lointaine dans le ciel, qui se trouvait juste au-dessus du monastère, semblaient vivre maintenant une vie particulière, incompréhensible, mais proche de l’âme humaine. C’était le commencement d’avril, et, après une tiède journée de printemps, il faisait un peu froid. Il avait un peu gelé, mais dans l’air doux on sentait un souffle de printemps.

La route menant en ville passait dans le sable ; il fallait aller au pas. Et des deux côtés de la voiture, sous le clair de lune paisible, des fidèles cheminaient. Recueillis, tous se taisaient. Tout, alentour, était accueillant, renouvelé, si intime, – tout : les arbres, le ciel, et même la lune, – tout était si intime que l’on voulait penser qu’il en serait toujours ainsi. Le carrosse, entrant enfin en ville, roula dans la rue principale. Les boutiques étaient déjà fermées ; chez Iérâkine seulement, le marchand millionnaire, on essayait l’éclairage électrique qui sautait fortement. Il y avait foule alentour. Ce furent ensuite, l’une après l’autre, les rues larges et sombres, désertes, puis hors de la ville, la chaussée faite par l’Assemblée provinciale et les champs. Il arriva une odeur de sapins, et, tout à coup, surgit un mur blanc, crénelé. Derrière lui, un haut clocher, tout inondé de lumière, et auprès, cinq larges coupoles dorées, brillantes. C’était le monastère de Saint-Pancrace où habitait Mgr Pierre. Là aussi on voyait, haute au-dessus du couvent, la lune, calme et pensive.

Le carrosse, broyant le sable, franchit le portail ; de-ci, de-là, apparurent, dans le clair de lune, quelques noires silhouettes de moines. On entendait des pas sur les dalles de pierre…

– Votre Grandeur, dit un frère servant, comme l’évêque entrait chez lui, madame votre maman est arrivée en votre absence.

– Ma chère maman ! Quand est-elle arrivée ?

– Avant complies. Elle a demandé où vous étiez et s’est fait conduire ensuite au couvent des femmes.

– C’est donc bien elle que j’avais vue tout à l’heure à l’église ! Oh ! Seigneur !

Et l’évêque se mit à rire de joie.

– Madame votre maman a ordonné de dire à Votre Grandeur qu’elle viendrait demain. Elle avait avec elle une fillette, sans doute sa petite-fille. Elle est descendue à l’auberge d’Ovsiânnikov.

– Quelle heure est-il ?

– Onze heures passées.

– Ah ! quel dommage !

L’évêque resta quelques minutes assis dans le salon, hésitant, et semblant douter qu’il fût déjà si tard. Ses bras et ses jambes étaient rompus, sa nuque était lourde. Il avait chaud et se sentait mal à l’aise. Après avoir un peu soufflé, il se rendit dans sa chambre et y resta également quelques instants assis, songeant toujours à sa mère. On entendait s’éloigner le servant, et, dans la chambre voisine, ronfler le moine Sissoï. L’horloge du monastère sonna un quart.

L’évêque se dévêtit et se mit, avant de s’endormir, à lire les prières du soir. Il lisait attentivement ces vieilles prières qu’il connaissait depuis si longtemps, et songeait à sa mère.

Elle avait neuf enfants et près de quarante petits-enfants. Jadis elle habitait avec son mari, qui était diacre, dans un pauvre village. Elle y vécut très longtemps, de sa dix-septième à sa soixantième année. L’évêque se souvenait d’elle dès sa plus tendre enfance, dès l’âge de trois ans. Et comme il l’aimait !… Bonne, chère, inoubliable enfance ! Pourquoi le temps enfui pour toujours, à jamais, pourquoi semble-t-il plus radieux, plus féerique, plus magnifique qu’il ne fût en réalité ? Lorsque, dans son enfance et dans sa jeunesse il était malade, combien tendre et délicate était sa mère ! Et les prières de l’évêque se mêlaient maintenant à ses souvenirs qui se ranimaient de plus en plus comme une flamme, et ses prières ne l’empêchaient pas de penser à sa mère.

Quand il eut fini de prier, il acheva de se déshabiller et se coucha. Et dès qu’il eut éteint, il vit son père défunt, sa mère, son village natal : Lièssopôlié…

Il entendit le grincement des roues, le bêlement des moutons, le carillon des cloches par les clairs matins d’été, et les tsiganes, mendiant aux fenêtres. Qu’il était doux de songer à tout cela ! Il se souvint du curé de Lièssopôlié, le P. Siméon, doux, calme et bon. Le P. Siméon était petit et maigre, mais son fils, qui entra lui aussi au séminaire, était de grande taille, et parlait d’une grosse voix rude. Une fois, le fils du P. Siméon se fâcha contre la cuisinière et lui dit : « Ah ! l’ânesse de Iégoudul ! » Le prêtre, qui avait entendu, ne dit mot, se sentant heureux parce qu’il ne pouvait pas se rappeler en quel endroit des Saintes Écritures il est parlé de cette ânesse. Le P. Damiane, qui buvait beaucoup, « jusqu’à en voir le serpent vert », lui succéda à Lièssopôlié. On l’avait surnommé Damiane-Qui-Voit-Le-Serpent. L’instituteur de Lièssopôlié était un ancien séminariste, Matvéï Nicolàitch, homme pas bête et bon, mais ivrogne lui aussi. Il ne battait jamais les élèves mais il y avait chez lui un paquet de verges de bouleau, suspendu au mur, et, au-dessous, une inscription macaronique tout à fait abracadabrante : betula kinderbalsamica secuta. Il avait un chien noir, frisé, qu’il appelait Syntaxis.


Et Monseigneur se mit à rire.

À huit verstes de Lièssopôlié se trouve le village d’Obnîno qui possède une image miraculeuse. En été, on la portait en procession dans les hameaux voisins, et, toute la journée, on carillonnait tantôt dans un village, tantôt dans l’autre. Il semblait à Sa Grandeur – que l’on appelait alors Pavloûcha[48] – que la joie frémissait dans l’air. Il marchait nu-pieds, nu-tête, derrière l’Image, avec une foi naïve, un naïf sourire, infiniment heureux. À Obnîno, il s’en souvenait maintenant, il y avait toujours beaucoup de monde, et le prêtre du lieu, le père Alexéï, pour arriver à dire la messe, faisait lire à un neveu sourd qu’il avait, nommé Ilarione, les petits bouts de papier et les noms écrits sur les pains de consécration, portant ces mots : « pour les vivants » et « pour les morts ». Ilarione, pour les lire, recevait de temps à autre cinq ou dix copeks par messe, et ce n’est que lorsqu’il fut devenu chauve et gris, et que sa vie était déjà passée, qu’il lut un beau jour ces mots-là écrits sur un papier : « Mais tu es un sot, Ilarione ! »

Jusqu’à quinze ans au moins, Pavloûcha n’était pas développé et travaillait si mal qu’on voulut même le retirer de l’école du diocèse et le mettre dans une boutique. Une fois, venu au bureau de poste d’Obnîno pour y chercher des lettres, il regarda longtemps le receveur et lui demanda :

– Permettez-moi de savoir combien vous gagnez ? Êtes-vous payé à la journée ou au mois ?

Monseigneur se signa et se retourna dans son lit pour ne plus penser et dormir.

– Ma mère est arrivée… se souvenait-il en riant…

La lune surgit à la fenêtre, éclairant le parquet, semé d’ombres. Un grillon grésillait. Derrière le mur, le P. Sissoï ronflait, et l’on sentait, dans ce ronflement de vieillard, quelque chose de solitaire, d’abandonné et comme de nomade. Sissoï avait jadis été économe de l’évêque du diocèse et, maintenant, on l’appelait « le ci-devant Père économe ». Il a soixante-dix ans et habite à seize verstes du couvent ; il demeure aussi en ville. Il était arrivé, il y avait trois jours, au couvent de Saint-Pancrace, et Monseigneur l’avait gardé près de lui pour parler, à ses moments perdus, des affaires et des coutumes du couvent.

À une heure et demie les matines sonnèrent. On entendit le P. Sissoï tourner, grommeler quelque chose, puis se lever et marcher pieds nus dans les chambres.

– Père Sissoï ! appela Monseigneur.

Sissoï entra chez lui et, peu après, apparut, déjà botté, une bougie à la main. Il avait passé sa soutane sur sa chemise et était coiffé d’une vieille calotte usée.

– Je n’arrive pas à m’endormir, dit Monseigneur en se soulevant sur son lit ; je dois être malade. Et je ne sais pas ce que c’est : j’ai la fièvre !

– Vous avez dû prendre froid, Monseigneur. Il faudrait vous graisser avec du suif.

Sissoï, resté un peu debout, fit un bâillement et dit : « Oh ! Seigneur, pardonnez-moi, pauvre pécheur ! »

– On a allumé aujourd’hui l’électricité chez Iérâkine, fit-il. Cela ne me revient pas !

Le P. Sissoï était vieux, maigre, voûté, toujours mécontent de quelque chose. Ses yeux étaient méchants, bombés comme ceux d’une écrevisse.

– Cela ne me revient pas ! répéta-t-il en s’en allant, ça ne me revient pas ! Que le Bon Dieu les bénisse !

II





Le jour des Rameaux, Sa Grandeur, ayant dit la messe à la cathédrale, se rendit ensuite chez l’évêque diocésain, chez une très vieille générale malade, et rentra enfin chez lui. Passé une heure dînaient chez lui de chères convives : sa mère et sa nièce Kâtia, fillette de huit ans.

Tout le temps du repas, un gai soleil printanier regardait aux fenêtres, luisant joyeusement sur la nappe et dans les cheveux roux de Kâtia. À travers les doubles châssis des fenêtres on entendait les corneilles glapir et les sansonnets chanter dans le jardin.

– Neuf ans déjà depuis que nous ne nous sommes vus ! disait sa mère. Aussi, hier, comme je vous ai regardé au couvent. Seigneur ! Vous n’êtes pas changé d’une ligne. Vous avez seulement un peu maigri et votre barbe est un peu plus longue. Reine des Cieux, Mère protectrice ! Hier, à complies, on n’y pouvait tenir. Tout le monde pleurait. Moi aussi, en vous regardant, j’ai pleuré. Pourquoi ? je ne le sais pas moi-même. Sa Sainte Volonté soit faite !

Malgré le ton de caresse avec lequel elle parlait, on voyait qu’elle se gênait, comme ne sachant pas s’il fallait tutoyer son fils ou lui dire vous, rire ou ne pas rire, et se sentant davantage la femme d’un diacre que la mère d’un évêque. Kâtia regardait son oncle, sans ciller, comme si elle voulait deviner quel homme c’était. Ses cheveux se dressaient derrière son peigne et son ruban de velours, comme une auréole. Elle avait le nez retroussé, des yeux rusés. En se mettant à table, elle avait cassé un verre, et, à présent, sa grand’mère, en causant, éloignait d’elle tantôt son verre, tantôt un verre à pied. Monseigneur écoutait sa mère et se rappelait que, il y avait bien des années de cela, elle l’emmenait avec ses frères et ses sœurs chez des parents qu’elle considérait comme riches. Alors elle partait en courses pour ses enfants, et, à présent, c’était pour ses petits-enfants. C’est pour cela qu’elle lui avait amené Kâtia…

– Votre sœur Vârénnka, lui racontait-elle, a quatre enfants ; Kâtia, que voici, est l’aînée et, Dieu sait comment, mon gendre, le P. Ivane, est tombé malade et est mort trois jours avant l’Assomption. Ma Vârénnka n’a plus maintenant qu’à aller mendier.

– Et Nicanor ? demanda Monseigneur, parlant de son frère aîné.

– Il va bien, grâce à Dieu. Bien que sa cure ne rapporte guère, il faut en remercier Dieu : il peut vivre. Seulement voilà : son fils Nicolâcha n’a pas voulu rester dans le clergé ; il est entré à l’Université pour être médecin. Il croit que cela vaudra mieux, et qui sait ?… Sa Sainte Volonté soit faite !

– Nicolâcha découpe les morts, dit Kâtia.

Et elle renversa de l’eau sur ses genoux.

– Tiens-toi tranquille, petite, remarqua placidement la grand’mère, en lui enlevant son verre. Mange en priant.

– Depuis combien de temps nous ne nous étions pas vus !… fit Monseigneur, caressant tendrement l’épaule et la main de sa mère. Loin de vous, ma mère, je me suis beaucoup ennuyé à l’étranger.

– Vous êtes bien bon.

– Assis, le soir, près de ma fenêtre ouverte, tout seul, tandis que la musique jouait, il m’arrivait d’être pris du mal du pays ; il me semblait que j’aurais tout donné pour rentrer et vous revoir…

La mère sourit, rayonna, mais sa mine redevint tout de suite sérieuse, et elle dit :

– Vous êtes bien bon.

L’humeur de l’évêque changea tout d’un coup. Il regardait sa mère, ne comprenant pas d’où lui venait cette expression et ce ton respectueux et timide. Pourquoi cela ? Il ne la reconnaissait plus. Il se sentait ennuyé et triste. Comme la veille, il avait mal de tête ; il ressentait une forte douleur dans les jambes, et le poisson lui semblait fade, pas bon. Il avait continuellement soif.

Il vint, après-dîner, deux riches dames, propriétaires, qui restèrent une heure et demie, ne disant rien, la figure figée. L’archimandrite du monastère vint pour affaires ; il était un peu sourd et taciturne. On se mit alors à sonner les vêpres ; le soleil déclina derrière la forêt, et la journée finit. Rentré de l’église, Monseigneur fit rapidement ses prières, se mit au lit et se couvrit chaudement.

Il se souvenait désagréablement du poisson qu’il avait mangé à dîner. Le clair de lune le gênait, et, ensuite, il entendit parler. Dans une pièce voisine, sans doute dans le salon, le P. Sissoï parlait politique :

– Les Japonais ont maintenant la guerre. Ils se battent. Les Japonais, petite mère, c’est la même chose que les Monténégrins, la même race. Ils ont été avec eux sous le joug turc…

On entendit ensuite la voix de Maria Timofèiévna :

– Alors, après avoir prié Dieu, après avoir bu le thé, nous allâmes chez le P. Iégor, à Novokhâtnoé. C’est-à-dire…

À tout bout de champ elle disait « après avoir bu le thé », et c’était comme si, toute sa vie, elle n’eût fait que prendre du thé. Monseigneur se souvenait lentement, vaguement, du séminaire et de l’Académie ecclésiastique. Il avait été trois années durant professeur de grec au séminaire et ne pouvait déjà plus, alors, lire un livre sans lunettes. Ensuite, il se fit moine et fut nommé inspecteur. Ensuite, il écrivit sa thèse. À trente-deux ans, on le nomma recteur du séminaire et on le sacra archimandrite. Que la vie alors était facile, agréable. Elle lui semblait longue, longue… On n’en voyait pas la fin. C’est alors aussi qu’il fut malade ; il maigrit beaucoup et devint presque aveugle. Sur le conseil des médecins, il dut tout abandonner et se rendre à l’étranger.

– Et quoi ensuite ? demanda Sissoï dans la chambre voisine.

– Ensuite, répondit Maria Timofèiévna, on but le thé…

– Mon Père, dit tout à coup Kâtia, étonnée et riant, vous avez la barbe verte.

Monseigneur se rappela que la barbe grise du P. Sissoï avait, en effet, un reflet vert, et il se mit à rire.

– Seigneur, mon Dieu, dit le P. Sissoï d’une voix forte, quelle malédiction cette enfant ! Comme tu es gâtée ! Tiens-toi tranquille !

Monseigneur se souvint de l’église neuve, toute blanche, où il officiait à l’étranger. Il se souvint du bruit de la mer tiède. Son appartement se composait de cinq chambres, hautes et claires. Il avait dans son cabinet un bureau neuf et une bibliothèque. Il lisait beaucoup et écrivait. Il se rappela combien souvent il avait le mal du pays. Chaque jour, sous ses fenêtres, une pauvre aveugle chantait une chanson d’amour en jouant de la guitare, et, en l’écoutant, l’évêque songeait toujours au passé. Huit ans s’écoulèrent ainsi et on le rappela en Russie.

Et maintenant, il est évêque suffragant. Tout le reste s’est enfui quelque part au loin, dans la buée, comme si c’était un rêve…

Le P. Sissoï, tenant une bougie, entra dans la chambre.

– Ah ! bah ! Monseigneur, s’étonna-t-il, vous êtes déjà couché ?

– Qu’y a-t-il ?

– Mais il est encore de bonne heure, dix heures et même pas !… J’ai acheté aujourd’hui une chandelle. J’aurais voulu vous graisser avec du suif.

– J’ai la fièvre, dit l’évêque, s’asseyant dans son lit. Il faudrait, en effet, faire quelque chose ; ma tête ne va pas.

Sissoï, lui enlevant sa chemise, se mit à lui enduire de suif la poitrine et le dos.

– Ah ! voilà… comme ça… disait-il, Seigneur Jésus-Christ !… Comme ça !… J’ai été aujourd’hui en ville, chez l’autre… comment s’appelle-t-il… l’archiprêtre Sidônnski… et j’ai pris le thé avec lui… Il ne me revient pas, Seigneur Jésus-Christ !… Comme ça… Voilà… Il ne me revient pas !

III





L’évêque titulaire, vieux et très gros, avait des rhumatismes ou de la goutte, et ne se levait plus depuis un mois. Mgr Pierre allait le voir presque chaque jour et donnait audience à sa place. Maintenant qu’il était mal portant, le vide et la mesquinerie de tout ce que les gens sollicitaient, de tout ce qui faisait pleurer, le frappait. Le manque de développement, la timidité d’esprit l’irritaient, et toute cette inanité, ces petitesses l’accablaient de leur profusion. Et il lui semblait comprendre maintenant l’évêque diocésain, qui, jadis, dans sa jeunesse, avait écrit un Traité du libre arbitre. Il lui semblait qu’il n’était plus lui-même que minuties, il avait tout oublié et ne pensait plus à Dieu. À l’étranger, Monseigneur s’était sans doute désaccoutumé de la vie russe ; elle lui pesait. Le peuple lui semblait grossier, les solliciteuses ennuyeuses et bêtes, les séminaristes et leurs maîtres incultes, parfois bizarres. Et les correspondances qui arrivaient et partaient se comptaient par milliers ! Et quelles correspondances ! Les doyens de tout le diocèse mettaient comme notes de conduite aux prêtres, jeunes et vieux, – et aussi à leur femme et à leurs enfants, – des quatre, des cinq et même des trois ; et il fallait parler de tout cela, lire et écrire à ce sujet des lettres sérieuses ; on n’a positivement pas une minute libre ; tout le jour l’âme trépide ; et Mgr Pierre ne s’apaisait que quand il était à l’église.

Il n’avait jamais pu s’habituer à la crainte qu’il inspirait malgré lui aux gens, si doux et si discret que fût son caractère. Tous les habitants de ce Gouvernement lui semblaient, quand il les observait, petits, effarés, embarrassés ; tous, devant lui, s’intimidaient, même les vieux archiprêtres ; tous « s’écroulaient » à ses pieds, et, tout récemment, une quémandeuse, une vieille femme de prêtre de campagne, n’avait pas pu, tant elle avait peur, articuler un seul mot ; elle était partie sans lui avoir rien dit. Lui, qui, dans ses sermons, n’avait jamais osé malmener les gens, qui ne faisait jamais un reproche parce que cela le peinait, il s’emportait maintenant avec les visiteurs, se fâchait, et jetait à terre leurs suppliques. Depuis le temps qu’il était dans le pays, personne ne lui avait parlé sincèrement, simplement, humainement. Sa vieille mère, elle-même, n’était plus la même : pas du tout ! Pourquoi, on se le demande, parlait-elle sans discontinuer avec Sissoï, en riant beaucoup, et pourquoi, avec lui – son fils – était-elle sérieuse, se taisait-elle d’habitude et se gênait-elle ? – ce qui ne lui allait pas du tout. La seule personne qui fût à l’aise en sa présence et dît tout ce qu’il voulait dire, était le vieux Sissoï, qui s’était trouvé toute sa vie auprès des évêques et survivait à onze d’entre eux. C’est pour cela que Monseigneur se sentait bien avec lui, encore que, sans conteste, ce fût un homme difficile et quinteux.

Le mardi, après la messe, Monseigneur reçut à l’évêché. Il s’échauffa, s’agita et rentra chez lui. Il se sentait toujours mal portant et voulait se mettre au lit. À peine fut-il rentré qu’on lui annonça, pour une affaire urgente, l’arrivée d’Iérâkine, le jeune marchand généreux. Il fallait le recevoir. Iérâkine resta près d’une heure, parla très haut, cria presque, et il était difficile de le comprendre.

– Dieu veuille que ce soit !… dit-il en partant. Tout à fait absolument ! Selon les circonstances, Révérendissime Seigneur, je souhaite que cela soit !…

Après lui, vint la Mère Supérieure d’un couvent éloigné. Et quand elle partit, on sonna les vêpres. Il fallut se rendre à l’église.

Les moines chantèrent avec ensemble, avec inspiration. Un jeune Père à barbe noire officiait, et, en entendant les versets de l’époux qui vient à minuit et de la demeure éclairée, l’évêque ne ressentait ni repentir de ses péchés, ni affliction. Il ressentait la paix de l’âme, le repos, et s’envolait en pensée dans le lointain passé, dans son enfance, alors que l’on chantait aussi la parabole de l’époux et de la maison. Maintenant ce passé lui apparaissait vivant, magnifique, joyeux, tel sans doute qu’il n’avait jamais été. Peut-être, dans l’autre monde, dans l’autre vie, nous souviendrons-nous de notre lointain passé, de notre vie ici-bas avec autant de sentiment… Qui sait !

Monseigneur était assis dans l’autel où il faisait noir. Les larmes coulaient sur son visage. Il songeait qu’il avait atteint tout ce qui est accessible à un homme dans sa position. Il avait la foi mais tout n’était cependant pas clair pour lui ; il lui manquait encore quelque chose, et il ne voulait pas mourir encore. Il lui semblait qu’il ne possédait pas encore l’essentiel, ce à quoi il rêvait confusément au temps jadis ; et, actuellement, le même espoir dans le futur l’agitait qu’il éprouvait dans son enfance, à l’Académie et à l’étranger.

« Comme ils chantent bien, aujourd’hui ! pensait-il en écoutant les chantres. Que c’est beau ! »

IV





Le jeudi, il officia à la cathédrale ; il y eut la cérémonie du lavement des pieds. Quand le service prit fin et que les fidèles se retirèrent, le temps était ensoleillé, il faisait chaud et gai. L’eau jasait dans les fossés, et, des champs proches de la ville, arrivait le chant ininterrompu des alouettes, tendre, invitant au repos. Les arbres, déjà réveillés, souriaient affablement, et, au-dessus d’eux on ne sait où s’en allait le ciel bleu, sans limites et sans fond.

Rentré au monastère, Mgr Pierre prit le thé, se déshabilla, se coucha et ordonna au frère servant de fermer les volets. La chambre s’obscurcit. Pourtant quelle lassitude, quelle douleur dans le dos et les jambes, quelle pesanteur, quelle sensation de froid, quel bourdonnement dans les oreilles !… L’évêque, comme il lui paraissait, n’avait pas dormi depuis longtemps, depuis très longtemps, et, ce qui l’empêchait de s’endormir, c’était un rien qui luisait dans son cerveau dès qu’il fermait les yeux. Comme la veille, on entendait dans la chambre voisine, à travers le mur, des voix, un bruit de verres, de cuillers… Maria Timofèiévna racontait quelque chose au P. Sissoï avec de joyeux dictons, et le vieillard répondait sombrement d’une voix mécontente : « Laissons-les ! Qu’y a-t-il à chercher ? Qu’y pouvons-nous ? »

Et Monseigneur fut à nouveau dépité, puis offensé, de ce que sa vieille mère se tînt avec les étrangers de façon simple et coutumière, et que, avec lui, elle s’intimidât, parlât peu, ne disant pas ce qu’elle voulait, et tous ces derniers jours cherchant même, lui semblait-il, lorsqu’elle était avec lui, un prétexte pour se tenir debout, gênée de rester assise devant lui… Et son père ?… Lui aussi probablement, s’il eût vécu, n’aurait pas pu, en sa présence, dire un seul mot…

Quelque chose, dans la chambre voisine, tomba par terre et se brisa. Kâtia avait sans doute renversé une tasse ou une soucoupe, car on entendit le P. Sissoï cracher de dépit, brusquement, sur le plancher, et dire avec colère :

– C’est une vraie punition, cette petite ! Dieu me pardonne, pauvre pécheur ! La vaisselle n’y suffira pas !

Puis le silence se fit. Seuls arrivaient les bruits du dehors. Et quand Monseigneur ouvrit les yeux, il vit dans sa chambre Kâtia immobile qui le regardait. Ses cheveux roux s’élevaient, comme d’habitude, en auréole, au-dessus de son peigne.

– C’est toi, Kâtia ? demanda l’évêque. Qui donc, en bas, ouvre et ferme à tout instant la porte ?

– Je n’entends rien, répondit Kâtia, prêtant l’oreille.

– Quelqu’un, à l’instant, vient de passer.

– Mais c’est dans votre ventre, mon petit oncle !

Monseigneur éclata de rire et lui tapota la tête.

– Alors, lui demanda-t-il après un peu de silence, ton frère Nicolâcha, dis-tu, découpe les morts ?

– Oui, il étudie.

– Est-il bon ?

– Rien à dire, il l’est. Mais il boit crânement la vodka.

– De quelle maladie ton père est-il mort ?

– Papa était faible, et maigre, maigre… et, tout à coup, le mal de gorge le prit. Moi aussi je fus malade, et mon frère Fèdia aussi. Papa est mort, mon petit oncle, et nous avons guéri.

Le menton de la fillette se mit à trembler, et les larmes, lui montant aux yeux, coulèrent sur ses joues.

– Votre Grandeur, dit-elle d’une voix ténue, pleurant amèrement, mon petit oncle, nous sommes restés malheureux, maman et nous… Donnez-nous un peu d’argent… Ayez cette bonté… oncle chéri !

L’évêque eut aussi des larmes aux yeux et ne put, d’émotion, dire un mot de longtemps ; ensuite, lui caressant la tête et lui tapotant l’épaule, il dit :

– Bien, bien, ma petite… Le saint jour de Pâques, nous en reparlerons… Je viendrai à votre aide…, je vous aiderai…

Sa mère entra sans bruit, timidement, et pria devant les Images. Voyant qu’il ne dormait pas, elle lui demanda :

– Ne mangeriez-vous pas une petite soupe ?

– Non, merci… répondit-il. Je n’en veux pas.

– On dirait que vous êtes malade… à ce que je vois… Comment ne pas tomber malade ! Tout le jour sur pieds ; tout le jour ! Mon Dieu…, rien que de vous regarder, ça fait peine. Enfin, la semaine de Pâques n’est pas loin ; vous vous reposerez, si Dieu veut ; alors nous causerons. Je ne veux pas vous déranger maintenant. Viens, Kâtétchka[49]. Laissons monseigneur se reposer.

L’évêque se souvint que jadis, il y avait bien longtemps de cela, quand il était petit garçon, sa mère avait parlé avec le doyen, exactement de ce même ton, respectueux et enjoué…

À ses yeux, extraordinairement bons ; au regard timide, soucieux, qu’elle lui avait jeté en sortant de la chambre ; à cela seulement on pouvait deviner que c’était sa mère. Monseigneur ferma les yeux et parut dormir, mais il entendit deux fois la pendule sonner et, derrière le mur, de temps à autre, Sissoï tousser. Sa mère entra encore une fois et le regarda timidement une minute. Quelqu’un arriva en voiture ou en calèche près du perron. Soudain un coup à la porte, un claquement ; le servant entra.

– Monseigneur ! appela-t-il.

– Quoi ?

– Les chevaux sont avancés ; il est temps d’aller à la Passion.

– Quelle heure est-il ?

– Sept heures un quart.

L’évêque s’habilla et partit pour la cathédrale.

Pendant la lecture des Douze Évangiles, il fallait rester debout, immobile, au milieu de l’église. Le premier évangile, le plus long, le plus beau, Sa Grandeur le lut elle-même. Un état d’esprit fort et sain le pénétra. Ce premier évangile : « Maintenant le Fils de l’homme est glorifié… », il le savait par cœur. En le lisant, il levait parfois les yeux et voyait des deux côtés un océan de lumière. Il entendait crépiter les cierges, mais ne voyait pas les fidèles, pas plus que les années précédentes. Il lui semblait que c’était les mêmes gens qu’il y avait en son enfance et qu’ils seraient chaque année les mêmes, et jusqu’à quel moment ?… Dieu seul le savait.

Son père était diacre, son grand-père prêtre, son arrière-grand-père diacre, et toute sa race, depuis peut-être l’origine du christianisme en Russie, avait appartenu au clergé. Son amour du service religieux, du clergé, des carillons, des cloches était inné en lui, profond et entier. À l’église surtout, lorsqu’il officiait, il se sentait animé, alerte, heureux. Il en était de même à présent. Ce ne fut qu’après le huitième évangile qu’il sentit sa voix faiblir. On n’entendait même pas sa toux. Il avait grand mal de tête et la peur de s’affaisser sur-le-champ se mit à l’inquiéter. Ses jambes, en effet, étaient si complètement engourdies que, peu à peu, il cessa de les sentir. Il ne comprenait pas comment et sur quoi il restait debout, pourquoi il ne tombait pas…

Quand l’office prit fin, il était minuit moins le quart. Rentré dans sa chambre, Monseigneur se déshabilla aussitôt et se coucha sans même prier. Il ne pouvait pas parler. Il n’aurait pas même pu, lui semblait-il, se tenir debout. Tandis qu’il se couvrait de sa couverture, il fut pris tout à coup du désir, du désir fou de partir pour l’étranger. Il eût, lui semblait-il, donné sa vie pour ne plus voir ces misérables volets, mal faits, ces plafonds bas, ne plus sentir cette épaisse odeur de couvent, et pour qu’il y eût, auprès de lui, un seul homme avec lequel il pût causer et ouvrir son cœur.

On entendit longtemps des pas dans la chambre voisine et l’évêque ne pouvait pas du tout se rappeler qui marchait. La porte s’ouvrit enfin. Sissoï entra, tenant sa chandelle et une tasse.

– Déjà couché, Monseigneur ? demanda-t-il. Je veux vous frictionner avec de la vodka et du vinaigre. Une bonne onction fait beaucoup de bien. Voilà, comme ça !… Seigneur Jésus-Christ… comme ça !… Je viens à l’instant de notre couvent… ça ne me revient pas !… Je partirai demain, Monseigneur. Je ne veux plus rester… Seigneur Jésus-Christ… Voilà, comme ça !…

Sissoï ne pouvait séjourner longtemps nulle part. Il lui semblait qu’il était depuis toute une année déjà au monastère de Saint-Pancrace. En l’écoutant parler, il était difficile de comprendre où était sa résidence, s’il aimait quelqu’un ou quelque chose, s’il croyait en Dieu… Pourquoi il était moine, était incompréhensible même pour lui ; et il n’y pensait pas. Le temps de sa consécration s’était depuis longtemps effacé de sa mémoire. Il semblait qu’il fût né moine.

– Je partirai demain. Que Dieu fasse d’eux ce qu’il voudra !

– J’aurais voulu causer avec vous… je n’y arrive jamais, lui dit Monseigneur tout doucement, avec peine. C’est qu’ici je ne sais rien et ne connais personne…

– Jusqu’à dimanche, si vous voulez, je resterai ; que cela soit ! Mais davantage je ne veux pas. Que Dieu les bénisse !

– Suis-je un évêque ? continua doucement Monseigneur… Je devrais être prêtre de village, sacristain… ou simple moine… Tout cela m’écrase… m’opprime…

– Que dites-vous, Seigneur Jésus-Christ !… Voilà, comme ça… Dormez maintenant, Monseigneur !… Qu’allez-vous penser ! Quelle idée avez-vous ? Bonne nuit !

De toute la nuit, Monseigneur ne dormit pas. Le matin, à huit heures, une hémorragie intestinale commença. Le servant, effrayé, courut d’abord chez l’archimandrite, puis chez le médecin du couvent, Ivane Anndréitch, qui demeurait en ville. Le docteur, un gros vieillard à longue barbe grise, ausculta longuement Monseigneur, hochant sans cesse la tête, et se renfrognant ; puis il dit :

– Savez-vous, Monseigneur ? Vous avez la fièvre typhoïde.

En l’espace d’une heure, par suite de l’hémorragie, Monseigneur maigrit beaucoup, pâlit et se ratatina. Son visage se rida. Ses yeux s’agrandirent. Il semblait qu’il eût vieilli et rapetissé. Il lui semblait à lui-même qu’il était plus maigre, plus faible, de moins d’importance que tout le monde, et que tout ce qu’il avait été, s’en était allé très, très loin, et ne continuerait pas.

« Que c’est bien ! pensait-il. Que c’est bien ! » Sa vieille mère entra. Voyant sa figure ridée et ses grands yeux, elle s’effraya, tomba à genoux près du lit et se mit à baiser son visage, ses épaules, ses mains. Et il lui semblait à elle aussi qu’il était plus maigre, plus faible et de moindre importance que tous. Elle ne se rappelait plus qu’il était évêque ; elle l’embrassait comme un enfant très aimé, très proche d’elle.

– Pavloûcha, mon chéri, disait-elle, mon bon !… Mon fils !… Pourquoi es-tu devenu ainsi ? Pavloûcha, réponds-moi donc !

Kâtia, pâle, sérieuse, se tenait auprès d’elle, ne comprenant pas ce qui arrivait à son oncle, ni pourquoi sur le visage de sa grand’mère il y avait tant de douleur, pourquoi elle disait des mots si touchants et si tristes. Monseigneur ne pouvait plus prononcer un seul mot, ne comprenait rien. Et il lui semblait qu’il était un homme tout simple, ordinaire, qu’il s’en allait vite, gaiement, à travers champs, faisant tourner sa canne, et qu’au-dessus de lui s’étendait le vaste ciel, baigné de soleil, et que, maintenant, libre comme un oiseau, il pouvait aller où bon lui semblait.

– Pavloûcha, mon petit, réponds-moi donc ! disait la vieille. Qu’as-tu ? Mon chéri !

– Ne troublez pas Monseigneur, dit rageusement Sissoï en traversant la chambre. Laissez-le se reposer… Il n’y a pas à le déranger… Quoi faire ?

Trois docteurs vinrent en consultation et repartirent. La journée fut longue, incommensurablement longue, puis, arriva la nuit, qui dura longtemps, longtemps, et, au matin du samedi, le servant s’approcha de la vieille, étendue sur le divan, au salon, et la pria de venir dans la chambre à coucher. Monseigneur avait cessé de vivre.

Le lendemain était Pâques. Il y avait dans la ville quarante-deux églises et six couvents. Du matin au soir, sans cesse, ébranlant l’air printanier, un carillon sonore et joyeux retentit dans la ville. Les oiseaux chantaient, le soleil éclairait vivement. Il y avait, sur la place du marché, une grande animation : les balançoires volaient, les orgues de Barbarie jouaient, les accordéons grinçaient ; des voix d’ivrognes s’élevaient. Dans la grand’rue, à midi, les promenades en voiture commencèrent ; bref, c’était gai, tout allait bien, tout comme l’an passé, tout comme il en serait probablement dans l’avenir.

Un mois après, il y avait un nouvel évêque suffragant, et personne ne se souvenait plus de Mgr Pierre. Ensuite on l’oublia complètement.

Et seule la vieille mère du défunt, qui habitait maintenant chez son gendre le diacre, dans une petite ville de district, lorsqu’elle sortait le soir pour aller au-devant de sa vache, rentrant du pâturage, et qu’elle rencontrait d’autres femmes au communal, se mettait à parler de ses enfants et de ses petits-enfants.

Et elle racontait qu’elle avait eu un fils évêque, le disant timidement, craignant qu’on ne la crût pas…

Et, en effet, tous ne le croyaient pas.

1902.

DOU-DOUCE[35]





Ôlénnka[36], fille de l’assesseur de collège Plémiânikov, assise dans la cour, sur l’avancée de sa porte, songeait.

Il faisait chaud, les mouches se collaient, importunes, et il était fort agréable de penser que le soir approchait. À l’est, glissaient de sombres nuages de pluie, et de temps en temps il en arrivait de la fraîcheur.

Au milieu de la cour, regardant lui aussi le ciel, se trouvait Koûkine, le directeur du jardin de Tivoli, le café-concert de la ville ; il habitait un des pavillons de la maison.

– Encore !… dit-il au désespoir. Il va y avoir encore de la pluie ! Il pleut chaque jour. Chaque jour il pleut. C’est comme un fait exprès. C’est à se pendre ! C’est la ruine !… Tous les jours des pertes énormes…

Il ouvrit les bras et continua, en s’adressant à Ôlénnka :

– Voilà quelle est ma vie, Ôlga Sémiônovna ! C’est à pleurer ! On travaille, on peine, on s’extermine, on n’en dort pas les nuits ; on pense à faire pour le mieux : et qu’en est-il ? D’une part un public ignare, sauvage ! Je lui donne les meilleures opérettes, les meilleures féeries, des couplettistes merveilleux, mais en a-t-il besoin ? y comprend-il quelque chose ? Il lui faut des pitres ; il faut lui servir des platitudes ! D’un autre côté, voyez le temps ! La pluie presque chaque jour ! Ça a pris le 9 mai, et ça a duré tout le mois, et le mois de juin ; c’est tout simplement effrayant. Le public ne vient pas et je dois payer le loyer, je dois payer les artistes !

Le lendemain, vers le soir, les nuages s’amoncelèrent de nouveau. Koûkine dit avec un rire hystérique :

– Eh bien, vas-y ! Que tout le jardin soit inondé et moi avec ! Que je n’aie aucune chance ni dans cette vie ni dans l’autre ! Que les artistes me traînent en justice ! Et ensuite ?… Que l’on me mène aux travaux forcés en Sibérie, à l’échafaud !… Ha ! ha ! ha !

Le surlendemain, ce fut de même. Ôlénnka écoutait Koûkine sans rien dire, d’un air sérieux, et, parfois, les larmes lui montaient aux yeux. À la longue, les malheurs de Koûkine la touchèrent ; elle se mit à l’aimer.

Il était de petite taille, maigre, le visage jaune, les tempes lisses. Il parlait d’une voix grêle et en se tordant la bouche. Sur sa figure était toujours inscrit le désespoir ; malgré tout, il fit naître en elle un sentiment vrai, profond.

Elle aimait sans cesse quelqu’un et ne pouvait vivre sans cela. D’abord elle avait aimé son père, qui, maintenant, était malade, assis sur un fauteuil dans une chambre sombre et qui respirait avec difficulté. Elle avait aimé sa tante qui, de loin en loin, tous les deux ans, venait de Briânnsk. Et, bien avant, lorsqu’elle était au lycée, elle avait été amoureuse de son professeur de français.

Ôlénnka était une demoiselle modeste, bonne, compatissante, au regard doux et caressant, très bien portante. En voyant ses joues pleines et roses, son cou soyeux et blanc avec un grain de beauté noir, le bon et naïf sourire qui errait sur sa figure quand elle entendait quelque chose d’agréable, les hommes pensaient : « Oui, pas mal… » Et eux aussi souriaient.

Et les dames, quand elle parlait, ne pouvaient s’empêcher de lui prendre tout à coup la main et de lui dire, avec un élan de plaisir :

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