– Les faucheurs sont chers maintenant, dit Prascôvia, un rouble quarante par jour !

De la foire de Kazânnskoé la foule venait toujours et toujours : des femmes, des ouvriers en casquettes neuves, des mendiants, des enfants… Tantôt, soulevant la poussière, il passait un chariot derrière lequel courait un cheval non vendu et qui avait l’air heureux de ne l’avoir pas été ; tantôt on tirait par les cornes une vache qui résistait. Puis venait un autre chariot, avec des moujiks ivres, dont les jambes pendaient. Une vieille menait un enfant qui avait un grand chapeau et de grandes bottes. L’enfant n’en pouvait plus de chaleur et du poids de ses bottes, qui l’empêchaient de plier les jambes, et cependant il ne cessait de souffler de toutes ses forces dans une trompette. On était déjà descendu au fond de la combe, on tournait dans la rue, la trompette s’entendait toujours.

– Chez nos fabricants, quelque chose cloche, dit Elizârov, c’est affreux ! Kostioukov s’est fâché après moi. « Il a passé beaucoup de planches dans les corniches », m’a-t-il dit. « Comment beaucoup ? Ce qu’il en a fallu, Vassîli Danîlytch, il en a passé. Je ne mange pas les planches avec mon gruau. » « Comment, a-t-il dit, peux-tu me parler comme ça ? Brute ! espèce de je ne sais quoi ! Ne t’oublie pas ! Je t’ai fait contremaître ! » a-t-il crié. « En voilà, ai-je dit, une merveille ! Quand je n’étais pas contremaître, ai-je dit, je buvais tout de même du thé chaque jour. » « Vous êtes tous des filous », a-t-il dit. Je n’ai rien dit. Dans ce monde nous sommes les filous, ai-je pensé, et vous le serez dans l’autre. Ho !… ho !… ho !… Le lendemain il s’était radouci : « Ne m’en veuille pas, m’a-t-il dit, Makârytch, pour mes paroles. Si j’ai dit quelque chose de trop, a-t-il dit, songe que je suis marchand de la première guilde et au-dessus de toi ; tu es obligé de te taire. » « Vous êtes marchand de la première guilde, lui ai-je dit, et je suis charpentier, c’est vrai. Mais saint Joseph aussi était charpentier, lui ai-je dit. Notre métier est juste et agréable à Dieu ; mais si cela vous plaît de vous dire au-dessus de moi, faites à votre guise, Vassîli Danîlytch. » Mais après notre conversation, j’ai songé : lequel est au-dessus de l’autre : le marchand de la première guilde ou le charpentier ? Ce doit être le charpentier, mes enfants !

Béquille réfléchit et ajouta :

– Celui qui peine et qui souffre, celui-ci est au-dessus de l’autre.

Le soleil était déjà couché et un brouillard blanc comme du lait se levait sur la rivière, sur l’enceinte de l’église et sur les champs près des usines. Tandis que l’obscurité venait vite, en bas des feux luisaient et il semblait que le brouillard cachait un précipice sans fond. À cet instant il semblait peut-être à Lîpa et à sa mère qui étaient nées pauvres et étaient préparées à le demeurer toute leur vie, donnant tout à autrui hormis leurs pauvres âmes effarées, il leur semblait peut-être confusément, que, dans l’ordre infini des vies de ce monde immense et mystérieux, elles aussi étaient une force et qu’elles étaient au-dessus de quelqu’un. Elles étaient contentes d’être assises ainsi sur la hauteur, et elles souriaient de plaisir, oubliant que, tôt ou tard, il faudrait redescendre.

Ils arrivèrent enfin à la maison. Des faucheurs étaient assis par terre, près de la boutique et près des portes. Les gens d’Oukléevo n’allaient pas habituellement travailler chez Tsyboûkine ; il fallait louer des étrangers. Dans l’obscurité maintenant ils semblaient tous avoir de longues barbes noires. La boutique était ouverte ; on voyait le sourd et un commis jouer aux dames. Les faucheurs chantaient doucement, à peine si on les entendait, ou bien ils demandaient à haute voix qu’on leur payât la journée de la veille. Mais on le leur refusait pour qu’ils restassent jusqu’au lendemain. Tsyboûkine, en manches de chemise, et Akssînia, assis sur l’avancée de la porte, sous un bouleau, buvaient du thé ; une lampe brûlait devant eux.

– Grand-père, dit comme par taquinerie un faucheur, payez-nous au moins la moitié ? Grand-père !

Un rire s’entendit aussitôt, puis on recommença à chanter, presque indistinctement.

Béquille s’assit pour prendre du thé lui aussi.

– Nous venons de la foire, commença-t-il à raconter. Nous nous sommes amusés, mes enfants, nous nous sommes très bien amusés, grâce à Dieu ! Seulement voici quelle vilaine aventure est arrivée. Sâchka, le maréchal, achète du tabac et donne cinquante kopeks pour payer. Et la pièce était fausse ! dit Béquille, regardant autour de lui. (Il voulait dire cela à voix basse, mais il le dit à voix étranglée, rauque, et tout le monde entendit.) Les cinquante kopeks se trouvaient faux. On demande à Sâchka : Où les as-tu pris ? C’est Anîssime Tsyboûkine, dit-il, qui me les a donnés quand je suis allé à son mariage. On a appelé l’ouriadnik et on l’a emmené. Prends garde, Pétrôvitch, qu’on ne fasse des cancans là-dessus…

– Grand-père ! implorait toujours la voix en taquinant, grand-père !

Un silence s’établit.

– Ah ! mes enfants, mes enfants…, marmotta vite Béquille en se levant. (Il tombait de sommeil.) Merci pour le thé et pour le sucre, mes enfants ! Il est temps de dormir. Il faut que je sois déjà attaqué ; toutes les poutres en moi sont pourries. Ho !… ho !… ho !…

En sortant, il ajouta :

– Il est bientôt temps de mourir, je crois.

Et il fit un sanglot.

Tsyboûkine ne finit pas de boire son thé, et resta assis, méditant. Il avait l’air de suivre de l’oreille les pas de Béquille, qui était déjà loin dans la rue.

– Sâchka le maréchal a dû inventer tout cela, dit Akssînia devinant ses pensées.

Tsyboûkine entra chez lui et revint bientôt avec un rouleau. Il le détourna et des roubles brillèrent tout neufs. Il en prit un, l’éprouva entre ses dents, le jeta sur le plateau du samovar ; puis il en jeta un autre.

– C’est vrai, ces roubles sont faux…, dit-il, regardant Akssînia avec stupeur. Ce sont ceux qu’Anîssime a portés en cadeau. Prends-les, ma fille, murmura-t-il, versant le rouleau dans les mains d’Akssînia, et va les jeter dans le puits. Le diable soit avec eux ! Tâche qu’on ne jase pas ; il pourrait arriver quelque chose. Emporte le samovar et éteins les lumières.

Lîpa et Prascôvia, assises dans la remise, virent les lumières s’éteindre l’une après l’autre. En haut, dans la chambre de Varvâra, seules continuèrent à brûler les veilleuses rouges et bleues. Il en venait une impression de repos, de satisfaction et d’ignorance. Prascôvia n’avait jamais pu s’habituer à l’idée que sa fille, mariée à un homme riche, se glissât timidement, quand elle arrivait, dans le vestibule, et sourît avec un air de demander ; on lui donnait alors du thé et du sucre. Lîpa elle aussi ne pouvait pas s’habituer. Quand son mari fut parti, elle ne dormit pas dans son lit, mais où elle se trouvait, dans la cuisine ou dans quelque hangar. Chaque jour elle lavait le plancher ou le linge, et il lui semblait qu’elle était en journée. Revenues du pèlerinage, les deux femmes avaient pris le thé dans la cuisine avec la cuisinière, puis elles étaient allées se coucher dans la remise, par terre, entre le mur et les traîneaux. Il y faisait noir et on y sentait une odeur de harnais. On entendit le sourd fermer la boutique et les faucheurs s’installer dehors pour dormir. Chez les Khrymine jeunes, au loin, on jouait sur le bel accordéon. Prascôvia et Lîpa commencèrent à sommeiller.

Lorsque des pas les réveillèrent, il faisait clair de lune. Akssînia était à l’entrée de la remise tenant un lit.

– Ici il fera peut-être plus frais, murmura-t-elle. Elle entra et se coucha tout près de la porte. La lune l’éclairait toute. Elle ne dormit pas, soupirant péniblement. Et, étendue de tout son long, ayant à cause de la chaleur presque tout rejeté de sur elle, quel bel, quel fier animal elle semblait à la lumière magique de la lune !

Quelque temps s’écoula et on entendit de nouveaux pas. Tsyboûkine, tout blanc, apparut sur la porte.

– Akssînia ! demanda-t-il, tu es là ?

– Eh bien ? répondit-elle en colère.

– Je t’ai dit de jeter l’argent dans le puits ; l’y as-tu jeté ?

– En voilà encore une idée de jeter du bien dans l’eau ! Je l’ai donné aux faucheurs…

– Ah, mon Dieu ! fit le vieillard stupéfait et effrayé. Tu es une femme éhontée… Ah, mon Dieu !

Il leva les bras et sortit, marmonnant tout seul. Peu après, Akssînia s’assit sur son lit, soupirant avec dépit, profondément, puis elle se leva et s’en alla, tenant son lit à brassée.

– Pourquoi m’as-tu mariée ici, maman ! dit Lîpa.

– Il faut se marier, ma fille. Ce n’est pas nous qui avons fait la règle.

Le sentiment d’un malheur sans consolation était prêt à les envahir, mais il leur semblait que quelqu’un regardait du haut du ciel, dans le bleu, de l’endroit où sont les étoiles, et qu’il voyait tout ce qui se passait à Oukléevo et qu’il veillait. Et aussi grand que fût le mal, la nuit cependant était calme et belle, et dans le monde de Dieu la vérité existe toujours, et toujours existera, aussi calme et aussi belle ; tout n’attend sur la terre que de se fondre avec la vérité, comme la lumière de la lune se fond avec la nuit…

Toutes deux, tranquillisées, serrées l’une contre l’autre, s’endormirent.

VI





La nouvelle était venue depuis longtemps que l’on avait mis Anîssime en prison pour fabrication et émission de fausse monnaie. Des mois passèrent, plus d’une demi-année passa, il passa un long hiver, le printemps arriva, et on était habitué chez ses parents et dans le village à l’idée qu’Anîssime était en prison. Quand quelqu’un, la nuit, cheminait près de la maison ou de la boutique, il se rappelait qu’Anîssime était en prison, et, quand on sonnait à la paroisse, on se souvenait aussi qu’il était en prison et qu’il attendait le jugement.

Une ombre semblait s’être étendue autour de Tsyboûkine. La maison noircissait, le toit se rouillait, la lourde porte de la boutique, revêtue de tôle peinte en vert, se ternissait, et, disait le sourd, « se crassissait », et le vieux Tsyboûkine lui-même semblait avoir noirci. Depuis longtemps il ne s’était pas fait couper les cheveux et la barbe, et se négligeait ; il montait en tarantass sans sauter, et il ne criait plus aux pauvres : « Que Dieu t’assiste ! » Ses forces diminuaient, c’était visible en tout. Les gens le craignaient déjà moins. Le commissaire de police, bien qu’il continuât de toucher ce qu’il fallait, lui avait dressé un procès-verbal dans sa boutique ; il fut trois fois appelé à la ville pour commerce clandestin d’eau-de-vie. L’affaire fut toujours remise pour absence de témoins, et Tsyboûkine se tourmentait à la mort.

Il allait souvent voir son fils, employait les uns ou les autres, présentait des suppliques à on ne sait qui, donnait ici ou là des bannières d’église. Il porta au surveillant de la prison un porte-verre en argent avec une inscription en émail : « l’âme connaît sa mesure », et une longue cuiller.

– Personne de bien pour intervenir ! disait Varvâra, ah la la la ! Il faudrait demander à quelque seigneur d’écrire aux autorités en chef… Du moins si on le laissait libre jusqu’au jugement !… Pourquoi fatiguer ce garçon ?

Elle aussi était affligée ; pourtant elle engraissait et devenait plus blanche. Elle allumait toujours des veilleuses dans sa chambre, regardait à ce que tout dans la maison fût propre, et elle invitait ceux qui venaient à manger des confitures et de la pâte aux pommes. Le sourd et sa femme trafiquaient dans la boutique. Une nouvelle affaire était entreprise : une tuilerie à Boutiôkino, et Akssînia y allait presque chaque jour en tarantass. Elle conduisait elle-même, et quand elle rencontrait quelqu’un de connaissance, elle tendait le cou, comme un serpent dans le jeune seigle, et souriait de son air naïf et énigmatique. Lîpa jouait sans cesse avec l’enfant qui lui était né avant le carême. C’était un tout petit enfantelet, maigre, qui faisait pitié, et il semblait étrange qu’il criât, regardât, qu’on le comptât pour un être humain, et qu’il s’appelât Nikîphore. Quand il était couché dans son berceau, Lîpa s’éloignait vers la porte et lui disait, en s’inclinant :

– Bonjour, Nikîphore Anîssimytch.

Puis elle courait de toute sa force l’embrasser. Elle retournait vers la porte, saluait et recommençait. Il levait en l’air ses petites jambes rouges, et ses pleurs et ses rires se mêlaient comme cela se faisait chez le charpentier Elizârov…

Le jour du jugement fut enfin fixé. Tsyboûkine partit pour cinq jours. On entendit dire qu’on avait emmené comme témoins des moujiks du village. Le vieil ouvrier, ayant reçu une assignation, partit aussi.

L’affaire fut jugée un jeudi. Le dimanche d’après, Tsyboûkine n’était pas encore revenu et on n’avait aucune nouvelle. Le mardi soir, Varvâra, assise près de la fenêtre ouverte, épiait si le vieillard revenait. Lîpa jouait dans la chambre voisine avec son enfant. Elle le faisait sauter dans ses bras et disait en extase :

– Tu deviendras grand, grand… Tu seras un homme ; nous irons ensemble en journée ; nous irons en journée !

– Voyons ! dit Varvâra offensée, quelle journée encore vas-tu chercher, petite sotte ? Nous en ferons un marchand.

Lîpa se mit à chantonner, mais bientôt après elle s’oublia et reprit :

– Tu deviendras grand, grand ! tu seras un homme ; nous irons ensemble en journée…

– Voyons ! tu en reviens toujours là !

Lîpa, tenant son enfant sur les bras, s’arrêta près de la porte et demanda :

– Maman, pourquoi est-ce que je l’aime tant ? Pourquoi est-ce que je le plains tant ? dit-elle, la voix tremblante et les yeux mouillés. Qui est-il ? De quoi a-t-il l’air ? Il est léger comme une plume, léger comme une petite miette, et je l’aime, je l’aime comme si c’était un homme véritable ! Il ne peut rien, ne dit rien, et je comprends tout ce que désirent ses petits yeux.

Varvâra prêtait l’oreille au bruit du train qui arrivait à la gare : le vieux n’allait-il pas revenir ? Elle n’entendait déjà plus et ne comprenait plus de quoi parlait Lîpa ; elle ne comprenait plus comment le temps passait. Elle ne faisait que trembler, non de crainte, mais de forte curiosité. Elle vit un chariot plein de moujiks rouler vite avec bruit ; c’étaient les témoins qui venaient de la gare.

Lorsque la télègue fut devant la boutique, le vieil ouvrier en descendit et entra. On entendit qu’on lui disait bonjour dans la boutique et qu’on le questionnait.

– Privation de ses droits et de tout bien, dit-il à haute voix, et aux travaux forcés, en Sibérie, six ans.

Akssînia sortit de l’arrière-boutique, venant de servir du pétrole. D’une main elle tenait la bouteille, de l’autre, l’entonnoir, et, aux dents, elle avait l’argent :

– Où est papa ? demanda-t-elle en blésant.

– À la gare, répondit l’ouvrier. Dès qu’il fera plus nuit, a-t-il dit, je viendrai.

Quand il fut connu qu’Anîssime était condamné aux travaux forcés, la cuisinière, dans sa cuisine, se mit tout à coup à se lamenter comme pour un mort, pensant qu’ainsi l’exigeaient les convenances.

– Pourquoi nous as-tu quitté, Anîssime Grigôrytch, lumineux faucon ?

Les chiens, inquiets, se mirent à aboyer ; Varvâra courut à la fenêtre et, remplie d’angoisse, cria de toute la force de sa voix :

– Assez, Stépanîda ! Assez ! Ne nous accable pas, au nom du Christ !

On oublia de servir le thé. On ne se rendait plus compte de rien. Seule, Lîpa ne put nullement comprendre de quoi il s’agissait et elle continua à voltiger avec son enfant.

Lorsque Tsyboûkine revint de la gare, on ne lui fit aucune question ; il dit bonsoir et traversa ensuite toutes les chambres, sans parler. Il ne dîna pas.

– Il n’y avait personne pour intervenir…, lui dit Varvâra quand ils furent seuls. Je t’avais dit de demander aux seigneurs ; tu ne m’as pas écouté… Si on avait fait une supplique…

– J’ai sollicité ! dit le vieillard, faisant un geste de découragement. Quand on a condamné Anîssime je me suis adressé à ce bârine qui le défendait. Il n’y a plus rien à faire à présent, m’a-t-il dit ; il est trop tard. Anîssime lui aussi a dit : trop tard. Mais tout de même, en sortant du tribunal, j’ai parlé à un avocat ; je lui ai donné des arrhes… J’attendrai une huitaine de jours et j’y retournerai. Qu’il arrive ce que Dieu voudra.

Le vieillard, sans rien dire, parcourut encore toutes les chambres, et, revenu près de sa femme, il lui dit :

– Je dois être malade. Dans ma tête ça se brouille. Mes idées se troublent.

Il ferma la porte pour que Lîpa n’entendît pas et il continua, à voix basse :

– C’est avec l’argent que ça ne va pas. Tu te souviens qu’avant son mariage, à la Saint-Thomas, Anîssime m’a apporté des roubles et des pièces de cinquante kopeks neufs ? J’en ai mis un rouleau de côté et j’ai mêlé les autres avec les miens… Autrefois (Dieu ait son âme !) vivait un de mes oncles, Dmîtri Philâtych. Il allait sans cesse pour son commerce, soit à Moscou, soit en Crimée. Sa femme, pendant ce temps-là, s’amusait. Il avait six enfants. Et des fois, quand il avait bu, mon oncle disait en riant : « Jamais je ne saurai quels sont mes enfants et quels sont ceux des autres. » Il avait le caractère gai, quoi !… Et moi aussi maintenant je ne saurai jamais reconnaître dans mon argent lequel est bon et lequel est faux ; il me semble qu’il est tout faux.

– Bah ! allons donc ! Dieu soit avec toi !

– Je prends un billet à la gare, je donne trois roubles et je songe : s’ils étaient faux !… Et j’ai peur. Il faut que je sois malade.

– Pourquoi parler, dit Varvâra en secouant la tête ; nous sommes tous sous la volonté de Dieu… Ah la la la ! Il faudrait songer à cela, Pétrôvitch ! Les heures ne se ressemblent pas, tu n’es plus jeune. Tu mourras ; vois si, quand tu n’y seras plus, on ne fera pas tort à ton petit-fils ? Ah, j’ai bien peur qu’on ne fasse tort à Nikîphore ! Regarde, c’est comme s’il n’avait déjà plus son père. Sa mère est jeune et bête… Tu devrais assurer à ce petit un peu de terre, ce Boutiôkino, par exemple, Pétrôvitch. N’est-ce pas ? Réfléchis ! continua à conseiller Varvâra. Ce petit est gentil, ce serait dommage ! Pars demain, et écris le papier. Pourquoi attendre ?

– J’avais oublié ce petit-fils…, dit Tsyboûkine. Il faut que je l’embrasse. Tu dis que le petit n’est pas mal ? Eh bien ! qu’il grandisse ! Dieu le veuille !

Il ouvrit la porte, et, courbant le doigt, fit signe à Lîpa de venir. Elle s’approcha avec son enfant sur les bras.

– Lîpynnka, lui dit-il, si tu as besoin de quelque chose, demande-le. Mange ce qui te fera plaisir, nous ne le regretterons pas pourvu que tu te portes bien. (Il fit sur l’enfant le signe de la croix.) Garde-moi mon petit-fils. Je n’ai plus de fils ; le petit m’est resté.

Des larmes lui coulèrent sur les joues ; il soupira et sortit. Peu après il se coucha et s’endormit profondément, après une semaine d’insomnie.

VII





Tsyboûkine venait de passer quelques jours à la ville. Quelqu’un raconta à Akssînia qu’il y était allé voir le notaire et faire un testament, par lequel il laissait Boutiôkino, où elle avait établi sa briqueterie, à son petit-fils Nikîphore. On lui annonça cela le matin, tandis que Varvâra et le vieux, assis sous l’appentis de la porte, près du bouleau, prenaient le thé. Elle ferma la boutique sur la rue et sur la cour, réunit toutes les clefs qu’elle avait et les jeta aux pieds de Tsyboûkine.

– Je ne veux plus travailler pour vous ! cria-t-elle avec véhémence, et soudain elle éclata en sanglots. Je ne suis pas entrée ici comme bru, mais comme ouvrière ! Tout le monde se moque : « Voyez, dit-on, quelle bonne ouvrière ont trouvée les Tsyboûkine ! » Je ne me suis pas louée chez vous ; je n’étais pas une mendiante, une servante quelconque ; j’ai mon père et ma mère.

Elle n’essuyait pas ses larmes et fixait sur Tsyboûkine ses yeux qui débordaient, et que la colère faisait loucher. Son visage et son cou étaient rouges et tendus, car elle criait de toute sa force.

– Je ne veux plus servir, continua-t-elle ; j’en ai assez ! Travailler, me tenir tout le long du jour dans la boutique, trotter les nuits pour l’eau-de-vie, c’est bon pour moi ! Et pour la terre, la donner, c’est à cette forçate avec son diabloteau. Elle est ici la maîtresse, la dame, et moi sa servante ! Donnez-lui donc tout, à elle, à la prisonnière, que ça l’étouffe ; et moi je retournerai chez moi ! Trouvez une autre sotte, hérodes maudits !

Le vieux, de toute sa vie, n’avait jamais crié ; jamais il n’avait châtié ses enfants, et l’idée ne lui était jamais venue qu’un de ses enfants pût lui dire des gros mots ou se comporter vis-à-vis de lui irrespectueusement Aussi il s’effraya beaucoup, rentra en courant dans la maison et se cacha derrière une armoire. Varvâra fut si interdite qu’elle ne put se lever. Elle ne fit que remuer les mains comme si elle voulait se défendre d’une abeille.

– Hélas ! mes petits pères, murmura-t-elle avec effroi, qu’est-ce que c’est ! Qu’est-ce qu’elle a ? Ah la la la ! Les gens vont entendre !… Pas si haut du moins ! Oh ! pas si haut !

– Vous avez donné Boutiôkino à la forçate, continua à crier Akssînia, donnez-lui tout ! Il ne me faut rien de vous ! Rentrez sous terre ; vous êtes tous de la même clique ! J’en ai assez !… Vous volez les passants et les voyageurs, brigands ! Vous volez le vieux et le jeune ! Qui est-ce qui vend de l’eau-de-vie sans patente ? Et la fausse monnaie ! Ils en ont rempli leurs coffres, et maintenant je ne leur fais plus besoin !…

Déjà on se rassemblait auprès des portes grandes ouvertes et on regardait dans la cour.

– Que les gens regardent ! criait Akssînia ; je vous confondrai ! Vous allez brûler de honte ! Vous allez vous traîner à mes pieds ! Eh ! Stépane, cria-t-elle au sourd, nous partons à l’instant pour chez moi ; nous allons chez mon père et chez ma mère ; je ne veux pas vivre avec des forçats ! Prépare-toi.

Du linge était étendu dans la cour sur des cordes. Elle enleva ses jupons et ses camisoles encore mouillés et les jeta dans les bras du sourd. Ensuite, exaspérée, elle se précipita sur le reste du linge, l’arracha, jeta par terre tout ce qui n’était pas à elle, et le trépigna.

– Ah ! mes amis, gémissait Varvâra, calmez-la ! Qu’est-ce qu’elle a ? Rendez-lui Boutiôkino ! rendez-le-lui au nom du Christ !

– En voilà une femme ! disait-on dans la rue. C’en est une femme !… Elle est d’une colère ; c’est effrayant !

Akssînia entra en courant dans la cuisine où l’on faisait une lessive. Lîpa y était seule, savonnant ; la cuisinière était allée rincer du linge à la rivière. De la vapeur sortait de l’auge de bois et de la marmite près du foyer ; la cuisine était pleine de buée et l’air y était étouffant. Par terre restait un tas de linge sale, et auprès, sur un banc, étirant ses petites jambes rouges, était couché Nikîphore, en sorte que s’il fût tombé, il n’eût pas pu se faire de mal. Lîpa venait de tirer du tas une des chemises d’Akssînia, et, la mettant dans l’auge, elle allongeait le bras vers la table sur laquelle était posé, plein d’eau bouillante, un long puisoir.

– Rends cela ! dit Akssînia, la regardant avec haine et tirant sa chemise de l’auge. Ce n’est pas ton affaire de toucher mon linge ! Tu es la femme d’un forçat et tu dois savoir ta place !

Lîpa la regarda, craintive, sans comprendre, mais tout à coup, surprenant le regard qu’elle jetait à son enfant, elle comprit, et elle pâlit comme une morte.

– Tu as pris ma terre, voilà pour toi !

Disant cela, Akssînia saisit le puisoir et renversa d’un coup l’eau bouillante sur Nikîphore…

Il s’entendit un cri comme on n’en avait jamais entendu à Oukléevo et il ne semblait pas qu’une créature aussi faible que Lîpa pût crier ainsi. Un silence, soudainement, se fit tout à l’entour. Akssînia rentra dans la maison, sans mot dire, avec toujours son même sourire naïf… Le sourd, tenant du linge dans ses bras, continua à aller et venir dans la cour, puis se mit à l’étendre, sans rien dire, sans se presser.

Tant que la cuisinière ne fut pas revenue de la rivière, personne ne se décida à entrer dans la cuisine et à regarder ce qu’il y avait.

VIII





On emmena Nikîphore à l’hôpital du zemstvo, où il mourut vers le soir. Lîpa n’attendit pas qu’on vînt la chercher, et, ayant enveloppé le cadavre de son enfant dans une couverture, elle l’emporta.

L’hôpital, nouvellement construit, avec de grandes fenêtres, était bâti sur une hauteur ; le soleil couchant l’éclairait tout et il semblait que dedans il y eût le feu. En bas était un hameau ; Lîpa y descendit et s’assit près d’un petit étang où une femme avait mené boire son cheval. Le cheval ne buvait pas.

– Que te faut-il encore ? disait la femme. Que te faut-il ?

Au bord de l’eau, un enfant à chemise rouge nettoyait les bottes de son père. Pas une autre âme, ni au hameau, ni sur la hauteur.

– Il ne boit pas…, dit Lîpa, regardant le cheval.

Mais la femme et l’enfant partirent, et il n’y eut plus personne. Le soleil s’était couché, se couvrant d’un brocart d’or et de pourpre, et de longs nuages, rouges et lilas, s’étendaient sur le ciel pour garder son repos. Quelque part, au loin, un butor, comme une vache enfermée dans une étable, criait d’une voix mélancolique et sourde. Chaque printemps on entendait le cri de cet oiseau mystérieux, mais personne ne savait comment il est ni où il vit. En haut, à l’hôpital, dans les arbustes de l’étang, au hameau, et partout dans les champs, les rossignols chantaient. Un coucou comptait l’âge de quelqu’un, s’embrouillait dans ses comptes et recommençait. Les grenouilles, sur l’étang, furieuses, s’appelaient à tue-tête, et l’on pouvait distinguer leurs mots « Et toi de même ! Et toi de même ! » (I ty takôva ! I ty takôva !) Quel vacarme ! Il semblait que tous ces êtres criaient et chantaient pour que personne, ce soir de printemps, ne pût dormir, pour que tout, et même les grenouilles furieuses, jouît de chaque minute et la chérît, car la vie n’est donnée qu’une fois.

Le croissant de la lune brillait dans le ciel et il y avait beaucoup d’étoiles. Lîpa ne se souvint pas depuis combien de temps elle était assise auprès de l’étang. Quand elle se leva pour partir, tout le monde au hameau dormait ; aucune lumière n’était plus allumée. Il devait y avoir jusqu’à Oukléevo douze verstes, ses forces n’y suffisaient pas, et elle ne pouvait pas s’imaginer comment elle y arriverait. La lune luisait tantôt devant elle, tantôt sur sa droite, et le coucou criait toujours, mais d’une voix enrouée maintenant, ironique et taquine, qui semblait dire : Prends garde, tu t’égareras !

Lîpa marchait vite et avait perdu son mouchoir de tête… Elle regardait le ciel et se demandait où pouvait être l’âme de son enfant : les suivait-elle ou planait-elle là-haut, près des étoiles, sans plus songer déjà à sa mère ? Comme on est seule la nuit dans la campagne au milieu de tous ces cris de joie, quand on ne peut pas se réjouir, lorsque la lune vous regarde, toute seule aussi dans le ciel et à qui il est indifférent que ce soit le printemps ou l’hiver et que les gens soient vivants ou morts… Il est pénible, quand on a eu du malheur, de n’avoir personne autour de soi ; ah ! si elle avait auprès d’elle sa mère Prascôvia, ou Béquille, ou la cuisinière, ou quelque moujik !…

– Bou-ou ! criait le butor, bou-ou !

Tout à coup s’entendit distinctement une voix d’homme :

– Attelle, Vavîla !

Au bord de la route, un feu brillait devant Lîpa ; il n’y avait déjà plus de flamme ; seules luisaient les braises rouges. On entendait des chevaux brouter. Deux chariots, dans les ténèbres, se dessinèrent. Sur l’un, il y avait un tonneau, et sur l’autre plus bas, des sacs. Puis on distingua deux hommes. Un des hommes amenait un cheval pour l’atteler, l’autre, les mains derrière le dos, demeurait immobile près du feu. Un chien grogna près des chariots. L’homme qui menait le cheval s’arrêta et dit :

– On dirait que quelqu’un vient sur la route.

– Boulette, tais-toi ! cria l’autre au chien.

On put comprendre à la voix que ce second homme était vieux. Lîpa s’arrêta et dit :

– Dieu vous aide !

Le vieux s’approcha d’elle et répondit alors :

– Bonsoir.

– Votre chien ne me mordra pas, grand-père ?

– Non, avance ; il ne te touchera pas.

– Je viens de l’hôpital, dit Lîpa, après un peu de silence. Mon petit y est mort. Je le rapporte à la maison.

Il fut désagréable sans doute au vieillard d’entendre cela, car il s’éloigna et dit vite :

– Tant pis, ma chère. La volonté de Dieu ! Comme tu lambines, garçon, dit-il à son compagnon en se rapprochant de lui. Si tu te pressais !

– L’arc des brancards n’est pas là, dit le garçon. Je ne le vois pas.

– Ah ! tu es un vrai Vavîla.

Le vieillard prit un tison et souffla dessus ; il n’y eut d’éclairés que ses yeux et son nez. L’arc retrouvé, il approcha le tison de Lîpa, et jeta un regard sur elle. Ce regard exprimait de la compassion et de la tendresse.

– Tu es mère, lui dit-il ; chaque mère regrette son enfant.

Et il soupira en secouant la tête. Vavîla jeta quelque chose sur le feu et trépigna dessus ; aussitôt tout devint noir. La vision disparut et il n’y eut plus comme auparavant que les champs, et le ciel avec des étoiles. Les oiseaux ramageaient, s’empêchant les uns les autres de dormir ; un râle criait, à l’endroit même, semblait-il, où il y avait eu le brasier. Mais une minute passa et on vit de nouveau les chariots, le vieillard et le long Vavîla. Les chariots grincèrent, avançant sur la route.

– Vous êtes des saints ? demanda Lîpa au vieillard.

– Non ; nous sommes de Firssânovo.

– Tu m’as regardée tout à l’heure et mon cœur s’est amolli. Le garçon est doux lui aussi. J’ai pensé : ce doit être des saints.

– Tu vas loin ?

– À Oukléevo.

– Monte, nous te mènerons jusqu’à Kouzménnki, tu n’auras plus qu’à aller tout droit ; nous prendrons à gauche.

Vavîla monta sur le chariot au tonneau ; Lîpa et le vieillard sur l’autre. Ils partirent au pas, Vavîla en avant.

– Mon petit a souffert tout le jour, dit Lîpa. Il regardait de ses petits yeux et se taisait. Il voulait parler et ne pouvait pas. Seigneur, mon Dieu, Reine des cieux ! De chagrin, je tombais à chaque minute par terre. J’étais debout et je tombais près du lit. Dis-moi, grand-père, pourquoi un petit doit souffrir avant de mourir ? Quand une grande personne souffre, une femme ou un homme, leurs péchés leur sont pardonnés, mais pourquoi un enfant souffre-t-il, lorsqu’il n’a pas de péchés ? Pourquoi ?

– Eh ! qui le sait ! dit le vieillard.

Ils marchèrent une demi-heure sans parler.

– On ne peut pas tout savoir, le pourquoi et le comment, reprit le vieillard. Il est donné à l’oiseau deux ailes et non pas quatre, parce qu’avec deux il peut voler. De même il n’est pas donné à l’homme de tout savoir, mais la moitié seulement ou le quart des choses. Il sait juste ce qu’il lui faut pour vivre sa vie.

– Grand-père, il vaudra mieux que je marche. Maintenant mon cœur saute.

– Ça ne fait rien ; reste.

Le vieillard bâilla et fit un signe de croix devant sa bouche.

– Ça ne fait rien…, répéta-t-il. Ton chagrin n’est qu’un demi-chagrin. La vie est longue. Il y aura encore pour toi du bon et du mauvais, de tout ! Grande est notre mère Russie ! dit-il, regardant autour de lui. Je suis allé par toute la Russie ; j’y ai tout vu. Tu dois en croire mes paroles, ma chère ; tu auras du bon et du mauvais. J’ai été à pied en Sibérie ; j’ai été sur l’Amour et sur l’Altaï. En Sibérie j’avais émigré, j’y ai labouré la terre, et puis le mal du pays m’a pris pour notre mère Russie, je suis revenu à mon village. Nous sommes revenus à pied. Je me rappelle, une fois nous étions sur un bateau, j’étais maigre, maigre, tout déchiré, pieds nus ; j’étais gelé ; je suçais une croûte. Un monsieur qui voyageait sur ce bateau (s’il est mort, que Dieu ait son âme !) me regarde avec pitié ; ses larmes coulent : « Ah ! me dit-il, ton pain est noir, tes jours sont noirs !… » Je suis revenu au village, comme on dit, sans pieu ni cour. J’avais une femme ; elle est restée en Sibérie ; on l’y a enterrée. Et maintenant je suis manœuvre. Eh quoi ? Je te le dis : il y a eu ensuite du mauvais et il y a eu du bon. Et je ne veux pas mourir, ma petite ! Je voudrais vivre encore une vingtaine d’années. C’est donc qu’il y a eu plus de bon que de mauvais. Grande est notre mère Russie !… dit-il en regardant de nouveau à droite et à gauche, et en regardant derrière lui.

– Grand-père, demanda Lîpa, quand un homme meurt, combien de jours ensuite son âme reste-t-elle sur la terre ?

– Qui le sait ! Tiens, demandons à Vavîla, il a été à l’école ; maintenant, on apprend toutes sortes de choses. Vavîla ? appela-t-il.

– Hein ?

– Vavîla, quand un homme meurt, combien de temps son âme reste-t-elle sur la terre ?

Vavîla arrêta son cheval et répondit :

– Neuf jours. Mon grand-père Kyrille est mort et son âme a vécu ensuite treize jours dans notre isba.

– Comment le sais-tu ?

– Treize jours ça a frappé dans le poêle.

– Allons, bien… Marche, dit le vieillard.

Il était visible qu’il ne croyait à rien de tout cela.

Auprès de Kouzménnki, les chariots tournèrent sur la grande route et Lîpa continua son chemin. Il faisait déjà clair.

Lorsqu’elle redescendit dans le bas-fond, les isbas d’Oukléevo et l’église étaient cachées dans le brouillard. Le temps était froid, et il semblait à Lîpa que le même coucou chantait toujours.

Quand elle arriva à la maison, on n’avait pas encore mené le bétail aux champs ; tout le monde dormait. Elle s’assit sur l’avancée de la porte et attendit. Son beau-père sortit le premier. Du premier regard il comprit ce qui était arrivé, et longtemps il ne put dire un mot, remuant seulement les lèvres.

– Ah ! Lîpa, lui dit-il, tu n’as pas su garder mon petit-fils.

On réveilla Varvâra. Elle leva les bras, se prit à sangloter et se mit tout de suite à habiller l’enfant.

– C’était un gentil petit… murmura-t-elle, ah la la la la la la !… Elle n’avait qu’un enfant ; elle n’a pas su le garder, la petite sotte !…

On dit une prière des morts le matin et une le soir. Le lendemain, on enterra Nikîphore. Après l’enterrement, les assistants et le clergé mangèrent beaucoup, gloutonnement, comme s’ils n’avaient pas mangé de longtemps. Lîpa servait à table et le prêtre, levant sa fourchette au bout de laquelle était une oronge salée, lui dit :

– Ne vous lamentez pas au sujet du petit ; aux enfants appartient le royaume des cieux.

Ce ne fut que quand ils furent tous partis que Lîpa comprit bien que Nikîphore n’était plus et qu’elle ne le verrait plus. Elle comprit et se mit à sangloter. Elle ne savait dans quelle chambre aller pleurer, car elle sentait qu’après la mort de son enfant elle n’avait plus de place dans cette maison, qu’elle y était de trop. Les autres le sentaient aussi.

– Qu’as-tu à brailler ici ? lui cria tout à coup Akssînia, apparaissant sur la porte. (Elle était, à l’occasion de l’enterrement, habillée tout de neuf et s’était mis de la poudre.) Tais-toi !

Lîpa voulut s’arrêter, mais ne le put et sanglota encore plus fort.

– Entends-tu ? cria Akssînia, qui, dans une violente colère, frappa du pied. À qui est-ce que je parle ? Sors d’ici et n’y mets plus les pieds, femme de forçat ! Va-t’en !

– Allons, allons ! intervint le vieillard. Akssioûta, apaise-toi, ma petite mère !… Elle pleure, ça se comprend… Son enfant est mort…

– « Ça se comprend… », dit Akssînia, le contrefaisant. Qu’elle reste encore cette nuit, mais que demain elle ne soit plus ici ! Ça se comprend ! fit-elle encore une fois. Et, riant, elle se dirigea vers la boutique.

Le lendemain matin de bonne heure, Lîpa s’en fut à Torgoûiévo, chez sa mère.

IX





Aujourd’hui le toit et la boutique sont repeints et reluisent comme s’ils étaient neufs. Des géraniums fleurissent comme autrefois sur les fenêtres. Et ce qui se passa trois ans auparavant chez Tsyboûkine est presque oublié.

Le chef de la maison semble, comme autrefois, Grigôri Pétrôvitch, mais, en fait, tout est passé aux mains d’Akssînia. Elle achète, vend, et rien ne peut se faire sans son consentement. Sa briqueterie marche bien. Par suite de la demande pour un chemin de fer, le prix des briques est monté à vingt-quatre roubles le mille. Des femmes et des filles conduisent la brique à la gare et chargent les wagons. Elles sont payées vingt-cinq kopeks par jour[13].

Akssînia est associée aux Khrymine, et leur raison sociale est : « Khrymine jeunes et Cie » Ils ont ouvert un traktir près de la gare et c’est dans ce traktir et non plus à la fabrique que l’on joue sur l’accordéon. Il y vient le directeur de la poste et le chef de gare qui font, eux aussi, je ne sais quel commerce. Les Khrymine jeunes ont donné au sourd une montre en or et il ne fait que de la tirer de sa poche et la porter à son oreille.

On dit d’Akssînia, dans le village, qu’elle a pris une grande force, et, en effet, on sent en elle une grande force quand, le matin, elle part pour l’usine, belle et heureuse, avec son sourire naïf, et quand ensuite elle y donne des ordres. Tout le monde, chez elle, dans le village et à l’usine, la craint. Quand elle va à la poste, le directeur s’empresse et lui dit :

– Prenez la peine de vous asseoir, Xénia Abrâmovna !

Un propriétaire, déjà d’un certain âge, petit-maître vêtu d’une houppelande de drap fin et chaussé de hautes bottes vernies, en lui vendant un cheval s’enthousiasma si fort de sa conversation qu’il lui rabattit tout ce qu’elle voulut. Il lui tint longtemps la main, et, la regardant dans ses yeux rusés, naïfs et gais, il lui dit :

– Pour une femme comme vous, Xénia Abrâmovna, je suis prêt à faire tout ce qui peut la satisfaire. Dites-moi seulement quand nous pourrons nous voir de façon à ce que personne ne nous gêne ?

– Mais quand vous voudrez !

Depuis ce temps-là, le propriétaire arrive chaque jour dans la boutique pour boire de la bière. La bière est effroyable, amère comme de l’absinthe. Le petit-maître secoue la tête, mais boit.

Tsyboûkine ne s’occupe plus d’affaires. Il n’a plus d’argent sur lui, car il ne sait plus distinguer le vrai du faux, mais il n’en dit rien et ne parle à personne de cette faiblesse. Il est devenu comme oublieux, et si on ne lui donne pas à manger, il ne demande pas. On a déjà pris l’habitude de dîner sans lui ; et sa femme dit souvent :

– Hier, notre vieux s’est encore couché sans manger.

Elle dit cela d’un ton indifférent, par habitude. Été et hiver, on ne sait pourquoi, Tsyboûkine porte une même pelisse de mouton. Les jours très chauds il ne sort pas. Le col relevé, les pans de sa pelisse ramenés, il se promène ordinairement dans le village, sur la route et à la gare, ou reste assis, sans bouger du matin au soir, sur un banc à la porte de l’église. Les passants le saluent, mais il ne répond pas, car il n’aime pas plus qu’autrefois les moujiks. Quand on lui demande quelque chose, il répond avec assez de politesse et de raison, mais brièvement. On dit dans le village que sa bru l’a chassé de sa propre maison, ne lui donne pas à manger, et qu’il vit d’aumônes. Les uns s’en réjouissent, les autres le plaignent.

Varvâra est devenue plus grasse et plus blanche, et continue à faire de bonnes actions ; Akssînia ne l’en empêche pas. On fait tant de confitures qu’on n’arrive pas à les manger avant la maturité des nouvelles baies ; elles se candissent et Varvâra est près de pleurer n’en sachant que faire.

On commence à oublier Anîssime. On reçut un jour une lettre de lui, écrite en vers, sur une grande feuille de papier en forme de supplique, toujours de la même magnifique écriture. Évidemment son ami Samorôdov subit une peine avec lui. Au bas des vers était écrite une seule ligne d’une vilaine écriture à peine déchiffrable : « Je suis toujours malade, c’est très dur, au nom de Dieu, aidez-moi. » Un beau jour d’automne, vers le soir, Tsyboûkine était assis près de la porte de l’église, le col de sa pelisse relevé ; on ne voyait que son nez et la visière de sa casquette. À l’autre bout du banc était assis le charpentier Elizârov, et, à côté de lui, un vieillard de soixante-dix ans, édenté, le gardien de l’école, Iâkov. Iâkov et Elizârov causaient :

– Les enfants doivent nourrir les vieux… Tes père et mère honoreras, disait Iâkov avec irritation. Et, elle, la bru, l’a chassé de sa propre maison ! On ne lui donne ni à boire, ni à manger. Où peut-il aller ? Voilà trois jours qu’il n’a pas mangé.

– Trois jours ! s’étonna Béquille.

– Voilà, il reste toujours assis, sans rien dire. Il est affaibli. Pourquoi se taire ? Il devrait faire une plainte au tribunal. On ne la complimenterait pas.

– À qui a-t-on jamais fait des compliments au tribunal ? demanda Béquille… C’est égal, c’est une femme active ! Dans leur affaire, on ne peut pas agir autrement… sans faire de mal, autrement dit…

– De sa propre maison, continuait Iâkov avec irritation. Regagne ta maison ; après, tu la chasseras. C’en est une, comme elle s’est trouvée, quand on y pense !… Une pe-este !

Tsyboûkine écoutait et ne bougeait pas.

– Sa maison ou celle d’un autre, qu’importe, pourvu qu’elle soit chaude et que les femmes ne se fâchent pas ! dit Béquille en riant. Dans mes jeunes années, j’ai beaucoup regretté ma Nastâsia. C’était une petite femme tranquille. Elle ne faisait que dire : « Makârytch, achète une maison ; achète une maison, Makârytch ! Achète un cheval, Makârytch ! » Elle mourait qu’elle disait encore : « Achète, Makârytch, une petite voiture pour ne plus aller à pied ! » Et moi, je ne lui ai acheté que du pain d’épice, rien de plus.

– Le mari est sourd et bête, poursuivit Iâkov, sans écouter Béquille. Il est bête comme une oie. Est-ce qu’il peut comprendre ? Une oie, si même tu lui donnes un coup de bâton sur la tête, elle ne comprend pas.

Béquille se leva pour rentrer chez lui, à la fabrique ; Iâkov se leva aussi et tous deux marchèrent ensemble, continuant à parler. Quand ils eurent fait une cinquantaine de pas, Tsyboûkine se leva à son tour et partit derrière eux, d’un pas incertain, comme s’il eût marché sur de la glace.

Le village était déjà noyé dans le crépuscule et le soleil ne brillait plus qu’en haut, sur la route qui serpentait. Des vieilles avec des enfants venaient du bois, portant des corbeilles de champignons. Des femmes et des jeunes filles revenaient en troupe de la gare, où elles chargeaient des wagons de briques. Leur nez et leurs joues, au-dessous des yeux, étaient couverts de poussière de brique rouge. Elles chantaient. Lîpa venait en avant d’elles, chantant de sa petite voix grêle et faisant des roulades en regardant le ciel, comme triomphante et s’exaltant de ce que la journée, grâce à Dieu, fût finie, et que l’on pût se reposer. Dans la foule était sa mère, tenant un paquet à la main, et respirant avec peine.

– Bonsoir, Makârytch ! dit Lîpa, apercevant Béquille.

– Bonsoir, Lîpynnka ! dit Béquille avec joie. Femmes et enfants, aimez le riche charpentier, ho !… ho !… ho !… Mes enfants, mes enfants ! (la voix de Béquille sanglota) : mes petites hachettes chéries !

Iâkov et Béquille continuèrent leur chemin en causant.

Après eux, la foule rencontra le vieux Tsyboûkine, et tout à coup, il se fit un silence. Lîpa et Prascôvia s’arrêtèrent un peu, et lorsque le vieillard arriva auprès d’elle, Lîpa fit un profond salut et dit :

– Bonsoir, Grigôri Pétrôvitch !

Sa mère s’inclina aussi.

Le vieillard s’arrêta, et, sans rien dire, les regarda toutes deux. Ses lèvres tremblaient et ses yeux se remplirent de larmes. Lîpa chercha dans le paquet de sa mère un morceau de gâteau de gruau et le donna au vieillard. Il le prit et se mit à manger.

Le soleil s’était tout à fait couché ; son dernier reflet s’éteignit sur le haut de la route ; il fit noir et froid. Lîpa et Prascôvia continuèrent leur route et se signèrent longtemps.

ANGOISSE






À qui confierai-je ma peine ?

Le crépuscule. Une grosse neige, fondante, tournoie paresseusement autour des becs de gaz que l’on vient d’allumer, et se pose, en couche molle et fine, sur les toits, sur le dos des chevaux, les épaules et les chapeaux. Le cocher Iôna Potâpov est blanc comme un fantôme. Replié sur lui-même autant que peut se replier un corps humain, il est assis sur son siège et ne fait pas un mouvement. Glissât-il sur lui tout un amas de neige, il n’éprouverait pas, semble-t-il, le besoin de le faire tomber… Son méchant petit cheval est immobile et blanc comme lui. Par l’angulosité de ses formes, la raideur en bâtons de ses pattes, par son immobilité, il ressemble, même de près, à un petit cheval en pain d’épice d’un kopek. Il est, selon toute probabilité, plongé dans ses pensées. En effet, avoir été arraché de la charrue, de ses paysages habituels et gris, et avoir été jeté dans cet abîme plein de feux monstrueux, de fracas incessant, et de gens qui courent, comment ne pas songer à tout cela !

Il y a déjà longtemps que Iôna et son cheval n’ont pas bougé. Ils sont sortis du dépôt peu après le dîner, et pas d’« étrenne » encore… Et la buée du soir tombe sur la ville. Les innombrables feux des lanternes remplacent la lumière vive. L’agitation bruyante des rues atteint son forte.


– Cocher ! quartier de Vyborg ! entend Iôna tout à coup.

Iôna tressaute, et, à travers ses cils collés par la neige, il voit un officier en manteau, le capuchon relevé.

– Quartier de Vyborg ! répète l’officier. Dors-tu ? Quartier de Vyborg !

Iôna, en signe de consentement, tire les guides, et ce mouvement fait tomber de ses épaules et du dos du cheval des couches de neige. L’officier s’assied dans le traîneau. Iôna excite des lèvres son cheval, se soulève en avant, tend un cou de cygne, et, plus par habitude que par besoin, fait tourner son fouet. Le cheval lui aussi allonge le cou, plie ses jambes raides, et se met en branle d’un pas indécis.

– Loup-garou, où vas-tu passer !… entend crier Iôna, dès les premiers pas, dans la masse noire qui monte et descend. Où le diable te porte-t-il ? Prends à droite !

L’officier se fâche :

– Tu ne sais pas conduire ?… Prends ta droite !

Un cocher de maître jure. Un passant, traversant la rue, qui, de son épaule, a touché le nez du cheval, regarde Iôna d’un air furieux, et secoue sa manche. Iôna, comme sur des aiguilles, se tourne sur son siège, tire les coudes à droite et à gauche, remue les yeux comme un homme que la vapeur aveugle, et il a l’air de ne pas comprendre où il est, ni pourquoi il est là.

– Quels clampins ! persifle l’officier ; on dirait, comme s’ils s’étaient donné le mot, qu’ils font exprès de venir se jeter sur vous ou sous le cheval !

Iôna se retourne vers son client et remue les lèvres…

Il voudrait dire quelque chose, mais rien ne sort de sa gorge qu’un enrouement.

– Quoi ?… demande l’officier.

Un sourire tord la bouche de Iôna, il fait effort du gosier, et dit d’une voix enrouée :

– Mon fils, bârine,… est mort cette semaine.

– Hein ?… De quoi est-il mort ?

Iôna tourne tout le buste et dit :

– Est-ce qu’on sait ?… De la fièvre chaude, probablement… Il est resté trois jours à l’hôpital et il est mort. La volonté de Dieu soit faite !

– Tourne-toi, diable ! crie une voix dans le noir. Tu n’y vois plus sans doute, vieux chien ? Ouvre les yeux !

– Fais marcher, fais marcher, dit l’officier, ou nous n’arriverons que demain… Pousse un peu !

Le cocher tend de nouveau le cou, se soulève, et, avec une grâce pesante, agite son fouet. Plusieurs fois il se retourne vers l’officier, mais l’officier a fermé les yeux et n’a pas l’air de vouloir l’écouter.

L’officier descendu au quartier de Vyborg, Iôna s’arrête auprès d’un traktir, se ramasse encore sur son siège, et ne bouge plus. Une neige fondante reblanchit son cheval… Une heure passe. Une autre.

Trois jeunes gens, faisant claquer leurs caoutchoucs sur le trottoir, arrivent en se disputant. L’un est petit et bossu, les deux autres sont grands et minces.

– Cocher, au pont de la police ! crie d’une voix chevrotante le bossu. Tous trois ; vingt kopeks.

Iôna tire les guides et claque des lèvres. Vingt kopeks c’est un prix dérisoire, mais il ne songe pas au prix. Un rouble ou cinq kopeks, ce lui est tout un maintenant, pourvu qu’il ait des clients. Les jeunes gens, se bousculant, et disant de gros mots, s’approchent du traîneau et veulent y monter tous trois ensemble. Ils discutent qui s’assiéra et qui restera debout. Après un long débat, des manières et des récriminations, ils décident que le bossu, étant le plus petit, se tiendra debout.

– Allez, file, dit le bossu s’installant et soufflant dans le cou de Iôna. Fouaille ! Et tu as un de ces chapeaux, mon vieux !… On n’en trouverait pas un plus mauvais à Pétersbourg.

Iôna rit :

– Hi ! hi !… Il est comme ça…

– Eh bien, « il est comme ça », marche !… Est-ce que tu vas marcher de cette manière-là tout le temps ? Oui !… Alors tu veux des coups ?…

– La tête me fend… dit un des deux grands. Hier soir chez les Doukmâssov, Vâsska et moi nous avons bu quatre bouteilles de cognac.

– Je ne comprends pas qu’on mente comme ça ! s’indigne l’autre grand. Il ment comme une brute !…

– Que Dieu me punisse, c’est la vérité !

– Vrai comme un pou qui tousse.

Iôna sourit :

– Hi, hi ! Ce sont des messieurs gais !…

– Que le diable te !… s’écrie le bossu. Veux-tu marcher, vieux choléra ? Est-ce qu’on marche comme ça ! Flanque-lui du fouet ! Allez, diable ! Allez ! Flanque-lui un bon coup !

Iôna sent derrière son dos le corps qui remue et la voix qui tremble du bossu ; il entend les injures qu’on lui adresse, voit les gens, et le sentiment de la solitude insensiblement commence à s’adoucir en lui. Le bossu braille, tant qu’il ne s’engoue pas dans quelque injure compliquée à six étages ou qu’un accès de toux ne le prend pas. Les deux grands se mettent à parler d’une certaine Nadiéjda Pétrôvna.

Iôna se retourne à tout moment de leur côté.

Profitant d’une minute de calme, il se retourne encore et murmure :

– Cette semaine,… j’ai perdu un fils !…

– Nous mourrons tous ! soupire le bossu, essuyant ses lèvres après un accès de toux. Allons, fais marcher ! Pousse ! Messieurs, je ne puis décidément pas aller plus loin comme ça ! Quand nous fera-t-il arriver ?

– Ranime-le un peu en lui tapant sur le cou !…

– Tu entends, vieux choléra ? ou je te bourre le cou !… Si on faisait des cérémonies avec vous, il faudrait aller à pied. Tu entends, serpent Gorynytch[19] ? Te moques-tu de ce que nous te disons ?

Et Iôna, plus qu’il ne les sent, entend le bruit des coups qu’on lui donne.

– Hi, hi…, rit-il ; vous êtes des messieurs gais ! Dieu vous garde en santé !

– Cocher ! Tu es marié ? demande un des grands.

– Moi ! Hi, hi, hi !… des messieurs gais !… À présent, ma femme, c’est la terre humide,… hi, hi, ho, ho, ho ! La tombe autrement dit !… Voilà ! Mon fils est mort, et moi, je vis !… Drôle d’affaire ! La mort s’est trompée de porte… Au lieu de venir chez moi, elle est allée chez le fils…

Et Iôna se tourne pour raconter comment est mort son fils.

Mais le bossu, faisant un léger soupir, annonce que, grâce à Dieu, ils sont arrivés… Iôna reçoit ses vingt kopeks et regarde longuement les fêtards disparaître sous un portail noir.

Seul encore une fois ! Et une fois encore le silence recommence… Sa peine, un instant adoucie, renaît et distend sa poitrine avec une force plus grande. Les yeux de Iôna courent anxieux sur les groupes de gens qui se pressent des deux côtés de la rue. Ne se trouvera-t-il pas dans ce millier de gens quelqu’un pour l’entendre ? Mais les gens passent sans remarquer ni lui ni sa peine…

Peine énorme, sans borne ! Si la poitrine de Iôna éclatait et si son angoisse s’en répandait, il semble qu’elle inonderait le monde entier, et pourtant nul ne la voit ! Elle a su se loger dans une enveloppe si mince qu’on ne la verrait même pas en plein jour avec une lumière…

Iôna aperçoit un dvornik qui tient un sac de natte, et il décide de causer avec lui.

– Ami, lui demande-t-il, quelle heure peut-il être ?

– Neuf heures passées… Qu’as-tu à t’arrêter ici ? lui dit le dvornik. File !

Iôna avance de quelques pas, se ramasse sur lui-même et s’adonne à sa peine… S’adresser aux gens, il voit maintenant que c’est peine perdue…

Et cinq minutes ne se sont pas écoulées qu’il se redresse, relève la tête comme s’il sentait une douleur aiguë et tire les guides… Il n’en peut plus… « Au relais, se dit-il, au relais ! »

Le cheval, comme s’il comprenait aussi, commence à trotter. Au bout à peine d’une heure et demie, Iôna est déjà assis près d’un grand poêle sale. Des gens autour de lui ronflent sur le poêle, par terre, et sur les bancs. Touffeur irrespirable… Iôna regarde les gens qui dorment, se gratte la tête et regrette d’être rentré si tôt.

– Je n’ai même pas gagné mon avoine, songe-t-il ; voilà pourquoi je m’ennuie !… Un homme qui fait ce qu’il a à faire, quand il a mangé et son cheval aussi, est toujours tranquille.

Un jeune cocher se lève dans un coin, se plaint à moitié endormi et s’allonge pour atteindre un seau d’eau.

– Tu as soif ?

– Oui, j’ai soif !

– Eh bien, à ta santé !… Tu sais, frère, mon fils est mort cette semaine à l’hôpital ? C’en est une histoire !

Iôna veut voir quel effet ont produit ses paroles, mais il ne voit rien… Le jeune cocher s’est caché la tête et dort. Iôna soupire et se gratte la tête… Autant le jeune cocher avait soif, autant il voudrait parler !… Il y a bientôt une semaine que son fils est mort et il n’a pu le dire encore tranquillement à personne… Il faudrait le dire avec ordre, posément ; raconter comment son fils est tombé malade, comme il a souffert ; ce qu’il a dit avant de mourir et comment il est mort… Il faudrait dire son enterrement et le voyage à l’hôpital pour reprendre les hardes qu’il a laissées. Il reste de lui, au village, une fille, Anîssia ; il faudrait aussi en parler. Il y a tant de choses dont Iôna aurait à parler maintenant !… Celui qui l’écouterait, soupirerait, gémirait et saurait le plaindre. Raconter tout cela à des femmes ce serait mieux encore. Elles sont bêtes, mais il ne faut que deux mots pour les faire pleurer…

– Il faut que j’aille voir mon cheval, se dit Iôna. Tu auras tout le temps de dormir, va !… N’aie pas peur, tu dormiras assez !…

Il s’habille et s’en va à l’écurie.

Il songe à l’avoine, au foin, au temps qu’il fait.

Songer à son fils, quand il est seul, il ne le peut pas… Il en pourrait parler à quelqu’un, mais y songer tout seul et se le représenter en vie, c’est affreusement pénible.

– Tu manges ? demande-t-il à son cheval, en voyant ses yeux qui luisent. Allons, mange, mange ! Puisque nous n’avons pas gagné notre avoine, mangeons du foin… Oui !… je suis déjà vieux pour faire le cocher… Mon fils, ça lui allait bien, mais pas à moi. Lui, c’était un vrai cocher !… Il n’avait qu’à vivre…

Iôna se tait quelque temps et reprend :

– Oui, mon vieux cheval, c’est comme ça, plus de Koûzma Iônytch !… Il a voulu nous laisser derrière lui. Ça lui a pris ainsi tout d’un coup, et il est mort sans raison… Tiens, supposons que tu aies un poulain, que tu sois sa mère, et, tout à coup, ce poulain te laisse après lui ; ne serait-ce pas malheureux ?…

Le cheval mange, écoute et souffle sur les mains de son maître…

Iôna s’oublie et lui raconte tout.

LA PEINE





Réputé comme excellent ouvrier en même temps que le moujik le moins sérieux de tout le district de Gâltchine, le tourneur Grigôry Pétrov conduit à l’hôpital du zemstvo sa femme malade.

Il y a une trentaine de verstes à faire, et la route, affreusement défoncée, dont ne peut se tirer l’homme chargé d’assurer la poste, n’est pas ce qui convient à un paresseux comme Grigôry. Un vent froid et coupant lui souffle droit au visage. En l’air, où que l’on regarde, tournoient de vraies nuées de flocons, et on ne saurait dire si la neige tombe du ciel ou si elle s’élève de la terre. Derrière le voile de neige on ne distingue ni champs, ni poteaux télégraphiques, ni bois, et lorsqu’un coup de vent particulièrement fort atteint Grigôry, il ne voit même plus l’archet de son traîneau. La jument, vieille et faible, se traîne à peine. Toute son énergie s’use à tirer ses pieds de la neige profonde et à relever la tête. Le tourneur se hâte. Il se lève sans cesse sur le rebord du siège et fouette sans relâche le dos de la bête.

– Toi, Matriôna, murmure-t-il à la femme, ne pleure pas… Patiente un peu. Si Dieu le veut, nous arriverons à l’hôpital, et à l’instant, comptes-y… Pâvel Ivânytch te donnera des gouttes, ou t’ordonnera une saignée, ou il te fera la grâce de te faire frotter avec quelque bon petit liquide, et alors… ça te dégagera le côté… Pâvel Ivânytch fera pour le mieux… Il grognera un peu, frappera du pied, mais fera pour le mieux… C’est un brave homme, gentil ; que Dieu lui garde la santé !… Dès que nous serons arrivés, il sortira avant toute chose de son logement, et se mettra à jurer tous les diables. « Comment ça se fait ? criera-t-il. Pourquoi ça ? Pourquoi n’arrives-tu pas à temps ! Suis-je un chien pour m’occuper de vous le jour entier, diables que vous êtes ? Pourquoi n’es-tu pas venu ce matin ? Retourne-t’en ! Qu’il ne reste même pas ton odeur ici ! Reviens demain ! » Et moi je lui dirai : « Monsieur le docteur Pâvel Ivânytch, Votre Haute Noblesse… » Mais file donc, la bête !… Que le diable t’emporte ! Hue !

Le tourneur fouailla la jument, et, sans regarder sa vieille, continua à marmonner tout seul :

– « Votre Haute Noblesse, vrai comme devant Dieu… j’en fais le signe de la croix… je suis parti qu’il faisait à peine jour. Comment arriver à temps si le Seigneur… et la mère de Dieu… s’en sont mêlés, et ont déchaîné un pareil chasse-neige ! Daignez voir vous-même… Un cheval, même le meilleur, ne s’en serait pas tiré, et le nôtre, daignez vous en rendre compte, ce n’est pas un cheval, mais une honte. « Et Pâvel Ivânytch froncera les sourcils et criera :

– On vous connaît ! Vous trouverez toujours une excuse ! Toi, surtout, Grîchka ![20] je te connais depuis longtemps ! Tu as bien dû entrer au moins cinq fois au cabaret !

Et je lui dirai :

– Votre Haute Noblesse, suis-je donc un malfaiteur, un mécréant ? Ma vieille va rendre son âme à Dieu, va mourir ; et j’irais courir au cabaret ? Quelle idée avez-vous ! Qu’ils aillent au diable, tous ces cabarets !

Alors Pâvel Ivânytch ordonnera de te porter à l’hôpital, et moi je me jetterai à ses pieds :

– Pâvel Ivânytch, Votre Haute Noblesse, nous vous remercions humblement ! Excusez-nous, imbéciles, anathèmes, que nous sommes ! Ne nous jugez pas mal, nous autres moujiks ! Il faudrait nous balancer à fond, et vous daignez vous déranger et salir vos petits pieds dans la neige…

Pâvel Ivânytch me regardera comme s’il voulait me battre et me dira :

– Au lieu de te jeter à mes pieds, imbécile, tu ferais mieux de ne pas lapper de vodka et d’avoir pitié de ta vieille ; tu es à fouetter !

– Oui, justement, à fouetter, Pâvel Ivânytch ! Que Dieu me batte, me fouette !… Comment ne pas tomber à vos pieds quand vous êtes nos bienfaiteurs, nos vrais pères ! Votre Haute Noblesse, c’est la pure vérité… je le dis comme devant Dieu ! Crachez-moi dans les yeux si je vous trompe ! Pourvu seulement que ma Matriôna guérisse, revienne ce qu’elle était, tout ce que vous daignerez ordonner, je le ferai. Un petit porte-cigare en bouleau de Carélie, si vous désirez… Des boules de croquet et des quilles… je peux en tourner de pareilles à celles de l’étranger… Je ferai tout pour vous… Et sans vous prendre un sou !… À Moscou, pour un pareil porte-cigare, on vous prendrait quatre roubles, et moi pas un copek !

Le docteur sourira et dira :

– Allons ! bien, bien… Je vois ton sentiment, pourtant il est dommage que tu sois un ivrogne…

Je sais, ma vieille, comment il faut parler aux maîtres… Il n’y a pas de monsieur à qui je ne sache pas dire ce qu’il faut. Dieu veuille seulement que nous n’ayons pas perdu la route. Ce que ça brasse ! Mes yeux sont empoudrés de neige.

Ainsi marmotte sans cesse le tourneur. Il fait machinalement aller sa langue, pour assoupir, ne fût-ce qu’un peu, son pesant malaise. Il lui vient beaucoup de mots à la langue, mais il a dans la tête encore plus d’idées et de pensées. Le malheur l’a frappé à l’improviste, sans qu’il s’y attende et qu’il y songe ; et maintenant il ne peut pas en revenir, s’en tirer, en prendre son parti…

Il vivait jusqu’alors sans soucis, comme en une demi-inconscience d’ivrogne, ne connaissant ni peine ni joie ; et soudain il ressent dans l’âme une atroce douleur. L’insouciant, le paresseux, l’ivrogne se trouve tout à coup, sans rime ni raison, dans la situation d’un homme qui a de l’occupation, des soucis, qui se presse, et qui a même à lutter avec la nature.

Le tourneur se rappelle que sa peine a commencé la veille au soir. La veille, lorsqu’il rentra chez lui, comme de coutume, à moitié ivre, il se mit, par vieille habitude, à jurer et à lever les poings ; sa vieille regarda son vaurien de mari comme elle ne l’avait jamais regardé auparavant. D’ordinaire l’expression de ses vieux yeux était douloureuse, soumise, pareille à celle des chiens que l’on bat souvent et nourrit mal. À présent elle le regardait sévèrement, les yeux fixes, comme regardent les saints des icônes, ou les mourants. La peine de Grigôry commença par ces yeux étranges, pas bon. Le tourneur affolé demanda un cheval à son voisin, et, maintenant, il conduit sa vieille à l’hôpital, espérant que Pâvel Ivânytch, par ses poudres et ses onguents, rendra à la vieille son ancien regard.

– Toi, Matriôna, écoute, marmonne-t-il. Si Pâvel Ivânytch te demande si je te battais, réponds-lui : « Pas du tout ! » Et je ne te battrai plus ; j’en fais le signe de la croix. Et est-ce que je te battais par colère ? Je te battais comme ça pour rien. J’ai compassion de toi. Un autre, ça ne lui ferait rien, et moi, tu le vois, je t’emmène… Je fais pour le mieux. Et ce que ça brasse, ce que ça brasse ! ah ! Seigneur, Seigneur !… Que Dieu veuille seulement que nous ne perdions pas notre route !… Dis ? ton côté te fait mal ? Pourquoi te tais-tu, Matriôna ? Je te le demande : « Le côté te fait mal ? »

« Pourquoi donc la neige ne fond-elle pas sur sa figure, se demande-t-il, sentant un frisson courir de son dos à ses pieds glacés. Ça fond sur moi, et pas sur elle… Hum… c’est étrange ! »

Il lui semble étrange que la neige ne fonde pas sur le visage de la vieille, étrange que son visage se soit singulièrement tiré, ait pris un ton gris-pâle, une couleur de cire sale, et qu’il soit devenu grave, sévère.

– Mais ce qu’elle est bête ! murmure le tourneur. Je te parle en conscience comme en face de Dieu… et toi, tu… Ce qu’elle est bête ! Attends, si je m’y mets, je ne t’amène pas chez Pâvel Ivânytch !

Grigôry rend les guides et réfléchit. Il n’ose plus se tourner vers sa vieille. Il a peur. Lui demander quelque chose et ne pas recevoir de réponse, ce serait effrayant. Enfin, pour sortir de cette indécision, il touche légèrement, sans la regarder, la main froide de la vieille. La main, soulevée, retombe sans force, inerte.

– Alors elle est morte ?… Quelle affaire !

Et le tourneur pleure. Il a moins de regret que d’ennui. Il songe combien vite tout arrive en ce monde. Son chagrin n’a pas eu le temps de commencer qu’en voilà le dénouement. Grigôry n’a pas eu le temps de vivre avec sa vieille, de s’expliquer à elle, de la plaindre : la voilà déjà morte. Il a vécu quarante ans avec elle ; mais ces quarante ans sont passés comme dans une buée. Dans l’ivresse, les coups et le besoin, on ne s’est pas senti vivre. Et comme un fait exprès, la vieille est morte juste au moment où il sentait qu’il commençait à la plaindre, qu’il ne pouvait pas vivre sans elle, et qu’il avait terriblement de torts envers elle.

« Elle allait même mendier pour nous, se souvient-il. Je l’envoyais moi-même chercher du pain chez les autres. Quelle affaire ! Elle aurait dû, la sotte, vivre encore dix ans pour savoir comment je suis vraiment ! Très Sainte Mère, mais où diable vais-je donc ? Il ne s’agit plus de guérison maintenant, mais d’enterrement. Reviens chez toi ! »

Grigôry fait tourner le cheval et le fouaille de toute sa force. La route devient à tout moment de plus en plus mauvaise. À présent, on ne voit plus du tout l’archet. Parfois le traîneau butte contre un jeune pin ; un objet sombre égratigne les mains du tourneur, apparaît devant ses yeux, et le champ de sa vision redevient blanc et tournaillant.

« Si l’on pouvait recommencer à vivre… » songe le tourneur.

Il se souvient qu’il y a quarante ans, Matriôna était jeune, belle, gaie, et de maison riche. On la lui avait donnée, faisant fond sur son état. Ils avaient tout pour être à l’aise, mais le malheur voulut, qu’ayant bu le jour de ses noces, et étant monté se coucher sur le poêle, il ne se fût réveillé qu’à présent. Grigôry se souvient de la noce, mais – qu’on le tue ! – de rien de ce qui se passa ensuite,… sauf qu’il buvait, dormait, en venait aux mains… Ainsi ont été perdus quarante ans.

Les blancs nuages de neige commencent petit à petit à tourner au gris ; le crépuscule vient.

« Où vais-je donc ? se demande le tourneur, se ressaisissant tout d’un coup. Il faut mener quelqu’un en terre et je vais à l’hôpital… J’ai comme perdu la tête ! »

L’homme retourne une fois encore le cheval et le refouaille. La bête rassemble toutes ses forces, renifle, et part au petit trot. Le tourneur lui fouaille l’échine à tour de bras… Derrière lui un bruit s’entend. Il sait, sans se retourner, que c’est la tête de la morte qui cogne sur le traîneau. L’air s’obscurcit de plus en plus ; le vent devient plus froid, plus coupant…

« Recommencer à vivre, songe le tourneur. Acheter de nouveaux outils, prendre des commandes… en donner le gain à la vieille… oui ! »

Voilà que les guides lui échappent… Il les cherche, veut les rattraper, ne peut pas ; ses mains ne lui obéissent pas…

« Qu’importe ! pense-t-il, la jument arrivera toute seule ; elle sait la route. Il faudrait dormir maintenant, se coucher jusqu’à l’enterrement, jusqu’au service des morts… »

Le tourneur ferme les yeux, s’assoupit. Peu après il sent que la jument s’est arrêtée. Il ouvre les yeux et distingue devant lui quelque chose de sombre, ressemblant à une isba ou à une meule…

Il devrait descendre de traîneau pour voir ce que c’est ; mais il ressent dans tout le corps une telle paresse qu’il préfère geler plutôt que faire le moindre mouvement…, et il s’endort inconsciemment.

Il se réveille dans une grande chambre aux murs peints. On voit par la fenêtre qu’il fait une claire journée ensoleillée. Le tourneur voit devant lui des gens et veut leur paraître posé, intelligent…

– Il faudrait faire dire un service, les amis, dit-il… prévenir le prêtre…

– Allons, bon, bon ! l’interrompt une voix. Reste couché.

– Bon monsieur, Pâvel Ivânytch ! s’étonne le tourneur en voyant le docteur devant lui. Votre Haute Noblesse ! Mon bienfaiteur !

Il veut se lever et se précipiter aux pieds du médecin ; mais il sent que ses mains et ses pieds ne lui obéissent pas.

– Votre Haute Noblesse ! demanda-t-il. Où sont donc mes pieds ? Où sont mes mains ?

– Dis-leur adieu à tes mains et à tes pieds… Ils sont gelés. Allons, allons… qu’as-tu à pleurer ? Tu as vécu, grâce à Dieu !… Tu as vécu, je parie, soixante bonnes années. Ça suffit bien !

– Mais c’est le malheur, Votre Noblesse ! C’est le malheur ! Pardonnez-moi de tout votre cœur, ne pourrait-on pas encore vivre cinq ou six petites années ?…

– Pourquoi faire ?

– La jument n’est pas à moi, il faut la rendre… Il faut enterrer la vieille… Comme tout passe rapidement en ce monde !… Votre Haute Noblesse, Pâvel Ivânytch, je vous tournerai un petit porte-cigare en bouleau de Carélie, tout ce qu’il y a de mieux ! Je vous tournerai un petit jeu de croquet…

Le docteur fait un geste tombant, et sort de la salle. Adieu, tourneur !

1885.


GOÛSSÉV





I





Le jour tombait, il allait être bientôt nuit.

Goûssév, fantassin envoyé en congé définitif, se soulève sur son hamac et dit à mi-voix :

– Tu entends, Pâvel Ivânytch ? Un soldat m’a raconté à Sou-Tchane que son bateau, pendant la traversée, est passé sur un grand poisson et a eu la cale défoncée.

L’homme, de condition indéterminée, à qui s’adresse Goûssév, et que tous, à l’infirmerie du bord, appellent Pâvel Ivânytch, se tait, comme s’il n’entendait pas.

Et le calme se fait à nouveau… Le vent joue dans les agrès ; l’hélice taque ; les vagues clapotent ; les hamacs grincent ; mais l’oreille est depuis longtemps habituée à ces bruits, et il semble que, alentour, tout dorme et se taise. Les trois malades – deux soldats et un marin, – qui, tout le jour, ont joué aux cartes, – dorment déjà, et ont le délire.

Il semble qu’il commence à y avoir du tangage. Le hamac de Goûssév se soulève et s’abaisse exactement comme s’il respirait, – et ainsi une fois, deux fois, trois… Quelque chose heurte le plancher et tinte : probablement un gobelet de métal, tombé.

– Le vent s’est déchaîné… dit Goûssév, tendant l’oreille.

Cette fois Pâvel Ivânytch tousse et répond nerveusement :

– Tantôt c’est un bateau qui monte sur un gros poisson, tantôt c’est le vent qui se déchaîne… Le vent est-il donc un animal pour rompre sa chaîne ?

– C’est comme ça que parlent les gens baptisés.

– Les baptisés sont aussi ignares que toi… Y a-t-il peu de choses qu’ils disent ? Il faut avoir une tête sur ses épaules et raisonner, homme sans idée !

Pâvel Ivânytch est sensible au mal de mer. Quand il y a du tangage, il grogne et s’irrite au moindre rien. Mais, à l’avis de Goûssév, il n’a positivement pas à se fâcher. Qu’y a-t-il d’étrange et d’extraordinaire, par exemple, dans ce grand poisson ou dans le vent qui se déchaîne ?… Supposons que le poisson soit de la hauteur d’une montagne et que son dos soit aussi dur que celui d’un esturgeon ; supposons aussi que là, où est le bout de l’univers, il y ait de grandes murailles de pierre et que les méchants vents y soient enchaînés… S’ils n’avaient pas rompu leurs chaînes, pourquoi s’agiteraient-ils sur toute la mer comme des possédés, hurlant comme des chiens ? Si on ne les attache pas, où sont-ils donc pendant le calme ?

Goûssév songe longuement à des poissons, gros comme des montagnes, et à de grosses chaînes rouillées ; puis l’ennui le prend et il se met à songer à son pays, dans lequel il rentre après cinq ans de service en Extrême-Orient. Il voit un grand étang glacé, recouvert de neige. Sur l’un des bords, se trouve une grande fabrique de porcelaine, toute en brique, avec une haute cheminée et des nuages de fumée noire. Sur l’autre bord est son village… De sa maison, la cinquième tout au bout, son frère Alexiéy part en traîneau. Derrière Alexiéy est assis son fils, Vânnka, chaussé de grandes bottes de feutre, et sa fillette, Akoûlka, aussi en bottes de feutre ; Alexiéy a un peu bu. Vânnka rit, mais ne voit pas la figure – emmitouflée – d’Akoûlka.

« Pourvu que les enfants ne soient pas gelés… » pense Goûssév. Que Dieu leur donne de l’esprit et de la raison pour qu’ils honorent leurs parents, mais qu’ils n’aient pas plus d’esprit que père et mère… »

– Il faut ici de nouvelles semelles, dit, dans le délire, d’une voix grave, le matelot malade. Oui, oui !

Les idées de Goûssév se déchirent, et soudain, sans rime ni raison, apparaît, à la place de l’étang, une grosse tête de bœuf sans yeux. Le traîneau et le cheval s’arrêtent et sont emportés en tourbillon dans de la fumée noire. Goûssév est heureux cependant d’avoir vu ses proches. La joie lui coupe la respiration. Des frissons le parcourent, ses doigts tremblent.

– Dieu nous a permis de nous revoir ! marmonne-t-il dans le délire.

Et, tout aussitôt, il ouvre les yeux et cherche à tâtons, dans l’obscurité, de l’eau pour boire.

Ayant bu, il se recouche, et les traîneaux se remettent à marcher. Puis réapparaissent la tête de bœuf sans yeux, la fumée et les nuages…

Ainsi jusqu’à l’aube.

II





Dans l’obscurité se dessine d’abord un rond bleu ; c’est le hublot. Puis Goûssév distingue peu à peu son voisin de hamac, Pâvel Ivânytch.

Pâvel Ivânytch dort, assis, parce que, couché, il étouffe. Son visage est gris, son nez long et pointu ; ses yeux sont énormes parce qu’il a horriblement maigri. Ses tempes sont creuses, sa barbe est rare, ses cheveux longs… En regardant sa figure, on ne peut pas comprendre de quelle condition il est : noble, marchand ou moujik ? À en juger par l’expression de ses traits et par ses longs cheveux, il semble un homme qui jeûne et se macère, un novice de couvent ; mais, à ses paroles, on ne pense pas que ce soit un moine. Il est épuisé par la toux, la chaleur et par sa maladie ; il respire avec peine et remue ses lèvres desséchées. Remarquant que Goûssév le regarde, il tourne la tête vers lui, et dit :

– Je commence à deviner… Oui… maintenant je comprends parfaitement tout !

– Que comprenez-vous, Pâvel Ivânytch ?

– Voilà… Il me semblait étrange que vous, qui êtes sérieusement malade, vous vous trouviez, au lieu d’être au repos, sur un bateau où l’on étouffe, où l’on brûle, où l’on tangue ; bref, où tout vous menace de mort. Mais, maintenant, pour moi, tout est clair… Oui… Vos médecins vous ont mis en bateau pour se débarrasser de vous… Ça les ennuie de s’occuper de vous, animaux que vous êtes… Vous ne les payez pas, vous leur donnez du tracas, et vos morts gâtent leurs états… Donc vous êtes des animaux ! Et, se débarrasser de vous n’est pas difficile… Pour cela, d’abord, il n’y a qu’à avoir ni conscience ni amour de l’humanité, et, secondement, à tromper le commandement du bateau. On peut ne pas tenir compte du premier point ; nous sommes en ce sens des artistes ; et avec un peu d’habitude, le second point réussit toujours. Dans une masse de quatre cents soldats et matelots, bien portants, on ne remarque pas cinq malades. On vous embarque ; on vous mêle aux bien portants ; on vous compte en hâte ; et, dans le brouhaha du départ, on ne relève rien d’anormal. Une fois le bateau en route, on a remarqué seulement que, sur le pont, traînaient des paralytiques et des tuberculeux au dernier degré.

Goûssév ne comprend pas Pâvel Ivânytch. Pensant qu’on lui fait une semonce, il dit, pour se disculper :

– J’étais couché sur le pont parce que je ne tenais pas debout. Pendant qu’on m’a transbordé du cargo sur le bateau, j’ai eu très froid.

– C’est révoltant ! continue Pâvel Ivânytch. D’autant plus qu’ils savent parfaitement que vous ne pourrez pas supporter cette longue traversée ; mais ils vous ont embarqués tout de même. Admettons que vous arriviez jusqu’à l’océan Indien. Mais après… C’est horrible d’y penser !… Et voilà tout le remerciement pour un fidèle et irréprochable service !…

Pâvel Ivânytch roule des yeux méchants, se renfrogne avec dégoût, et dit en étouffant :

– En voilà à qui il faudrait en donner dans les journaux, à en user les plumes !…

Les deux soldats et le matelot malade se sont éveillés et se sont mis à jouer aux cartes. Le matelot est à demi couché sur son hamac ; les soldats sont assis sur le pont, près de lui, dans les poses les plus incommodes. L’un des soldats a le bras droit bandé et le poignet entouré d’une vraie boule de pansement, de telle sorte qu’il tient les cartes sous son aisselle droite ou au pli du coude, et joue de la main gauche. Le tangage est très violent ; on ne peut ni se tenir debout, ni boire le thé, ni prendre les remèdes.

– Tu étais ordonnance ? demande à Goûssév Pâvel Ivânytch.

– Justement, ordonnance.

– Mon Dieu, mon Dieu ! fait Pâvel Ivânytch, hochant mélancoliquement la tête. Arracher un homme à son pays natal, lui faire faire quinze mille verstes et lui faire attraper la tuberculose, et… et pourquoi tout cela, je vous le demande ?… pour en faire l’ordonnance d’un capitaine Kopêïkine ou d’un enseigne Dyrka…[65]. Quelle logique y a-t-il à cela ?

– Le fourbi n’est pas difficile, Pâvel Ivânytch. Tu te lèves le matin, tu cires les bottes, tu allumes le samovar, tu fais les chambres, et ensuite plus rien à faire. Le lieutenant dessine des plantes toute la journée[66], et toi, si tu veux, prie Dieu, lis des livres, va dans la rue ! Que Dieu donne à chacun une pareille existence !

– Oui, très bien ; le lieutenant dessine des plantes, et toi, toute la journée, tu restes à la cuisine à regretter ton pays… Des plantes !… Il ne s’agit pas de plantes, mais de vie humaine ! La vie n’est pas donnée deux fois, il faut l’épargner.

– Ça, c’est vrai, Pâvel Ivânytch. Un mauvais sujet n’est ménagé nulle part, ni chez lui, ni au service ; mais si tu vis comme il faut et si tu obéis, quel besoin a-t-on de te malmener ? Les maîtres instruits comprennent ça… En cinq ans, je n’ai pas été une seule fois à la salle de police ; et, cogné… je ne l’ai été, – que Dieu m’en fasse souvenir, – pas plus d’une fois…

– Pourquoi ça ?

– Pour une batterie. J’ai la main lourde, Pâvel Ivânytch. Quatre manzas étaient venus dans notre cour porter du bois, si je me rappelle bien ; je m’embêtais, et leur ai foulé les côtes. Le nez de l’un de ces damnés a saigné… Le lieutenant a vu ça d’une fenêtre ; il s’est fâché et m’a flanqué un coup sur l’oreille…

– Imbécile, pitoyable individu… murmure Pâvel Ivânytch, tu ne comprends rien !

Tout à fait anéanti par le tangage, il ferme les yeux ; sa tête s’incline tantôt en arrière, tantôt sur sa poitrine. Plusieurs fois il essaie de se coucher, mais sans y réussir ; l’étouffement l’en empêche.

– Et pourquoi, demande-t-il peu après, as-tu battu les manzas ?

– Pour rien. Ils sont entrés dans la cour et je les ai battus.

Le silence renaît… Deux heures de suite les joueurs jouent avec furie, en jurant, mais le tangage les fatigue, eux aussi. Ils abandonnent les cartes et s’étendent. Goûssév revoit le grand étang, la fabrique, son village… Les traîneaux repassent ; Vânnka recommence à rire, et Akoûlka, la sotte, a déboutonné sa pelisse et sort ses jambes du traîneau : « Voyez, braves gens, j’ai des bottes de feutre toutes neuves, pas comme celles de Vânnka ! »

– Elle va sur ses six ans, délire Goûssév, mais n’a toujours pas de raison. Au lieu de sortir tes jambes, apporte à boire à ton oncle le soldat ! je te donnerai des bonbons.

Voici Anndrone, un fusil à pierre sur l’épaule. Il porte un lièvre qu’il a tué. Le vieux juif Issârtchik le suit et lui propose d’échanger son lièvre pour un morceau de savon. Voici, dans l’entrée de l’isba, une génisse noire. Voici Dômna, qui coud une chemise et pleure, on ne sait pourquoi. Et voici encore la tête de bœuf sans yeux, et la fumée noire…

Quelqu’un, en haut, pousse un fort cri ; plusieurs matelots accourent. Il semble que l’on ait traîné sur le pont quelque chose d’énorme et de lourd, ou que quelque chose ait éclaté. Les hommes accourent encore… N’est-il pas arrivé quelque malheur ? Goûssév lève la tête, prête l’oreille et voit que les deux soldats et le matelot ont recommencé à jouer aux cartes. Pâvel Ivânytch, assis, remue les lèvres. On étouffe, on n’a pas la force de respirer, on a soif, mais l’eau est chaude dégoûtante… Le tangage ne cesse pas.

Tout à coup, il arrive quelque chose à un des soldats qui joue… Il appelle cœurs les carreaux, se trompe en comptant, et laisse tomber ses cartes. Puis, avec un sourire effrayé et bête, il regarde autour de lui…

– Je viens tout de suite, frères… dit-il, en se couchant à terre.

Tous, éberlués, l’interpellent ; il ne répond pas.

– Stépane ! lui demande le soldat au bras bandé, est-ce que tu te sens mal ? hein ? Faut-il aller chercher le prêtre, hein ?

– Stépane, lui dit le matelot, bois de l’eau… tiens, vieux frère, bois !

– Pourquoi donc lui cognes-tu le quart contre les dents ? dit Goûssév se fâchant. Ne vois-tu donc pas, tête d’épouvantail ?…

– Quoi ?

– Quoi ?… répète Goûssév, le contrefaisant ; il ne respire plus, il est mort. Et tu demandes : Quoi ? Quelles gens idiots, Seigneur, mon Dieu !

III





Il n’y a plus de tangage. Pâvel Ivânytch est redevenu gai, ne se fâche plus. Il a une expression fanfaronne, excitée et moqueuse. Il a l’air de dire : « Je vais vous raconter une chose si drôle que vous en aurez mal au ventre. »

Le hublot est ouvert et une douce brise passe sur Pâvel Ivânytch. On entend des voix ; des avirons battent l’eau… Sous le hublot quelqu’un glapit d’une petite voix déplaisante ; c’est probablement un Chinois qui chante.

– Oui, dit Pâvel Ivânytch en souriant moqueusement, nous voici en rade. Encore à peu près un mois et nous serons en Russie. Oui, très honorés messieurs les soldats ! J’arriverai à Odessa, et de là, droit à Khârkov ! J’ai, à Khârkov, un ami homme de lettres. J’irai chez lui et lui dirai : « Allons, l’ami, laisse pour un jour tes abjects sujets d’amourettes féminines et de beautés de la nature, et divulgue la saleté à deux pattes !… Te voici des thèmes… »

Après avoir pensé une minute à quelque chose, il dit :

– Goûssév, sais-tu comment je les ai trompés ?

– Qui, Pâvel Ivânytch ?

– Toujours les mêmes… Comprends-tu ? il n’y a sur le bateau que des premières et des troisièmes ; en troisième, il n’est permis de voyager qu’aux moujiks, autrement dit, aux mufles. Si tu as un veston et que tu ressembles de loin à un bârine[67] ou à un bourgeois, veuille bien voyager en première : Crèves-en, si tu veux, mais allonge cinq cents roubles ! « Pourquoi, demandé-je, avez-vous une pareille règle ? Voulez-vous, par cela, rehausser le prestige des intellectuels russes ? » – « Pas du tout. Nous ne vous laissons pas voyager en troisième pour la simple raison que cela ne convient pas à un homme comme il faut ; on y est trop mal, et c’est trop dégoûtant. » « Oui, monsieur ?… Grand merci pour votre sollicitude des gens comme il faut ! Mais dussé-je être mal ou bien, je n’ai pas cinq cents roubles. Je n’ai pas volé le Trésor, je n’ai pas exploité les indigènes, je n’ai pas fait de contrebande ; je n’ai fait mourir personne sous les verges. Alors, jugez-en : Ai-je le droit de trôner en première classe et, surtout, de me glisser parmi les intellectuels russes ? » Mais on ne les prend pas par la logique… Il fallut recourir à une tromperie. J’enfile un cafetan et de grandes bottes ; je me fais une tête de margoulin ivrogne, et je vais chez l’agent : « Votre noblesse, lui dis-je, donne-moi un billet… »

– De quelle condition êtes-vous ? me demande le marin.

– Du clergé. Mon père a été un honnête pope. Il a toujours dit tout droit la vérité aux grands de ce monde, et il en a beaucoup souffert.

Pâvel Ivânytch se fatigue de parler ; il étouffe, mais continue :

– Oui, je dis toujours la vérité en pleine figure… Je ne crains rien ni personne. En cela, il y a entre moi et vous une énorme différence. Vous êtes des gens ignorants, aveugles, écrasés. Vous ne voyez rien, et, ce que vous voyez, vous ne le comprenez pas. On vous dit que le vent rompt sa chaîne, que vous êtes des animaux, des Pétchénègues[68], et vous croyez ce qu’on vous dit. On vous flanque des coups sur la nuque et vous baisez la main qui vous frappe. Quelque animal, en pelisse de raton vous vole et vous lâche ensuite quinze copeks de pourboire ; et vous dites : « Daignez, Seigneur, me donner votre main. » Vous êtes des parias, des gens pitoyables… Moi, c’est autre chose ! J’ai une vie consciente. Je vois tout, comme l’aigle ou le vautour qui vole au-dessus de la terre. Je comprends tout. Je suis la protestation incarnée. Quand je vois l’arbitraire, je proteste. Quand je vois un bigot ou un hypocrite, je proteste. Quand je vois un porc triomphant, je proteste. Et je suis indomptable. Nulle inquisition espagnole ne peut me contraindre à me taire. Oui… Que l’on me coupe la langue, ma mimique protestera. Claquemurez-moi dans une cave, je crierai si fort que l’on m’entendra à une verste ; ou bien je me laisserai mourir de faim, pour que la noire conscience des geôliers soit chargée d’un poids de plus ; tuez-moi, je reparaîtrai sous forme d’esprit. Tous ceux qui me connaissent me disent : « Vous êtes un homme insupportable, Pâvel Ivânytch ! » Je m’enorgueillis de cette réputation. J’ai fait trois ans de service en Extrême-Orient et y ai laissé un souvenir qui durera cent ans, je m’y suis brouillé avec tout le monde. De Russie, mes amis m’écrivent : « Ne reviens pas ! » Et, moi, je m’embarque et je reviens tout exprès… Oui. Ça, c’est la vie que je comprends ! C’est ce qui peut s’appeler la vie !

Goûssév cesse d’écouter et regarde le hublot. Sur l’eau transparente, turquoise pâle, toute baignée d’un soleil aveuglant et brûlant, un canot se balance. Des Chinois nus, debout, tendent des cages où il y a des serins, et crient :

– Il chante ! Il chante !

Un autre canot heurte ce canot, une vedette à vapeur passe. Et voici un autre canot dans lequel est assis un gros Chinois qui mange du riz avec des baguettes. Paresseusement l’eau ballotte par-dessous ; paresseusement volent des mouettes blanches.

« Ah ! ce gros-là, pense Goûssév en regardant le gros Chinois en bâillant, il serait bon de lui flanquer sur la nuque… »

Il dort debout et il lui semble que toute la nature somnole. Le temps file vite. Le jour s’écoule sans qu’on s’en aperçoive, et, de même, arrive l’obscurité… Le bateau n’est plus à l’ancre ; il repart on ne sait où.

IV





Deux jours ont passé. Pâvel Ivânytch n’est plus assis, mais courbé. Ses yeux sont clos. Son nez semble plus pointu.

– Pâvel Ivânytch ! lui crie Goûssév, – hein ? Pâvel Ivânytch !

Pâvel Ivânytch ouvre les yeux et remue les lèvres.

– Ça ne va pas ?

– Comme ça… répond Pâvel Ivânytch, étouffant. Au contraire, même… ça va mieux… Tu vois, je puis même rester allongé… Ça s’est arrangé…

– Allons, que Dieu soit loué !

– Quand je me compare à vous, mes pauvres, j’ai pitié de vous… Moi, mes poumons sont en bon état, ma toux vient de l’estomac… je peux supporter l’enfer ; qu’y a-t-il à parler de la mer Rouge ? Puis je regarde du point de vue critique ma maladie et les remèdes ; et vous… vous, vous êtes ignorants… C’est dur pour vous ; très, très dur !

Il n’y a pas de tangage, mais on étouffe et il fait chaud comme dans une étuve. Il est non seulement difficile de parler, mais même d’écouter. Goûssév relève ses genoux, pose la tête dessus, et songe à son pays natal. Mon Dieu, quel délice, par une chaleur pareille, de songer à de la neige, à du froid !… On est en traîneau. Tout d’un coup les chevaux ont peur, prennent le mors aux dents… Ne connaissant plus ni route, ni fossés, ni ravins, ils filent comme des enragés à travers tout le village, sur l’étang, près de l’usine, puis à travers champs… « Arrête ! arrête !… crient de toute leur voix les gens de l’usine et les passants. Arrête ! » Mais à quoi bon les arrêter ! Que le vent cinglant et froid coupe la figure et morde les mains ; que les paquets de neige, arrachés par les sabots, vous volent derrière le cou, sur votre bonnet, sur la poitrine ! que les patins crient ! que les traits et le palonnier cassent ! que le diable les emporte !… Et quel délice quand le traîneau verse et que l’on roule de tout son cœur sur un tas de neige, piquant du nez dans la neige ! On se relève tout blanc, des glaçons aux moustaches ; on n’a ni bonnet ni moufles ; votre ceinture est défaite… Les gens rient, les chiens aboient…

Pâvel Ivânytch, ouvrant à demi un œil, regarde Goûssév et demande à mi-voix :

– Goûssév, ton commandant volait-il ?

– Et qui donc le sait, Pâvel Ivânytch ? On ne sait pas ; cela n’est pas venu jusqu’à nous.

Ensuite, il se fait un long silence. Goûssév songe, délire et boit sans cesse de l’eau. Il lui est difficile de parler, difficile d’écouter, et il a peur qu’on ne lui parle. Une heure passe ; deux heures ; trois heures… Le soir vient, puis la nuit ; mais Goûssév ne le remarque pas. Il reste assis, pensant toujours à la gelée.

Il semble que quelqu’un soit entré dans l’infirmerie. On entend des voix ; mais cinq minutes passent et tout se tait.

– Paix à son âme, Dieu soit avec lui ! dit le soldat au bras pansé. C’était un homme pas tranquille !

– Quoi ? demande Goûssév. De qui parles-tu ?

– Il est mort. On vient tout de suite de l’emporter en haut.

– Allons, tant pis, dit Goûssév en bâillant. Paix à son âme !

– Qu’en penses-tu, Goûssév ? demande au bout d’un peu de temps le soldat au pansement ; ira-t-il au ciel, ou n’ira-t-il pas ?

– De qui parles-tu ?

– De Pâvel Ivânytch.

– Il ira… il y a longtemps qu’il souffrait. Et d’ailleurs, il est de famille de prêtres, et les popes ont beaucoup de parenté ; on priera pour lui.

Le soldat au pansement s’assied sur le hamac de Goûssév et dit à mi-voix :

– Toi non plus, Goûssév, tu n’es pas fait pour vivre sur cette terre ; tu n’arriveras pas en Russie.

– Est-ce le médecin ou l’infirmier qui l’a dit ? demande Goûssév.

– Ce n’est pas que quelqu’un l’ait dit, mais ça se voit… Un homme qui va bientôt mourir, ça se voit tout de suite. Tu ne manges pas, tu ne bois pas, tu as maigri, – c’est effrayant de te voir. La phtisie, en un mot. Je ne dis pas ça pour t’inquiéter, mais parce que, peut-être, voudrais-tu communier et te faire mettre à l’extrême-onction ?… Et si tu as de l’argent, tu devrais le remettre à l’officier principal.

– Je n’ai pas écrit chez moi… soupire Goûssév. Je mourrai sans qu’on le sache.

– On le saura, dit de sa voix profonde le matelot malade. Quand tu mourras on l’inscrira dans le journal de bord. On en remettra un extrait au chef de place à Odessa, et celui-ci l’enverra au district, et où il faudra…

Goûssév se sentît mal à l’aise après cette conversation et commença à être travaillé d’on ne sait quel désir… Il boit de l’eau ; ça n’arrange rien ; il s’approche du hublot et respire l’air brûlant et humide ; pas ça ; il essaie de penser à son pays, à la gelée ; pas ça… Il lui semble enfin que, s’il reste une minute encore à l’infirmerie, il étouffera infailliblement.

– Ça ne va pas, frères… dit-il. Il faut que j’aille en haut. Menez-moi en haut, au nom du Christ !

– Bien, consent le soldat au pansement. Tu ne pourras pas y monter, mais je te porterai. Prends-moi au cou.

Goûssév prend le cou du soldat, l’autre l’entoure de son bras valide et le porte en haut. Sur le pont dorment, entassés, les soldats et les marins qui ont reçu leur congé définitif. Ils sont si nombreux qu’on a peine à passer.

– Descends, dit doucement le soldat. Suis-moi lentement. Attrape-toi à ma chemise…

Il fait noir. Aucun feu ni sur le pont, ni aux mâts, ni alentour, sur la mer. À l’avant, immobile comme une statue, se tient un homme de quart, mais il semble qu’il dorme. Il semble que le bateau soit livré à lui-même et aille où bon lui semble.

– On va maintenant jeter Pâvel Ivânytch à la mer… dit le soldat au pansement. On va le mettre dans un sac, et à l’eau.

– Oui, c’est comme ça qu’on fait.

– C’est mieux de reposer dans la terre, chez soi ; du moins, votre mère vient pleurer sur votre tombe.

– C’est sûr !

Il vint une odeur de fumier et de foin. Têtes basses, près du garde-corps, il y a des bœufs. Une, deux, trois… huit têtes… Et il y a aussi un petit cheval. Goûssév allonge le bras pour le caresser, mais le cheval secoue la tête, montre les dents et veut mordre sa manche.

– Sale bête… grogne Goûssév.

Le soldat et lui vont doucement vers l’avant, s’arrêtent près du bord, puis regardent, en silence, en bas et en haut. En haut, c’est le ciel profond, les claires étoiles, la paix et le silence, comme chez soi, au village. En bas, l’obscurité et le brouhaha. On ne sait pourquoi mugissent les hautes vagues. Quelle que soit celle que l’on regarde, elle tâche de surmonter les autres, d’écraser, de chasser celle qui la précède ; sur elle, avec bruit, s’en jette une troisième, aussi sauvage et aussi laide, faisant panache de sa crête blanche.

La mer ne connaît ni raison ni pitié. Si le bateau était plus petit et pas en gros fer, les vagues le détruiraient sans nulle compassion et engloutiraient les hommes, sans distinguer les saints et les pécheurs. Le bateau, lui aussi, a une expression stupide et cruelle. Ce monstre nasu pousse en avant, en coupant sur sa route des milliers de vagues. Il ne craint ni la nuit, ni le vent, ni l’espace, ni la solitude : tout lui est égal, et si même les vagues de l’océan étaient des êtres vivants, le monstre les écraserait sans distinguer non plus les saints et les pécheurs.

– Où sommes-nous maintenant ? demande Goûssév.

– Je ne sais pas. Sans doute, dans l’Océan.

– On ne voit pas la terre…

– Ah, ouiche ! On dit que nous ne la verrons que dans sept jours.

Les deux soldats regardent l’écume blanche, aux lueurs phosphorescentes, se taisent et passent. Goûssév, le premier, rompt le silence.

– Il n’y a là rien d’effrayant, dit-il. On n’a peur que comme si on était dans un bois sombre, ou si, une supposition, on descendait sur l’eau, en canot, et que l’officier commanderait d’aller à cent verstes pêcher du poisson ; – j’irais. Ou bien si, disons-le, un chrétien tombait, tout de suite à l’eau ; – je m’y jetterais pour aller le chercher. Un Allemand ou un Manza, je n’irais pas le sauver ; mais un chrétien, j’irais.

– Et ça te fait peur de mourir ?

– Ça me fait peur. C’est notre bien que je regrette. J’ai, vois-tu, un frère pas sérieux ; il boit, bat sa femme sans raison, et ne respecte pas les vieux. Sans moi, tout marchera à l’abandon, et le père et la vieille, comptes-y, iront mendier. Mais cependant, frère, mes jambes ne tiennent plus ; on étouffe ici… allons dormir.

V





Goûssév revient à l’infirmerie et se couche sur son hamac. Comme avant, un désir indéterminé l’oppresse, sans qu’il arrive à comprendre ce dont il a besoin. Sa poitrine est comme foulée, sa tête bourdonne ; il a la bouche si sèche qu’il lui est difficile de tourner la langue. Il s’assoupit et délire. Harassé par les cauchemars, la toux et la chaleur, il s’endort profondément vers le matin. Il rêve qu’à la caserne on ne vient que de défourner les pains, et, qu’entré dans le four, bien étuvé, il se frotte avec une poignée de verges de bouleau. Il dort deux jours de suite, et le troisième jour, à midi, deux matelots descendent le prendre et l’emportent de l’infirmerie.

On le coud dans une toile, et, pour le rendre plus lourd on met avec lui deux barres de fer. Cousu dans la toile, il ressemble à une carotte ou à un navet, large à la tête, pointu au pied… Au coucher du soleil, on le porte sur le pont et on l’installe sur une planche ; un des bouts de la planche est posé sur la lisse, l’autre sur une caisse, placée sur un tabouret. Les soldats renvoyés dans leurs foyers et les officiers, tête nue, sont rangés autour.

– Béni soit notre Dieu à jamais, aujourd’hui et toujours, dans les siècles des siècles ! commence le pope.

Amen ! chantent trois matelots.

Les soldats libérés et les marins se signent et regardent les vagues ; il est étrange qu’un homme soit ici, cousu dans un sac, et qu’on aille le lancer à l’instant dans les flots. Cela peut-il donc arriver à chacun ?

Le prêtre jette de la terre sur Goûssév et s’incline. On chante le Requiem.

L’officier de quart soulève le bout de la planche ; Goûssév glisse sur elle, pique une tête, tourne sur lui-même et plonge. L’écume le recouvre ; il semble un instant entouré de dentelle, puis disparaît dans les vagues.

Il coule rapidement. Parviendra-t-il au fond ? On dit que le fond est à quatre mille mètres. Ayant coulé huit à dix brasses, il commence à descendre de plus en plus lentement, se balance en mesure, comme s’il réfléchissait. Saisi par un courant, il file plus vite sur le côté qu’il ne descendait. Mais voici qu’il rencontre une bande de petits poissons, qu’on appelle des pilotes. Voyant un corps noir, ils s’arrêtent comme figés, et soudain, tous se retournant, disparaissent. En moins d’une minute, ils reviennent rapides comme des flèches, et se mettant à couper, en zigzag, l’eau autour de Goûssév…

Après cela apparaît un autre corps noir ; c’est un requin. D’un air digne et négligent, comme s’il n’apercevait pas Goûssév, il nage sous lui et a l’air de l’avoir pris sur son dos ; puis il se retourne, ventre en l’air, se prélasse dans l’eau tiède et transparente, et ouvre lentement sa gueule à la double rangée de dents. Arrêtés, les pilotes, ravis, regardent ce qui va se passer. Après avoir joué avec le corps, le requin, comme à regret, passe la gueule sous lui, le tâte avec précaution de ses dents, et la toile se déchire dans toute sa longueur, de la tête aux pieds. Une des barres de plomb s’échappe, et, ayant effrayé les pilotes, et touché le requin au flanc, coule rapidement.

En haut, cependant, du côté du couchant, les nuages s’amoncellent. L’un ressemble à un arc de triomphe, un autre à un lion, un autre à des ciseaux… De derrière les nuages sort un large rayon vert qui s’étend jusqu’au milieu du ciel. Peu après s’allonge à côté de lui un rayon violet, puis, auprès de lui, un doré, puis un rose… Le ciel devient mauve tendre. La mer, en mirant ce ciel magnifique, charmant, devient d’abord sombre ; mais elle revêt bientôt, elle aussi, des couleurs aimables, gaies, passionnées, que le langage humain a peine à nommer.

1890

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