– Où est donc le danger ? demandai-je. Le progrès consiste dans l’amour, dans l’accomplissement des lois morales ; si vous n’opprimez personne, si vous n’êtes à charge à personne, quel autre progrès vous faut-il encore ?
– Mais permettez ! dit tout à coup Blagovo avec fougue ; mais permettez ! Si l’escargot dans sa coquille s’occupe de son propre perfectionnement et épluche la loi morale, appelez-vous cela le progrès ?
– Pourquoi l’éplucherait-il ? dis-je, irrité. Si vous ne forcez pas votre prochain à vous nourrir, à vous habiller, à vous donner à boire, à vous défendre, dans cette vie qui est toute fondée sur l’esclavage, n’est-ce pas un progrès ? À mon avis, c’est le progrès le plus tangible, et peut-être le seul possible et nécessaire à l’humanité.
– Les limites du progrès universel sont infinies, et il est même étrange, pardonnez-moi de le dire, de parler d’un progrès possible, limité à nos besoins ou à des considérations passagères.
– Si les bornes du progrès sont infinies, comme vous le dites, cela signifie, répondis-je, que ses buts ne sont pas définis ; c’est vivre et ne pas savoir nettement pour quoi l’on vit !
– Soit ! Mais « ne pas savoir » est, en ce sens-là, moins triste que ce que vous appelez « savoir ». Je gravis un escalier qui s’appelle progrès, civilisation, culture ; je monte, je monte, ne sachant positivement pas où je vais ; mais au fond est-ce seulement à cause de cet escalier merveilleux qu’il vaut la peine de vivre ? Et vous, vous savez pourquoi vous vivez : pour que les uns n’asservissent pas les autres ; pour que l’artiste et que celui qui broie ses couleurs aient le même repas. Mais c’est là le côté petit-bourgeois, et « pot-au-feu », le côté gris de la vie ; et vivre pour cela seulement, n’est-ce pas écœurant ? Si certains insectes en asservissent d’autres, qu’ils aillent au diable, qu’ils se dévorent entre eux ! Nous n’avons pas à y penser. Ils mourront quand même et pourriront, que vous les sauviez ou non de l’esclavage. Il faut penser au grand « inconnu » qui attend toute l’humanité dans un avenir lointain.
Blagovo discutait avec chaleur, mais, en même temps, il était évident qu’une autre idée l’occupait.
– Votre sœur ne viendra sans doute pas, dit-il après avoir regardé sa montre. Hier elle était chez mes parents et disait qu’elle viendrait vous voir… Vous parlez continuellement de l’esclavage, reprit-il. C’est un cas particulier, et toutes ces questions l’humanité les résout graduellement et d’elle-même…
Nous parlâmes de progression graduelle. Je dis que la question d’agir bien ou mal, chacun doit la décider sans attendre que l’humanité s’occupe de la résoudre par voie de développement progressif. D’ailleurs la progression comporte du bien et du mal. À côté du développement progressif des idées humanitaires, il y a la croissance progressive d’idées d’un autre ordre. Le servage n’existe plus, mais le capitalisme croît. En ce temps d’idées libérales, tout comme au temps de Baty[8], la majorité nourrit, habille et défend la minorité, tout en restant elle-même affamée, dévêtue, et désarmée. Un pareil système s’accorde très bien avec toutes les influences et tous les courants que l’on voudra, parce que l’on cultive progressivement aussi l’art d’asservir. Nous ne fustigeons plus nos domestiques à l’écurie, mais nous donnons à l’esclavage des formes raffinées, ou du moins nous savons trouver une excuse à ses diverses applications. Chez nous les idées sont une chose ; mais si maintenant, à la fin du dix-neuvième siècle, nous pouvions nous décharger encore sur les ouvriers, même de nos fonctions physiologiques les plus désagréables, nous le ferions, et nous dirions, pour notre défense, que si les meilleurs, les penseurs et les savants doivent perdre un temps précieux à accomplir ces fonctions, un danger sérieux menace le progrès.
Ma sœur survint. Voyant le docteur, elle s’émut, se troubla et se mit à dire qu’il était temps de rentrer à la maison, auprès de son père.
– Cléopâtra Alexéïévna, dit Blagovo persuasivement, mettant ses deux mains sur son cœur, que peut-il arriver à votre père si vous passez encore une demi-heure avec nous ?
Il était sincère et savait persuader. Ma sœur, ayant réfléchi une minute, se mit à rire et s’égaya soudain comme lors du pique-nique. Nous allâmes dans les champs et nous nous assîmes sur l’herbe, continuant notre conversation. Et nous regardions la ville où les fenêtres, tournées vers l’ouest, semblaient en or, parce que le soleil se couchait.
Après ce jour-là, chaque fois que ma sœur venait chez moi, Blagovo y apparaissait aussi, et tous deux se saluaient comme si leur rencontre était fortuite. Ma sœur nous écoutait discuter, tous les deux, et, pendant ce temps, elle avait une expression joyeuse, ravie, émue et curieuse. Il me semblait que, devant ses yeux, s’ouvrait peu à peu un monde tout nouveau, qu’elle tâchait de pénétrer maintenant. En l’absence du médecin, elle était silencieuse et triste, et si elle pleurait quelquefois, assise sur mon lit, c’était pour des raisons qu’elle ne me disait pas.
En août, Rédka nous ordonna de nous préparer à aller travailler sur la ligne. Deux jours avant qu’on nous « poussât » comme un troupeau hors de la ville, mon père vint chez moi. Il s’assit et lentement, sans me regarder, essuya sa figure rouge, puis il prit dans sa poche notre Messager local et, sans se presser, appuyant sur chaque mot, il lut que mon camarade, le fils du directeur du bureau de la banque d’État, était nommé chef de division à la Chambre des finances.
– Et maintenant, dit-il en pliant le journal, regarde-toi ; tu n’es qu’un mendiant, un déguenillé, un vaurien ! Les ouvriers et les paysans eux-mêmes réclament l’instruction ; et toi, un Pôloznév, qui a des ancêtres nobles et distingués, tu descends dans la boue ! Mais je ne suis pas venu ici pour te parler : je ne m’occupe plus de toi, continua-t-il d’une voix sourde en se levant ; je suis venu savoir où est ta sœur, vaurien ! Elle a quitté la maison après dîner ; il est déjà près de huit heures, et elle n’est pas rentrée ! Elle a commencé à sortir sans me le dire ; elle est moins respectueuse avec moi, et je sens là le résultat de ta mauvaise et honteuse influence ! Où est-elle ?
Il avait à la main le parapluie que je connaissais ; je me troublais et me raidissais comme un écolier, attendant qu’il se mît à me battre. Mais il remarqua que je regardais son parapluie, et cela le retint probablement.
– Vis à ton gré, me dit-il ; je te prive de ma bénédiction.
– Oh ! saints de lumière ! balbutia ma bonne derrière la porte : malheureux que tu es ! Oh ! mon cœur pressent un malheur !…
Je travaillai sur la ligne. Pendant tout le mois d’août les pluies tombèrent sans cesse ; il faisait humide et froid ; on ne pouvait pas rentrer le blé, et, dans les grandes exploitations où l’on moissonnait à la machine, la paille restait, non pas en meules, mais en tas ; et je me rappelle que ces malheureux tas devenaient chaque jour plus noirs et que les grains commençaient à germer. Il était difficile de travailler. Les averses abîmaient tout ce que nous faisions. Rester dans les bâtiments de la gare et y dormir nous était interdit ; nous nichions dans les huttes de terre, sales et humides, où les cheminots vivaient en été. La nuit, je ne pouvais pas dormir à cause du froid et des cloportes qui couraient sur ma figure et mes mains. Et quand on travaillait près des ponts, chaque soir des cheminots en foule venaient chez nous, uniquement pour « rosser les peintres » ; c’était pour eux une espèce de sport. On nous rossait, on nous volait nos pinceaux, et, pour nous mettre hors de nous et nous forcer à nous battre, on abîmait notre ouvrage ; par exemple, on barbouillait en vert les guérites.
Pour mettre le comble à nos malheurs, Rédka commença à nous payer très irrégulièrement. Tous les travaux de peinture du secteur avaient été adjugés à un entrepreneur ; celui-ci les avait passés à un autre et ce dernier les passa à Rédka en se réservant 20 pour 100. Le travail en lui-même était désavantageux et encore la pluie survint !
Le temps passait sans que nous travaillions et Rédka nous devait nos journées. Les ouvriers, affamés, étaient prêts à le battre ; ils l’appelaient filou, buveur de sang, Judas le vendeur du Christ, et lui, le malheureux, soupirait, levait de désespoir les mains au ciel, et allait à tous moments chez Mme Tchéprakov emprunter de l’argent.
VII
L’automne fut pluvieux, sombre, boueux. Quand la morte-saison arriva, je restais des trois jours à la maison, sans ouvrage. Alors, je faisais différents travaux autres que la peinture. Par exemple, je traînais de la terre pour faire des sols battus et je recevais, pour cela, vingt copeks par jour. Blagovo était à Pétersbourg. Ma sœur ne venait plus chez moi. Rédka, malade, était couché, attendant chaque jour la mort.
Mon humeur, elle aussi, était couleur d’automne. Peut-être parce que, devenu ouvrier, je ne voyais que l’envers de la vie, je faisais presque chaque jour des découvertes qui me désespéraient. Ceux de mes concitoyens sur lesquels je n’avais précédemment aucune opinion, ou qui, à première vue, semblaient honnêtes, m’apparaissaient maintenant bas, cruels, capables de toutes les vilenies.
Comme nous étions des gens du peuple, on nous grugeait ; on nous trompait sur notre salaire ; on nous faisait attendre des heures sous des porches froids ou à la cuisine ; on nous insultait ; on nous traitait grossièrement.
Cet automne, je collais des papiers dans le salon de lecture de notre club. J’étais payé sept copeks le rouleau, et on m’enjoignit de signer que j’en avais reçu douze. Quand je refusai de le faire, un monsieur de bonne mine, avec des lunettes en or, l’un des administrateurs du club, me dit :
– Si tu parles encore, mauvais garnement, je te casse la gueule.
Et quand le domestique lui souffla que j’étais le fils de l’architecte Pôloznév, il se troubla, rougit, mais se remettant aussitôt, il dit :
– Que le diable l’emporte !
Dans les boutiques, on nous débitait, à nous autres ouvriers, de la viande passée, de la farine moisie et du thé qui avait déjà servi. À l’église, la police nous bousculait ; à l’hôpital, les infirmiers et les infirmières nous volaient, et, si, par pauvreté, nous ne leur donnions pas de pourboires, par représailles on nous servait à manger dans de la vaisselle sale. À la poste, le plus petit des employés s’arrogeait le droit de nous traiter comme des animaux et de crier grossièrement et impudemment : « Patiente ! Ne peux-tu pas attendre ? » Les chiens de garde mêmes nous traitaient sans aménité et se jetaient sur nous avec une fureur particulière. Mais ce qui me frappait le plus dans ma nouvelle situation, c’était le manque absolu de justice, ce que le peuple traduit par les mots : « Ils ont oublié Dieu. » Rarement un jour passait sans filouterie. Les marchands, en nous vendant l’huile de lin, les entrepreneurs, les ouvriers, et même les clients, nous trompaient. Il ne pouvait pas être question, on l’entend bien, d’aucun droit pour nous. L’argent même que nous avions gagné, nous devions le quémander respectueusement comme une aumône, restant sans casquette à la porte de l’escalier de service.
Je tapissais au club une des chambres voisines de la salle de lecture ; un soir, comme je m’apprêtais à partir, la fille de Dôljikov entra dans cette pièce, un paquet de livres à la main.
Je la saluai.
– Ah ! bonjour, dit-elle, en me reconnaissant tout de suite et me tendant la main. Enchantée de vous voir !
Elle souriait et regardait avec curiosité ma blouse, mon seau de colle, les papiers étendus par terre. Je me troublai, et elle aussi se sentit gênée.
– Excusez-moi de vous regarder ainsi, dit-elle ; on m’a beaucoup parlé de vous. Surtout le docteur Blagovo qui est tout simplement amoureux de vous. J’ai déjà fait la connaissance de votre sœur ; c’est une jeune fille charmante, sympathique, mais je n’ai pu la convaincre que, dans votre simplification d’existence, il n’y a rien d’effrayant. Au contraire, vous êtes maintenant l’homme le plus intéressant de la ville.
Elle regarda à nouveau le seau à colle, les papiers et poursuivit :
– J’ai demandé au docteur Blagovo qu’il me fasse faire plus ample connaissance avec vous ; il a évidemment oublié ou il n’en a pas eu le loisir. Quoi qu’il en soit, maintenant, nous nous connaissons, et si vous veniez chez moi sans façon, j’en serais bien obligée. J’ai tellement envie de causer ! Je suis une personne simple, dit-elle en me tendant la main. J’espère que chez moi vous vous sentirez à l’aise. Mon père est en ce moment à Pétersbourg.
Elle disparut dans le salon de lecture avec un froufrou de robe, et, rentré à la maison, je ne pus m’endormir de longtemps.
Durant ce même triste automne, une bonne âme, voulant adoucir mon existence, m’envoyait de temps à autre du thé, des citrons, des biscuits, des gelinottes rôties. Karpôvna disait qu’un soldat apportait cela, mais sans savoir de la part de qui. Le soldat s’enquérait de ma santé, demandait si je dînais tous les jours et si j’avais des vêtements chauds. Quand vinrent les gelées, on m’envoya, toujours par le soldat, et en mon absence, une écharpe molle en tricot, d’où émanait une douce odeur à peine perceptible ; et je devinai qui était ma bonne fée. L’écharpe sentait le muguet, le parfum préféré d’Anioûta Blagovo.
L’hiver, il y eut plus d’ouvrage et ce fut plus gai : Rédka se remit, et nous travaillions dans l’église du cimetière à enduire l’iconostase pour la redorer. C’était un travail propre, tranquille, et, comme disaient les nôtres, avantageux. On pouvait gagner beaucoup en un jour, et le temps coulait vite, sans que l’on s’en aperçût. Ni injures, ni rires, ni conversations bruyantes. L’endroit même invitait au calme, à la dévotion, aux idées sérieuses et paisibles. Absorbés par le travail, nous nous tenions immobiles comme des statues. Il régnait un silence absolu, comme il convient dans les cimetières, et s’il arrivait qu’un instrument tombât, ou que la flamme d’un lampadaire crépitât, ces bruits résonnaient fortement et rudement, et nous nous retournions. Après un long silence on entendait parfois un bourdonnement semblable à un vol d’abeilles. C’était l’enterrement d’un enfant, que l’on chantait à mi-voix au parvis. Ou bien l’artiste qui peignait dans la coupole une colombe entourée d’étoiles commençait à siffler doucement, mais se reprenant, il se taisait aussitôt. Ou encore c’était Rédka, se parlant à lui-même et qui disait avec un soupir : « Tout peut arriver ! Tout ! » Ou bien au-dessus de nos têtes, retentissait une sonnerie lente et lugubre ; et les peintres disaient que c’était sans doute l’enterrement d’un riche.
Je passais mes journées dans le silence, dans la pénombre de l’église, et durant les longues soirées je jouais au billard ou j’allais au théâtre, au paradis, dans mon nouveau costume de jersey, acheté avec l’argent que j’avais gagné. Les spectacles et les concerts chez les Ojôguine étaient commencés ; Rédka maintenant brossait seul les décors. Il me racontait le sujet des pièces et des tableaux vivants qu’il voyait ; et je l’écoutais avec envie. J’avais un vif désir d’aller aux répétitions, mais je ne me décidais pas à me rendre chez les Ojôguine.
Blagovo arriva une semaine avant Noël ; nous reprîmes nos discussions, et, le soir, nous jouions au billard. Il quittait son habit, déboutonnait sa chemise et tâchait de se donner un air de viveur acharné. Il buvait peu, mais bruyamment ; et il s’ingéniait à dépenser jusqu’à vingt roubles dans un mauvais traktir tel que le « Volga ».
Ma sœur recommençait à venir me voir. En se retrouvant, ils feignaient chaque fois l’étonnement, mais à la figure joyeuse et gênée de Cléopâtra, il était manifeste que ces rencontres n’étaient pas dues au hasard. Un soir que nous jouions au billard, Blagovo me dit :
– Pourquoi n’allez-vous pas chez Mlle Dôljikov ? Vous ne connaissez pas Maria Vîctorovna ? Elle a de l’esprit ; elle est exquise ; c’est une âme simple et bonne.
Je lui racontai comment l’ingénieur m’avait reçu au printemps.
– N’y pensez plus ! dit, le docteur en riant. L’ingénieur est une personne, et sa fille, une autre. Croyez-moi, mon cher, ne la froissez pas ; allez un jour la voir. Par exemple, allons-y demain soir. Voulez-vous ?
Je me laissai entraîner. Le lendemain soir, ayant endossé mon costume neuf, un peu ému, je me rendis chez Mlle Dôljikov.
Le domestique ne me parut plus aussi hautain et rébarbatif, et les meubles aussi luxueux que le matin où j’étais venu en solliciteur. Maria Vîctorovna m’attendait. Elle me reçut comme une vieille connaissance, et me serra fortement la main, en amie. Elle avait une robe de drap gris avec des manches larges et une coiffure, qu’en ville, un an après, lorsqu’elle devint à la mode, on appela : « oreilles de chien ». Ses cheveux étaient ramenés sur les oreilles, et la figure de Maria Vîctorovna en semblait plus large. Elle me parut, cette fois, ressembler beaucoup à son père qui avait aussi la figure large et colorée, et une vague expression de postillon. Elle était belle et élégante, mais plus toute jeune, l’air d’avoir trente ans, bien qu’elle n’en eût que vingt-cinq, au plus.
– Ce cher docteur, comme je lui suis reconnaissante ! dit-elle, en me faisant asseoir. Sans lui, vous ne seriez pas venu. Je m’ennuie à périr ! Mon père est parti et m’a laissée seule, et je ne sais que faire dans cette ville.
Puis elle se mit à me demander où je travaillais, où je vivais et combien je gagnais.
– Vous ne dépensez que ce que vous gagnez ? me demanda-t-elle.
– Pas davantage.
– Heureux homme ! soupira-t-elle. Il me semble que tout le mal, dans la vie, provient de l’oisiveté, de l’ennui, du vide de l’âme, toutes choses inévitables quand on prend l’habitude de vivre aux dépens des autres. Ne croyez pas que je dise cela par pose ; je suis très sincère. Il n’est ni intéressant, ni agréable d’être riche. On a dit : « Une richesse mal acquise vous fait des amis. » C’est qu’il n’y a pas et ne peut pas y avoir de richesse bien acquise.
Elle regarda les meubles avec une expression sérieuse et froide, comme pour les compter et poursuivit :
– Le confort et les agréments de la vie ont un attrait magique ; ils séduisent même les plus forts. Dans le temps, nous vivions, mon père et moi, modestement, et maintenant, voyez ! Le croirait-on ! dit-elle, levant les épaules : nous dépensons jusqu’à vingt mille roubles par an… En province !
– Il faut regarder, dis-je, le confort et les agréments de la vie comme le privilège inévitable du capital et de l’instruction, et il me semble qu’on peut en jouir même en exerçant les travaux les plus pénibles et les plus sales. Votre père est riche, mais pour cela, il a dû commencer, comme il le dit, par être graisseur et mécanicien.
Elle sourit et hocha la tête d’un air sceptique.
– Papa mange parfois aussi du pain et boit du kvass[9], dit-elle ; mais ce n’est que par amusement, ou par caprice.
À ce moment, la sonnette retentit et elle se leva.
– Les gens instruits et riches doivent travailler comme tout le monde, poursuivit-elle, et le confort doit être le même pour tous. Il ne doit exister aucun privilège. Mais laissons la philosophie ! Racontez-moi quelque chose de gai. Parlez-moi de vos peintres, comment sont-ils ? amusants ?
Blagovo entra. Je me mis à parler de mes camarades, mais, faute d’habitude, j’étais embarrassé et parlais à la façon d’un ethnographe, sérieusement et sans flamme. Le futur docteur rapporta aussi quelques anecdotes sur la vie des ouvriers. Il se balançait, pleurait, se mettait à genoux, faisait l’ivrogne, se couchait à terre. C’était un vrai jeu d’artiste, et Maria Vîctorovna riait aux larmes en le regardant. Ensuite il joua du piano, chanta de sa voix de ténor fluette, mais agréable, et Maria Vîctorovna se tenait à côté de lui, choisissant les morceaux et le corrigeant quand il se trompait.
– J’ai entendu dire que vous chantiez aussi ? lui dis-je.
– Comment donc « aussi » ? releva Blagovo. Elle chante merveilleusement, c’est une artiste ! Et ce que vous allez lui dire !
– Jadis, me répondit Maria Vîctorovna, je travaillais sérieusement le chant, mais maintenant je l’ai abandonné…
Et assise sur un petit tabouret, elle nous raconta sa vie à Pétersbourg, mimant des chanteurs célèbres, imitant leurs voix et leur façon de chanter. Elle fit sur une feuille d’album le portrait du docteur, puis le mien ; elle dessinait mal, mais attrapait la ressemblance.
Elle riait, plaisantait, minaudait un peu, et cela lui allait mieux que de parler de richesse mal acquise ; il me semblait qu’elle m’avait parlé de richesse et de confort, non pas sérieusement, mais pour imiter quelqu’un. C’était une excellente actrice comique. Je la comparais, en pensée, aux jeunes filles de la ville ; l’honnête et belle Anioûta Blagovo elle-même s’effaçait, comparée à elle. La différence était grande : une belle rose de jardin et une églantine sauvage.
Nous soupâmes. Le docteur et Maria Vîctorovna burent du vin rouge, du champagne et du café avec du cognac. Ils trinquaient à l’amitié, à l’esprit, au progrès, à la liberté ; et ils ne s’enivraient pas. Ils étaient seulement devenus plus rouges et riaient souvent aux larmes, sans motif. Pour ne pas paraître ennuyeux, je bus aussi du vin rouge.
– Les natures riches, douées de talent, disait Mlle Dôljikov, savent comment elles doivent vivre et vont droit leur chemin, mais les gens moyens, comme moi, par exemple, ne savent rien et ne peuvent rien par eux-mêmes ; il ne leur reste qu’à découvrir un profond courant social et à se laisser aller là où il les emporte.
– Pouvons-nous découvrir ce qui n’existe pas ? demanda Blagovo.
– Nous ne découvrons rien parce que nous ne savons pas voir.
– Croyez-vous ? Les courants sociaux, voilà encore une invention littéraire ! Il n’y en a pas chez nous…
La discussion s’engagea.
– Nous n’avons pas et n’avons pas eu de profonds courants sociaux, dit le docteur en élevant la voix. Dieu sait ce qu’a été inventer la littérature moderne ! Elle a inventé, par exemple, des travailleurs intellectuels vivant à la campagne ; mais, fouillez toutes les campagnes et vous ne trouverez que des Néouvajaï-Koryto[10], en veston ou en redingote noire qui font quatre fautes dans un mot de trois lettres. La vie cultivée chez nous n’a pas encore commencé : c’est la même sauvagerie, la même complète goujaterie, le même néant qu’il y a cinq cents ans. Les courants, les aspirations, tout cela est insignifiant, misérable, lié à des petits intérêts de rien. Peut-on trouver là quelque chose de sérieux ? S’il vous semble avoir découvert un profond courant social, et si, en le suivant vous sacrifiez votre vie à des idéals modernes, dans le goût du jour comme de libérer les insectes de l’asservissement ou de s’abstenir de viandes… je vous en félicite, mademoiselle. Nous devons étudier sans cesse, mais pour ce qui est des profonds courants sociaux, attendons encore. Nous ne sommes pas encore parvenus jusqu’à eux, et, en toute conscience, nous n’y comprenons rien.
– Vous n’y comprenez rien, mais moi je comprends, dit Maria Vîctorovna. Dieu, que vous êtes ennuyeux aujourd’hui !
– Oui, notre devoir est d’étudier sans cesse, d’amasser le plus possible de connaissances, parce que les courants sociaux sérieux sont là où il y a du savoir ; et le bonheur des générations futures n’est que dans le savoir. Je bois à la science !
– Une chose est indiscutable, dit Maria Vîctorovna après avoir réfléchi : il faut arranger la vie autrement ; celle qu’on a menée jusqu’à présent ne vaut rien ; n’en parlons plus !
Quand nous sortîmes de chez elle, deux heures sonnaient à la cathédrale.
– Vous a-t-elle plu ? demanda Blagovo. N’est-ce pas qu’elle est charmante ?
Le jour de Noël, nous dînâmes chez Maria Vîctorovna, puis nous retournâmes chez elle presque chaque jour pendant les fêtes. Personne ne venait la voir ; elle avait raison de dire que, sauf le docteur et moi, elle n’avait pas de connaissances en ville. Nous passions la plus grande partie du temps en causeries. Parfois Blagovo apportait un livre et lisait à haute voix. En réalité, il était le premier homme instruit que j’eusse rencontré. Je ne puis juger s’il savait beaucoup de choses, mais il montrait continuellement son savoir pour en faire profiter les autres. Quand il parlait de quelque sujet médical, il ne ressemblait à aucun des médecins de la ville. Il produisait une impression particulière et nouvelle. Il me paraissait que, s’il voulait, il pouvait devenir un vrai savant. C’était peut-être le seul homme qui eût alors de l’influence sur moi. En le suivant et en lisant les livres qu’il me donnait, je ressentis peu à peu le besoin de savoir qui aurait spiritualisé mon triste labeur. Il me semblait même étrange que j’ignorasse, avant de le connaître, que tout l’univers se compose de soixante corps simples. Je ne savais pas ce qu’étaient l’huile, les couleurs, et me demandais comment j’avais pu l’ignorer. La fréquentation de Blagovo me releva moralement. Je discutais souvent avec lui, et, bien qu’ordinairement je gardasse mon opinion, je commençais pourtant à remarquer, grâce à lui, que bien des choses étaient obscures pour moi. Et je tâchais d’acquérir des notions plus précises pour qu’il y eût moins de lacunes dans mes connaissances, et d’équivoque dans ma conscience.
Toutefois, cet homme, le plus instruit de la ville et qui avait le plus de valeur, était loin d’être une perfection. Dans ses façons, dans sa coutume de changer toute conversation en discussion, dans sa voix de ténor, d’ailleurs agréable, et même dans son amabilité, il y avait quelque chose de rustique, de séminariste. Et quand il enlevait sa redingote et se montrait en manches de chemise, ou quand il jetait un pourboire au garçon, il me semblait que, malgré sa culture, le Tartare survivait encore en lui.
Au moment des Rois, il repartit un matin pour Pétersbourg. Ma sœur vint me voir après dîner ; sans ôter sa pelisse et sa toque, elle restait assise, silencieuse, pâle, le regard fixe. Elle avait des frissons et on voyait qu’elle cherchait à se dominer.
– Tu as probablement pris froid, lui dis-je ?
Ses yeux se remplirent de larmes ; elle se leva et passa chez Kârpovna sans m’avoir dit un mot, comme si je l’avais offensée.
Peu après, j’entendis qu’elle disait, sur un ton de profonde amertume :
– Ma bonne, pourquoi ai-je vécu jusqu’à présent ? Conviens-en ; n’ai-je pas gâché ma jeunesse ? Passer les meilleures années de sa vie à inscrire des dépenses, à servir le thé, à compter des copeks, à amuser des hôtes, et croire qu’il n’y a rien de mieux au monde !… Ma bonne, comprends-moi, j’ai aussi des exigences humaines ! je veux vivre, moi aussi, et on a fait de moi une ménagère ! C’est affreux, affreux !
Elle jeta son trousseau de clés à travers la porte et il tomba dans ma chambre. C’étaient les clés du buffet, de l’armoire de la cuisine, de la cave et de la boîte à thé, ces mêmes clés que portait jadis ma mère.
– Oh ! saints du Paradis ! s’effraya la bonne. Saints bienheureux !
En s’en allant, ma sœur entra chez moi, ramassa les clés et dit :
– Excuse-moi. Il se passe en moi des choses étranges, ces derniers temps.
VIII
Un soir, en rentrant très tard de chez Maria Vîctorovna, je trouvai dans ma chambre un jeune agent de police, vêtu d’un uniforme neuf. Il était assis devant ma table et feuilletait un livre.
– Ah ! enfin ! dit-il en se levant et s’étirant. C’est la troisième fois que je viens chez vous. Le gouverneur a ordonné que vous vous présentiez chez lui demain matin à neuf heures précises.
Il prit de moi un récépissé, portant que j’exécuterais exactement l’ordre de son Excellence, et partit. Cette visite tardive, et l’ordre inattendu de me rendre chez le gouverneur, me causèrent une impression accablante. Dès l’enfance, je gardais la peur des gendarmes, des policiers, des gens de loi, et maintenant l’inquiétude me tenaillait comme si véritablement j’étais coupable. Et je ne parvenais pas à m’endormir. Ma bonne et Prokôfy étaient aussi inquiets et ne dormirent pas.
Ajoutez à cela que Kârpovna souffrait d’une oreille ; elle gémissait et se mit plusieurs fois à pleurer de douleur. Entendant que je ne dormais pas, Prokôfy entra doucement chez moi avec une petite lampe et s’assit à côté de ma table.
– Vous devriez boire une poivrée[11], dit-il après avoir réfléchi. Dans cette vallée de larmes, quand on a bu, tout devient supportable. Si on versait aussi de la poivrée dans l’oreille de ma mère, ça lui ferait du bien.
Vers trois heures, il s’apprêtait à se rendre à l’abattoir. Je savais que je ne dormirais pas jusqu’au moment d’aller chez le gouverneur ; et pour tuer le temps de n’importe quelle façon, je l’accompagnai. Nous nous éclairions avec une lanterne, et son commis Nicôlka, garçon de treize ans, avec des taches bleues de froid sur la figure, et l’air d’un vrai brigand, nous suivait en traîneau. Il gourmandait le cheval d’une voix enrouée.
– Chez le gouverneur, me disait Prokôfy, en chemin, on vous tancera. Il y a les réprimandes du gouverneur, celles de l’archimandrite, celles des officiers, celles des docteurs. Chaque condition sociale a sa règle, et comme vous ne suivez pas la vôtre, on ne peut pas vous le pardonner.
L’abattoir se trouvait derrière le cimetière. Je ne l’avais vu que de loin. C’étaient trois lugubres hangars entourés d’une palissade grise, d’où s’échappait une suffocante puanteur quand le vent soufflait de leur côté, durant les chaudes journées d’été. Entré dans la cour, je ne distinguais pas les hangars dans l’obscurité. Je heurtais des chevaux et des traîneaux vides ou déjà chargés de viande. Les hommes circulaient avec des lanternes et juraient d’une façon répugnante. Prokôfy et Nicôlka juraient tout aussi salement, et l’air retentissait de jurons, de toux et de hennissements de chevaux.
Cela sentait les cadavres et le fumier… Il dégelait ; la neige se mêlait de boue, et il me semblait, dans l’obscurité, que je marchais dans des mares de sang.
Ayant rempli notre traîneau de viande, nous nous rendîmes au marché, au banc de Prokôfy. Il commençait à faire jour. Une à une, des cuisinières avec des paniers, et de vieilles dames en pelisses, arrivèrent. Prokôfy, une hache à la main, avec son tablier blanc taché de sang, jurait atrocement, se signait en regardant l’église, hurlait dans tout le marché, assurant qu’il vendait la viande à son prix, et même avec perte. Il pesait mal, rendait mal la monnaie ; les cuisinières s’en apercevaient, mais étourdies par ses cris, elles ne protestaient pas, se contentant de l’appeler bourreau. Levant et abaissant sa terrible hache, il prenait des poses pittoresques, et chaque fois qu’avec un air féroce, il criait « hak », je craignais qu’il ne coupât réellement la tête ou le bras de quelqu’un. Je passai toute la matinée à son banc, et quand j’allai chez le gouverneur, ma pelisse sentait la viande et le sang. Mon état d’âme était comme si l’on m’eût ordonné d’attaquer un ours avec un épieu. Je me rappelle le haut escalier avec un tapis rayé, et le jeune fonctionnaire, avec un habit à boutons dorés, qui, silencieusement, me montra des deux mains la porte, et courut m’annoncer. Je pénétrai dans une salle dont l’ameublement était luxueux, mais froid et sans goût. Les glaces hautes et étroites entre les fenêtres et les portières jaune vif faisaient mal aux yeux. On voyait que les gouverneurs changeaient, mais les meubles demeuraient : Le jeune fonctionnaire me montra une autre porte des deux mains, et je me dirigeai vers une grande table verte, derrière laquelle se tenait un général, ayant au cou l’ordre de Saint-Vladimir.
– Monsieur Pôloznév, commença-t-il, tenant une lettre à la main, et ouvrant largement la bouche en rond comme pour prononcer la lettre 0, je vous ai prié de vous présenter ici pour vous expliquer ce qui suit. Votre estimé père s’est adressé oralement et par écrit au maréchal de la noblesse du gouvernement, le priant de vous faire appeler et de vous représenter l’inconvenance de votre conduite, incompatible avec la qualité de noble, que vous avez l’honneur de posséder. Son Excellence, Alexandre Pâvlovitch[12], considérant avec raison que votre conduite peut servir de mauvais exemple, et jugeant que ses seules admonestations seraient insuffisantes et que des mesures administratives s’imposent, m’a soumis dans cette lettre ses vues à votre égard. Je les partage entièrement.
Il dit cela tranquillement, respectueusement, se tenant droit, exactement comme si j’étais son chef. Et il me regardait sans aucune sévérité. Son visage était flétri, usé, tout ridé ; sous ses yeux pendaient des poches ; il se teignait les cheveux et on ne pouvait déterminer quel âge il avait, quarante ans ou soixante.
– J’espère, dit-il, que vous comprendrez la délicatesse de l’estimé Alexandre Pâvlovitch, qui ne s’est pas adressé à moi officiellement, mais comme à un particulier. Je ne vous ai pas, non plus, convoqué officiellement ; je ne vous parle pas à titre de gouverneur, mais en fervent admirateur de monsieur votre père. Je vous prie donc, ou de modifier votre conduite et de revenir aux obligations convenant à votre rang, ou, pour éviter le scandale, de vous en aller dans un autre endroit, où l’on ne vous connaîtra pas, et où vous pourrez vous occuper de ce qui vous plaira. Dans le cas contraire, je devrai recourir à des mesures extrêmes.
Il demeura silencieux une demi-minute, la bouche ouverte, en me regardant.
– Êtes-vous végétarien ? me demanda-t-il.
– Non, Excellence, je mange de la viande.
Il s’assit et prit un papier. Je le saluai et partis. Il ne valait plus la peine d’aller travailler avant le dîner. Je me rendis à la maison pour dormir, mais je n’y réussis pas à cause de l’impression désagréable et pénible, que m’avaient donnée l’abattoir et l’entretien avec le gouverneur. Et, ayant attendu le soir, troublé, de mauvaise humeur, je me rendis chez Maria Vîctorovna et lui racontai tout. Elle me regarda avec perplexité comme si elle ne me croyait pas ; puis, tout à coup, elle se mit à rire bruyamment, joyeusement, comme aiment à rire les gens débonnaires et gais.
– Si on racontait cela à Pétersbourg ! dit-elle, s’écroulant de rire, penchée sur son bureau. Si on racontait cela à Pétersbourg !
IX
Nous nous voyions maintenant souvent, jusqu’à deux fois par jour. Presque chaque jour, après dîner, elle venait au cimetière et, en m’attendant, elle lisait les inscriptions sur les croix et les monuments. Quelquefois, elle entrait à l’église et, debout à côté de moi, me regardait travailler. Le silence, le travail naïf des peintres et des doreurs, le bon sens de Rédka, et le fait que je ne me distinguais en rien des autres ouvriers, que je travaillais comme eux en manches de chemise, chaussé de pieds de bottes et qu’on me tutoyait, tout cela était nouveau pour elle et l’impressionnait. Une fois, devant elle, un ouvrier qui dessinait la colombe en haut du dôme, me cria :
– Missaïl, passe-moi de la céruse.
Je lui portai la céruse, et quand je redescendais l’échafaudage vacillant, elle me regarda, touchée aux larmes, et souriante :
– Comme vous êtes gentil ! dit-elle.
Je gardais de mon enfance un souvenir : le perroquet vert d’un des hommes riches de notre ville, envolé de sa cage. Ce joli oiseau vola tout un mois dans la ville, allant paresseusement de jardin en jardin, seul, sans asile ; Maria Vîctorovna me rappelait cet oiseau.
– En dehors du cimetière, me disait-elle en riant, je n’ai positivement où aller. La ville m’ennuie jusqu’au dégoût. Chez les Ojôguine on lit, on blèse, et ces temps-ci, je ne les supporte pas. Votre sœur est sauvage, et Mlle Blagovo me déteste, je ne sais pourquoi. Je n’aime pas le théâtre. Où voulez-vous que j’aille ?
Quand je venais chez elle, je sentais la couleur et la térébenthine ; mes mains étaient noires, et cela lui plaisait. Elle voulait aussi que je ne vinsse chez elle qu’avec mes vêtements de travail ; mais, dans son salon, ce costume me gênait. Je me troublais comme si j’étais en uniforme ; et, pour aller chez elle je mettais toujours mon costume neuf en jersey. Cela lui déplaisait.
– Avouez, me dit-elle une fois, que vous ne vous êtes pas encore complètement fait à votre nouveau métier ? Le costume d’ouvrier vous gêne, vous n’y êtes pas à l’aise ? Est-ce parce que vous manquez de conviction et n’êtes pas satisfait de votre rôle ? Le travail même que vous avez choisi, votre peinture, peut-elle vous satisfaire ? demanda-t-elle en riant. La peinture enjolive et consolide les objets ; mais ceux-ci appartiennent aux bourgeois, aux riches, et au bout du compte, sont des choses de luxe. Vous avez dit maintes fois que chacun doit gagner son pain de ses propres mains ; mais vous, vous gagnez de l’argent, et non du pain. Pourquoi ne pas vous en tenir au sens littéral de vos paroles ? Il faut réellement gagner son pain ; autrement dit, il faut labourer, semer, faucher ou faire quelque chose qui ait un rapport direct avec l’exploitation des champs, par exemple, paître les vaches, travailler la terre, bâtir des isbas…
Elle ouvrit une jolie armoire placée près de son bureau, et dit :
– Je vous raconte tout cela parce que je veux vous initier à mon secret. Voici ma bibliothèque rurale : il y a là tout ce qui concerne les champs, le potager, le jardin, l’étable et les ruches. Je lis tout avec avidité et me suis déjà assimilé la théorie jusqu’au moindre détail. Mon rêve, mon doux rêve, est d’aller m’établir dès le mois de mars à notre Doubètchnia. Quel endroit merveilleux, n’est-ce pas ? La première année, je m’orienterai et m’habituerai ; la seconde, je travaillerai moi-même sans ménager, comme on dit, mes forces. Mon père m’a promis de me donner Doubètchnia ; j’en ferai ce que je voudrai.
Rougissante, émue aux larmes, et riant, elle rêvait tout haut à la façon dont elle vivrait à Doubètchnia, et combien ce serait intéressant ; je l’enviais. Mars était proche. Les jours devenaient de plus en plus longs, et pendant les clairs après-midi ensoleillés, la neige fondait sur les toits ; on sentait le printemps. Moi aussi, j’avais envie d’aller à la campagne.
Quand elle dit qu’elle irait à Doubètchnia, je songeai combien j’allais être seul en ville et me sentis jaloux de son armoire à livres et du travail rural auquel elle se livrerait. Je ne connaissais ni n’aimais le travail des champs, et voulais lui dire que le travail agricole est une occupation d’esclaves ; mais je me souvins que mon père avait dit maintes fois quelque chose de semblable, et je restai coi.
Arriva le grand carême. L’ingénieur revint de Pétersbourg ; je commençais déjà à l’oublier. Il revint à l’improviste, sans avoir envoyé même un télégramme. Quand j’apparus le soir comme de coutume, il allait et venait dans le salon, bien lavé, les cheveux fraîchement coupés, rajeuni de dix ans, et racontait quelque chose. Sa fille, à genoux, retirait des valises des boîtes, des flacons, des livres, et donnait tout cela au valet de chambre. En voyant l’ingénieur, je fis involontairement un pas en arrière ; mais il me tendit les deux mains en souriant, montrant ses dents blanches et fortes de cocher.
– Le voilà lui aussi ! Très heureux de vous voir, monsieur le peintre en bâtiments ! me dit-il. Maria m’a tout raconté ; elle m’a longuement chanté vos louanges. Je vous comprends tout à fait, et vous approuve, continua-t-il en me prenant sous le bras. Il est plus intelligent et plus honnête d’être un bon ouvrier que de gâcher du papier dans un bureau et de porter une cocarde sur le front[13]. Moi-même, j’ai travaillé en Belgique, avec ces mains que voici ; puis j’ai été mécanicien pendant deux ans.
Il était en veston court et en pantoufles ; il marchait comme un goutteux, en se balançant un peu, et se frottant les mains. Fredonnant, il ronronnait doucement et s’étirait, éprouvant le double plaisir d’être enfin revenu chez lui et d’avoir pris une bonne douche.
– Il n’y a pas à dire le contraire, me dit-il au souper ; vous êtes tous des gens charmants et sympathiques ; mais dès que vous vous mêlez de travail physique, ou commencez à vouloir sauver les moujiks, tout finit, au bout du compte, en sectarisme. N’avez-vous pas l’air d’appartenir à une secte ? Par exemple, vous ne buvez pas d’eau-de-vie ? n’est-ce pas comme dans une secte ?
Pour lui faire plaisir, je bus de la vodka et du vin. Nous goûtâmes des fromages, de la charcuterie, des pâtés fins, des pickles, toutes les sortes de hors-d’œuvre qu’il avait apportés, et les vins qu’il avait reçus de l’étranger en son absence. Les vins étaient excellents. L’ingénieur recevait des vins et des cigares de l’étranger, sans payer de douane, on ne sait pourquoi. Quelqu’un lui envoyait, gratuitement aussi, du caviar et des dos d’esturgeons fumés. Il ne payait pas pour son appartement parce que son propriétaire fournissait le pétrole pour la ligne du chemin de fer, et, en général, sa fille et lui donnaient l’impression que tout ce qu’il y a de meilleur au monde était à leur disposition, et qu’ils le recevaient sans bourse délier.
Je continuai à aller chez eux, mais avec moins de plaisir. L’ingénieur me gênait ; et en sa présence, j’étais mal à l’aise. Je ne supportais pas ses yeux clairs et innocents. Les discussions me fatiguaient, me dégoûtaient. Le souvenir me poursuivait que tout récemment j’étais le subordonné de cet homme gavé, haut en couleur, et qu’il avait été impitoyablement grossier avec moi. Il me prenait maintenant par la taille, me tapait amicalement sur l’épaule, m’approuvait ; mais je sentais qu’il me méprisait comme avant, me trouvait complètement nul et ne me tolérait qu’à cause de sa fille. Je ne pouvais plus rire et parler librement. Je me recroquevillais et m’attendais à chaque moment à ce qu’il m’appelât Pantéley, ainsi qu’il appelait son domestique Pâvel. Combien mon orgueil provincial et bourgeois s’en révoltait ! Moi, un prolétaire, un peintre en bâtiments, j’allais, chaque jour, chez des gens riches qui ne me comprenaient pas, que la ville tout entière regardait comme des étrangers ! Je buvais chaque jour chez eux des vins fins ; je mangeais des choses extraordinaires. Ma conscience ne voulait pas accepter cela. En me rendant chez eux, j’évitais sournoisement les passants, et regardais à terre, comme si véritablement je faisais partie d’une secte. Et quand je rentrais de chez l’ingénieur, j’avais honte d’avoir bu et mangé à satiété.
Surtout je craignais d’y prendre goût. Dans les rues, ou à mon travail, quand je causais avec mes camarades, je ne pensais qu’au soir, au moment où j’irais chez Maria Vîctorovna ; je m’imaginais sa voix, son rire, son allure. En m’apprêtant à aller chez elle, je restais longtemps chez ma bonne, à nouer ma cravate, devant un miroir déformant. Mon costume de jersey me semblait affreux et je souffrais ; et je me méprisais d’être si occupé de ces détails. Quand Maria Vîctorovna me criait de sa chambre qu’elle n’était pas habillée et me priait d’attendre, je l’écoutais aller et venir. Cela me troublait et je sentais le parquet se dérober sous moi. Et quand j’apercevais dans la rue une forme féminine, je la comparais infailliblement à elle ; et il me semblait que toutes nos femmes et nos jeunes filles étaient vulgaires, fagotées, ne savaient pas se tenir ; et ces comparaisons me procuraient un sentiment de fierté : Maria Vîctorovna était mieux que toutes les autres. La nuit je me voyais en rêve à côté d’elle.
Un soir, à souper, nous mangeâmes, l’ingénieur et moi, tout un homard. En rentrant à Makhârika, je me rappelai que Dôljikov m’avait appelé deux fois « mon brave », et je me dis que, dans cette maison, on me caressait comme un grand chien malheureux, abandonné ; que l’on s’amusait de moi, et que, quand je les ennuierais, on me chasserait aussi comme un chien. Cela me fit honte et mal à en pleurer, comme si on m’eût offensé ; et, les yeux aux ciel, je me jurai de mettre fin à tout cela.
Le lendemain, je n’allai pas chez les Dôljikov. Le soir, tard, alors qu’il faisait tout à fait sombre et qu’il pleuvait, je passai par la Bolchâia Dvoriânnskaïa en regardant les fenêtres. Chez les Ojôguine, on dormait déjà, et à l’une des dernières fenêtres seulement on voyait de la lumière.
C’était Mme Ojôguine qui brodait aux lueurs de trois bougies, s’imaginant par là combattre les préjugés. Chez nous, c’était noir, mais, en face, chez l’ingénieur, les fenêtres étaient éclairées, sans qu’on pût rien distinguer à travers les rideaux et les fleurs.
J’allais et venais dans la rue ; une froide pluie de mars me mouillait. J’entendis mon père rentrer du cercle. Il frappa à la porte cochère. Une minute après, une lumière apparut à une fenêtre ; et je vis ma sœur accourant vite avec une lampe, et qui, en marchant, arrangeait ses épais cheveux. Ensuite mon père arpenta le salon, parlant de quelque chose en se frottant les mains, et ma sœur, immobile dans un fauteuil, songeait et ne l’écoutait pas.
Mais ils se séparèrent. La lumière s’éteignit. Je jetai un regard vers la maison des Dôljikov ; là aussi, maintenant, c’était sombre. Dans la nuit, sous la pluie, je me sentis désespérément seul, abandonné à la merci du sort. Je sentis combien, en comparaison de ma solitude, de ma souffrance, et de ce que la vie me réservait encore, étaient négligeables mes affaires, mes désirs, et tout ce que je pensais et disais jusqu’à présent. Hélas ! les gestes et les idées des êtres vivants sont loin d’être aussi grands que leur douleur ! Et sans me bien rendre compte de ce que je faisais, je tirai de toute ma force la sonnette à la porte des Dôljikov ; je l’arrachai et me sauvai comme un gamin, craignant qu’on n’ouvrît sur-le-champ et qu’on ne me reconnût. Quand je m’arrêtai au bout de la rue pour reprendre haleine, on n’entendait que le bruit de la pluie. Quelque part, au loin, le veilleur de nuit frappait sur sa plaque de fonte.
Toute une semaine je ne retournai pas chez les Dôljikov. J’avais vendu mon costume de jersey. Il n’y avait pas de travaux de peinture ; je vivais à nouveau à demi affamé, gagnant dix à vingt copeks par jour, n’importe comment, à quelque travail désagréable et pénible. Jusqu’aux genoux dans la boue froide, la poitrine oppressée, je voulais étouffer mes souvenirs, et, littéralement, je me vengeais sur moi-même des bonnes choses dont on m’avait régalé chez l’ingénieur. Pourtant, dès que je me couchais, affamé et mouillé, mon imagination pécheresse commençait à me retracer des tableaux merveilleux, enchanteurs, et je m’avouais avec étonnement que j’aimais, que je l’aimais passionnément ! Et je m’endormais profondément et sainement, sentant que dans cette vie de forçat, mon corps ne devenait que plus vigoureux et plus jeune.
Un soir, la neige tombait hors de saison, et le vent du nord soufflait comme si l’hiver était revenu. En rentrant de mon travail, je trouvai Maria Vîctôrovna dans ma chambre. Elle était assise, vêtue d’une pelisse, les deux mains dans son manchon.
– Pourquoi ne venez-vous plus me voir ? me demanda-t-elle en levant sur moi ses yeux intelligents et clairs.
La joie me troubla profondément et je restai devant elle, raide, comme devant mon père quand il s’apprêtait à me battre. Elle me regardait droit dans les yeux, et on voyait qu’elle comprenait pourquoi j’étais troublé.
– Pourquoi ne venez-vous plus ? répéta-t-elle. Puisque vous ne voulez plus venir, vous le voyez, c’est moi qui viens.
Elle se leva et s’approcha de moi.
– Ne m’abandonnez pas ! dit-elle et ses yeux se remplirent de larmes. Je suis seule, absolument seule !
Elle se mit à pleurer et dit, en se couvrant la figure de son manchon :
– Toute seule !… Le vie m’est une souffrance ; je n’ai personne au monde, sauf vous. Ne m’abandonnez pas !
En cherchant son mouchoir pour essuyer ses larmes, elle sourit. Nous nous tûmes quelque temps ; puis je l’étreignis et l’embrassai, m’égratignant la joue à l’épingle qui retenait sa toque.
Et nous nous mîmes à causer comme si nous étions intimes depuis longtemps, longtemps…
X
Deux jours plus tard Maria Vîctorovna m’envoya à Doubètchnia, et j’en fus indiciblement heureux.
En me rendant à la gare, et ensuite en wagon, je riais sans motif, si bien que l’on croyait que j’étais ivre. Il tombait de la neige, et le matin il gelait, mais les chemins étaient déjà noirs, et au-dessus d’eux, volaient des grolles qui croaillaient.
D’abord je me proposai d’installer un logement pour Mâcha et moi dans l’aile latérale, en face de celle de Mme Tchéprakov, mais les pigeons et les canards y étaient établis depuis longtemps, et il était presque impossible de la faire nettoyer sans détruire une grande quantité de nids. Bon gré mal gré, il fallut se loger dans les pièces peu confortables de la grande maison aux persiennes. Les paysans l’appelaient « le palais ». Il y avait dans cette maison plus de vingt chambres, mais il n’y restait en fait de meubles qu’un piano et, au grenier, une chaise d’enfant. Même si Mâcha avait fait venir de la ville tout son mobilier, nous n’aurions pas pu détruire une impression de vide austère et de froid glacial.
Je choisis trois petites chambres dont les fenêtres donnaient sur le jardin, et, du matin au soir, je les arrangeai, posant des carreaux, collant des papiers, bouchant les fentes et les trous. C’était un travail facile et agréable.
Je courais souvent à la rivière pour voir si elle commençait à charrier. Il me semblait sans cesse que les sansonnets étaient revenus, et, la nuit, pensant à Mâcha avec une joie envahissante, j’écoutais le bruit des rats, les sifflements et les heurts du vent sur le toit ; on eût dit qu’au grenier toussait le vieux follet de la maison. Il y avait eu des neiges profondes ; il en était encore beaucoup tombé à la fin de mars ; mais elle fondait vite, comme par enchantement. Les eaux printanières coulèrent impétueusement, en sorte qu’au début d’avril, les sansonnets chantaient déjà, et des papillons jaunes volaient dans le jardin. Le temps était magnifique. Chaque soir, j’allais vers la ville à la rencontre de Mâcha, et quel délice c’était de marcher pieds nus sur le chemin qui commençait à sécher et encore si mou ! À mi-chemin, je m’asseyais et regardais la ville, sans me décider à en approcher davantage ; sa vue me troublait.
Je me demandais sans cesse ce que penseraient mes connaissances en apprenant mon amour. Que dirait mon père ? J’étais surtout troublé par l’idée que ma vie se compliquait, que j’avais entièrement perdu la faculté de la conduire et qu’elle m’emportait comme un ballon, Dieu sait où. Je ne pensais plus à la façon de gagner mon pain ni comment vivre : je ne me rappelle vraiment plus ce que je pensais.
Mâcha arrivait en voiture ; je m’asseyais à côté d’elle et nous roulions ensemble jusqu’à Doubètchnia, gais et libres. Ou bien, ayant attendu le coucher du soleil, je revenais à la maison, triste, découragé, ne comprenant pas pourquoi elle n’était pas venue. Et, tout à coup, à la porte de la maison, ou dans le jardin, une ravissante apparition : elle ! Elle était venue par le chemin de fer et avait fait à pied la route depuis la gare. Quelle fête c’était ! En simple robe de laine, un mouchoir sur la tête, avec une modeste ombrelle, mais moulée, élancée, chaussée de fines bottines, importées de l’étranger, c’était une actrice consommée qui jouait la fille du peuple.
Nous inspections notre royaume et décidions où seraient nos chambres, où seraient les allées du jardin, du potager, les ruches. Nous avions déjà des poules, des canards et des oies que nous aimions, parce qu’ils étaient à nous. Nous avions préparé de l’avoine pour la semer, du trèfle, de la fléole, du sarrasin et des graines potagères, et nous examinions chaque fois tout cela. Nous discutions longtemps quelle serait la récolte, et tout ce que me disait Mâcha me semblait extraordinairement intelligent et beau. Ce fut le plus heureux moment de ma vie.
Peu après la seconde semaine de Pâques, nous nous mariâmes dans notre église paroissiale, au hameau de Kourîlovka, à trois verstes de Doubètchnia. Mâcha voulut que tout fût simple. Selon son désir, nous eûmes des paysans pour garçons d’honneur ; il n’y eut qu’un chantre, et nous revînmes de l’église dans un tarantass cahotant, que Mâcha conduisait elle-même. Comme invités de la ville nous n’eûmes que ma sœur, que Mâcha avait prévenue par un mot trois jours avant le mariage. Ma sœur était en robe blanche et gantée. Pendant le mariage, elle pleurait doucement de joie et d’attendrissement. Elle avait l’expression infiniment bonne de notre mère. Enivrée de notre bonheur, elle souriait comme si elle humait une odeur douce. En la regardant pendant la cérémonie, je compris que pour elle, il n’y avait au monde rien de plus élevé que l’amour – l’amour terrestre, – et qu’elle y pensait en secret, timidement, de façon continue et passionnée. Elle enlaçait et embrassait Mâcha, et, ne sachant comment lui exprimer son ravissement, elle lui disait de moi :
– Il est bon, très bon !
Avant de nous quitter, elle reprit sa robe ordinaire et m’emmena au jardin pour causer avec moi, tête à tête :
– Papa est très affecté de ce que tu ne lui aies rien écrit, dit-elle ; il fallait lui demander sa bénédiction. Mais, au fond, il est très content. Il dit que ce mariage te relèvera aux yeux de toute la société, et que, sous l’influence de Maria Vîctorovna, tu vas prendre la vie plus au sérieux. Le soir, maintenant, nous ne parlons que de toi, et hier, il a même dit : « Notre Missaïl ». Cela m’a réjouie. Il a quelque chose en tête. Il me semble qu’il veut te montrer l’exemple de la générosité et qu’il parlera le premier de réconciliation. Il est très possible qu’il vienne lui-même ici.
Elle fit vite sur moi plusieurs signes de croix, et dit :
– Dieu te garde, sois heureux ! Anioûta Blagovo, qui est une fille d’esprit, dit à propos de ton mariage que c’est une nouvelle épreuve que Dieu t’envoie. Mais que faire ? Dans la vie de famille il n’y a pas que des joies : il y a les souffrances ; on ne peut pas y échapper.
Nous la raccompagnâmes à pied, Mâcha et moi, l’espace de trois verstes, et, en rentrant, nous marchions doucement, en silence, comme si nous nous reposions. Mâcha me tenait par la main. Notre cœur était léger et nous ne songions même pas à parler d’amour. La bénédiction nous avait encore rapprochés, et il nous semblait que rien désormais ne pourrait nous séparer.
– Ta sœur est sympathique, me dit Mâcha ; mais il me semble qu’on l’a longtemps torturée. Ton père doit être un homme terrible.
Je commençai à lui raconter comment on nous avait élevés, ma sœur et moi, et combien avait été pénible et absurde notre enfance. Apprenant que mon père m’avait encore récemment battu, elle tressaillit et se pressa contre moi.
– Ne raconte plus rien, dit-elle. C’est affreux !
Maintenant, elle ne se séparait plus de moi. Nous vivions dans la grande maison, installés dans trois chambres, et le soir nous fermions bien la porte conduisant à la partie inhabitée, comme si quelqu’un y demeurait que nous ne connussions pas et dont nous eussions peur. Je me levais tôt, à l’aube, et me mettais tout de suite à quelque travail. Je réparais les charrettes ; je traçais les allées du jardin ; je bêchais les plates-bandes ; je peignais le toit de la maison. Quand vint le temps de semer l’avoine, j’essayai de croiser les labours, de herser, d’emblaver, et le tout consciencieusement, ne restant pas en arrière de notre ouvrier. Je me fatiguais ; la pluie, le vent froid et vif me brûlaient le visage et les jambes. La nuit, je rêvais de terre labourée. Mais les travaux des champs ne me plaisaient pas. Je ne connaissais pas la vie rurale et ne l’aimais pas, peut-être parce que mes ancêtres n’étaient pas laboureurs, et que dans mes veines coulait un sang purement citadin. J’aimais tendrement la nature ; j’aimais les champs, les prés, les potagers ; mais le paysan, soulevant la terre avec sa charrue, poussant son misérable cheval, lui-même déguenillé, trempé, le cou tendu, était pour moi l’expression de la force brutale, sauvage, laide ; et, regardant ses mouvements gauches, je pensais chaque fois aux âges, depuis longtemps passés, légendaires, où l’homme ne connaissait pas encore l’usage du feu. Le bœuf sombre dans le troupeau des paysans, et les chevaux quand ils galopaient dans le village en frappant le sol de leurs sabots, me faisaient peur. Tout ce qui était un peu gros, fort et méchant, fût-ce un bélier avec ses cornes, un jars ou un chien de garde, tout me paraissait l’expression de la même force grossière et sauvage.
Cette prévention agissait surtout sur moi par le mauvais temps, lorsque au-dessus des guérets noirs, il traînait des nuages lourds. Principalement quand je labourais ou que je semais, et que deux ou trois paysans me regardaient faire, je n’avais pas conscience de l’obligation inévitable de ce labeur, et il me semblait que je m’amusais. Je préférais faire quelque chose dans la cour ; rien ne me plaisait tant que de peindre les toits.
Je me rendais par le jardin et les prés à notre moulin. Il était loué à un paysan de Kourîlovka, Stépane, bel homme, d’aspect robuste, brun, avec une épaisse barbe noire. Il n’aimait pas le travail du moulin et le considérait comme triste et peu avantageux. Il ne vivait là que pour ne pas être chez lui. Il était sellier, et une agréable odeur de résine et de peau flottait toujours autour de lui. Il n’aimait pas à parler ; il était lent, n’aimait pas à remuer et fredonnait toujours : « ou, liou, liou, liou », assis sur le pas de sa porte ou au bord de l’eau. Parfois sa femme et sa belle-mère venaient de Kourîlovka pour le voir. Elles étaient pâles, alanguies et douces. Elles le saluaient bas, lui disaient vous, et l’appelaient cérémonieusement Stépane Pétrôvitch. Lui ne répondait à leurs saluts ni par un mouvement, ni par un mot. Il s’asseyait à l’écart, sur la rive, et chantait doucement : « ou, liou, liou, liou ». Une heure, deux heures se passaient en silence. Sa belle-mère et sa femme, s’étant murmuré quelque chose, se levaient et le regardaient un certain temps, attendant qu’il se retournât ; puis elles saluaient bien bas, et disaient d’une voix douce et chantante :
– Adieu, Stépane Pétrôvitch !
Et elles partaient.
Après cela, enserrant le chapelet de craquelins ou la chemise qu’elles lui avaient apportées, Stépane soupirait et disait en clignant de l’œil de leur côté :
– Ah, ce sexe féminin !
Le moulin à deux meules travaillait jour et nuit. J’aidais Stépane, et cela me plaisait.
Quand il s’absentait, je le remplaçais volontiers.
XI
Après le temps chaud et clair, vint celui des routes défoncées par le dégel. Tout le mois de mai, il plut continuellement et il fit froid. Le bruit des roues du moulin et la pluie invitaient à la paresse et au sommeil. Le plancher tremblait ; on sentait l’odeur de la farine ; et cela aussi disposait à dormir. Ma femme, revêtue d’une courte pelisse, avec de hauts caoutchoucs d’homme, apparaissait deux fois par jour, et répétait toujours :
– Et cela s’appelle l’été ? c’est pire qu’en octobre !…
Nous prenions le thé ensemble ; nous faisions cuire notre gruau ou nous restions assis des heures, silencieux, attendant que la pluie cessât. Une fois, pendant que Stépane était à la foire, Mâcha passa même toute une nuit au moulin. Quand nous nous levâmes, on ne pouvait comprendre quelle heure il était, car des nuages de pluie couvraient tout le ciel. Seuls, au village, chantaient les coqs ensommeillés et les râles de genêts dans les prés. Il était encore très, très de bonne heure… Nous descendîmes, ma femme et moi, vers le bief et nous retirâmes la nasse que Stépane avait placée la veille devant nous. Une grosse perche s’y débattait, et, dressant sa pince en l’air, une écrevisse se hérissait.
– Rejette-les à l’eau, dit Mâcha ; qu’elles soient heureuses elles aussi !
Parce que nous nous étions levés trop tôt et n’avions rien fait ensuite, cette journée nous parut très longue, la plus longue de ma vie. Stépane revint vers le soir et je rentrai à la maison.
– Ton père, est venu aujourd’hui, me dit Mâcha.
– Où est-il ?
– Il est parti ; je ne l’ai pas reçu.
Voyant que je me taisais et ressentais de la compassion pour mon père, elle me dit :
– Il faut être conséquent avec soi-même. Je ne l’ai pas reçu et lui ai fait dire qu’il ne se dérange plus pour venir nous voir.
Une minute plus tard, j’avais franchi la porte et me rendais en ville pour parler à mon père. La route était sale et glissante, il faisait froid. Pour la première fois depuis mon mariage, je devins triste tout à coup, et, dans mon cerveau fatigué par ce long jour gris, surgit la pensée que je ne menais peut-être pas la vie qu’il fallait. J’étais las ; peu à peu, une faiblesse et la paresse me prirent ; je n’avais plus la force d’avancer, ni de raisonner ; et, après avoir fait un peu de chemin, je renonçai à ma course et revins à la maison. Au milieu de la cour, se trouvait l’ingénieur, vêtu d’un manteau de peau à capuchon ; et il demandait d’une voix forte :
– Où sont les meubles ? Il y avait ici un beau mobilier de style Empire, des tableaux, des vases ; et maintenant, c’est nu comme un billard. J’ai acheté la maison meublée, que le diable l’écorche, cette vieille !
Près de lui se tenait, tournant sa casquette dans les mains, le domestique de la générale, Moïsséy, garçon de vingt-cinq ans, maigre, grêlé, aux petits yeux effrontés. Une de ses joues était plus grosse que l’autre, comme s’il avait trop dormi dessus.
– Votre Noblesse, dit-il d’une voix hésitante, vous avez daigné acheter le bien non meublé ; je me le rappelle.
– Tais-toi ! cria Dôljikov.
Et il devint écarlate, trembla.
Et l’écho du jardin répéta son cri.
XII
Lorsque je faisais quelque travail au jardin ou dans la cour, Moïsséy se tenait près de moi, et les bras croisés derrière le dos, il me regardait paresseusement et effrontément de ses petits yeux ; cela m’énervait au point que je laissais le travail et m’en allais.
Nous apprîmes par Stépane que ce Moïsséy était l’amant de la générale. J’avais remarqué que, lorsqu’on venait chez elle pour de l’argent, on s’adressait d’abord à lui, et je vis une fois un moujik, tout noir, probablement un charbonnier, le saluer jusqu’à terre. Parfois, après quelque conciliabule, Moïsséy donnait l’argent lui-même, sans rien dire à la générale ; d’où je conclus qu’à l’occasion, il opérait pour son compte.
Il tirait des coups de fusil dans le jardin sous nos fenêtres, dérobait des provisions dans notre cave, prenait nos chevaux sans en demander la permission ; nous nous révoltions, cessant de croire que Doubètchnia fût à nous. Et Mâcha disait en pâlissant :
– Se peut-il que nous devions vivre encore un an et demi avec cette engeance ?
Le fils de la générale, Ivane Tchéprakov, était employé comme conducteur sur notre ligne. Pendant l’hiver, il maigrit et s’affaiblit tellement qu’il devenait ivre après avoir bu un seul verre et grelottait à l’ombre. Il portait avec dégoût sa tunique de conducteur et en avait honte. Mais il considérait sa place comme lucrative, parce qu’il pouvait voler les bougies et les revendre[14]. Ma nouvelle situation suscitait en lui un sentiment mêlé d’étonnement, d’envie, et d’espoirs vagues que quelque chose d’analogue pourrait lui arriver. Il suivait Mâcha de ses yeux ravis, me demandait ce que je mangeais à dîner, et une expression chagrine et pateline se montrait sur son visage maigre et laid ; il remuait les doigts comme s’il palpait mon bonheur.
– Écoute, Petit Profit, disait-il agité, rallumant à toute minute ses cigarettes. (Là où il était, c’était toujours sale ; pour une cigarette, il gâchait dix allumettes.) Écoute, ma vie maintenant est tout ce qu’il y a d’abject. Le moindre adjudant peut me tutoyer, me dire : « Moi ! toi ? » J’en ai entendu de belles dans les wagons, frère ! Et sais-tu, j’ai compris : Ma vie est mauvaise ! ma mère m’a perdu ! Un médecin m’a dit en wagon : quand les parents sont dépravés, leurs enfants sont des ivrognes ou des criminels. Voilà ce qui en est !
Une fois, il vint dans la cour en titubant. Ses yeux roulaient inconscients ; sa respiration était lourde. Il riait, pleurait comme dans le délire de la fièvre. Dans ses phrases entrecoupées, je ne comprenais que les mots : « Ma mère ! Où est ma mère ? » Il prononçait ces mots en pleurant, comme un enfant qui a perdu sa mère dans la foule. Je l’emmenai au jardin et le fis coucher sous un arbre. Ensuite, tout le jour et toute la nuit, Mâcha et moi, nous restâmes assis à ses côtés à tour de rôle. Il se sentait mal, et Mâcha, regardant avec dégoût sa figure pâle et suante, disait :
– Est-ce que cette engeance va vivre dans notre cour encore un an et demi ? C’est affreux, affreux !…
Que de déboires nous occasionnaient les paysans ! Combien de désillusions durant ces premiers mois de printemps, où nous désirions tant être heureux ! Ma femme faisait construire une école. J’avais dessiné un plan pour une école d’une soixantaine de garçons, que la commission du zemstvo approuva, mais elle conseilla de construire l’école à Kourîlovka, un grand village qui n’était qu’à trois verstes de nous ; du reste, l’école de Kourîlovka, où se rendaient les enfants de quatre villages, et ceux aussi de notre Doubètchnia, était vieille, trop petite ; il fallait déjà marcher avec précautions sur le plancher pourri. À la fin de mars, Mâcha fut nommée, selon son désir, curatrice de l’école de Kourîlovka, et, au commencement d’avril, nous avions réuni trois fois l’assemblée communale et avions tâché de démontrer aux paysans que leur école était trop petite et qu’il fallait en construire une nouvelle. Un membre de la commission du zemstvo, et un inspecteur des écoles populaires, vinrent aussi les raisonner.
Après chaque assemblée, on nous entourait et on nous demandait un seau de vodka. Nous avions chaud dans la foule tassée ; nous nous fatiguions vite, et revenions à la maison mécontents et un peu gênés. À la fin, les paysans accordèrent du terrain pour l’école, et promirent d’amener de la ville, avec leurs chevaux, tous les matériaux de construction nécessaires. Dès le premier dimanche, après que les paysans de Kourîloka et de Doubètchnia eurent fini les semailles de printemps, des chariots partirent des deux villages pour aller chercher les briques des fondations. Ils partirent au petit jour et revinrent tard le soir. Les moujiks étaient ivres et se disaient exténués.
Comme un fait exprès, la pluie et le vent durèrent tout le mois de mai. Les routes se défoncèrent et se couvrirent de boue. Les chariots, en revenant de la ville, traversaient notre cour et c’était un spectacle horrible. Un cheval arrive à la porte cochère, les pieds écartés, le ventre gros. Avant d’entrer dans la cour, il salue de la tête. Puis apparaît une poutre de douze archines, mouillée, gluante. Auprès d’elle, empaqueté à cause de la pluie, sans regarder où il met les pieds, sans éviter les flaques d’eau, marche un moujik, les pans de son cafetan fourrés dans sa ceinture.
Un autre cheval surgit avec des planches ; puis un troisième avec une poutre, et un quatrième… L’espace devant la maison s’emplit peu à peu de chevaux, de poutres, de planches. Les moujiks et leurs femmes, celles-ci la tête encapuchonnée et la robe relevée, regardent avec colère nos fenêtres, braillent, exigent que la « dame » vienne. On entend des jurons grossiers. Et à l’écart, se tient Moïsséy qui semble se délecter de notre honte.
– C’est fini, nous n’amènerons plus rien ! crient les moujiks. Nous sommes éreintés. Va les chercher toi-même !
Mâcha, pâle, déconcertée, pensant qu’on va envahir la maison, leur envoie un demi-seau de vodka ; après cela le bruit cesse et les longues poutres, l’une après l’autre, rampent hors de la cour.
Quand je me rendais au chantier, ma femme s’agitait et disait :
– Les moujiks sont fâchés. Pourvu qu’ils ne te fassent rien ! Non, attends, j’y vais avec toi.
Nous allions ensemble à Kourîlovka et là-bas aussi les menuisiers nous demandaient des pourboires. La cage de poutres était prête ; il était temps de faire les fondements ; mais les maçons ne venaient pas. Il se produisit un retard et les menuisiers protestaient. Quand enfin les maçons arrivèrent, il se trouva qu’il n’y avait pas de sable : on avait perdu de vue qu’il en fallait. Profitant de notre situation inextricable, les moujiks de-mandèrent trente copeks par chariot, bien que, du chantier à la rivière, où l’on prenait le sable, il n’y eût pas un quart de verste. Et il fallait plus de cinq cents chariots… Les malentendus, les demandes, les réclamations n’en finissaient pas. Ma femme s’indignait, mais l’entrepreneur de maçonnerie, Tite Pétrov, vieillard de soixante-dix ans, la prenait par la main et disait :
– Regarde ici ! Regarde ! Amène-moi seulement du sable ; je t’enverrai dix hommes à la fois, et ce sera prêt en deux jours ! Regarde ici !
Mais le sable fut apporté ; deux jours, quatre jours, une semaine passèrent, et, au lieu des fondements, un fossé béait toujours.
– C’est à en devenir folle ! disait ma femme agitée. Quels gens ! Quel peuple !
Dans cette période de désarroi, l’ingénieur venait chez nous. Il apportait des provisions de hors-d’œuvre et de vins. Il mangeait longuement, puis se couchait sous la galerie et ronflait, en sorte que les ouvriers hochaient la tête et s’indignaient :
– Ce qu’il s’en paye !
Mâcha n’était pas contente des visites de son père. Elle n’avait pas confiance en lui, bien qu’elle le consultât. Quand après avoir fait la sieste et s’être levé de méchante humeur, il parlait en mauvais termes de Doubètchnia, et exprimait le regret d’avoir acheté cette propriété qui lui avait causé tant de pertes, l’angoisse se lisait sur la figure de la pauvre Mâcha. Elle se plaignait à son père ; il se contentait de bâiller et disait qu’il faudrait rosser les moujiks.
Notre mariage et notre vie lui semblaient une comédie. Il disait que c’était un caprice, une gageure.
– Il lui est déjà arrivé quelque chose de ce genre, me racontait-il à propos de Mâcha. Elle s’imagina une fois être une cantatrice et me quitta brusquement ; je la cherchai deux mois, et, mon bon, rien qu’en télégrammes j’ai dépensé pour elle mille roubles.
Il ne m’appelait plus ni sectaire, ni monsieur le peintre en bâtiments, et n’approuvait pas non plus comme jadis ma vie d’autrefois ; il disait :
– Vous êtes un homme étrange, anormal ! Je n’ose pas le prédire, mais vous finirez mal, mon cher !
La nuit, Mâcha dormait mal. Elle ne cessait de songer à on ne sait quoi, assise à la fenêtre de notre chambre à coucher. Finis les rires après le souper, et les gentillesses. Je souffrais, et, quand la pluie tombait, chaque goutte s’insinuait dans mon cœur comme une goutte de plomb. J’étais prêt à tomber à genoux devant Mâcha et à lui demander pardon du temps qu’il faisait. Quand les moujiks juraient dans la cour, je me sentais comme coupable. Je restais assis des heures à la même place, songeant à la magnifique créature, à l’être idéal qu’était ma Mâcha.
Je l’aimais passionnément, et tout ce qu’elle pouvait dire et faire, m’enchantait. Elle avait le goût des paisibles travaux ; elle aimait à lire longuement, à étudier. Connaissant la vie agricole par les livres, elle nous étonnait tous par son savoir. Et des conseils pratiques qu’elle donnait, aucun ne fut inutile. Et que de noblesse, de goût, de douceur d’âme en elle, la douceur d’âme des gens bien élevés !
Pour cette femme à l’esprit sain et positif, une vie désordonnée, remplie de désagréments et de petits soucis comme celle que vous vivions, était une vraie torture. Je le comprenais et en perdais aussi le sommeil. Ma tête travaillait sans cesse et les larmes me montaient aux yeux. Je m’affolais, ne sachant que faire.
Je courais en ville et rapportais à Mâcha des livres, des journaux, des bonbons, des fleurs. Ou bien, je pêchais en compagnie de Stépane, restant des heures entières sous la pluie, plongé jusqu’au cou dans l’eau froide, pour attraper une lotte et varier ainsi notre menu. Je priais humblement les moujiks de ne pas faire de bruit. Je les abreuvais de vodka, les achetais en quelque sorte, et leur faisais des promesses variées. Combien d’autres sottises encore !…
Enfin les pluies cessèrent et la terre sécha. On se lève à quatre heures ; on va au jardin. La rosée brille sur les fleurs, les oiseaux chantent, les insectes bourdonnent. Pas un nuage au ciel. Que le jardin, les prés et la rivière sont beaux ! Mais tout à coup, on se souvient des moujiks, des chariots, de l’ingénieur… Mâcha et moi nous partons dans un véhicule léger pour aller voir les avoines. Mâcha conduit ; je suis à califourchon derrière elle sur le drojki ; ses épaules à la demande des rênes se soulèvent, le vent joue dans ses cheveux[15].
– Tiens ta droite ! crie-t-elle aux gens que l’on croise.
– Tu as l’air d’un postillon, lui dis-je une fois.
– Peut-être ! Mon grand-père, le père de papa, était postillon, dit-elle en se retournant vers moi. Tu ne le savais pas ?
Et elle se mit à imiter les cris et les chansons des postillons.
– Dieu soit loué ! pensais-je en l’écoutant. Dieu soit loué !
Mais tout à coup je me souvins des moujiks, des chariots, de l’ingénieur…
XIII
Blagovo venait à bicyclette. Ma sœur se mit à venir souvent. Les conversations sur le travail physique, le progrès, la mystérieuse inconnue qui attend l’humanité dans un lointain avenir, recommencèrent. Le médecin n’aimait pas nos occupations agricoles parce que cela nous empêchait de discuter. Il disait que labourer, faucher, garder les veaux, n’était pas digne d’un homme libre, et que les gens se déchargeraient à l’avenir sur les animaux et les machines de tous ces modes grossiers de lutte pour l’existence. Ils s’occuperaient exclusivement de recherches scientifiques. Ma sœur demandait toujours à rentrer de bonne heure, et, si elle s’attardait le soir, ou restait à coucher, il n’y avait plus de bornes à son inquiétude.
– Mon Dieu, quelle enfant vous êtes encore ! lui disait Mâcha avec reproche ; c’est même ridicule à la fin !
– Oui, c’est ridicule, convenait ma sœur, je le conçois ; mais que faire, si je n’ai pas la force de me dominer ? Il me semble toujours que j’agis mal…
Pendant les fauches, faute d’habitude, mon corps était tout endolori. Le soir, à la terrasse, causant avec les miens, je m’endormais tout à coup et on riait fortement de moi. On me réveillait et on me faisait mettre à table pour souper. Le sommeil m’accablait et je voyais comme en rêve les lumières, les figures, les assiettes. J’entendais les voix et ne les comprenais pas. Levé dès le matin, je reprenais immédiatement la faux, ou bien je me rendais au chantier, et y travaillais toute la journée.
En restant à la maison les jours de fêtes, je remarquai que ma femme et ma sœur me cachaient quelque chose et cherchaient à m’éviter. Ma femme était comme auparavant tendre avec moi, mais elle avait des idées qu’elle ne me communiquait pas. Il était évident que son irritation contre les paysans augmentait toujours. La vie lui devenait toujours plus pénible ; mais elle ne se plaignait pas à moi. Elle parlait plus volontiers avec Blagovo qu’avec moi, et je n’en comprenais pas la raison.
Dans notre Gouvernement, les ouvriers avaient l’habitude, au moment des fauches ou des moissons, de venir le soir dans la cour des propriétaires et on leur offrait de la vodka. Les jeunes filles elles-mêmes en buvaient un verre. Nous abandonnâmes cet usage. Les faucheurs et les femmes restaient tard dans notre cour attendant la vodka et s’en allaient en jurant. Pendant ce temps, Mâcha se renfrognait durement et se taisait ; ou bien, énervée, elle disait au docteur à mi-voix :
– Les sauvages ! les Pétchénégues ![16].
À la campagne comme à l’école, on accueille toujours les nouveaux venus sans amabilité et d’une manière presque hostile ; on ne nous accueillait pas autrement. Au début, on nous considérait comme des gens simples et inintelligents qui s’étaient acheté un bien uniquement parce qu’ils ne savaient que faire de leur argent. On se moquait de nous. Dans notre bois et même au jardin, les paysans faisaient paître leur bétail. Ils poussaient nos chevaux et nos vaches dans le village, et venaient ensuite réclamer la réparation des dommages. Ils entraient en bandes dans notre cour et déclaraient bruyamment que nous avions fauché à tort une parcelle de prairies des villages de Bouchéévka ou de Sémiônikha, ne nous appartenant pas ; et, comme nous ne connaissions pas encore les limites de notre terre, nous nous en rapportions à eux et leur payions une amende. Ensuite, il se trouvait que ce que nous avions fauché nous appartenait. Dans notre bois, on écorçait les tilleuls. Un moujik de Doubètchnia, un exploiteur de paysans, qui vendait de la vodka sans patente, soudoyait nos ouvriers et nous trompait, de connivence avec eux, de la façon la plus perfide. Il enlevait les roues neuves des chariots et les remplaçait par des vieilles ; il volait nos harnais de labour et nous les revendait, etc. Mais le plus vexant est ce qui se passait à Kourîlovka. Sur le chantier de l’école, pendant la nuit, les femmes volaient les planches, les vitres, les barres de fer. Le staroste faisait chez elles une perquisition avec des témoins ; l’assemblée condamnait chacune des femmes à deux roubles d’amende ; et ensuite tout l’argent des amendes était bu par la communauté paysanne.
Quand Mâcha apprenait cela, elle disait avec indignation à Blagovo ou à ma sœur :
– Quels animaux ! C’est une horreur ! une horreur !
Et je l’entendis exprimer plus d’une fois le regret d’avoir eu l’idée de bâtir une école.
– Comprenez, lui disait le médecin d’un ton persuasif ; comprenez, que si vous construisez cette école et si vous faites ici du bien, en général, ce n’est pas pour les moujiks ; c’est pour la culture et pour l’avenir. Et plus ces moujiks sont grossiers, plus il y a de raisons pour bâtir une école.
Mais on ne sentait pas de conviction dans sa voix, et il me semblait que Mâcha et lui détestaient pareillement les moujiks.
Elle se rendait souvent au moulin et prenait ma sœur avec elle. Toutes deux disaient en riant qu’elles allaient voir Stépane, qui était si beau. Stépane, avec les hommes, était lent et taciturne ; mais, dans la société féminine, il se montrait bavard et hardi. Un jour, étant allé me baigner, j’entendis involontairement une conversation. Mâcha et Cléôpâtra, toutes deux en robes blanches, étaient assises sur la berge, dans la large ombre d’un saule ; Stépane était debout à côté d’elles, les mains derrière le dos.
– Est-ce que les moujiks sont des hommes ? disait-il. Pas des hommes, mais, excusez-moi, des bêtes, des charlatans[17]. Quelle est la vie d’un moujik ? Manger et boire ; et que la pâtée soit le meilleur marché possible, et s’écorcher le gosier au cabaret à hurler à tue-tête ! Et aucun bon propos pour personne, aucun égard, aucune forme ; rien que des grossièretés ! Le moujik vit dans la saleté, sa femme aussi, et ses enfants de même. Il couche tout habillé et pêche avec ses doigts les pommes de terre de sa soupe ; il boit le kvass[18] où se noient des cafards. Si seulement il les écartait en soufflant !
– C’est la pauvreté qui fait ça, dit ma sœur, prenant la défense des moujiks.
– Quelle pauvreté ! C’est vrai qu’ils sont pauvres ; mais il y a différentes façons de l’être, mademoiselle. Si des gens sont en prison, ou aveugles, ou culs-de-jatte, ceux-là sont malheureux. Dieu nous préserve de pareilles choses ! mais s’ils sont en liberté, s’ils ont tout leur esprit, s’ils ont leurs yeux et leurs mains, s’ils ont de la force, et que Dieu les assiste, que leur faut-il de plus ? Ce ne sont que des simagrées, mademoiselle ; c’est du manque de connaissance, c’est de la grossièreté, mais pas de la pauvreté ! Vous autres, par exemple, une supposition, qui êtes des patrons, et bien élevés, et qui voudriez, par pitié, leur venir en aide, ils boiront votre argent, tant ils sont vils ; ou, ce qui est encore pire, ils ouvriront eux-mêmes un cabaret, et, avec votre argent, commenceront à dépouiller leur prochain. Vous daignez parler de la pauvreté ! Mais un moujik riche vit-il mieux qu’un pauvre ? Il vit lui aussi, excusez-moi, comme un cochon. Grossier, braillard, butor ; il est plus gras que large ; le museau enflé, rouge ; on a envie d’allonger le bras et de le claquer, le lâche ! Lârione, de Doubètchnia, est riche lui aussi, mais il arrache les écorces dans votre bois aussi bien qu’un pauvre. Il jure, ses enfants jurent, et quand il a trop bu, il tombe le nez le premier dans une flaque, et y dort. Ils ne valent tous rien du tout, mademoiselle ! Vivre au milieu d’eux à la campagne, c’est vivre en enfer. J’en ai par-dessus la tête de cette campagne ; et j’en remercie le Seigneur Roi des cieux : je mange à ma faim, je suis habillé ; j’ai fait mon temps dans les dragons ; j’ai été trois ans staroste ; je suis maintenant un cosaque libre et je vis où je veux ! Je ne veux pas vivre dans mon village, et personne n’a le droit de m’y forcer. On me dit qu’il y a ma femme. « Tu dois, me dit-on, vivre avec ta femme dans ton îsba. » Et pourquoi cela ? Je ne me suis pas loué à son service…
– Dites, Stépane, demanda Mâcha, vous êtes-vous marié par amour ?
– Quel amour peut-il y avoir chez nous à la campagne ? répondit Stépane en souriant. Puisque vous voulez le savoir, je me suis marié deux fois. Je ne suis pas de Kourîlovka, mais de Zâlégochtch ; je vins ensuite à Kourîlovka comme gendre. Mon père ne voulut pas faire de partage entre nous ; nous étions cinq frères. Je lui plantai ma révérence et m’en fus dans un autre village. Ma première femme est morte très jeune.
– De quoi est-elle morte ?
– De bêtise. Elle pleurait, pleurait sans cesse et sans raison ; elle se mit à dépérir. Elle ne faisait que boire des herbes pour embellir ; elle a dû s’abîmer l’intérieur. Ma seconde femme est de Kourîlovka, et qu’a-t-elle de bon ? C’est une femme de la campagne, une paysanne, et rien de plus. Quand on me l’a proposée, cela m’a souri ; je pensais : elle est jeune, blanche de figure ; sa famille vit proprement. Sa mère avait l’air d’être une sectaire ; elle buvait du café et ils me paraissaient vivre dans la propreté. Alors, je l’ai prise. Mais le lendemain on s’assied pour dîner, je demande à ma belle-mère une cuiller ; elle m’en donne une, et je vois qu’elle l’essuie avec les doigts. Quelle malpropreté ! pensai-je. Je vécus avec elle un an, puis m’en allai. J’aurais dû, sans doute, épouser une fille de la ville, reprit-il. On dit que la femme est l’aide du mari. Mais qu’ai-je besoin d’une aide ? Je peux m’aider tout seul ; j’aurais plutôt besoin de quelqu’un qui me parle, mais pas seulement du té-té-té-té-té ; de quelqu’un qui parle raisonnablement, comprenant ce qu’il dit. Sans bonne conversation, quelle vie peut-il y avoir ?
Stépane se tut soudainement, et on entendit son monotone « ou-liou-liou-liou » ; c’est sans doute qu’il m’avait aperçu.
Mâcha allait souvent au moulin, et trouvait évidemment du plaisir à causer avec Stépane. Le meunier méprisait si sincèrement, et avec tant de conviction, les moujiks, que cela l’attirait. Quand elle revenait du moulin, le moujik simple d’esprit qui gardait les arbres fruitiers, lui criait chaque fois :
– Fille Palâchka ! Bonjour fille Palâchka ![19].
Et il aboyait après elle comme un chien : Haf ! haf !
Elle s’arrêtait et le regardait attentivement comme si, dans l’aboiement de cet idiot, elle trouvait une réponse à ses pensées. Et il l’attirait probablement autant que les invectives de Stépane. À son retour à la maison, quelque nouvelle de ce genre-là l’attendait : que les oies du village avaient piétiné les choux de notre potager ou que Lârione avait volé des guides. Et elle disait, haussant les épaules avec mépris :
– Que peut-on attendre de ces gens-là !
Elle s’exaspérait et, dans son cœur, s’amassait la rancune, tandis que moi, je m’habituais aux moujiks et me sentais attiré vers eux.
C’étaient, pour la plupart, des gens nerveux, irrités, humiliés, c’étaient des gens à l’imagination étouffée, ignorants, à l’horizon étroit, confus, avec toujours les mêmes pensées, la terre noire, les jours noirs, le pain noir ; des hommes qui rusaient, et qui, comme des oiseaux, ne cachaient que leur tête, derrière un arbre ; des gens qui ne savaient pas compter. Ils n’acceptaient pas de venir faucher chez nous pour vingt roubles ; mais ils venaient pour un demi-seau de vodka, alors que pour vingt roubles, ils eussent pu en acheter quatre seaux. À dire vrai, la saleté, l’ivrognerie, la bêtise et les tromperies étaient des réalités ; mais, malgré tout, on sentait que la vie du moujik repose en général sur une base solide et saine. Et quelque animal grotesque que le moujik me semblât derrière sa charrue, et bien qu’il s’abrutît d’eau-de-vie, on sentait pourtant, en l’examinant de plus près, qu’il y a en lui quelque chose d’utile et de très important, qui n’existait, par exemple, ni chez Mâcha, ni chez Blagovo ; et c’est, justement, qu’il croyait que la chose principale sur terre est la vérité, et que son salut, et celui de tout le peuple, ne se trouvent que dans la vérité. Et, en raison de cela, le moujik aime la justice plus que tout au monde.
Je disais à ma femme qu’elle voyait une tache sur la vitre et ne voyait pas la vitre. Pour toute réponse, elle se taisait ou chantonnait comme Stépane « ou-liou-liou-liou-liou… ». Lorsque cette femme bonne et intelligente pâlissait d’exaspération et qu’elle parlait d’une voix tremblante avec Blagovo de l’ivrognerie, des tromperies, elle me consternait et me frappait par sa facilité d’oubli. Comment pouvait-elle oublier que son père l’ingénieur buvait aussi, plus que de raison, et que l’argent, avec lequel avait été acheté Doubètchnia, avait été acquis par toute une suite de malhonnêtetés et de tromperies honteuses et effrontées ? Comment pouvait-elle oublier cela ?
XIV
Ma sœur vivait aussi sa vie à elle, qu’elle me cachait soigneusement. Elle chuchotait souvent avec Mâcha et quand je m’approchais d’elle, elle se ramassait sur elle-même et son regard devenait gêné, suppliant ; il se passait évidemment en elle quelque chose dont elle avait peur, ou qui lui faisait honte. Pour ne pas me rencontrer au jardin, ou demeurer seule avec moi, elle restait toujours auprès de Mâcha ; je ne lui parlais que rarement et à l’heure des repas.
Un soir, en revenant du chantier, je marchais doucement dans le jardin. Il commençait à faire sombre. Ma sœur, qui ne me remarqua pas et n’avait pas entendu mes pas, allait et venait auprès d’un vieux pommier massif, sans aucun bruit, comme une apparition. Elle était vêtue de noir et marchait vite, toujours au même endroit, en regardant à terre. Une pomme tomba de l’arbre ; elle tressaillit, s’arrêta et porta les mains à ses tempes. À ce moment-là, je m’approchai d’elle.
Dans un élan de tendresse, qui afflua tout à coup à mon cœur, les larmes aux yeux, me souvenant, je ne sais pourquoi, de notre mère et de notre enfance, je la pris aux épaules et l’embrassai.
– Qu’as-tu ? demandai-je. Tu souffres, je m’en aperçois depuis longtemps ; dis-moi ce que tu as ?
– J’ai peur… prononça-t-elle en tremblant.
– Qu’as-tu ? insistai-je. Pour l’amour de Dieu, dis-moi la vérité !
– Je vais te la dire, car il est si pénible de se cacher de toi, Missaïl. J’aime… reprit-elle à mi-voix, j’aime, j’aime… ! Je suis heureuse, mais pourquoi ai-je si peur !
Soudain des pas retentirent. Vêtu d’une chemise de soie, chaussé de hautes bottes, Blagovo apparut entre les arbres. Ils s’étaient probablement donné rendez-vous sous ce pommier. En le voyant, elle s’élança vers lui impétueusement avec un cri maladif, comme si on voulait le lui arracher.
– Vladimir ! Vladimir !
Elle se serra contre lui et le regarda avec avidité droit dans les yeux. Je remarquai seulement alors combien elle avait maigri et pâli ces derniers temps. C’était surtout visible à son col de dentelle que je connaissais depuis longtemps, et qui entourait plus librement son cou maigre et long. Le docteur se troubla, mais se remettant aussitôt, il dit, en lissant les cheveux de ma sœur :
– Allons, assez, assez !… Pourquoi s’agiter ainsi ? Tu vois, je suis venu.
Nous nous taisions en nous regardant avec embarras ; puis nous nous mîmes à marcher tous trois, et Blagovo me dit :
– Chez nous, la vie civilisée n’a pas encore commencé. Les gens âgés se consolent en pensant que, si elle n’existe plus maintenant, il a existé quelque chose de ce genre vers 1850-1860. Mais ce sont les vieux. Et nous, nous sommes jeunes ; nos cerveaux ne sont pas encore atteints par le marasmus senilis ; de pareilles illusions ne peuvent pas nous consoler. La Russie date de 862 ; mais la Russie civilisée, autant que je le comprends, n’a pas encore commencé.
Mais je n’entrais pas dans ces considérations. Il était étrange, et je ne voulais pas croire que ma sœur fût amoureuse de lui, qu’elle tînt cet étranger par la main comme elle le faisait, marchât à côté de lui et le regardât tendrement. Ma sœur, cet être nerveux, craintif, opprimé, refoulé, aimait un homme marié, qui avait des enfants ! Je regrettais quelque chose ; exactement quoi, je l’ignorais. La présence seule du docteur m’était désagréable, et je ne pouvais absolument pas comprendre ce qui pourrait advenir de cet amour.
XV
Mâcha et moi, nous nous rendions à Kourîlovka pour l’inauguration de l’école.
– C’est l’automne, l’automne… disait doucement Mâcha, regardant de tous côtés… L’été est passé ; plus d’oiseaux… Il n’y a que les saules qui restent verts.
Oui, l’été était déjà passé. Les après-midi restaient doux et clairs, mais les matinées étaient froides. Les bergers avaient pris leurs vestes de peau de mouton, et sur les asters de notre jardin la rosée ne séchait pas de la journée. On entendait des sons plaintifs, et on ne distinguait pas si c’étaient les persiennes qui grinçaient sur leurs gonds rouillés, ou si c’était le cri des grues qui s’envolaient. On ressentait une impression de bien-être, un goût de vivre…
– L’été est fini… disait Mâcha. Maintenant nous pouvons, toi et moi, faire notre bilan. Nous avons beaucoup travaillé, combiné ; nous en sommes devenus meilleurs ; honneur et gloire à nous ! Nous avons progressé dans notre amélioration personnelle ; mais nos progrès ont-ils eu une influence quelconque sur la vie qui nous entoure ? Ont-ils servi à quelqu’un ?… Non. L’ignorance, la saleté, l’ivrognerie, la mortalité effroyable des enfants sont restées ce qu’elles étaient. Tu as labouré et semé, j’ai dépensé de l’argent et lu des livres, mais personne ne s’en est trouvé mieux. Manifestement, nous n’avons travaillé que pour nous-mêmes et nous n’avons pensé avec quelque générosité que pour nous…
De telles réflexions me troublaient ; je ne savais qu’en penser.
– Nous avons été sincères du commencement à la fin, lui dis-je, et celui qui est sincère a toujours raison.
– Qui dit le contraire ? Nous avions raison, mais nous avons imparfaitement réalisé ce qui était raisonnable. Tout d’abord, est-ce que nos méthodes ne sont pas fausses ? On veut être utile aux gens ; mais, par cela seul que l’on achète un bien, on perd dès l’origine la possibilité de faire pour eux quelque chose d’utile. Puis, si l’on travaille, si l’on s’habille et si l’on mange comme les moujiks, on légitime de son exemple et de son autorité leur vie pénible, leurs costumes grossiers, leurs affreuses isbas, leurs barbes stupides… D’un autre côté, admettons que tu travailles longtemps, très longtemps, toute ta vie ; qu’à la fin, tu aboutisses à quelques résultats pratiques ; que seront ces résultats, que peuvent-ils contre des forces d’éléments, telles que l’ignorance grégaire, la faim, le froid, la dégénérescence ? C’est une goutte d’eau dans la mer ! Il faut des moyens de combat autrement énergiques, hardis, rapides ! Si tu veux être réellement utile, sors du cercle étroit de l’activité habituelle et tâche d’agir immédiatement sur la foule ! Il faut avant tout une propagande retentissante, vigoureuse. Pourquoi les arts, la musique par exemple, sont-ils si vivaces, si populaires et si véritablement forts ? Parce que le musicien ou le chanteur agissent sans intermédiaire sur des milliers d’hommes. Art chéri, aimé ! continua-t-elle en regardant rêveusement le ciel. L’art donne des ailes et nous emporte loin, haut ! Celui qui est excédé de la fange, des petits intérêts mesquins, celui qui est exaspéré, humilié, et proteste, celui-là ne peut trouver le calme et la satisfaction que dans le beau !
Quand nous approchâmes de Kourîlovka, le temps était clair, radieux. On battait dans quelques cours et cela sentait la paille de seigle. Derrière les haies, les sorbiers étaient d’un rouge vif, et où que la vue portât, les arbres étaient dorés ou rouges. Les cloches sonnaient. On portait les Images à l’école et on entendait chanter : « Protectrice céleste ! » Et comme l’air était transparent !… Comme les pigeons volaient haut !…
On chanta un Te Deum dans l’école. Ensuite les moujiks de Kourîlovka offrirent une icône à Mâcha ; et ceux de Doubètchnia un grand craquelin et une salière dorée.
Mâcha fondit en larmes.
– Et si on a dit quelque chose de déplacé, s’il y a eu des malentendus, dit un vieillard, excusez-nous !
Il nous salua, elle et moi.
Quand nous rentrions à la maison, Mâcha se retourna souvent vers l’école. Le toit vert que j’avais peint, et qui maintenant brillait au soleil, demeura longtemps visible. Et je sentis que les regards que Mâcha lui jetait étaient des regards d’adieu.
XVI
Le soir, elle s’apprêta à aller en ville.
Les derniers temps elle s’y rendait souvent et y restait coucher. En son absence, je ne pouvais pas travailler ; mes bras retombaient sans force ; notre grande cour paraissait un désert affreux ; le jardin hurlait avec fureur ; sans elle, la maison, les arbres, les chevaux n’étaient plus « les nôtres ».
Je ne sortais pas ; je restais assis à sa table, près de son armoire pleine de livres d’économie rurale, ses favoris d’antan, maintenant inutiles et qui me regardaient d’un air triste. Des heures entières, tandis qu’il sonnait sept, huit, neuf heures, tandis que derrière les fenêtres arrivait la nuit d’automne, noire comme la suie, je regardais quelques vieux gants à elle, la plume avec laquelle elle écrivait, et ses petits ciseaux. Je ne faisais rien et comprenais clairement que ce que je faisais naguère, si je labourais, fauchais, si je coupais du bois, c’était uniquement pour lui complaire. Si même elle m’eût envoyé nettoyer un puits profond où j’aurais dû rester dans l’eau jusqu’aux reins, j’y serais descendu sans discuter s’il le fallait ou non. Doubètchnia avec ses ruines, son désordre, les volets battants, avec les voleries de jour et de nuit, me semblait, maintenant qu’elle n’y était pas, un chaos où tout travail était inutile. Pourquoi travailler ici, pourquoi se soucier de l’avenir si je sentais que le sol se dérobait sous moi, si je sentais que mon rôle à Doubètchnia était fini, et que, en un mot, le même sort que celui de ses livres m’attendait !
Quelle tristesse, quelle nuit dans la solitude quand je prêtais l’oreille avec angoisse, comme si j’attendais à tout instant que quelqu’un me criât qu’il était temps de partir ! Je ne regrettais pas Doubètchnia ; je ne regrettais que mon amour, pour lequel, évidemment, l’automne était aussi venu. Quel bonheur immense que d’aimer et d’être aimé ! Et quel effroi de sentir qu’on dégringole de si haut !…
Mâcha revint de la ville le lendemain vers le soir. Elle était mécontente, mais le cachait ; elle demanda seulement pourquoi on avait mis les doubles fenêtres ; c’était à en étouffer. J’enlevai deux de ces doubles fenêtres.
Nous n’avions pas envie de manger, mais nous nous assîmes quand même pour souper :
– Va te laver les mains, me dit ma femme ; tu sens le mastic.
Elle avait apporté de la ville les derniers journaux illustrés et nous les regardâmes ensemble après souper. Des suppléments donnaient des gravures de mode et des patrons. Mâcha les feuilletait et les mettait de côté, pour les examiner ensuite à loisir ; mais une robe à grandes manches, avec une jupe unie, large comme une cloche, l’intéressa. Elle la regarda une minute avec attention.
– Ce n’est pas mal, dit-elle.
– Oui, cette robe t’irait très bien, lui dis-je, vraiment très bien !
Et regardant la robe avec tendresse, admirant cette tache grise uniquement parce qu’elle lui plaisait, je continuai doucement :
– C’est une robe charmante.
Mes larmes tombèrent sur la gravure de mode.
– Ma splendide Mâcha… murmurai-je… ma chère Mâcha…
Elle alla se coucher et je restai encore une heure à regarder les journaux illustrés.
– Tu as eu tort d’enlever les doubles fenêtres de la chambre à coucher, dit-elle ; j’ai peur qu’il ne fasse froid. Entends comme le vent souffle !
Je lus, à la rubrique « Variétés », une manière de fabriquer de l’encre à bon marché, et quelques lignes sur le plus gros diamant du monde. Puis je retombai sur la robe grise qui lui plaisait et m’imaginai Mâcha au bal, avec un éventail, les épaules nues, brillante, magnifique, parlant musique, peinture, littérature… Combien mon rôle me parut petit, mesquin et court !
Notre rencontre, notre mariage n’étaient qu’un des épisodes qui ne manqueraient pas dans la vie de cette femme si vivante et si largement douée. Tout ce qui existe de mieux dans la vie, je l’ai déjà dit, était à son service, et elle le recevait pour rien. Même les idées et le mouvement intellectuel du moment étaient pour elle un plaisir, fait pour diversifier sa vie ; moi, je n’étais que le cocher qui l’avait conduite d’un emballement à un autre.
Désormais, je ne lui étais plus nécessaire ; elle s’envolerait et je resterais seul.
Comme en réponse à mes idées, un cri désespéré retentit dans la cour :
– Au secours !
C’était une grêle voix féminine, et le vent, comme s’il eût voulu la contrefaire, gémissait aussi d’une voix grêle dans la cheminée.
Il passa une demi-minute, et dans le bruit du vent, retentit une autre fois, comme à l’autre bout de la cour le cri :
– Au secours !
– Missaïl, tu entends ? me demanda doucement ma femme. Tu entends ?
Elle sortit de sa chambre, vint à moi en chemise, les cheveux défaits, et elle écouta, en regardant la fenêtre sombre.
– On étrangle quelqu’un ! prononça-t-elle. Il ne manquait plus que ça.
Je pris un fusil et sortis. Il faisait très sombre dans la cour. Il soufflait un vent si fort qu’il était difficile de se tenir debout. J’allai vers la porte, j’écoutai ; les arbres ployaient, le vent sifflait et au jardin, un chien, celui sans doute du moujik idiot, aboyait indolemment. Derrière la porte une obscurité d’enfer ; pas une lumière sur la ligne du chemin de fer. Près de l’aile où, l’année passée, était le bureau, retentit tout à coup un cri étouffé :
– Au secours !
– Qui est là ? criai-je.
Deux hommes étaient aux prises. L’un poussait, l’autre résistait ; tous deux respiraient avec peine.
– Laisse-moi ! disait l’un d’eux. (Et je reconnus Ivane Tchéprakov ; c’était lui qui criait d’une voix grêle de femme.) Laisse-moi, damné, ou je te mords les mains !
L’autre était Moïsséy. Je les séparai et ne me retins pas de frapper deux fois Moïsséy à la figure. Il tomba, puis se releva, et je le frappai encore une fois.
– Il voulait me tuer, balbutia-t-il. Il allait à la commode de sa mère. Je veux l’enfermer dans l’aile, monsieur, pour qu’il ne fasse aucun mauvais coup.
Tchéprakov était ivre, ne me reconnaissait pas et soupirait sans cesse, comme pour emmagasiner de l’air et pouvoir crier de nouveau au secours. Je les laissai et revins à la maison. Ma femme était couchée tout habillée. Je lui racontai ce qui se passait dans la cour et ne lui cachai pas que j’avais frappé Moïsséy.
– C’est effrayant de demeurer à la campagne ! dit-elle. Et quelle longue nuit, mon Dieu !
– Au secours ! entendit-on un peu après.
– Je vais aller les calmer, dis-je.
– Non, laisse-les se couper la gorge, dit-elle avec dégoût.
Elle regardait le plafond et écoutait. J’étais assis à côté d’elle, n’osant pas lui parler, comme si c’eût été ma faute qu’on criât au secours dans la cour et que la nuit fût si longue.
Nous nous taisions et j’attendais avec impatience de voir le jour luire aux fenêtres. Mâcha regardait tout le temps, comme si elle fût revenue à elle. Elle semblait s’étonner qu’intelligente, bien élevée, si soignée, elle eût pu tomber dans ce misérable désert provincial, au milieu d’une bande de gens misérables et insignifiants, et qu’elle eût pu s’oublier au point de s’amouracher de l’un d’eux, et d’être restée sa femme, plus d’une demi-année. Il me semblait que pour elle, Moïsséy et Tchéprakov, et moi, nous étions tous la même chose. Dans ce sauvage « au secours » d’un ivrogne, tout s’était confondu pour elle : et moi, et notre mariage et notre propriété et les boues emprisonnantes de l’automne. Et quand elle soupirait ou faisait un mouvement pour se coucher plus commodément, je lisais sur son visage : « Oh ! que vienne plus vite le matin ! »
Le matin, elle partit.
Je restai encore trois jours à l’attendre ; puis j’enfermai tous nos effets dans une chambre ; je la fermai et m’en allai aussi vers la ville.
Quand je sonnai chez l’ingénieur, c’était déjà le soir, et les réverbères de la Bolchâïa Dvoriânnskaïa étaient allumés. Le domestique me dit qu’il n’y avait personne à la maison. L’ingénieur était à Pétersbourg et ma femme était probablement chez les Ajôguine à une répétition. Je me rappelle avec quelle agitation je me rendis chez eux, comme mon cœur battait et s’arrêtait quand je montais l’escalier, et comme je restai longtemps sur le palier, n’osant pas pénétrer dans ce temple des muses !
Dans le salon, sur la table, sur le piano, sur la scène, partout brûlaient des bougies, trois par trois, et le spectacle était fixé au treize ; maintenant la première répétition avait lieu un lundi, jour néfaste. Toujours la lutte contre les superstitions ! Tous les amateurs de l’art scénique étaient déjà au complet. L’aînée, la cadette et la plus jeune des Ajôguine arpentaient la scène en lisant leurs rôles. À l’écart de tous, se tenait Rédka, immobile, appuyé au mur ; il regardait la scène avec adoration, en attendant le commencement de la répétition. Tout était comme naguère !
J’allai saluer la maîtresse de maison, mais tout le monde me cria « chut » et me fit signe de m’arrêter. Le silence s’établit. On ouvrit le piano, une dame s’assit, clignant ses yeux myopes sur la musique, et Mâcha s’approcha, parée, belle, mais d’une beauté fort différente de celle qu’elle avait au printemps, lorsqu’elle venait me voir au moulin. Elle se mit à chanter :
Pourquoi, nuit claire, je t’aime tant !
C’était la première fois que je l’entendais chanter. Elle avait une belle voix, pleine, succulente et forte. À l’entendre, il me semblait que je mangeais du melon sucré et parfumé. La romance terminée, on l’applaudit et elle sourit, heureuse, jouant des yeux, feuilletant sa musique, arrangeant sa robe, tel un oiseau qui s’est enfin envolé de sa cage et qui lisse ses ailes en liberté. Ses cheveux étaient ramenés sur ses oreilles ; sur son visage, se voyait une expression mauvaise, effrontée, comme si elle voulait nous défier tous, ou nous crier, comme à des chevaux : « Eh ! vous autres, chéris ! »
Il est probable qu’alors elle ressemblait beaucoup à son grand-père, le postillon.
– Toi aussi, te voilà ! me demanda-t-elle en me donnant la main. Tu m’as entendue chanter ? comment trouves-tu ?
Et sans attendre ma réponse, elle continua :
– C’est très bien que tu sois ici. Je pars cette nuit pour Pétersbourg pour quelque temps. Tu me laisses partir ?
À minuit, je l’accompagnai à la gare. Elle m’embrassa tendrement, sans doute pour me remercier de ne pas lui poser de questions inutiles ; et elle promit de m’écrire. Je pressai longtemps ses mains, les baisai, contenant à peine mes larmes et sans lui dire un mot.
Je restai à regarder les feux du train qui s’éloignaient ; je la caressais en imagination et lui disais doucement :
– Ma chère, ma splendide Mâcha !…
Je passai la nuit chez Kârpovna à Makârikha, et, le matin venu, j’allai avec Rédka garnir des meubles chez un riche marchand qui mariait sa fille à un médecin.
XVII
Le dimanche après-midi, ma sœur vint chez moi et prit le thé avec moi.
– Je lis beaucoup à présent, dit-elle en me montrant les livres qu’elle avait pris à la bibliothèque de la ville. Je le dois à ta femme et à Vladimir. Ils m’ont rendue consciente ; ils m’ont sauvée ; ils ont fait que je me sens maintenant un être humain. Avant je ne dormais pas pour divers soucis de ce genre : « nous avons dépensé trop de sucre cette semaine » ; « ne salez pas trop les concombres ». Maintenant, je ne dors pas mieux, mais j’ai d’autres pensées. Je me tourmente à l’idée que la moitié de ma vie est passée de façon si bête, si pusillanime ! Je hais mon passé, j’en ai honte, et je considère mon père comme mon ennemi. Oh ! comme je suis reconnaissante à ta femme et à Vladimir ! ce Vladimir, quel homme étonnant ! Ils m’ont ouvert les yeux.
– Ce n’est pas bien de ne pas dormir, lui dis-je.
– Tu me crois malade ? Nullement. Vladimir m’a auscultée et dit que je suis tout à fait bien portante. Mais il ne s’agit pas de ma santé ; quelle importance cela a-t-il ? Dis, ai-je raison ?
Elle avait besoin de soutien moral ; c’était évident ; Mâcha était partie, Blagovo était à Pétersbourg, et, dans toute la ville, il n’y avait personne, sauf moi, qui pouvait lui dire qu’elle avait raison. Elle me regardait fixement, tâchant de lire mes pensées secrètes, et si je me mettais à penser ou me taisais, elle craignait que ce ne fût à son sujet et s’attristait. Il fallait être tout le temps sur le qui-vive ; aussi quand elle me demanda si elle avait raison, je m’empressai de lui répondre que oui, et que je l’estimais beaucoup.
– Sais-tu ? reprit-elle ; on m’a donné un rôle chez les Ajôguine. Je veux jouer. Bref, je veux vivre ; je veux boire à la coupe pleine. Je n’ai aucun talent et le rôle est de six lignes, mais c’est infiniment plus élevé et plus noble que de verser le thé cinq fois par jour et d’épier si la cuisinière n’a pas mangé un morceau de sucre de trop. Surtout, il faut que mon père sache à la fin, que, moi aussi, je suis capable de protester.
Après le thé, elle s’étendit sur mon lit et resta couchée quelques instants, les yeux fermés et très pâle.
– Quelle faiblesse ! dit-elle en se levant… Vladimir dit que toutes les femmes et les jeunes filles de la ville sont anémiées par l’oisiveté. Quel homme intelligent, ce Vladimir ! Il a entièrement raison : il faut travailler.
Deux jours après, elle vint à la répétition chez les Ajôguine avec un cahier. Elle avait une robe noire, un collier de corail, une broche qui ressemblait de loin à un petit pâté feuilleté, et, aux oreilles, de grandes boucles où brillait un diamant. Quand je la regardai, je me sentis gêné ; je fus frappé de son manque de goût. Qu’elle eût mis mal à propos les boucles et les diamants, qu’elle fût drôlement habillée, on le remarqua. Je surpris des sourires et j’entendis quelqu’un dire en riant :
– Cléopâtre, reine d’Égypte.
Elle s’efforçait d’être femme du monde, désinvolte et tranquille, et elle semblait maniérée et étrange. Là simplicité et la gentillesse l’avaient quittée.
– Je viens de déclarer à mon père, dit-elle en s’approchant de moi, que j’allais à la répétition, et il a crié qu’il me privait de sa bénédiction, et il a même failli me battre… Figure-toi, dit-elle en regardant son cahier, que je ne sais pas mon rôle ! Je vais sûrement me tromper… Le sort en est jeté ! continua-t-elle très agitée.
Il lui semblait que tous la regardaient et étaient étonnés de l’acte sérieux auquel elle s’était résolue, et que chacun attendait d’elle quelque chose de particulier. Et il était impossible de la convaincre qu’on ne faisait aucune attention à des gens aussi petits et aussi peu intéressants qu’elle et moi.
Jusqu’au troisième acte, elle n’avait rien à faire. Son rôle d’« invitée », une commère de province, se réduisait à se tenir près de la porte comme si elle écoutait et à dire ensuite un court monologue. Jusqu’à son entrée en scène, pendant une heure et demie au moins, tandis qu’on allait et venait sur la scène, qu’on discourait, qu’on prenait le thé, elle ne me quitta pas, et répétait sans cesse son rôle et chiffonnait nerveusement son cahier. Et, s’imaginant que chacun la regardait, attendait son entrée, elle arrangeait ses cheveux d’une main tremblante et me disait :
– Je vais certainement me tromper… Comme je me sens mal à l’aise, si tu savais ! J’ai aussi peur que si on allait me conduire au supplice.
Son tour vint enfin.
– Cléopâtra Alexéïévna, à vous ! dit le régisseur.
Elle vint au milieu de la scène, laide et gauche, avec une expression d’effroi, et elle resta là une demi-minute, comme pétrifiée. Seules les grandes boucles se balançaient à ses oreilles.
– Pour la première fois, dit quelqu’un, il est permis de lire son rôle.
Il était clair pour moi qu’elle tremblait, ne pouvait parler ni ouvrir son cahier, et qu’elle ne songeait pas à son rôle. Je voulais aller à elle et lui dire quelque chose, quand, tout à coup, elle tomba à genoux au milieu de la scène et sanglota bruyamment.
Tous s’agitèrent, chuchotèrent autour d’elle ; seul, je restais accoté à la coulisse, frappé de ce qui s’était passé, ne comprenant pas, ne sachant que faire. Je vis comme on la releva et l’emmena. Je vis Anioûta Blagovo s’approcher de moi. Je ne l’avais pas vue dans la salle et elle sortit comme de sous terre. Elle avait son chapeau, sa voilette, et semblait, comme toujours, n’être venue que pour une minute.
– Je lui avais dit de ne pas jouer ! dit-elle fâchée, rougissante, détachant chaque mot d’un ton saccadé. C’est de la folie ! Vous auriez dû la retenir !
Mme Ajôguine s’approcha vivement avec sa blouse courte aux manches courtes, et de la cendre de cigarettes sur sa poitrine maigre et plate.
– Mon ami, c’est affreux ! dit-elle en se tordant les mains et en me regardant fixement comme d’habitude. C’est affreux ! Votre sœur est dans une position… elle est enceinte. Emmenez-la, je vous prie…
Agitée, elle respirait péniblement. Ses trois filles se tenaient à l’écart, aussi maigres et plates qu’elle, se serrant craintivement l’une contre l’autre. Elles étaient bouleversées, étourdies, comme si on eût arrêté un forçat dans leur maison. Quelle honte ! Comme c’était effrayant !… Cette estimable famille avait combattu toute sa vie les préjugés ; elle supposait probablement que toutes les superstitions et les écarts de l’humanité se ramènent aux trois bougies, au nombre treize, et au lundi, jour néfaste.
– Je vous en prie… vous prie… répétait Mme Ajôguine, en faisant la bouche en cœur sur le mot « vous » et le prononçant « vious ». Je vious en prie, emmenez-la chez elle.
XVIII
Peu après, ma sœur et moi, nous étions dans la rue. Je la couvrais de mon manteau ; nous nous hâtions, choisissant les ruelles où il n’y avait pas de réverbères, évitant les rencontres ; cela ressemblait à une fuite. Elle ne pleurait plus, et me regardait les yeux secs. Jusqu’à Makârikha, où je la menai, il y avait vingt minutes de chemin, et chose étrange, en un si court laps de temps, nous eûmes le temps de nous remémorer toute notre vie. Nous pesâmes notre situation, nous combinâmes…
Nous décidâmes que nous ne pouvions plus rester dans cette ville, et que, quand j’aurais gagné un peu d’argent, nous nous installerions dans un autre endroit. On dormait déjà dans quelques maisons ; dans d’autres on jouait aux cartes. Nous détestions ces maisons ; nous les craignions, et nous parlions du fanatisme, de la dureté de cœur, de la nullité de ces familles respectables, de ces soi-disant amateurs d’art dramatique que nous avions tant effrayés. Et je me demandais en quoi ces gens stupides, féroces, paresseux, malhonnêtes étaient supérieurs aux paysans de Kourîlovka, ivrognes et superstitieux, ou aux animaux, qui, eux aussi, ressentent du trouble, quand quelque chose d’anormal vient rompre la monotonie de leur vie, limitée aux instincts. Que serait-il arrivé à ma sœur, si elle avait habité à la maison ? Quelles souffrances morales aurait-elle éprouvées, en causant avec son père, en rencontrant chaque jour ses connaissances ? Je me représentais cela, et il me revenait à la mémoire des gens que leurs parents et leurs proches avaient lentement fait disparaître. Je me rappelais les chiens martyrisés et qui devenaient fous, les moineaux plumés vivants par des gamins et jetés à l’eau ; et je me rappelais une longue, longue série de souffrances muettes et prolongées, que j’avais observées sans interruption dans cette ville depuis mon enfance. Et je ne comprenais pas de quelle idée vivaient ces soixante mille habitants ; pourquoi ils lisaient l’évangile ; pourquoi ils priaient ; pourquoi ils lisaient des journaux et des livres. De quelle utilité leur a été tout ce qui a été écrit et dit jusqu’à ce jour, s’ils sont dans la même ténèbre spirituelle et dans le même dégoût de la liberté qu’il y a de cela cent ou trois cents ans ? Un charpentier entrepreneur construit toute sa vie des maisons dans une ville, et, jusqu’à sa mort, au lieu de « galerie » il dit « galderie » ; de même ces soixante mille habitants, lisent et entendent parler, de génération en génération, de vérité, de pitié, de liberté, et, jusqu’à leur mort, du matin au soir, ils mentent, se martyrisent l’un l’autre, craignant la liberté et la détestant comme un ennemi…
– Maintenant, dit ma sœur quand nous entrâmes dans la maison, mon sort est décidé. Après ce qui s’est passé, je ne peux plus retourner là-bas. Mon Dieu, que c’est bien ! J’en ai le cœur allégé.
Ma sœur se mit tout de suite au lit. Des larmes brillaient à ses cils, mais son expression était heureuse ; elle dormit profondément ; doucement, on voyait, qu’en effet, elle avait le cœur allégé, et qu’elle se reposait, ce qui ne lui était pas arrivé de longtemps.
Nous commençâmes à habiter ensemble. Elle chantait sans cesse et se trouvait bien ; les livres que je prenais à la bibliothèque, je les rapportais sans qu’elle les eût lus : elle ne pouvait plus lire ; elle ne voulait que rêver et parler de l’avenir. En raccommodant mon linge, ou en aidant Kârpovna près du four, elle chantait ou parlait de son Vladimir, de son esprit, de ses bonnes manières, de sa bonté, de son savoir extraordinaire, et j’en convenais, bien que je n’aimasse plus son docteur. Elle voulait travailler, vivre indépendante, se suffire ; elle disait qu’elle deviendrait institutrice ou infirmière dès que sa santé le lui permettrait, et qu’elle laverait elle-même son plancher et son linge.
Elle aimait déjà passionnément son petit. Il n’était pas encore au monde qu’elle savait déjà quels yeux il aurait, quelles mains, et comment il rirait. Elle parlait d’éducation, et, comme à son sens le meilleur homme au monde était Vladimir, tous ses raisonnements se bornaient à ce que le petit fût aussi séduisant que son père. Il n’y avait pas de terme à ses conversations, et tout ce qu’elle disait lui procurait une vraie joie. Quelquefois je m’en réjouissais aussi, je ne sais pourquoi.
Elle m’avait probablement contagionné de sa rêverie ; je ne lisais plus rien ; je rêvais. Le soir, malgré ma fatigue, j’arpentais ma chambre, les mains dans les poches, et je parlais de ma femme.
– Qu’en penses-tu ? demandais-je à ma sœur. Quand reviendra-t-elle ? À Noël, il me semble ? Pas plus tard. Que peut-elle bien faire là-bas ?
– Si elle ne t’écrit pas, c’est qu’elle reviendra certainement bientôt.
– C’est vrai, répondais-je, sachant très bien que Mâcha n’avait plus maintenant aucune raison de revenir…
Je m’ennuyais beaucoup sans elle. Je ne pouvais plus me leurrer moi-même et je tâchais que les autres me trompassent. Ma sœur attendait son docteur, et moi Mâcha ; et, tous deux, nous causions sans répit, nous riions et nous ne remarquions pas que nous empêchions Kârpovna de dormir. Elle était couchée sur le four et murmurait sans cesse :
– Le samovar a ronflé ce matin ; cela ne signifie rien de bon, mes chers cœurs !
Personne ne venait chez nous, sauf le facteur qui apportait à Cléopâtra les lettres de Blagovo, et Prokôfy qui venait quelquefois chez nous le soir. Après avoir regardé ma sœur en silence, il rentrait dans la cuisine et disait :
– Chaque condition doit connaître ses obligations ; et celui qui, par orgueil, ne veut pas se les rappeler, pour celui-là, c’est la vallée de larmes.
Il aimait ce mot « vallée de larmes ». Une fois que je passais par le marché, c’était à Noël, il me fit entrer dans sa boutique et, sans me tendre la main, me dit qu’il avait à me parler d’une affaire sérieuse.
Il était rouge de froid et de vodka. Près de lui, derrière l’étal, se tenait Nicôlka avec sa figure de brigand, tenant à la main un couteau ensanglanté.
– Je veux vous exprimer mes dires, commença Prokôfy ; cet état de choses ne peut pas durer, parce que, vous le comprenez bien, les gens ne nous approuveront, ni vous, ni moi pour une pareille vallée de larmes. Ma mère, naturellement, ne peut pas, par pitié, vous dire la chose désagréable que votre sœur aille dans un autre logement en raison de sa position ; mais moi je ne veux plus de ça, parce que je ne peux pas donner mon approbation à sa conduite.
Je le compris et sortis de la boutique. Le jour même, ma sœur et moi, nous déménageâmes chez Rédka. Nous n’avions pas d’argent pour prendre une voiture. Nous partîmes à pied. Je portais sur le dos un sac contenant nos effets ; ma sœur, qui pourtant n’avait rien dans les mains, étouffait, toussait, et demandait sans cesse si nous arriverions bientôt.
XIX
Enfin, il vint une lettre de Mâcha.
Mon bon, mon cher M. A.[20], m’écrivait-elle, « mon doux, mon ange », comme vous appelle le vieux peintre, adieu ; je pars avec mon père pour l’Amérique visiter l’exposition. Dans quelques jours, je verrai l’Océan. C’est si loin de Doubètchnia que je n’ose pas y penser ! C’est hors de portée comme le ciel. Mais je veux aller vers la liberté. Je triomphe, je me sens folle, et vous voyez combien ma lettre est décousue. Mon cher, mon bon, rendez-moi ma liberté ; brisez vite le fil qui nous lie encore vous et moi… Vous avoir rencontré, vous avoir connu a été un rayon de soleil dans mon existence ; mais j’ai eu tort de devenir votre femme. Vous le comprenez, et la conscience de cette faute me pèse maintenant ; je vous en supplie, à genoux, mon ami magnanime, vite, vite, avant mon départ sur l’Océan, télégraphiez-moi que vous consentez à réparer notre faute commune, à enlever de mes ailes la seule pierre qui les charge. Mon père, qui prend sur lui toutes les démarches, me promet de ne pas trop vous fatiguer par les formalités. Alors, je suis libre ! n’est-ce pas ? libre d’aller aux quatre points de la terre. Est-ce oui ?
« Soyez heureux, que Dieu vous bénisse, et pardonnez à la pécheresse que je suis.
« Je suis en bonne santé. Je sème l’argent ; je fais beaucoup de bêtises, et je remercie Dieu à chaque instant qu’une mauvaise femme comme moi n’ait pas d’enfants. Je chante, j’ai du succès ; d’ailleurs ce n’est pas ce qui me passionne : c’est là mon port, c’est la cellule dans laquelle je me réfugie pour avoir du repos. Le roi David avait une bague portant l’inscription : « Tout passe. » Quand on est triste, ces mots vous rendent gai, et quand on est gai, ils vous rendent triste. Et je viens de m’offrir une bague de ce genre avec des caractères hébraïques ; ce talisman me préservera des passions. Tout passe, et la vie passera ; il ne faut donc s’attacher à rien. Ou plutôt, il faut garder la conscience de sa liberté, parce que, quand l’homme est libre, il ne lui faut rien, absolument rien de plus. Rompez donc notre lien. Je vous embrasse bien fort, vous et votre sœur. Pardonnez-moi et oubliez votre
« M. »
Ma sœur était couchée dans une chambre, et Rédka, qui avait été malade et se remettait, était dans l’autre. Juste au moment où je reçus cette lettre, ma sœur passa sans bruit chez le peintre, s’assit à côté de lui, et se mit à lire. Elle lui lisait tous les jours Ostrôvski ou Gôgol ; il écoutait, les yeux fixes, sans rire, hochant la tête et murmurait de temps à autre, à part lui :
– Tout peut arriver, tout peut arriver !
Si dans l’œuvre qu’on lui lisait il se passait quelque chose de laid, de monstrueux, il disait, comme en se réjouissant du malheur d’autrui et touchant du doigt le livre :
– Le voilà, le mensonge. Voilà ce que fait le mensonge !
Les œuvres le captivaient par leur sujet, par leur morale et par leur composition adroite et compliquée ; il admirait l’auteur, mais ne l’appelait jamais par son nom :
– Comme il a habilement tout arrangé ! disait-il.
Ma sœur ne lut qu’une page ; la voix lui manqua. Rédka la prit par la main, et, ayant remué ses lèvres sèches, il dit d’une vois enrouée, à peine perceptible :
– L’âme du juste est blanche et lisse comme de la craie, et celle du pécheur est comme de la pierre ponce. L’âme du juste, c’est de l’huile claire ; celle du pécheur, c’est du goudron noir. Il faut peiner, il faut souffrir, il faut pâtir, continua-t-il. L’homme qui ne travaille pas et qui ne souffre pas, n’entrera pas dans le royaume des cieux. Malheur aux repus ; malheur aux forts ! Malheur aux riches, aux prêteurs à gages ; ils ne verront pas le royaume des Cieux. Le puceron mange l’herbe, la rouille mange le fer…
– Et le mensonge mange l’âme, termina ma sœur en riant.
Je relus ma lettre encore une fois. À ce moment vint à la cuisine un soldat qui nous apportait deux fois par semaine, on ne savait de la part de qui, du thé, des petits pains, et des gelinottes rôties qui sentaient le parfum. Je n’avais pas d’ouvrage ; il fallait rester à la maison des journées entières et, apparemment, celui qui nous envoyait ces friandises savait que nous étions dans le besoin.
J’entendis ma sœur causer avec le soldat et rire gaiement. Puis, elle mangea un petit pain, étant couchée, et me dit :
– Quand tu ne voulus pas rester dans un bureau et allas chez les peintres, Anioûta Blagovo et moi nous savions, dès le début, que tu avais raison ; mais nous craignions de le dire tout haut. Quelle force, explique-le-moi, nous empêche d’avouer ce que nous pensons ? Vois plutôt Anioûta Blagovo ; elle t’aime ; elle t’adore ; elle sait que tu as raison ; elle m’aime comme une sœur et reconnaît aussi que j’ai raison ; et, je le pense, elle m’envie dans le fond de l’âme ; mais on ne sait quelle force l’empêche de venir chez nous ; elle nous évite, elle nous craint…
Ma sœur croisa les bras sur sa poitrine et dit avec chaleur :
– Comme elle t’aime ! si tu savais ! Elle n’a avoué cet amour qu’à moi seule, et encore tout bas, dans l’obscurité. Elle m’a emmenée dans une allée sombre du jardin, et s’est mise à me chuchoter comme tu lui es cher. Tu le verras, elle ne se mariera jamais à cause de l’amour qu’elle a pour toi. La plains-tu au moins ?
– Oui, répondis-je.
– C’est elle qui envoie les petits pains. Elle est étrange, vraiment ; pourquoi s’en cache-t-elle ? Moi aussi j’étais ainsi ; mais je suis partie et ne crains plus personne maintenant. Je pense et dis à haute voix ce que je veux, et je me sens heureuse. Quand je vivais à la maison, je n’avais aucune notion du bonheur ; maintenant je ne changerais pas avec une reine.
Blagovo revint. Il avait conquis le titre de docteur en médecine et vivait maintenant dans notre ville, chez son père. Il se reposait et disait qu’il retournerait bientôt à Pétersbourg. Il voulait faire des vaccinations contre le typhus, et, je crois, contre le choléra. Il voulait aller à l’étranger pour se perfectionner et obtenir ensuite une chaire à l’université. Il avait quitté le service militaire, portait d’amples vestons en cheviote, de larges pantalons et de belles cravates ; ma sœur était enthousiasmée de ses épingles, de ses boutons et du mouchoir de soie rouge que, sans doute par coquetterie, il mettait dans la poche de devant de son veston. Un jour, par oisiveté, nous comptâmes avec elle tous ses costumes, et nous décidâmes qu’il en avait au moins dix. Il était clair qu’il aimait ma sœur, comme avant ; mais il ne dit pas une seule fois, même en plaisantant, qu’il l’emmènerait avec lui à Pétersbourg ou à l’étranger ; et je ne pouvais pas m’imaginer ce qui adviendrait d’elle, de son enfant, si elle restait vivante. Elle rêvait sans cesse et ne pensait pas sérieusement à l’avenir. Elle disait que le docteur pouvait partir où il voudrait, et même l’abandonner, pourvu qu’il fût heureux. Le passé lui suffisait.
Ordinairement quand il venait, il l’auscultait très soigneusement, et exigeait qu’elle bût du lait en y mettant des gouttes. Cette fois-ci, il en fut de même. Il l’ausculta et la força à boire un verre de lait ; et il y eut ensuite, dans nos chambres, une odeur de créosote.
– Voilà une enfant sage, dit-il en lui prenant le verre… Il ne faut pas trop parler. Ces derniers temps, tu jacasses comme une pie. Je t’en prie, tais-toi.
Elle riait. Puis il entra dans la chambre de Rédka, où je me trouvais, et me tapa amicalement sur l’épaule…
– Hé bien ! vieux ? demanda-t-il, en se penchant sur le malade.
– Votre Noblesse, dit Rédka en remuant doucement les lèvres, Votre Noblesse, j’ose vous dire que nous sommes tous dans la main de Dieu ; nous devons tous mourir. Permettez-moi donc de vous dire la vérité… Votre Noblesse, vous n’entrerez pas dans le royaume des Cieux !
– Que faire ? plaisanta le docteur ; il faut quelqu’un en enfer.
Et soudain, quelque chose se produisit dans ma conscience. Il me sembla, comme en songe, que j’étais en hiver dans la cour de l’abattoir, et que Prokôfy se tenait auprès de moi, sentant la poivrée. Je fis un effort, me frottai les yeux, et me figurai que j’allais chez le gouverneur lui fournir des explications. Rien de semblable ne m’était jamais arrivé, ni ne m’arriva ensuite, et j’explique que ces étranges souvenirs, ressemblant à un rêve, étaient dus à un surmenage nerveux. Je revoyais l’abattoir, l’entrevue avec le gouverneur, et en même temps, je sentais confusément que ce n’était pas la réalité.
Quand je revins à moi, je vis que je n’étais plus à la maison, mais dans la rue, et me trouvais sous un réverbère avec le docteur.
– C’est triste, dit-il, et les larmes lui coulèrent aux joues. Elle est gaie, elle rit tout le temps ; elle espère, et sa situation est désespérée, mon ami. Votre Rédka me déteste et veut sans cesse me faire comprendre que j’ai mal agi envers elle. À son point de vue il a raison ; mais j’ai aussi ma manière de voir, et ne me repens pas du tout de ce qui est arrivé. Il faut aimer ; nous devons tous aimer, n’est-ce pas ? Sans amour il n’y aurait pas de vie. Qui redoute ou qui évite l’amour, n’est pas libre.
Peu à peu, il vint à d’autres sujets ; il parla de la science, de sa thèse qui avait plu à Pétersbourg ; il parlait avec enthousiasme et ne se rappelait plus ma sœur, son chagrin, ni moi. La vie l’entraînait. Chez l’autre, l’Amérique et la bague avec inscription, et, chez celui-ci, le titre de docteur et la carrière de savant… Seuls, ma sœur et moi restions où nous en étions.
Après l’avoir quitté, j’allai sous un réverbère et relus une fois de plus la lettre de Mâcha. Et je me rappelai, me rappelai clairement comment, au printemps, elle était venue chez moi au moulin, et s’était couchée, couverte d’une jaquette en peau de mouton, voulant ressembler à une paysanne. Une autre fois (c’était aussi le matin), nous retirions la nasse de l’eau ; de grosses gouttes de pluie tombaient des saules du rivage, et nous riions…
Notre maison à la Bolchâïa Dvoriânnskaïa était sombre. J’escaladai la palissade et, comme je le faisais jadis, je me rendis à la cuisine par l’entrée de service, pour y prendre ma lampe. Il n’y avait personne à la cuisine. Près du fourneau ronronnait le samovar, en attendant mon père.
« Qui sert le thé à mon père maintenant ? » pensai-je.
Ayant pris la lampe, je m’en allai dans l’appentis, me fis un lit sur des vieux journaux et me couchai. Les champignons de bois, sur les murs, étaient revêches comme avant et leurs ombres dansaient. Il faisait froid. Je me figurai que ma sœur allait venir à l’instant m’apporter à souper ; mais je me rappelai qu’elle était malade et couchée dans la maison de Rédka ; et il me sembla étrange que j’eusse enjambé la palissade et que je restasse dans l’appentis qui n’était pas chauffé. Ma mémoire s’embrouillait. Je vis toute sorte d’absurdités.
Un coup de sonnette. Je retrouve des bruits que je connais depuis l’enfance. D’abord, le fil de fer gratte le mur, puis, à la cuisine, retentit une sonnerie plaintive et brève. C’est mon père qui rentre du cercle.
Je me levai et allai à la cuisine.
La cuisinière Akssînia leva les bras en me voyant, et se mit à pleurer.
– Mon aimé ! dit-elle doucement ; mon chéri ! Ah ! Seigneur !
Et dans son trouble, elle se mit à froisser son tablier. Des grands bocaux de liqueurs étaient rangés sur la fenêtre. Je me versai une tasse à thé de vodka et la bus avidement parce que j’avais très soif. Akssînia venait de laver la table et les bancs ; cela sentait l’odeur des cuisines claires et confortables que tiennent des cuisinières propres. Cette odeur et le chant des grillons nous attiraient ici, dans cette cuisine, quand nous étions enfants, et nous faisaient souhaiter d’entendre des contes et de jouer aux cartes…
– Et Cléopâtra, où est elle ? demanda Akssînia doucement, se pressant et retenant son souffle. Et où est ta casquette, petit père ?… On dit que ta femme est partie pour Pétersbourg ?
Akssînia était à notre service depuis le temps de notre mère ; elle nous baignait jadis dans une bassine en bois, nous étions encore, pour elle, des enfants qu’il fallait guider. Un quart d’heure lui suffit pour m’exposer toutes ses considérations, ses raisonnements d’ancienne bonne, accumulés dans le calme de sa cuisine, depuis que nous ne nous étions pas vus. Elle dit qu’on pouvait obliger le docteur à épouser Cléopâtra ; il suffirait de l’intimider, et, si l’on rédigeait une bonne supplique, l’archevêque annulerait son premier mariage. Elle me dit qu’il serait bien de vendre Doubètchnia, à l’insu de ma femme, et de mettre l’argent dans une banque, à mon nom. Elle insinua que si ma sœur et moi nous nous jetions aux pieds de notre père, il nous pardonnerait peut-être. Il fallait faire dire une prière à la Reine des Cieux…
– Allons, petit père, va lui parler ! me dit-elle, lorsque la toux de mon père retentit ; va lui parler ; prosterne-toi devant lui ; ta tête n’en tombera pas.
J’y allai. Mon père était assis à sa table-et dessinait un plan de maison de campagne, avec des fenêtres gothiques, et une grosse tour qui ressemblait à une vigie de pompiers, quelque chose d’extraordinairement arriéré et dénué de tout talent.
De ma place, je voyais tout ce plan. Je ne sus plus pourquoi j’étais venu chez mon père mais je me rappelle que, quand je vis sa figure maigre, sa nuque rouge, son ombre sur le mur, j’eus envie de me jeter à son cou et, comme m’avait dit Akssînia, de me prosterner devant lui. Mais la vue de la maison de campagne, avec ses fenêtres gothiques et sa grosse tour, me retint.
– Bonsoir, lui dis-je.
Mon père me regarda, et baissa aussitôt les yeux sur son plan.
– Que veux-tu ? demanda-t-il après un peu de silence.
– Je suis venu vous dire que ma sœur est très malade. Elle mourra bientôt, ajoutai-je d’une voix sourde.
– Eh bien ! soupira mon père, en ôtant ses lunettes et les posant sur la table, tu récoltes ce que tu as semé. Tu récoltes ce que tu as semé, répéta-t-il en se levant de sa table. Je te prie de te rappeler qu’il y a deux ans, tu es venu chez moi, et qu’à cette même place, je t’ai prié de renoncer à tes chimères. Je t’ai rappelé le devoir, l’honneur, et tes obligations envers tes ancêtres, dont nous devons saintement conserver les traditions. M’as-tu écouté ? Tu as méprisé mes conseils ; tu as continué à t’en tenir à tes fausses conceptions. En outre, tu as aussi entraîné ta sœur dans tes errements, et tu lui as fait perdre sa moralité et sa pudeur. Maintenant, les choses vont mal pour vous deux ; eh bien, récoltez ce que vous avez semé !
En parlant, il allait et venait dans la chambre ; il pensait probablement que je venais chez lui en repentant et il attendait sans doute quelque imploration pour moi ou pour ma sœur.
Il faisait froid, et je tremblais comme si j’avais la fièvre ; je parlais avec peine d’une voix enrouée :
– Moi aussi, je vous prie de vous rappeler, dis-je, qu’à cette même place, je vous ai supplié de chercher à me comprendre et de trouver avec moi une raison et la façon de vivre. En réponse vous m’avez parlé de nos ancêtres, de mon grand-oncle qui écrivait des vers. On vous dit maintenant que votre fille unique est perdue, et vous parlez derechef d’ancêtres et de traditions… Une pareille légèreté chez un vieillard, à qui il ne reste que cinq ou dix années à vivre !…
– Pourquoi es-tu venu ici ? me demanda mon père sévèrement, froissé sans doute de ce que je l’eusse accusé de légèreté.
– Je ne sais pas ; je vous aime et il me chagrine que nous soyons si éloignés l’un de l’autre ; voilà pourquoi je suis venu. Je vous aime encore, mais ma sœur a définitivement rompu avec vous. Elle ne vous pardonne pas et ne vous pardonnera jamais. Votre nom seul lui inspire le dégoût du passé et de la vie.
– À qui la faute ? cria mon père. À toi, vaurien !
– Soit ! dis-je, admettons ! Je reconnais que c’est en grande partie ma faute ; mais pourquoi prétendez-vous nous imposer la vie que vous menez, qui est si triste, si plate ? Pourquoi dans aucune de ces maisons que vous construisez, voici trente ans déjà, n’y a-t-il pas un seul homme auprès duquel j’aie pu apprendre comment il faut vivre sans se sentir en faute ! Il n’y a pas un honnête homme dans toute la ville. Vos maisons, ce sont des repaires maudits où l’on fait périr les mères et les filles, où l’on torture les enfants…
Ma pauvre mère ! continuai-je désespéré ; ma pauvre sœur ! Il faut s’abrutir d’eau-de-vie, de cancans ou de cartes ; il faut ramper, faire le bigot, dessiner, pendant des dizaines d’années, des plans et des plans, pour ne pas voir toute l’horreur qui se cache dans ces maisons ! Notre ville existe depuis des siècles, et, dans ce laps de temps, elle n’a pas donné à la patrie un seul homme utile, pas un ! Vous avez étouffé dans le germe tout ce qui était vivant et avait le moindre éclat. Ville de boutiquiers, de taverniers, d’employés, de bigots ; ville inutile, inepte, vaine, que ne regretterait pas une âme si elle disparaissait sous terre tout à coup.
– Je ne veux pas t’écouter, vaurien, dit mon père.
Et il prit une règle sur la table.
– Tu es ivre ; comment oses-tu te présenter chez ton père dans un état pareil ! Je te le dis pour la dernière fois, et tu pourras le répéter à ta sœur dévergondée : Vous ne recevrez rien de moi ! J’ai arraché de mon cœur le souvenir de mes enfants insoumis, et, s’ils souffrent de leur insoumission et de leur entêtement, je ne les plains pas. Tu peux retourner d’où tu viens ! Dieu a voulu me punir en vous, mais je supporterai cette épreuve avec résignation. Comme Job, je trouverai ma consolation dans les souffrances, et le travail assidu. Ne franchis plus ce seuil avant de te corriger. Je suis juste ; tout ce que je dis est profitable et si tu veux le bien, tu n’auras qu’à te souvenir toute ta vie de ce que je t’ai dit et que je répète.
Je fis un geste de découragement et je sortis. Je ne me rappelle pas ce qui se passa la nuit et le jour suivants ; on dit que j’errai dans les rues sans casquette, titubant et chantant à haute voix ; les gamins me suivaient, en criant :
– Petit Profit ! Petit Profit !
XX
Si j’avais eu l’envie de me commander une bague, j’aurais choisi la devise : « Rien ne passe ! » Je crois que rien ne passe en effet et tout laisse une trace ; le moindre de nos pas a une signification dans cette vie, comme dans la vie future.
Ce que j’ai vécu n’a pas été vain. Mes grands malheurs, ma patience ont touché le cœur des habitants et aujourd’hui, on ne m’appelle plus Petit Profit. On ne se moque plus de moi, et, quand je passe au marché, on ne me lance plus d’eau. On s’est accoutumé à ce que je sois ouvrier et à ce que, bien que noble, je porte des seaux de couleur et pose des carreaux. Au contraire, on me donne volontiers des commandes et je passe pour bon ouvrier et pour le meilleur entrepreneur de la ville après Rédka, qui, bien que guéri et peignant comme avant les coupoles des clochers sans échafaudage, n’a plus la force d’en venir à bout avec ses ouvriers ; je cours la ville à sa place pour trouver des commandes. J’embauche et je paie les ouvriers ; j’emprunte de l’argent à gros intérêts ; et maintenant, je comprends qu’on puisse, pour une commande de rien, courir la ville deux ou trois jours pour trouver des couvreurs. On est poli avec moi ; on me dit « vous », et, dans les maisons où je travaille, on m’offre du thé, et on envoie demander si je ne veux pas dîner. Les enfants et les jeunes filles viennent souvent et me regardent avec curiosité et tristesse.
Un jour, comme je travaillais dans le jardin du gouverneur, peignant en faux marbre un pavillon, le gouverneur y entra. Et, par désœuvrement, il se mit à me parler. Je lui rappelai le jour où il m’avait fait venir chez lui pour une explication. Il me regarda un instant, puis il fit sa bouche en 0, écarta les bras et dit :
– Je ne me rappelle pas.
J’ai vieilli, je suis devenu silencieux, rude, sévère. Je ris rarement, et on dit que je ressemble à Rédka. Comme lui, j’ennuie les ouvriers par mes sermons inutiles.
Maria Vîctorovna, mon ex-femme, vit maintenant à l’étranger. Son père, l’ingénieur, construit un chemin de fer dans les provinces orientales, et il y achète des terres. Le docteur Blagovo est aussi à l’étranger. La propriété de Doubètchnia est revenue à Mme Tchéprakov qui l’a rachetée à l’ingénieur avec vingt pour cent de rabais. Moïsséy porte un chapeau melon ; il vient souvent pour affaires en ville sur une araignée ; et il s’arrête devant la banque. On dit qu’il a déjà acheté un bien par cession et qu’il s’informe constamment à la banque au sujet de Doubètchnia qu’il compte aussi acheter. Le pauvre Ivane Tchéprakov a longtemps battu le pavé de la ville, ne faisant rien et s’enivrant. J’ai essayé de lui faire gagner sa vie avec nous, et, pendant un temps, il peignait les toits, posait les vitres, et y avait pris goût. Il volait l’huile comme un véritable ouvrier, demandait des pourboires, et s’enivrait. Mais bientôt le travail l’ennuya. Il devint triste et revint à Doubètchnia. Et les ouvriers me confièrent ensuite qu’il les avait incités à aller avec lui, la nuit, tuer Moïsséy et dévaliser la générale.
Mon père a beaucoup vieilli. Il est voûté et se promène le soir devant sa maison. Je ne vais jamais chez lui.
Prokôfy, pendant le choléra, traitait les marchands avec de la poivrée additionnée de goudron et se faisait payer ; comme je l’appris par notre journal, il fut condamné aux verges parce qu’il avait, dans sa boutique, mal parlé des médecins. Son commis Nicôlka est mort du choléra ; Kârpovna est encore vivante ; elle aime et craint son Prokôfy comme avant. En me voyant elle dit chaque fois, hochant la tête et avec un soupir : Malheur, malheur à toi !
Pendant la semaine, je suis occupé du matin au soir ; mais les jours de fêtes, quand il fait beau, je prends sur mes bras ma minuscule nièce (ma sœur attendait un garçon et elle eut une fille), et je vais lentement jusqu’au cimetière. Là, je demeure longtemps à regarder la tombe qui m’est chère. Et je dis à la petite fille que sa mère est couchée là.
Quelquefois, je rencontre près de la tombe Anioûta Blagovo. Nous nous disons bonjour et nous restons silencieux, ou bien nous parlons de Cléopâtra, de son enfance et de la tristesse qu’il y a à vivre sur cette terre. Puis, sortis du cimetière, nous marchons en silence et elle ralentit le pas, afin de rester plus longtemps avec moi. Joyeuse, clignant les yeux à la lumière vive du jour, la petite tend vers elle ses petites mains ; nous nous arrêtons, et nous la caressons ensemble.
Quand nous rentrons dans la ville, Anioûta Blagovo, troublée et rougissante, me dit adieu et continue à marcher seule, sérieuse et sévère… Aucun de ceux qui la rencontrent ne peut penser qu’elle vient de marcher à côté de moi, et qu’elle a caressé l’enfant.
1896.
IÔNYTCH
I
Lorsque, dans la ville gouvernementale de S…, les étrangers se plaignaient de l’uniformité de la vie, les habitants, comme pour se disculper, disaient qu’au contraire on était très bien à S…, qu’il y avait une bibliothèque, un théâtre, un club, qu’on y donnait des bals et qu’enfin il y avait des familles intelligentes, intéressantes, agréables, avec lesquelles on pouvait se lier.
Et on indiquait la famille Toûrkine comme la plus cultivée et la plus remplie de talents.
Cette famille habitait la rue principale, près du gouverneur, dans une maison à elle. Toûrkine, Ivan Pétrôvitch, bel homme brun avec des favoris, organisait des spectacles d’amateurs dans un but de bienfaisance. Il y jouait lui-même les vieux généraux et toussait alors très drôlement. Il connaissait beaucoup d’anecdotes, de charades, de dictons. Il aimait à plaisanter et à faire de l’esprit, et son expression était telle qu’on ne pouvait pas deviner s’il plaisantait ou s’il parlait sérieusement.
Sa femme, Véra Iôssifovna, maigre et gentille, avec un pince-nez, écrivait des romans et des récits, et les lisait volontiers à ses invités.
Leur fille, Ekathérîna Ivânovna, jeune personne à marier, jouait du piano.
En un mot, chaque membre de la famille avait du talent.
Les Toûrkine recevaient avec affabilité et montraient gaiement à leurs invités, avec une grande simplicité de cœur, ce qu’ils savaient faire. Dans leur vaste maison de pierre, l’espace ne manquait pas et, l’été, on y était au frais. La moitié des fenêtres ouvrait sur un vieux jardin ombreux où des rossignols chantaient au printemps. Quand il y avait compagnie, on entendait à la cuisine un bruit de hachoirs, on sentait l’oignon grillé ; et cela présageait un abondant et savoureux souper.
On dit au docteur Startsév, Dmîtri Iônytch, quand il fut nommé médecin du zemstvo et s’installa à Dialéj, à dix verstes de S…, qu’il devait, à titre d’intellectuel, faire connaissance avec les Toûrkine. Une fois, en hiver, on le présenta dans la rue à Ivan Pétrôvitch ; on parla du temps, du théâtre, du choléra, et une invitation suivit.
Au printemps, le jour de l’Ascension, après avoir fait sa consultation, Startsév se rendit en ville pour se distraire et s’acheter quelques effets ; il y alla à pied, sans se presser (il n’avait pas encore de chevaux à lui) et il fredonnait sans cesse :
Quand je n’avais pas encore bu les larmes de la coupe de vie…
En ville, il dîna, se promena, puis, comme d’elle-même, l’invitation d’Ivan Pétrôvitch lui revint à l’esprit. Il décida d’aller voir quelle sorte de gens étaient les Toûrkine.
– Bonjour… je vous en prie, lui dit Ivan Pétrôvitch, venant à sa rencontre à la porte d’entrée, très content de voir un hôte aussi agréable ; venez que je vous présente à ma très fidèle épouse Vérotchka. Je lui ai dit, reprit-il en présentant le docteur à sa femme, qu’il n’a pas le moindre droit romain de rester chez lui à son hôpital. Il faut qu’il consacre ses loisirs à la société. N’est-ce pas, mon âme ?
– Asseyez-vous là, dit Véra Iôssifovna en faisant asseoir son hôte à côté d’elle ; vous pouvez me faire la cour. Mon mari est jaloux ; c’est un Othello ; mais nous tâcherons qu’il ne remarque rien.
– Ah, mon petit oiseau, ma toute bonne ! dit tendrement Ivan Pétrôvitch, et il l’embrassa sur le front… Vous êtes venu bien à propos, docteur, ma très fidèle épouse a écrit un grandissime roman et elle le lira aujourd’hui à haute voix.
– Jeantchik[47], dit Véra Iôssifovna à son mari, dites que l’on nous donne du thé[48].
On présenta à Startsév Ekathérîna Ivânovna, jeune fille de dix-huit ans, très ressemblante à sa mère, également maigre et gentille. Elle avait encore une expression enfantine et une taille fine, délicate, une gorge virginale, belle et saine, évoquant le printemps, le vrai printemps. Ensuite on but du thé en mangeant des confitures, du miel, des bonbons, et de très bons biscuits qui fondaient dans la bouche. À l’approche du soir, les amis et connaissances arrivèrent, et, à chacun, Ivan Pétrôvitch disait en le fixant de ses yeux rieurs :
– Bonjour, s’il vous plaît.
Ensuite, tous s’assirent au salon avec des mines très sérieuses, et Véra Iôssifovna lut son roman.
Elle commença ainsi :
« La gelée augmentait toujours… »
Les fenêtres étaient grandes ouvertes ; on entendait à la cuisine un bruit de hachoirs, l’odeur de l’oignon frit se répandait… Dans les fauteuils vieux et profonds on était bien, les bougies clignotaient doucement dans la pénombre du salon. En ce soir d’été, quand les voix et les rires arrivaient de la rue et que dehors se répandait la senteur du lilas, il était difficile de comprendre comment la gelée augmentait toujours, et comment le soleil couchant éclairait de ses froids rayons la plaine neigeuse et un passant qui marchait, solitaire, sur la route.
Véra Iôssifovna lut l’histoire d’une jeune et belle comtesse, qui installait chez elle, à la campagne, des écoles, des hospices, des bibliothèques, et qui s’amourachait d’un peintre de passage.
Elle lisait des choses qui n’arrivent jamais dans l’existence et cependant c’était agréable à écouter. C’était confortable, et il vous passait en tête des idées si bonnes et si tranquilles qu’on ne voulait pas se lever.
– Pas mal du tout, dit doucement Ivan Pétrôvitch.
Un des invités écoutant, et transporté en pensée très, très loin, dit, d’une voix à peine distincte :
– Oui… en effet…
Une heure passa, deux heures… Dans le jardin municipal, un orchestre jouait et un chœur chantait. Quand Véra lôssifovna ferma son cahier, elle se tut cinq minutes, et écouta la loutchi-noùchka[49], que chantait le chœur. Et cette chanson exprimait ce qu’il n’y avait pas dans le roman, et ce qui est dans la vie.
– Vous publiez vos œuvres dans les revues ? demanda Startsév à Véra lôssifovna.
– Non, répondit-elle ; je ne les publie nulle part. Je les écris et je fourre les cahiers dans une armoire. Pourquoi publier ? Nous avons de la fortune.
Et tous soupirèrent, on ne sait pourquoi.
– Et maintenant, toi, Kôtik[50], dit Ivan Pétrôvitch à sa fille, joue-nous quelque chose.
On leva le dessus du piano, on ouvrit les cahiers de musique, déjà préparés. Ekathérîna Ivânovna s’assit et plaqua les deux mains sur le piano ; puis elle les replaqua de toutes ses forces ; et encore, et encore. Ses épaules et sa poitrine tressaillaient. Elle plaquait ses mains à la même place avec entêtement et il semblait qu’elle ne cesserait pas avant d’avoir fait entrer toutes les touches dans le piano. Le salon s’emplissait de tonnerre ; tout tonnait, le parquet, le plafond et les meubles… Ekathérîna Ivânovna jouait un passage difficile, intéressant par sa difficulté même, long, uniforme, et Startsév, écoutant, se représentait des pierres dégringolant d’une haute montagne, dégringolant et dégringolant, et il voulait qu’elles cessassent de dégringoler.
En même temps, Ekathérîna Ivânovna, rose d’efforts, énergique, avec une boucle de cheveux lui tombant sur le front, lui plaisait beaucoup. Après un hiver passé à Dialéj au milieu des malades et des moujiks, être dans un salon, regarder ce jeune être élégant et apparemment pur, écouter ces sons bruyants, ennuyeux, mais pourtant recherchés, était pour lui si agréable, si nouveau !…
– Eh bien, Kôtik, dit Ivan Pétrôvitch, les larmes aux yeux, quand sa fille eut fini et se leva, aujourd’hui tu as joué comme jamais. Meurs, Denis, tu ne feras pas mieux[51].
Tous l’entourèrent, la félicitèrent, s’étonnèrent, assurant qu’ils n’avaient pas entendu depuis longtemps de musique pareille. Et elle écoutait, silencieuse, souriant à peine, et dans toute sa personne se lisait le triomphe.
– Très bien ! Parfait !
– Très bien, dit aussi Startsév, cédant à l’entraînement général. Où avez-vous étudié la musique ? demanda-t-il à la jeune fille ; au Conservatoire ?
– Non, je m’y prépare seulement. Jusqu’à présent, j’ai étudié ici, chez Mme Zavlôvski.
– Vous avez été au lycée ?
– Oh non ! répondit pour elle sa mère ; nous prenons à la maison des professeurs du lycée ou de l’Institut. Convenez-en, elle aurait pu subir de mauvaises influences. Tant qu’une jeune fille grandit, elle doit être sous la seule influence de sa mère.
– Tout de même, maman, j’irai au Conservatoire, dit Ekathérîna Ivânovna.
– Non, Kôtik, assura sa maman. Kôtik ne fera pas de chagrin à son papa et à sa maman.
– Si, j’irai, j’irai ! dit Ekathérîna Ivânovna, mutine, plaisantant.
Et de son petit pied elle frappa le parquet.
Au souper, ce fut Ivan Pétrôvitch qui montra ses talents. Ne riant que des yeux, il raconta des anecdotes, proposa des énigmes drôles, qu’il résolvait, et il parlait toujours son langage extraordinaire, acquis par de longs entraînements à faire de l’esprit, et qui, évidemment, s’était transformé en habitude. Il disait : « grandissime, pas mal du tout, ça vous tortille, merci… »
Mais ce n’était pas tout.
Lorsque les invités, rassasiés et satisfaits, se groupèrent dans l’antichambre, cherchant leurs manteaux et leurs cannes, près d’eux se démena le petit domestique, Pavloûcha, ou, comme on l’appelait amicalement, Pâva, garçon de quatorze ans, aux cheveux ras, aux joues rondes.
– Allons, Pâva, à ton tour fais-nous quelque chose ! lui dit Ivan Pétrôvitch.
Pâva prit une pose, leva les mains en l’air, et prononça d’un ton tragique :
– Meurs, malheureuse !
Et tous se mirent à rire.
– Amusante maison ! pensa Startsév en s’en allant.
Il entra dans un restaurant pour boire de la bière, puis s’en revint à pied chez lui, à Dialéj. Il marchait en fredonnant sans cesse :
Ta voix, pour moi, est caressante et tendre…
Ayant fait ses dix verstes, il ne sentait, en se couchant, aucune fatigue ; au contraire, il lui semblait qu’il aurait encore marché avec plaisir une vingtaine de verstes.
« Pas mal du tout… » se rappela-t-il en s’endormant.
Et il rit.
II
Startsév voulut souvent revenir chez les Toûrkine, mais il eut beaucoup à faire à l’hôpital et ne parvint pas à trouver un moment libre. Il passa ainsi plus d’un an à travailler et à rester seul, lorsque, un beau jour, on lui apporta de la ville une enveloppe bleu pâle.
Véra Iôssifvna souffrait depuis longtemps de migraines, mais quand Kôtik se mit à l’épouvanter chaque jour, en la menaçant d’aller au Conservatoire, les accès devinrent plus fréquents. Tous les médecins de la ville défilèrent chez les Toûrkine. Le tour du médecin du zemstvo arriva lui aussi.
Véra Iôssifovna lui écrivait une lettre pathétique, l’invitant à venir soulager ses maux. Startsév y alla, et se mit ensuite à venir souvent, très souvent, chez les Toûrkine.
Il avait, en effet, un peu soulagé Véra Iôssifovna, et elle disait à ses invités que c’était un docteur extraordinaire, étonnant. Mais Startsév ne venait déjà plus chez les Toûrkine pour la migraine de Véra Iôssifovna…
C’est un jour de fête. Ekathérîna Ivânovna a fini ses longs et fatigants exercices de piano. Ensuite, on est resté longtemps dans la salle à manger à boire du thé, et Ivan Pétrôvitch a raconté quelque chose de drôle. Mais on a sonné ; il a fallu aller dans l’antichambre recevoir un visiteur ; Startsév, profitant d’une minute de désarroi, dit à mi-voix à Ekathérîna Ivânovna, en s’agitant beaucoup :
– Au nom de Dieu, je vous en supplie, ne me torturez pas ; allons au jardin !
Elle leva les épaules, comme hésitante, ne comprenant pas ce qu’il voulait d’elle ; pourtant elle se leva et sortit.
– Vous jouez du piano des trois et des quatre heures, dit Startsév en la suivant, puis vous restez avec votre maman et il n’y a aucune possibilité de vous parler. Donnez-moi, je vous en supplie, ne fût-ce qu’un quart d’heure !
L’automne approchait. Le vieux jardin était paisible, triste ; les feuilles sombres gisaient dans les allées. Il faisait déjà nuit de bonne heure.
– Toute une semaine, je ne vous ai pas vue ; si vous saviez comme j’ai souffert ! continua Startsév. Asseyons-nous. Écoutez-moi.
Ils avaient une place préférée dans le jardin, un banc sous un large érable ; ils s’assirent sur ce banc.
– Que voulez-vous ? demanda Ekathérîna Ivânovna d’un ton sec, officiel.
– Toute une semaine sans vous voir, il y a si longtemps que je ne vous ai pas entendue ! J’ai soif de votre voix. Parlez.
Sa fraîcheur, l’expression naïve de ses yeux et de ses joues le charmaient. Même dans la façon dont sa robe lui allait, il voyait quelque chose d’extraordinairement joli, de touchant par sa grâce simple et naïve. Et, malgré cette naïveté, elle lui semblait très intelligente, et développée au delà de son âge. Il pouvait parler avec elle de littérature, d’art, de ce qu’on voulait. Il pouvait se plaindre de la vie et du monde, bien qu’il arrivât parfois que, durant une conversation sérieuse, elle se mît tout à coup à rire sans propos ou s’enfuît à la maison. Comme presque toutes les jeunes filles de S…, elle lisait beaucoup (à S…, en général, on lisait très peu, et on disait que, sans les jeunes filles et les jeunes juifs, on aurait pu fermer la bibliothèque). Qu’elle lût, cela plaisait infiniment à Startsév et il lui demandait avec émoi, chaque fois qu’il la voyait, ce qu’elle avait lu.
Et il l’écoutait le raconter avec enchantement.
– Qu’avez-vous lu cette semaine, depuis que nous nous sommes vus ? lui demanda-t-il encore. Parlez, je vous en prie.
– J’ai lu Pîssémski.
– Quoi donc ?
– Mille Âmes, répondit Kôtik. Et comme les prénoms de Pîssémski étaient drôles, il s’appelait Alexey Théophilâktych !
– Où allez-vous donc ? dit Starstév effrayé, quand elle se leva tout à coup et se dirigea vers la maison ; j’ai besoin de vous parler ; il faut que je vous explique… Restez avec moi cinq minutes. Je vous en conjure !
Elle s’arrêta comme pour dire quelque chose, puis lui fourra maladroitement un billet dans la main, et courut vers la maison. Et là, elle se remit au piano.
« Ce soir, à onze heures, lut Startsév, soyez au cimetière, près du monument Demetti. »
« Cela n’a pas le sens commun, pensa-t-il, en revenant à lui. Que vient faire ici le cimetière ? Pour quelle raison ? »
C’était clair : Kôtik s’amusait. À qui, en effet, serait-il venu sérieusement en tête de donner rendez-vous, la nuit, loin de la ville, au cimetière, quand il est si aisé de le faire dans la rue ou au jardin municipal ? Et cela lui allait-il, à lui, médecin du zemstvo, homme instruit, sérieux, de soupirer, de recevoir des petits billets, de se traîner au cimetière, de faire des bêtises, dont même les collégiens rient aujourd’hui ! Où mènera ce roman ? Que diront ses confrères quand ils sauront ?
Ainsi pensait Startsév, tournant au cercle autour des tables. Mais, à dix heures et demie, il se rendit soudain au cimetière.
Il avait déjà en ce temps-là deux chevaux à lui et un cocher à gilet de velours, nommé Pantéléïmone. La lune brillait. Le temps était doux ; il faisait chaud, mais chaud comme en automne. Dans les faubourgs, près des abattoirs, les chiens hurlaient. Startsév laissa ses chevaux à l’extrémité de la ville, dans une petite rue, et se rendit à pied au cimetière.
« Chacun a ses bizarreries, pensait-il ; Kôtik, elle aussi, a les siennes. Qui sait ? Peut-être ne plaisante-t-elle pas et viendra-t-elle ? »
Et il se livra à cette faible et vaine espérance ; elle le grisait.
Il marcha une demi-verste à travers champs. Le cimetière se profilait en bande noire comme un bois ou un grand jardin. Le mur en pierres blanches, puis la porte apparurent… Au clair de lune on pouvait lire au-dessus de la porte : L’heure viendra dans laquelle… Startsév entra par la petite porte et ce qu’il vit tout d’abord, ce fut des croix blanches et des monuments de chaque côté de la large allée et leurs ombres noires, ainsi que celle des peupliers. Loin à l’entour on voyait du blanc et du noir, et les arbres endormis penchaient leurs branches sur du blanc. Il semblait qu’il fît plus clair ici que dans les champs. Semblables à des pattes, les feuilles des érables se dessinaient nettement sur le sable jaune des allées, et les inscriptions des monuments étaient lisibles. Aux premiers instants, Startsév fut frappé de ce qu’il voyait pour la première fois de sa vie et qu’il n’aurait probablement plus l’occasion de voir : un monde ne ressemblant à rien autre chose ; un monde où le clair de lune était si doux, si beau, qu’il semblait que ce fût là qu’il naissait ; un monde où il n’y avait pas de vie, quoi qu’on fît, et où l’on sentait dans chaque peuplier sombre, dans chaque tombe, un mystère promettant une vie douce, belle, éternelle. Des pierres tombales, des fleurs fanées, s’exhalaient, avec l’odeur des feuilles d’automne, le pardon, la tristesse, le repos…
À l’entour, aucun bruit. Dans une profonde paix, les étoiles regardent du haut du ciel, et les pas de Startsév résonnent lourdement à contretemps. Ce ne fut que lorsque l’horloge de la chapelle se mit à sonner les heures et qu’il s’imagina mort, enterré ici pour l’éternité, qu’il lui sembla que quelqu’un le regardait, et il pensa une minute que ce n’était pas le repos et la paix, mais la profonde tristesse du néant, un désespoir accablant…
Voici le monument de Demetti, en forme de chapelle, avec un ange en haut… Dans le temps, une troupe d’opéra italien était passée en tournée à S… Une des cantatrices mourut ; on l’y enterra, et on lui érigea ce monument. En ville, nul ne se souvenait plus de la cantatrice, mais la lampe, au-dessus de l’entrée, reflétait le clair de lune et semblait brûler.
Personne…
Qui donc viendrait ici à minuit ?
Mais Startsév attendait, et le clair de lune semblait réchauffer sa passion. Il attendait et s’imaginait des baisers et des étreintes. Il resta assis une demi-heure près du monument ; puis il marcha dans les allées latérales, le chapeau à la main, attendant, et pensant combien dans ces tombes il y avait de femmes et de jeunes filles qui avaient été belles, charmantes, qui avaient aimé, qui, les nuits, avaient brûlé de passion, se livraient aux caresses… Comme la mère nature se moque, en somme, méchamment de l’homme, et comme il est pénible de le constater !
Startsév pensait ainsi, et, en même temps, il voulait crier qu’il attend, qu’il veut de l’amour coûte que coûte. Devant lui, ce n’étaient plus des morceaux de marbre qui blanchissaient, mais des corps magnifiques ; il voyait des formes qui se cachaient pudiquement à l’ombre des arbres, il sentait de la chaleur et l’angoisse l’énervait…
Et exactement comme à la chute d’un rideau de théâtre, la lune disparut sous les nuages. Soudain, tout s’assombrit autour de lui. Startsév trouva à peine la porte du cimetière – il faisait sombre maintenant comme en automne. – Il erra ensuite près d’une heure et demie en cherchant la ruelle où il avait laissé ses chevaux.
– Je suis fatigué, dit-il à Pantéléïmone ; je tiens à peine debout.
Et, s’asseyant avec délice dans sa voiture, il songea :
« Ah ! si je pouvais ne pas engraisser. »
III
Le lendemain soir, il alla chez les Toûrkine faire sa demande en mariage. Mais ce fut malaisé parce que le coiffeur accommodait Ekathérîna Ivânovna, qui allait à une soirée dansante au cercle.
Il fallut rester longtemps dans la salle à manger et prendre du thé. Ivan Pétrôvitch, voyant que son hôte était pensif et s’ennuyait, tira de la poche de son gilet et lut une lettre drôle d’un intendant allemand qui, rendant compte des travaux de la propriété, prenait des mots les uns pour les autres.
« Ils donneront sans doute à leur fille une grosse dot », pensait Startsév, écoutant distraitement.
Après une nuit d’insomnie, il se sentait accablé comme si on lui eût fait boire quelque chose de doux et d’assoupissant. Il éprouvait un vague malaise, mais aussi une joie tiède, tandis que, dans son esprit, une petite parcelle, froide et positive, raisonnait :
– Arrête-toi tant qu’il est temps ! Est-ce la femme qu’il te faut ? Elle est gâtée, capricieuse ; elle dort jusqu’à deux heures ; et tu es le fils d’un chantre, un médecin de zemstvo !
– Bah ! qu’est-ce que cela fait ? pensait-il ; que cela soit !
– Si tu l’épouses, reprenait la parcelle raisonneuse, ses parents te forceront à quitter le zemstvo et à habiter en ville.
– Et après ! J’habiterai en ville, s’il le faut, pensait-il. Ils donneront une dot ; nous nous installerons.
Ekathérîna Ivânovna entra enfin en robe de bal, décolletée, jolie, toute claire, et Startsév l’admira. Il éprouva un enchantement tel qu’il ne put dire un mot. Il la regardait seulement et riait.
Elle se mit à le saluer pour partir, et lui, qui n’avait plus à rester là, se leva, en disant qu’il devait rentrer chez lui où des malades l’attendaient.
– Rien à faire, lui dit Ivan Pétrôvitch. Partez avec vos chevaux et vous descendrez Kôtik au cercle.
Dehors une petite pluie tombait ; il faisait très sombre et ce n’était qu’à la toux enrouée de Pantéléïmone qu’on pouvait deviner où étaient les chevaux. On leva la capote de la victoria.
Ivan Pétrôvitch installant sa fille en voiture, fit des calembours et, quand les chevaux partirent, il dit : « Adieu, s’il vous plaît ! »
– Hier, j’ai été au cimetière, commença Startsév ; qu’il est peu charitable, peu noble de votre part…
– Vous avez été au cimetière ?
– Oui, j’y ai été, et je vous ai attendue jusqu’à deux heures. Je souffrais…
– Eh bien, souffrez, si vous ne comprenez pas la plaisanterie !
Ekathérîna Ivânovna, heureuse d’avoir joué si malicieusement un amoureux et d’être tant aimée, se mit à rire ; mais elle poussa tout à coup un cri d’effroi, parce que, à ce moment-là, les chevaux tournèrent trop court en franchissant la porte et que la voiture faillit verser. Startsév entoura la taille d’Ekathérîna Ivânovna pour la soutenir ; effrayée, elle se serra contre lui, et, ne pouvant se retenir, il l’embrassa passionnément sur les lèvres, sur le menton, et l’étreignit plus fort.
– Assez, dit-elle sèchement.
Un instant après elle n’était plus dans la voiture, et l’agent placé près du perron éclairé du cercle, criait d’une voix atroce à Pantéléïmone :
– Qu’as-tu à stationner, corbeau ? Roule plus loin !
Startsév se rendit à Dialéj, mais revint vite. Avec un habit emprunté, et une cravate blanche qui remontait et voulait se détacher du faux col, il se trouvait assis à minuit dans le salon du club et disait à Ekathérîna Ivânovna, avec feu :
– Que ceux qui n’ont jamais aimé savent peu de chose ! Personne, il me semble, n’a encore décrit l’amour exactement ; c’est à peine si l’on peut décrire ce sentiment tendre, radieux et torturant ; celui qui l’a éprouvé, ne fût-ce qu’une fois, ne consentira pas à le communiquer par des mots. Mais à quoi bon des préambules, des descriptions ? À quoi bon une éloquence superflue ? Mon amour est sans bornes… Je vous en prie, je vous en supplie, dit-il à la fin, soyez ma femme !
– Dmîtri Iônytch, dit Ekathérîna Ivânovna avec une expression très sérieuse, après avoir réfléchi ; Dmîtri Iônytch, je suis très reconnaissante de l’honneur que vous me faites, je vous estime, mais… (Elle se leva et continua debout.) Mais excusez, je ne puis pas être votre femme. Parlons sérieusement, Dmîtri Iônytch ; vous savez que j’aime l’art plus que tout au monde. J’aime follement, j’adore la musique ; je lui ai consacré toute ma vie. Je veux être artiste ; je veux de la gloire, des succès, la liberté, et vous voulez que je continue à vivre dans cette ville, que je continue cette vie inutile et frivole, qui m’est devenue impossible !… Me marier ? Non, pardon ! L’homme doit tendre à un but plus élevé, brillant. La vie de famille me lierait pour toujours, Dmîtri Iônytch. (Elle sourit un peu, car en prononçant « Dmîtri Iônytch » elle se rappela Alexey Théophilâktych) Dmîtri Iônytch, vous êtes bon, noble, intelligent ; vous êtes meilleur que tous les autres. (Les larmes lui vinrent aux yeux.) Je sympathise avec vous de toute mon âme, mais… mais vous comprendrez…
Et pour ne pas pleurer, elle se détourna et sortit du salon.
Le cœur de Startsév cessa de battre inquiètement. Sorti du club, il arracha la cravate empesée et respira à pleine poitrine. Il avait un peu honte, et son amour-propre était blessé : il ne s’attendait pas à un refus. Il ne pouvait pas croire que tous ses rêves, son angoisse et ses espérances l’eussent conduit à une fin si sotte, celle d’une petite pièce dans un spectacle d’amateurs… Et il plaignait son sentiment, son amour. Il le plaignait tant qu’il se serait mis, lui semblait-il, à sangloter, ou bien il aurait donné de toutes ses forces un coup de parapluie dans le large dos de Pantéléïmone.
Trois jours durant, tout lui tombait des mains. Il ne mangea pas, ne dormit pas. Mais quand il entendit dire que Ekathérina Ivânovna était partie pour Moscou pour entrer au Conservatoire, il se calma et recommença à vivre comme avant.
Ensuite, en se rappelant parfois comme il avait erré au cimetière, ou comme il avait cherché un habit par toute la ville, il s’étirait paresseusement et disait :
« Que d’arias, tout de même ! »
IV
Quatre ans passèrent.
Startsév avait en ville une grosse clientèle. Chaque matin il faisait rapidement sa consultation à Dialéj, puis il allait voir ses malades de la ville. Mais il n’avait déjà plus ses deux chevaux ; il avait une troïka[52], avec des grelots, et il revenait à la maison tard dans la nuit.
Il avait engraissé, avait pris du corps et n’allait pas volontiers à pied, car il souffrait d’étouffement. Pantéléïmone avait grossi aussi. Et plus il croissait en largeur, plus il soupirait tristement et se plaignait de son sort amer ; les courses l’excédaient.
Startsév allait dans beaucoup de maisons et rencontrait beaucoup de gens, mais il ne se liait intimement avec personne. Les gens de la ville l’irritaient par leurs discours, leurs opinions sur la vie, et même leur aspect. L’expérience lui avait enseigné que, tant que l’on joue aux cartes et que l’on mange avec un habitant de S…, c’est un homme paisible, débonnaire, et même intelligent. Mais si on lui parle de quelque chose d’incomestible, de politique ou de science par exemple, il ne comprend plus rien, ou développe une philosophie si obtuse et si méchante, qu’on n’a qu’à y renoncer et à partir. Quand Startsév essayait de parler, même avec un interlocuteur libéral de ce que, par exemple, grâce à Dieu, l’humanité progresse, et qu’avec le temps on pourra supprimer les passeports et la peine de mort, l’autre le regardait de travers et avec méfiance et lui demandait : « Alors chacun pourra tuer dans la rue qui il voudra ? » Et quand Startsév, à souper ou aux heures du thé, disait qu’il faut travailler, qu’on ne peut vivre sans travail manuel, chacun prenait cela pour un reproche et commençait à se fâcher et à discuter âprement.
Avec tout cela les habitants de S… ne faisaient absolument rien, ne s’intéressaient à rien, et on ne savait de quoi parler avec eux. Et Startsév évitait les conversations, ne faisait que manger et jouer aux cartes. Et quand, pour quelque fête de famille, on l’invitait à dîner, il s’asseyait et mangeait en silence, en regardant son assiette. Tout ce que l’on disait pendant ce temps-là n’était pas intéressant, mais injuste, bête ; il éprouvait de l’irritation, s’agitait, mais se taisait et, parce qu’il se taisait avec morgue, en regardant son assiette, on le surnomma « le Polonais rogue », bien qu’il n’eût jamais rien eu de polonais.
Il fuyait les distractions telles que le théâtre et les concerts, mais il jouait au vinnte (sorte de whist), chaque soir, pendant trois heures, avec délices. Il avait aussi une distraction à laquelle il s’était peu à peu habitué : c’était, le soir, de retirer de ses poches les billets que lui avaient rapporté ses visites, et il arrivait qu’il y avait, en billets jaunes et verts, sentant les parfums, le vinaigre, l’encens, ou l’huile de poisson, qu’il y en avait dans toutes ses poches, pour soixante-dix roubles. Et lorsqu’il avait plusieurs centaines de roubles, il les portait à la Société de Crédit mutuel, et les versait à son compte.
En ces quatre ans, après le départ de Ekathérîna Ivânovna, Startsév n’alla que deux fois chez les Toûrkine, à la demande de Véra Iôssifvna, qui soignait toujours ses migraines.
Chaque été, Ekathérîna Ivânovna venait chez ses parents en visite, mais il se fit qu’il ne la vit pas une seule fois.
Mais quatre ans étaient passés. Un calme et doux matin, on apporta à l’hôpital une lettre. Véra Iôssifovna écrivait à Dmîtri lônytch qu’il lui tardait beaucoup de le voir. Elle le priait de venir absolument adoucir ses souffrances et mentionnait que ce jour-là était son anniversaire.
Il y avait au bas :
« Je m’associe à la demande de maman.
K. »
Startsév réfléchit et alla le soir chez les Toûrkine.
– Bonjour, s’il vous plaît, l’accueillit Ivan Pétrôvitch, riant des yeux seulement ; bonjourez-moi.
Véra Iôssifovna, déjà très vieille, avec des cheveux blancs, serra la main de Startsév, soupira d’un air maniéré et dit :
– Docteur, vous ne voulez pas me faire la cour, vous ne venez jamais : je suis déjà pour vous une vieille femme. Mais voici une jeune personne qui vient d’arriver. Peut-être sera-t-elle plus heureuse.
Et Kôtik ?…
Elle avait maigri, pâli ; elle était devenue plus jolie et plus élancée ; et ce n’était plus Kôtik, mais Ekathérîna Ivânovna. Il n’y avait plus en elle la fraîcheur de naguère, ni la naïve expression enfantine. Dans son regard, dans ses manières il y avait quelque chose de nouveau, de mal assuré, de gêné, comme si, dans la maison de ses parents, elle ne se sentait plus chez elle.
– Que d’années, que d’hivers passés ! dit-elle en tendant les mains à Startsév.
On voyait que son cœur battait anxieusement, et, regardant le docteur avec curiosité, elle continua :
– Comme vous avez engraissé. Vous êtes hâlé, vous êtes plus homme, mais en somme, vous avez peu changé.
Elle lui plaisait encore. Elle lui plaisait beaucoup. Mais, ou bien il lui manquait déjà quelque chose, ou il y avait en elle quelque chose de trop. Il n’aurait pas pu dire précisément ce que c’était. Quelque chose l’empêchait de sentir comme avant. Sa pâleur, son expression nouvelle, son faible sourire, sa voix, ne lui plaisaient pas, et quelques instants après, sa robe, le fauteuil où elle était assise, quelque chose de jadis, au moment où il avait été sur le point de l’épouser, lui déplaisaient aussi. Il se rappela son amour, ses rêves, les espérances qui l’agitaient quatre ans auparavant ; et il se sentit mal à l’aise.
On prit le thé et on mangea une tarte. Puis Véra Iôssifovna donna lecture de son nouveau roman. Elle lisait des choses qui n’arrivent jamais dans la vie, et Startsév regardait sa belle tête blanche, et attendait qu’elle eût fini.
« Les gens sans talent, pensa-t-il, ne sont pas ceux qui ne savent pas écrire des récits, mais ceux qui les écrivent et ne savent pas les cacher. »
– Pas mal du tout, dit Ivan Pétrôvitch.
Puis Ekathérîna Ivânovna joua bruyamment du piano, et longtemps, quand elle eut fini, on la remercia et on s’extasia.
« Il est tout de même bien que je ne l’aie pas épousée », pensa Startsév.
Elle le regardait et attendait apparemment qu’il lui proposât d’aller au jardin ; mais il se taisait.
– Si nous causions un peu, dit-elle en s’approchant de lui. Quelle est votre vie ? Que vous arrive-t-il ? Que devenez-vous ? Tous ces jours-ci, continua-t-elle nerveusement, j’ai pensé à vous. Je voulais vous envoyer une lettre ; je voulais aller moi-même chez vous à Dialéj. J’étais déjà décidée à le faire ; puis je me suis ravisée. Qui sait comment vous allez vous comporter avec moi maintenant ! Je vous attendais aujourd’hui avec tant d’agitation !… Au nom de Dieu, allons au jardin.
Ils allèrent au jardin et s’assirent sur le banc, sous le vieil érable, comme quatre ans auparavant. Il faisait sombre.
– Alors, demanda Ekathérina Ivânovna, comment allez-vous ?
– Pas mal, répondit Startsév, ça va à peu près.
Et il ne put rien trouver de plus.
Ils se turent.
– Je suis émue, dit Ekathérina Ivânovna en se couvrant le visage de ses mains, mais n’y faites pas attention. Je me trouve si bien à la maison ; je suis si heureuse de revoir tout le monde, et je ne peux m’y accoutumer ! Que de souvenirs ! Il me semblait que nous causerions sans trêve jusqu’au matin…
Il voyait près de lui sa figure, ses yeux brillants ; dans l’obscurité elle lui semblait plus jeune que dans la chambre. C’était comme si son expression enfantine eût reparu. Elle le regardait en effet avec une curiosité naïve ; elle le regardait comme si elle voulait mieux voir et mieux connaître cet homme qui l’avait aimée naguère si ardemment, avec tant de tendresse et de malheur. Ses yeux le remerciaient de cet amour. Et il se rappela tout ce qui avait été, dans les moindres détails : comme il avait rôdé au cimetière, comme il était revenu exténué le matin à la maison, et, soudain, il éprouva l’angoisse et le regret du passé. Dans son âme se ralluma une petite flamme.
– Rappelez-vous comment je vous ai accompagnée à une soirée au cercle, dit-il. Il pleuvait, il faisait sombre…
La petite flamme brûla plus fort dans son cœur ; il voulut parler, se plaindre de la vie…
– Ah ! dit-il en soupirant, vous demandez comment je vis ? Comment nous vivons ici ? Mais nous ne vivons pas ! Nous vieillissons, nous engraissons, nous nous affaissons. Un jour et une nuit sont vingt-quatre heures de passées. La vie s’écoule, terne, morne, sans idées… Le jour, gagner de l’argent, le soir, au cercle. Société de joueurs, d’alcooliques, d’enroués, que je ne peux souffrir. Qu’y a-t-il là de bon ?
– Mais vous avez le travail, qui est un noble but. Vous aimiez tant à parler de votre hôpital ! J’étais alors étrange. Je me croyais une grande pianiste. Actuellement toutes les demoiselles jouent du piano, et je jouais comme tout le monde ; mais il n’y avait en moi rien de particulier. Je suis pianiste comme maman est écrivain. Et naturellement, je ne vous comprenais pas alors. Mais ensuite, à Moscou, j’ai souvent pensé à vous. Je ne pensais qu’à vous. Quel bonheur d’être médecin du zemstvo, répéta Ekathérîna Ivânovna avec enthousiasme, de soulager les souffrances, d’aider le peuple ! Quel bonheur !… Quand je pensais à vous, à Moscou, vous me sembliez si levé, si idéal…
Startsév songea aux billets qu’il retirait de ses poches, le soir, avec tant de plaisir, et la petite flamme s’éteignit dans son cœur.
Il se leva pour rentrer. Elle le prit sous le bras.
– Vous êtes le meilleur des hommes que j’ai connus, poursuivit-elle. Nous nous verrons, nous causerons, n’est-ce pas ? Promettez-le-moi ! Je ne suis pas une pianiste ; je ne m’illusionne plus ; je ne jouerai pas devant vous, et ne vous parlerai pas de musique.
Quand on entra dans la maison et que Startsév vit, à la lumière du soir, sa figure et ses yeux tristes, reconnaissants et scrutateurs, tournés sur lui, il sentit de l’inquiétude, et il pensa encore :
« Comme c’est bien que je ne l’aie pas épousée ! »
Il voulut prendre congé.
– Vous n’avez aucun droit romain de vous en aller sans souper, dit Ivan Pétrôvitch en le reconduisant. C’est très perpendiculaire de votre part ! Allons, dit-il à Pâva, dans l’antichambre, fais nous quelque chose !
Pâva, non plus un adolescent, mais un jeune homme avec des moustaches, prit la pose, leva la main en l’air et dit d’une voix tragique :
– Meurs, malheureuse !
Tout cela irrita Startsév. En montant en voiture et en regardant la maison sombre et le jardin qui lui étaient jadis si chers et si agréables, il se rappela d’un coup les romans de Véra lôssifovna, le jeu tumultueux de Kôtik, les traits d’esprit d’Ivan Pétrôvitch, la pose tragique de Pâva, et il se demanda ce que devait être le reste de la ville, si les gens qui avaient le plus de talent y étaient si fortement dénués de génie.
Trois jours après, Pâva lui apporta un mot de Ekathérîna Ivânovna.
Vous ne venez pas nous voir. Pourquoi ? Je crains que vous ne soyez changé à notre égard ; je le crains et je m’effraie à cette seule pensée ; calmez-moi et venez nous dire que tout va bien. J’ai besoin de causer avec vous.
Votre
E. T.
Il lut ce billet, réfléchit et dit à Pâva :
– Dis-leur, mon bon, que je ne peux pas venir aujourd’hui ; je suis très occupé. Dis-leur que je viendrai dans deux ou trois jours.
Mais trois jours passèrent, une semaine s’écoula, et il n’y allait toujours pas.
En passant une fois devant la maison des Toûrkine, il se souvint qu’il faudrait y entrer, ne fût-ce que pour une minute ; il le pensa et n’entra pas.
Et plus jamais il ne retourna chez les Toûrkine.
V
Quelques années s’écoulèrent encore. Startsév est devenu encore plus corpulent, plus gras. Il respire péniblement et marche la tête rejetée en arrière. Lorsque, bouffi et congestionné, il passe dans sa troïka avec des grelots, et que Pantéléïmone, bouffi et congestionné lui aussi, la nuque charnue, assis sur son siège, les bras tendus en avant comme s’ils étaient en bois, crie aux passants : « Prends ta drroite ! ! ! », le tableau est imposant. Il semble que ce n’est pas un homme qui passe, mais un dieu païen. Le docteur possède, en ville, une énorme clientèle et n’a pas le temps de souffler. Il a déjà une propriété et deux maisons en ville ; il en guigne une troisième de plus de rapport, et, quand on lui parle, à la Société de Crédit Mutuel, d’une maison quelconque à vendre, il y va sans se gêner, et, passant par toutes les chambres, sans faire attention aux femmes et aux enfants déshabillés qui le regardent avec stupeur et effroi, il cogne chaque porte avec sa canne et dit :
– C’est le cabinet ? C’est la chambre à coucher ? Et qu’est-ce qu’il y a là ?
Et ce disant, il respire avec difficulté et essuie la sueur de son front.
Il a beaucoup à faire, mais ne quitte pas son poste du zemstvo ; l’avarice le domine ; il veut être ici et là. À Dialéj, on l’appelle simplement Iônytch : « Où va Iônytch ? » ou : « Ne faut-il pas appeler Iônytch en consultation ? »
Apparemment parce que sa gorge est infiltrée de graisse, sa voix a changé. Elle est devenue mince et sifflante. Son caractère aussi a changé. Le docteur est devenu rude, irritable. Pendant sa consultation, il se fâche ordinairement, frappe impatiemment le parquet de sa canne et crie, de sa voix désagréable :
– Veuillez ne répondre qu’à mes questions. Ne parlez pas !
Il est célibataire, il vit tristement ; rien ne l’intéresse.
Depuis qu’il habite Dialéj, l’amour pour Kôtik a été sa seule joie, et, probablement, la dernière. Tous les soirs, au cercle, il joue au vinnte, puis il reste seul à une grande table et soupe. Le plus vieux et le plus considéré des garçons, Ivane, le sert. On lui sert du Lafitte n° 17, et tous, – l’économe du cercle, et le chef de cuisine, et le garçon, – savent ce qu’il désire et emploient toutes leurs forces à le contenter. Sans cela, que Dieu en préserve ! il se mettrait tout d’un coup en colère et frapperait le parquet de sa canne.
En soupant, il se retourne parfois et se mêle à quelque conversation :
– De quoi parlez-vous ? hein ? qui ?
Et lorsque, par hasard, à l’une des tables près de lui on parle des Toûrkine, il demande :
– De quels Toûrkine parlez-vous ? De ceux dont la fille joue du piano ?
Voilà tout ce qu’on peut dire à son sujet.
Et les Toûrkine ?
Ivan Pétrôvitch n’a pas vieilli, n’a pas changé du tout. Comme devant, il raconte des anecdotes et fait de l’esprit. Véra Iôssifovna lit, comme devant, ses romans à ses hôtes avec une cordiale simplicité. Et Kôtik joue du piano tous les jours pendant quatre heures. Elle a visiblement vieilli, est quelquefois malade ; elle va chaque automne en Crimée, avec sa mère.
En les conduisant à la gare, Ivan Pétrôvitch, quand le train s’ébranle, essuie ses larmes et crie :
– Adieu, s’il vous plaît.
Et il agite son mouchoir.
1898.
RÊVES
Deux centeniers amènent au district un de ces vagabonds qui disent ne plus se souvenir de leur identité. L’un des centeniers, trapu, la barbe noire, est planté sur des jambes extraordinairement courtes. Si on le regardait par derrière, il semblerait que ses jambes prissent naissance plus bas que chez les autres hommes. L’autre, est grand, maigre, long comme une perche, avec une barbe clairsemée, de couleur roux sombre.
Le premier marche en se dandinant, regarde de tous côtés, mordille soit une paille, soit sa manche, se bat les hanches, et ronronne comme un chat : il a, en un mot, un air insouciant et léger ; l’autre, au contraire, malgré sa figure maigre et ses épaules étroites, a l’air sérieux, honnête et positif. Il ressemble, de visage et d’allure, aux popes des vieux croyants ou aux guerriers des vieilles icônes. Dieu, « en raison de sa sagesse, a agrandi son front », c’est-à-dire qu’il est chauve – ce qui augmente encore la ressemblance indiquée. Le premier centenier s’appelle Anndréy Ptâkha ; le second, Nicânndre Sapôjnikov.
L’homme qu’ils accompagnent ne répond nullement à l’image que l’on se fait des vagabonds. C’est un petit homme malingre, maladif, aux traits minces, ternes, extrêmement vagues. Ses sourcils sont clairsemés, son regard est doux et soumis. C’est à peine s’il a une moustache, bien qu’il ait déjà dépassé la trentaine.
Il marche timidement, voûté, les mains engagées dans ses manches. Le col de son mauvais pardessus en drap râpé, qui n’est pas un pardessus de moujik, est relevé jusqu’aux bords de sa casquette, et seul son petit nez rouge ose regarder le monde de Dieu. Il parle d’une voix aiguë et caressante, toussote à chaque instant. Il est difficile, très difficile de voir en lui un vagabond qui cache son nom. C’est plutôt un fils de pope, pauvre, malchanceux, abandonné de Dieu, un scribe chassé pour ivrognerie, un fils ou un neveu de négociant qui, après avoir essayé ses faibles forces au théâtre, rentre à la maison pour jouer le dernier acte du fils prodigue ; peut-être, à en juger par la patience obstinée avec laquelle il lutte contre la gluante boue d’automne, est-ce un de ces novices fanatiques, qui courent les monastères russes, cherchant opiniâtrement, sans la trouver, « la vie paisible et innocente ».
Les piétons marchent depuis longtemps sans pouvoir sortir d’un étroit coin de terre. Devant eux cinq toises de route fangeuse et noire ; derrière eux, autant ; aussi loin que l’on regarde, une insondable muraille de brouillard blanc.
Ils marchent, ils marchent, mais c’est la même terre. La muraille n’est pas plus près ; le lopin de terre reste le même. Ils entrevoient un pavé blanc, un trou, une brassée de foin échappée par un passant. Une trouble flaque d’eau miroite, ou bien tout à coup, apparaît devant eux une ombre aux contours incertains ; plus on approche, plus elle est petite et noire. Encore un pas, et c’est un poteau de route déjeté, aux chiffres effacés, ou un pauvre bouleau, trempé, nu comme un mendiant de grand chemin. Le bouleau, du restant de ses feuilles jaunies, chuchote quelque chose. Une feuille se détache et tombe paresseusement sur la terre…