– Dou-douce !

La maison, qu’elle habitait depuis sa naissance, et que son père lui laissait par testament, se trouvait à l’extrémité de la ville, au faubourg des Tziganes, non loin de Tivoli. Le soir et la nuit, Ôlénnka, entendait la musique jouer, les fusées éclater, et il lui semblait que c’était Koûkine qui luttait avec le sort, prenant d’assaut son principal ennemi, le public indifférent.

Son cœur s’engourdissait agréablement ; elle ne voulait pas dormir, et quand, vers le matin, il rentrait chez lui, elle frappait doucement à la petite fenêtre de sa chambre, ne lui laissant entrevoir, à travers le rideau, que sa figure et une épaule ; et elle lui souriait tendrement…

Il fit sa demande et ils se marièrent. Et, quand il vit à loisir, son cou et ses épaules saines et grasses, il ouvrit les mains avec joie et s’écria :

– Dou-douce !

Il était heureux ; mais, comme le jour de son mariage et ensuite toute la nuit, il plut, l’expression du désespoir ne le quitta pas.

Après leur mariage, ils vécurent bien, Ôlénnka tenait la caisse, veillait à l’ordre du jardin, inscrivait les dépenses, payait les appointements ; et ses joues roses, son rire charmant, naïf, radieux, apparaissaient et disparaissaient tantôt au guichet de la caisse, tantôt dans les coulisses, tantôt au restaurant.

Et, déjà, elle disait à ses connaissances que ce qu’il y a de plus remarquable au monde, de plus sérieux et de plus nécessaire, c’est le théâtre, et que l’on ne peut avoir de véritable plaisir et devenir humain et instruit qu’au théâtre.

– Mais, demandait-elle, est-ce que le public comprend ? Il lui faut des pitres. Hier, nous donnions le Petit Faust et presque toutes les loges étaient vides ; si nous avions, Vânitchka[37] et moi, monté une banalité, croyez-moi, le théâtre eût été archi-plein. Nous donnons demain, Vânitchka et moi, Orphée aux Enfers ; venez-y.

Ce que son mari disait du théâtre et des acteurs, elle le répétait. Comme lui, elle méprisait le public en raison de son indifférence pour l’art et de son ignorance. Aux répétitions, elle intervenait et reprenait les acteurs ; elle surveillait les musiciens et, lorsque, dans le journal local, on parlait en mauvais termes du théâtre, elle pleurait et allait à la rédaction s’expliquer.

Les artistes l’aimaient. Ils l’appelaient « Vânitchka et moi » et « Dou-douce. » Elle compatissait à leur sort, leur faisait quelques avances, et s’il arrivait qu’on la dupât, elle pleurait en cachette, sans se plaindre à son mari.

L’hiver aussi se passa bien. Ils affermèrent le théâtre de la ville, et le sous-louèrent pour des tournées, tantôt à une troupe petite-russienne, tantôt à un prestidigitateur, tantôt aux amateurs de la ville.

Ôlénnka engraissait et rayonnait de plaisir ; Koûkine maigrissait, jaunissait, se plaignait de pertes énormes, bien que, tout l’hiver, les affaires n’eussent pas mal marché. La nuit, il toussait, et elle lui faisait boire des infusions de framboise et de tilleul. Elle le frottait d’eau de Cologne et l’enveloppait dans des châles moelleux.

– Comme tu es gentil ! lui disait-elle, tout à fait sincèrement en lui lissant les cheveux ; comme tu es joli !

Pendant le grand carême, Koûkine se rendit à Moscou pour engager une troupe, et sans lui, Ôlénnka ne pouvait pas dormir ; elle restait assise à la fenêtre à contempler les étoiles. Et elle se comparaît aux poules qui, elles aussi, ne dorment pas la nuit et éprouvent de l’inquiétude quand il n’y a pas de coq dans le poulailler.

Koûkine, retenu à Moscou, écrivait qu’il reviendrait pour Pâques et donnait ses instructions pour Tivoli. Mais, le soir du dimanche des Rameaux, très tard, des coups sinistres retentirent à la porte cochère ; on heurtait à la petite porte comme sur un tonneau : boum ! boum ! boum !

La cuisinière, réveillée, pataugeant pieds nus dans les flaques d’eau, courut ouvrir.

– Ayez la bonté d’ouvrir ! dit quelqu’un derrière la porte, d’une voix profonde. Un télégramme.

Ôlénnka avait reçu précédemment des télégrammes de son mari, mais cette fois-ci, Dieu sait pourquoi, elle fut atrocement saisie. Elle ouvrit la dépêche d’une main tremblante et lut ce qui suit :

« Ivane Pétrôvitch, mort subitement aujourd’hui, attendons ordres, entirrement lundi. »

Il était ainsi imprimé dans le télégramme : entirrement, avec encore un mot incompréhensible. Le signataire était le régisseur de la troupe d’opérette.

– Mon aimé ! se mit à sangloter Ôlénnka ; mon cher petit Vânitchka, mon aimé ! Pourquoi t’ai-je rencontré ? Pourquoi t’ai-je connu et aimé ? À qui laisses-tu ta pauvre Ôlénnka, la pauvre malheureuse ?…

On enterra Koûkine à Moscou le mardi, au cimetière de Vagânnkovo. Ôlénnka revint chez elle le lendemain et, aussitôt qu’elle fut rentrée, elle se jeta sur son lit et se mit à sangloter si fort qu’on l’entendait dans la rue et dans les cours voisines.

– Dou-douce ! disaient les voisines, en se signant ; c’est cette bonne âme d’Ôlga Sémiônovna ; la pauvre, comme elle se désole !

Trois mois après, Ôlénnka revenait un jour de la messe, triste, en grand deuil. Il se trouva qu’un de ses voisins, Vassîli Anndréiévitch Poustovâlov, gérant d’un des chantiers de bois du marchand Babakâiév, revenant aussi de l’église, fit route avec elle.

Il avait un chapeau de paille, un gilet blanc, avec une chaîne d’or, et il ressemblait plus à un propriétaire qu’à un marchand.

– Chaque chose a son temps, Ôlga Sémiônovna, dit-il posément à Ôlénnka, d’un ton de condoléance. Lorsque l’un des nôtres meurt, c’est la volonté de Dieu ; il faut y songer et supporter le coup avec soumission.

Ayant accompagné Ôlénnka jusqu’à la petite porte, il prit congé d’elle et continua sa route. Après cela, Dou-douce entendit toute la journée sa voix sérieuse, et, à peine fermait-elle les yeux, elle voyait sa barbe brune ; il lui avait beaucoup plu.

Et elle aussi, visiblement, avait fait impression sur lui, parce que, à quelque temps de là, une vieille dame qu’elle connaissait à peine vint prendre le café chez elle, et, dès qu’elle fut assise, se mit à parler de Poustovâlov, qui était un homme bien, sérieux, que toute femme aurait épousé volontiers.

Trois jours après, Poustovâlov lui-même vint faire visite. Il ne resta pas longtemps – dix minutes – parla peu, mais Ôlénnka se mit à l’aimer.

Et elle l’aima tant qu’elle n’en dormit pas de la nuit, brûlante comme si elle avait la fièvre.

Au matin, elle envoya chercher la vieille dame. On les fiança bientôt, puis vint la noce.

Poustovâlov et Ôlénnka s’étant mariés, vécurent bien. D’habitude il restait au chantier de bois jusqu’au dîner[38], ensuite Ôlénnka le remplaçait et elle restait jusqu’au soir au bureau, faisant des factures et livrant la marchandise.

– À présent, disait-elle aux acheteurs et à ses connaissances, le bois augmente chaque année de vingt pour cent. Voyez ; avant nous vendions du bois d’ici ; maintenant, Vâssitchka doit aller chaque année en acheter dans le gouvernement de Moguiliov. Et quels frais de transport, disait-elle, terrifiée, en se couvrant les deux joues. Quels tarifs !

Il lui semblait qu’elle faisait le commerce du bois depuis très longtemps et que, dans la vie, la chose la plus sérieuse et la plus nécessaire, c’est le bois. Elle trouvait quelque chose de familier, d’attendrissant dans les mots : poutre, rondin, planche, planchette, volige, flache, dosse.

La nuit, elle voyait en rêve des montagnes de planches et de voliges. Des files interminables de chariots transportaient le bois loin de la ville. Elle voyait tout un régiment de bûches de douze, de cinq archines, debout, venant faire la guerre au chantier de bois. Elle voyait les bûches, les poutres et les dosses se cogner, faisant un sourd bruit de bois sec. Tout tombait, se relevait, s’entassait l’un sur l’autre. Ôlénnka poussait un cri et Poustovâlov lui disait tendrement :

– Ôlénnka, qu’as-tu, ma douce ? Signe-toi !

Les idées de son mari étaient les siennes. Si Poustovâlov pensait qu’il faisait chaud dans la chambre ou que les affaires stagnaient, elle le pensait aussi. Son mari n’aimait aucune distraction et ne sortait jamais les jours de fête ; elle non plus.

– Vous êtes toujours chez vous ou au bureau, lui disaient ses connaissances ; vous devriez aller au théâtre, Dou-douce, ou au cirque.

– Nous n’avons pas le temps, Vâssitchka et moi, d’aller dans les théâtres, répondait-elle posément. Nous sommes des gens de travail ! nous n’avons pas de temps à donner aux bêtises. Qu’y a-t-il de bon à tous ces théâtres ?

Les samedis, Poustovâlov et elle allaient aux matines ; les jours de fête, à la première messe ; et, en revenant de l’église, ils marchaient côte à côte, la figure attendrie, tous deux sentant bon, et sa robe de soie bruissait agréablement. Chez eux, ils prenaient le thé, en mangeant du pain au lait et toutes sortes de confitures ; ensuite ils mangeaient du gâteau levé. Chaque jour, à leur porte dans la cour, et même dehors, cela sentait la bonne soupe à la betterave et le mouton rôti ou le canard. Et les jours maigres, cela sentait le poisson, si bien qu’on ne pouvait pas passer devant chez eux sans avoir envie de manger. Au bureau, le samovar bouillait toujours et l’on offrait aux acheteurs du thé avec des craquelins.

Une fois par semaine, les époux allaient à l’étuve et ils en revenaient côte à côte, tous deux rouges.

– Il n’y a rien à dire, nous vivons bien, Dieu merci ! disait Ôlénnka à ses connaissances. Que Dieu donne à chacun de vivre comme Vâssitchka et moi !

Quand Poustovâlov s’en allait au gouvernement de Moguiliov acheter du bois, elle s’ennuyait beaucoup. Et elle ne dormait pas la nuit et pleurait. Parfois, le soir, le vétérinaire militaire, Smirnine, jeune homme qui demeurait dans le pavillon de leur maison, venait la voir.

Il causait ou jouait aux cartes avec elle, et cela la distrayait. Les récits de la vie de famille de Smirnine étaient surtout intéressants. Il était marié et avait un fils, mais il avait quitté sa femme, qui l’avait trompé, et maintenant il la détestait et lui envoyait chaque mois quarante roubles pour l’entretien de son fils.

Et, en écoutant cela, Ôlénnka soupirait, secouait la tête et elle le plaignait.

– Allons, que Dieu vous assiste ! lui disait-elle en le raccompagnant jusqu’à l’escalier tenant une bougie. Merci d’être venu vous ennuyer avec moi. Que Dieu et la Reine des Cieux vous protègent !

Et elle s’exprimait toujours posément, raisonnablement, imitant son mari.

Quand le vétérinaire était déjà en bas, derrière la porte, elle lui criait :

– Savez-vous, Vladimir Platônytch, vous devriez vous réconcilier avec votre femme ! Vous devriez lui pardonner, ne fût-ce que pour votre fils !… Le petit garçon comprend assurément tout.

Et lorsque Poustovâlov revenait, elle lui parlait à mi-voix du vétérinaire et de sa malheureuse vie de famille. Tous les deux soupiraient, hochaient la tête et parlaient du petit garçon, qui, sans doute, s’ennuyait de ne pas voir son père.

Puis, par une étrange suite d’idées, tous deux s’agenouillaient devant les icônes, se prosternaient et priaient Dieu de leur envoyer des enfants.

Les Poustovâlov vécurent ainsi six ans, calmes et tranquilles, en amour et parfait accord. Mais, voilà que, une fois, en hiver, Vassîli Anndréïtch, ayant bu du thé chaud au chantier, sortit sans casquette pour livrer du bois ; il prit froid et tomba malade ; les meilleurs médecins le soignèrent, mais le mal eut le dessus : il mourut après avoir traîné quatre mois, et Ôlénnka redevint veuve.

– À qui me laisses-tu, mon chéri, sanglotait-elle après l’enterrement. Comment vais-je vivre maintenant sans toi, malheureuse et infortunée que je suis ? Braves gens, plaignez-moi, orpheline complète !

Elle portait une robe noire avec des pleureuses de crêpe et avait renoncé pour toujours à mettre un chapeau et des gants. Elle sortait rarement, rien que pour aller à l’église ou sur la tombe de son mari ; et elle vivait comme une nonne.

Ce ne fut qu’au bout de six mois qu’elle enleva les pleureuses et commença à ouvrir ses contrevents. On la voyait parfois maintenant aller au marché avec sa cuisinière ; mais comment vivait-elle, que faisait-on dans sa demeure ? On pouvait seulement le deviner.

On le devinait par exemple parce qu’on l’avait vue avec le vétérinaire, prenant le thé dans son petit jardin, et il lui lisait le journal. Et encore on le devinait, parce que, ayant rencontré à la porte une de ses connaissances, Ôlénnka lui avait dit :

– Il n’y a pas en ville de contrôle vétérinaire régulier, aussi y a-t-il beaucoup de maladies. On entend dire sans cesse que le lait a rendu des gens malades ou qu’ils ont pris telle ou telle maladie aux vaches ou aux chevaux. Il faudrait, en somme, se préoccuper autant de la santé des animaux domestiques que de celle des gens.

Elle répétait les idées du vétérinaire et, maintenant, était de son avis en tout. Il était clair qu’elle ne pouvait pas vivre, même une année, sans attachement, et qu’elle avait trouvé son bonheur chez elle, dans le pavillon.

On aurait blâmé une autre femme, mais personne ne pouvait mal penser d’Ôlénnka : dans sa vie tout était si facile à comprendre ! Ni elle, ni le vétérinaire ne parlaient du changement survenu dans leurs relations, tâchant de le cacher ; mais cela ne réussissait pas parce qu’Ôlénnka ne pouvait pas avoir de secrets.

Lorsque des camarades du régiment de Smirnine venaient le voir, Ôlénnka, en leur versant le thé ou en servant le souper, se mettait à parler de la peste et de la phtisie bovines, des abattoirs municipaux ; et Smirnine se troublait beaucoup. Quand les visites étaient parties, il prenait Ôlénnka par la main et lui disait en colère, la voix sifflante :

– Je t’ai priée de ne pas parler de ce que tu ne comprends pas ! Lorsque nous causons entre vétérinaires, ne t’en mêle pas, je te prie. C’est ennuyeux à la fin !

Mais elle le regardait avec étonnement et lui demandait, inquiète :

– De quoi dois-je parler, Volôditchka[39] ?

Et elle l’embrassait, les larmes aux yeux, le suppliant de ne pas être fâché ! Et tous deux étaient heureux.

Néanmoins, leur bonheur ne dura pas longtemps. Le vétérinaire partit avec son régiment, et partit sans idée de retour parce qu’on avait transféré le régiment très loin, presque en Sibérie. Et Ôlénnka resta seule.

Elle était maintenant complètement seule. Son père était mort depuis longtemps déjà et son fauteuil traînait au grenier, couvert de poussière, avec un pied cassé. Ôlénnka maigrit, enlaidit, et ceux qui la rencontraient ne la regardaient plus comme avant et ne lui souriaient pas. Visiblement ses meilleures années étaient restées en arrière, étaient passées ; maintenant commençait une vie nouvelle, inconnue, à laquelle il vaut mieux ne pas penser.

Le soir, Ôlénnka restait sur l’avancée de sa porte et entendait la musique jouer à Tivoli et les fusées crépiter ; mais cela ne réveillait en elle aucune idée.

Indifférente, elle regardait sa cour déserte, ne pensait à rien, ne désirait rien, et, lorsque venait la nuit, elle allait se coucher et voyait en rêve sa cour vide. Elle buvait et mangeait comme par contrainte.

Mais, surtout, et c’était le pire, elle n’avait plus aucune opinion… Elle voyait des objets autour d’elle, comprenait tout ce qui se passait, mais elle ne pouvait se faire d’opinion sur rien et ne savait pas de quoi parler.

Et comme il est affreux de n’avoir pas d’opinion ! On voit par exemple une bouteille debout, la pluie tomber, un moujik passer dans une charrette ; mais quel sens tout cela a-t-il ? Impossible de le dire, même si on vous donnait mille roubles. Avec Koûkine, avec Poustovâlov, et ensuite avec le vétérinaire, Ôlénnka pouvait tout expliquer ; elle aurait dit son avis sur n’importe quoi. Maintenant, au sein de ses pensées et dans son âme, il y avait le même vide que dans la cour. Et c’était angoissant et amer comme si elle eût mangé de l’absinthe.

La ville, peu à peu, s’agrandissait de tous côtés ; le faubourg tzigane s’appelait maintenant rue des Tziganes, et là où avaient été le jardin Tivoli et les chantiers de bois, on avait construit des maisons, on avait ouvert des rues. Que le temps passe vite ! La maison d’Ôlénnka avait noirci ; le toit avait rouillé, le hangar penché. Toute la cour était envahie par les herbes et les orties grièches. Ôlénnka avait vieilli, enlaidi.

En été, elle restait sur son avant-porte, et son âme était, comme naguère, triste, vide, avec un arrière-goût d’absinthe. Et, en hiver, elle restait auprès de la fenêtre, et regardait la neige.

Qu’elle sentît le printemps, que le vent lui apportât le son des cloches de la cathédrale, les souvenirs de jadis l’envahissaient tout à coup. Son cœur se serrait délicieusement et des larmes abondantes coulaient de ses yeux. Mais cela ne durait qu’une minute. Et c’était à nouveau le vide et l’ignorance de ce pour quoi l’on vit.

La chatte noire, Bryska, se caressait à elle, ronronnait doucement, mais ces caresses n’émouvaient pas Ôlénnka. Quel besoin en avait-elle ? Il lui eût fallu un amour qui envahît tout son être, toute son âme, tout son esprit, qui lui donnât des idées, des opinions, une ligne de conduite, qui réchauffât son sang vieilli. Et elle rejetait Bryska du creux de sa robe et lui disait, ennuyée :

– Va-t’en, va-t’en !… Pas besoin de rester ici !

Et cela de jour en jour, d’année en année. Pas une joie, pas une opinion ; ce qu’avait dit Mâvra, la cuisinière, cela était bien.

Par une chaude journée de juillet, vers le soir, quand on ramenait par la rue le troupeau de vaches des habitants, et que toute la cour était remplie de nuages de poussière, quelqu’un frappa tout à coup à la petite porte. Ôlénnka alla ouvrir elle-même et, quand elle eût regardé, elle resta stupéfaite.

Devant la porte était le vétérinaire Smirnine, les cheveux déjà gris, en civil. Elle se ressouvint tout à coup du passé, ne put se retenir, fondit en larmes, lui appuya la tête sur la poitrine, sans dire un mot, et ne remarqua pas, dans sa forte émotion, comment ils entrèrent ensuite à la maison et se mirent à boire du thé.

– Mon chéri ! balbutiait-elle, tremblante de joie. Vladimir Platônytch, de quel pays Dieu vous ramène-t-il ?

– Je veux m’installer définitivement ici, raconta Smirnine. J’ai donné ma démission et viens tenter le bonheur en liberté ; je veux cesser de mener une vie nomade. D’ailleurs il est temps de mettre mon fils au lycée. Il grandit. Moi, figurez-vous, je me suis réconcilié avec ma femme.

– Et où est-elle ? demanda Ôlénnka.

– À l’hôtel, avec mon fils ; je cherche un appartement.

– Seigneur, petit père, mais prenez ma maison ! En quoi n’est-elle pas un appartement ? Ah ! mon Dieu, s’agita Ôlénnka, qui se remit à pleurer, mais je ne vous prendrai rien ! Demeurez ici ; moi j’aurai assez du pavillon ; quelle joie, Seigneur !

Le lendemain, on repeignait déjà le toit de la maison, on blanchissait les murs, et Ôlénnka, les poings sur les hanches, allait et venait dans la cour, donnant des ordres. Le sourire d’autrefois éclairait son visage. Elle revivait, redevenait fraîche comme si elle se fût réveillée après un long sommeil.

La femme du vétérinaire arriva, – une dame maigre, laide, avec des cheveux courts et une expression capricieuse, – et, avec elle, un petit garçon, Sâcha, petit pour son âge, (il avait déjà neuf ans,) gros, avec des yeux bleu clair, et des fossettes aux joues. À peine le petit garçon fût-il dans la cour qu’il courut à la chatte, et l’on entendit son rire radieux.

– Petite tante, demanda-t-il à Ôlénnka, c’est votre chatte ? Quand elle aura des petits, vous nous en donnerez un ; maman a peur des souris.

Ôlénnka lui parla, lui fit boire du thé et, tout à coup, dans sa poitrine, son cœur devint chaud et tressaillit doucement, comme si ce petit garçon était son fils.

Et lorsque, le soir, assis dans la salle à manger, il repassait ses leçons, elle le regardait avec tendresse et compassion, et murmurait :

– Mon chéri, ma petite beauté !… Mon petit enfant, ce que tu es gentil ! Que tu as la peau blanche ! Que tu es intelligent !

« On appelle île – lisait-il – un espace de terre, entouré d’eau de tous côtés. »

– On appelle île… répéta-t-elle.

Et ce fut la première opinion qu’elle émit avec conviction après tant d’années de silence et de vide dans les idées.

Déjà elle avait des opinions et, au souper, elle dit aux parents de Sâcha combien maintenant il est difficile pour les enfants de suivre les cours des lycées ; mais, pourtant, l’instruction classique vaut mieux que l’enseignement moderne, parce que le lycée ouvre toutes les carrières. On peut ensuite devenir ce que l’on veut, docteur, ingénieur…

Sâcha commença à aller au lycée. Sa mère s’en fut à Khârkov chez sa sœur et n’en revint pas. Son père partait chaque jour en voyage pour inspecter des bestiaux et, parfois, il restait trois jours sans rentrer à la maison.

Et il semblait à Ôlénnka que l’on avait complètement abandonné Sâcha, que l’on ne se souciait pas de lui, et qu’on le laissait mourir de faim. Elle le prit chez elle, dans le pavillon, et l’installa dans une petite chambre.

Et voilà déjà six mois que Sâcha est chez elle, dans le pavillon. Chaque matin, Ôlénnka entre dans la chambre. Il dort profondément, la main passée sous sa joue ; il semble ne pas respirer ; elle a peine à le réveiller.

– Sâchénnka[40], lui dit-elle tristement, lève-toi, mon petit. Il est temps d’aller au lycée.

Il se lève, s’habille, fait sa prière, puis s’assoit à prendre le thé. Il en boit trois verres, mange trois gros craquelins et la moitié d’un pain français beurré. Il n’est pas encore sorti complètement de son sommeil, aussi n’est-il pas de bonne humeur.

– Tu ne sais pas bien ta fable, Sâchénnka, dit Ôlénnka, le regardant comme s’il allait partir pour un long voyage. Tu me donnes des soucis. Tâche d’apprendre, mon petit… Écoute tes maîtres.

– Ah ! laissez, ma tante, je vous en prie ! dit Sâcha.

Puis il se rend au lycée, tout petit, mais avec une grande casquette et sac au dos. Ôlénnka le suit silencieusement.

– Sâchénnka ! lui crie-t-elle.

Il se retourne et elle lui fourre dans la main une datte ou un bonbon. Quand on arrive à la rue où se trouve le lycée, il a honte qu’une femme grosse et grande le suive. Il se retourne et dit :

– Rentrez, tante, je finirai maintenant d’arriver tout seul.

Elle s’arrête et le regarde sans le perdre de vue jusqu’à ce qu’il ait franchi la porte du lycée.

Ah ! ce qu’elle l’aime ! De toutes ses affections passées, aucune n’a été aussi profonde. Jamais auparavant son cœur ne s’était soumis si pleinement, sans la moindre arrière-pensée, et avec tant de joie qu’à présent alors que le sentiment maternel brûle en elle de plus en plus.

Pour ce petit garçon étranger, pour les fossettes de ses joues, pour sa casquette, elle donnerait toute sa vie ; elle la donnerait avec joie, avec des larmes d’attendrissement. Pourquoi ? Ah ! qui sait pourquoi ?

L’enfant au lycée, elle revient doucement à la maison, si contente, si tranquille, si remplie d’amour ! Sa figure, rajeunie dans ces derniers six mois, sourit, s’épanouit. Ceux qui la rencontrent, éprouvent du plaisir à la regarder ; ils lui disent :

– Bonjour, chère âme, Ôlga Sémiônovna ! Comment allez-vous, Dou-douce ?

– Il est maintenant difficile de suivre les cours du lycée, raconte-t-elle au marché ; ce n’est pas une plaisanterie. Hier, en neuvième, on a donné une fable à apprendre par cœur, une traduction latine et un problème… Comment un enfant peut-il s’en tirer ?

Et elle commence à parler des maîtres, des leçons, des livres scolaires, tout ce qu’en dit Sâcha.

À trois heures, ils dînent ensemble. Le soir, elle lui aide à faire ses devoirs et ils pleurent. En le mettant au lit, Ôlénnka fait sur lui de longs signes de croix et chuchote une prière. Puis, en se couchant, elle rêve à l’avenir lointain et incertain, alors que Sâcha, ses études finies, sera docteur ou ingénieur, alors qu’il aura une grande maison à lui, des chevaux, une voiture, qu’il se mariera et aura des enfants…

Elle s’endort et pense toujours aux mêmes choses, et les larmes coulent de ses yeux fermés, sur ses joues. La chatte noire est couchée à côté d’elle. Elle ronronne : mour… mour… mour… Tout à coup, un grand bruit se fait à la petite porte de la rue ; Ôlénnka se réveille et ne respire pas, glacée d’effroi. Son cœur bat fortement. Une demi-minute se passe et on refrappe.

– C’est un télégramme de Khârkov, pense-t-elle, en se mettant à trembler de tout son corps. La mère exige que Sâcha lui soit envoyé à Khârkov… Ah ! Seigneur !

Elle est au désespoir ; sa tête, ses pieds, ses mains deviennent froids ; il semble qu’il n’y ait personne au monde de plus malheureux qu’elle. Mais il passe encore une minute ; on entend des voix. C’est le vétérinaire qui rentre du cercle.

– Allons, pense-t-elle, Dieu soit loué !

Peu à peu, le poids de son cœur disparaît, elle se sent à nouveau à l’aise. Elle se couche et pense à Sâcha. Il dort profondément dans la chambre voisine et dit parfois en rêve :

– Je vais t’en donner ! Fiche-moi le camp ! Ne cogne pas !

1889.

LE PROFESSEUR DE BELLES-LETTRES




I





Les sabots des chevaux résonnèrent sur le pavement en bois. On fit d’abord sortir de l’écurie, « le comte Noûline », étalon noir, puis « Vélikane » tout blanc[41], puis sa sœur « Maika ». C’étaient de beaux chevaux de prix.

Le vieux Chèlestov sella Vélikane et dit à sa fille, Mâcha :

– Allons, Marie Godefroy, en selle. Hop-là !

Mâcha Chèlestov était la benjamine de la famille. Elle avait déjà dix-huit ans, mais on continuait à la regarder comme une enfant et tout le monde l’appelait Mânia et Manioûssia[42]. Après le passage d’un cirque, où elle était allée régulièrement, on s’était mis à l’appeler Marie Godefroy.

– Hop-là ! s’écria-t-elle en se mettant en selle sur Vélikane.

Sa sœur Vâria monta Maika ; Nikîtine, le comte Noûline ; les officiers avaient leurs chevaux d’armes ; et la longue et belle cavalcade, que bigarraient les dolmans blancs des officiers et les amazones noires, quitta la cour au pas.

Nikîtine remarqua que Manioûssia, tandis qu’elle se mettait en selle et que l’on sortait dans la rue, ne faisait attention qu’à lui ; elle l’observait d’un air préoccupé, en même temps que le comte Noûline, et disait :

– Serguéy Vassîliévitch, tenez-le toujours sur la bride ; ne le laissez pas faire des écarts ; il a toujours l’air d’avoir peur.

Et peut-être parce que Vélikane, qu’elle montait, et le comte Noûline étaient grands amis, ou bien par simple hasard, elle se tenait tout le temps, comme la veille et l’avant-veille, auprès de Nikîtine.

Nikîtine regardait son petit corps élégant, campé sur cette grande bête blanche et fière, son fin profil et le haut de forme, qui ne lui allait pas du tout et la vieillissait. Il la regardait avec joie, avec attendrissement, avec enchantement. Il l’écoutait sans bien la comprendre, et il pensait :

« Je me donne ma parole d’honneur, je jure Dieu que je ne serai pas timide, et que je me déclarerai aujourd’hui même. »

Il était près de sept heures du soir, l’heure où les acacias et les lilas sentent si fort qu’il semble que l’air et les arbres eux-mêmes se pâment dans leur propre odeur. Au jardin public, la musique jouait déjà. Les chevaux, de leurs sabots, battaient le pavé avec bruit. On entendait partout rire, causer, et les portes des jardins claquer. Les soldats, que l’on croisait, saluaient les officiers. Les lycéens saluaient Nikîtine, et tous ceux qui se hâtaient d’aller entendre la musique semblaient heureux de voir cette cavalcade. Et qu’il faisait bon ! que les nuages, répandus en désordre dans le ciel, semblaient mous ! que les ombres des peupliers et des acacias semblaient douces et engageantes, ces ombres qui s’étendaient sur toute la largeur de la rue et embrassaient, du côté opposé, les maisons jusqu’aux balcons et aux seconds étages.

On sortit de ville et on se mit à trotter sur la grand’route. On ne sentait plus les acacias et les lilas ; cela sentait les champs, les seigles et les blés verdissants. Les citilles piauletaient[43], les corneilles craillaient. Où que l’on regardât, tout était vert ; çà et là seulement faisaient des taches noires des planches de maraîchers, et à gauche, au loin, dans le cimetière, blanchissait une ligne de pommiers, passant fleurs.

On longea les abattoirs, puis la brasserie ; on dépassa une troupe de musiciens militaires qui allaient au parc.

– Le cheval de Poliânnski est un très beau cheval, dit Manioûssia à Nikîtine, en lui montrant des yeux l’officier qui chevauchait près de Vâria ; je n’en disconviens pas, mais il a des tares ; cette balzane blanche sur le pied gauche est très déplaisante, et voyez comme ce cheval encense ; on ne pourra jamais l’en déshabituer ; il encensera jusqu’à la mort.

Manioûssia était amateur de chevaux aussi passionné que son père. Elle souffrait de voir à quelqu’un un beau cheval et découvrait toujours des défauts aux chevaux des autres. Nikîtine, au contraire, n’entendait rien en chevaux ; il lui était positivement indifférent que l’on tînt un cheval au filet ou au mors, que l’on trottât ou galopât. Il sentait seulement que son assiette était mal assurée, raide, et que, en raison de cela, les officiers, sachant monter, devaient plaire à Manioûssia plus que lui ; et il en ressentait de la jalousie.

Quand on approcha du parc de banlieue, quelqu’un proposa de s’y arrêter pour boire de l’eau de Seltz. On y entra. Le parc n’était planté que de chênes ; leurs feuilles n’étaient pas encore bien sorties et l’on voyait à travers, la scène, les tables, les balançoires, et tous les anciens nids de corbeaux, pareils à de gros chapeaux. Les cavaliers et les dames mirent pied à terre près d’une des tables et demandèrent ce qu’ils désiraient boire. Des connaissances, qui se trouvaient au parc, vinrent les saluer, entre autres, un médecin-major, chaussé de grandes bottes, et le chef d’orchestre, qui attendait l’arrivée de ses musiciens. Le major prit Nikîtine pour un étudiant, et lui demanda :

– Vous êtes venu ici pour les vacances ?

– Non, j’y habite, répondit Nikîtine ; je suis professeur au lycée.

– Vraiment ! s’étonna le major. Si jeune et déjà professeur !

– Si jeune… j’ai vingt-six ans… Dieu merci !

– Bien que vous ayez de la barbe et des moustaches, on ne vous donnerait pas, à première vue, plus de vingt-deux à vingt-trois ans. Comme vous paraissez jeune !

« C’est dégoûtant ! pensa Nikîtine ; celui-là aussi me prend pour un blanc-bec. »

Il lui déplaisait extrêmement que l’on parlât de sa jeunesse, surtout devant les femmes et ses élèves. Depuis qu’il était arrivé dans cette ville et était entré en fonctions, il détestait son air jeune. Les lycéens ne le craignaient pas ; les gens âgés l’appelaient jeune homme ; les femmes aimaient mieux danser avec lui qu’écouter ses longues dissertations. Il aurait donné cher pour devenir subitement plus vieux de dix ans.

À la sortie du parc, on se dirigea vers la ferme des Chèlestov. On s’y arrêta près de la porte, on appela la femme de l’intendant, Prascôvia, et on lui demanda de faire traire du lait. Mais on n’en but pas ; on se lança seulement des regards de raillerie, on se mit à rire, et on tourna bride. Quand on passa près du parc, la musique jouait déjà. Le soleil avait disparu derrière le cimetière, et la moitié du ciel était pourpre.

Manioûssia chevauchait encore auprès de Nikîtine. Le professeur voulait lui dire combien il l’aimait passionnément, mais il craignait que les officiers et Vâria ne l’entendissent, et il se taisait. Manioûssia se taisait aussi, et Nikîtine sentait pourquoi elle le faisait et pourquoi elle restait auprès de lui. Et il était si heureux que la terre, le ciel, les lumières de la ville, la silhouette sombre de la brasserie, tout se fondait à ses yeux en quelque chose de très beau et de très tendre ; il lui semblait que le comte Noûline trottait dans les airs, voulant escalader le ciel pourpre.

On rentra. Sur la table, au jardin, le samovar bouillait déjà ; à l’un des bouts de la table, était assis le père de Mânia avec des magistrats, ses amis. Comme toujours, il critiquait quelque chose :

– C’est une ignominie ! déclarait-il. Rien de moins ! Oui, monsieur, une ignominie !

Depuis que Nikîtine était amoureux de Manioûssia, tout lui plaisait chez les Chèlestov : la maison, le jardin, les chaises cannées, la vieille bonne et, même, le mot « ignominie » que le père aimait à répéter. La grande quantité de chiens, de chats, et les pigeons égyptiens qui roucoulaient plaintivement dans une volière sur la véranda, lui déplaisaient seule. Il y avait tant de chiens de garde et d’appartement, que, depuis qu’il connaissait les Chèlestov, il n’avait appris à en reconnaître que deux, Moûchka[44] et Som. Moûchka était une petite chienne pelée, au museau velu, méchante et gâtée. Elle détestait Nikîtine. Quand elle le voyait, elle tournait invariablement la tête de côté, montrait les dents et commençait à faire : « rrr… nga-nga-nga… rrr… »

Puis elle s’installait sous la chaise et, quand Nikîtine essayait de la faire partir, elle éclatait en aboiements aigus, si bien que les maîtres de la maison lui disaient :

– N’ayez pas peur, elle ne mord pas ; elle n’est pas méchante.

Som était un grand chien noir à longues pattes, avec une queue dure comme un bâton. Pendant le dîner et le thé, il marchait sous la table en silence et battait de sa queue les chaussures des gens. C’était un chien débonnaire et bête, mais Nikîtine ne pouvait le souffrir parce qu’il avait l’habitude de poser sa tête sur les genoux des dîneurs et souillait leurs pantalons de sa bave. Nikîtine avait maintes fois essayé de le frapper sur le front avec le manche d’un couteau ; il lui détachait des chiquenaudes, jurait, se plaignait ; mais rien ne sauvait ses pantalons des bavures.

Après la promenade à cheval, le thé, les confitures, les biscottes et le beurre semblaient exquis. Le premier verre fut bu en silence, avec beaucoup d’avidité ; au second, on se mit à discuter. Aux moments du thé, et à dîner, Vâria entamait toujours la discussion. Elle avait vingt-trois ans, était gentille, plus belle que Manioûssia et passait pour la plus intelligente et la plus instruite de la maison. Elle était sérieuse, grave, comme il convient à la fille aînée, tenant la place de la mère défunte. En qualité de maîtresse de maison, elle se montrait en blouse à ses invités, appelait les officiers par leur nom propre, considérait Manioûssia comme une petite fille et lui parlait d’un ton de surveillante de classe. Elle s’appelait vieille fille, ce qui montrait qu’elle était assurée de se marier. Toute conversation, même sur le temps qu’il faisait, elle la changeait en discussion. Elle avait la passion de prendre tout le monde au mot, de prouver à chacun ses contradictions, de s’accrocher à une phrase. À peine commenciez-vous à lui parler de quelque chose, elle vous regardait fixement dans les yeux et vous interrompait soudain :

– Pardon, pardon, Pétrov, avant-hier vous disiez tout le contraire !

Ou bien, elle souriait moqueusement et disait :

– Voyons, je m’aperçois que vous commencez à prêcher les principes de la Troisième section[45].

Si vous faisiez un bon mot ou un calembour, vous entendiez aussitôt sa voix :

– C’est vieux, c’est plat !

Si un officier plaisantait, elle faisait une grimace dédaigneuse, et disait :

– Plaisanterie de corrps de garrde !

Et tous ces R étaient si impressionnants que Moûchka sous sa chaise répondait chaque fois :

– Rrr… nga-nga-nga…

La discussion s’engagea maintenant à propos des examens au lycée dont Nikîtine avait parlé.

– Permettez, Serguéy Vassîliévitch, interrompit Vâria. Vous dites que pour les élèves, c’est difficile. À qui la faute, permettez-moi de le demander ? Par exemple, vous avez donné aux élèves de 1re[46] comme sujet de composition : Poûchkine psychologue. D’abord, il ne faut pas donner de sujets si difficiles, ensuite est-ce que Poûchkine était un psychologue ? Chtchédrine, ou, si vous voulez, Dostoïevski, c’est autre chose ; mais Poûchkine est un grand poète, et rien de plus.

– Chtchédrine est une chose et Poûchkine une autre, répondit Nikîtine, maussade.

– Je le sais : au lycée, on n’admet pas Chtchédrine ; mais là n’est pas la question. Dites-moi quelle psychologie il y a chez Poûchkine ?

– Il n’est pas psychologue… permettez-moi de vous citer des exemples…

Et Nikîtine déclama quelques passages d’Evguény Oniéguine et de Boris Godoûnov.


Je ne vois là aucune psychologie, dit Vâria en soupirant. On nomme psychologue l’écrivain qui décrit les recoins de l’âme humaine, mais ce ne sont là que de beaux vers, rien de plus.

– Je sais quelle psychologie il vous faut, dit Nikîtine, offensé ; que l’on me scie le doigt avec une scie émoussée et que je crie à tue-tête, cela, à votre idée, c’est de la psychologie.

– C’est plat. Mais vous ne m’avez pas prouvé en quoi Poûchkine est un psychologue ?

Quand Nikîtine avait à combattre ce qui lui semblait une opinion reçue, une petitesse, ou quelque chose de ce genre-là, il se levait continuellement de son siège, se prenait la tête à deux mains et se mettait à marcher vite, d’un coin à un autre, en gémissant. Il fit de même cette fois-là. Puis il s’assit à l’écart.

Les officiers prirent son parti ; le capitaine en second Poliânnski se mit à assurer Vâria que Poûchkine était vraiment un psychologue et, pour le prouver, il cita deux vers de Lermontov. Le lieutenant Guernett allégua que, si Poûchkine n’avait pas été un psychologue, on ne lui aurait pas élevé un monument à Moscou.

– C’est une ignominie ! disait M. Chèlestov à l’autre bout de la table ; je l’ai dit au gouverneur : Excellence, c’est une ignominie !

– Je ne discute plus ! s’écria Nikîtine. De l’éternité, nous n’en verrions pas la fin… Assez ! ah ! va-t’en donc, sale chien !… cria-t-il à Som qui lui avait posé la tête et une patte sur les genoux.

– Rrr… nga-nga-nga… fit Moûchka sous la table.

– Avouez que vous avez tort ! s’écria Vâria. Avouez-le !

Mais il arriva des demoiselles en visite, et la discussion cessa d’elle-même. Tout le monde passa dans la salle. Vâria se mit au piano et commença à jouer des contredanses. On dansa d’abord une valse, puis une polka, ensuite un quadrille, terminé par un « grand rond »[47] que le capitaine Poliânnski fit passer par toutes les pièces de l’appartement, puis on dansa une autre valse.

Pendant les danses, les personnes d’âge étaient restées assises au salon, fumaient et regardaient la jeunesse. Parmi elles, se trouvait le directeur de la Société de Crédit municipal, Chébâldine, connu par son amour de la littérature et de l’art théâtral. Il avait fondé le Cercle musical et dramatique de la ville et prenait part lui-même aux spectacles en ne jouant que les valets comiques, ou bien il déclamait d’une voix chantante la Pécheresse[48]. En ville, on l’appelait la Momie parce qu’il était grand, très maigre, les veines saillantes, avait toujours un air solennel et des yeux immobiles et éteints. Il aimait tant l’art dramatique qu’il se rasait la barbe, ce qui lui donnait encore plus de ressemblance avec une momie.

Après « le grand rond », il s’approcha irrésolument de Nikîtine, toussota et lui dit :

– J’ai eu le plaisir d’entendre la discussion pendant le thé ; je partage entièrement votre manière de voir. Nous avons les mêmes idées, et j’aurais plaisir à causer avec vous. Avez-vous lu, monsieur, la Dramaturgie de Hambourg, de Lessing ?

– Non, je ne l’ai pas lue.

Chébâldine s’effara, remua les mains comme s’il s’était brûlé les doigts et s’éloigna de Nikîtine sans dire un mot.

La personne de Chébâldine, sa question et son étonnement parurent comiques à Nikîtine ; cependant il pensa :

« En effet, c’est choquant. Je suis professeur de lettres et je n’ai pas encore lu Lessing ! Il faudra le lire. »

Avant le souper, tous, jeunes et vieux, s’assirent pour jouer « à la destinée. » On prit deux jeux de cartes ; on donna à chacun un nombre de cartes égal et on posa l’autre jeu sur la table.

– Celui qui a telle carte, dit avec solennité Chèlestov, tirant une carte du deuxième jeu, doit se rendre immédiatement dans la cuisine et y embrasser la vieille bonne.

Le plaisir d’embrasser la vieille bonne échut à Chébâldine. On l’entoura en foule, on le conduisit à la chambre des enfants, et riant, et applaudissant, on le força à embrasser la vieille. On hurla, on fit du bruit…

– Moins passionnément ! criait Chèlestov, pleurant à force de rire ; moins passionnément !

La destinée de Nikîtine fut de confesser chacun. Il s’assit sur une chaise au milieu de la salle. On apporta un châle et on lui en couvrit la tête.

Vâria vint se confesser la première.

– Je connais vos péchés, commença Nikîtine, apercevant sous le châle son profil sévère. Dites-moi, mademoiselle, pourquoi vous vous promenez chaque jour avec Poliânnski ?

Oh ! ce n’est pas pour rien qu’elle est avec un hussard ![49].

– C’est plat ! dit Vâria, et elle s’en fut.

Ensuite, sous le châle brillèrent de grands yeux immobiles ; un gentil profil se dessina dans le noir, et une odeur chérie, aimée depuis longtemps, se dégagea, qui rappela à Nikîtine la chambre de Manioûssia.

– Maria Godefroy, dit-il (et il ne reconnut pas sa voix tant elle était devenue douce et tendre), en quoi avez-vous péché ?

Manioûssia cligna les yeux, lui tira le bout de la langue, se mit à rire et s’éloigna.

Une minute après, elle était au milieu de la salle, battait dans ses mains et criait :

– À table pour le souper ! À table, à table ! Tout le monde passa à la salle à manger.

À table, Vâria ouvrit encore une discussion, mais cette fois-ci avec son père. Poliânnski mangeait beaucoup, buvait du vin rouge et racontait à Nikîtine comment à la guerre, une fois, en hiver, il demeura toute une nuit enfoncé jusqu’aux genoux dans un marais. L’ennemi était tout près. Il était défendu de parler et de fumer. La nuit était froide, noire ; le vent vous pénétrait. Nikîtine écoutait et jetait des coups d’œil sur Manioûssia. Elle le regardait fixement sans sourciller, comme pensant à quelque chose, et absente… C’était pour Nikîtine un plaisir et un supplice.

« Pourquoi me regarde-t-elle ainsi ? cherchait-il. Ça me gêne, on peut remarquer. Ah ! qu’elle est encore jeune, qu’elle est naïve ! »

À minuit, les convives commencèrent à partir. Quand Nikîtine passa la grille, une fenêtre battît au second étage et Manioûssia y apparut.

– Serguéy Vassîliévitch ? appela-t-elle.

– Que voulez-vous ?

– Voilà… fit Manioûssia, cherchant évidemment ce qu’elle allait dire. Voilà… Poliânnski a promis de venir un de ces jours nous photographier tous. Il faudra se réunir.

– Bien.

Manioûssia disparut ; la fenêtre battit et, dans la maison, quelqu’un se mit aussitôt à jouer du piano.

« Quelle maison ! songeait Nikîtine en traversant la rue ; une maison où seuls gémissent les pigeons égyptiens, et, cela, parce qu’ils ne savent pas manifester leur joie autrement ! »

Mais ce n’était pas seulement chez les Chèlestov qu’on vivait joyeusement ; Nikîtine n’avait pas fait deux cents pas que, dans une autre maison, il entendit les sons du piano ; il marcha encore un peu et aperçut, sous une porte cochère, un moujik qui jouait de la balalaïka[50]. Au jardin public, l’orchestre entama une sélection de chansons russes.

Nikîtine habitait à une demi-verste des Chèlestov un appartement de huit pièces qu’il louait trois cents roubles par an avec son collègue, Hippolyte Hippolytych, le professeur d’histoire et de géographie.

Hippolyte Hippolytych, homme encore jeune, la barbe rousse, le nez camus, la figure grossière et peu intelligente – une figure d’ouvrier, – mais cordial, était assis à sa table de travail et corrigeait les cartes de ses élèves quand Nikîtine rentra. Il regardait comme la chose principale, en géographie, de calquer des cartes, et, en histoire, de savoir les dates. Il passait des nuits entières à corriger au crayon bleu les cartes de ses élèves, garçons et filles, ou bien il composait des tableaux chronologiques.

– Quel temps magnifique aujourd’hui, lui dit Nikîtine en rentrant. Je suis étonné que vous puissiez rester dans votre chambre.

Hippolyte Hippolytych était peu causeur ; il se taisait ou parlait de ce que tout le monde sait depuis longtemps ; il répondit ceci :

– Oui, le temps est beau. Maintenant c’est le mois de mai, bientôt ce sera l’été véritable. L’été n’est pas l’hiver ; en hiver il faut allumer les poêles ; en été, on a chaud sans faire de feu. En été, on ouvre les fenêtres la nuit, et cependant il fait chaud ; et l’hiver, même avec des doubles fenêtres, il fait froid.

Nikîtine ne resta pas plus d’une minute chez son confrère ; il s’y ennuya.

– Bonne nuit, lui dit-il en se levant et en bâillant. J’aurais voulu vous raconter quelque chose de romanesque, me concernant, mais vous êtes tout à la géographie. Que je commence à vous parler amour, vous me demanderez tout de suite : « En quelle année eut lieu la bataille de Kâlka[51] ? » Allez au diable avec vos batailles et avec votre cap de Tchoukotsk !

– Pourquoi donc vous fâchez-vous ?

– Mais c’est ennuyeux !

Et vexé de n’avoir pas encore fait sa déclaration à Manioûssia et de n’avoir personne à qui parler de son amour, Nikîtine passa dans son cabinet et s’y étendit sur le divan. Le cabinet était sombre et paisible. Étendu et scrutant les ténèbres, Nikîtine se mit à penser que, dans deux ou trois ans, il irait pour quelque raison à Pétersbourg, que Manioûssia viendrait l’accompagner à la gare, qu’elle pleurerait, qu’il recevrait d’elle à Pétersbourg, une longue lettre dans laquelle elle le supplierait de revenir au plus vite. Et sa réponse commencerait par les mots : « Mon cher petit rat… »

» Précisément, mon cher petit rat », se dit-il en riant.

Mal couché, il passa son bras sous sa tête et allongea la jambe gauche sur le dossier du canapé ; il se trouva mieux. Sur l’entrefaite, la fenêtre blanchit visiblement et les coqs ensommeillés commencèrent à chanter. Nikîtine continuait à penser qu’il reviendrait de Pétersbourg, que Manioûssia viendrait l’attendre à la gare, qu’elle s’écrierait de joie, et se jetterait à son cou. Ou mieux encore, il jouerait de ruse ; il reviendrait en cachette la nuit ; la cuisinière lui ouvrirait : il passerait sur la pointe des pieds dans la chambre à coucher, se déshabillerait, et, plouf, au lit ! Manioûssia se réveillerait, – et quelle joie !

Le ciel était devenu tout blanc : le cabinet et la fenêtre ne se dessinaient plus. Sur le perron de la brasserie, devant laquelle on était passé aujourd’hui, Manioûssia, assise, racontait quelque chose. Elle prit ensuite Nikîtine par la main et alla avec lui au parc. Il vit les chênes et les nids de corbeaux, ressemblant à des chapeaux. Un nid se mit à se balancer : Chébâldine y apparut et lui cria très fort : « Vous n’avez pas lu Lessing ? » Nikîtine tressaillit de tout son corps et ouvrit les yeux. Hippolyte Hippolytych, près du canapé, la tête rejetée en arrière, nouait sa cravate.

– Levez-vous, lui dit-il, il est temps d’aller au lycée. Il ne faut pas dormir habillé, cela abîme les habits. Il faut dormir dans son lit, déshabillé…

Et il se mit, comme de coutume, à parler longuement, et en traînant les mots, de ce que tout le monde sait depuis longtemps.

La première classe de Nikîtine était une leçon de russe aux élèves de 6e. Quand il entra dans la classe, à neuf heures, il y avait sur le tableau deux lettres majuscules : M. C. Cela voulait sans doute dire : Mâcha Chèlestov.

Ils ont déjà flairé ça, les gredins… pensa Nikîtine. D’où le savent-ils ?

La seconde classe était une leçon de littérature en 3e. Là encore, il vit sur le tableau les deux lettres : M. C. Et quand il eut fini sa leçon, et quitta la classe, un cri, comme on hurle au poulailler d’un théâtre, s’éleva derrière lui :

– Hourra ! hourra, Maria Chèlestov !

D’avoir dormi habillé, la tête lui faisait mal et son corps était anéanti de paresse. Les élèves, attendant le congé qui précède les examens, ne faisaient rien, se morfondaient d’ennui, polissonnaient. Nikîtine se morfondait aussi, ne remarquait pas leurs gamineries et s’approchait sans cesse de la fenêtre. Il voyait la rue vivement éclairée par le soleil ; sur les maisons, le ciel bleu, transparent ; les oiseaux ; plus loin, par delà les jardins, l’étendue infinie avec ses bois bleuissants et la fumée d’un train qui passe…

Dans la rue, à l’ombre des acacias, déambulèrent deux officiers en tunique blanche, agitant leurs cravaches. Sur une ligne[52], passa un groupe de juifs à barbes blanches, coiffés de casquettes. Une gouvernante se promenait avec la petite fille du proviseur du lycée. Som, en compagnie de deux chiennes de garde, traversa la rue en courant… Puis, vêtue d’une simple robe grise, avec des bas rouges, passa Vâria, tenant le Viêstnik Evropy, (le Messager d’Europe)[53]. Elle venait probablement de la bibliothèque de la ville…

Les classes de Nikîtine ne finiront pas de sitôt, à trois heures seulement… Tout de suite après, il ne pourra aller ni chez lui, ni chez les Chèlestov ; il aura sa leçon chez les Wolf. Wolf, riche juif devenu luthérien, n’envoyait pas ses enfants au collège ; il leur faisait donner des leçons par les professeurs du lycée, payant cinq roubles la leçon. « Que c’est ennuyeux, ennuyeux !… »

Nikîtine alla chez les Wolf à trois heures, et y resta, lui parut-il, une éternité. Il en partit à cinq heures, et, à sept, il devait être revenu au lycée pour le conseil pédagogique. Il y avait à dresser le tableau des interrogations orales pour la sixième et la quatrième.

Lorsque, tard le soir, Nikîtine se rendait chez les Chèlestov, son cœur battait et sa figure brûlait. Depuis cinq semaines, désireux de se déclarer, il avait préparé tout un discours avec exorde et péroraison, mais à présent il n’avait plus un mot en tête ; tout s’était embrouillé et il ne savait qu’une chose : aujourd’hui il se déclarerait sans faute et il n’y avait plus moyen d’attendre.

« Je l’amènerai au jardin, pensait-il ; nous ferons quelques pas, et je m’expliquerai… »

Personne dans l’antichambre. Il entra dans la salle, puis dans le salon… Là aussi, personne. On entendait Vâria, qui discutait avec quelqu’un, en haut, au second étage, et, dans la chambre des enfants, où travaillait une couturière à la journée, un bruit de ciseaux.

Il y avait dans la maison une petite chambre que l’on appelait la chambre de passage ou la chambre sombre. Il s’y trouvait une grande vieille armoire où l’on serrait des médicaments, de la poudre et des fournitures de chasse. Un étroit petit escalier de bois, où dormaient toujours des chats, menait au second étage. La chambre de passage avait deux portes ; l’une donnait dans la chambre des enfants et l’autre dans le salon. Quand Nikîtine entra dans la petite chambre pour monter à l’autre étage, la porte de la chambre des enfants s’ouvrit et claqua si fort que l’escalier et l’armoire en tremblèrent ; Manioûssia, en robe foncée, tenant à la main un morceau d’étoffe bleue, en sortit, et, sans apercevoir Nikîtine, s’élança vers l’escalier.

– Pardon, lui dit Nikîtine l’arrêtant ; bonjour, Godefroy !… Permettez…

Il était brûlant, ne savait que dire. D’une main il tenait la main de la jeune fille, et de l’autre l’étoffe bleue. Manioûssia, moitié effarée, moitié étonnée, le regardait avec de grands yeux.

– Permettez… continua Nikîtine, craignant qu’elle ne partît… J’ai besoin de vous dire quelque chose… Mais… ici ce n’est pas commode… Je ne peux pas, je ne suis pas en état… Comprenez-vous, Godefroy, je ne peux pas ?… et voilà tout…

L’étoffe bleue tomba et Nikîtine prit l’autre main de Manioûssia. Elle pâlit, remua les lèvres et se trouva dans le coin entre le mur et l’armoire.

– Ma parole d’honneur, Manioûssia, dit-il doucement, je vous assure… ma parole d’honneur…

Elle rejeta la tête en arrière et il l’embrassa sur les lèvres, et, pour que le baiser durât plus longtemps, il lui prit les joues, et, ce faisant, il se trouva lui aussi dans le coin entre le mur et l’armoire. De ses bras, elle lui entoura le cou et appuya la tête sur son menton.

Puis tous deux se sauvèrent au jardin.

Le jardin des Chèlestov avait quatre arpents. Il s’y trouvait une vingtaine de vieux érables, des tilleuls et un sapin ; tout le reste n’était qu’arbres à fruits, cerisiers, pommiers, poiriers, marronniers sauvages et oliviers argentés… Il y avait aussi beaucoup de fleurs.

Nikîtine et Manioûssia couraient dans les allées, sans parler, riaient, se faisaient de temps à autre des questions brèves, auxquelles ils ne répondaient pas. La lune à son second quartier brillait sur le jardin, et, dans l’herbe sombre, surgissaient, faiblement éclairés par elle, des tulipes et des iris endormis qui semblaient demander eux aussi des déclarations d’amour.

Lorsque Nikîtine et Manioûssia revinrent à la maison, les officiers et des demoiselles, déjà arrivés, dansaient une mazurka. Poliânnski conduisit encore une farandole par toutes les chambres, ensuite, on joua encore à la destinée. Avant le souper, quand les invités passaient dans la salle à manger, Manioûssia, restée seule avec Nikîtine, se pressa contre lui et lui dit :

– Parle toi-même à papa et à Vâria ; moi, j’ai honte…

Après le souper, Nikîtine parla à Chèlestov. Quand il l’eût écouté, le père réfléchit et dit :

– Je vous suis très reconnaissant de l’honneur que vous nous faites, à ma fille et à moi ; mais permettez-moi de vous parler en ami. Je vais vous parler, non comme un père, mais de gentleman à gentleman. Quelle idée, dites-moi, de vous marier si jeune ! Seuls les moujiks le font ; mais chez eux, comme on dit, il n’y a qu’ignominie. Vous, pourquoi le faire ? Quel plaisir, lorsqu’on est si jeune, de se mettre des chaînes ?

– Je ne suis pas du tout jeune, protesta Nikîtine ; je vais avoir vingt-sept ans.

– Papa, cria Vâria de la chambre voisine, le vétérinaire est ici.

Leur entretien cessa. Vâria, Manioûssia et Poliânnski reconduisirent Nikîtine chez lui. Au portillon de la barrière, Vâria lui dit :

– Pourquoi votre mystérieux Métropolite Métropolitych ne se montre-t-il nulle part[54] ? S’il venait du moins chez nous.

Le mystérieux Hippolyte Hippolytych, lorsque Nikîtine rentra, quittait ses pantalons, assis au bord de son lit.

– Ne vous couchez pas, mon cher, lui dit Nikîtine, haletant ; attendez ; ne vous couchez pas !

Hippolyte Hippolytych remit vivement ses pantalons et demanda, ému :

– Qu’y a-t-il ?

– Je me marie.

Nikîtine s’assit auprès de son collègue et le regardant comme s’il s’en étonnait lui-même, lui dit :

– Figurez-vous que je me marie ! C’est avec Mâcha Chèlestov. Je lui ai fait ma déclaration aujourd’hui.

– Pourquoi pas ? C’est, je crois, une jeune fille bien ; mais elle est bien jeune.

– Oui, soupira Nikîtine, en levant les épaules d’un air préoccupé, elle est jeune ! Elle est très, très jeune !

– Elle a été mon élève. Je la connais bien. Elle était assez bonne en géographie, mais mauvaise en histoire, et elle n’était pas attentive en classe.

Nikîtine, on ne sait pourquoi, prit tout à coup pitié de son collègue et voulut lui dire quelque chose de tendre et de consolant.

– Mon cher, lui demanda-t-il, pourquoi ne vous mariez-vous pas ? Pourquoi n’épouseriez-vous pas Vâria, par exemple ? C’est une charmante, une excellente jeune fille. En vérité, elle aime à discuter, mais par contre un cœur… quel cœur ! Elle vient de me parler de vous. Épousez-la, mon cher ! Qu’en dites-vous ?

Il savait très bien que Vâria ne voudrait pas de ce maussade individu camus, mais cependant il l’invitait à l’épouser. Pourquoi cela ?

– Le mariage, dit Hippolyte Hippolytych, après avoir réfléchi, est un acte sérieux. Il faut tout bien juger, tout peser, on ne peut pas faire autrement. La raison n’est jamais de trop, surtout en matière de mariage, alors que l’homme, cessant d’être célibataire, commence une vie nouvelle.

Et il se mit à parler de ce qui est depuis longtemps connu de chacun. Nikîtine, ne voulant pas l’écouter, lui dit adieu et passa chez lui.

Il se déshabilla vivement et se coucha de même pour penser plus vite à son bonheur, à Manioûssia, à l’avenir. Il souriait, mais se rappela tout à coup qu’il n’avait pas encore lu Lessing.

« Il faudra le lire… se dit-il. D’ailleurs, au fait, pourquoi ?… Qu’il aille au diable ! »

Et, fatigué par son bonheur, il s’endormit sur-le-champ et sourit jusqu’au matin.

En rêve, il entendit les sabots des chevaux sur les poutres de l’écurie. Il rêva qu’on sortait, d’abord le comte Noûline, puis Vélikane le blanc, puis sa sœur Maika.

II





« À l’église, ce fut une cohue bruyante, et, tout à coup, quelqu’un même poussa un cri si fort que l’archiprêtre qui nous mariait, Manioûssia et moi, regarda la foule à travers ses lunettes, et dit sévèrement :

« – Ne vous promenez pas dans l’église et ne faites pas de bruit ; tenez-vous tranquilles et priez. Il faut avoir la crainte de Dieu. »

« Mes garçons d’honneur étaient deux de mes collègues ; ceux de Mânia, le capitaine Poliânnski et le lieutenant Guernett. Les chantres de l’évêché ont magnifiquement chanté. Le crépitement des cierges, l’éclat de la fête, les toilettes, les officiers, le nombre des visages, heureux et gais, l’air tout particulier, éthéré, de Mânia, toute l’ambiance enfin, et les paroles des prières nuptiales m’ont touché aux larmes et pénétré de solennité. Je songeais combien ma vie s’est joliment et poétiquement arrangée, s’est épanouie, ces temps derniers. Il y a deux ans j’étais encore étudiant, j’habitais un pauvre garni au Néglinnyi[55], sans argent, sans parents, et, me semblait-il, sans avenir. Maintenant je suis professeur de lycée dans un des meilleurs chefs-lieux ; mon sort est assuré ; je suis aimé, gâté. C’est pour moi, pensais-je, que s’est réunie cette foule, pour moi que brûlent ces trois lampadaires, que beugle l’archidiacre, que les chantres s’évertuent, et c’est pour moi aussi qu’est ce jeune être, beau et joyeux, qui, bientôt, s’appellera ma femme.

« Je me rappelai nos premières rencontres, nos promenades, à cheval, ma déclaration d’amour, et le temps, qui, comme un fait exprès, avait été si beau tout l’été. Le bonheur qui, au Néglinnyi, ne me paraissait possible que dans les romans et les nouvelles, je l’éprouvais à présent pour de bon ; je le tenais, me semblait-il, en mains.

« Après le mariage, tous s’attroupèrent en désordre autour de Mânia et de moi, chacun nous exprimant sa joie, nous félicitant et nous souhaitant le bonheur.

« Le général de brigade, vieillard de près de soixante-dix ans, ne félicita que Manioûssia ; il lui dit d’une voix éraillée, si fort que cela s’entendit dans toute l’église :

« – J’espère, ma chérie, que, même après votre mariage, vous demeurerez une rose aussi fraîche qu’en ce moment. »

« Les officiers, le proviseur et tous les professeurs souriaient par convenance, et je sentis aussi sur ma figure un sourire factice.

« L’excellent Hippolyte Hippolytych, le professeur d’histoire et de géographie qui exprime toujours ce que chacun sait depuis fort longtemps, me serra vigoureusement la main et me dit avec sentiment :

« – Jusqu’à maintenant vous n’étiez pas marié et viviez seul ; à présent vous êtes marié et vivrez à deux.

« De l’église, nous nous rendîmes dans une maison à deux étages, dont les stucs ne sont pas encore terminés et que Mânia a reçue en dot. Outre cette maison, Mânia possède vingt mille roubles d’argent et je ne sais quel terrain inculte, appelé Mélitonôvo, avec une bicoque où il y a, dit-on, une multitude de poules et de canards qui, livrés à eux-mêmes, redeviennent sauvages. Au retour de l’église, je me suis étendu en fumant sur l’ottomane de mon bureau. C’était doux, confortable et, de ma vie, je ne m’étais senti si bien. Pendant ce temps-là, les invités criaient hourra ! et, dans l’antichambre, une mauvaise musique jouait des bans et d’autres rengaines. Vâria, la sœur de Mâcha, entra en coup de vent dans mon bureau, une coupe à la main, et avec un air si étrange et si concentré qu’on eût dit qu’elle avait la bouche pleine d’eau. Elle voulait sans doute aller plus loin, mais elle se mit soudain à rire et à sangloter, et la coupe tomba et se brisa. Nous prîmes Vâria sous le bras et l’emmenâmes.

« – Personne ne peut comprendre ! murmurait-elle ensuite, étendue sur le lit de sa vieille bonne dans la chambre la plus lointaine ; personne, personne de la maison… Seigneur, personne ne peut comprendre !

« Mais tous comprenaient à merveille que, l’aînée de quatre ans de sa sœur Mânia, et, pas encore mariée, elle pleurait, non par jalousie, mais de tristesse à sentir que son temps passait, ou, même, était déjà passé !… Lorsqu’on dansa le quadrille, elle était revenue dans la salle, la figure très poudrée, avec l’air d’avoir pleuré ; et je vis le capitaine Poliânnski tenir devant elle une soucoupe sur laquelle était une glace qu’elle mangeait avec une cuiller…

« Il est déjà six heures du matin. Je me suis mis à mon journal pour décrire mon bonheur si plein et si varié. Je pensais écrire six feuilles pour les lire demain à Mânia ; mais, chose étrange, tout se brouille dans ma tête, devient vague comme en un songe. Seul l’épisode de Vâria me revient avec netteté, et j’ai failli écrire : pauvre Vâria !… Voilà, rester toujours assis ainsi et écrire : pauvre Vâria !…

« Les arbres se mettent à frissonner ; il va pleuvoir. Les corbeaux croassent, et ma Mânia, qui ne vient que de s’endormir, a, je ne sais pourquoi, une expression de tristesse. »

Nikîtine, ensuite, ne toucha pas de longtemps à son journal. Aux premiers jours d’août, commencèrent les examens de rentrée, les examens de repêchage et, après l’Assomption, les classes reprirent. Il partait d’habitude pour le lycée vers neuf heures et, dès dix heures, commençait à songer à Mânia, à sa maison neuve et regardait sa montre. Dans les petites classes, il faisait faire la dictée par l’un des élèves, et tandis que les enfants écrivaient, il se tenait près de la fenêtre, les yeux fermés et rêvait.

Rêvât-il à l’avenir, se rappelât-il le passé, tout lui semblait splendide, pareil à un conte. Dans les grandes classes on « expliquait » Gogol ou la prose de Pouchkine ; et cela le faisait rêver. En son imagination surgissaient des gens, des arbres, des champs, des coursiers, et il disait en soupirant, comme en admirant l’auteur :

– Que c’est beau !

Pendant la grande récréation, Mânia lui envoyait son déjeuner, plié dans une petite serviette blanche comme neige, et il le savourait lentement, comme pour prolonger son plaisir.

Hippolyte Hippolytych, qui déjeunait ordinairement d’un petit pain, le regardait avec vénération, avec envie, et disait quelque chose de connu, dans le genre de : « Les hommes ne peuvent pas vivre sans manger. »

Du lycée, Nikîtine se rendait à des leçons particulières et lorsque enfin, vers six heures, il rentrait chez lui, il éprouvait de la joie et de l’inquiétude comme s’il avait été absent toute une année. Il montait l’escalier en courant, s’essoufflait, trouvait Mânia, l’embrassait, l’étreignait, et il jurait qu’il l’aimait, qu’il ne pouvait vivre sans elle, qu’il s’était affreusement ennuyé, et lui demandait avec effroi si elle n’était pas malade et pourquoi sa figure était si triste. Puis ils dînaient en tête-à-tête. Après dîner, il se couchait sur l’ottomane et fumait. Elle s’asseyait près de lui et lui racontait les événements à voix basse.

Les jours les plus heureux étaient maintenant pour lui les dimanches et les fêtes, alors qu’il restait à la maison du matin au soir. Ces jours-là, il participait à une vie naïve, infiniment agréable, qui lui rappelait les idylles et les pastorales. Il observait sans se lasser sa sage et positive Mânia qui arrangeait leur nid. Voulant montrer qu’il était bon à quelque chose à la maison, il entreprenait quelque chose d’inutile comme de sortir de la remise la charrette anglaise, et il l’examinait de tous côtés. Manioûssia, nantie de trois vaches, avait établi chez elle une véritable laiterie et gardait à la cave et dans le garde-manger beaucoup de pots de lait et de pots de crème pour faire du beurre. Parfois, Nikîtine, par plaisanterie, lui demandait un verre de lait. Elle s’effarait parce que ce n’était pas dans l’ordre prévu, mais il l’embrassait en riant et lui disait :

– Allons, je plaisante, mon trésor ; je plaisante !

Ou bien il se moquait de son excès d’ordre, lorsque, découvrant au buffet quelque bout de saucisson ou de fromage, dur comme la pierre, elle disait gravement :

– On le mangera à la cuisine.

Il lui observait qu’un morceau aussi petit n’était bon qu’à mettre dans une souricière, mais elle repartait en démontrant que les hommes n’entendent rien à la direction d’une maison, et que l’on n’effrayerait pas les domestiques en leur donnant des pouds de victuailles[56]. Il en convenait et l’embrassait avec transport. Ce qu’elle disait de juste lui paraissait toujours extraordinaire ; ce qui ne s’accordait pas avec ses opinions, était, à son avis, charmant et attendrissant.

Parfois, d’humeur philosophique, il se mettait à raisonner sur quelque thème abstrait ; elle l’écoutait et le regardait dans les yeux avec curiosité.

– Ma joie, lui disait-il en caressant ses doigts menus, ou en détressant et retressant sa natte, je suis infiniment heureux ; mais je ne regarde pas ce bonheur comme quelque chose qui me soit tombé du ciel. C’est un phénomène tout naturel, conséquent et logique. Je crois que l’homme est l’artisan de son bonheur ; je recueille maintenant ce que j’ai fait. Oui, je le dis, sans affectation, j’ai créé moi-même ce bonheur et je le possède à juste titre. Tu connais mon passé. J’ai été orphelin. Pauvreté, enfance malheureuse, jeunesse triste, tout cela fut une lutte, fut la voie que je frayai vers le bonheur…

En octobre, le lycée fit une douloureuse perte. Hippolyte Hippolytych eut un érésipèle à la tête et mourut. Les deux derniers jours de sa vie, restant sans connaissance, il délira ; mais, dans son délire même, il ne dit que des choses connues :

– Le Volga se jette dans la mer Caspienne… Les chevaux mangent de l’avoine et du foin…

Au lycée, le jour de son enterrement, il n’y eut pas classe. Ses collègues et les élèves portèrent le cercueil et son couvercle ; et, sur tout le parcours, jusqu’au cimetière, le chœur du lycée chanta le Miserere.

Trois prêtres, deux diacres, tout le lycée et les chantres de la cathédrale, dans leur cafetan uniforme, figuraient au cortège. En voyant cet enterrement pompeux, les passants se signaient et disaient :

– Que Dieu donne à chacun une pareille mort !

Revenu du cimetière, Nikîtine, ému, tira de son bureau son journal et écrivit :

« On vient de mettre en terre Hippolyte Hippolytovitch[57] Ryjîtski. Paix à ton âme, modeste et laborieux travailleur ! Mânia, Vâria, toutes les femmes qui assistaient aux obsèques, pleuraient sincèrement, peut-être parce qu’aucune femme n’a aimé cet homme, peu intéressant et accablé par le sort. Je voulais dire sur la tombe de mon collègue quelques mots émus, mais on me prévint que cela pourrait déplaire au proviseur qui n’aimait pas le défunt. Il me semble que, depuis mon mariage, c’est la première fois que j’ai le cœur gros. »

Puis, de tout le reste de l’année scolaire, il n’y eut aucun événement notoire.

L’hiver était indécis, sans fortes gelées ; rien que de la neige pourrie. La veille de l’Épiphanie par exemple, le vent, comme en automne, gémit plaintivement toute la nuit, et l’eau dégoutta des toits. Le matin, pendant la Bénédiction des eaux[58], la police ne laissa personne aller sur la rivière, car on disait que la glace, soulevée, allait rompre, et devenait noire. Malgré le mauvais temps, Nikîtine était aussi heureux qu’en été. Il eut même une distraction de plus : il apprit à jouer au vinnte[59].

Une seule chose le tracassait, le mettait en colère et l’empêchait sans doute d’être complètement heureux : c’étaient les chiens et les chats que sa femme avait amenés. Il traînait toujours dans les chambres, surtout le matin, une odeur de ménagerie que rien ne pouvait dissiper. Les chats se battaient souvent avec les chiens. On donnait dix fois par jour à manger à la méchante Moûchka ; elle faisait mine, comme avant, de ne pas connaître Nikîtine, et aboyait après lui : Rrr… nga-nga-nga…

Pendant le grand carême, Nikîtine, un soir vers minuit, rentrait du cercle à la maison. Il pleuvait. Il faisait sale et sombre. Nikîtine se sentait d’humeur maussade et ne pouvait comprendre à quoi cela tenait. Était-ce parce qu’il avait perdu douze roubles ou parce que son partenaire lui avait dit, faisant allusion à la dot de sa femme, que les poules ne pourraient pas manger tout son argent ? Il ne regrettait pas les douze roubles, et, dans les paroles du partenaire, il n’y avait rien d’offensant ; mais, malgré tout, cela lui était désagréable. Il n’avait pas envie de rentrer.

– Fi ! prononça-t-il en s’arrêtant sous un réverbère, comme c’est mal !

Il se dit qu’il ne regrettait pas les douze roubles parce qu’ils ne lui avaient rien coûté. S’il était un ouvrier, il saurait le prix de chaque copek et ne serait pas indifférent au gain ou à la perte.

Oui, songeait-il, tout son bonheur ne lui avait rien coûté ; il lui était échu gratuitement et était en réalité pour lui un luxe semblable à des remèdes pour un homme qui est bien portant.

S’il eût été, comme la majeure partie des gens, harcelé par le souci de la bouchée de pain ; s’il eût dû lutter pour son existence ; si son échine et sa poitrine eussent été endolories par le travail ; alors le souper, l’appartement chaud et engageant, la vie de famille eussent été pour lui un besoin, une récompense et la parure de sa vie. À l’heure présente, tout cela avait pour lui un sens incompréhensible et étrange.

« Fi, comme c’est mal ! » répéta-t-il, comprenant que, par elles-mêmes, ces réflexions ne présageaient rien de bon.

Quand il arriva chez lui, Mânia était au lit. Elle respirait régulièrement, souriait, et dormait apparemment avec beaucoup d’aise. Près d’elle, roulé en boule, était couché et ronronnait un chat blanc. Tandis que Nikîtine allumait une bougie et une cigarette, Mânia se réveilla et but avidement un verre d’eau :

– J’ai trop mangé de pâte de fruits, dit-elle en riant. Tu viens de chez les nôtres ? demanda-t-elle au bout d’un instant.

Nikîtine savait que le capitaine Poliânnski, sur lequel Vâria comptait beaucoup ces derniers temps, venait d’être nommé dans une garnison de l’ouest et faisait ses visites de départ. On était, pour cette raison, triste, chez son beau-père.

– Vâria est venue ce soir, dit Mânia s’asseyant dans son lit. Elle ne dit rien, mais, à sa figure, on voit combien elle souffre, la pauvre ! Je déteste ce Poliânnski. Il est gros, bouffi, et, quand il marche ou danse, ses joues tremblent… Ce n’est pas mon héros ; néanmoins je le tenais pour un galant homme.

– Je le tiens encore pour tel, dit Nikîtine.

– Pourquoi donc agit-il si mal avec Vâria ?

– En quoi, mal ? demanda Nikîtine, commençant à s’irriter contre le chat blanc qui s’étirait, faisant le gros dos. Autant que je sache, il n’a fait ni déclaration ni promesse.

– Pourquoi donc venait-il si souvent à la maison ?… S’il n’avait pas l’intention de se marier, il ne devait pas venir.

Nikîtine souffla la bougie et se coucha. Mais il n’avait envie ni de dormir ni de rester couché. Il lui semblait que sa tête était énorme et vide, comme un hangar, et qu’il y errait, sous forme de longues ombres, des idées nouvelles, singulières.

Il songeait que, en dehors de la douce clarté de la lampe, souriant au paisible bonheur de la famille, que hors de ce petit monde où il vivait tranquille et gâté comme le chat blanc, il en était un autre… Et, soudain, il désira passionnément, avec angoisse, être dans cet autre monde pour y travailler dans une usine ou un grand atelier, pour y parler du haut d’une chaire, écrire, imprimer, faire du bruit, se fatiguer et souffrir…

Il voulait quelque chose qui l’eût empoigné jusqu’à l’oubli de soi-même, qui l’eût rendu indifférent à son bonheur qui ne lui donnait que des sensations si monotones… Et, dans son imagination, se dressa comme vivant Chèbâldine, rasé, qui articulait avec horreur :

– Vous n’avez pas même lu Lessing ! Comme vous êtes peu au courant ! Mon Dieu, comme vous êtes encroûté !

Mânia but de l’eau une seconde fois. Nikîtine jeta un regard sur son cou, ses épaules rondes, sa poitrine ferme, et se rappela les mots que le général de brigade avait dits naguère à l’église : une rose.

– Une rose ! murmura-t-il en riant.

En réponse, sous le lit, Moûchka, ensommeillée, grogna :

– Rrr… nga-nga-nga…

L’âme martelée par une forte irritation, il voulut dire à Mânia quelque chose de rude et même la battre ; son cœur se mit à palpiter vivement.

– Alors, demanda-t-il en se contenant, quand je venais chez vous, je devais absolument me marier avec vous ?

– Naturellement ; tu le comprends très bien.

– Charmant ! (Et une minute après il répéta :) Charmant !

Pour ne rien dire de trop et pour que son cœur se calmât, Nikîtine passa dans son cabinet de travail et s’y étendit sur l’ottomane, sans oreiller. Ensuite, il s’étendit par terre, sur le tapis.

« Quelle absurdité ! dit-il, cherchant à se tranquilliser. Tu es professeur, tu travailles à une œuvre des plus nobles… De quel autre monde as-tu besoin ?… Que vas-tu chercher ? »

Mais il se répondit aussitôt avec assurance qu’il n’était pas un professeur, mais un fonctionnaire, aussi dénué de personnalité et de talent que le Tchèque, professeur de grec. Jamais il n’avait eu de vocation pour le professorat. Il n’entendait rien à la pédagogie et ne s’y intéressait pas. Il ne savait pas comment il faut s’y prendre avec les enfants. Le sens de ce qu’il enseignait lui était inconnu ; peut-être même enseignait-il ce qu’il ne faut pas. Feu Hippolyte Hippolytych était franchement borné et tous ses collègues et élèves le savaient, savaient ce que l’on pouvait en attendre ; mais, lui, Nikîtine, semblable au Tchèque, savait masquer sa bêtise et duper habilement tout le monde, faisant mine que, Dieu merci, tout allait bien. Ces nouvelles idées l’effrayaient. Il les repoussait, les qualifiait de stupides et pensait que tout cela provenait de ses nerfs, et qu’il en rirait lui-même quand ce serait passé…

Effectivement, vers le matin, il riait de sa nervosité et se traitait de femmelette. Mais il était clair pour lui, cependant, que sa quiétude était perdue, probablement à jamais, et que, dans cette maison à deux étages, le bonheur pour lui n’était plus possible.

Il devina que l’illusion était passée, et qu’une vie nouvelle, consciente et nerveuse commençait, qui ne s’harmoniserait pas avec son repos et son bonheur personnel.

Le lendemain, dimanche, il alla à la chapelle du lycée et y rencontra le proviseur et ses collègues. Il lui sembla qu’ils étaient uniquement occupés tous à cacher avec soin leur ignorance et leur mécontentement de la vie ; et, Nikîtine lui-même, pour ne pas déceler son inquiétude, souriait agréablement et parlait de futilités. Il alla ensuite à la gare, y vit l’arrivée et le départ d’un train-poste ; et il lui était agréable d’être seul et de n’avoir à parler à personne.

Chez lui il trouva son beau-père et Vâria qui étaient venus dîner. Vâria avait les yeux rouges et se plaignait d’avoir mal de tête. Chèlestov mangeait beaucoup et parlait des jeunes gens d’à présent, sur lesquels on ne peut pas compter et qui ne sont pas des gentlemen.

– C’est une ignominie ! déclara-t-il. Je le lui dirai tout cru : c’est une ignominie, monsieur !

Nikîtine souriait agréablement et aidait Mânia à faire bon accueil à ses hôtes ; mais, après dîner, il se retira dans son bureau et s’y enferma.

Le soleil de mars brillait avec éclat, et, à travers les vitres, ses rayons brûlants tombaient sur sa table. On n’était que le 20, et, déjà, les voitures avaient remplacé les traîneaux ; les étourneaux ramageaient au jardin. Il semblait à Nikîtine que Manioûssia allait entrer à l’instant, le prendre par le cou, dire que les chevaux de selle ou la charrette anglaise attendaient à la porte et demander ce qu’il fallait mettre pour ne pas prendre froid.

Le printemps s’annonçait aussi merveilleux que l’année précédente et promettait les mêmes joies… Mais Nikîtine pensait qu’il serait bon maintenant de prendre un congé, de partir pour Moscou et de s’y installer au Néglinnyi-prospekt à l’hôtel qu’il connaissait.

Dans la pièce voisine, on buvait du café et on parlait du capitaine Poliânnski. Nikîtine, tâchant de ne pas comprendre, écrivit dans son journal :

« Où suis-je, mon Dieu ! Seule m’entoure la platitude, rien que la platitude. Gens ennuyeux, gens de rien ; pots de lait, pots de crème, cancrelas, femmes sottes… Il n’y a rien de plus effroyable, de plus outrageant, de plus angoissant que la platitude. Il faut m’enfuir d’ici, m’enfuir aujourd’hui même, ou je deviendrai fou ! »

1894.



LA MAISON À MEZZANINE




RÉCIT D’UN PEINTRE




I





Il y a de cela six à sept ans, j’habitai, dans un des districts du gouvernement de T… le domaine du propriétaire Biélokoûrov. C’était un jeune homme qui se levait de grand matin, portait une redingote paysanne, buvait de la bière le soir et se plaignait sans cesse qu’il ne trouvait nulle part, ni en personne, de sympathie.

Il demeurait dans le pavillon du jardin et, moi, j’étais installé dans la vieille maison de maîtres dans une grande salle à colonnes où il n’y avait d’autres meubles qu’un large divan sur lequel je couchais, et une table sur laquelle j’étalais des réussites. Même par le plus grand calme, quelque chose y bourdonnait toujours dans les vieux calorifères de système Amossov, et, lorsqu’il tonnait, toute la maison tremblait et semblait s’écrouler. C’était un peu effrayant, surtout la nuit, quand des éclairs illuminaient soudain les dix grandes fenêtres.

Voué par le destin à un désœuvrement constant, je ne faisais positivement rien. Je regardais des heures entières, par les fenêtres, les oiseaux, les allées ; je lisais tout ce qu’on m’apportait de la poste ; et je dormais. Parfois je quittais la maison et errais au hasard jusqu’au soir, tard.

Une fois, en rentrant, je me trouvai à l’improviste dans une propriété inconnue. Le soleil commençait à décliner et les ombres du soir s’allongeaient sur les seigles en fleurs. Deux rangées de vieux sapins, très hauts, plantés très près les uns des autres, formaient une sorte de double muraille et une belle allée sévère. Je franchis aisément la haie de clôture et m’engageai dans l’allée, glissant sur les aiguilles des sapins, qui faisaient à la terre une couverture d’un pouce. C’était le calme, l’obscurité, et sur les cimes seulement tremblait, de loin en loin, une lumière dorée qui s’irisait dans des toiles d’araignées. Cela sentait fortement, à en suffoquer, les aiguilles de sapins.

Je tournai ensuite dans une longue allée de tilleuls. Là aussi l’abandon, le passé. Les feuilles de l’année précédente criaient tristement sous les pieds, et maintenant, au crépuscule, des ombres s’amassaient entre les arbres. À droite, dans le vieux verger, un loriot, probablement vieux lui aussi, chantait d’une voix faible et fatiguée. Je me trouvai au bout de l’allée de tilleuls et je longeai une maison blanche, à véranda et à mezzanine.

Et devant moi, se déroulèrent soudain une cour seigneuriale, un vaste étang avec sa cabine de bains, entouré d’une multitude de saules verts, un village au delà, avec un clocher mince, au haut duquel flambait une croix, reflétant le soleil couchant. Le charme de quelque chose de proche, de très familier, agit sur moi en un instant comme si j’avais déjà vu ce tableau dans mon enfance.

Près de la vieille porte en pierres blanches, décorée de têtes de lions, qui donnait accès dans les champs, se trouvaient deux jeunes filles. L’une d’elles, la plus âgée, mince, pâle, très belle, avec une gerbe de cheveux châtains et une petite bouche obstinée, avait une expression sévère, et fit à peine attention à moi ; mais l’autre, toute jeune encore – elle n’avait pas plus de dix-sept à dix-huit ans – mince elle aussi et pâle, la bouche grande et de grands yeux, me regarda avec étonnement quand je passai près d’elle. Elle dit quelque chose en anglais et se troubla. Et il me sembla que je connaissais depuis longtemps aussi ces deux gentilles figures. Je revins à la maison avec le sentiment d’avoir fait un beau rêve.

Peu après, un jour vers midi, comme nous nous promenions près de la maison, Biélokoûrov et moi, une Victoria, froissant inopinément l’herbe, entra dans la cour. Dans la voiture était assise une des jeunes filles. C’était l’aînée.

Elle venait avec une liste de souscription pour des incendiés. Sans nous regarder, elle nous raconta très sérieusement et en détail combien de maisons avaient brûlé au hameau de Siânovo, combien d’hommes, de femmes et d’enfants étaient sans abri, et ce que voulait entreprendre tout d’abord le comité de secours, dont elle faisait partie. Dès que nous eûmes inscrit nos souscriptions, elle reprit la liste et se disposa à partir.

– Vous nous avez tout à fait oubliées, Piôtre Pétrôvitch, dit-elle à Biélokoûrov, en lui tendant la main. Venez nous voir, et si M. N… (elle dit mon nom) veut savoir comment vivent des admiratrices de son talent et veut bien vous accompagner, maman et moi nous en serons très heureuses.

Je m’inclinai.

Quand elle fut partie, Piôtre Pétrôvitch se mit à parler. Cette jeune fille était de bonne famille ; elle s’appelait Lydie Voltchanînov. La propriété où elle demeurait avec sa mère et sa sœur s’appelait, comme le hameau au delà de l’étang : Chélkovka. Son père occupait jadis une place en vue à Moscou ; il avait, quand il mourut, le titre de conseiller privé. Malgré une belle fortune, les Voltchanînov vivaient à la campagne, été comme hiver, et Lydie était maîtresse d’école à Chélkovka, aux appointements de vingt-cinq roubles par mois. Elle ne dépensait personnellement que cet argent-là et était fière de se suffire.

– C’est une famille intéressante, dit Biélokoûrov ; il faudra que nous y allions une fois ; elles seront très contentes de nous voir.

Un jour de fête, après dîner, nous nous souvînmes des Voltchanînov et partîmes pour Chélkovka. Nous trouvâmes à la maison la mère et les deux filles. La mère, Ekathérîna Pâvlovna, jadis belle, on le voyait, mais grossie avant l’âge, asthmatique, triste, l’esprit absorbé, tâchait de m’occuper en parlant de peinture.

Ayant su par sa fille que je viendrais peut-être à Chélkovka, elle s’était empressée de se rappeler deux ou trois de mes paysages, vus aux expositions de Moscou, et elle me demandait quels sentiments j’avais voulu y exprimer. Lydie, ou comme on l’appelait à la maison Lyda, parlait plus avec Biélokoûrov qu’avec moi. Grave, sans sourire, elle lui demandait pourquoi il n’avait pris aucun emploi dans l’administration provinciale et n’était jamais allé à aucune assemblée.

– C’est mal, Piôtre Pétrôvitch, lui disait-elle avec reproche ; c’est honteux.

– C’est vrai, Lyda, approuvait sa mère ; c’est mal.

– Tout notre district, poursuivit Lyda en s’adressant à moi, est entre les mains de Balâguine. Il est président de la commission du zemstvo[60] et a distribué à ses neveux et à ses gendres tous les emplois du district ; il ne fait que ce qu’il veut. Il faut lutter contre lui. La jeunesse doit constituer un parti fort ; mais vous voyez quelle jeunesse nous avons ! C’est honteux, Piôtre Pétrôvitch !

Sa jeune sœur, Gènia, pendant qu’on parlait de politique locale, se taisait. Elle ne prenait pas part aux conversations sérieuses. On ne la regardait pas encore comme grande et on l’appelait Missiouss, parce que, dans son enfance, c’est ainsi qu’elle appelait miss, sa gouvernante. Elle me regardait avec curiosité et, quand je regardais les photographies d’un album, elle m’expliquait : « Ça, c’est mon oncle, » « celui-ci est mon parrain. » Et elle touchait de son petit doigt les photographies. Et, ce faisant, elle m’effleurait de son épaule, comme une enfant, et je voyais sa poitrine maigre, pas développée, ses minces épaules, sa natte et son corps fluet, fortement serré par sa ceinture.

Nous jouâmes au croquet et au lawn-tennis. Nous nous promenâmes ensuite au jardin, bûmes du thé, puis nous soupâmes longuement. Après l’énorme salle vide, à colonnes, de la demeure de Biélokoûrov, je me sentais comme chez moi dans une petite maison confortable, où il n’y avait pas de chromos aux murs et où l’on disait vous aux domestiques. Et tout me semblait jeune et pur, grâce à la présence de Lyda et de Missiouss ; tout respirait l’honnêteté.

Au souper, Lyda parla encore avec Biélokoûrov de l’assemblée provinciale, de Balâguine et de bibliothèques scolaires. C’était une jeune fille intelligente, vive, convaincue, et il était intéressant de l’écouter, bien qu’elle parlât beaucoup et fort, peut-être parce qu’elle avait l’habitude de faire la classe.

Mais Piôtre Pétrôvitch, qui gardait encore l’habitude universitaire de transformer toute conversation en discussion, parlait de façon ennuyeuse, languissante et longue, avec le désir manifeste de paraître un homme intelligent et avancé. En gesticulant, il renversa la saucière, et il se forma une grande flaque sur la nappe. Mais, à part moi, il sembla que personne ne le remarquât.

En revenant à la maison, il faisait noir ; on n’entendait aucun bruit.

– La bonne éducation, fit Biélokoûrov en soupirant, consiste moins à ne pas renverser de sauce sur la nappe qu’à ne pas le remarquer quand cela arrive à quelqu’un… Oui, ces Voltchanînov sont une excellente famille, bien élevée. J’ai perdu l’habitude des gens comme eux. Ah ! toujours les affaires ! Les affaires ! les affaires !

Il disait combien il faut travailler si l’on veut devenir un agriculteur modèle. Et moi je pensais : Quel garçon ennuyeux et paresseux ! Quand il parlait sérieusement il bredouillait : « heu, heu, heu, heu !… » et il travaillait comme il parlait, lentement, se mettant toujours en retard, laissant passer les dates. J’avais peu confiance en sa précision d’homme d’affaires, parce qu’il avait gardé, des semaines entières dans sa poche, des lettres que je lui avais confiées pour les mettre à la poste.

– Le plus dur de tout, marmottait-il en marchant à côté de moi, est de travailler et de ne rencontrer de sympathie en personne. Aucune sympathie ! II





Je me mis à fréquenter les Voltchanînov. Je m’asseyais d’ordinaire sur la première marche de la véranda. Le mécontentement de moi-même m’accablait ; je m’apitoyais sur ma vie qui passait si vite et sans nul intérêt, et je pensais sans cesse qu’il serait bien d’arracher de ma poitrine ce cœur qui me pesait tant. Pendant ce temps on parlait dans la véranda ; j’entendais feuilleter des livres, des robes bouger. Je m’habituai bientôt à voir Lyda recevoir des malades, distribuer des livres, et aller souvent au village, nu-tête, avec une ombrelle, et, le soir, parler à très haute voix des choses du district et des écoles. Cette jeune fille, mince, belle, immuablement sévère, avec sa petite bouche élégamment dessinée, me disait, dès que commençait une conversation sérieuse :

– Ce n’est pas intéressant pour vous.

Je ne lui étais pas sympathique. Elle ne m’aimait pas parce que j’étais un paysagiste et ne peignais pas, dans mes tableaux, la misère du peuple ; et il lui semblait que j’étais indifférent à ce qu’elle croyait avec tant de force. Il me souvient, qu’en passant sur les rives du Baïkal, je rencontrai une jeune fille bouriate à cheval, en veste et culotte de cotonnade chinoise bleue, à laquelle je demandai si elle voudrait me vendre sa pipe. Et, tandis que nous causions, elle regardait avec mépris ma figure européenne et mon chapeau Au bout d’une minute, ennuyée de parler avec moi, elle excita son cheval d’un cri aigu et partit au galop. Lyda aussi méprisait en moi un étranger. Extérieurement, elle ne m’exprimait en rien son inimitié ; mais je la sentais. Et assis sur la première marche de la terrasse, j’éprouvais de l’irritation et me disais que, soigner les paysans sans être médecin, c’est les abuser, et qu’il est facile d’être des bienfaiteurs quand on possède deux mille arpents de terre.

Sa sœur Missiouss n’avait aucun souci et passait, comme moi, toute sa vie à ne rien faire. Le matin, dès qu’elle était levée, elle prenait un livre et lisait, assise sous la véranda, dans un fauteuil si profond que ses petits pieds touchaient à peine le sol. Ou bien, elle se blottissait avec son livre dans l’allée des tilleuls, ou s’en allait dans les champs. Elle lisait tout le jour avec avidité et on pouvait remarquer combien la lecture la fatiguait parce que, parfois, son regard était las, accablé, et que sa figure pâlissait fortement.

Quand j’arrivais, elle rougissait un peu en me voyant, posait son livre, et me regardant bien droit, avec ses grands yeux, elle me racontait ce qui était arrivé : que, par exemple, il y avait eu à l’office un feu de cheminée, ou qu’un ouvrier avait pris dans l’étang un gros poisson. En semaine, elle portait une blouse claire et une jupe gros bleu. Nous nous promenions ensemble ; nous cueillions des cerises pour faire des confitures ; nous allions en canot, et quand elle sautait pour attraper une cerise ou qu’elle ramait, on voyait, dans ses larges manches, ses bras minces et faibles. Ou bien, je faisais une étude, et elle se tenait près de moi et regardait avec admiration.

Un dimanche, à la fin de juillet, je vins chez les Voltchanînov le matin, vers neuf heures. J’errai dans le parc sans approcher de la maison, cherchant des mousserons dont il y avait abondance cet été-là, et je mettais des marques près d’eux pour venir les ramasser ensuite avec Gènia. Un vent chaud soufflait. Je vis Gènia et sa mère, toutes deux en claires robes de fêtes revenir de l’église ; Gènia retenait son chapeau à cause du vent. Puis j’entendis que l’on prenait le thé sous la véranda.

Pour moi, homme insouciant, cherchant un prétexte à son désœuvrement continuel, ces matins de fête d’été étaient, à la campagne, toujours attrayants. Lorsque, encore humide de rosée, le jardin bien vert brille au soleil et semble heureux ; lorsqu’on sent, auprès de la maison, le réséda et les lauriers-roses ; quand les jeunes gens, revenus de l’église, prennent le thé au jardin ; quand tout le monde est gai et très gentiment habillé, et que l’on sait que tout ce beau monde bien portant et bien nourri, ne fera rien de toute la journée, on souhaite que cela dure ainsi toute la vie. C’est ce que je pensais, et je me promenais dans le parc, prêt à continuer ainsi sans but toute la journée, tout l’été…

Gènia arriva avec un panier. Elle avait l’air de savoir ou de pressentir qu’elle me trouverait au jardin. Nous ramassâmes des champignons en causant, et, lorsqu’elle me demandait quelque chose, elle se mettait devant moi pour me bien voir.

– Hier, me dit-elle, il y a eu un miracle au village. Pélaguèia, la boiteuse, souffrait depuis un an ; ni médecin ni remède n’y faisaient rien, et, hier, une vieille a murmuré quelques paroles et tout est passé.

– Cela n’est rien, dis-je. Il ne faut pas chercher des miracles auprès des malades et des vieilles seulement. La santé n’est-elle pas un miracle ? Et la vie elle-même ? Ce qui est incompréhensible est un miracle.

– Ce qui est incompréhensible ne vous effraie pas ?

– Non. J’aborde hardiment les phénomènes que je ne comprends pas, et je ne me subordonne pas à eux : je suis au-dessus d’eux. L’homme doit se sentir au-dessus des lions, des tigres, des étoiles, au-dessus de tout dans la nature, au dessus même de ce qui est incompréhensible et semble tenir du miracle ; sans quoi il n’est plus un homme, mais une souris craintive.

Gènia pensait qu’en qualité d’artiste, je savais beaucoup de choses et pouvais deviner ce que je ne savais pas. Elle voulait que je l’introduisisse dans la sphère de l’éternel, du beau, dans ce monde élevé qui, à son idée, m’était familier, et elle me parlait de Dieu, de la vie éternelle, du miracle. Et moi qui n’admets pas que moi et ma pensée soient anéantis à jamais, je répondais : « Oui, les hommes sont immortels ; oui, la vie éternelle nous attend. »

Elle écoutait, croyait et ne demandait pas de preuves.

Alors que nous rentrions à la maison, elle s’arrêta soudain et me dit :

– Lyda, n’est-ce pas, est une personne remarquable ! Je l’aime de toute mon âme et suis prête, à toute minute, à donner ma vie pour elle. Mais dites-moi, – Gènia toucha ma manche du doigt, – dites-moi pourquoi vous discutez toujours avec elle ?… Pourquoi vous fâchez-vous ?

– Parce qu’elle a tort.

Gènia secoua la tête et des larmes apparurent dans ses yeux.

– Comme c’est incompréhensible ! dit-elle.

Juste à ce moment-là, Lyda, rentrant, se trouvait près de l’entrée de la maison, la cravache à la main, belle, élancée, éclairée par le soleil, et elle donnait un ordre à un ouvrier.

Pressée et parlant haut, elle reçut quelques malades, puis, l’air affairé, préoccupé, elle parcourut les chambres, ouvrant une armoire, puis une autre, et elle monta dans la mezzanine. On l’appela et on la chercha longtemps pour dîner. Elle vint quand on avait déjà fini le potage.

Je me rappelle tous ces détails, je ne sais pourquoi, et je les aime ; et je me rappelle au vif toute cette journée, bien qu’il ne s’y soit passé rien de particulier.

Après le dîner, Gènia lut, étendue dans le fauteuil profond, et moi j’étais assis sur la première marche de la véranda. Nous nous taisions. Tout le ciel se couvrit de nuages et une pluie menue et rare se mit à tomber. Il faisait chaud, le vent s’était calmé depuis longtemps et il semblait que cette journée ne finirait jamais. Ekhatérîna Pâvlovna, à moitié endormie, tenant un éventail, vint nous rejoindre sous la véranda.

– Oh ! maman, dit Gènia, en lui baisant la main, ça ne te vaut rien de dormir le jour.

Elles s’adoraient. Quand l’une allait au jardin, l’autre, sous la véranda, sondant les arbres du regard, appelait : « Aou, Gènia ! » ou bien « Petite maman, où es-tu ? » Elles priaient toujours ensemble, étaient également croyantes ; elles se comprenaient même quand elles ne disaient rien, et elles se comportaient de même avec les gens. Ekhatérîna Pâvlovna s’habitua elle aussi et s’attacha vite à moi. Quand je ne venais pas de deux ou trois jours, elle envoyait savoir si j’étais bien portant. Elle regardait mes études avec ravissement elle aussi, et me racontait avec la même volubilité et la même sincérité que Missious ce qui arrivait à la maison ; elle me confiait ses secrets.

Elle était en admiration devant sa fille aînée. Lyda ne caressait jamais personne et ne parlait jamais que sérieusement. Elle vivait sa vie personnelle, et, pour sa mère et sa sœur, elle demeurait un être aussi sacré, aussi énigmatique que l’est pour les matelots leur amiral qui reste toujours dans le carré.

– Notre Lyda est une personne remarquable, n’est-ce pas ? disait souvent la mère.

Et tandis que la pluie gouttelait, nous parlions de Lyda.

– C’est une personne remarquable, dit-elle. (Et, d’un ton de conspirateur, après avoir regardé craintivement autour d’elle, elle ajouta) : On peut chercher sa pareille en plein jour avec une lumière, et, pourtant, savez-vous, je commence à être un peu inquiète. L’école, les pharmacies, les livres, tout cela est bon ; mais pourquoi le pousser à l’extrême. Elle a près de vingt-quatre ans ; il est temps de songer sérieusement à soi. Avec les livres et les pharmacies on ne remarque pas que le temps passe… Il faut se marier.

Gènia, pâle d’avoir trop lu, la chevelure aplatie, leva la tête et dit, comme à part soi, en regardant sa mère :

– Petite maman, tout dépend de la volonté de Dieu !

Et elle se replongea dans sa lecture.

Survint Biélokoûrov en redingote paysanne et chemise brodée. Nous jouâmes au croquet et au lawn-tennis ; puis, quand la nuit fut close, on soupa longuement et Lyda se remit à parler des écoles et de Balâguine qui avait en mains tout le district. En m’en allant ce soir-là, j’emportai l’impression d’une longue, longue journée désœuvrée et la mélancolique conviction que tout finit en ce monde, aussi long que ce soit.

Gènia nous accompagna jusqu’à la porte et, peut-être, parce qu’elle avait passé toute la journée avec moi du matin au soir, je sentais, me semblait-il, que je m’ennuierais sans elle, et que cette gentille famille me tenait au cœur. Et pour la première fois de l’été, j’eus le désir de peindre.

– Dites-moi, demandai-je à Biélokoûrov en rentrant avec lui, pourquoi vivez-vous d’une vie si triste, si terne ? Ma vie, à moi, est triste, pénible, monotone, parce que je suis un artiste, un homme étrange ; je suis, dès mon jeune âge, rongé par l’envie, le mécontentement de moi-même, le manque de foi en ce que je fais ; je suis pauvre et errant, mais vous, un homme sain, normal, un propriétaire, un seigneur, pourquoi vivez-vous de façon si peu intéressante et demandez-vous si peu à la vie ? Pourquoi, par exemple, ne vous êtes-vous pas encore amouraché de Lyda ou de Gènia ?

– Vous oubliez, répondit Bièlokoûrov, que j’aime une autre femme.

Il parlait de son amie, Lioubov Ivânovna, qui habitait avec lui dans le pavillon. Je voyais chaque jour cette dame très forte, bouffie, importante, ressemblant à une oie engraissée, se promener dans le jardin en costume russe avec de grosses perles de verre, toujours sous une ombrelle, et la femme de chambre allait à tout instant la prévenir qu’il était temps de manger ou de prendre le thé. Trois ans auparavant, elle avait loué le pavillon pour l’été et y était demeurée, probablement à jamais. Elle était de dix ans plus âgée que Bièlokoûrov et le tenait sévèrement, en sorte que, quand il voulait aller en voyage, il devait lui en demander la permission. Elle sanglotait souvent d’une voix d’homme, et, alors, je lui envoyais dire que, si elle ne cessait pas, je partirais ; et elle cessait.

Quand nous fûmes revenus à la maison, Bièlokoûrov s’assit sur le canapé et s’assombrit, en pensant ; moi je marchais dans la salle, éprouvant un tranquille émoi, comme un amoureux. Je voulais parler des Voltchanînov.

– Lyda ne peut aimer que quelqu’un qui touche au zemstvo, préoccupé comme elle des hôpitaux et des écoles Oh ! dis-je, pour une pareille jeune fille on peut non seulement devenir fonctionnaire, mais, comme dans le conte, user, pour courir après elle, des souliers en fer. Et Missious ! quelle merveille, cette Missious !

Bièlokoûrov, faisant des « heu, heu, heu…, » se mit à parler de la maladie du siècle : le pessimisme. Il parlait avec assurance et comme si je discutais avec lui. Des centaines de verstes de steppe déserte, monotone, brûlée, ne peuvent vous donner un aussi grand ennui qu’un homme qui reste assis, qui parle, et dont on ne sait quand il s’en ira.

– Il ne s’agit ni de pessimisme ni d’optimisme, dis-je énervé, mais de ce que quatre-vingt-dix-neuf pour cent des individus n’ont pas d’esprit.

Bièlokoûrov prit cela pour lui, se froissa et partit. III





– Le prince est en visite à Maloziômovo et te salue, dit Lyda à sa mère, en rentrant de je ne sais où et quittant ses gants. Il a raconté maintes choses intéressantes… Il a promis de soulever de nouveau à l’assemblée provinciale la question d’un dispensaire médical à Maloziômovo ; mais il dit qu’il y a peu de chances d’aboutir.

Et, s’adressant à moi :

– Pardonnez-moi, j’oublie toujours que cela ne peut pas vous intéresser.

Je me sentais irrité.

– Pourquoi cela ? lui demandai-je en levant les épaules. Vous ne désirez pas connaître mon opinion ; mais je vous assure que cette question-là m’intéresse vivement.

– Oui ?

– Oui. À mon avis, il n’y a aucun besoin d’un dispensaire médical à Maloziômovo.

Mon irritation la gagna. Elle me regarda, les yeux à demi fermés, et demanda :

– Qu’y faut-il ? Des paysages ?

– Il n’y faut pas même des paysages ; il n’y faut rien.

Elle finit de se déganter et déplia le journal qu’elle venait d’apporter de la poste. Une minute après elle dit doucement, se contenant visiblement :

– La semaine dernière, Ânna est morte en couches et, s’il y avait eu un dispensaire dans les environs, elle serait vivante. Messieurs les paysagistes eux-mêmes doivent, il me semble, avoir quelques façons de voir sur un fait pareil ?

– J’ai sur ce point-là des opinions très arrêtées, répondis-je. (Elle se couvrit avec le journal comme si elle ne voulait pas m’écouter). À mon avis, les dispensaires médicaux, les écoles, les bibliothèques, les pharmacies rurales ne servent, dans les conditions actuelles, qu’à asservir davantage les gens. Le peuple est empêtré dans une grande chaîne, et loin de la briser, vous y ajoutez de nouveaux chaînons ; voilà ma conviction.

Elle leva les yeux sur moi et sourit railleusement. Je continuai, essayant de dégager mon idée principale :

– Ce qui est grave, ce n’est pas qu’Ânna soit morte en couches ; le plus grave est que toutes ces Ânna, Mâvra, Pélaguèia courbent le dos, de l’aube au crépuscule, et souffrent d’un labeur qui dépasse leurs forces, qu’elles tremblent toute leur vie pour leurs enfants affamés et malades ; qu’elles redoutent toute leur vie la mort et les maladies ; qu’elles se soignent toute leur vie, se fanent de bonne heure, vieillissent tôt, meurent dans la saleté et l’infection. Leurs enfants, en grandissant, reprennent la même chanson, et des centaines d’années passent ainsi. Et des milliards de gens vivent plus mal que les bêtes et éprouvent, rien que pour un morceau de pain, une crainte continuelle. Tout le tragique de leur situation vient de ce qu’ils n’ont pas le temps de penser à leur âme et de se rappeler leur image propre, ni la ressemblance divine. La faim, le froid, la peur animale, un amas de travail, semblable à des avalanches, leur ont obstrué toutes les voies menant à l’activité spirituelle, vers ce qui, précisément, distingue l’homme de la bête, et qui constitue la seule chose pour laquelle il vaille la peine de vivre. Vous les secourez au moyen d’hôpitaux et d’écoles ; mais vous ne les délivrez pas pour cela de leurs liens ; au contraire, vous les asservissez encore plus, puisque, introduisant dans leur vie de nouveaux besoins, vous augmentez le nombre de leurs désirs. Sans compter qu’ils doivent, pour les remèdes et les livres, payer de l’argent au zemstvo, et courber, à cause de cela, encore plus l’échine !

– Je ne discute pas avec vous, dit Lyda, en abaissant son journal ; j’ai déjà entendu cela. Je ne vous dirai qu’une chose : on ne peut pas rester les bras croisés. Nous ne sauvons pas l’humanité, je l’admets, et, peut-être, nous trompons-nous en beaucoup de cas ; mais nous faisons ce que nous pouvons et avons raison de le faire. Le but le plus élevé et le plus sacré d’un homme cultivé est de servir son prochain. Nous tâchons de le servir comme nous pouvons. Cela vous déplaît, mais on ne peut pas contenter tout le monde !

– C’est vrai, Lyda, dit sa mère, c’est vrai !

En présence de Lyda, elle était toujours intimidée. Elle la regardait craintivement, ayant peur de dire quelque chose de superflu ou de déplacé ; et jamais elle ne la contredisait. Elle acquiesçait : c’est vrai, Lyda, c’est vrai !

– L’instruction primaire pour les moujiks, les livres à pitoyables préceptes et adages, les dispensaires médicaux, ne peuvent, dis-je, diminuer ni l’ignorance ni la mortalité, de même que la lumière de vos fenêtres ne peut éclairer cet immense jardin. Vous ne donnez rien ; votre intrusion dans la vie de ces gens ne crée que de nouveaux besoins, une nouvelle raison de travailler.

– Ah ! mon Dieu, dit Lyda avec dépit, il faut bien faire quelque chose !

Et au son de sa voix, il était sensible qu’elle tenait mes raisonnements comme nuls et qu’elle les dédaignait.

– Il faut, dis-je, affranchir les gens du pénible labeur physique ; il faut alléger leur joug, leur donner du répit pour qu’ils ne passent pas toute leur existence près des fours, des auges, et aux champs, pour qu’ils aient le temps de penser à leur âme et à Dieu, et celui de faire paraître plus largement leurs qualités morales. L’activité spirituelle est la vocation de tout homme, ainsi que la recherche constante de la vérité et du sens de la vie. Débarrassez-les du travail animal, grossier ; faites qu’ils se sentent libres, et vous verrez quelle dérision sont, en somme, vos petits livres et vos petites pharmacies de rien du tout ! Dès que l’homme prend conscience de sa véritable vocation, seuls la religion, la science, l’art, peuvent le contenter, et non ces vétilles.

– Affranchir l’homme du labeur ! dit-elle en souriant, est-ce possible ?

– Oui. Il n’y a qu’à en assumer une part. Si nous tous, gens de ville et gens de campagne, tous sans exception, nous convenions de partager le labeur général que dépense l’humanité à satisfaire ses besoins physiques, peut-être n’y aurait-il pas pour chacun de nous plus de deux à trois heures de travail par jour. Imaginez que nous tous, riches et pauvres, nous ne travaillions que trois heures par jour, et que le reste du temps soit libre ; figurez-vous que, pour dépendre encore moins de notre corps et moins travailler, nous inventions des machines transformant le travail, et que nous tâchions de réduire au minimum le nombre de nos besoins ; nous nous endurcirions et tremperions nos enfants pour qu’ils ne craignent ni la faim, ni le froid, et pour que nous ne tremblions pas continuellement pour leur santé, comme tremblent Ânna, Mâvra, Pélaguèia. Imaginez-vous que nous ne nous soignions plus, qu’il n’y ait plus ni pharmacies, ni manufactures de tabac, ni distilleries ; combien de temps libre au bout du compte nous resterait-il ! Tous réunis, nous consacrerions alors tout ce loisir aux sciences et aux arts. Ainsi que les moujiks réparent parfois les routes en commun, ainsi nous chercherions tous, en communauté, la vérité et le sens de la vie ; et – j’en suis convaincu – la vérité serait bien vite trouvée. L’homme serait bien vite délivré de cette continuelle peur de la mort, douloureuse et opprimante, et même de la mort elle-même.

– Pourtant, dit Lyda, vous vous contredisez ; vous ne parlez que de science et vous rejetez l’instruction !

– L’instruction primaire, qui ne donne à l’homme que la possibilité de lire les enseignes des cabarets et, parfois, des livres qu’il ne comprend pas, une pareille instruction a été pratiquée chez nous depuis Rurik. Il y a longtemps que le Petroûchka de Gôgol[61] sait lire, et pourtant la campagne est restée jusqu’à maintenant telle qu’elle était au temps de Rurik. Ce n’est pas l’instruction primaire dont il est besoin ; c’est la liberté, afin d’obtenir une large manifestation des facultés spirituelles ; ce ne sont pas des écoles qu’il faut, mais des universités.

– Vous rejetez aussi la médecine ?

– Oui, elle ne devrait s’occuper que de l’étude des maladies en tant que phénomènes et non de leur guérison. S’il faut soigner à tout prix, ce n’est pas aux maladies qu’il faut s’en prendre, mais à leurs causes. Écartez la principale cause, le travail physique, et il n’y aura plus de maladies. Je n’admets pas une science qui soigne, dis-je, excité. Les sciences et les arts véritables tendent, non à des fins passagères, particulières, mais à l’éternel et à l’universel ; ils cherchent la vérité et le sens de la vie ; ils cherchent Dieu et l’âme ; et quand on les attelle aux questions du jour, aux petites pharmacies et aux petites bibliothèques rurales, ils ne font que compliquer la vie et l’encombrer. Nous avons beaucoup de médecins, de pharmaciens, d’hommes de loi ; il y a beaucoup de gens sachant lire et écrire ; mais il n’y a presque pas de biologistes, de mathématiciens, de philosophes, de poètes. Tout l’esprit, toute l’énergie spirituelle, tendent à la satisfaction des besoins passagers, momentanés… Le travail des savants, des écrivains, des artistes, bouillonne. Grâce à eux, les commodités de la vie croissent chaque jour, les exigences physiques augmentent, et, cependant, on est encore loin de la vérité. Et l’homme reste le plus féroce et le plus malpropre des animaux ; et tout aboutit à ce que l’humanité, en majorité, dégénère et perd à jamais toute possibilité de vivre. En de pareilles conditions, la vie de l’artiste n’a pas de sens, et, plus il a de talent, plus son rôle est terrible et incompréhensible. Il se trouve qu’il travaille, tout compte fait, pour la distraction de cet animal féroce et malpropre, et consolide l’ordre existant. Aussi ne veux-je pas travailler, et je ne travaillerai pas… Il ne faut rien, hormis que la terre s’effondre au fin fond du Tartare.

– Missiousska[62], sors d’ici, dit Lyda à sa sœur, trouvant évidemment que mes propos étaient malfaisants pour une fille aussi jeune.

Gènia regarda tristement sa sœur et sa mère, et sortit :

– On dit ordinairement de charmantes choses de ce genre, repartit Lyda quand on veut justifier son indifférence. Décrier les hôpitaux et les écoles est plus facile que d’instruire et de soigner les gens.

– C’est vrai, Lyda, acquiesça la mère, c’est vrai.

– Vous menacez de ne plus travailler, continua Lyda ; il est visible que vous mettez à très haut prix votre travail. Cessons donc de discuter. Nous ne nous entendrons jamais, puisque je mets au-dessus de tous les paysages du monde la plus incomplète de toutes ces petites pharmacies et de ces petites bibliothèques sur lesquelles vous venez de vous exprimer avec tant de dédain.

Et, tout de suite, s’adressant à sa mère, elle dit d’un ton tout différent :

– Le prince a beaucoup maigri ; il a fortement changé depuis qu’il était ici ; on l’envoie à Vichy.

Elle parlait du prince à sa mère pour ne pas continuer à me parler. Sa figure brûlait et, pour cacher son émotion, elle se pencha très bas vers la table, faisant semblant de lire le journal, tout à fait comme si elle eût été myope. Ma présence lui était désagréable ; je pris congé et partis. IV





La nuit était calme. Le village, là-bas, dormait déjà ; on ne voyait pas un feu ; seuls luisaient sur l’étang les faibles reflets des étoiles. Devant la porte aux têtes de lions se trouvait Gènia, immobile. Elle m’attendait pour me reconduire.

– Au village tout le monde dort, dis-je, essayant de distinguer sa figure dans l’obscurité.

Et je vis, fixés sur moi, ses yeux noirs et mélancoliques.

– Le cabaretier lui-même et le voleur de chevaux dorment tranquillement, mais nous, gens comme il faut, nous nous irritons les uns contre les autres, et nous discutons.

Cette nuit d’août était triste parce que l’on sentait déjà l’automne. La lune, couverte d’un nuage pourpré, se levait ; elle éclairait à peine la route et les sombres champs de blé que cette route coupait. Il y avait souvent des étoiles filantes. Gènia marchait à côté de moi ; elle tâchait de ne pas regarder le ciel pour ne pas voir tomber les étoiles, ce dont elle avait peur.

– Il me semble que vous avez raison, dit-elle, frissonnante à l’humidité. Si les hommes, tous ensemble, pouvaient se livrer à l’activité spirituelle, il ne resterait bientôt rien d’inconnu.

– Évidemment. Nous sommes des êtres supérieurs, et si nous concevions vraiment toute la force du génie humain et ne vivions que pour atteindre les buts les plus élevés, nous deviendrions à la fin égaux aux dieux. Mais cela n’arrivera jamais. L’homme dégénérera, et il ne restera même pas trace de son génie.

Quand on ne vit plus la porte aux lions, Gènia s’arrêta et me serra la main hâtivement.

– Bonne nuit, dit-elle, tremblante.

Elle n’avait sur ses épaules qu’une blouse, et elle frissonnait. Venez nous voir demain.

Je ressentis de l’angoisse à penser que j’allais rester seul, fâché, mécontent de moi-même et des gens, et je fis en sorte, moi aussi, de ne pas voir tomber les étoiles filantes.

– Restez encore une minute, lui dis-je, je vous en prie.

J’aimais Gènia. Je l’aimais sans doute parce qu’elle venait à ma rencontre et me reconduisait, et parce qu’elle me regardait avec tendresse et enchantement.

Comme son pâle visage, son col mince, ses mains maigres, sa faiblesse, son inaction, les livres qu’elle lisait, étaient beaux et me touchaient ! Et son esprit ! Je lui attribuais un esprit peu ordinaire. La largeur de ses idées m’enthousiasmait, peut-être parce qu’elle pensait autrement que la sévère et belle Lyda, qui ne m’aimait pas.

Il plaisait à Gènia que je sois peintre ; mon talent l’avait conquise, et je voulais passionnément ne peindre que pour elle. Je revins à elle comme à une petite reine qui allait régner avec moi, sur ces arbres, ces champs, cette buée, l’aube, sur cette nature merveilleuse, enchanteresse, au milieu de laquelle je me sentais, jusqu’à maintenant, désespérément seul et inutile.

– Restez encore une minute, lui demandai-je ; je vous en supplie.

J’enlevai mon pardessus et en couvris ses épaules tremblantes. Elle, craignant d’être ridicule et laide sous un pardessus d’homme, se mit à rire et le fit tomber ; et, à ce moment-là, je l’étreignis et couvris de baisers son visage, ses épaules, ses mains.

– À demain ! chuchota-t-elle.

Et prudemment, comme si elle craignait de troubler la tranquillité de la nuit, elle m’embrassa.

– Nous n’avons pas de secrets les unes pour les autres, dit-elle, il va falloir que je raconte tout de suite tout à maman et à ma sœur… C’est terrible ! Maman, ce ne sera rien ; maman vous aime ; mais Lyda…

Elle se mit à courir vers la porte.

– Adieu ! cria-t-elle.

Et, pendant deux minutes je l’écoutai courir. Je ne voulais pas rentrer et n’avais rien à faire. Je restai un peu à méditer, puis je revins lentement en arrière pour voir la maison dans laquelle elle vivait, la chère, naïve et vieille maison qui, semblait-il, me regardait des fenêtres de sa mezzanine comme avec des yeux et comprenait tout. Je passai devant la véranda ; je m’assis sur le banc près du tennis, dans l’ombre d’un vieil ormeau ; et, de là, je regagnai la maison. Dans les fenêtres de la mezzanine, qu’habitait Missiouss, brilla une clarté vive, puis une clarté adoucie, verte ; on venait de mettre l’abat-jour sur la lampe. Des ombres se murent… J’étais plein de tendresse, d’apaisement, de satisfaction de moi-même, content d’avoir su m’enthousiasmer et d’aimer ; et, en même temps, je ressentis de la gêne à l’idée qu’à ce même moment, à quelques pas de moi, dans une des chambres de cette maison se trouvait Lyda qui ne m’aimait pas, et, peut-être, me haïssait. Je restais assis, m’attendant sans cesse à voir sortir Gènia. Je prêtais l’oreille et il me semblait que l’on parlait dans la mezzanine.

Près d’une heure s’écoula. La lumière verte s’éteignit et l’on ne vit plus d’ombres. La lune était déjà haute au-dessus de la maison, éclairant le jardin endormi et les allées ; on distinguait nettement les dahlias et les roses du parterre qui semblaient tous d’une couleur uniforme. Il commença à faire très frais ; je sortis du jardin. Je ramassai en chemin mon pardessus et m’acheminai sans me presser vers la maison.

Lorsque, le lendemain après dîner, je vins chez les Voltchanînov, la porte vitrée était grande ouverte. Je restai assis sous la véranda, attendant que, d’une minute à l’autre, apparût Gènia, derrière le parterre, sur l’emplacement du tennis ou dans une des allées, ou que sa voix résonnât dans une des chambres ; puis, je passai au salon, dans la salle à manger. Il n’y avait personne. De la salle à manger, je passai par le long couloir dans le vestibule ; puis je revins. Dans le couloir, il y avait plusieurs portes, et, derrière l’une, j’entendis la voix de Lyda.

« Au corbeau, quelque part… Dieu…, disait-elle à haute voix, et avec des temps, en dictant sans doute… Dieu envoya… un petit… mor-ceau de fro-mage… Au corbeau, quelque part… »[63]

– Qui est là ? demanda-t-elle soudain, ayant entendu mes pas.

– C’est moi.

– Ah ! pardon, je ne puis venir tout de suite ; je fais travailler Dâcha.

– Votre mère est-elle au jardin ?

– Non, elle est partie ce matin avec ma sœur ; elles vont chez notre tante qui habite le gouvernement de Pénnza. Et en hiver, ajouta-t-elle après un silence, elles iront probablement à l’étranger.

« Au corbeau, quelque part… Dieu envoya… un petit mor-ceau de fro-mage… Tu as écrit ? »

Je sortis dans le vestibule et, sans songer à rien, je restai debout, et regardai l’étang et le village.

Et à mes oreilles arrivaient les mots : « Un petit morceau de fromage… Au corbeau quelque part, Dieu envoya un petit morceau de fromage… »

Et je partis de la propriété par le même chemin que j’y étais arrivé jadis, mais en sens inverse. D’abord je passai de la cour dans le jardin ; je longeai la maison, et entrai dans l’allée de tilleuls…

Là, un gamin me rejoignit et me remit un billet.

Je lus :

« J’ai tout raconté à ma sœur, et elle exige que je me sépare de vous. Je n’ai pas eu la force de la chagriner en désobéissant. Dieu vous donnera le bonheur, pardonnez-moi ! Si vous saviez comme nous pleurons amèrement, maman et moi. »

Ensuite ce fut la sombre allée de sapins, puis la haie trouée…

Sur le champ où jadis fleurissait le seigle et où carcaillaient les cailles, paissaient maintenant des vaches et des chevaux entravés. Çà et là, sur les collines luisaient d’un vert vif les blés d’hiver. Une humeur reposée, quotidienne, me revint, et j’eus honte de tout ce que j’étais allé dire chez les Voltchanînov ; et je ressentis comme avant l’ennui de vivre.

Rentré à la maison, je fis mes malles et partis le soir même pour Pétersbourg.

*

* *

Je n’ai jamais revu les Voltchanînov. Il n’y a pas longtemps, en allant en Crimée, je rencontrai dans le train Bièlokoûrov. Il portait comme toujours une redingote paysanne et une chemise brodée. Quand je lui demandai comment il allait, il me répondit : « Grâce à vos prières, ça va bien. » Nous causâmes. Il avait vendu sa propriété et en avait acheté une autre plus petite au nom de Lioubov Ivânovna. Il me dit peu de choses des Voltchanînov. Lyda, comme avant, habitait Chelkôvka ; elle faisait la classe aux enfants. Peu à peu, elle avait réussi à grouper autour d’elle un cercle de gens sympathisant avec elle, formant un parti solide, qui, aux dernières élections provinciales, avaient blackboulé ce Balâguine dans les mains duquel avait été jusqu’alors le district. De Gènia, Biélokoûrov sut seulement me dire qu’elle n’habitait pas Chelkôvka ; elle était on ne sait où.

Moi, je commence à oublier la maison à la mezzanine et parfois seulement, quand je peins ou lis, soudain, sans rime ni raison, je me rappelle la lumière verte à la fenêtre ou le bruit de mes pas, résonnant dans les champs, la nuit, lorsque, amoureux, je rentrais chez moi, me frottant les mains à cause du froid.

Et, plus rarement encore, pendant les minutes où la solitude me pèse et où je suis triste, je me souviens vaguement ; et il me semble peu à peu, Dieu sait pourquoi, qu’on se souvient aussi de moi, qu’on m’attend, et que nous nous reverrons…

Missiouss, où es-tu ?

1896.

MA VIE – RÉCIT D’UN PROVINCIAL



I

Le directeur me dit :

– Je ne vous garde que par estime pour votre vénéré père, sans cela, il y a longtemps que je vous aurais fait voler en l’air.

Je lui répondis :

– Vous me flattez, Excellence, en supposant que je puisse m’envoler dans les airs.

Et j’entendis qu’il ajoutait :

– Faites sortir ce monsieur, il me porte sur les nerfs.

Deux jours après, je fus renvoyé.

Ainsi, depuis le temps où je fus tenu pour adulte, je changeai dix fois d’emploi, au grand désespoir de mon père, l’architecte de la ville.

J’avais passé par différentes administrations, mais mes dix emplois se ressemblaient comme des gouttes d’eau : il fallait rester assis, écrire, entendre des observations bêtes ou grossières, en attendant le jour qu’on me renvoyât.

Mon père, quand j’entrai chez lui, était profondément enfoui dans son fauteuil, les yeux clos. Sa figure maigre, sèche, avec un reflet violacé aux endroits rasés (il ressemblait à un vieil organiste catholique), exprimait l’humilité et la soumission.

Sans répondre à mon bonjour, et sans ouvrir les yeux, il me dit :

– Si ma chère femme, ta mère, était vivante, ta façon de vivre serait pour elle une source de continuelle affliction ; dans sa mort prématurée, je vois un dessein de Dieu. Dis-moi, malheureux, reprit-il en ouvrant les yeux, ce que je dois faire de toi ?

Naguère, quand j’étais plus jeune, mes parents et mes connaissances savaient ce qu’on devait faire de moi ; les uns me conseillaient de m’engager comme volontaire, les autres d’entrer dans une pharmacie, d’autres au télégraphe ; maintenant que j’avais vingt-cinq ans et grisonnais déjà aux tempes, et que j’avais été successivement et volontaire, et pharmacien, et télégraphiste, il semblait que j’eusse déjà tout épuisé sur la terre, et on ne me donnait plus de conseils : on se contentait de hocher la tête en soupirant.

– Que penses-tu de toi-même ? poursuivit mon père. Les jeunes gens de ton âge ont déjà une position sociale affermie, mais toi, regarde : tu es un prolétaire, un mendiant ; tu vis à ma charge !

Et, comme de coutume, il se mit à dire que les jeunes gens d’aujourd’hui se perdent par manque de foi, par matérialisme et par présomption, et qu’il faut supprimer les spectacles de société qui détournent les jeunes gens de la religion et de leurs devoirs.

– Demain, conclut-il, nous irons ensemble chez ton directeur ; tu t’excuseras et lui promettras de faire ton service consciencieusement. Tu ne dois pas rester un seul jour sans situation.

– Je vous prie de m’écouter, lui dis-je sombre, n’attendant rien de bon de cette conversation. Ce que vous appelez une situation constitue le privilège du capital et de l’instruction. Les gens pauvres et sans instruction gagnent leur pain par le travail physique ; je ne vois pas pourquoi je ferais exception à la règle.

– Quand tu commences à parler de travail physique, dit-il, avec irritation, cela devient bête et banal. Comprends donc, garçon stupide, tête sans cervelle, qu’il y a en toi, en dehors du travail physique, l’esprit divin, le feu sacré, qui te distinguent au plus haut degré d’un âne ou d’un reptile, et qui te rapprochent de la divinité ! Ton arrière-grand-père, le général Pôloznév, s’est battu à Borodino ; ton grand-père était poète, orateur, et maréchal de la noblesse ; ton oncle était pédagogue ; et moi, ton père, enfin, je suis architecte. Tous les Pôloznév se sont-ils transmis le feu sacré pour que tu l’éteignes ainsi ?

– Il faut être juste, lui dis-je ; il y a des millions d’hommes qui sont assujettis au travail physique.

– Bien, qu’ils le soient ! C’est qu’ils ne savent pas faire autre chose ; n’importe qui, même un imbécile fini et un malfaiteur, peut s’occuper de travail physique ; ce travail est le propre de l’esclave et du barbare, tandis que le feu sacré n’est donné qu’à peu de personnes !

Mais il était inutile de continuer cette conversation. Mon père avait une haute opinion de lui-même et ne croyait qu’à ses propres arguments. Je savais d’ailleurs fort bien que le dédain avec lequel il parlait du travail manuel tenait moins à des considérations sur le feu sacré, qu’à la peur secrète de me voir devenir ouvrier et faire parler de moi dans toute la ville. Le principal était que mes amis, depuis longtemps sortis de l’Université, étaient en bonnes voies (le fils du directeur de la Banque d’État était déjà assesseur de collège), et moi, fils unique, je n’étais rien. Il était inutile et désagréable de poursuivre la conversation, mais je demeurais assis et répondais mollement, espérant qu’on me comprendrait enfin.

Toute la question était claire et simple, et ne revenait qu’au moyen par lequel je me procurerais une bouchée de pain ; mais on n’apercevait pas cette simplicité-là ; et on me parlait, en arrondissant des phrases doucereuses, de Borodino, du feu sacré, de cet oncle, poète oublié, qui écrivait des vers faux et mauvais. On m’appelait grossièrement tête sans cervelle, et homme stupide… Et j’aurais tant voulu qu’on me comprît ! En dépit de tout, j’aime mon père et ma sœur ; et depuis mon enfance j’ai eu l’habitude de les consulter, – habitude dont je ne me déferai probablement jamais. – À tort ou à raison, je crains toujours de leur faire de la peine et je crains, quand je vois la nuque de mon père rougir d’émotion, qu’il ne soit frappé de congestion.

– Rester dans une chambre mal aérée, lui dis-je, copier et recopier, faire concurrence à une machine à écrire, c’est honteux et mortifiant. Peut-il être question là dedans de feu sacré ?

– Quoi qu’il en soit, dit mon père, c’est un travail intellectuel. Mais, assez ! finissons-en avec cette conversation… En tout cas, je te préviens que si tu n’entres pas derechef dans une administration, et si tu suis tes méprisables inclinations, ma fille et moi, nous te priverons de notre amour. Je te déshériterai ; je le jure par le vrai Dieu !

Tout à fait sincèrement, pour lui montrer la pureté des principes que je voulais suivre, je lui dis :

– La question d’héritage est pour moi sans importance ; je renonce à tout, d’avance.

Je ne sais pourquoi, et sans que je m’y attendisse du tout, ces mots parurent injurieux à mon père ; il devint cramoisi.

– N’ose pas me parler ainsi ! imbécile, cria-t-il d’une voix aiguë. Vaurien ! (Et rapidement, d’un geste adroit et coutumier, il me gifla sur les deux joues.) Tu commences à t’oublier !

Dans mon enfance, quand mon père me battait, je devais me tenir droit et le regarder en face. Maintenant aussi, tandis qu’il me battait, j’étais tout interdit ; et comme si j’étais toujours un enfant, je me tenais raide et tâchais de le regarder droit dans les yeux. Mon père était vieux et très maigre, mais ses muscles minces devaient être solides comme des courroies, parce qu’il faisait très mal quand il battait.

Je reculai dans l’antichambre ; il prit alors un parapluie et m’en frappa à plusieurs reprises à la tête et aux épaules. À ce moment, ma sœur ouvrit la porte du salon pour savoir la cause du bruit ; mais elle se détourna tout de suite avec une expression de terreur et de pitié, sans prononcer un mot pour ma défense.

Mon intention de ne plus retourner au bureau et de commencer une vie nouvelle était inébranlable. Il ne restait qu’à choisir un genre de travail, et cela ne semblait pas particulièrement difficile. Il me paraissait que j’étais très robuste, résistant et apte aux plus durs labeurs. Une vie monotone, une nourriture détestable, dans la puanteur et la rudesse de l’entourage, avec l’idée constante du gain et du morceau de pain, m’attendaient. Et qui sait ? En revenant de mon travail par la Bolchâïa Dvoriânnskaïa (la grande rue de la Noblesse), j’envierais peut-être souvent l’ingénieur Dôljikov qui vivait de travail intellectuel ?

Mais en pensant à tous ces déboires futurs, j’étais gai. Naguère, j’avais rêvé d’une carrière libérale. Je m’imaginais maître d’école, médecin ou écrivain, mais ce ne furent là que des rêves. Le penchant aux distractions intellectuelles, – le théâtre, par exemple, et la lecture, – était développé en moi jusqu’à la passion ; mais je ne sais si j’avais de l’aptitude pour le travail de l’esprit. Au lycée, j’éprouvais une aversion si invincible pour la langue grecque que l’on dut me retirer de quatrième. Longtemps des professeurs vinrent me préparer pour la cinquième. À la fin, j’entrai dans diverses administrations, passant la majeure partie du temps à ne rien faire. Et l’on me disait que c’était là du travail intellectuel !…

Mon application, tant dans la sphère de l’étude que dans celle du service administratif, n’exigeait ni tension d’esprit, ni talent, ni aptitudes personnelles, ni élévation créatrice de l’esprit ; cette application était toute machinale. Je place une semblable activité au-dessous du travail physique. Je la méprise et ne crois pas une minute qu’elle puisse servir d’excuse à une vie oisive, insoucieuse, puisqu’elle n’est elle-même qu’un leurre, un des aspects de l’oisiveté. Je n’ai probablement jamais connu le véritable travail intellectuel…

Le soir vint. Nous habitions la Bolchâïa Dvoriânnskaïa. C’était la principale rue de la ville, et faute d’un jardin public convenable, notre beau monde[1] s’y promenait. Cette belle rue était une sorte de jardin ; elle était plantée des deux côtés de peupliers blancs qui embaumaient, surtout après la pluie. Par-dessus les palissades et les grilles se penchaient des acacias, de hauts lilas, des sainte-Lucie, et des pommiers. Le crépuscule de mai, la verdure nouvelle et tendre, semée d’ombres, l’odeur des lilas, le bourdonnement des hannetons, la tranquillité, la chaleur, comme tout cela semblait nouveau et extraordinaire chaque année, bien que tout cela se renouvelât au printemps ! Je me tenais près de la grille et regardais les promeneurs. Avec la plupart d’entre eux, j’avais grandi et polissonné ; mais maintenant ma familiarité aurait pu les troubler parce que j’étais habillé pauvrement et pas à la mode. On disait de mes pantalons étroits et de mes larges bottines disgracieuses que c’étaient des macaronis dans des bateaux. De plus, j’avais en ville mauvaise réputation parce que je n’avais pas de situation, que je jouais souvent au billard dans de mauvais estaminets, et aussi peut-être, parce qu’on m’avait conduit deux fois, sans aucun motif, chez l’officier de gendarmerie[2]

Dans la grande maison en face de la nôtre, chez l’ingénieur Dôljikov, on jouait du piano. Il commençait à faire sombre et les étoiles clignotaient dans le ciel. Lentement, rendant les saluts qu’on lui faisait, mon père, coiffé de son vieux chapeau haut de forme à larges bords relevés, passa, donnant le bras à ma sœur.

– Regarde, lui dit-il, en lui montrant le ciel avec le parapluie dont il venait de me frapper, regarde le ciel. Les plus petites étoiles sont des mondes. Comme l’homme est petit en comparaison de l’univers !

Et il disait cela comme s’il fût extraordinairement flatté et s’il lui fût agréable d’être si infime. Quel homme dépourvu de génie ! Il était malheureusement en ville le seul architecte ; aussi, depuis quinze à vingt ans, il ne s’y trouvait pas, à ma connaissance, une seule maison passable. Quand on lui commandait un plan, mon père dessinait d’abord la salle et le salon. De même que, au temps jadis, les jeunes filles des Instituts[3] ne savaient danser qu’en partant de la cheminée ; de même l’idée artistique de mon père ne pouvait partir que de la salle et du salon. Il y ajoutait la salle à manger, la chambre des enfants, le bureau ; il réunissait ensuite ces pièces par des portes, qui toutes se commandaient infailliblement, en sorte que chaque pièce avait deux ou trois portes de trop.

Vraisemblablement, sa conception était extrêmement embarrassée et courte ; et chaque fois, comme s’il sentait que quelque chose manquait, mon père recourait à différentes adjonctions, les aboutant les unes aux autres. Je vois, dans ma mémoire, une entrée étroite, des petits corridors, des escaliers tortus menant à un demi-étage, où l’on ne peut se tenir que courbé, et où le plancher, au lieu d’être uni, forme trois marches, comme dans les bains de vapeur. La cuisine était infailliblement dans le sous-sol, voûtée et carrelée de briques. La façade avait une expression obstinée et dure ; elle offrait des lignes sèches, timides. La toiture était écrasée, et sur de grosses cheminées, ventrues, s’élevaient des mitres, inévitablement grillagées et des girouettes noires et grinçantes. Toutes les maisons construites par mon père se ressemblaient. On ne sait pourquoi, elles me rappelaient vaguement son chapeau haut de forme, sa nuque maigre et obstinée… Avec le temps, on s’habitua en ville au manque de talent de mon père ; il s’y implanta et devint notre style.

Ce style, mon père l’introduisit aussi dans la vie de ma sœur ; et tout d’abord il lui donna le nom de Cléopâtra, tandis qu’il me prénommait Missaïl. Quand ma sœur était encore petite, mon père l’effarait en lui parlant des étoiles, des anciens sages, de nos ancêtres, ou en lui expliquant longuement ce qu’est la vie, le devoir. Et maintenant qu’elle avait vingt-six ans, il continuait de même, ne lui permettant de donner le bras qu’à lui-même et s’imaginant que, tôt ou tard, un jeune homme convenable se présenterait qui voudrait l’épouser par estime pour ses qualités personnelles, à lui. Cléopâtra adorait son père, le craignait, et croyait à son esprit extraordinaire.

Il fit tout à fait noir et peu à peu la rue devint déserte. Dans la maison d’en face, la musique se tut. La porte cochère s’ouvrit toute grande et, jouant doucement de ses grelots, une voiture à trois chevaux descendit notre rue. C’était l’ingénieur et sa fille, qui allaient se promener. Il était temps d’aller me coucher !

J’avais une chambre à la maison, mais je vivais dans la cour, dans un appentis adossé à un hangar de briques, que l’on avait construit dans le temps pour serrer les harnais. On avait, pour cela, enfoncé dans le mur de gros champignons en bois. L’appentis était maintenant inutile et mon père y logeait depuis trente ans ses journaux qu’il faisait relier par semestre, on ne sait pourquoi, et défendait à tous de toucher. En habitant l’appentis, j’étais moins souvent sous les yeux de mon père et de ses invités, et il me semblait qu’en ne vivant pas dans une vraie chambre, et ne venant pas dîner chaque jour à la maison, les paroles de mon père, que je vivais à ses dépens, étaient moins humiliantes pour moi.

Ma sœur m’attendait. Elle m’apportait pour souper, en cachette de mon père, une petite tranche de veau froid et un morceau de pain. Chez nous, on répétait souvent : « L’argent aime les comptes », « le copek fait le rouble », etc., et ma sœur, écrasée par ces platitudes, s’efforçait uniquement de réduire les dépenses. À cause de cela, on mangeait mal.

Ayant posé l’assiette sur la table, ma sœur s’assit sur mon lit et se mit à pleurer.

– Missaïl, dit-elle, que fais-tu de nous ?

Elle ne se couvrit pas le visage ; ses larmes coulèrent sur sa poitrine et ses mains ; et son expression était douloureuse. Elle s’affaissa sur mon oreiller, laissant couler ses larmes, tremblant de tout son corps, et sanglotant.

– Tu as encore quitté ta place, dit-elle. Oh ! comme c’est affreux !

– Mais comprends, sœur ! lui dis-je.

Et parce qu’elle pleurait, le désespoir m’envahit.

Comme un fait exprès, tout le pétrole de ma petite lampe était brûlé ; la mèche fumait et la lampe allait s’éteindre. Les champignons aux murs semblaient plus rébarbatifs et leurs ombres dansaient.

– Aie pitié de nous ! dit ma sœur, en se levant. Notre père a un chagrin immense, et moi j’en suis malade ; je deviens folle. Qu’adviendra-t-il de toi ? demanda-t-elle en sanglotant toujours, et tendant les bras vers moi… Je t’en prie, je t’en supplie, au nom de notre mère défunte, retourne à ton bureau !

– Je ne peux pas, Cléopâtra, lui dis-je, sentant que j’allais céder. Je ne peux pas !

– Pourquoi ? continua ma sœur. Si tu ne t’es pas entendu avec tes chefs, cherche une autre place. Pourquoi ne pas entrer au chemin de fer ? Je viens de causer avec Anioûta Blagovo. Elle m’assure qu’on t’y prendra, et, même, elle a promis d’intervenir pour toi. Au nom de Dieu, réfléchis, Missaïl ! Réfléchis, je t’en supplie !

Nous parlâmes encore un peu, et je cédai ; je dis que la pensée de servir au chemin de fer ne m’était jamais venue et que j’étais prêt à essayer. Ella sourit joyeusement, les larmes aux yeux, me serra la main et continua encore à pleurer, ne pouvant s’arrêter. Et j’allai chercher du pétrole à la cuisine.



II

Dans notre ville, parmi les amateurs de spectacles de société, de concerts et de tableaux vivants, organisés dans un but de bienfaisance, le premier rang revenait aux Ajôguine. Ils habitaient leur maison sur la Bolchâïa Dvoriânnskâïa, fournissaient toujours le local, et prenaient sur eux tous les soucis et tous les frais. Cette famille de propriétaires riches possédait dans le district près de trois mille arpents avec une magnifique maison ; mais elle n’aimait pas la campagne et habitait la ville, été comme hiver. La famille se composait de la mère, grande femme maigre et délicate, portant les cheveux courts, une blouse courte et une jupe à l’anglaise – et de trois filles. En parlant d’elles, on ne les nommait pas par leurs prénoms ; on disait simplement : l’aînée, la cadette et la plus jeune. Elles avaient toutes de vilains mentons pointus, étaient myopes, voûtées et habillées comme leur mère. Elles blésaient lourdement, et, malgré cela, elles prenaient inévitablement part à chaque spectacle. Elles avaient toujours en train quelque entreprise de bienfaisance, jouaient, déclamaient ou chantaient. Elles étaient très sérieuses et ne souriaient jamais. Et, même dans les vaudevilles avec chant, elles jouaient sans la moindre gaieté, avec un air absorbé, comme si elles faisaient de la comptabilité.

J’aimais ces spectacles et surtout les répétitions, fréquentes, désordonnées, bruyantes, après lesquelles on nous offrait à souper. Au choix des pièces et à la répartition des rôles je ne prenais aucune part. Mais le travail dans les coulisses me revenait. Je brossais les décors, copiais les rôles. Je soufflais, grimais, et on m’avait confié l’exécution des effets, comme le tonnerre, le chant du rossignol, etc, etc. Comme je n’avais ni état défini, ni vêtements convenables, je me tenais pendant les répétitions dans l’ombre des coulisses et me taisais modestement.

Je peignais les décors dans le hangar ou dans la cour. Un peintre, ou comme il se qualifiait lui-même, un entrepreneur de peinture, m’aidait. Il s’appelait Andréy Ivânov. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, grand, très maigre et pâle, la poitrine rentrée, les tempes creuses, et des bleus sous les yeux, l’air même un peu effrayant. Il avait je ne sais quelle maladie de langueur, et chaque automne et chaque printemps, on disait qu’il s’en allait ; mais après être resté couché quelque temps, il se relevait et disait ensuite étonné : « Voilà, je ne suis pas encore mort ! »

En ville, on l’appelait Rédka[4], et on disait que c’était son véritable nom. Il aimait comme moi le théâtre, et, à peine entendait-il dire qu’un spectacle s’organisait, il abandonnait tous ses travaux et venait peindre des décors chez les Ajôguine.

Le lendemain de mon explication avec ma sœur, je travaillai chez eux du matin au soir. La répétition était fixée à sept heures et une heure avant le commencement du spectacle, tous les acteurs étaient au complet dans la salle. Sur la scène, l’aînée, la cadette et la plus jeune circulaient, en lisant leurs rôles. Rédka, en long pardessus rougeâtre, un cache-nez autour du cou, accoudé au mur, regardait la scène d’un air pieux. Mme Ajôguine s’approchait de l’un ou de l’autre de ses invités et disait à chacun quelque chose d’agréable. Elle regardait chacun fixement et parlait bas, comme si elle lui confiait un secret.

– Il doit être bien difficile de peindre des décors, dit-elle doucement, en s’approchant de moi. Nous venions à l’instant de parler avec Mme Moufké des préjugés quand je vous ai vu entrer. Mon Dieu, toute, toute ma vie j’ai lutté contre les préjugés ! Pour convaincre les domestiques que toutes leurs terreurs sont vaines, je laisse toujours brûler trois bougies, et je commence toutes mes affaires sérieuses un treize.

Survint la fille de l’ingénieur Dôljikov, jolie, blonde, potelée, habillée, comme on disait : « tout à la parisienne ». Elle ne jouait pas, mais on mettait pour elle une chaise sur la scène pendant les répétitions, et le spectacle ne commençait que lorsqu’elle apparaissait au premier rang, joyeuse, et éblouissant tout le monde par sa mise. Il lui était permis, comme à un oiseau huppé de la capitale, de faire des remarques aux répétitions, et elle les faisait avec un gentil sourire condescendant. On voyait qu’elle considérait nos spectacles d’amateurs comme des jeux d’enfants. On disait d’elle qu’elle avait étudié le chant au Conservatoire de Pétersbourg et même, qu’elle avait chanté tout un hiver dans un opéra privé. Elle me plaisait beaucoup, et, durant les répétitions et les spectacles, je ne la quittais pas des yeux.

J’avais déjà pris le cahier pour souffler, quand ma sœur survint à l’improviste. Sans ôter son manteau et son chapeau, elle s’approcha de moi et me dit :

– Viens, je te prie.

Je sortis.

Derrière la scène, près de la porte se tenait Anioûta Blagovo, elle aussi en chapeau, avec une voilette sombre. C’était la fille du président du tribunal ; il habitait depuis longtemps notre ville, presque depuis la fondation de la Cour d’arrondissement. Comme elle était de haute taille et bien faite, sa participation aux tableaux vivants était réputée obligatoire ; mais quand elle représentait une fée ou la gloire, sa figure brûlait de honte.

Elle ne jouait pas dans les pièces, ne venait aux répétitions qu’une minute, pour quelque affaire, et n’entrait pas dans la salle. On voyait que, maintenant aussi, elle n’était venue que pour une minute.

– Mon père m’a parlé de vous, dit-elle sèchement, sans me regarder, et rougissant. M. Dôljikov a promis de vous donner un emploi au chemin de fer. Il sera chez lui demain ; allez-y.

Je m’inclinai et la remerciai de s’être dérangée.

– Vous pouvez laisser cela, dit-elle, en indiquant le cahier que je tenais.

Elle et ma sœur s’approchèrent de Mme Ajôguine et chuchotèrent quelques minutes en me regardant ; elles se concertaient sur quelque chose.

– En effet, dit Mme Ajôguine en s’approchant de moi, et en me regardant fixement dans les yeux ; en effet, si cela vous détourne des occupations sérieuses (elle m’enleva le cahier des mains), vous pouvez le remettre à quelqu’un ; ne vous inquiétez pas, mon ami, allez en paix.

Je pris congé et sortis tout confus. En descendant l’escalier, je vis ma sœur et Anioûta Blagovo qui causaient vivement de quelque chose, probablement de mon entrée au chemin de fer, et qui se pressaient. Ma sœur n’était jamais venue aux répétitions ; sa conscience, sans doute, la torturait maintenant : elle craignait que notre père n’apprît qu’elle était allée sans sa permission chez les Ajôguine.

Le lendemain, je me rendis vers une heure chez Dôljikov. Le valet de chambre m’introduisit dans une très belle pièce qui était le salon de l’ingénieur et, en même temps, son cabinet de travail. Tout y était élégant et semblait singulier à un homme aussi peu expérimenté que moi. Des tapis de prix, d’énormes fauteuils, des bronzes, des tableaux, des cadres dorés ou en peluche. Des photographies de très belles femmes, éparpillées sur les murs, des visages spirituels, beaux, des poses aisées. La porte du salon ouvrait directement dans le jardin, sur la terrasse. On voyait les lilas, la table mise pour le déjeuner, beaucoup de bouteilles, un bouquet de roses. Cela sentait le printemps, le cigare fin et le bonheur. Il semblait que tout disait : Voyez, cet homme a vécu, a travaillé, et il a enfin atteint tout le bonheur possible sur terre ! Près de la table à écrire, la fille de l’ingénieur lisait le journal.

– Vous venez parler à mon père ? demanda-t-elle. Il prend une douche ; il va venir tout de suite ; asseyez-vous en attendant, je vous prie.

Je m’assis.

– Vous demeurez en face, n’est-ce pas ? dit-elle après un court silence.

– Oui.

– Par désœuvrement, excusez-moi, je regarde tous les jours à la fenêtre ce qui se passe, poursuivit-elle en regardant le journal, et je vous vois souvent vous et votre sœur. Elle a toujours une expression si bonne et si concentrée.

Dôljikov entra. Il s’essuyait le cou avec une serviette.

– Papa, monsieur Pôloznév, dit sa fille.

– Oui, oui, dit-il vivement sans me tendre la main ; Blagovo m’a parlé de vous. Mais, écoutez : que puis-je vous donner ? quelles places ai-je ? Vous êtes drôles, messieurs ! continua-t-il plus haut et comme s’il me faisait une remontrance. Il en vient, comme cela chez moi, une vingtaine par jour. Ils s’imaginent que c’est une administration. Mais c’est d’une ligne de chemin de fer que je m’occupe, messieurs ; et ce sont des travaux forcés ! J’ai besoin de mécaniciens, de serruriers, de terrassiers, de menuisiers, de puisatiers, et vous ne savez tous qu’écrire, rester assis… rien de plus ! Vous n’êtes tous que des scribes !

Et je sentis qu’il émanait de lui la même félicité que de ses tapis et de ses fauteuils. Il était replet, bien portant, bien lavé, les joues rouges, la poitrine large ; en chemise d’indienne et pantalons larges, il était tel qu’une figurine de postillon en porcelaine. Il avait une petite barbe frisée, taillée en rond, pas un poil gris, le nez busqué, les yeux foncés, radieux et innocents.

– Que savez-vous faire ? reprit-il. Vous ne savez rien ! Moi, je suis ingénieur, je suis un homme à l’abri du besoin, mais avant que je me sois frayé ma route, j’ai tiré la harde longtemps. J’ai commencé par être mécanicien ; j’ai travaillé deux ans en Belgique comme simple graisseur de roues. Songez-y vous-même, mon bon ! quel travail puis-je vous offrir ?

– Vous avez sans doute raison… balbutiai-je, confus, ne pouvant pas supporter le regard de ses yeux radieux et innocents.

– Savez-vous au moins faire marcher un appareil ? me demanda-t-il, après avoir réfléchi.

– Oui, j’ai été employé au télégraphe.

– Ah ! alors nous verrons ! Allez pour l’instant à Doubètchnia. J’ai là-bas une sorte de télégraphiste, mais qui ne vaut absolument rien.

– Quelles seront mes occupations ? demandai-je.

– Nous verrons plus tard. Allez-y tout de suite et je donnerai des ordres. Seulement, s’il vous plaît, ni ivrognerie, ni aucune espèce de réclamation ; sinon, je vous renvoie.

Il s’éloigna sans même me saluer de la tête. Je m’inclinai devant lui et devant sa fille qui lisait le journal, et je sortis. J’avais le cœur si gros que lorsque ma sœur me demanda comment j’avais été reçu, je ne pus dire un mot.

Pour aller à Doubètchnia, je me levai de grand matin, avec le soleil. Il n’y avait pas âme qui vive sur notre grande rue de la Noblesse ; tout le monde dormait et mes pas résonnaient solitaires et sourds. Les peupliers, couverts de rosée, emplissaient l’air d’une douce odeur. J’étais triste, je ne voulais pas quitter la ville… Je l’aimais, ma ville ! Elle me semblait si belle, si douce ! J’aimais cette verdure, les calmes matins ensoleillés, le son de nos cloches, mais les gens avec lesquels je vivais dans cette ville m’ennuyaient, m’étaient étrangers et, parfois même, me dégoûtaient ; je ne les aimais, ni ne les comprenais. Je ne comprenais pas pourquoi et de quoi vivaient ces soixante-cinq mille hommes. Je savais qu’à Kîmry on fabrique des chaussures, qu’à Toûla on fait des samovars et des fusils, qu’Odessa est un port ; mais ce qu’était notre ville, et ce qu’on y faisait, je ne le savais pas.

La Bolchâïa Dvoriânnskaïa et deux autres rues convenables vivaient de capitaux et d’appointements de fonctionnaires ; mais de quoi vivaient les huit autres rues, qui s’allongeaient parallèlement sur trois verstes et disparaissaient derrière la colline, cela avait toujours été pour moi une énigme impénétrable.

Comment vivaient ses habitants, il est honteux de le dire… Ni jardin, ni théâtre, ni orchestre convenable. Les bibliothèques de la ville et du club n’étaient fréquentées que par les jeunes juifs, et les revues et les livres nouveaux restaient des mois sans être lus. Les riches et les intellectuels dormaient dans des chambres petites et mal aérées, dans des lits de bois, pleins de punaises. On tenait les enfants dans des pièces abominablement sales, appelées chambres d’enfants, et les domestiques, même vieux et respectables, couchaient par terre à la cuisine et avaient des guenilles pour couvertures. Les jours gras, les maisons sentaient le borchtch[5], et, les jours maigres, l’esturgeon frit à l’huile de tournesol. On mangeait mal, on buvait une eau insalubre.

À l’hôtel de ville, chez le gouverneur, chez l’archevêque, dans toutes les maisons, on disait depuis nombre d’années, qu’on manquait en ville d’eau potable, et à bon marché, et qu’il était indispensable d’emprunter deux cent mille roubles au gouvernement pour en amener. Des gens très riches, dont il était une trentaine dans notre ville, et qui parfois perdaient au jeu des domaines entiers, buvaient aussi de cette mauvaise eau et parlaient toute leur vie avec frénésie d’un emprunt ; et je ne comprenais pas cela ! Il me semblait qu’il eût été plus simple pour eux de sortir ces deux cent mille roubles de leurs poches. Dans toute la ville, je ne connaissais pas un seul honnête homme. Mon père touchait des pots-de-vin et s’imaginait qu’on les lui donnait par estime pour ses qualités morales. Les lycéens, afin de passer d’une classe dans une autre, prenaient pension chez leurs maîtres, qui la leur faisaient payer très cher. La femme du commandant de recrutement recevait de l’argent des recrues et permettait même qu’on lui offrît des parties fines, si bien qu’une fois, à l’église, elle ne put pas, s’étant agenouillée, se lever, parce qu’elle était ivre. Pendant l’appel de la classe, les médecins militaires touchaient aussi de l’argent. Le médecin de la mairie et le vétérinaire avaient mis un impôt sur les bouchers et les restaurants. À l’école du district, on trafiquait des certificats qui donnent une exemption de service militaire de troisième catégorie. Les prêtres-doyens recevaient de l’argent des paroisses qui étaient sous leur dépendance et des marguilliers. Au conseil municipal, à la commission des artisans, à la commission de médecine, dans toutes les autres administrations, on criait à chaque impétrant : « Il faut remercier ! » Et l’interpellé revenait pour donner trente à quarante copeks ! Et ceux qui ne prenaient pas d’argent, comme par exemple, les membres du tribunal étaient hautains, ne vous donnaient que deux doigts au lieu d’une poignée de main, se distinguaient par leur froideur, la mesquinerie de leurs raisonnements, jouaient beaucoup aux cartes, buvaient beaucoup, faisaient des mariages d’argent et avaient incontestablement une influence fâcheuse et pernicieuse sur la société. Seules, les jeunes filles exhalaient de la pureté. La plupart d’entre elles avaient de nobles aspirations, l’âme droite et honnête ; mais elles ne comprenaient pas la vie et croyaient aussi que les pots-de-vin se donnaient en reconnaissance des qualités morales. Mariées, elles vieillissaient vite, se laissaient aller, et s’enlisaient sans espoir dans la fange d’une existence banale et mesquinement bourgeoise.



III

On construisait près de chez nous un chemin de fer. Les jours de fêtes une foule de déguenillés qu’on appelait « le train », et qu’on craignait, se promenait dans la ville. Souvent, j’avais vu conduire à la police quelque déguenillé, la figure en sang, derrière lequel, comme preuve matérielle de son vol, on portait un samovar ou du linge lavé, encore humide.

« Le train » s’assemblait ordinairement près des cabarets et sur les marchés. Il buvait, mangeait, jurait ordurièrement et lançait au passage de chaque femme de mœurs légères un sifflement aigu. Nos marchands, pour distraire cette racaille affamée, faisaient boire de la vodka aux chiens et aux chats, attachaient à la queue d’un chien un bidon à pétrole et se mettaient à l’exciter. Le chien s’élançait dans la rue, trimbalant le bidon, et hurlant de peur, il lui semblait qu’il était poursuivi par un monstre ; il courait loin de la ville, dans les champs, et il restait là, à bout de forces. Il y avait en ville quelques chiens qui tremblaient toujours, la queue entre les jambes ; on disait qu’ils n’avaient pas pu supporter un divertissement de ce genre et étaient devenus fous.

On construisait la gare à cinq verstes de la ville. Les ingénieurs avaient demandé, à ce qu’on racontait, un versement de cinquante mille roubles pour faire passer le chemin de fer près de la ville, et l’administration municipale, ne consentant qu’à donner quarante mille roubles, l’affaire ne s’était pas faite. À présent les habitants s’en repentaient, car il fallait construire une route jusqu’à la gare, ce qui, d’après le devis, coûterait bien plus cher. Sur toute la ligne, les traverses et les rails étaient déjà posés, et des trains de service circulaient, transportant du matériel et des ouvriers ; le retard apporté à l’inauguration ne provenait que des ponts, que construisait Dôljikov, et de quelques stations, qui n’étaient pas achevées.

Doubètchnia, c’était le nom de la première station, se trouvait à dix-sept verstes de la ville. Je m’y rendis à pied. Les blés d’automne et de printemps verdissaient au soleil matinal. Le paysage était plat, gai et, au loin, se dessinaient la gare, des tumuli, des maisons de campagne… Comme on était bien ici, en liberté ! Et comme je voulais, ne fût-ce que dans cette seule matinée, me pénétrer de ma liberté, afin de ne pas penser à ce qui se passait en ville, à mes peines, et à ce qu’il fallait manger. Rien ne me gâtait autant la vie que le sentiment aigu de la faim, alors que la représentation d’un gruau de sarrasin, de côtelettes ou de poisson frit, venait se mêler étrangement à mes meilleures pensées. Seul dans les champs, je regarde une alouette, suspendue immobile dans le ciel, et qui s’égosille comme si elle avait une crise de nerfs ; et je pense : « Comme il serait bon de manger du pain beurré ! » Ou bien, je m’assieds près de la route ; je ferme les yeux pour me reposer, écouter le magnifique concert de mai, et je me rappelle l’odeur de la pomme de terre cuite… Grand comme je le suis et avec ma forte constitution, j’étais, à la maison, mal nourri, en sorte que ma principale sensation, dans le courant de la journée, était la faim. C’est peut-être pour cela que je comprenais si bien les gens qui ne travaillent que pour un morceau de pain et qui ne peuvent parler que de victuailles.

À Doubétchnia, on crépissait l’intérieur de la gare, et on construisait le couronnement en bois du réservoir d’eau. Il faisait chaud, on sentait le mortier ; les ouvriers traînaient paresseusement sur des tas de copeaux et de déchets. L’aiguilleur dormait à côté de sa guérite et le soleil lui brûlait le visage. Pas un arbre. Le fil télégraphique, sur lequel des vautours étaient posés çà et là, tintait faiblement. Ne sachant que faire, je me rappelai qu’à mes questions sur la nature de mon travail, l’ingénieur m’avait répondu : « Nous verrons ! » Que pouvait-on « voir » dans ce désert ?… Les plâtriers parlaient de leur contremaître et d’un certain Fédot Vassîliév que je ne connaissais pas. Peu à peu, l’angoisse s’empara de moi ; cette angoisse physique où l’on sent qu’on a des mains, des pieds, tout un grand corps, et où l’on n’en sait que faire, ni où aller…

Après avoir marché au moins deux heures, je remarquai que, à partir de la gare, des poteaux télégraphiques se détachaient à droite de la ligne et aboutissaient, au bout d’une verste et demi ou deux, à un mur de pierre. Les ouvriers me dirent que c’était le bureau ; je compris que c’était là où je devais aller. C’était une très vieille maison de campagne, depuis longtemps abandonnée. Le mur de clôture en pierre poreuse s’était écroulé par places, le toit de l’aile, dont le gros mur donnait dans les champs, était rouillé, et, par endroits, il y brillait des rapiècements de fer-blanc. Par delà la porte cochère, on voyait une cour spacieuse, envahie par les mauvaises herbes, et une vieille maison de maîtres avec des persiennes et une haute toiture, également mangée par la rouille. À droite et à gauche, deux ailes pareilles. Les fenêtres de l’une étaient fermées de planches ; près de l’autre, aux fenêtres ouvertes, pendait du linge et erraient des petits veaux. Le dernier poteau du télégraphe se trouvait dans la cour même et son fil allait à la fenêtre de l’aile qui donnait sur les champs.

La porte était ouverte ; j’entrai… Près de l’appareil télégraphique était assis un jeune homme aux cheveux bruns frisés, en veston de toile. Il me regarda d’abord sévèrement, mais tout de suite il sourit et me dit :

– Bonjour, Petit Profit !

C’était Ivane Tchéprakov, mon camarade de lycée, chassé de seconde pour avoir fumé.

Jadis, en automne, nous attrapions ensemble des chardonnerets, des tarins et des verdiers ; et nous les vendions au marché, de grand matin, quand nos parents étaient encore couchés. Nous guettions des bandes de sansonnets de passage et les tirions avec de la grenaille ; puis nous ramassions les blessés. Les uns mouraient chez nous dans des souffrances horribles (je me rappelle encore comme ils gémissaient la nuit dans la cage) ; et nous vendions ceux qui guérissaient, en jurant effrontément que tous étaient des mâles.

Un jour au marché, j’offris le dernier sansonnet qui me restait et le vendis un copek. « C’est tout de même un petit profit ! » dis-je en manière de consolation. À partir de ce moment, les gamins des rues et les lycéens ne m’appelèrent plus que Petit Profit. Et encore à présent, les gamins et les boutiquiers me taquinent parfois ainsi, bien que, en dehors de moi, personne ne sache plus d’où provient ce surnom.

Tchéprakov était faible de constitution, étroit de poitrine, voûté, avec de longues jambes. Ses cravates étaient roulées en corde ; il n’avait pas de gilet et portait des bottes pires que les miennes, avec des talons déjetés.

Ses yeux clignaient rarement et il avait une expression inquiète, comme s’il voulait saisir quelque chose ; il s’agitait toujours.

– Attends donc !… disait-il en s’agitant… Mais écoute !… Que viens-je donc de dire ?

Nous causâmes. Il m’apprit que la propriété dans laquelle nous nous trouvions appartenait tout récemment encore aux Tchéprakov ; elle était passée cet automne seulement à l’ingénieur Dôljikov, qui considérait comme plus avantageux d’avoir des propriétés que des titres ; il avait déjà acheté trois belles propriétés dans les environs. La mère de Tchéprakov, au moment de la vente, s’était réservé le droit de vivre deux ans dans une des ailes de la maison, et avait obtenu une place pour son fils au bureau.

– Lui est-il difficile d’acheter ! dit Tchéprakov parlant de l’ingénieur. Ne rançonne-t-il pas assez les entrepreneurs ? Il écorche tout le monde !

Puis il m’emmena dîner, ayant soudainement résolu que je vivrais avec lui dans l’aile et que je prendrais mes repas chez sa mère.

– Bien qu’elle soit pingre, dit-il, elle ne te fera pas payer cher.

Dans les petites chambres où vivait sa mère, on était très à l’étroit. Toutes les pièces, même l’entrée et l’antichambre, étaient encombrées de meubles, qu’après la vente du bien on y avait transportés de la grande maison. Tous ces meubles étaient anciens, en acajou.

Mme Tchéprakov, femme âgée, très corpulente, avec des yeux à la chinoise, était assise à la fenêtre dans un grand fauteuil, et tricotait un bas. Elle me reçut cérémonieusement.

– Maman, c’est Pôloznév, dit Tchéprakov en me présentant ; il vient travailler ici.

– Est-ce que vous êtes noble ? me demanda sa mère d’une voix étrange et désagréable. (Il me semblait que de la graisse bouillait dans sa gorge.)

– Oui, répondis-je.

– Asseyez-vous.

Le dîner était mauvais. On servit un ramequin au fromage blanc, amer, et une soupe au lait. Les yeux d’Hélèna Nikîforovna clignaient sans cesse étrangement, tantôt l’un, tantôt l’autre. Bien qu’elle parlât et mangeât, il y avait déjà quelque chose de mort dans toute sa personne et il traînait autour d’elle une odeur de cadavre. La vie, comme un petit feu qui persiste, couvait à peine en elle, ainsi que ce double sentiment qu’elle était une propriétaire noble, ayant eu naguère des serfs, et qu’elle était une générale à qui les domestiques doivent donner le titre d’excellence. Et quand ces pitoyables restes de vie se ravivaient un instant, elle disait à son fils :

Jean[6], tu ne tiens pas ton couteau comme il faut !

Ou bien, elle se tournait vers moi, essoufflée, avec l’affectation d’une maîtresse de maison qui veut intéresser son hôte et disait :

– Vous savez, nous avons vendu notre propriété. C’est dommage assurément ; nous y étions habitués ; mais Dôljikov a promis de nommer Jean chef de la gare de Doubètchnia, en sorte que nous ne partirons pas d’ici. Nous habiterons la gare qui sera comme notre maison. L’ingénieur est si bon ! Ne trouvez-vous pas qu’il est beau ?

Naguère, les Tchéprakov vivaient richement, mais, après la mort du général, tout changea. Hélèna Nikîforovna commença par se brouiller avec ses voisins, à plaider, et elle cessa de payer régulièrement les régisseurs et les ouvriers. Elle craignait toujours qu’on ne la volât, et au bout de quelques dix ans, Doubètchnia devint méconnaissable.

Derrière la grande maison, il y avait un vieux jardin déjà redevenu sauvage, étouffé par les mauvaises herbes et les arbrisseaux. Je passai sur la terrasse, belle encore et solide. Par la porte vitrée, on apercevait une pièce parquetée, qui avait dû être le salon ; il n’y restait qu’un piano ancien et, aux murs, des gravures dans de larges cadres en acajou. Des pivoines et des pavots, vestiges des anciens parterres, dressaient au-dessus de l’herbe leurs têtes blanches ou écarlates. Dans les allées poussaient, à l’envi l’un de l’autre, de jeunes érables et des ormes, que les vaches broutaient. Cela formait broussailles et le jardin paraissait impénétrable.

Mais il n’en était ainsi qu’auprès de la maison où il y avait des peupliers, des pins et de vieux tilleuls du même âge qu’elle, jalonnant les anciennes allées. Au delà on avait nettoyé le jardin pour y faucher de l’herbe ; et là on n’étouffait plus comme dans une étuve, les toiles d’araignées ne nous entraient plus dans la bouche et les yeux ; un peu d’air circulait.

Plus on s’éloignait, plus il y avait d’espace ; et les cerisiers, les pruniers, les pommiers, aux larges branches qu’enlaidissaient des tuteurs et des cancers, et des poiriers, si hauts qu’on n’y pouvait pas croire, poussaient en toute liberté. Cette partie du jardin était louée par des marchands de la ville. Un moujik, faible d’esprit, qui habitait une hutte, la gardait des voleurs et des sansonnets.

Le jardin, toujours plus éclairci, se transformait en une véritable prairie, descendait vers la rivière couverte de roseaux verts et de saules pleureurs. Près de l’écluse du moulin, il y avait un bief profond et poissonneux. Le petit moulin au toit de chaume tictaquait furieusement ; les grenouilles coassaient à tue-tête. Sur l’eau, unie comme une glace, se formaient parfois des ronds, et les nénuphars, remués par les poissons joyeux, frissonnaient doucement. De l’autre côté de la petite rivière, se trouvait le hameau de Doubètchnia. Le bief, bleu et calme, attirait, promettant la fraîcheur et le repos. Et maintenant, tout cela, le bief, le moulin, les rives attrayantes, tout appartenait à l’ingénieur…

Mon nouveau service commença. Je recevais les télégrammes et les transmettais ; je tenais différents registres, et recopiais les bons, les plaintes et les rapports que nous envoyaient des contremaîtres et des maîtres-ouvriers peu lettrés. Mais, la plus grande partie de la journée, je ne faisais rien et arpentais la chambre, attendant les dépêches ; ou bien, je mettais à ma place un petit garçon, et allais me promener au jardin jusqu’à ce que le gamin vînt me dire que l’appareil appelait.

Je dînais chez Mme Tchéprakov. On servait très rarement de la viande ; les plats se composaient de laitage, et, le mercredi et le vendredi, on faisait maigre. On se servait ces jours-là d’assiettes roses qu’on appelait « les assiettes maigres ». Mme Tchéprakov clignait toujours des yeux ; et en sa présence, je me sentais toujours mal à l’aise.

Comme il n’y avait pas assez de travail, même pour un seul, Tchéprakov ne faisait rien. Il dormait ou s’en allait avec son fusil, tirer des canards sur le bief. Le soir, il s’enivrait au village ou à la gare ; et, avant de se coucher, il se regardait dans une petite glace en criant :

– Bonjour, Ivane Tchéprakov !

Ivre, il était très pâle, se frottait sans cesse les mains, et riait comme s’il hennissait : gui-gui-gui ! Par effronterie il se déshabillait entièrement et courait nu dans les champs. Il mangeait des mouches, les trouvant aigrelettes.



IV

Un jour, après le repas, il accourut tout essoufflé en me disant :

– Viens, ta sœur est arrivée.

Je sortis.

En effet, près de l’entrée de la grande maison, se trouvait un véhicule de louage ; ma sœur était venue de la ville avec Anioûta Blagovo et un monsieur en dolmande toile blanche. En m’approchant, je le reconnus ; c’était le frère d’Anioûta, alors médecin militaire.

– Nous sommes venus faire un pique-nique, me dit-il, cela ne vous dérange pas ?

Ma sœur et Anioûta voulaient me demander si j’étais satisfait de ma situation, mais elles se taisaient l’une et l’autre et me regardaient ; je me taisais aussi. Elles comprirent que la vie ne me plaisait pas à Doubètchnia et ma sœur en eut les larmes aux yeux ; Anioûta Blagovo devint rouge.

Nous allâmes au jardin.

Le médecin marchait en avant et disait, enthousiasmé :

– Quel bon air ici ! Mère divine ! quel bon air !

Il paraissait encore tout à fait jeune, sa façon de parler et son allure sentaient l’Université, et le regard de ses yeux gris était vif, simple et ouvert comme celui d’un brave étudiant. À côté de sa belle et grande sœur, il paraissait faible et maigre. Sa barbe était peu fournie, sa voix fluette, mais assez agréable. Il était venu en congé chez les siens et disait qu’en automne, il irait à Pétersbourg passer son doctorat[7]. Il était déjà marié et avait trois enfants. Il s’était marié pendant sa seconde année de médecine, et, on racontait en ville qu’il était malheureux en ménage et vivait déjà séparé de sa femme.

– Quelle heure est-il ? demanda ma sœur, inquiète. Il faut que nous rentrions de bonne heure ; papa ne m’a laissée libre que jusqu’à six heures.

– Ah ! votre père ! soupira le futur docteur.

J’allumai le samovar et nous prîmes le thé sur un tapis, devant la terrasse de la grande maison. Le médecin, à genoux, buvait son thé à la soucoupe et disait combien il se sentait heureux. Puis, Tchéprakov alla chercher la clé et ouvrit la porte vitrée, et nous entrâmes dans la maison. Il y régnait une obscurité mystérieuse ; cela sentait les champignons et nos pas résonnaient sourdement comme s’il y avait une cave sous le plancher. Blagovo, debout, effleura les touches du piano, qui répondirent faiblement d’un son tremblant, cassé, mais harmonieux. Le jeune homme essaya sa voix, prit quelques notes et chanta une romance, grimaçant et frappant du pied avec impatience lorsqu’une touche restait muette. Ma sœur ne parlait plus de rentrer ; elle allait et venait, émue, dans la chambre, et disait :

– Je me sens gaie ! très, très gaie !

On sentait dans sa voix de l’étonnement, comme si elle doutait que son âme pût être aussi heureuse. C’était la première fois de ma vie que je la voyais ainsi. Elle avait même embelli. De profil elle était laide ; son nez et sa bouche avançaient et elle avait l’air de souffler ; mais ses yeux sombres étaient beaux ; son teint pâle, très délicat, avait une touchante expression de bonté et de tristesse. Quand elle parlait, elle paraissait gentille, et même jolie.

Nous tenions, elle et moi, de notre mère, étant larges d’épaules, forts, résistants, mais Cléopâtra était d’une pâleur maladive. Elle toussait souvent, et, dans ses yeux, je remarquais parfois l’expression des gens sérieusement malades, qui cachent leur maladie. Dans sa gaieté présente, il y avait quelque chose d’enfantin, de naïf, comme si la joie que dans notre enfance on pourchassait et éteignait par une éducation sévère, s’était soudain réveillée en elle et délivrée.

Mais quand vint le soir et que l’on fit avancer les chevaux, ma sœur se calma, se recroquevilla, et elle prit place dans le véhicule comme sur un banc d’accusés ; ils partirent et le bruit s’éloigna…

Anioûta Blagovo ne m’avait pas dit un seul mot.

– Étrange jeune fille ! pensai-je.

Survint le carême de la Saint-Pierre, durant lequel on ne nous nourrissait que de plats maigres. Oisif, sans occupation déterminée, la tristesse physique m’accablait. Mécontent de moi, nonchalant, affamé, je flânais dans la propriété, n’attendant qu’une disposition d’esprit convenable pour partir.

Un certain jour, vers le soir, quand Rédka se trouvait au bureau, Dôljikov entra inopinément, très hâlé, blanc de poussière. Il avait passé trois jours à visiter le secteur et était arrivé à Doubètchnia sur une locomotive ; de la gare, il était venu à pied. En attendant la voiture, qui devait le ramener, il fit avec son intendant le tour de la propriété, donnant ses ordres à haute voix ; puis il resta chez nous une heure entière, écrivant des lettres.

Tandis qu’il était là, plusieurs télégrammes arrivèrent à son adresse ; et il donna lui-même les réponses. Nous restions tous trois muets, sur le qui-vive.

– Quel désordre ! dit-il avec dégoût, ayant consulté un registre. Dans deux semaines je transférerai le bureau à la gare et n’aurai plus rien à faire de vous, messieurs.

– Je fais tout ce que je peux, votre Noblesse, dit Tchéprakov.

– Oui, oui, je le vois !… Vous ne savez, continua l’ingénieur, en me regardant, que toucher vos appointements ; vous comptez toujours sur les protections pour avancer vite et facilement. Mais je ne tiendrai pas compte des protections. Personne, messieurs, n’a fait de démarches pour moi ; avant qu’on m’ait nommé directeur de cette ligne, j’étais mécanicien, et j’ai travaillé en Belgique comme simple graisseur. Et toi, Pantéley, demanda-t-il en se tournant vers Rédka, que fais-tu ici ? Tu te saoules avec eux ?

Il appelait tous les hommes du peuple Pantéley, et les gens tels que Tchéprakov et moi, il les méprisait et les traitait derrière leur dos d’ivrognes, de bêtes et de crapules. En général, il était dur pour les petits employés, leur infligeait des amendes, et les chassait froidement, sans explication.

Enfin la voiture vint le prendre. En manière d’adieux, il nous promit à tous les trois de nous renvoyer dans deux semaines, traita son intendant d’imbécile, et, s’étant étalé dans la calèche, il partit grand train vers la ville.

– Andrêy Ivânovitch, dis-je à Rédka, prenez-moi comme ouvrier.

– Bon, entendu !

Et nous nous rendîmes en ville. Quand la gare et la propriété se trouvèrent loin de nous, je demandai :

– Andrêy Ivânovitch, pourquoi êtes-vous venu tantôt à Doubètchnia ?

– D’abord mes ouvriers travaillent sur la ligne, et, ensuite, je venais payer des intérêts à la générale. L’été dernier, je lui ai emprunté cinquante roubles ; je lui paie maintenant un rouble par mois.

Le peintre s’arrêta et me prit par un de mes boutons :

– Missaïl Alexéïévitch, mon ange, j’estime que si un homme du peuple ou un monsieur touche le moindre intérêt, c’est, par cela seul, un malfaiteur. Dans l’âme d’un tel homme, la vérité ne peut pas exister.

Mince, pâle, terrible, Rédka ferma les yeux, secoua la tête et prononça d’un ton d’oracle :

– Le puceron mange l’herbe, la rouille mange le fer et le mensonge mange l’âme. Mon Dieu, sauve-nous, pauvres pécheurs que nous sommes !



V

Rédka n’était pas pratique, ne savait pas s’organiser. Il prenait plus d’ouvrage qu’il n’en pouvait exécuter, et, en faisant ses comptes, se perdait ; il s’affolait et était presque toujours en déficit. Il faisait des peintures, posait les vitres, collait les papiers et se chargeait même de travaux de couverture. Je me souviens que, pour de minimes commandes, il courait parfois deux ou trois jours pour trouver des couvreurs. C’était un excellent ouvrier et il lui arrivait de gagner jusqu’à dix roubles par jour. N’eût été son désir d’être patron coûte que coûte, et de s’intituler entrepreneur, il aurait eu sans doute les poches bien garnies.

Il était payé à forfait et nous payait, ses ouvriers et moi, à la journée soixante-dix copeks à un rouble. Tant que durait la belle saison, nous faisions différents travaux au dehors ; mais nous peignions surtout les toits. Faute d’habitude, les pieds me brûlaient comme si je marchais sur un four ardent, et quand je mettais des bottes de feutre, je ne pouvais pas y résister. Mais ce ne fut que les premiers temps ; ensuite je m’accoutumai et tout alla bien. Je vivais maintenant au milieu de gens pour qui le travail manuel était obligatoire et qui travaillaient comme des chevaux de trait, souvent sans comprendre la signification morale du labeur ; terme que d’ailleurs ils n’employaient jamais. Parmi eux, je me sentais aussi une bête de somme, mais je comprenais de plus en plus l’obligation et la nécessité de ce que je faisais ; et cela, allégeant ma vie, me délivrait du doute.

Le premier temps, tout m’intéressait, tout m’était nouveau, comme si je venais de naître une seconde fois. Je pouvais dormir sur la terre, marcher pieds nus, ce qui est très agréable ; je pouvais me mêler au simple peuple sans gêner personne. Quand un cheval de fiacre tombait dans la rue, je courais aider à le relever, sans craindre de salir mes vêtements. Le principal était de vivre à mon propre compte et de n’être à la charge de personne.

La peinture des toits, surtout en fournissant l’huile et la couleur, était considérée comme un ouvrage très lucratif ; à cause de cela, de bons maîtres-ouvriers, comme Rédka, ne faisaient pas fi de ce travail grossier et ennuyeux. En pantalons courts, les pieds maigres et violets, il marchait sur les toits, ressemblant à une cigogne ; et je l’entendais dire, tout en maniant le pinceau et soupirant lourdement :

– Malheur, malheur à nous, pauvres pécheurs !

Il marchait sur les toits tout aussi aisément que sur un plancher. Bien qu’il fût malade et pâle comme un mort, son agilité était extraordinaire.

Tout comme les jeunes, il peignait les dômes et les coupoles des églises, sans échafaudages, à l’aide seulement d’échelles et de cordes, et quand il était à une grande hauteur, il était un peu effrayant de le voir se redresser soudain de toute sa taille et proclamer à on ne sait qui :

– Le puceron mange l’herbe, la rouille le fer et le mensonge l’âme !

Ou bien, pensant à quelque chose, il se répondait tout haut :

– Tout est possible ! Tout peut arriver !

Quand je rentrais de mon travail, tous les gens assis sur des bancs près des portes, tous les marchands, les gamins, et leurs patrons, me lançaient diverses remarques moqueuses et méchantes, et cela m’irritait au début et me semblait monstrueux.

– Petit Profit ! Barbouilleur ! Ocre !

Personne n’était plus malveillant pour moi que ceux qui avaient été, naguère encore, de petites gens et avaient gagné leur pain en trimant. Au marché, quand je passais près du marchand de fer, on m’aspergeait d’eau, comme par hasard, et même, une fois, on lança un bâton contre moi. Un marchand de poisson, à cheveux blancs, me barra le passage et m’apostropha avec colère :

– Ce n’est pas de toi qu’on a pitié, imbécile ! C’est de ton père !

Mes connaissances, quand elles me rencontraient, étaient gênées, on ne sait pourquoi. Certains me prenaient pour un original et un bouffon ; d’autres me plaignaient ; les troisièmes ne savaient comment se comporter et j’avais peine à les comprendre. Un jour, je rencontrai Anioûta Blagovo. J’allais à mon travail et portais deux longs pinceaux et un seau de couleur. M’ayant reconnu, Anioûta rougit.

– Je vous prie de ne pas me saluer dans la rue… me dit-elle nerveusement, d’une voix tremblante et sévère, sans me tendre la main. Et des larmes brillèrent dans ses yeux. Si vous croyez que vous faites ce que vous devez, soit !… mais je vous prie d’éviter de me rencontrer !

Je n’habitais plus la Bolchâïa Dvoriânnskaïa, mais le faubourg Makârikha, chez mon ancienne bonne, Kârpovna, brave vieille, taciturne, qui pressentait toujours quelque malheur, craignait tous les songes et voyait même dans les abeilles et les guêpes qui entraient dans sa chambre de mauvais présages. Et de m’être fait ouvrier, cela aussi ne présageait, à son avis, rien de bon.

– Malheur à toi, disait-elle en remuant tristement la tête. Malheur à toi.

Dans la petite maison vivait avec elle son fils adoptif Prokôfy, le boucher, un garçon de trente ans, énorme, mal bâti, roux, avec des moustaches raides. Me rencontrant il me cédait respectueusement le pas, et quand il était ivre, me saluait militairement, les cinq doigts de sa main écartés. Le soir, il soupait et je l’entendais, à travers la cloison de planches, soupirer et grogner, en ingurgitant l’un après l’autre des verres de vodka.

– Mère ! appelait-il à mi-voix.

– Eh bien, répondait Kârpovna qui aimait à la folie son fils adoptif. Qu’as-tu, mon petit ?

– Je peux, mère, vous donner une satisfaction. En cette vie terrestre et cette vallée de larmes, je vous nourrirai jusqu’à vos vieux jours ; et quand vous mourrez, je vous enterrerai à mes frais. Je le dis, et ce sera.

Je me levais tous les jours avant l’aube, et me couchais tôt. Nous autres, ouvriers peintres, nous mangions beaucoup et dormions profondément ; mais je ne sais pourquoi, j’avais, la nuit, de très forts battements de cœur. Je ne me disputais pas avec mes camarades.

Les injures, les jurons affreux et les invectives dans le genre de : « que tes yeux éclatent », ou : « que le choléra te torde », ne cessaient pas, mais nous vivions cependant en bonne intelligence. Les camarades supposaient que j’appartenais à une secte religieuse et se moquaient de moi avec bonhomie, disant que même mon père m’avait renié. Ils racontaient aussi qu’ils allaient rarement eux-mêmes à l’église et que beaucoup d’entre eux n’avaient pas été à confesse depuis dix ans. Ils justifiaient leur libertinage en disant que le peintre est parmi les hommes comme le choucas parmi les oiseaux. Ils m’aimaient et me traitaient avec respect. Il leur plaisait évidemment que je ne fusse pas buveur, ne fumasse pas, et menasse une vie calme et rangée. Ils étaient seulement surpris de ne pas me voir comme eux voler l’huile, ni aller avec eux demander des pourboires aux clients. Voler de l’huile et de la couleur au patron, était un usage du métier, et n’était pas regardé comme un vol. Il est à remarquer qu’un homme aussi juste que Rédka emportait chaque fois, en quittant le travail, un peu de blanc de céruse et d’huile. Demander des pourboires ne faisait aucune honte, même aux vieillards respectables qui possédaient des maisons à Makârikha ; et il était déplaisant et honteux de voir la foule des camarades féliciter un homme de rien, au commencement et à la fin des travaux, et le remercier humblement de ce qu’il leur eût donné dix copeks.

Ils se tenaient avec les clients comme de rusés courtisans et je me rappelais presque chaque jour le Polonius de Shakespeare.

– Il pleuvra probablement, disait le client en regardant le ciel.

– Il pleuvra, il pleuvra certainement, acquiesçaient les peintres.

– Cependant les nuages ne sont pas des nuages de pluie ; il ne pleuvra peut-être pas.

– Il ne pleuvra pas, votre Noblesse ; il ne pleuvra assurément pas.

Derrière eux, ils parlaient des clients ironiquement ; et par exemple, voyant un monsieur assis à un balcon, lisant son journal, ils disaient :

– Il lit le journal et je parie qu’il n’a rien à manger.

Je n’allais pas voir les miens. En rentrant chez moi, je trouvais des billets courts et inquiets, où ma sœur me parlait de mon père. Tantôt, à dîner, il avait été particulièrement préoccupé ; tantôt il avait chancelé, s’était enfermé chez lui, et n’était pas sorti de longtemps. Ces nouvelles m’agitaient. Je ne pouvais pas dormir, et parfois j’allais rôder à la Bolchâïa Dvoriânnskaïa, devant notre maison, regardant les fenêtres sombres, et tâchant de deviner si chez nous tout allait bien. Ma sœur venait les dimanches, en cachette, faisant mine de ne pas venir chez moi, mais chez notre bonne. Si elle entrait chez moi, elle était très pâle, les yeux en larmes ; et tout de suite elle recommençait à pleurer.

– Notre père n’y résistera pas, disait-elle. S’il lui arrivait – Dieu nous en préserve ! – un malheur, ta conscience te le reprocherait toute la vie. C’est affreux, Missaïl ! Je t’en supplie au nom de notre mère, change de conduite !

– Sœur, lui disais-je, comment changer quand je suis sûr d’agir selon ma conscience ! Comprends-moi !

– Je sais que tu agis selon ta conscience, mais peut-être pourrais-tu t’y prendre autrement pour n’affliger personne.

– Oh ! saints du Paradis ! soupirait la vieille bonne derrière la porte. Malheur à toi ! Il y aura du malheur, mes chéris !



VI

Un dimanche, Blagovo arriva chez moi à l’improviste. Il avait son dolman de toile, une chemise de soie et de hautes bottes vernies.

– Je viens chez vous en étudiant, commença-t-il, me serrant fortement la main. J’entends parler de vous chaque jour et je voudrais causer avec vous, comme on dit, à cœur ouvert. On s’ennuie mortellement en ville ; il n’y a pas âme qui vive ; personne à qui dire un mot. Comme il fait chaud, Mère très pure !… poursuivit-il en enlevant sa veste, et restant en chemise de soie. Mon cher, permettez-moi de causer avec vous !

Je m’ennuyais et souhaitais moi aussi depuis longtemps de me trouver avec des gens qui ne fussent pas peintres en bâtiments ; je fus sincèrement heureux de le voir.

– Je commencerai par vous dire, fit-il en s’asseyant sur mon lit, que je sympathise de tout mon cœur avec vous, et que je respecte profondément votre manière de vivre. Ici, en ville, on ne vous comprend pas et il n’y a personne qui le puisse, car, vous le savez vous-même, il n’y a, à peu d’exceptions près, ici, que des « groins » comme dit Gogol. Mais je vous avais deviné tout de suite, le jour du pique-nique. Vous êtes une âme noble, vous êtes un homme honnête, élevé ! Je vous estime et je considère comme un grand honneur de vous serrer la main, poursuivit-il avec emphase. Pour changer aussi brusquement et radicalement sa vie que vous l’avez fait, il a fallu passer par une évolution spirituelle complexe ; et, pour continuer cette vie, et vous trouver constamment à la hauteur de vos convictions, il vous faut chaque jour une grande tension d’esprit et de cœur. Maintenant, pour commencer, ne trouvez-vous pas, dites-moi, que si vous aviez dépensé cette volonté, cet effort, tout ce potentiel à quelque autre but, – par exemple, à devenir un grand savant ou un artiste, – votre vie n’eût pas été plus large, plus profonde et n’aurait pas été plus féconde à tous les points de vue ?

Nous causâmes, et, quand nous en vînmes à parler du labeur physique, j’émis l’idée qu’il ne fallait pas que les forts opprimassent les faibles, que la minorité fût un parasite de la majorité, une pompe aspirant chroniquement les meilleurs sucs ; autrement dit, qu’il fallait que tous, sans exception, les faibles et les forts, les riches et les pauvres, prissent une part égale à la lutte pour l’existence, et qu’en ce cas, il n’y avait pas de meilleur mode de nivellement que le travail physique, considéré comme un devoir général.

– Donc, selon vous, tout le monde, sans exception, doit être occupé à un labeur physique ? demanda le docteur.

– Oui.

– Et ne trouvez-vous pas que, si tout le monde et, dans ce nombre, l’élite, les penseurs et les savants, prenant part à la lutte pour l’existence, chacun pour soi, perd son temps à casser des pierres ou à peindre des toits, cela peut être une sérieuse menace pour le progrès ?

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