Nous nous dirigeâmes vers le Jardin zoologique. — Van der Boëclien était un guide étonnant par la variété de ses connaissances et la joyeuse humeur qu'il apportait dans ses dissertations historiques et municipales. Avec sa longue barbe flave, sa haute stature, sa large houppelande, son geste ample et harmonieux, il me donnait la sensation d'un superbe portrait d'Heraling ou de Porbus rentoilé et modernisé par un disciple du père Ingres. — Son œil étrange de turquoise mone avait de subites phosphorescences sous le sillage des impressions qui y passaient, et ses mains fines, amenuisées, un peu spectrales, se dressaient souvent démo-niaquement en travers de mon rayon visuel.
Il m'arrêta tout i coup en face d'une cage ou six loups, las de tourner sur eux-mêmes, s'étaient accroupis vaincus par l'énervante monotonie de leur régulier exercice.
Vous permettez, me dit-il avec une grande simplicité, presque avec bonhomie, en glissant sa canne sous son bras et se rejetant en arrière; je veux juger sur ces bêtes de l'état de mon fluide magnétique; il y a quelque temps que cela ne m'est arrivé... et vous savez... le critérium.'
Déjà les loups s'étaient relevés, la queue entre les jambes, inquiets comme un bétail à l'approche de l'orage, et lui s'était rapproché; il leur plongeait ses yeux dans les yeux, les rassemblant sous son regard avec autant d'aisance que s'il eût possédé un fouet de dompteur sous la main. Les malheureux ccrviers hurlaient en mineur comme aux jours des Lupercales; ils se filtraient, puis se redressaient, essayant de fuir ces deux yeux impitoyables qui les clouaient comme des épieux; ils couraient éperdus dans l'étendue de leur cage, mais le regard polaire de l'archiviste courait prestement avec eux, fixe, volontaire, chargé d'une force inexplicable ; il parvint enfin à réunir les six malheureux dans un angle de la cage, et là, domptés, acculés, enchaînés par une puissance occulte, ils ne bougèrent plus; je les vis un à un baisser la tête, papilloter de la paupière, puis, immobiles, dormir avec une attitude résignée, peureuse et lamentable de chiens battus à la niche.
Comme je demeurais singulièrement curieux de renseignements sur ce pouvoir fascinateur et que mon silence était gros de questions, le praticien des théories de Deleuze et de l'abbé Faria vint de lui-même au-devant d'un interrogatoire.
« J'ai toujours, mon cher ami, commença-t-tl, été frappé — dès la pension — du trouble hypnotique occasionné par la fixité de mon regard. A quinze ans, au collège, lorsque j'étais surpris en faute, je parvenais sûrement à endormir mes juges-professeurs, et mes petits condisciples me nommù&Lix le Diable lanceur de sable, c&t k çtiat les avais-je regardés avec attention qu'ils commençaient à sentir sous leur paupière rouler la poudre aveuglante du sommeil. — Je prenais plaisir, je l'avoue, à cultiver ces dons surnaturels de ma pupille phospho-rée, comprenant toute la puissance suggestive que je pourrais tirer de celte domination par l'œil uni à la volonté.
B Je ne vous dirai point toutes les bonnes fortunes de ma vingtième année, toutes les passades obtenues par mes passes magnétiques, les éréthismes ou hyperes-thésies amoureuses, le don-juanisme féroce de ma fascination. Pendant huit années environ, je vécus d'Anvers à Amsterdam avec la fougue d'un Casanova doublé d'un Ca-gliostro, considéré comme un homme fatal, comme un débauché funeste qui portait un philtre d'amour dans la flamme claire de ses œillades ; puis enfin, le temps aidant, je m'assagis et me mariai au détour de la trentaine; aujourd'hui je ne provoque plus guère l'assoupissement que chez moi, dans mon milieu conjugal, le soir, sous la lampe, lorsque ma femme et ma belle-mère se lancent des regards inquiets sur les causes d'une de mes sorties nocturnes. Alors, par esprit de conciliation et en horreur des scènes inutiles et contraires aux bonnes fonctions digestives, je les anéantis très provisoirement d'ailleurs d'une œillade et vais errer le long des canaux oU la lune, admirable hypno-bate, mire dans les frissons de Tonde sa face anesthésiée.
— Mais, hasardai-je, en dehors de la femme et des fauves, quel pouvoir précieux serait le vôtre pour la conquête du bouquin convoité, pour rédition rare, alors qu^il s^agit d^atténuer le lucre d^un libraire d'occasion ou de paralyser les surenchères dans les ventes publiques !
— Ah! bon ami, clama-t-il, croyez bien que je ne manque point ces superbes aubaines. Je connais aussi bien ici qu'à La Haye, à Utrecht, à
Leyde, à Harlem, à Amsterdam, les moindres antiquaires dissimulés dans les vieilles ruelles, et j'y vais fréquemment faire la chasse aux Elzévirs et aux'Plantin. J'arrive doucereusement à l'antre du bouquiniste. Je Raire l'oiseau rare, je le déniche, je m'enquiers du prix, et, fixant silencieusement, couchant en joue pour ainsi dire le boutiquier tremblant et affaissé, je prononce lentement mon prix à moi comme une sentence définitive et menaçante. L'homme se trouble, je m'approche sans mot dire ; déjà ses yeux clignotent, sa bouche se plisse dans une contraction comateuse; il n'essaye point de lutter, il consent comme si je lui demandais, armes en main, comme un roi des montagnes, la bourse ou la vie. »
Puis, comme je souriais un peu cyniquement :
(( Dans les ventes, allez, c'est bien autre chose, continua, en se cambrant comme un général en retraite, le terrible Van der Boëcken; tout ce que je convoite est à moi; je sais l'art d'envelopper d'une œillade courbe et réfrigérante l'expert et le crieur; la voix de celui-ci s'effondre à mon moindre geste ponctué d'un regard autoritaire, et il faut voir la façon dont le commissaire de la vente laisse, dans les prix bas, retomber son marteau d'ébène quand je le vrille de ma tïrebouchonnante fluidité. — II ne lui reste plus qu'un petit filet de voix pour le mot adjugé, et ils ne se doutent point, les pauvres gens, que leur malaise provient de moi seul; ils se cherchent, ils se tâtent et se croient étourdis par un flux de sang subit à la cervelle. >
Mais l'archiviste-fascinateur s'était arrêté. Devant nous, dans une large cage, un tigre royal, superbe et digne de faire bondir le cœur d'un rajah, se promenait félinement en traître de mélodrame, Tœil fuyant, les crins moustachus hérissés, l'échiné souple et la gueule mauvaise.
a Ah! ah! proféra mon homme avec joie, essayons de réduire ce capitan à l'immobilité. » —... Et aussitôt, tout en hxant la béte fugace, il lui parlait doucement en hollandais; on sentait à sa votx caressante qu'il prodiguait mille petites douceurs à ce roi des jungles, qu'il l'accablait d'hommages, de diminutifs, de gentillesses, qu'il faisait appel à sa bonne volonté pour se laisser dompter. Mais le tigre exaspéré s'était ramassé prêt à bondir, rugissant et fronçant les plis de sa face comme pour la bataille. — Van der Boëcken ne bougeait plus, il avait commencé le téte-à-téte, yeux à yeux, prunelle à prunelle; l'exilé de Bengale esquivait ce regard d'acier qui le poursuivait sans merci à droite, à gauche, en dessus, en dessous, toujours plus aigu, plus fulgurant, plus effroyable; il battait ses flancs de sa queue et s'était remis à arpenter le plancher de la cage avec son allure molle, sourde, et nerveuse à la fois; mais le visage barbu de mon nouvel ami allait, venait le long des barreaux avec une prestesse sans égale, l'œil agrafé à l'œil du tigre qui, soudain, à bout de résistance, tourna trois fois sur lui-même et s'abattit, sans bruit, dans un ronronnement de chat-géant, les paupières closes, hypnotisé.
Avec les lions le spectacle se renouvela; avec les perroquets il fit des colloques en langue érasmienne. De tous côtés, il se prodigua bizarrement à mon étonnement; mais ma stupéfaction tourna à la stupeur devant certain palais de fer qui renfermait deux immenses ours blancs. 0 Voici les deux plus beaux ours du pôle qui soient encore parvenus dans un jardin zoologique, me dît-il avec calme. A Paris, vous ignorez absolument ce que sont les ours blancs; ceux que vous voyez ici ont, lorsqu'ils sont debout, près de trois mètres, et vous allez en juger, — car c'est un couple, — si vous voulez me permettre de les inciter à l'acte d'amour, ainsi qu'il convient à leur robe virginale.
Presque en même temps, & l'aide d'un jargon violemment guttural qui était tour k tour puérilement traînard et brièvement impératif, les deux ours soulevèrent leurs masses colossales et se dressèrent, épaule contre épaule, gueule à gueule, se mordant cruellement, tombant à terre et se redressant sous les commandements du grand-prêtre qui présidait à leurs ébats. J'assistai ainsi dans tous les détails et dans toutes les phases, grâce au bibliographe de Scaliger, à un puissant charnel congrès d'ours qui eûtmis Berne en fête pour le plus grand scandale des chastes calvinistes.
Pendant les quelques heures que je demeurai encore à Rotterdam , Van der Boëcken se révéla & moi sous les côtés les plus bizarres du monde. Non seulement rien ne lui était inconnu, mais il semblait encore avoir la prescience et la divination de toutes choses; il Usait dans ma pensée, comme il eût fouillé dans mes poches.
Dans la soirée, ce digne patriarche daigna m'accompagner jusqu'à une heure très avancée de la nuit dans tous les mtisicos les plus mal famés des vieux quartiers, mettant un plaisir juvénile à compromettre sa barbe vénérable dans ces paradis terrestres pour matelots, et, dans ces milieux pleins d'appasen cascades et de chants internationaux, je le vis pour mon seul esbattemeni suggérer mille incroyables folies à ces Dictériades de bas-fonds, des folies capables de faire pâlir l'ombre du pornographe Restif de La Bretonne et d'agiter la cendre cantharidée du divin Marquis.
Après avoir pris congé de lui, je trouvai, non sans saisissement, dans mes poches des paquets de cigares bagués de « nec plus ultra », des lettres de présentation pour Amsterdam et Harlem, et aussi une très mignonne édition du Quinte-Curce (1696) de Gronovjus, dont les vignettes m'avaient ravi au cours de ma visite bouquinière à sa bibliothèque privée. — Je ne sus jamais comment cet éminent prestidigitateur Put-Pocket avait pu, sans éveiller mon attention, bonder ainsi les profondes de mon pardessus de ses havanes et de son extrait d'érudition néerlandaise.
Le Gronovius iîgure sur mes rayons parmi mes livres, et je ne puis le prendre encore aujourd'hui sans songer à sa provenance occulte et à son origine presque diabolique.
Je n'aurais point pris la peine de vous conter cette passagère et pittoresque aventure de voyage, mes chers amis, — dîs-jc en terminant aux hôtes silencieux de Robert de Boisgrieux, — je n'y aurais point moi-même, pour curieuse qu'elle soit, anaché la moindre importance si, tout récemment encore, le pauvre bibliothécaire Rotterdamien n'était venu me donner l'émotion de sa mort dans des circonstances assez inquiétantes, vous en conviendrez.
A la suite de notre entrevue zoologique et un peu gynécologique, j'échangeai avec Van der Boêclten une correspondance assez suivie et presque exclusivement littéraire et historique. — Les années passaient sans qu'il me fût loisible de me rendre de nouveau à Rotterdam, selon ma promesse et sans que mon très fervent ami trouvât possibilité de venir à Paris, ainsi qu'il m'en avait fait serment.
Je renonçais presque au plaisir de me retrouver avec cet hétéroclite et indéfinissable personnage, lorsqu'un maiîn du printemps dernier, il se fît annoncer à moi dans mon logis du quai Voltaire. Je le vis entrer dans mon cabinet un peu vieilli et déplumé, mais droit, sec, avec son œil glauque toujours allumé en fanal. Après les témoignages de cordialité, il m'expliqua qu'il venait à Paris dans un but d'amour pour la France et notre littérature nationale, et surtout dans le désir de constituer une ligue assez puissante pour maintenir la prépondérance de la librairie française en Hollande, actuellement envahie par les imprimés allemands. — Il me lut tout un rapport statistique établissant, avec logique et clarté, l'état précaire de notre librairie dans les principales villes des Pays-Bas, et prouvant avec une triste vérité la prospérité chaque jour grandissante des importations de Stuttgart, de Munich, de Berlin, de Leipzig, de Cologne et de Francfort. Il me démontrait que depuis l'année cruelle, on vendait deux tiers en moins de livres français chez ses compatriotes, et il pensait qu*à cette situation désastreuse il était possible d'opposer un remède efhcace avec l'énergie et le dévouement de plusieurs patriotes parisiens décidés à suivre la vote qu'il était en mesure de leur indiquer.
Je me mis avec empressement au service d'une idée aussi juste et noble, et je lui fournis aussitôt des lettres de crédit pour les personnes que je jugeais les mieux en position de nous seconder dans cette véritable guerre des influences intellectuelles de la France contre la Germanie.
Van der Boëcken me quitta avec promesse de m'accorder plusieurs soirées au sonir de ses plus urgentes occupations. — Mais ce fut la dernière fois que je vis sa tête de Moine des Croisades. — Six jours après cette visite, je recevais de Rotterdam une lettre assez crânement philosophique, dans laquelle l'infortuné archiviste m'annonçait, de son lit, à la fois sa maladie et sa mort.
« Croyez-vous, m'ëcrlvait-il en substance, que j'ai été assez malavisé l'autre matin, en vous quitunt, pour rencontrer la camarde dans un vent coulis du quai, et me voici définitivement entraîné dans la grande danse macabre jadis peime par Holbein à Bâle. —J'ai nettement senti le froid de sa faux dans le dos et n'ai point eu le temps de gagner, d'après vos indications, la bibliothèque de la rue Richelieu. J'ai voulu mourir près de mes livres, dans ce calme berceau d'Erasme; j'ai pris le premier Rapide pour les Flandres, et me voici déposé ici, jaune, grelottant la fièvre, marqué pour la retraite des vaincus de la vie J'ai tenu à vous faire en personne poliment mes adieux, car SamediprochairiyVers la troisième heure après midi, celui qui fut votre très sympathique Van der Boëcken sera catalogué à l'état civil de Rotterdam comme ayant accompli sa carrière, et si vous êtes libre ei dispos de venir céans et qu'il vous -^j^ plaise d'étudier sur nature les cérémonies funèbres en Hollande, je serai encore votre guide pour vous \ montrer de ma boîte de chêne, très probablement le lundi suivant, ce ' que peut être le convoi d'un notable bibliothécaire municipal.— Ne me I plaignez point, je pars allègrement, très curieux des au delà de nos sens bornés ; Jdta viam inveniunt. J'ai toujours aimé à suivre le Destin. Ainsi fais-je aujourd'hui dans la noire impasse où il me conduit. — Adieu, ami, vous êtes jeune, aimez la vie bellement et noblement, pas trop dans les esprits, mais beaucoup dans les cœurs; allez à gauche, c'est le côté des parfums et des femmes. Pensez que plus l'on gagne du côté de l'esprit, plus l'on perd du côté de l'instinct, et la perte ne compense pas le gain. Croyez-le bien. — Songez parfois à votre betluaire. comme il vous plaisait tant de m'appeler, après mes enfantillages zoologiques de notre première rencontre. Adieu, adieu encore. Samedi prochain, mes yeux, ces terribles yeux qui firent tant de victimes momentanées, se seront retournés en dedans pour m'endormir moi-même dans la vie éternelle. — Vale. n
Pure fumisterie!... ricana de Marconville, en interrompant mon récit dans un éclat de voix incrédule qui secouait le silence général.
Non point fumisterie, mes amis ; & l'heure même qu'il m'avait lui-même désignée, le fantastique bibliothécaire éteignait les inquiétants flambeaux de son Sme, — Le lundi suivant, le courrier m'apportait un carton entouré de noir, par lequel la famille me faisait part de cette pêne douloureuse, et, comme je suis sceptique comme le diable, je partis très troublé cependant au pays des canaux, je m'enquis de Van der Boëcken; on m^apprit que depuis trois jours il dormait au champ de repos, et je déposai sur sa tombe une énorme couronne de bleuets, de muguets et de roses, une couronne aux trois couleurs françaises, qu^il aimait si vaillamment en dépit des influences tudesques qui alourdissent trop profondément aujourd'hui les horizons de son pays.
a Vous direz ce que vous voudrez, dit l'un de nous, en bâillant, — lorsque j'eus terminé ce récit, — on a beau être cousu sur nerfs et solidement emboîté sur ses gardes, toutes ces histoires-là sont singulièrement déreliantes, —Me suivra qui voudra, mais il .se fait tard, et je m'en vais faire de l'occultisme en me glissant sous le tabis de mes couvertures. »
Toute la bande de Boisgrieux se ^dispersa avec bruit le long des longs corridors du château de la Battue.
Cette nuit-là, je vis en rêve Van der Boëcken, hypnotisant saint Pierre à la porte du paradis et prenant la direction de la grande bibliothèque des âmes angéliques qui papillonnent chez le Très Haut.