sur le corps nojr et gras des pataudes bas de casse des imprimeries provinciales, la mention sui-Tame dont j'ai conservé, depuis lors, fort précieusement le texte:
VENTE PUBLIQUE
POUR CAUSE DE DÉCÈS
Le dimanche 37 mai 18S... et jours suivants, d une heure et demie du soir, Adjudication de la Bibliothèque de feu M. Léon Bernard d'Isgny, ancien Lieutenant de Louveterie. — La Dite Bibliothèque composée d'environ Douje Mille volumes rares et curieux, livres anciens et modernes, ouvrages de littérature, d'histoire, de religion, voyages, romans, mémoires, traités de chasse, de fauconnerie, d'équitation; histoire des provinces, nombreux livres illustrés du xix° siècle, collection précieuse d'écrivains romantiques, etc., etc., dont la vente aura lieu au Château d'Isgny,par Ouville-la-Rivière, à 16 kilomètres de Dieppe. — Notaire, M. Grandcouri, à Varangeville.
C'était tout, — mais, dans la concision de sa teneur, cette affiche me bouleversait littéralement. — Bernard d'Isgny était mort, sa bibliothèque mise & l'encan, ses Romantiques dispersés!... Cette simple succession de faits logiques appris par cette banale annonce m'ahurissait et j'hésitais à y donner croyance. — J'écrivis donc aussitôt à M* Grandcourt, à Varangeville, qui s'empressa de me confirmer la véracité de ces nouvelles troublantes. Bernard d'Isgny était mort au mois de janvier précédent, ne laissant aucun Testament, et ses héritières indirectes, les demoiselles Bellefeuille de Saint-Aubin-Offranville, avaient décidé la vente à l'amiable du Château et la mise aux enchères de la Bibliothèque.
Le pauvre vieux Lieutenant de Louveterie ! Je ne pouvais me faire à l'idée de cette disparition! — Je l'avais connu dix ans auparavant sur la petite plage déserte de Quiberville, où il avait campé un petit chalet dominant la mer, sur la falaise de Sainte-Margue-, rite, aux avant-postes de sa propriété, à six kilomètres de son manoir.
Nous nous étions liés, grâce à la solitude de notre villégiature, dans le bercement un peu brutal d'une mer houleuse, à huit cents mètres au large, et tous deux nageant avec force, en dominant la houp-f.. pée du flot, nous étions revenus au rivage, à travers les courants de la marée montante, bavardant à distance d'une voix forte au milieu du jeu d'escarpolette des hautes vagues.
Aussitôt revêtus, nous avions faitune réaction commune sur legalet, en lançant, dans les arrêts d'une promenade hâtive, des pierres au loin. — C'était un grand quinquagénaire maigre, mais solidement découplé, la chevelure grise en broussaille, la moustache retroussée et la barbiche en pointe, comme un capiian de Velazquez.
La voix était un peu voilée de mélancolie, comme la voix des solitaires plus habituée aux soliloques intimes qu'aux discours animés des conversations, qui sont Tescrime des cordes vocales. Maïs cette voix était douce, nuancée, harmonieuse et séduisante; elle sonnait un ton de franchise loyale qui faisait le bonhomme irrémédiablement sympathique. Je le revis presque chaque jour à l'heure du flot, comme il disait, à cette heure qui est aussi attirante pour les amoureux de la mer que l'heure de la verte pour les amants de l'absinthe. Nous devisions jusqu'à la brune sur le galet; sa causerie était brillante, imagée, caustique et très délicatement lettrée. Il semblait muni intellectuellement sur toutes questions qui se présentaient; il aimait à citer ses auteurs, mais en dehors des citations courantes et des textes banaux, avec grâce, sans pédanterie, d'un ton enjoué qui aérait ce que son érudition pouvait avoir de renfermé, de lentement accumulé et d'austère.
Le jour où je lui parlais des attraaions toujours renaissantes de la passion bouquinière et du compagnonnage tidéle et fortifiant de nos amis les Livres, son œil s'alluma tout à coup comme un phare tournant :
B Vous-les aimez? m'inierrogea-t-il, avec un éclat de joie.
— Si je les aime!... lui dis-je, mais je les chéris à l'égal de la Grande Bleue qui nous captive, car ils représentent l'infini de l'entendement humain et l'océan des idées; un océan à la fois soulevé par le vent de la douleur et de la desespérance, caressé par la brise des ambitions morales, un océan berceur dont jamais nous ne nous lassons, car il recèle la houle tumultueuse du génie, l'azur limpide du talent et la petite vague frisée de la fantaisie... Si j'aime les livres!... mais vous
Pour toute réponse, il me tendit franchement la main à l'anglaise. a Venez demain, dit-il, là-bas, ù Isgny; vous verrez mon Océan, l'autre, celui dont vous parlez si bien. Soyez là, à l'heure du déjeuner, nous aurons l'après-midi k nous, pour nous plonger et nager à pleines brasses dans l'infini des pensers élevés. N'y manquez pas. Je vous attends. »
Le château d'Isgny m'apparut comme une solide demeure normande, bâtie en silex et en briques, couverte d'ardoises découpées en losange, avec de vastes communs et un vieux parcà hautes futaies relié naturellement à des prairies lointaines. Cette antique gentilhommière bien située, à mi-côte, et arrosée parla rivière la Sane, dont les eaux vives et transparentes miraient le ciel et le feuillage, avait les apparences d'une retraite calme et heureuse qui mettait en appétit d'y vivre et de s'y reposer dans une philosophie digne d'Horace et de Virgile. L'ancien Lieutenant de Lou-veterie y avait orné son existence dans un célibat très réfléchi, après avoir donné la première partie de sa vie au tourbillon du monde et à l'intérêt des voyages. Peu de valetaille dans cette solitude, et, pour tout équipage, un cabriolet très Louis-Philippe, encore assez confortable et qu'une vieille jument du Calvados emportait vivement dans la poussière
ROMANTIQUES INCONNUS (Fac-dmilé d'une lithographie atiribu^e A Dcbcroix)
des routes. — M. Bernard d'Isgny me reçut avec affabilité dans son verdoyant domaine, dont j'eus à visiter IMtendue cadastrale. Après le déjeuner, servi dans une salle toute tapissée de très riantes et très rares faïences de tous styles, de toutes provenances et très ingénieusement disposées sur les dressoirs, les buffets, les crédences anciennes et sur les murailles, rezcellent homme, la mine épanouie, Tœil en gaieté, me mît la main sur l'épaule avec une cordialité émue :
« Et maintenant, dit-il, allons prendre le café dans la pharmacie des remèdes de l'âme, comme disait si sagement le Roi Osymandias; passons, si vous le voulez bien, à la Bibliothèque, chez nos grands Amis d'élection; suivez-moi, 1*
Au premier étage du Château, s'ouvram, par deux larges fenêtres à petites vitres anciennes, sur un délicieux tapis de verdure borné à l'horizon parde blanches futaies d'ypréaux, la Bibliothèque d'Isgny occupait plus de cent vingt mètres carrés de murailles. Les livres reposaient par deux rangs sur de profonds rayons de bois clair, où chaque volume jouait vignette de Tony johâonot pont à l'aise, sans trop décompression ou de mise l« tour di i* vie, à l'alignement. On ne sentait pas la bibliothèque de parade, mais l'agencement méthodique et sans prétention du véritable bibliophile abstracteur de quintessences littéraires. La lumière égayante du dehors se répandait également de toutes parts avec la placidité radieuse des intérieurs hollandais. C'était bien le décor rêvé par le philosophe qui se veut retirer du monde, et, dès l'entrée, le charme de cette thébaide me pénétra si vivement que je ne pus dissimuler mon ravissement au savant châtelain, qui épiait malicieusement mon étonne-ment mêlé d'envie.
0 Bravo ! le nid vous plait ! cria-t-il avec un éclat de belle humeur. — Voyez-vous, c'est ainsi que j'aime passer en revue mes bataillons d'auteurs aimés, en pleine lumière rustique, dans le miroitementdu soleil, sur ces solides rayons qui supportent tant de gloires ! Je n'ai point, comme dans vos petits intérieurs parisiens, des bibliothèques damerettes ofi les reliures montrent leurs ors sous des vitrines noyées dans le clair-obscur ; il me semble que tout le jour du ciel, tout l'air de la nature, conviennent mieux à ces brillants écrits où l'âme humaine s'agite, se soulève, chante, pleure ou se inet en ironie d'elle-même. La postérité, que nous représentons vis-à-vis de ces livres, c'est déjà le jugement dernier, et le décor me parait aussi lumineux qu'il convient.
1 Permettez-moi de vous guider: Ici, à gauche : Taïaut! taïautt ce sont les livres de vénerie, de chasse, d'équitation, d'escrime, de fauconnerie; tous les sports des gentilshommes normands, mis en traités et imprimés dans la Province; en avançant un peu, vous arrivez aux vieux poètes des xvi' et xvip siècles, des amis qui m'accompagnent PoétKl infernales.
souvent sous les taillis du parc et qui me laissent désencager leur Muse sans en prendre ombrage, je vous jure; — plus loin, Messieurs du Clergé.' Vous reconnaissez les robes mauves de la théologie et des thèses diocésaines. A quelques mètres au delà, la pourpre des cartonnages vous signale l'Histoire et les historiens, ces narrateurs de vérités dramatiques et sanglantes qui, malgré toute la froideur des documents accumulés, apparaissent plus invraisemblables que les légendes les plus imaginaires. Vous vous arrêtez en ce moment devant les philologues et les biblio-gnostes... J'ai tout Gabriel Peïgnot et le bon Nodier, l'austère J. Brunet et le ponctuel Quérard ; je vous avouerai que je les ai maintes fois annotés, les ayant surpris en péchés mignons, mais... errare humanum! Vous avancez hardiment et vous n'avez point tort, vous faites face, cher Monsieur, aux romanciers et plus particulièrement aux Romantiques dont mon catalogue signale plus de 5oo ouvrages, parmi lesquels, et c'est là ma fierté, plus de trente publications très curieuses sont totalement inconnues à vos Asseli-neau et autres Romanticographes. »
«Des oubliés, poursuivit-il; mats notre foisonnante littérature possède, on peut le dire sans paradoxe, presque autant de génies et de talents ignorés ou dédaignés que vignette de* okoiei i>'>éiioaAi«tE de grands hommes reconnus; il s'agit de les découvrir et de ne relever, dans ses recherches, que de son propre jugement. — A l'âge romantique, Hugo le Titan s'est dressé si puissamment et si hautement dans la poussée des lettres, comme un chêne miraculeux, qu'il a englouti dans son ombre portée nombre d'écrivains exquis et vigoureux qui se sont éteints et alanguis loin du soleil de la publicité. »
Durant toute cette après-dînée le vieux Lieutenant de Louveterie s'était montré étourdissant aussi bien comme lettré que comme bibliophile. Il me tirait de ses rayons des exemplaires d'auteurs étranges et obscurs de nom, dont il déclamait largement des pages superbes qu'il semblait avoir apprises de longue date; il chantait des sonnets sonores, claironnait des stances guerrières, susurrait des idylles fraîches de Jeunes-France totalement inconnus, et, bouleversant avec une ardeur fougueuse les étages de sa bibliothèque, il me sortait avec joie des exemplaires frontispices de bizarres eaux-fortes et de mirifiques lithographies, lançant avec fièvre ce cri du possesseur :
« ... Et celui-là, vous l'ignoriez!... Un superbe Nanteuil et delà bonneépoque! — maisce n'est rien encore; regardez ceci ; quel truculent
Johannot! il n^esi signalé nulle part; je ne veux pas omettre de vous faire également admirer ces ânes vignettes de Gigoux, de Louis Bou-langer, de Oevéria, de Waitîer et autres, sur des ouvrages que je crois être le seul à posséder; tous ces exemplaires non rognés, avec couvertures, selon les grands principes conservateurs; ...vous êtes ébloui, renversé, je suppose, et ma Romanticomanie s'exalte devant votre ahurissement, car, possédant tantde volumes inconnus de tous, je m'enorgueillis souvent jusqu'à me croire le Saint Pierre vigilant du Purgatoire Romantique! D
De fait, j'étais littéralemeot aplati, grisé de surprises jusqu'à la fatigue cérébrale et travaillé parce papillotement de l'œil qui décèle l'engourdissement comateux. Il m'avait fallu incon-FORTKUT PI tHiioTHiz d'hedpt sciemmcut veuir en plclnc Campagne normande, dans ce Château perdu dans la verdure, pour reconstituer comme dans un rêve toute une bibliographie romantique d'un ordre très intéressant et d'une illustration suprêmement fantastique ! — Car, il n'y avait pas à barguigner ou à discuter : Bernard d'Isgny me mettait en main des ouvrages d'origine Incontestable et qui, Dieu sait comment, avaient pu échapper aux investigations de tous les catalographes pour mystérieusement prendre rang dans celte belle bibliothèque de gentilhomme campagnard, laborieux et fureteur.
Lorsque je pris congé de lui, j'étais comme le dormeur éveillé de la légende orientale, très incertain de mes visions, et mon inquiémde d'inconscience ne fit que s'exaspérer vigneiw de e. Uml pour par la suite, quand, au contact de mes amis koioiiiik loiEpa bibliophiles, je percevais l'hilarité qui saluait le récit de cette visite à des Romantiques inglorieux et ignorés, bien vite taxés d'imaginaires. Plus je citais de titres et plus je glosais sur ces oeuvres inapercevables, plus fêtais taxé dHIluminé ou de Gascon fantaisiste. — a Connaissez-vous, me disaient les plus malicieux, un des plus rares de tous, édité à Marseille, chez Marins De Crac, sur la Cane-bière, sous le titre: le Château des Merles Blancs ou les Nouveaux Contes à dormir debout? u —Je rougissais et rugissais d'indignation de me voir aussi méconnu que les Romantiques du sieur d'Isgny, — C'est pourquoi, lorsque, après dix années de honte bue, je reçus cette affiche de vente publique de la Bibliothèque de l'ex-Lieutenant de Louveierie, récemment décédé, on comprendra que je n'hésitai pas une seconde. Je résolus de pousser la charge au feu des enchères pour la possession et la mise en lumière de ces ouvrages indépendants qui n^avaient point su se laisser immatriculer ni par Pigoreau, ni par Asselineau, ni même par le Journal officiel de la Librairie. — Mystère insondable! Mystère pro* fond comme VAbîme! eût clamé Pétrus Borel, le Lycanthrope!