V.

Quelques jours plus tard, l'aimable chevalier de Kérhany se faisait annoncer dans ma modeste bibliotière dont il avait pris la peine de faire la pénible ascension à hauteur de grenier. Il m'apportait sous son bras une collection de vingt petits Ca:[in rarissimes, reliés en maroquin rouge, aux armes de la Pompadour.

Je fus, je l'avoue, touché de la démarche du vieux beau, plus encore que de son princier cadeau. Le bonhomme, sous ses ridicules apparents, dissimulait un esprit d'élite, une extraordinaire érudition, un cœur indulgent et généreux. Il avait réellement conservé cette jeunesse morale, impétueuse, qui s'enthousiasme et se prodigue au contact des beautés littéraires et artistiques, et il semblait se plaire dans mon humble garçonnière, alors éclairée sans obstacle par un radieux soleil de mai; il me demanda à voir le fameux tableau des Deux amies du divin Fragonard, bien en lumière à ce moment dans une pièce voisine; et quand il fut en présence de cette œuvre rose et ambrée, d'une volupté discrète, montrant

Tune des deux pécheresses comme prostrée dans une reconnaissance de vaincue, son admiration n^eut plus de bornes; elle éclata en termes puissants, en gestes désordonnés :

— Per diOy que c^est beau! Mais je n^ai rien vu d^aussi finement capiteux! Cette brune adorable aux formes amenuisées, au sourire vainqueur, montre-t-elle assez la fierté de ses caresses meurtrières, et son attitude d^amante active, sûre de son art, n^est-elle pas supérieurement peinte, et avec quel esprit de facture que n^ont plus nos déplorables barbouilleurs modernes!... Et Pamie blonde, aux yeux mi-clos, railleurs, polissons, noyés de délices, ne dit-elle pas très languissamment en quelle agonie de plaisir elle s'effondre inerte, respirant à peine, la nuque brisée et les lèvres lubréfiées, scintillantes encore des baisers reçus et donnés?.,. Et vous avez trouvé cette toile capitale pour quelques louis, « sous crasse », il est vrai, chez un brocanteur du Marais ! Il faut vraiment que je vous aime bien, pour ne pas vous envoûter de mon envie la plus féroce... C^est du Fragonard quintessencié, vous m^entendez bien, du Fragonard amoureux, subtil, enjoué, du Fragonard de petite maison.. du Fragonard di primo cartello. Ah! je gravirai souvent vos étages, mon ami, pour venir me repaître de nouveau de cette incomparable peinture des vierges du mal!...

J^épargnai au chevalier de nouvelles ascensions. Le Fragonard lui était envoyé dès le lendemain matin, avec un billet très catégorique lui garantissant Tusufruit de ce tableau et qui le mettait en situation d^ac-cepter le cadeau.

Il y a vingt ans de cela, hélas ! — Depuis lors, le pauvre vieux libertin s^en est allé faire la fatale enquête à laquelle nous sommes tous condamnés sur le paradis de Mahomet; il mourut un matin de novembre d^une incertaine maladie que dMndécis médecins étiquetèrent de noms différents et sans valeur : — la vérité, c^est qu'il était usé jusques à la trame et qu^il n'avait plus que faire ici-bas. Son testament me désignait pour héritier de son La Popelinière et de quelques autres de ses livres maudits; mais ma curiosité fut vite satisfaite; je conservai quelques années les précieuses reliques de ce pilier d'enfer, puis mon esthétique changea d'objet; mes goûts vagabonds ne s'accordaient plus avec la passion paisible et sédentaire des vrais bibliophiles. Mon cosmopolitisme épris de vie active, de plaisirs militants, d'idées générales, devint hostile aux habitudes casanières, et je me sentis peu à peu poussé, en regardant la carte du monde et la brièveté de la vie, à me défaire de mes livres et objets d'art. Le Tableau des mœurs du temps^ cédé à l'amiable et Sous le man-teauj fit panie d'un Grenier célèbre dans le monde des amis du bouquin ;

il devint la propriété d'un Toqué mort tout récemment, et à la vente duquel il fut acquis par un riche amateur bordelais, qui le possède sans doute encore à l'heure actuelle.

Le tableau des Frtcâfric«£ eut un sort moins agité; il est aujourd'hui «ccroché dans l'artistique demeure d'un de mes vieux amis d'enfance, très épris d'art ancien et qui fait profession du goût le plus délicat. M. Emile R..., directeur d'un grand théâtre parisien, est le possesseur de cette saphîque peinture qu'aucun musée public ne saurait exposer.

Livre et tableau, je l'avoue, ne m'ont point fait un grand vide ; la vie de certains hommes est trop remplie d'événements, de sensations pour qu'ils puissent regretter profondément le dépan des choses qui firent partie du décor de fond de leur jeunesse. La possession de tout bibelot cesse vite d'être une joie pour devenir une vanité superflue, mais je ne puis encore évoquer sans tristesse le souvenir du dernier roué de France, et l'ombre de cet inquiétant érotomane, le chevalier de Kérhany, se prolîle toujours en silhouette nettement accusée sur le transparent lumineux du passé. La mesquinerie et l'ignorance des hommes que l'on coudoie incessamment ne sert qu'à grandir dans notre esprit la valeur de ceux qui eurent le courage de leur originalité et qui s'en sont allés incompris, bafoués, ridiculisés par la multitude des imbéciles.

Pauvre chevalier! Pauvre vieux Céladon qui semblait échappé d'un roman d'Urfé revu et augmenté par de Sade !

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