À Pascaline,
À Mickaël,
avec mon affection
Il n’y a, à tout prendre, ni bons ni méchants, ni honnêtes gens ni filous, ni agneaux ni loups ; il n’y a que des gens punis et des gens impunis.
Si les obsèques de Marcel Péricourt furent perturbées et s’achevèrent même de façon franchement chaotique, du moins commencèrent-elles à l’heure. Dès le début de la matinée, le boulevard de Courcelles était fermé à la circulation. Rassemblée dans la cour, la musique de la garde républicaine bruissait des essais feutrés des instruments, tandis que les automobiles déversaient sur le trottoir ambassadeurs, parlementaires, généraux, délégations étrangères qui se saluaient gravement. Des académiciens passaient sous le grand dais noir à crépines d’argent portant le chiffre du défunt qui couvrait le large perron et suivaient les discrètes consignes du maître de cérémonie chargé d’ordonner toute cette foule dans l’attente de la levée du corps. On reconnaissait beaucoup de visages. Des funérailles de cette importance, c’était comme un mariage ducal ou la présentation d’une collection de Lucien Lelong, le lieu où il fallait se montrer quand on avait un certain rang.
Bien que très ébranlée par la mort de son père, Madeleine était partout, efficace et retenue, donnant des instructions discrètes, attentive aux moindres détails. Et d’autant plus soucieuse que le président de la République avait fait savoir qu’il viendrait en personne se recueillir devant la dépouille de « son ami Péricourt ». À partir de là, tout était devenu difficile, le protocole républicain était exigeant comme dans une monarchie. La maison Péricourt, envahie de fonctionnaires de la sécurité et de responsables de l’étiquette, n’avait plus connu un instant de repos. Sans compter la foule des ministres, des courtisans, des conseillers. Le chef de l’État était une sorte de navire de pêche suivi en permanence de nuées d’oiseaux qui se nourrissaient de son mouvement.
À l’heure prévue, Madeleine était en haut du perron, les mains gantées de noir sagement croisées devant elle.
La voiture arriva, la foule se tut, le président descendit, salua, monta les marches et pressa Madeleine un instant contre lui, sans un mot, les grands chagrins sont muets. Puis il fit un geste élégant et fataliste pour lui céder le passage vers la chapelle ardente.
La présence du président était plus qu’un témoignage d’amitié vis-à-vis du défunt banquier, c’était aussi un symbole. La circonstance, il est vrai, était exceptionnelle. Avec Marcel Péricourt, « un emblème de l’économie française vient de s’éteindre », avaient titré les journaux qui savaient encore se tenir. « Il aura survécu moins de sept ans au dramatique suicide de son fils Édouard… », avaient commenté les autres. Peu importe. Marcel Péricourt avait été un personnage central de la vie financière du pays et sa disparition, chacun le sentait confusément, signait un changement d’époque d’autant plus inquiétant que ces années trente s’ouvraient sur des perspectives plutôt sombres. La crise économique qui avait suivi la Grande Guerre ne s’était jamais refermée. La classe politique française, qui avait promis-juré la main sur le cœur, que l’Allemagne vaincue paierait jusqu’au dernier centime tout ce qu’elle avait détruit, avait été désavouée par les faits. Le pays, invité à attendre que l’on reconstruise des logements, qu’on refasse les routes, qu’on indemnise les infirmes, qu’on verse les pensions, qu’on génère des emplois, bref qu’il redevienne ce qu’il avait été — en mieux même, puisqu’on avait gagné la guerre —, le pays, donc, s’était résigné : ce miracle n’aurait jamais lieu, la France allait devoir se débrouiller toute seule.
Marcel Péricourt était justement un représentant de la France d’avant, celle qui avait autrefois conduit l’économie en bon père de famille. On ne savait pas exactement ce qu’on allait mener au cimetière, un important banquier français ou l’époque révolue qu’il incarnait.
Dans la chapelle ardente, Madeleine observa longuement le visage de son père. Depuis quelques mois, vieillir était devenu son activité principale. « Je dois me surveiller en permanence, disait-il, je crains de sentir le vieux, d’oublier mes mots ; j’ai peur de déranger, d’être surpris à parler tout seul, je m’espionne, ça me prend tout mon temps, c’est épuisant de vieillir… »
Dans l’armoire elle avait trouvé, sur un cintre, le plus récent de ses costumes, une chemise repassée, ses souliers parfaitement cirés. Tout était prêt.
La veille, M. Péricourt avait dîné avec elle et Paul, son petit-fils, un garçon de sept ans au joli visage, pâle de teint, timide et bègue. Mais, contrairement aux autres soirs, il ne s’était pas enquis auprès de lui de l’avancement de ses cours, de l’emploi du temps de sa journée, n’avait pas proposé de poursuivre leur partie de dames. Il était demeuré pensif, pas inquiet, non, rêveur presque, ce n’était pas dans ses habitudes ; il avait à peine touché à son assiette, se contentant de sourire pour montrer qu’il était là. Et comme le repas lui avait paru trop long, il avait plié sa serviette, je vais monter, avait-il dit, finissez sans moi, il avait serré la tête de Paul contre lui un instant, allez, dormez bien. Alors qu’il se plaignait souvent de ses douleurs, il avait marché vers l’escalier d’un pas souple. D’habitude, il quittait la salle à manger sur un « Soyez sages ». Ce soir-là, il oublia. Le lendemain, il était mort.
Tandis que dans la cour de l’hôtel particulier, le char funéraire avançait, tiré par deux chevaux caparaçonnés, que le maître de cérémonie rassemblait les proches, la famille, et veillait à la position de chacun dans l’ordre protocolaire, Madeleine et le président de la République se tenaient côte à côte, le regard fixé sur le cercueil de chêne où brillait une large croix d’argent.
Madeleine frissonna. Avait-elle fait le bon choix quelques mois plus tôt ?
Elle était célibataire. Divorcée, plus exactement, mais pour l’époque, c’était pareil. Son ex-mari, Henri d’Aulnay-Pradelle, croupissait en prison après un procès retentissant. Et cette situation de femme sans homme avait été un souci pour son père qui pensait à l’avenir. « On se remarie, à cet âge-là ! disait-il, une banque qui a des intérêts dans de nombreuses sociétés commerciales, ça n’est pas une affaire de femme. » Madeleine d’ailleurs fut d’accord, mais à une condition : un mari, passe encore, mais pas un homme, avec Henri, j’ai eu mon lot, merci bien, le mariage, soit, mais pour la bagatelle, il ne faudra pas compter sur moi. Quoiqu’elle ait souvent prétendu l’inverse, elle avait mis pas mal d’espoirs dans cette première union qui s’était révélée calamiteuse, alors maintenant, c’était clair, un conjoint éventuellement, mais rien de plus, d’autant qu’elle n’avait aucune intention de refaire des enfants, Paul suffisait largement à son bonheur. C’était l’automne précédent au moment où tout le monde se rendait compte que Marcel Péricourt ne ferait pas long feu. Il semblait prudent de prendre des mesures parce qu’il se passerait encore bien des années avant que son petit-fils, Paul le bègue, accède au gouvernail de l’entreprise familiale. Sans compter qu’on n’imaginait pas très bien cette succession, chez le petit Paul les mots peinaient à sortir, le plus souvent il renonçait à s’exprimer, trop difficile, vous parlez d’un dirigeant…
Gustave Joubert, le fondé de pouvoir de la Banque Péricourt, un veuf sans enfant, était alors apparu comme le parti idéal pour Madeleine. Cinquantenaire, économe, sérieux, organisé, maître de soi, anticipateur, on ne lui connaissait qu’une passion pour la mécanique, les voitures — il exécrait Benoist, mais adorait Charavel — et les avions — il détestait Blériot, mais vénérait Daurat.
M. Péricourt avait vigoureusement plaidé pour cette solution. Et Madeleine avait accepté, mais :
« Gustave, soyons clair, l’avait-elle prévenu. Vous êtes un homme, je ne m’opposerai pas à ce que vous… Enfin, vous voyez ce que je veux dire. Mais à condition que ce soit discret, je refuse d’être ridicule une seconde fois. »
Joubert avait compris cette exigence d’autant plus aisément que Madeleine lui parlait de besoins qu’il éprouvait rarement.
Mais voilà que, quelques semaines plus tard, elle avait soudain annoncé à son père et à Gustave que finalement ce mariage n’aurait pas lieu.
La nouvelle fit l’effet d’un coup de tonnerre. C’est peu dire que M. Péricourt s’était emporté contre sa fille dont les arguments étaient irrationnels : elle avait trente-six ans et Joubert cinquante et un, comme si elle le découvrait ! Et puis, n’était-ce pas au contraire une bonne chose qu’épouser un homme d’âge et de jugement ? Mais non, décidément, Madeleine « ne s’y faisait pas », à ce mariage.
Alors, c’était non.
Et elle avait fermé la porte à la discussion.
En d’autres temps, M. Péricourt ne se serait pas contenté d’une telle réponse, mais il était déjà bien fatigué. Il argumenta, insista, puis il céda, c’est à ce genre de renoncement qu’on se rendit compte qu’il n’était plus ce qu’il avait été.
Aujourd’hui, Madeleine se demandait avec inquiétude si elle avait pris la bonne décision.
À l’extérieur, toutes les activités étaient suspendues à la sortie du président de la chapelle ardente.
Dans la cour, les invités commençaient à compter les minutes, on était venu pour se montrer, on n’allait pas non plus y passer la journée. Le plus difficile n’était pas d’éviter le froid, c’était impossible, mais de trouver des subterfuges pour cacher son impatience d’en finir. Rien n’y faisait, même couverts, les oreilles, les mains, les nez se glaçaient, on tapait discrètement du pied, on commencerait à maudire le mort s’il tardait encore à sortir. On avait hâte que le cortège se mette en branle, au moins on marcherait.
La rumeur se répandit que le cercueil allait enfin descendre.
Dans la cour, le prêtre en chape noire et argent précéda les enfants de chœur en soutane violette et surplis blanc.
L’ordonnateur consulta discrètement sa montre, monta à pas comptés les marches du perron pour avoir une vue plus globale de la situation et chercha du regard ceux qui devraient, dans quelques minutes, conduire le cortège.
Tous étaient là, à l’exception du petit-fils du défunt.
Or il était prévu que le petit Paul figure en tête, auprès de sa mère, tous deux légèrement en avance sur le reste du convoi, c’est une image qui plaisait toujours beaucoup, un enfant derrière un corbillard. D’autant que celui-ci, avec son visage lunaire, ses yeux un peu cernés, donnait une impression de faiblesse qui ajouterait au spectacle une touche très émouvante.
Léonce, la dame de compagnie de Madeleine, s’approcha d’André Delcourt, le précepteur de Paul qui prenait fiévreusement des notes sur un petit calepin, et lui demanda de s’enquérir de son jeune élève. Il la regarda, offusqué.
— Mais, Léonce…! Vous voyez bien que je suis occupé !
Ils ne s’étaient jamais aimés, ces deux-là. Rivalité de domestiques.
— André, répondit-elle, vous serez sans doute un jour un grand journaliste, je n’en doute pas, mais pour l’heure vous n’êtes encore que précepteur. Alors, allez chercher Paul.
André, furieux, claqua son carnet sur sa cuisse, rempocha rageusement son crayon et, à grand renfort d’excuses et de sourires contrits autour de lui, tâcha de se frayer un chemin jusqu’à l’entrée.
Madeleine raccompagna le président dont la voiture traversa ensuite la cour, la foule s’écartait sur son passage comme s’il avait été le mort lui-même.
Accompagné par les roulements de tambour de la garde républicaine, le cercueil de Marcel Péricourt arriva enfin dans le vestibule. Les portes s’ouvrirent largement.
En l’absence de son oncle Charles qu’on n’avait trouvé nulle part, Madeleine, soutenue par Gustave Joubert, descendit les marches à la suite de la dépouille de son père. Léonce chercha du regard le petit Paul près de sa mère, mais il n’y était pas. André, qui était revenu, fit un geste d’impuissance.
Le cercueil, que tenait à bout de bras une délégation de l’École centrale des arts et manufactures, fut déposé sur le corbillard à claire-voie. On installa les couronnes et les gerbes. Un huissier s’avança, portant le coussin sur lequel était posée la grand-croix de la Légion d’honneur.
Au milieu de la cour, la foule des officiels fut soudain saisie d’un mouvement de tangage. Elle se creusa étrangement et parut même sur le point de se disperser.
Le cercueil et le corbillard n’étaient plus au centre des attentions.
Les regards étaient tournés vers la façade de l’immeuble. Un cri unanime s’étouffa.
Madeleine à son tour leva les yeux et entrouvrit la bouche : là-haut, au second étage, le petit Paul, sept ans, était debout sur l’appui de la fenêtre, les bras largement écartés. Face au vide.
Il portait son costume noir de cérémonie, mais la cravate avait été arrachée, sa chemise blanche était grande ouverte.
Tout le monde regardait en l’air comme si on assistait au lâcher d’un aérostat.
Paul plia légèrement les genoux.
Avant qu’on ait eu le temps de l’appeler, de courir, il lâcha les vantaux et se lança, accompagné par le hurlement de Madeleine.
Le corps de l’enfant, pendant sa chute, s’agita en tous sens, comme un oiseau atteint par un coup de fusil. Au terme d’une descente rapide et désordonnée, il tomba sur le grand dais noir où il disparut un court instant.
On retint un soupir de soulagement.
Mais le drap tendu le fit rebondir et il réapparut comme un diable sortant de sa boîte.
On le vit de nouveau s’élever dans les airs, passer par-dessus la courtine.
Et s’écraser sur le cercueil de son grand-père.
Dans la cour soudain silencieuse, le choc de son crâne sur le chêne, accompagné d’un bruit sourd, provoqua une secousse dans toutes les poitrines.
Tout le monde était sidéré, le temps s’arrêta.
Lorsqu’on se précipita vers lui, Paul était allongé sur le dos.
Du sang coulait de ses oreilles.
Le maître des cérémonies fut pris au dépourvu. Question obsèques, il en connaissait pourtant un rayon, il avait assuré l’enterrement d’un nombre incalculable d’académiciens, de quatre diplomates étrangers, il avait même enterré trois présidents en fonction ou retirés. Réputé pour son sang-froid, c’était un homme qui maîtrisait son affaire, mais ce môme qui venait s’écraser du deuxième étage sur le cercueil de son grand-père échappait à ses catégories. Que fallait-il faire ? On le vit les yeux perdus, les mains molles, à la dérive. Il faut l’avouer, il fut totalement dépassé. Il mourut d’ailleurs quelques semaines plus tard, c’était un peu le Vatel des pompes funèbres.
Le professeur Fournier fut le premier à se précipiter.
Il grimpa sur le char, écarta brutalement les couronnes qui chutèrent sur le pavé et, sans bousculer l’enfant, procéda à un rapide examen clinique.
Il avait du mérite parce que la foule avait commencé à réagir et faisait un tapage du diable. Ces gens endimanchés étaient redevenus des badauds frétillant de curiosité à la survenue d’un accident, c’étaient des Oh, des Ah, vous avez vu ? Et comment, c’est le fils Péricourt ! Non, pas possible, il est mort à Verdun ! Pas celui-là, l’autre, le petit ! Comment ça, par la fenêtre, il a sauté ? Il a glissé ? Moi, je pense qu’on l’a poussé… Oh, quand même ! Si, regardez, c’est encore ouvert, Ah, c’est vrai, bah merde alors, Michel, un peu de tenue s’il te plaît ! Chacun racontait ce qu’il venait de voir à d’autres qui avaient vu la même chose.
Au pied du char, agrippée à la ridelle en bois du corbillard dans laquelle ses ongles s’enfonçaient comme des griffes, Madeleine hurlait comme une damnée. Léonce tentait de la retenir par les épaules, en larmes elle aussi, personne n’y croyait, un enfant qui tombe ainsi de la fenêtre du deuxième, était-ce possible, mais il suffisait de lever le regard vers ces couronnes jetées en désordre pour apercevoir, malgré la foule, le corps de Paul allongé comme un gisant sur le cercueil en chêne et sur lequel le docteur Fournier était penché, cherchant les battements du cœur, des signes de respiration. Il se releva plein de sang, son smoking taché jusqu’au plastron, mais il ne regardait rien ni personne, il avait pris l’enfant dans ses bras et s’était relevé. Un photographe chanceux cueillit cette image qui ferait le tour du pays : debout sur le corbillard, près du cercueil de Marcel Péricourt, le professeur Fournier tenant entre ses bras un enfant qui pissait le sang par les oreilles.
On l’aida à descendre.
La foule s’écarta.
Le petit Paul contre lui, il courut entre les rangs, suivi d’une Madeleine paniquée.
Sur son passage, les commentaires cessaient, ce recueillement soudain était plus lugubre encore que les obsèques. Une voiture fut réquisitionnée, une Sizaire-Berwick appartenant à M. de Florange, dont l’épouse, à la portière, se tordait les mains parce qu’elle avait peur que le sang sur les banquettes, ça ne parte plus.
Fournier et Madeleine s’installèrent à l’arrière, le corps de l’enfant allongé en travers des jambes, mou comme un sac. Madeleine adressa un regard suppliant à Léonce et André. Si Léonce n’hésita pas une seconde, André, lui, tergiversa un instant. Il se retourna vers la cour, balaya rapidement le char avec les couronnes, le cercueil, les chevaux, les uniformes et les costumes… Puis il baissa la tête et monta en voiture. Les portières claquèrent.
On fila vers la Pitié.
Tout le monde était médusé. Les enfants de chœur s’étaient fait voler la vedette, leur curé visiblement n’y croyait plus ; la garde républicaine hésitait à entonner l’air sépulcral qui était au programme.
Et il y avait le problème du sang.
Parce que les obsèques, c’est bien joli, mais ça n’est jamais qu’un cercueil fermé, tandis que le sang, c’est organique, ça fait peur, ça renvoie à la douleur qui est pire que la mort. Or, du sang de Paul, il y en avait sur le pavé et jusque sur le trottoir, des gouttes qu’on suivait à la trace comme dans une cour de ferme. En les apercevant, on revoyait ce petit bonhomme avec les bras ballants, ça vous glaçait jusqu’aux os, après ça, assister sereinement à un enterrement qui n’est pas le vôtre…
Les employés de maison, croyant bien faire, jetèrent des poignées de sciure, effet garanti, chacun se mit à tousser, à regarder ailleurs.
Puis on s’avisa que l’on ne pouvait décemment pas conduire au cimetière le cercueil d’un homme dégoulinant du sang d’un jeune enfant. On chercha un drap noir, il n’y en avait pas. Un domestique, monté sur le char avec un seau d’eau chaude fumante, tentait de nettoyer à l’éponge le crucifix doré.
Gustave Joubert, homme de décision, ordonna alors que l’on décroche le grand rideau bleu de la bibliothèque de M. Péricourt. C’était un tissu lourd, occultant, que Madeleine avait fait poser pour que son père puisse se reposer en journée lorsque le soleil donnait sur la façade.
D’en bas, on vit, à la fenêtre d’où l’enfant s’était jeté quelques minutes plus tôt, des gens montés sur des escabeaux, les bras tendus vers le plafond.
Enfin, la pièce de drap, roulée à la hâte, fut descendue. On la déplia respectueusement sur la bière, mais ce n’était tout de même qu’un large rideau, ça donnait l’impression d’enterrer un homme en robe de chambre. D’autant qu’on n’avait pas réussi à défaire trois anneaux de cuivre qui, au moindre déplacement d’air, se mirent à cliqueter avec entêtement contre la paroi du cercueil…
On avait hâte que les choses reprennent leur cours normal d’obsèques officielles, c’est-à-dire anecdotiques.
Pendant le trajet, Paul, allongé en travers sur les genoux de sa mère qui sanglotait, ne bougea pas un cil. Son pouls était très lent. Le chauffeur klaxonnait en permanence, on était secoué comme dans une bétaillère. Léonce tenait le bras de Madeleine serré contre le sien. Le professeur Fournier avait roulé son écharpe blanche autour de la tête de l’enfant afin de contenir l’hémorragie, mais le sang ne cessait de gagner, il commença à goutter sur le sol.
André Delcourt, placé malencontreusement en face de Madeleine, détournait le regard autant que la situation le permettait, il avait le cœur pointu.
Madeleine l’avait rencontré dans une institution religieuse où elle projetait de faire entrer Paul quand il serait en âge. C’était un garçon grand et mince aux cheveux ondulés, une sorte de cliché de son époque, avec des yeux marron assez mornes, mais une bouche charnue et éloquente. Il était répétiteur de français, on disait qu’il parlait latin comme un ange et dépannait même en dessin quand il le fallait. Il était intarissable sur la Renaissance italienne qui était sa grande passion. Comme il se voulait poète, il se composait un regard fiévreux, adoptait des mines inspirées, tournait brutalement le visage sur le côté, ce qui, dans son esprit, indiquait qu’une pensée fulgurante venait de le visiter. Son carnet ne le quittait jamais, il le sortait à tout bout de champ, prenait des notes fébriles en se détournant et revenait à la conversation avec l’air de quelqu’un qui relève d’une douloureuse maladie.
Madeleine aima immédiatement ses joues creuses, ses longues mains et ce quelque chose de brûlant qui laissait présager des moments intenses. Elle qui ne voulait plus d’homme trouva à celui-ci un charme inattendu. Elle fit l’essai, André fit l’affaire.
Il fit même sacrément bien l’affaire.
Madeleine retrouva dans ses bras des souvenirs qui étaient loin d’être mauvais. Elle se sentit désirée, il était très gentil, même s’il mettait beaucoup de temps à passer à l’acte parce qu’il avait toujours des impressions à partager, des visions à expliciter, des idées à commenter, c’était un bavard qui récitait encore des vers en caleçon, mais qui se tenait bien au lit lorsqu’il se taisait. Les lecteurs qui connaissent Madeleine savent qu’elle n’avait jamais été bien jolie. Pas laide, plutôt banale, le genre qu’on ne remarque pas. Elle avait épousé un homme très beau qui ne l’avait jamais aimée ; aussi, avec André, découvrit-elle le bonheur d’être désirée. Et une dimension de la sexualité qu’elle n’avait jamais imaginée pour elle-même : plus âgée, elle se crut en devoir de faire les premiers pas, de montrer, d’expliquer par la pratique, bref, d’initier. C’était évidemment inutile, André, bien que poète maudit, avait fréquenté pas mal de lupanars, participé à quelques orgies au cours desquelles il avait fait preuve d’une grande ouverture d’esprit et d’une indiscutable capacité d’adaptation. Mais c’était aussi un garçon réaliste. Ayant compris que Madeleine, quoiqu’elle n’en eût pas tout à fait la compétence, raffolait de ce rôle d’initiatrice, il s’était vautré dans la situation avec un plaisir d’autant plus sincère qu’elle flattait chez lui un certain penchant à la passivité.
Leur relation était singulièrement compliquée par le fait qu’André logeait dans son institution où les visites étaient interdites. Ils eurent d’abord recours à une chambre d’hôtel où Madeleine se rendait en rasant les murs et sortait en baissant la tête, comme une voleuse dans un vaudeville. Elle remettait l’argent à André pour qu’il paye l’hôtelier, recourant à toutes sortes de stratagèmes pour le lui donner sans avoir l’impression de l’acheter, de s’offrir un homme. Elle laissa les billets sur la cheminée, mais ça faisait comme au bordel. Elle les glissa dans son veston, mais il ne les retrouvait, à la réception, qu’après avoir fouillé toutes les poches, merci pour la discrétion. Bref, il fallut trouver une autre solution, chose d’autant plus urgente que Madeleine ne s’était pas contentée de prendre un amant, elle était tombée amoureuse. André était à peu près tout ce que n’avait pas été son précédent mari. Cultivé, attentif, passif, mais vigoureux, disponible, jamais vulgaire, André Delcourt n’avait finalement qu’un seul défaut, il était pauvre. Non que cela eût de l’importance pour Madeleine, elle était riche pour deux, mais elle avait un rang à tenir, un père qui n’aurait pas vu d’un bon œil d’avoir pour gendre un garçon de dix ans moins âgé que sa fille et fondamentalement incapable d’entrer dans les affaires. Épouser André étant impensable, elle trouva une solution fonctionnelle : faire d’André le précepteur de Paul. L’enfant bénéficierait de cours sur mesure, dans une relation privilégiée avec son maître, et surtout il n’aurait pas besoin de se rendre dans une institution, les bruits qui couraient sur ce qui s’y passait — même dans les meilleurs établissements — lui faisaient terriblement peur, le clergé enseignant avait déjà, dans ce domaine, une solide réputation.
Bref, Madeleine n’en finissait pas de trouver des avantages à son stratagème.
André s’était donc installé en haut de l’hôtel particulier de la famille Péricourt.
Le petit Paul accueillit cette idée avec plaisir parce qu’il s’était imaginé avoir un compagnon de jeu. Il dut déchanter. Si tout se passa bien pendant quelques semaines, Paul se montra de moins en moins enthousiaste. Le latin, le français, l’histoire, la géographie, se disait Madeleine, personne n’aime ça, tous les enfants sont pareils, d’autant qu’André prenait sa tâche très au sérieux. La progressive désaffection de Paul pour ces cours particuliers n’entama pas l’engouement de Madeleine qui y trouvait bien des bénéfices : pour elle, c’étaient deux étages à grimper discrètement. Ou à descendre, parfois, pour André. Moyennant quoi, cette relation devint, dans la maison Péricourt, un secret de Polichinelle. Les domestiques s’amusaient à imiter le pas de leur patronne montant l’escalier de service en tapinois, en prenant des mines gourmandes. Lorsqu’ils mimaient André rebroussant chemin dans l’autre sens, ils le faisaient titubant et épuisé, on rigolait pas mal dans les cuisines.
Pour André qui se rêvait homme de lettres, qui s’imaginait passer par le journalisme, publier un premier livre, un second, recevoir un grand prix littéraire pourquoi pas, être l’amant de Madeleine Péricourt constituait un indiscutable atout, mais vraiment, cette chambre, en haut, juste sous les domestiques, était une humiliation insupportable. Il voyait bien que les femmes de chambre pouffaient, que le chauffeur souriait avec condescendance. D’une certaine manière, il était des leurs. Son service à lui était sexuel, mais c’était un service tout de même. Ce qui aurait été valorisant pour un danseur mondain était humiliant pour un poète.
Alors sortir de cette condition dégradante était devenu une urgence.
Voilà pourquoi il était si malheureux ce jour-là : les funérailles de M. Péricourt auraient dû être pour lui une grande circonstance parce que Madeleine avait fait appeler Jules Guilloteaux, le directeur du Soir de Paris, pour demander qu’André rédige le compte rendu des obsèques de son père.
Vous imaginez : un long article qui commencerait en première page ! Dans le quotidien le plus vendu à Paris !
André vivait cet enterrement depuis trois jours, il avait fait plusieurs fois à pied le parcours du corbillard. Il en avait même, par avance, écrit des passages entiers : « Les innombrables couronnes qui l’alourdissent donnent au char funéraire une allure majestueuse qui n’est pas sans rappeler la démarche calme et puissante que l’on connaissait à ce géant de l’économie française. Il est onze heures. Le cortège funèbre va s’ébranler. Sur le premier véhicule qui oscille sous le poids des hommages se distingue aisément la… »
Quelle aubaine ! Si cet article était un succès, peut-être serait-il embauché par le journal… Ah, gagner sa vie décemment, se libérer des obligations blessantes auxquelles il était contraint… Mieux : réussir, devenir riche et célèbre.
Et voilà que cet accident venait tout ruiner, le renvoyer sur la ligne de départ.
André regardait obstinément par la fenêtre pour ne pas accrocher du regard les yeux fermés de Paul, le visage en larmes de Madeleine, celui, fermé, tendu, de Léonce. Et cette flaque qui s’agrandissait sur le sol. Il avait pour l’enfant mort (ou quasiment, le corps était abandonné, la respiration ne se distinguait plus sous l’écharpe imbibée de sang) une peine qui lui broyait le cœur, mais comme il pensait aussi à lui, à tout ce qui venait de s’évanouir, ses espoirs, ses attentes, cette occasion manquée, il se mit à pleurer.
Madeleine lui prit la main.
Sur place, aux obsèques de son frère, Charles Péricourt se trouva donc être le dernier membre de la famille encore présent. On l’avait enfin déniché près du perron, entouré de « son harem », c’est ainsi qu’il appelait sa femme et ses deux filles, ça n’était pas un raffiné. Il pensait que son épouse, Hortense, n’aimait pas assez les hommes pour faire des garçons. Il avait deux filles montées en graine, aux jambes maigres, aux genoux cagneux et à l’acné épanouie, qui pouffaient de rire en permanence, ce qui les contraignait à masquer avec la main la denture épouvantable qui faisait le désespoir de leurs parents ; on aurait dit qu’à leur naissance, un dieu démoralisé avait balancé à chacune une poignée de dents dans la bouche, les dentistes étaient consternés ; sauf à tout éradiquer et à leur poser un râtelier dès la fin de leur croissance, elles étaient promises à vivre derrière un éventail toute leur vie. Il faudrait pas mal d’argent pour la clinique dentaire ou pour la dot qui en tiendrait lieu. Cette question hantait Charles comme une malédiction.
Un ventre lourd parce qu’il passait la moitié du temps à table, des cheveux blancs depuis toujours, peignés en arrière, des traits épais et un nez fort (le signe des caractères déterminés, soulignait-il), une moustache en tablier de sapeur, voilà Charles. Ajoutez à cela que depuis deux jours il pleurait la mort de son frère aîné, il avait le teint rouge et les yeux bouffis.
Dès qu’elles l’avaient aperçu sortant des toilettes, son épouse et ses filles s’étaient précipitées, mais, dans l’affolement, aucune ne parvint à lui décrire la situation de façon claire.
— Hein, quoi ? dit-il en se tournant en tous sens, comment ça, il a sauté, qui a sauté ?
Gustave Joubert écarta tout le monde d’une main calme et ferme, venez Charles, il le tint contre lui et, tout en marchant vers la cour, lui fit comprendre qu’il représentait maintenant la famille, ce qui lui conférait une certaine responsabilité.
Charles, égaré, regardait autour de lui, cherchant désespérément à saisir la situation qui n’avait rien à voir avec celle qu’il avait laissée en partant. L’excitation de la foule ne correspondait pas à celle d’un enterrement, ses filles piaillaient, les doigts en éventail devant la bouche, sa femme hoquetait de sanglots. Joubert le tenait par le bras, en l’absence de Madeleine, vous allez devoir conduire le cortège, Charles…
Or Charles était d’autant plus déboussolé qu’il faisait face à un douloureux cas de conscience. La mort de son frère lui causait une peine immense, mais elle survenait aussi à point nommé pour le sortir de très grosses difficultés personnelles.
Il n’était pas, on l’a compris, d’une intelligence supérieure, mais c’était un malin qui dans certaines circonstances pouvait puiser dans ses réserves une ruse inattendue qui laissait à son frère Marcel le temps de le tirer d’affaire.
En se tamponnant les yeux avec son mouchoir, il se haussa sur la pointe des pieds et, tandis qu’on achevait de tendre le rideau bleu sur le char, d’y redisposer les couronnes, que les enfants de chœur reprenaient leur place et que, pour meubler ces instants d’embarras, la musique entonnait une marche lente, il échappa à la poigne de Joubert, courut jusqu’à un homme qu’il saisit sous le bras par surprise, et c’est ainsi qu’au mépris de toute règle protocolaire Adrien Flocard, second conseiller du ministre des Travaux publics, se retrouva en tête de cortège entre le frère du défunt, sa femme Hortense, et ses filles Jacinthe et Rose.
Charles avait treize ans de moins que Marcel, c’est tout dire. Il avait toujours été un peu moins que son frère. Moins âgé, moins brillant, moins travailleur, partant, moins fortuné ; il était devenu député en 1906 grâce à l’argent de son aîné. « C’est que ça coûte un œil de se faire élire, commentait-il avec une naïveté confondante. C’est fou ce qu’il faut distribuer aux électeurs, aux journaux, aux confrères, aux concurrents… »
« Si tu te lances dans cette bataille, avait prévenu Marcel, pas question que tu échoues. Je ne veux pas qu’un Péricourt soit battu par un obscur candidat radical-socialiste ! »
L’élection s’était bien passée. Une fois élu, on bénéficiait de nombreux avantages, la République était bonne fille, pas regardante et même généreuse pour les roublards dans son genre.
Beaucoup de députés pensaient à leur circonscription, Charles, lui, ne pensait qu’à sa réélection. Grâce aux talents d’un généalogiste grassement payé, il avait exhumé de très anciennes et très vagues racines en Seine-et-Oise qu’il avait présentées comme séculaires et se disait, sans rire, enfant du terroir. Il n’avait strictement aucune qualité politique, sa mission consistait uniquement à complaire aux électeurs. Davantage par intuition que par réflexion, il avait choisi un domaine extrêmement populaire, susceptible de rassembler très au-delà de son camp, de satisfaire les riches comme les pauvres, les conservateurs comme les libéraux : la lutte contre l’impôt. Terrain fécond. Dès 1906 il avait tiré à boulets rouges contre le projet Caillaux d’impôt sur le revenu en soulignant que cela effrayait « ceux qui possèdent, ceux qui économisent, ceux qui travaillent ». Laborieux, il sillonnait sa circonscription chaque semaine, serrait les mains, tonnait contre « l’insupportable inquisition fiscale », présidait les remises de prix, les comices agricoles, les tournois sportifs et se montrait ponctuellement aux fêtes religieuses. Il tenait à jour des fiches cartonnées de différentes couleurs où il notait scrupuleusement tout ce qui pouvait avoir une importance pour sa réélection : personnalités locales, ambitions, habitudes sexuelles des uns et des autres, revenus, dettes et vices de ses opposants, anecdotes, rumeurs et d’une manière générale tout ce dont il pourrait se servir le moment venu. Il rédigeait des questions écrites à des ministres pour plaider les causes de ses administrés et parvenait deux fois par an à monter quelques minutes à la tribune de l’Assemblée pour y évoquer un problème intéressant sa circonscription. Ces interventions scrupuleusement mentionnées au Journal officiel lui permettaient de se représenter la tête haute devant ses électeurs en prouvant qu’il s’était mis en quatre pour eux, que personne n’aurait fait mieux.
Cette belle énergie n’aurait rien été sans l’argent. Il en fallait pour les affiches de campagne, pour les réunions, mais aussi, tout au long de la législature, pour dédommager les agents électoraux qui alimentaient son fichier, principalement des curés, des secrétaires de mairie et quelques cafetiers, et pour montrer à tout le monde qu’élire un frère de banquier présentait des avantages incomparables puisqu’il pouvait subventionner les clubs sportifs, offrir les livres des remises des prix, des lots aux tombolas, des drapeaux aux vétérans et procurer médailles et décorations de tous ordres à n’importe qui ou presque.
Feu Marcel Péricourt avait mis la main à la poche en 1906, en 1910 puis en 1914. Il avait pu faire une exception en 1919 parce que Charles, ayant été mobilisé dans un service d’intendance près de Chalon-sur-Saône, avait été porté sans efforts par l’immense vague dite « bleu horizon » qui avait amené à la Chambre pléthore d’anciens combattants.
La dernière fois, en 1924, pour assurer sa réélection, Marcel avait dû dépenser pour son frère beaucoup plus qu’auparavant, parce que le Cartel des gauches avait le vent en poupe et qu’un député de droite au bilan très mince était nettement plus difficile à faire élire que la fois précédente.
Ainsi, Marcel avait toujours tenu Charles et sa carrière à bout de bras. Et même mort, si les choses se passaient comme Charles l’espérait, il allait encore le tirer d’une situation assez catastrophique.
C’est justement de cela que Charles voulait s’entretenir sans tarder avec Adrien Flocard.
Le cortège venait de s’ébranler. Il se moucha bruyamment.
— Les architectes sont drôlement gourmands…, commença-t-il.
Le second conseiller (fonctionnaire jusque dans la moelle, allaité au Code civil, sur son lit de mort il réciterait la loi Roustan), le second conseiller, donc, fronça les sourcils. Le corbillard avançait avec une lenteur majestueuse. Tout le monde était encore sous le coup de l’émotion causée par la défenestration de Paul, émotion que Charles ne ressentait pas parce qu’il n’avait rien vu, mais aussi parce que, à cet instant, ses propres ennuis l’emportaient sur la mort de son frère et celle, éventuelle, de son jeune neveu.
Comme Flocard ne répondait pas à ses attentes, Charles, passablement énervé à la fois par ce qu’il pensait et par le manque de réaction du fonctionnaire ministériel, ajouta :
— Franchement, ils abusent de la situation, vous ne trouvez pas ?
Animé par son irritation, il s’était laissé distancer par le cercueil et dut accélérer le pas pour rejoindre son interlocuteur. Il commençait déjà à suffoquer, marcher ne lui était pas habituel. Il dodelinait de la tête… Si ça continue comme ça, se disait-il, à la nuit tombée, il n’y aura plus un seul Péricourt vivant à Paris !
L’indignation était le fond de son tempérament : selon lui, la vie n’avait jamais été équitable à son égard, la manière dont le monde tournait ne lui convenait jamais. Son histoire des HBM n’en était qu’une preuve supplémentaire.
Pour faire face à l’immense crise du logement qui frappait la capitale, le département de la Seine avait lancé un grand programme dit d’« habitations à bas prix ». Une aubaine pour les architectes, les entreprises de construction, les fabricants de matériaux. Et pour les politiciens qui régnaient en maîtres sur les autorisations, les concessions de terrains, les expropriations, les préemptions… Les commissions occultes et les dessous-de-table coulaient comme le vin au paradis et dans cette orgie secrète, mais abondante, Charles n’avait pas su éviter les éclaboussures. Membre du comité départemental d’attribution, il avait œuvré pour que l’entreprise Bousquet & Frères obtienne le superbe chantier de la rue des Colonies, un terrain de deux hectares où l’on pourrait construire une belle série d’immeubles pour les foyers modestes. Jusque-là, rien que de très ordinaire, Charles avait touché sa commission, comme tout un chacun. Mais il profita de l’aubaine pour prendre des intérêts dans les Sables et Ciments de Paris, important fabricant de matériaux qu’il avait ensuite imposé au candidat à la construction. À partir de quoi, finis les enveloppes mesquines et les pots-de-vin symboliques ! Avec des pourcentages sur les bois, les fers, les bétons, les charpentes, les goudrons, les enduits, les mortiers, Charles vit pleuvoir des sommes spectaculaires. Ses filles triplèrent leur garde-robe et les rendez-vous chez les dentistes, Hortense renouvela tout le mobilier, jusqu’aux tapis, et acheta un chien de concours hors de prix, un roquet hideux qui jappait en permanence sur des tons suraigus et qu’on retrouva mort sur la carpette, sans doute d’un arrêt cardiaque, la cuisinière le balança à la poubelle avec les épluchures et les arêtes de poisson. Quant à Charles, il offrit à sa maîtresse du moment, une actrice du boulevard spécialisée dans les parlementaires, une pierre grosse comme un grain de raisin.
L’existence de Charles s’élevait enfin à la hauteur de son estimation.
Mais, après cette embellie financière de près de deux ans, la vie se mit à le traiter de nouveau mal. Et même très mal.
— Tout de même, murmura Adrien Flocard, cet ouvrier a été très…
Charles ferma douloureusement les yeux. Oui, parce qu’à force de payer des commissions tous azimuts, les Sables et Ciments de Paris avaient dû, pour préserver leurs bénéfices, livrer des matériaux moins coûteux, des bois moins secs, des mortiers moins denses, des bétons moins armés. Un premier étage tout entier avait failli devenir le rez-de-chaussée, un maçon était passé à travers le plancher, on avait étayé en toute hâte. Et le chantier avait été arrêté.
— Une jambe cassée, quelques fractures ! plaida Charles. Ça n’est quand même pas une catastrophe nationale.
En fait, l’ouvrier était hospitalisé depuis huit semaines, on ne parvenait toujours pas à le faire tenir debout. Par bonheur, il s’agissait d’une famille modeste jusque dans ses exigences, on avait obtenu son silence pour une pincée de billets, pas de quoi fouetter un chat. Pour la modique somme de trente mille francs en espèces, les fonctionnaires de la société des HBM avaient conclu à la responsabilité involontaire de l’ouvrier hospitalisé et rouvert le chantier, mais ils n’avaient pas été suffisamment rapides pour empêcher les ronds dans l’eau de se propager jusqu’au ministère des Travaux publics où, quoique le responsable du service ait touché vingt mille francs, il n’avait pu bloquer la nomination de deux architectes qui réclamaient chacun vingt-cinq mille francs pour déclarer cet accident vraiment accidentel.
— Du côté de la Ville ou du ministère… vous pensez qu’on pourrait faire quelque chose ? Je veux dire…
Adrien Flocard voyait très bien ce que Charles voulait dire.
— Ça…, répondit-il évasivement.
L’histoire était pour le moment circonscrite à quelques fonctionnaires remplis de bonne volonté, mais les quelque cinquante mille francs dont Charles disposait avaient fondu et cette réponse floue de Flocard signifiait qu’avant le classement de l’affaire, d’autres intermédiaires évalueraient leur sens du devoir et leur intégrité républicaine à des sommes extravagantes. Pour étouffer le scandale, il faudrait distribuer au moins cinq fois plus d’enveloppes que d’habitude. Bon Dieu, tout ça tournait si bien !
— Il me faut juste un peu de temps. Rien d’autre. Une semaine ou deux, pas davantage.
Tous les espoirs de Charles se concentraient sur cette circonstance : dans quelques jours, le notaire allait procéder à la succession, donner sa part à Charles.
— On peut toujours gagner une semaine ou deux…, risqua Flocard.
— Bravo !
Avec ce qui lui reviendrait de son frère, il payerait ce qu’on lui réclamait et voilà tout.
Les affaires reprendraient comme avant, il laisserait ce détestable souvenir loin derrière lui.
Une semaine ou deux.
Charles se remit à pleurer. Décidément, il avait eu le meilleur frère qu’on puisse imaginer.
À l’arrivée dans la cour de la Pitié, Madeleine courut derrière le médecin en serrant la main morte de son petit garçon. On prit des précautions infinies pour allonger l’enfant sur un chariot.
Sans attendre, le professeur Fournier le fit emporter à la salle d’examen où sa mère ne fut pas autorisée à pénétrer. La dernière chose qu’elle vit, c’est le crâne de Paul et ces mèches folles dont elle se plaignait toujours, impossible de les discipliner.
Elle rejoignit Léonce et André, muets tous les deux.
C’est la stupeur qui dominait.
— Enfin…, demanda-t-elle, comment ça a pu arriver ?
Léonce fut déroutée par cette question. Il suffisait de se souvenir de l’événement pour comprendre « comment » c’était arrivé, or, visiblement, Madeleine n’en était pas encore là. Elle fixa André avec insistance. N’était-ce pas à lui que revenait la mission d’expliquer les choses à Madeleine ? Mais si le jeune homme était physiquement présent, son esprit était ailleurs, il s’échappait, l’atmosphère de l’hôpital devait le mettre mal à l’aise.
— Il y avait quelqu’un d’autre à l’étage ? insista Madeleine.
C’était difficile à dire. La maison Péricourt comprenait une domesticité nombreuse, à quoi il fallait ajouter des extras embauchés pour la journée. Avait-on poussé Paul ? Qui cela pouvait-il être ? Un domestique ? Et pourquoi aurait-on fait une chose pareille ?
Madeleine n’entendit pas l’infirmière venue l’informer qu’une chambre était à sa disposition au second étage. Spartiate : un lit, une commode, une chaise, on se sentait plus au cloître qu’à l’hôpital. André resta debout à regarder par la fenêtre les automobiles et les ambulances qui allaient et venaient dans la cour. Léonce obtint que Madeleine s’allonge sur le lit où elle continua de sangloter. Elle-même prit place sur la chaise et lui tint la main jusqu’à l’arrivée du professeur, dont l’entrée saisit Madeleine comme une décharge électrique.
Elle se précipita.
Il portait maintenant une tenue de médecin, mais il avait conservé son col cassé, ce qui lui donnait une allure de curé de campagne égaré à l’hôpital. Il s’assit sur le bord du lit.
— Paul est vivant.
Paradoxalement, chacun sentit que ce n’était pas absolument une bonne nouvelle, qu’il y avait autre chose à entendre à quoi il fallait se préparer.
— Il est plongé dans le coma. Nous pensons qu’il en sortira dans les heures qui viennent. Je ne peux pas vous le garantir totalement, mais voyez-vous, Madeleine, ensuite, il faut vous attendre à une situation… pénible.
Elle approuvait de la tête, impatiente qu’on lui explique enfin ce qu’elle devait savoir.
— Très pénible, répéta Fournier.
Madeleine ferma alors les yeux et s’évanouit.
Le cortège faisait beaucoup d’effet. Le corbillard se déplaçait avec une lenteur exaspérante pour les participants, mais, sur les trottoirs, les badauds admiratifs ne manquaient pas de s’arrêter sur son passage. Ils tiquaient néanmoins lorsque le char arrivait à leur hauteur. Ce grand rideau de chambre qui, sous la lumière du jour, apparaissait d’un bleu un peu primesautier pour la circonstance, les gerbes entassées sur le cercueil qui semblaient avoir autant souffert que le défunt, le cliquetis des anneaux contre le corbillard, tout cela donnait à la manifestation un caractère approximatif que Gustave Joubert était le premier à déplorer.
Il marchait au deuxième rang, suivant à quelques mètres Charles et Hortense Péricourt, et leurs jumelles dégingandées qui se poussaient du coude. Même Adrien Flocard, qui pourtant ne pesait rien dans cette circonstance, était placé devant lui parce que Charles avait profité de l’occasion pour l’entretenir de son affaire dont Gustave, évidemment, savait tout. Gustave savait presque tout sur presque tout le monde, sur ce plan, il était un banquier exemplaire.
Grand et mince, des traits anguleux, des épaules larges au-dessus d’une poitrine creuse, c’était un homme tout en os, totalement investi dans sa mission qu’il considérait comme un sacerdoce, tout à fait le genre qu’on imagine en uniforme de garde suisse. Il avait des yeux clairs aigue-marine qui, cillant rarement, pouvaient vous mettre très mal à l’aise lorsqu’ils se portaient sur vous avec insistance. On aurait dit un inquisiteur du Moyen Âge. Il s’exprimait bien, quoiqu’il ne fût pas d’un naturel bavard. C’était un être à l’imagination restreinte, mais d’une grande solidité de caractère.
Le patron l’avait embauché à la sortie de l’École centrale d’où il était lui-même issu, il avait toujours cherché là ses collaborateurs. Gustave Joubert avait manqué de très peu de sortir premier de sa promotion, il était très doué en mathématiques et en physique. À l’exception des années de guerre où il avait été mobilisé à l’état-major parce qu’il parlait couramment l’anglais, l’allemand et l’italien, Joubert avait fait toute sa carrière dans le groupe Péricourt. Sérieux, immense travailleur, calculateur et sans états d’âme excessifs, parfaitement programmé pour devenir banquier, il avait rapidement gravi tous les échelons. La confiance de M. Péricourt lui avait été sans cesse renouvelée jusqu’à cette année 1909 où il avait été promu directeur général du groupe et fondé de pouvoir de la banque.
Il avait souvent conduit les affaires lorsque son patron, après la mort de son fils en 1920, avait commencé à décliner. Depuis deux ans, M. Péricourt avait même lâché les rênes et Joubert bénéficiait d’une délégation à peu près totale.
Lorsque, un an plus tôt, M. Péricourt avait évoqué la possibilité d’un mariage avec sa fille unique, Gustave Joubert avait hoché la tête comme devant une décision du conseil d’administration, mais en réalité, derrière la distance apparente, il ressentait une immense joie. Mieux, une fierté.
Monté, comme on dit, à la force du poignet jusqu’au sommet de la hiérarchie bancaire, respecté dans le monde des affaires, il ne lui manquait qu’une chose : la fortune. Trop scrupuleux pour s’enrichir lui-même, il s’était toujours contenté d’un train de vie rendu très confortable par son salaire et de quelques avantages secondaires qui n’avaient rien d’extravagant, un appartement bourgeois et une passion pour la mécanique qui le faisait changer de voiture plus souvent qu’à son tour, rien d’exorbitant.
Beaucoup de ses amis de promotion avaient réussi dans les affaires, mais à titre personnel. Ils avaient repris et développé une entreprise familiale, ou créé une industrie devenue prospère, fait des mariages avantageux, lui n’avait réussi que par délégation. À la proposition inattendue d’épouser Madeleine Péricourt, quelque chose se déclencha dont il n’avait jamais eu conscience : il avait consacré sa vie à cette banque et attendait depuis longtemps un geste de gratitude proportionnel à son engagement et aux services rendus, geste qui n’était jamais venu. M. Péricourt, qui avait toujours retardé le moment de la reconnaissance, venait de trouver là le moyen de le faire.
La nouvelle n’était pas encore officielle que déjà tout Paris bruissait des échos de cette union à venir. Les actions de la banque familiale gagnèrent quelques points, signe que Gustave Joubert était considéré comme un choix responsable par le marché. Il avait senti autour de sa personne le délicieux air frais que provoque la rumeur jalouse.
Dans les semaines qui suivirent, Gustave commença à regarder l’hôtel particulier de la famille Péricourt d’un autre œil. Il s’imagina chez lui dans les fauteuils de la bibliothèque, dans la vaste salle à manger où il avait tant de fois dîné en compagnie de son patron. Et après tant d’années d’efforts désintéressés, ça ne lui sembla en rien immérité.
Il tira des plans sur la comète. Le soir, en se couchant, il réorganisait, planifiait. Et d’abord, finis les dîners chez Voisin, le restaurant où M. Péricourt avait ses habitudes, on recevrait « à la maison ». Il pensait déjà à quelques jeunes chefs qu’il pourrait débaucher, songeait à créer une cave digne de ce nom. Sa table deviendrait l’une des meilleures de Paris. Grâce à quoi, on se presserait chez lui, il n’aurait qu’à prélever parmi les innombrables candidats à ses soirées ceux que ses affaires rendraient les plus utiles. Ainsi la subtilité gastronomique et l’élégance sans ostentation de l’accueil serviraient de levier à la réussite de la banque dont Joubert ambitionnait de faire l’une des plus importantes du pays. Aujourd’hui, il fallait s’adapter, développer des produits financiers originaux, se montrer créatif, bref, inventer le modèle de la banque moderne dont la France avait besoin. Il n’imaginait pas le petit Paul prendre un jour la succession de son grand-père, un bègue présidant aux conseils d’administration serait désastreux pour les affaires. Gustave ferait comme M. Péricourt lui-même et saurait se trouver, en son temps, un dauphin à la hauteur de la réussite qu’il augurait pour le groupe familial.
Comme on voit, il se sentait l’homme de la situation.
Aussi, lorsque, sans le moindre signe avant-coureur, Madeleine avait soudain annoncé que ce mariage n’aurait pas lieu, Joubert était-il brutalement retombé sur terre.
L’idée qu’elle puisse annuler leur projet du seul fait qu’elle couchait avec ce petit répétiteur de français lui avait semblé totalement irrationnelle. Qu’elle prenne les amants qu’elle voulait, en quoi cela mettait-il en péril leur mariage ? Il était tout à fait disposé à composer avec les relations extraconjugales de son épouse, si on s’arrêtait à pareilles considérations, que deviendrait le monde ! Mais il n’avait rien dit, il craignait, évoquant ainsi sa « vie de femme », même à mots couverts, qu’elle interprète cela comme un manque de respect, courir le risque de se voir confirmé dans son infortune et ajouter le ridicule à l’humiliation.
En fait, c’est l’ombre d’Henri d’Aulnay-Pradelle, l’ancien mari de Madeleine, qui planait sur toute cette histoire. Nerveux, conquérant, viril, séducteur, autoritaire, cynique, sans scrupules (oui, je sais, ça fait beaucoup, mais ceux qui l’ont connu vous diront qu’il n’y a rien d’exagéré dans ce portrait), il avait eu autant de maîtresses qu’il y a de jours dans l’année. Gustave l’avait compris un jour que, quittant le bureau de son patron, il avait surpris quelques mots d’une conversation avec Léonce Picard où Madeleine expliquait combien, naguère, elle avait souffert :
« Je ne veux pas faire la même chose à Gustave, le rendre à son tour la risée de tout Paris. On peut faire souffrir quelqu’un qu’on aime, mais quelqu’un qu’on n’aime pas… Non, c’est bas. »
Une fois sa décision annoncée à son père, Madeleine s’était sentie obligée de dire quelque chose à Joubert :
« Gustave, je vous assure, ne voyez rien de personnel là-dedans. Vous êtes un homme tout à fait… »
Là, le mot ne lui était pas venu.
« Ce que je veux dire, c’est… Ne le prenez pas pour vous. »
Il avait eu envie de répondre : Je ne le prends pas pour moi, je le prends contre moi, mais il s’était abstenu. Il avait simplement fixé Madeleine puis s’était incliné comme il l’avait fait toute sa vie. Il fit ce que n’importe quel gentleman aurait fait en pareille circonstance, mais ressentit ce revirement comme un affront.
Sa condition de fondé de pouvoir lui apparut soudain étriquée. Il ne tarda pas à sentir les regards goguenards autour de lui. Le délicieux vent frais de la rumeur avait cédé à des silences ironiques, à des sous-entendus narquois.
M. Péricourt lui attribua la vice-présidence de plusieurs sociétés appartenant au groupe, Gustave remercia, mais considéra ces nominations comme des dommages-intérêts mal proportionnés à la perte qu’il venait de subir. Il se souvint d’une lecture de jeunesse et de l’amertume de d’Artagnan à qui le Cardinal avait promis le brevet de capitaine et qui était resté lieutenant.
Trois jours plus tôt, lors de la mise en bière de son ancien patron, il s’était tenu près de Madeleine, légèrement en retrait, comme un majordome. Il suffisait de l’observer pour avoir une idée assez exacte de ses sentiments intimes et percevoir cette raideur, cette tension qu’on rencontre dans les colères à combustion lente qui sont pires encore chez les animaux à sang froid.
Lorsque le cortège atteignit le boulevard Malesherbes, une pluie glaciale se mit à tomber. Gustave ouvrit son parapluie.
Charles se retourna, vit Joubert, tendit le bras et, avec un geste d’excuse qui désignait ses filles, saisit le parapluie.
Les deux adolescentes se tinrent alors étroitement serrées, à l’abri contre leur père. Hortense, piétinant, frigorifiée, tentait de voler quelques centimètres de protection.
Gustave, lui, poursuivit sa marche vers le cimetière la tête nue. La pluie ne tarda pas à redoubler.
Commotionnée, inconsciente, Madeleine dut être hospitalisée à son tour. Si l’on exceptait la branche de Charles, la moitié de la famille Péricourt était à l’hôpital, l’autre moitié au cimetière.
C’était, somme toute, un retournement de situation tout à fait en phase avec l’époque. En quelques heures, une famille riche et respectée venait de connaître la mort de son patriarche et la chute prématurée de son unique descendant mâle, des esprits défaitistes auraient pu y voir l’expression d’une prophétie. Il y avait là matière à conjectures pour un homme intelligent et cultivé comme André Delcourt, sauf que celui-ci, passé l’épouvantable choc qu’avait provoqué en lui la chute du petit Paul, ruminait sa folle déception. Son article relatant les obsèques de Marcel Péricourt, son espoir de réussite, tout était à l’eau. De quoi philosopher longuement sur le hasard, la destinée, la fatalité, la contingence, lui qui adorait les grands mots aurait dû se sentir à son affaire, mais il ne ressassait que des perspectives déprimantes.
Enfin, l’enfant, sorti vivant de dix heures de coma, fut ramené dans la chambre en milieu de soirée sanglé dans une sorte de camisole rigide qui lui montait jusqu’au menton.
Quelqu’un devait le veiller. André se porta volontaire. Léonce retourna chez les Péricourt chercher des vêtements de rechange et se refaire une beauté.
La pièce comportait maintenant deux lits, celui où reposait Paul, inconscient, et, à quelques centimètres, celui où l’on avait installé une Madeleine anesthésiée par les médicaments, mais qui ne cessait de s’agiter, de se retourner, en proie à des cauchemars qui la faisaient marmonner dans son sommeil.
André s’assit et continua à broyer du noir. L’immobilité de ces deux corps le mettait mal à l’aise, cet enfant en état végétatif lui faisait peur. Et, d’une certaine façon, il lui en voulait.
Le lecteur imagine sans peine ce que la perspective de chroniquer les obsèques d’une gloire nationale avait représenté pour lui et de quel poids pesait maintenant l’impossibilité de le faire. À cause de Paul. De cet enfant à qui tout avait été donné en héritage. À qui il avait dispensé, sans compter, des soins quasiment paternels.
Certes, il avait été un précepteur exigeant et Paul devait parfois trouver le joug un peu pesant, mais c’est le cas de tous les écoliers, lui-même, André, avait connu mille fois pire à l’institution Saint-Eustache, il n’en était pas mort. Il s’était jeté avec enthousiasme dans cette mission qui consistait non à éduquer un enfant, mais à le construire. Tout ce qu’il savait, il avait eu à cœur de le lui transmettre. Un enfant, disait-il souvent, est comme un bloc de pierre dont l’enseignant est le sculpteur. André était arrivé à des résultats qui avaient largement récompensé ses efforts. Ainsi pour le bégaiement. Il restait bien des choses à faire, mais Paul parlait de mieux en mieux, indiscutablement. De même pour sa main droite. Ce n’était pas encore la main parfaite, mais grâce à de la discipline, de la concentration, Paul parvenait à des résultats tangibles et encourageants. L’un enseignait, l’autre apprenait, ce n’était pas un chemin toujours facile, tant s’en faut, mais André et Paul étaient devenus, oui, cela le touchait de le penser maintenant, des amis.
André en voulait à son élève parce qu’il ne comprenait pas son geste. Que la mort de son grand-père ait été un chagrin immense, il le savait, mais pourquoi n’était-il pas venu lui parler ? J’aurais trouvé les mots, se disait-il.
Il était vingt-deux heures. Seuls les candélabres disséminés de loin en loin dans la cour apportaient à la pièce une lueur pâle, jaunâtre et floue.
André ressassait son échec lorsqu’il se demanda si réellement il ne lui restait pas encore l’ombre d’une chance. Pouvait-il écrire un article alors qu’il n’avait pas assisté aux obsèques ?
C’était une gageure, évidemment, mais en regardant Paul allongé sur son lit, il s’interrogea. Ne serait-ce pas une marque de fidélité et de confiance dans l’avenir que de s’efforcer tout de même de rédiger cet article ? Paul ne serait-il pas fier, en revenant à la vie, de découvrir le nom de son ami André Delcourt au bas d’une page du Soir de Paris ?
Se poser la question, c’était déjà y répondre.
Il se leva, traversa la chambre sur la pointe des pieds et se rendit auprès de l’infirmière de garde, une grosse femme qui dormait sur une chaise en rotin et se réveilla en sursaut, hein, quoi, du papier ? Son regard tomba sur le joli sourire d’André, elle déchira une dizaine de pages d’un registre hospitalier, lui tendit deux des trois crayons dont elle disposait et se rendormit sur un rêve de jeune homme.
À son retour, la première chose qu’il vit, ce furent les yeux grands ouverts de Paul, brillants et fixes. Il en fut vivement impressionné. Il hésita. Devait-il s’approcher ? Dire un mot ? Il ne savait comment se comporter et comprit qu’il serait incapable de faire un pas. Il reprit sa place.
Le papier posé sur une cuisse, il sortit le carnet sur lequel il avait déjà pris tant de notes et se lança. C’était un exercice difficile, il n’avait vu que le début, que s’était-il passé après son départ ? Les journalistes qui couvraient l’événement fourniraient sur la suite de la cérémonie des détails précis et sensationnels dont il était privé. Il choisit donc un tout autre angle : le lyrisme. Il écrivait pour le Soir de Paris et s’adressait à une clientèle populaire qui serait flattée par un article délibérément littéraire.
Ses papiers froissés, raturés, pliés ne furent bientôt plus lisibles, aussi, vers trois heures du matin, excité comme jamais, retourna-t-il au guichet pour solliciter de nouveau quelques feuilles, que cette fois l’infirmière, exaspérée d’être réveillée, lui jeta quasiment à la figure. Il n’y prêta pas attention, il avait de quoi recopier son article, en équilibre sur une cuisse.
C’est alors qu’il s’avisa de l’œil toujours fixe et luisant du petit Paul pointé dans sa direction. Il se tourna sur sa chaise de manière à ne plus avoir dans son champ de vision le visage étrangement blanc de cet enfant sanglé de la tête aux pieds et raide comme un passe-lacet.
Vers sept heures du matin, lorsque Léonce revint pour le remplacer, au lieu de rentrer chez lui, il attrapa un taxi et se fit conduire à la rédaction du journal.
Jules Guilloteaux arriva, comme à son habitude, à sept heures quarante-cinq.
— Eh ben… qu’est-ce que vous faites là, vous ?
André tendit ses feuillets que le directeur eut du mal à saisir parce qu’il avait déjà dans les mains d’autres feuilles rédigées d’une large écriture conquérante.
— C’est que… je vous ai remplacé, moi !
Il était désolé, mais aussi intrigué. Comment Delcourt pouvait-il avoir écrit un compte rendu alors qu’il avait été emporté avant le départ du convoi et qu’on ne l’avait plus revu ? Au cours de sa carrière, il en avait connu des situations étranges, loufoques. Mais celle-ci figurerait en bonne place dans le répertoire d’anecdotes grâce auxquelles il était un héros des dîners en ville, allez, cher monsieur Guilloteaux, vous avez bien une nouvelle histoire à nous conter, il se faisait prier comme une vieille cocotte, enfin, Jules, insistait la maîtresse de maison, alors il se raclait la gorge, celle-ci est absolument confidentielle, les convives fermaient les yeux, avides déjà de colporter ce qu’ils entendraient, eh bien, c’était le lendemain des obsèques de ce pauvre Marcel Péricourt…
— Bon, bon…, dit-il en ouvrant la porte. Entrez…
Sans prendre le temps de retirer son pardessus, il s’assit et posa sur son bureau côte à côte l’article qu’il avait en main et celui d’André qui, pour masquer sa nervosité, regardait distraitement le décor avec l’air détaché de quelqu’un qui n’est pas vraiment là, qui songe à tout autre chose.
Le directeur lut les deux textes l’un à la suite de l’autre.
Puis il relut, plus lentement, celui d’André intitulé : « Les magnifiques obsèques de Marcel Péricourt assombries par un terrible drame » et sous-titré : « Au départ du cortège funèbre, le petit-fils du défunt chute du second étage de la maison familiale ».
Son article commençait par une cérémonie mortuaire décrite avec la grandiloquence d’usage (« Le président de la République, se plaçant respectueusement dans l’ombre tutélaire de ce parangon de l’économie que fut Marcel Péricourt… »), il se poursuivait par un fait divers inattendu, dont la surprise était admirablement ménagée (« Tout le monde fut saisi par la vision de cet enfant dont la chemise blanche largement ouverte soulignait l’innocence et la candeur… ») et il basculait d’un coup vers un mélodrame familial (« Cet accident inimaginable qui allait plonger une mère dans le désespoir, la famille dans la stupéfaction et l’assistance entière dans la plus profonde compassion »).
Rompant avec le compte rendu traditionnel, André livrait une tragédie en trois actes pleine d’émotion, de surprises, de commisération. Sous sa plume, il n’y avait rien de plus vivant que ces obsèques. Ce jeune homme disposait, selon le credo de Jules Guilloteaux, des deux qualités indispensables au métier de journaliste : être capable de discourir sur un sujet auquel on ne connaît rien et décrire un événement auquel on n’a pas assisté.
Il leva les yeux, reposa ses lunettes, claqua des lèvres. Il était très embêté.
— Le vôtre est meilleur, mon vieux… Bien meilleur ! Du nerf, du style… Franchement, je l’aurais bien pris, mais…
André était catastrophé. Guilloteaux, mais André ne le savait pas encore, était célèbre pour une pingrerie maladive dont on trouvait peu d’équivalent.
— C’est que j’ai embauché quelqu’un d’autre, moi ! Il faut comprendre, mon vieux, vous aviez disparu et j’avais besoin d’un article ! Que maintenant je dois payer… Et donc…
Il replia ses lunettes, tendit à André son papier. La situation était claire.
— Je l’offre au Soir de Paris, déclara André. Publiez-le, il est à vous.
Le directeur, fair-play, accepta, alors si c’est comme ça, je veux bien.
André Delcourt venait d’entrer dans le journalisme.
Dès son réveil, Madeleine aperçut le lit de Paul, elle se précipita.
Elle l’aurait volontiers serré contre elle tant elle était heureuse de le retrouver, mais elle fut arrêtée d’abord par la vision de la camisole dans laquelle il était ligoté, et surtout par son regard. L’enfant n’était pas allongé, il gisait, les yeux grands ouverts, il n’était même pas possible de savoir s’il entendait, comprenait ce qui se passait autour de lui.
Léonce écarta les bras, impuissante. Depuis qu’elle était arrivée, il était ainsi, il n’avait pas bougé…
Madeleine commença à parler à Paul avec une fébrilité presque exubérante.
C’est dans cet état d’euphorie mêlée d’angoisse que le professeur Fournier la trouva. Il prit une profonde inspiration, tenta d’attirer son attention, c’était peine perdue, la jeune mère tenait serrée la main de son fils qui dépassait de la combinaison amidonnée.
Il défit alors un à un les doigts entremêlés et contraignit Madeleine à se tourner vers lui.
— La radio, commença-t-il en parlant lentement comme s’il s’adressait à une sourde, ce qui n’était pas loin de la réalité, la radio montre que Paul s’est brisé la colonne vertébrale.
— Il est vivant ! dit Madeleine.
C’était pénible pour le médecin, la nouvelle n’était déjà pas facile à annoncer.
— La moelle épinière a été lésée.
Madeleine fronça les sourcils et regarda le professeur Fournier comme quelqu’un qui cherche la solution d’une charade. Soudain, elle trouva :
— Vous allez l’opérer et… oh ! Il faut se préparer à une opération longue, c’est cela ? Difficile, sans doute…
Madeleine hochait la tête, je comprends, il faudra beaucoup de temps pour que Paul redevienne ce qu’il était, forcément.
— Nous n’allons pas l’opérer, Madeleine. Parce qu’il n’y a rien à faire. Ces lésions sont irréversibles.
Madeleine ouvrit la bouche sur un mot qui ne vint pas. Fournier se recula.
— Paul est maintenant paraplégique.
Le mot n’eut pas l’effet escompté. Madeleine continuait de le regarder, attendant la suite : et…?
Le concept de « paraplégique » était abstrait… Bien, se dit Fournier, allons-y :
— Madeleine… Paul est paralysé. Il ne marchera plus jamais.
Sur Paris, le froid était brusquement retombé. La ville était surplombée par un ciel laiteux dont il avait été difficile de percer les intentions jusqu’au retour d’une pluie glaciale et pénétrante.
Le bureau de maître Lecerf, plongé dans la pénombre, fut éclairé, on secoua les manteaux avant de les accrocher au perroquet, on s’installa.
Hortense avait tenu à être présente, aux côtés de son époux. Cette femme brève de seins, de fesses et d’esprit considérait Charles comme un être prodigieux. Rien n’était jamais venu corroborer l’opinion surévaluée qu’elle avait de lui, mais elle continuait de nourrir à son égard une admiration sans bornes décuplée par le fait qu’elle avait détesté son beau-frère, Marcel, qui, selon elle, avait toujours voulu brider son cadet par pure jalousie. Si Charles avait si bien réussi, ce n’était pas grâce à son frère aîné, mais malgré lui. Plus encore que les obsèques, l’ouverture du testament signait la mort définitive de Marcel Péricourt, cette vieille carne, elle n’aurait manqué l’événement pour rien au monde.
Charles et Hortense figuraient donc au premier rang et Joubert, dont la place aurait dû être derrière, était à leurs côtés parce qu’il représentait Madeleine qui avait refusé de quitter l’hôpital.
Les nouvelles du petit Paul n’étaient pas bonnes. Il était sorti du coma, mais Gustave, qui s’était rendu brièvement à son chevet, l’avait trouvé franchement cadavérique, la situation n’avait rien d’encourageant. Représenter Madeleine dans un moment aussi capital démontrait clairement que sa place comme époux n’aurait pas été usurpée.
À l’autre extrémité de la rangée, Léonce Picard, plus ravissante que jamais derrière une voilette parme, avait sobrement croisé les mains sur ses genoux. Elle représentait Paul. Dieu que cette fille était belle. À l’exception de Gustave qui était un pur esprit, chacun, dans le bureau, en était électrisé ou, comme Hortense, incommodé.
L’introduction de maître Lecerf, mêlant considérations juridiques et souvenirs personnels, dura plus de vingt minutes. Il savait d’expérience que jamais personne n’ose interrompre un notaire dans une pareille circonstance, les auditeurs ont souvent peur qu’un comportement déplacé leur porte malheur, ça n’est vraiment pas le moment de courir des risques.
Chacun prenait donc son mal en patience et songeait à autre chose.
Hortense pensait à ses ovaires, douloureux depuis toujours, le médecin lui causait des élancements atroces à chaque examen, elle entendait toutes sortes d’histoires à ce sujet, elle en tremblait de la tête aux pieds et haïssait son ventre, il ne lui avait valu que des ennuis.
Charles, lui, revoyait le visage de fouine d’un petit fonctionnaire du ministère des Travaux publics disant : « Ce que vous me demandez, c’est très compliqué, monsieur le député… » Il avait désigné la porte du bureau voisin en chuchotant : « L’autre, là, il est gourmand, vous n’imaginez pas… Un insatiable… » Vivement qu’on s’en sorte, pensait Charles en tapant légèrement du pied.
Léonce se demandait avec curiosité de quelles sommes sans doute astronomiques on allait parler. Elle aimait beaucoup Madeleine, mais il fallait bien convenir qu’il est pénible de vivre avec des gens aussi outrageusement riches.
Gustave, enfin, s’apprêtait une fois de plus à regarder passer les plats.
— Et notre cher Marcel Péricourt m’a donc sollicité afin de me dicter ses dernières volontés.
Fin de l’introduction, il était presque onze heures.
La fortune de Marcel Péricourt était estimée à environ dix millions de francs en actions de la Banque d’escompte et de crédit industriel qu’il avait fondée, à quoi s’ajoutait la valeur de l’hôtel particulier de la rue de Prony pour deux millions et demi. Charles fut agréablement surpris par ces chiffres qu’il avait sous-estimés.
Le testament de Marcel Péricourt ordonnait les bénéficiaires dans l’ordre de leur importance. Depuis la mort de son fils Édouard, Madeleine était son unique héritière. Elle héritait d’un peu plus de six millions de francs, ainsi que de la maison de famille. Joubert, son représentant, se contenta d’un battement de cils. Ce que Madeleine empochait, c’est exactement ce qu’il avait perdu.
Très logiquement, le dernier porteur du nom de Péricourt, Paul, recevait trois millions de francs en obligations sur l’État, donc sans espoir de profits importants, mais dont la valeur ne s’éroderait pas avec le temps. La gestion en revenait à son tuteur légal, Madeleine Péricourt, il en disposerait à son vingt et unième anniversaire.
Joubert, qui savait compter comme personne, surveillait le compteur, curieux de voir de quelle manière son patron avait distribué le reste, parce que, si l’on exceptait l’hôtel particulier, il venait, en deux passes, d’octroyer quatre-vingt-dix pour cent de ses avoirs.
Charles baissa la tête avec modestie. Logiquement son tour était arrivé, ce qui était à la fois vrai et faux parce que la dotation suivante concernait ses filles. Chacune d’elles recevait cinquante mille francs, de quoi arrondir largement la dot que leurs parents pouvaient leur faire.
Déjà Joubert souriait intérieurement. Il n’avait plus besoin de compter, mais ce qu’il attendait fut pire encore que ce qu’il imaginait. Charles Péricourt se voyait attribuer la somme de deux cent mille francs… Une misère. À peine deux pour cent de la fortune de son frère. Ce n’était pas un héritage qu’il recevait, c’était une gifle. Il en était rouge, assommé, l’œil fixe comme un oiseau mort.
Gustave Joubert, lui, n’était pas surpris. « J’en ai assez fait pour lui, disait, en privé, Marcel Péricourt. Il ne réussit jamais rien tout seul, sauf à produire des catastrophes. Riche, il serait ruiné en un an et il emmènerait toute la famille avec lui… »
Le reste de la fortune se répartissait en cinquante mille francs pour diverses institutions comme le Jockey Club, l’Automobile Club de l’Ouest, le Racing Club de France (Marcel adorait les clubs sans jamais y mettre les pieds).
Le coup de grâce venait évidemment d’une dotation de quelque deux cent mille francs à des associations d’anciens combattants qui représentaient symboliquement la présence d’Édouard Péricourt, son fils disparu. Le symbole, à lui seul, pesait autant que Charles tout entier !
Maître Lecerf arrivait à la conclusion :
— « Au collaborateur dévoué et intègre qui m’a accompagné tant d’années, Gustave Joubert : cent mille francs. Et au personnel de la maison Péricourt : quinze mille francs, qui seront prélevés et attribués par ma fille sur le train de vie ordinaire. »
Joubert, qui avait tout le sang-froid dont Charles était dépourvu, jugea évidemment cette dotation avec rancœur. Ce n’était pas une gifle, c’était une aumône. Il venait tout à la fin, juste avant les femmes de service, le chauffeur et les jardiniers.
Charles regardait autour de lui comme s’il s’attendait à ce que quelqu’un d’autre intervienne. Mais la lecture était achevée, le notaire fermait son dossier.
— Euh… dites-moi, monsieur…
— Maître.
— Oui, si vous voulez, dites-moi… est-ce bien régulier tout cela ?
Le notaire fronça les sourcils. Si on attaquait la régularité d’un acte qu’il avait dressé, sa responsabilité était engagée et il n’aimait pas cela.
— Qu’entendez-vous, monsieur Péricourt, par « régulier » ?
— Eh bien, je ne sais pas, moi ! Mais enfin…
— Expliquez-vous, monsieur !
Charles ne savait pas ce qu’il y avait à expliquer. Mais une idée lui vint, lumineuse, évidente :
— Mais enfin, maître ! Est-ce bien régulier de donner trois millions de francs à un enfant à l’agonie, qui sera sans doute mort demain ? À l’heure où vous lui attribuez cette somme colossale, c’est un légume allongé sur un lit de la Pitié, qu’on va conduire dans la tombe de son grand-père dans moins d’une semaine ! Je vous repose la question : est-ce bien légal ?
Le notaire se leva lentement. Son expérience professionnelle lui dictait la prudence, mais aussi la fermeté.
— Mesdames, messieurs, la lecture du testament de M. Marcel Péricourt est achevée. Il va de soi que quiconque souhaitant en contester la légalité peut s’adresser dès demain aux tribunaux.
Mais Charles n’avait pas dit son dernier mot, il faisait penser à ces chiens dépourvus de système d’alerte, qui peuvent manger du chocolat ou boire de l’huile jusqu’à en crever.
— Attendez, attendez, hurla-t-il, tandis qu’Hortense essayait de le tirer par la manche. Et s’il est déjà mort, ce môme, à l’heure qu’il est ! Hein ? Et s’il est mort ! C’est légal, votre machin ? Vous allez lui envoyer son héritage au cimetière ?
Il fit un geste théâtral, tenta de prendre à témoin une assemblée limitée à Léonce parce que Gustave lui tournait ostensiblement le dos pour enfiler son pardessus.
— Enfin, quoi, c’est vrai ! Alors, comme ça, on distribue des millions à des macchabées et ça ne gêne personne ! Eh bien, bravo !
Là-dessus, il quitta l’étude en emportant littéralement Hortense sous son bras.
Le notaire, les lèvres pincées, serra la main de Léonce qui sortit à son tour.
— Monsieur Joubert…
Il fit signe à Gustave, si vous avez encore une minute, ils revinrent dans le bureau.
— M. Charles Péricourt, s’il le souhaite, peut attaquer le testament en justice, mais, dans l’intérêt même de la famille, je dois vous…
Gustave l’interrompit d’un geste sec.
— Il n’en fera rien ! Charles est un sanguin, mais il est réaliste. Et s’il avait quelque velléité de ce genre, je me chargerais de l’en dissuader.
Le notaire approuva doctement.
— Ah oui ! reprit-il, comme s’il se souvenait tardivement de quelque chose.
Il ouvrit le tiroir de son bureau et, sans la chercher, en exhuma une clé large et plate.
— Notre cher défunt m’a remis ceci… Le coffre de sa bibliothèque. À l’intention de Mlle Madeleine. Puisque vous la représentez…
Gustave la prit et l’enfouit aussitôt dans sa poche. Ils n’eurent aucune envie de poursuivre l’entretien. Tous deux savaient qu’il s’agissait certainement d’un acte que, pour le coup, Charles aurait eu quelques raisons de contester, ce qui n’arrangeait ni l’un ni l’autre.
Charles ressassait. Hortense avait tenté de poser sa main sur son avant-bras, il l’avait repoussée sans ménagement, toi, ne m’emmerde pas. Elle esquissa un minuscule sourire, elle adorait ces moments-là. Son mâle envahi par le doute ou par la colère, c’était le signe immanquable qu’il allait rebondir, les grands fauves sont ainsi, c’est blessés qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes. Plus il semblait défait, plus elle était victorieuse. Au retour de la lecture du testament, elle était euphorique, on allait voir ce qu’on allait voir.
La voiture traversait un Paris qui ressemblait étonnamment à l’état d’esprit de Charles. Il fallait s’attendre à une longue période d’intempéries. Il faisait ses comptes. Dans le barème de la fonction publique, « gourmand » voulait dire dix mille francs, « vorace », vingt-cinq mille, « insatiable », c’était cinquante mille francs. À quoi il fallait ajouter quelques bureaucrates de second rang dont le tampon serait nécessaire, mettons vingt mille francs de plus, les impondérables, dix mille francs…
Serais-je mort moi aussi ? se demanda Charles.
D’un coup, il se sentit orphelin. Il eut envie de pleurer, mais ce n’était pas digne. Il ne savait pas comment sortir de cette impasse. Son frère lui manquait affreusement.
Le chauffeur avait actionné les essuie-glaces et passait le dos de la main sur le pare-brise pour effacer la buée.
Gustave regarda un moment la pluie tourner à la neige et monta en voiture, il conduisait lui-même quelles que soient les circonstances.
Cette fin de règne n’était pas triste que pour lui.
Il suffisait d’entrer dans la chambre où dormait le petit Paul, de découvrir Madeleine endormie les pieds posés sur une chaise, pour se rendre compte que ce que laissait Marcel Péricourt n’avait, au fond, aucune signification parce que rien ne lui survivrait bien longtemps, tout partirait bientôt à vau-l’eau, quelle tristesse…
— Ah, vous êtes là, Gustave ?
Madeleine se leva douloureusement.
— Tout s’est bien passé ?
— Oui, absolument, rassurez-vous.
Signe que Madeleine n’en avait jamais douté, elle ne demanda aucun détail. Elle se contenta de faire signe, bien, bien, tant mieux… Et ils demeurèrent quelques minutes à regarder Paul, chacun dans ses pensées.
— Maître Lecerf m’a remis cela pour vous. C’est la clé du coffre de votre père…
On aurait parlé à Madeleine des difficultés de l’agriculture chinoise, ça ne lui aurait pas fait moins d’effet. Aussi, tandis qu’elle saisissait la clé machinalement, Gustave la retint-il de force pour attirer son attention.
— Madeleine… ce qui se trouve dans ce coffre n’apparaît pas dans la succession, comprenez-vous ? Si le fisc… Soyez prudente.
Elle approuva, mais il était difficile de savoir si elle mesurait la portée de ce qu’on lui disait. Elle se mit à pleurer. Instinctivement, il écarta les bras, elle vint contre lui et sanglota. C’était une situation très gênante. Allons, allons, disait-il, mais Madeleine avait lâché la bonde, elle s’abandonnait et disait Gustave, oh, Gustave, évidemment ce n’était pas à lui qu’elle s’adressait, mais mettez-vous à la place de Joubert, que devait-il penser ?
Cela dura un long moment.
Enfin, elle s’écarta pour renifler, il s’empressa, lui tendit son mouchoir dans lequel elle se moucha bruyamment, sans aucune grâce.
— Je vous demande pardon, Gustave… Je ne devrais pas me donner en spectacle ainsi…
Elle le fixa intensément.
— Merci d’être là, Gustave… Merci pour tout.
Il avala sa salive, s’aperçut qu’il avait conservé la clé du coffre. Il la lui tendit.
— Non, gardez-la, nous verrons cela plus tard, voulez-vous ?
Puis elle s’approcha et ajouta au trouble ambiant. Elle l’embrassa sur la joue, ce qui le laissa pantois. Il aurait dû dire un mot, mais elle s’était retournée et bordait délicatement le lit de Paul.
Il sortit, gagna la rue, monta en voiture. Les essuie-glaces étaient à la peine, la soufflerie du chauffage vous prenait à la gorge. Il restait sous le coup d’une émotion obscure. Peu habitué à analyser ses états d’âme, il cherchait à discerner ce que Madeleine avait voulu exprimer. Peut-être ne le savait-elle pas elle-même.
Arrivé à l’hôtel Péricourt, il tendit son pardessus à la femme de chambre et, comme il le faisait naguère, il emprunta sans attendre le grand escalier qui conduisait à la bibliothèque.
La pièce n’avait pas beaucoup changé depuis la dernière fois qu’il s’y était entretenu avec son patron, on y voyait simplement des choses attristantes comme ses lunettes posées sur le bureau, ses pipes qu’il ne fumait que le soir.
Sans attendre, il sortit la clé, s’agenouilla devant le coffre et l’ouvrit.
Il y trouva quelques papiers de famille, des notes personnelles et un sac en toile de couleur bleu roi fermé par un cordon vert et contenant plus de deux cent mille francs en coupures françaises et quasiment le double en monnaies étrangères.
Il y avait près de deux mois que M. Péricourt était enterré. Il régnait dans la maison un silence de gêne, une atmosphère lourde comme à la fin de ces repas de famille où l’on s’est disputé.
Personne ne s’était donné le mot, mais dans les minutes qui précédèrent l’arrivée de la voiture, tous les domestiques convergèrent discrètement vers le rez-de-chaussée. L’un passait négligemment le plumeau sur la rampe d’escalier, l’autre fourgonnait dans la bibliothèque, un troisième allait et venait au prétexte d’un balai égaré.
Cette attention fébrile et embarrassée tenait sans doute à la présence, dans le hall d’entrée, de la chaise roulante que Mlle Léonce, quelques jours plus tôt, était allée acheter elle-même : visible à travers les planches de la harasse dans laquelle elle était enfermée, elle ressemblait à un animal de zoo dont on ignore le degré de dangerosité.
À l’annonce du retour de M. Paul, Raymond, le jardinier, avait ouvert la caisse à l’aide d’un pied-de-biche et, passé le premier moment d’effroi, une femme de chambre s’était approchée timidement et en avait fait la toilette. Elle avait astiqué le fer comme elle faisait avec les cuivres, ciré les bois, la chaise roulante était rutilante, ça donnait presque envie d’être paralysé.
On n’avait revu Madame qu’en coup de vent, elle venait juste changer de vêtements, répondait aux questions du personnel de manière distraite et pressée, voyez avec Léonce. Elle passait ses journées entières à la Pitié, c’était à se demander si elle n’allait pas y prendre définitivement ses quartiers, devenir de ces malades qui entrent au sanatorium et que rien ni personne ne peut plus déloger.
En début de matinée, Léonce arriva, procéda aux ultimes vérifications. André était là, vêtu de son éternelle redingote gris foncé, ses souliers éculés cirés avec l’énergie du désespoir. Joubert, en homme qui voulait montrer qu’il avait ici ses entrées, était allé se servir un doigt de porto et s’interrogeait sur l’autorité que Madeleine voudrait exercer sur les affaires et se sentait plutôt en confiance.
Pendant l’hospitalisation de Paul, elle avait tout signé sans rien lire, merci, Gustave. Elle l’embrassait sur la joue à son arrivée comme s’ils étaient liés par une vieille camaraderie. Si elle avait été maquillée, habillée, Joubert aurait enregistré le fait comme une simple information. Mais de la part d’une femme en peignoir, coiffée à la va-vite, chaussée de mules à pompons rapportées de chez elle, c’était bien plus troublant, c’était un comportement quasiment domestique, comme s’ils étaient mariés, qu’elle sortait de sa chambre et l’embrassait avant de descendre déjeuner. Sans compter qu’elle avait l’habitude de se hisser sur la pointe des pieds parce qu’il était bien plus grand qu’elle et, pour ne pas perdre l’équilibre, de lui saisir l’avant-bras et de venir contre lui, forcément… La perspective d’autrefois, chassée pour des raisons purement circonstancielles, refaisait-elle surface dans son esprit ?
N’y avait-il pas, dans le rapprochement avec lui, maintenant qu’elle se devait tout entière à un enfant si lourdement handicapé, le désir de se voir protégée par quelqu’un ?
Il était près de dix heures et demie lorsqu’une voiture se fit entendre, celle de Charles. Suffoquant d’impatience, il se rua sur le bar et se servit une large rasade de cherry qu’il lampa cul sec. La transpiration qui suintait à la racine de ses cheveux, son visage rougeaud, tout confirmait à Gustave ce que ses sources lui rapportaient régulièrement. Charles Péricourt était plus que jamais dans la nasse. Son affaire est devenue délicate, lui disait l’un ; les choses s’accélèrent, assurait un autre. S’il se résolvait à solliciter son aide, Joubert ne savait pas encore ce qu’il ferait. Venir à la rescousse de Charles présentait techniquement autant d’avantages que de le laisser sombrer. Voire de l’y pousser.
— Ah ! hurla soudain Charles. Le voilà !
La voiture s’arrêta.
Derrière la vitre, la tête de Paul. Les cheveux coupés très court lui faisaient une petite mine plus ronde encore qu’à l’ordinaire. Il regardait le personnel rassemblé sur le perron, Gustave et Charles au premier rang, André plus loin, mêlé aux employés de maison. Léonce apparut enfin qui écarta tout le monde et fut la première à descendre vers la voiture dont elle ouvrit la porte.
Elle s’agenouilla et sourit.
— Alors, mon petit prince, te voici de retour !
Paul ne répondit pas, il avait le regard braqué sur le perron au centre duquel avait été avancée la chaise roulante.
Il y avait un peu de bave à la commissure de ses lèvres, Léonce regretta de n’avoir pas pris un mouchoir.
Madeleine, descendue par l’autre portière, fit le tour de la voiture. On aurait dit qu’elle avait perdu un kilo par jour, c’est ce qui frappa à leur arrivée, la maigreur de Madame et de monsieur Paul.
— Nous voilà rentrés, mon lapin, dit Madeleine, mais on sentait une émotion à fleur de gorge, elle ne semblait pas loin d’éclater en sanglots. Elle se tourna vers ces gens rassemblés. Personne ne bougeait.
On s’avisa que la chaise roulante aurait dû être placée en bas pour y asseoir l’enfant.
Raymond le jardinier saisit alors les poignées avec une telle brusquerie qu’à peine passée la première marche, on comprit l’étendue du désastre, on cria attention, Raymond s’arc-bouta en arrière, mais fut rapidement entraîné par le poids, manqua tomber, dut lâcher prise, des mains se présentèrent, mais trop tard, la chaise se mit à dévaler l’escalier du perron en cahotant de plus en plus vite, Madeleine et Léonce n’eurent que le temps de s’écarter. Paul, le regard fixe, vit arriver la catastrophe sans broncher. La chaise vint percuter la voiture dans un bruit de ferraille puis retomba lourdement sur le côté.
Raymond, qui s’était relevé précipitamment, se confondit en excuses que personne n’entendit. Il frottait nerveusement ses mains sur son tablier neuf. Cet accident avait sidéré tout le monde. La vision de cette chaise couchée sur le côté, dont la roue voilée tournait dans le vide, donnait à tous les présents un sentiment d’échec qu’accentuait le visage de marbre du petit garçon aux cheveux courts dont les yeux, étrangement fixes, n’étaient posés sur rien ni sur personne.
Charles, lui, avait la bouche ouverte, il était ébahi. Un poisson mort, pensa-t-il, ça lui serrait le cœur, ce gosse quasiment inanimé, inutile, dont la présence parfaitement vaine allait provoquer sa ruine, et celle de deux filles tout à fait saines à qui l’avenir appartenait, bordel de Dieu, ce macchabée prépubère allait détruire tout ce qu’il avait construit.
Raymond, balbutiant de confusion, mit un genou à terre près de la portière cabossée.
Il saisit le petit garçon, se releva, et c’est ainsi que, les jambes molles et ballottant sous lui, le regard figé, monsieur Paul rentra chez lui, dans les bras du jardinier.
Dans la vie de Madeleine, tout sembla faire un pas de côté. Elle ne pleurait plus, mais comme Paul était souvent agité par des cauchemars dévastateurs, qu’il se dressait dans son lit en poussant des hurlements de terreur (« Il se revoit tomber, j’en suis certaine ! » criait-elle en se tordant les mains), elle se précipitait et se mettait à hurler avec lui. Il lui arrivait de s’endormir à son chevet, on se demandait lequel des deux tenait compagnie à l’autre. Elle était très fatiguée.
Ses anciennes vertus domestiques d’initiative et d’organisation s’étaient évaporées. Elle restait active et parcourait toujours les couloirs avec le regard soucieux qu’on lui connaissait, mais elle ne faisait que déplacer de l’air, incapable de prendre les mesures qui s’imposaient. Un exemple, la chaise roulante de Paul. Dans sa chute, une roue s’était tordue, le siège était fendu par le milieu, elle était inutilisable. Lorsque Léonce avait parlé de l’envoyer en réparation, Madeleine avait approuvé, oui, bien sûr, bien sûr, mais deux jours plus tard la chaise était toujours là, dans le hall du rez-de-chaussée, comme une relique dans un grenier. Léonce prit sur elle de s’en occuper.
Même chose concernant la chambre de Paul au second étage. Elle ne pouvait plus convenir à sa situation, il fallait choisir une autre pièce et l’aménager. Madeleine, perpétuellement indécise, cherchait une solution : peut-être ici, mais c’est loin du cabinet de toilette, lui faisait-on remarquer, ah oui, c’est vrai, alors ici, mais c’est au nord, Paul aura froid en permanence et ça n’est pas très lumineux. Madeleine se rongeait un ongle en regardant la maison, oui, c’est juste, murmurait-elle, puis, dépassée, elle changeait de sujet. Elle se concentrait des heures sur des détails secondaires, sur le Titanic, elle aurait commencé à repeindre les transats.
C’est finalement dans la chambre de M. Péricourt que Paul serait le mieux installé, proposa Léonce, il y avait un cabinet de toilette adjacent, une belle lumière, de l’espace. D’accord, dit Madeleine du ton qu’elle aurait pris si l’idée était venue d’elle. Où est M. Raymond ? demanda-t-elle. On va mettre le lit de Paul près de la fenêtre…
Léonce ferma les yeux un instant, patiente.
— Madeleine… Je pense qu’il faudrait d’abord faire quelques aménagements. Le petit ne peut pas habiter dans cette pièce… dans l’état où elle se trouve.
Elle voulait dire : s’installer dans la chambre restée intacte depuis le jour où M. Péricourt s’y était laissé mourir. Madeleine fut d’accord. Elle fit un signe de tête et retourna auprès de son fils.
Léonce se mit alors au travail. Changer les tapis, les rideaux, nettoyer et assainir la pièce, évacuer le mobilier, en acheter un autre plus moderne dans lequel pourrait vivre un enfant de sept ans perpétuellement assis. Pour cela, il fallait de l’argent.
— Bien sûr, voyez avec Gustave, voulez-vous ? dit Madeleine.
Il aurait fallu que Léonce change de fonction, devienne intendante, et que son petit salaire évolue en conséquence, à quoi évidemment Madeleine ne songea pas. Or, pour Léonce, l’argent comptait. On l’entendait souvent dire en riant : « Je ne sais pas où passent les sous, ils me filent entre les doigts », et c’était vrai, il n’y avait guère de mois qu’elle ne sollicitât une avance sur ses gages.
Joubert, de son côté, comprit parfaitement que tout ce travail, assez prenant, n’entrait pas dans ses attributions de dame de compagnie mais, en patron expérimenté, il laissa cette question en suspens, on n’allait pas augmenter une employée qui n’osait pas se plaindre.
André Delcourt, lui, n’avait pas repris son travail de précepteur auprès de Paul, incapable, dans son état quasiment végétatif, de suivre des cours de quoi que ce soit. Mais il continuait d’être payé. Ne sachant quoi faire, il traversait la maison à grands pas, un livre sous le bras, l’air soucieux, en priant le ciel que personne ne lui réclame de comptes. La Madeleine Péricourt qu’il avait connue, qui l’avait si souvent poussé vers le lit en riant, n’avait plus rien à voir avec cette femme nerveuse, tendue, affairée et anxieuse qu’il croisait dans les couloirs et qui lui disait, André, pouvez-vous aller chercher des magazines pour Paul, je vais essayer de lui faire un peu de lecture, des choses légères, vous voyez, et qui le rappelait aussitôt, non, André, plutôt un livre d’aventures. Ou une revue. Je ne sais pas, faites au mieux, vous pouvez y aller tout de suite ? Mais quand il revenait, elle était passée à autre chose, vous voulez demander à M. Raymond de venir, il faudrait descendre Paul, cet enfant doit prendre un peu l’air.
La perspective de devoir chercher un autre emploi était d’autant plus rageante qu’il se sentait au seuil de quelque chose. Son magnifique compte rendu funéraire de février, bien qu’il ne lui eût pas rapporté un sou, avait fait circuler son nom ici et là. Il avait même été invité une fois par la comtesse de Marsantes qui tenait table ouverte une fois par semaine boulevard Saint-Germain et qui le considérait comme un véritable écrivain même s’il n’avait jamais rien publié. Pour faire bonne figure, il avait consacré ce qui lui restait d’économies à l’achat d’un costume, pas sur mesure, évidemment, mais une occasion qui lui avait semblé assez fraîche pour faire illusion ; la couture dorsale avait craqué dès le lendemain, il avait confié la réfection à un atelier du Sentier, le résultat ne se remarquait pas trop, pensait-il, parce qu’il ne surprenait pas le regard condescendant des domestiques qui lui cédaient le pas quand il pénétrait dans un salon.
Pour Madeleine, il n’y avait plus que Paul. Elle mettait notamment un point d’honneur à tout faire elle-même. Comme il n’y avait plus de chaise roulante, on devait le porter et Madeleine n’autorisait personne à le faire à sa place. Il avait beaucoup maigri, il ne pesait que quinze kilos, ce qui n’est pas beaucoup pour un enfant de sept ans, mais tout de même… « Mais, laissez-moi faire, mademoiselle Madeleine ! » disait M. Raymond. Dix fois elle faillit tomber, rien n’y faisait. Paul disait : « Lai… laisse… donc… ma… man ! » Jamais il n’avait autant bégayé.
Tout le monde regardait Madeleine s’activer auprès de lui en se demandant jusqu’à quelle extrémité elle irait.
Les soins intimes, notamment, n’étaient pas une mince affaire. Trois à quatre fois par jour, il fallait soulever Paul, l’allonger pour le déshabiller et le porter aux toilettes, le changer comme un nourrisson, ramener ses jambes mortes, le tourner et le retourner, le rhabiller. Ces membres flasques vous tordaient l’âme. Il avait l’œil vide et fixe, ne se plaignait jamais. Lorsqu’elle lui donnait les bains sulfureux ou lui dispensait les massages aux substances opiacées que le professeur Fournier avait prescrits, on entendait Madeleine murmurer à l’oreille de Paul, comme une femme délirante, il était devenu son purgatoire.
Son geste de défenestration ne cessait de la tarauder. Elle ne pouvait s’empêcher d’y retrouver celui de son frère, Édouard. Tous deux se jetaient dans le vide. L’un sous les roues de la voiture de son père, l’autre sur le cercueil de son grand-père. M. Péricourt était le lieu géométrique sur lequel toute la famille venait s’écraser.
Madeleine voulut mener une enquête.
Elle commença par Paul lui-même. Elle l’installa sur une chaise, face à elle, maman veut te parler, Paul, maman a besoin de comprendre, vous voyez le genre… Paul rougit, s’agita, tourna la tête en tout sens, Madeleine insista, Paul bégaya n… non, n… non… Si, si, si, Paul, maman veut savoir, comprendre, Paul se mit à pleurer silencieusement, Madeleine haussa le ton, se mit à arpenter la pièce de long en large, très agitée, s’arrachant les cheveux, ça me rend folle, criait-elle. Paul pleurait à chaudes larmes, Madeleine hurlait à tue-tête. Léonce était en courses, c’est M. Raymond qui, alerté par les cris, monta quatre à quatre, ouvrit la porte à la volée, allons Mademoiselle, vous vous faites du mal, le temps qu’il attrape Madeleine pour l’empêcher de courir autour de la chambre comme une poule décapitée, le petit Paul s’effondrait sur sa chaise, prêt à tomber, il n’avait pas la force suffisante pour se redresser, il se retenait difficilement du bout des doigts au dossier, M. Raymond ne savait plus que faire, il lâcha la mère, se précipita pour porter secours au fils, la cuisinière arriva à son tour, prit Madeleine contre elle, c’est ce spectacle que Léonce découvrit, M. Raymond avec Paul dans ses bras, les jambes mortes, le visage vers le plafond, et la cuisinière, assise sur le lit, la tête de sa patronne sur les genoux.
À peine remise de cet événement, Madeleine recommença à se torturer avec cette interrogation.
Une certitude germa alors dans son esprit. Quelqu’un, dans la maison, devait savoir quelque chose, ça n’était pas possible autrement.
Peut-être quelqu’un avait-il été avec lui. L’idée d’une culpabilité dans le personnel lui sembla d’abord probable, bientôt certaine, cela expliquait tout.
Elle convoqua tout le monde, ils étaient six, sans compter Léonce et André, réunis et alignés, cette méthode était la pire de toutes, on avait l’impression que quelqu’un avait volé l’argenterie, c’était ridicule. En se frottant nerveusement les mains l’une contre l’autre, Madeleine réclama la vérité. Qui avait vu Paul le jour de… l’accident ? Qui avait été auprès de lui ? Personne ne savait quoi répondre, on se demandait ce qui allait se passer.
— Vous, par exemple, déclara-t-elle en pointant l’index vers la cuisinière, vous étiez à l’étage, on me l’a dit !
La pauvre femme rougit en pétrissant son tablier.
— C’est que… j’avais à faire là-haut, moi !
— Ah ! hurla Madeleine, victorieuse. Vous voyez, vous étiez !
— Madeleine, supplia Léonce d’une voix douce, je vous en prie…
Personne n’ouvrit plus la bouche. Chacun regardait ses chaussures ou le mur d’en face. Ce silence décupla la colère de Madeleine. Elle soupçonna un complot, s’adressa directement à l’un puis à l’autre, et vous ?
— Madeleine…, répéta Léonce.
Mais Madeleine n’écoutait rien.
— Qui d’entre vous a poussé Paul ? hurla-t-elle. Qui a jeté mon bébé par la fenêtre…
Tout le monde écarquillait les yeux. Personne ne sortirait d’ici tant qu’elle ne saurait pas la vérité, elle se rendrait à la police, chez le préfet, et si personne ne voulait céder, vous irez tous en prison, vous m’entendez, tous autant que vous êtes !
— J’exige la vérité !
Puis Madeleine s’arrêta. Elle regarda le petit groupe comme si elle le découvrait et elle tomba à genoux en sanglotant.
Le spectacle de cette femme prostrée au sol, qui maintenant gémissait d’une voix rauque, avait de quoi émouvoir, mais personne ne vint lui porter secours. Un par un les domestiques quittèrent la pièce. Le soir, plusieurs donnèrent leur congé. Madeleine resta deux jours au lit, se relevant seulement pour changer les couches de Paul.
À compter de ce jour, la maison plongea dans une torpeur étrange, on se taisait, on parlait à voix basse, on avait pitié de Madame, mais on cherchait quand même une nouvelle place où l’on ne vous traiterait pas d’assassin. Avant tout, on plaignait monsieur Paul, pauvre petit bonhomme, ce qu’il donnait peine à voir, celui-là…
À bout d’hypothèses, Madeleine s’imagina que la réponse à cette terrible question lui viendrait du ciel, elle bascula dans l’irrationnel et retourna à l’église qu’elle avait délaissée à la mort de son frère Édouard.
Le curé de Saint-François-de-Sales lui prodigua le seul conseil dont il disposait : patienter et s’en remettre à la volonté de Dieu. Dans la situation, c’était peu de chose. De la foi catholique à la divination, ce n’est qu’une question de degré, Madeleine commença à courir les mages, les cartomanciennes et les médiums. Elle ne voulait pas être seule, Léonce l’accompagna.
Elles consultèrent chiromanciennes, voyantes, télépathes, numérologues et même un marabout sénégalais qui fouillait les entrailles de poulets de Bresse et qui assura que Paul avait voulu se jeter dans les bras de sa mère ici présente, qu’il l’ait fait du deuxième étage n’ébranla pas sa conviction, la volaille était formelle. Toutes ces démarches avaient une constante : il était impossible de faire le tour de la question en une seule visite, il en fallait plusieurs.
Madeleine apportait des photos, des mèches de cheveux, une dent de lait que Paul avait perdue un an plus tôt. En pleurs, elle écouta les explications qui étaient toutes assez vagues. Un astrologue vit la chute de Paul dans la conjonction des planètes, c’était écrit, on en revenait à Dieu, on avait fait le tour. Léonce, effarée, regardait passer les billets, on avait dépensé plus de six mille francs.
Madeleine n’était pas naïve au point de croire ce qu’on lui racontait. Intensément malheureuse, elle ne savait quoi penser, qui croire, elle s’agitait, saisie par des poussées d’affolement, glissant d’une idée à l’autre sans logique. Ses initiatives tombaient à l’eau avec une régularité désespérante.
La chaise roulante revint enfin de réparation.
Paul ne s’en trouva ni mieux ni plus mal, mais au moins, Madeleine pouvait le promener à l’étage, l’avancer jusqu’au cabinet de toilette sans se casser le dos. Il y avait devant lui une petite tablette où poser quelque chose, un livre, un jeu, mais Paul ne lisait ni ne jouait jamais, il passait l’essentiel de son temps à regarder par la fenêtre.
Puis la chambre fut enfin prête. On ne reconnaissait rien de ce qui avait été autrefois la bibliothèque de M. Péricourt. Pour les murs, Léonce avait choisi des teintes vives et gaies, des rideaux clairs. Paul dit mer… ci ma… m… man, c’est Léonce qui a tout fait mon chéri, m… mer… ci L… Lé… on… on…
— C’est rien mon petit, dit Léonce, l’important, c’est que ça te plaise.
Quand Léonce parla d’embaucher une infirmière, Madeleine balaya la proposition d’un revers de main.
— Paul, c’est moi qui m’en occupe.
Les deux cent mille francs de l’héritage de Charles étaient passés dans son histoire immobilière, il commençait tout juste à relever la tête lorsque était arrivé un petit reporter roux au visage de fouine et au regard fuyant qui « s’intéressait au chantier de la rue des Colonies ».
— Ce qui me chagrine, avait-il dit, ce ne sont pas les travaux, c’est l’arrêt des travaux. Trois jours d’interruption et puis ça repart…
— Eh bien alors, cria Charles, si c’est reparti, tout va bien !
— Ça n’est pas trop l’avis de l’ouvrier que j’ai retrouvé à la Salpêtrière… Dans un sale état. Quatre gosses, une femme qui ne sait rien faire, un patron qui ne se souvient de lui que pour l’accuser de négligence, mais qui lui glisse néanmoins une petite enveloppe, pas bien épaisse d’ailleurs, juste de quoi acheter des béquilles…
Charles le regardait : où voulait-il en venir ?
— J’ai eu l’idée d’un reportage. Une semaine d’un chantier et d’un coup un bonhomme qui passe à travers le parquet et se retrouve un étage plus bas, une jambe à l’envers, l’hôpital, le constat des dégâts, vous voyez la chose…
Charles imagina immédiatement le désastre que cela provoquerait.
— J’ai pensé l’écrire, mais rassurez-vous, j’aime mieux être payé à ne rien faire.
Charles, lui non plus, n’avait quasiment jamais rien fait de sa vie, il pouvait comprendre, mais que cela vienne d’un salarié lui sembla immoral. Le journaliste, lui, se montra assez philosophe :
— Vous savez, une information perd énormément de sa valeur quand elle est publiée. Inédite, elle vaut bien plus cher. C’est comme qui dirait une prime à l’originalité…
— Vous êtes un…
Charles chercha le mot.
— … un journaliste, monsieur Péricourt. Un journaliste est quelqu’un qui connaît le prix de l’information. Dans ce domaine, je suis un expert, la vôtre vaut dix mille francs.
Charles faillit s’étrangler.
Il faisait maintenant les cent pas dans la salle d’attente et c’est sur un visage scandalisé que Jules Guilloteaux buta lorsqu’il arriva à son bureau.
Un scandale rue des Colonies, des matériaux défectueux, un reporter roux (c’était le petit gars qui couvrait les commissariats et les hôpitaux), dix mille francs.
— Mon cher Charles, déclara-t-il, vous avez tout à fait raison ! Je vais le faire venir, on va arrêter ça tout de suite.
Charles était satisfait et soulagé. Quand ils se serrèrent la main, Guilloteaux demanda :
— Oh, Charles… Cette entreprise dont vous parlez, là… Bousquet & Frères… Ils font de la réclame dans la presse ?
— Oh non ! Les clients viennent vers eux ! Ce serait du gâchis.
— Quel dommage ! Bon, allez, Charles, à bientôt. Et pour ce jeune reporter, j’espère qu’il se montrera compréhensif…
À force de les voir s’accumuler, pour les ennuis, Charles avait acquis un sixième sens.
— Comment ça, vous « espérez »… Vous n’en êtes pas certain ?
— C’est que… Il y a la déontologie, mon cher ! Un directeur de journal ne peut pas imposer ce qu’il veut à qui il veut, ce serait contraire à l’éthique de la profession !
L’argument était grotesque. Le Soir de Paris n’avait rien à voir avec un vrai journal. Ici, il n’y avait aucun journaliste, il n’y avait que des employés.
— Je vais essayer, mais s’il refuse…
— Foutez-le dehors !
— Je ne peux pas me passer de ce genre de salarié, Charles ! Ce sont des petits salaires ! Indispensables ! Ah, bien sûr, pour faire vivre le journal, si nous avions davantage de publicité… Avec quarante mille francs d’annonces, je serais plus serein concernant votre affaire… Et cela me permettrait de lui imposer le silence !
Charles était sonné. Quarante mille francs…
— Bon, balbutia-t-il, je vais voir, je vais voir…
Guilloteaux ouvrit la porte puis il posa sa main sur son bras.
— Et les Sables et Ciments de Paris, dites-moi, ils en font, eux, de la réclame ?
Charles venait de contracter une dette de soixante-quinze mille francs pour des annonces qui ne paraîtraient jamais.
Il allait devoir se résoudre à une démarche dégradante, mais devenue inévitable.
Gustave Joubert avait laissé passer le délai de prévenance, mais nous étions maintenant en mai, il voyait mal comment attendre plus longtemps.
Il s’installa face à Madeleine pour lui expliquer les choses, mais la jeune femme le fixait comme s’il parlait une langue étrangère. Il lui saisit les mains et s’adressa à elle comme à une enfant :
— Vous êtes présidente du conseil d’administration de la banque, Madeleine, et une présidente, ça préside…
— Présider le conseil ?
Elle était affolée.
— Faire acte de présence. Je peux rédiger une petite intervention qui confirmera que la banque est toujours en de bonnes mains. Personne ne vous posera de questions, rassurez-vous.
Le conseil d’administration se réunissait dans une immense salle, au dernier étage du siège social. Une table y avait été construite sur mesure pour permettre à plus de soixante personnes de siéger.
Madeleine entra dans la salle dans un silence frissonnant.
Tout le monde se leva à son arrivée. C’était un fantôme de femme dans un ensemble chic, tenant d’une main tremblante une liasse de papiers qu’elle fit aussitôt tomber, on s’empressa, il fallut remettre de l’ordre dans les documents, ça prit un temps fou, la perplexité se lisait sur tous les visages.
Elle fit, comme Gustave le lui avait conseillé, un petit signe de tête destiné à inviter tout le monde à se rasseoir. Plus de soixante hommes la fixaient en silence et attendaient d’être convaincus.
Son allocution fut un désastre. Les hésitations, les lapsus, les retours en arrière rendirent son discours incompréhensible, souvent inaudible et pour tout dire pathétique. On craignait à chaque instant que les administrateurs prennent discrètement la porte et qu’elle achève son intervention devant trois ou quatre actionnaires désespérés assis à quinze mètres les uns des autres.
Il n’en fut rien.
Lorsqu’elle releva enfin la tête, un grand silence se fit. Gustave se leva et commença à applaudir en la regardant, bientôt suivi par la totalité des administrateurs, succès complet.
Tous étaient profondément sincères.
Leur principale inquiétude était que cette femme, forte de son droit, ait le désir de présider la banque ; ils étaient pleinement rassurés. Ils applaudissaient parce qu’elle n’y connaissait rien et saurait rester à sa place.
Gustave Joubert avait obéi, en organisant cette manifestation et en rédigeant ce discours beaucoup plus technique qu’il n’était nécessaire, au vœu que, quelques mois plus tôt, avait exprimé Marcel Péricourt : « Madeleine sera ma seule héritière, Gustave, c’est entendu, mais… déconseillez-lui de se mêler des affaires, elle ne se sentirait pas à sa place. Et si elle en avait le désir, trouvez le moyen de l’en décourager. »
Elle assista, sans dire un mot de plus, à une séance interminable. Elle fut très entourée à son départ. Chacun voulait la saluer, sachant que personne n’aurait sans doute plus l’occasion de le faire en pareil lieu avant l’année suivante.
Madeleine fixait le mur, la fenêtre, se tournait, se retournait, cela lui rappela les nuits d’autrefois où elle devait patienter avant de monter rejoindre André « là-haut ». C’était l’expression entre eux, à l’époque : « À ce soir… là-haut. » Elle en ressentit de la honte comme si le souvenir d’avoir naguère été heureuse était une insulte à la situation de son fils.
Presque minuit.
Il lui fallut plus d’une heure pour se décider, ouvrir sa porte, longer le couloir vers l’escalier de service, monter.
Elle arriva à la chambre d’André, colla l’oreille, n’entendit rien, saisit la poignée, la tourna.
André sursauta.
— Madeleine…!
Surprise, gêne, panique, impossible de dire tout ce que ce cri renfermait. André tenait en main des feuilles de papier, un crayon, Madeleine, Madeleine, sa voix tremblait, il posa précipitamment ses papiers sur la table de nuit et resta là, interdit, à la fixer comme s’il ne la connaissait pas, on aurait dit un archéologue devant une découverte inattendue.
Madeleine étendit aussitôt le bras, elle avait envie de lui dire : « N’ayez pas peur ! », elle regrettait déjà d’être venue. Elle regardait le lit sur lequel… La honte la saisit de nouveau, elle rougit, elle eut envie de se signer. Elle éclata en sanglots.
— Asseyez-vous, Madeleine…, chuchota André, comme s’ils avaient à craindre d’être découverts.
Le lit, non, elle ne voulut pas. Restait la chaise qu’André tira vers elle. Il l’avait vouvoyée, comme ils le faisaient autrefois lorsqu’il y avait du monde.
— Excusez-moi, André…
Il lui tendit un mouchoir. Elle reprit un peu d’assurance et regarda autour d’elle comme si elle découvrait la pièce, qu’elle ne se souvenait pas que c’était aussi petit.
— André… je voulais votre avis… Selon vous… pourquoi Paul…
Elle pleura de nouveau. Allons Madeleine, allons. Elle parvint enfin à formuler sa question qui prit tout de suite un tour autoaccusatoire.
— Ne vous torturez pas ainsi, dit André. Cela ne sert à rien d’être aussi injuste avec vous-même, je vous assure.
— J’ai mal agi, n’est-ce pas ?
Madeleine pensait à un châtiment divin. Mais, prononcée dans cette chambre, cette interrogation faisait de leur relation la responsable de ce qui était arrivé. André n’y était pas prêt.
— Étiez-vous une mauvaise mère pour autant ?
— Distraite, sans doute…
— Paul n’était pas seul, il y avait vous, moi, son grand-père ! Tout le monde l’aimait…!
Il avait dit cela d’un ton véhément qui fit du bien à Madeleine. Elle ne se rendit pas compte qu’il en parlait déjà au passé. Elle se leva, désigna les feuilles de papier.
— Vous étiez en train de travailler, je vous dérange… Ce sont des poèmes ?
Elle le regarda comme s’il était un enfant à la veille de sa communion.
— Je suis heureuse pour vous, André.
Elle s’approcha de la porte, se souvint qu’il fallait la tirer d’un coup sec pour éviter qu’elle grince.
André se sentait mal.
Cette visite impromptue lui confirmait la précarité de sa position dans cette maison. Il allait devoir partir. Privé du salaire de précepteur, comment vivrait-il ? Il balayait les rares solutions dont il disposait. Ses références professionnelles ne lui permettaient d’accéder qu’à des emplois de répétiteur en français ou en latin. Il faudrait d’abord trouver une place puis passer des dizaines d’heures avec des classes impossibles pour une paie de misère avec laquelle il devrait se nourrir, s’habiller, se loger, mon Dieu, lui qui n’avait pas quarante francs d’avance et les loyers qui ne cessaient d’augmenter !
Sur le pas de la porte, Madeleine s’était retournée.
— Je voulais vous dire, André…
Elle chuchotait comme une femme qui parlerait dans une église.
— Vous avez été si bon avec Paul… C’est vrai… Vous pouvez demeurer ici le temps que vous voulez… J’espère que Paul, un jour… N’hésitez pas…
André ne saurait jamais à quoi il ne devait pas hésiter parce que Madeleine s’interrompit brusquement, disparut et referma la porte.
André continua de vivre dans l’hôtel Péricourt en feignant de croire que les « nécessités de l’existence », comme il les appelait avec condescendance, l’y contraignaient. En fait, il avait beaucoup moins d’amour-propre qu’il le pensait. Sur ordre de Madeleine, une femme de ménage reprit le chemin de sa chambre une fois par semaine, il fut blanchi, chauffé et son salaire continua de lui être payé le premier lundi de chaque quinzaine.
Lorsque Madeleine le croisait, elle s’arrêtait. Oh, André, comment allez-vous, elle le dévisageait comme elle faisait avec Paul quand il était petit, ce mélange de gentillesse, de générosité et d’apitoiement pour ses propres sentiments qu’on trouve chez certaines mères.
Après avoir fait des allers-retours de la banque à la Pitié, Gustave Joubert faisait des allers-retours de la banque à la maison Péricourt. Il conduisait lui-même une Star Modèle M, en attendant la nouvelle Studebaker, et il emmenait avec lui un comptable, M. Brochet.
Le rituel était fixé. Ils entraient. Joubert s’excusait auprès de M. Brochet. Il était assez déférent avec le personnel, comme l’avait été M. Péricourt avant lui. Plus vous êtes respectueux avec les subordonnés, plus ils vous craignent, disait-il, ils sont impressionnés, ils se sentent presque menacés par cette politesse, c’est une loi de la psychologie.
M. Brochet s’asseyait sur une chaise dans le couloir, ses volumineux parapheurs sur les genoux. Joubert entrait dans la bibliothèque où, selon l’heure, la femme de chambre apportait du thé ou un petit verre de porto. Au passage, elle voulait servir M. Brochet qui levait invariablement la main, merci, rien, à quelques mètres de son patron, il n’aurait même pas osé boire un verre d’eau.
Madeleine ne tardait pas à descendre, bonjour Gustave, la main sur l’avant-bras, debout sur la pointe des pieds, un court baiser sur la joue, elle entrouvrait la porte de Paul « pour le cas où il aurait besoin… ». Gustave prenait son dossier et commençait l’inventaire des affaires courantes en fournissant, pour chacune, des explications scrupuleuses.
Après quoi, on faisait venir M. Brochet qui posait respectueusement devant Madeleine les parapheurs, dont Joubert tournait les pages comme il l’avait toujours fait, même du vivant de M. Péricourt. Madeleine signait ce qu’on lui présentait. M. Brochet retournait s’asseoir dans le hall avec ses dossiers, non merci, disait-il en levant la main à la femme de chambre qui insistait pour lui servir quelque chose.
Obtenir l’accord de Madeleine était une tâche aisée, mais au fond, Gustave n’aimait pas cela. Il avait une éthique de banquier, on ne pouvait pas se désintéresser de l’argent, c’était quasiment immoral. De la part d’une femme, ça n’était pas étonnant, mais ça restait décevant.
Le rituel prévoyait qu’il ne quittait pas aussitôt la maison dès la fin de la corvée de signatures. Il n’était pas un employé subalterne qui doit partir sitôt sa tâche accomplie. Madeleine disait généralement, asseyez-vous, Gustave, vous avez bien encore une minute pour votre amie… Elle appelait alors la femme de chambre, on resservait thé ou porto sur une table basse, près du piano à queue (dans le couloir, M. Brochet levait la main, non, merci), et Gustave abordait le seul sujet qui intéressait Madeleine : son fils.
Elle commentait les modestes nouvelles du jour, Paul avait avalé un peu de soupe, elle lui avait fait la lecture, mais il s’était endormi, il est très fatigué, cet enfant. Selon les cas, Gustave hochait la tête de droite à gauche ou de haut en bas, après quoi il se levait, je vais devoir m’excuser, Madeleine, mais bien sûr, et moi qui vous retiens alors que vous avez tant de travail, allez, sauvez-vous, Gustave, main sur l’avant-bras, pointe des pieds, baiser sur la joue, à jeudi. Mercredi ! Oui, pardon Gustave, à mercredi.
Ce jour-là, la rupture dans le rituel attira immédiatement l’attention de Madeleine.
— Qu’est-ce qui ne va pas, Gustave ?
— Votre oncle Charles, Madeleine. Il a… enfin, il rencontre certaines difficultés. Il a besoin d’argent.
Madeleine croisa les mains, dites-moi tout.
— Il faudrait qu’il vous explique tout cela. Ensuite, vous déciderez… Nous avons les moyens de l’aider, ce ne serait pas…
Madeleine fit un signe, dites-lui de venir me voir. Satisfait, Gustave consulta sa montre, ébaucha un petit geste de regret et se leva. Madeleine l’accompagna jusqu’à la porte comme elle le faisait habituellement.
Elle se haussa sur la pointe des pieds, posa un baiser sur sa joue, merci, Gustave…
Il avait longuement analysé la situation et, de toutes les hypothèses qui s’offraient à lui, c’est ce moment précis qu’il avait retenu comme le plus propice… Et voilà qu’il était passé, il avait été pris de vitesse.
Alors tant pis, il se lança, légèrement à contretemps sur son programme, il avança la main, rencontra la hanche de Madeleine, la saisit.
Elle fut clouée sur place.
Elle le fixa sans broncher, puis redescendit lentement.
Il était très grand et, dans cette position, elle avait mal à la nuque.
— Madeleine…, chuchota Gustave.
C’était pénible pour les cervicales, Madeleine baissa la tête, que se passait-il ? Elle vit la main de Gustave posée sur sa hanche. Avait-il autre chose à lui demander ? La main de Gustave monta jusqu’à son épaule, c’était calme et fraternel.
Elle venait de baisser les yeux, signe de consentement, il la dominait d’une tête, bon, le début avait été un peu improvisé, mais il était retombé sur ses marques.
Elle le fixa de nouveau.
— Nous sommes des amis, n’est-ce pas, Madeleine ?
Euh, oui, ils étaient amis… Madeleine affichait un demi-sourire, assez prudent, pour lui signifier qu’elle attendait la suite, qu’il pouvait s’exprimer.
Gustave avait répété ses phrases :
— Nous avons eu autrefois un projet, cela ne s’est pas fait, mais le temps a passé. Et tout nous rapproche aujourd’hui. Le décès de votre père, l’accident de Paul, la charge des affaires… Ne pensez-vous pas qu’il serait bon maintenant d’envisager les choses différemment ? Et de faire confiance à votre vieil ami ?
Sa main restait posée sur l’épaule de Madeleine.
Elle dévisagea Gustave, les mots qu’il venait de prononcer tournaient en rond dans son esprit sans trouver la porte de sortie. Une pensée soudain l’assaillit. Gustave n’était-il pas en train… de la demander en mariage ? Elle n’en était pas certaine.
— Que voulez-vous, Gustave ?
Nous sommes-nous bien compris ? s’interrogea-t-il. Forcé par les circonstances, il avait dû légèrement décaler le début de son intervention, mais, à part cela, il avait prononcé ses phrases sans erreur, dans le bon ordre, il ne voyait pas où était le blocage.
Madeleine fronça les sourcils pour appuyer sa question.
Joubert avait imaginé plusieurs situations, mais à aucun moment il n’avait envisagé de n’être pas compris. Or, pour dissiper ce trouble, il n’avait pas préparé de phrase et naviguait maintenant à vue. Si elle ne s’était pas reculée, c’est qu’elle attendait une confirmation, alors il remplaça les mots par le geste. Il lui prit la main et la porta à ses lèvres.
Ainsi le message était clair. Il embrassa ses doigts et, pour faire bonne mesure, il ajouta « Madeleine… ».
Voilà, ça devait être suffisant.
— Gustave…, répondit-elle.
Il n’en était pas certain, mais il avait cru percevoir un point d’interrogation à la fin de cette réponse. C’est ce qu’il y a d’agaçant avec les femmes, il faut toujours que tout soit dit, verbalisé, elles sont si peu sûres d’elles-mêmes que la moindre incertitude les jette dans le doute, les fait vaciller, avec elles il faut que tout soit droit, ferme, clair. Officiel. C’était pénible.
Il n’allait tout de même pas lui faire une déclaration, c’était ridicule. Il chercha les mots et se souvint alors des premiers moments avec son ex-femme. Le souvenir remonta comme une bulle d’air, il en fut surpris, elle avait levé le regard vers lui avec le même air hésitant et irrésolu que Madeleine, il se le rappelait tout à fait maintenant. Il s’était penché. Il l’avait embrassée. C’est ce qu’elle voulait. Il n’avait rien eu de plus à dire. Les femmes sont ainsi, soit vous parlez longuement parce qu’il leur faut des mots et encore des mots, soit vous remplacez tout ce fatras par un baiser ou quelque chose d’équivalent (quoique pour elles, rien ne soit jamais équivalent à un baiser), ça remplit la même fonction.
Joubert pesa le pour et le contre. Elle était là, tout près, un sourire encourageant sur les lèvres. Allons, il fallait prendre son courage à deux mains…
Madeleine observait Gustave et commençait à se rassurer. Elle avait eu une fâcheuse impression, mais c’était un malentendu. Avait-il des difficultés personnelles ? Cette idée lui fit peur. Si c’était le cas et que cela l’empêchait de tenir son rôle à la banque ? Pire, voulait-il aller travailler ailleurs…? Que ferait-elle, alors ? Il était grand temps de lui manifester un peu de sympathie. Elle se rapprocha encore un peu de lui.
— Gustave…
C’était la confirmation qu’il attendait. Il respira à fond, puis il se pencha et posa ses lèvres sur celles de Madeleine.
Ce fut immédiat, elle se recula et le gifla.
Joubert se redressa, prit la mesure de la situation.
Il comprit que Madeleine allait le licencier.
Elle pensa qu’il allait démissionner, la laisser seule.
Anxieuse, elle se frottait les mains l’une contre l’autre.
— Gustave…
Mais il était déjà sorti. Mon Dieu, qu’est-ce que j’ai fait ? se demanda Madeleine.
Gustave Joubert plongea dans un état de confusion. Comment avait-il pu se méprendre à ce point ? Trop ébranlé pour analyser la situation avec distance, il ne cessait de ruminer.
Dans le passé, il avait souvent été blessé dans son orgueil, M. Péricourt n’était pas un homme facile à vivre, mais ce que Joubert avait accepté mille fois de son patron, il n’était pas disposé à le supporter d’une femme, fût-elle Madeleine Péricourt.
Était-ce la fin de sa carrière à la banque ? Il y avait pléthore de jeunes banquiers de talent qui vendraient leur âme pour servir Madeleine, d’autant qu’elle avait montré qu’elle ne détestait pas les jeunes hommes.
Et il lui faudrait trouver un autre poste. Oh, je n’aurai qu’à ouvrir mon carnet d’adresses, se disait-il, et c’était vrai, mais au mariage annulé avec la fille de son patron, il lui semblait insurmontable d’ajouter aujourd’hui un licenciement pour des raisons dont il devrait rougir.
Aussi, quelques heures plus tard, se résolut-il à prendre l’initiative pour sauvegarder les apparences.
Il rédigea sa lettre de démission.
Il opta pour une formule simple annonçant son départ prochain et précisa qu’il se tenait à la disposition du conseil d’administration et de sa présidente.
En attendant la venue du coursier, il fit quelques pas dans le bureau. Lui qui mettait à distance toutes les émotions susceptibles d’influer sur la qualité de son jugement ressentait une immense peine. Comment pourrait-il travailler ailleurs qu’ici, où il avait passé toute sa vie ? Ça lui serrait le cœur.
Le coursier était un garçon d’environ vingt-cinq ans, l’âge qu’il avait lui-même lorsqu’il était entré dans la maison. Que de temps et d’énergie il avait consacrés à cet établissement…
Il donna sa lettre. Le coursier lui en tendit une autre qui portait le nom de Madeleine.
Elle avait été plus rapide que lui.
Cher Gustave,
Je suis désolée de ce qui s’est passé. Un malentendu. N’en parlons plus, voulez-vous ?
Vous avez toute ma confiance.
Votre amie,
Gustave reprit son travail à la banque, mais animé d’une sourde colère. Au lieu de se montrer pragmatique, réaliste, Madeleine s’était conduite de manière illogique, idéaliste et, pour tout dire, sentimentale.
Demeurer à son poste était, bien sûr, un aveu de faiblesse dont Madeleine avait été le témoin, l’artisan, et resterait la principale bénéficiaire…
Mais, paradoxalement, en touchant ainsi le fond Gustave Joubert se demanda si cette dernière humiliation n’ouvrait pas une nouvelle époque de sa vie.
Trois mois que l’enfant était rentré de l’hôpital, il regardait toujours par la fenêtre. Cherchant désespérément à l’intéresser à quelque chose, Madeleine se dit qu’une activité cérébrale lui ferait du bien. Et ça, c’était le rayon d’André.
En pensant à Paul tassé dans son fauteuil, fossilisé et incontinent, André ne voyait pas très bien par quel miracle il serait possible de lui faire cours.
— Oui, risqua-t-il néanmoins, on pourrait essayer.
Dans son esprit, il ne s’apprêtait pas à reprendre son travail auprès de son ancien élève, mais à tenter de conserver le maigre salaire dont son existence dépendait. Le latin, c’était idiot, le calcul semblait hors de portée pour un enfant qui ne parvenait même pas à s’essuyer les lèvres, l’histoire était un peu trop théorique, il opta pour la morale.
C’est néanmoins sans illusions et surtout étranglé par une angoisse incoercible qu’il entra dans la chambre de son ancien élève. Il ne l’avait pas vu depuis plusieurs semaines. La pénombre régnait dans la pièce, la pluie ruisselait sur les vitres. Paul, teint terreux, visage osseux, ressemblait à une feuille morte. Madeleine adressa à André un signe d’encouragement, puis elle s’esquiva discrètement avec un petit sourire faussement guilleret, vous êtes entre garçons, je vous laisse…
André s’éclaircit la gorge :
— Mon cher Paul…
Il feuilletait son livre à la recherche d’une sentence adaptée à la circonstance, toutes sonnaient faux, cette situation mettait en échec les meilleures intentions.
Il choisit : « Il n’y a pas de difficultés insurmontables pour celui qui les combat avec un courage opiniâtre. » Cette maxime lui sembla pertinente : Paul, dans son épreuve, avait besoin de rassembler son courage et quelles que soient les difficultés auxquelles… Oui, c’était bien. Il fit un pas en se répétant « pas de difficultés insurmontables pour celui qui les combat » et, après une longue respiration, il leva les yeux avec résolution et regarda son élève.
Il s’était endormi.
André, inexplicablement, saisit aussitôt le stratagème. Paul faisait semblant de dormir. Son visage n’exprimait rien, mais, c’était certain, l’enfant simulait le sommeil.
André était vexé. En avait-il dépensé de l’énergie pour éduquer ce garçon, était-ce ainsi qu’on le récompensait ? Ni la silhouette tassée dans le fauteuil roulant, ni le filet de salive à la commissure de ses lèvres ne suffirent à calmer cette colère froide qui le saisissait parfois dans les situations injustes.
— Certainement pas, Paul ! articula-t-il d’une voix forte. N’espérez pas me voir tomber dans un piège aussi grossier.
Et, comme l’enfant ne bougeait pas :
— Ne me prenez pas pour un imbécile, Paul !
Cette fois, il avait crié beaucoup plus fort qu’il ne l’avait voulu. Paul ouvrit les yeux. Affolé par l’éclat de voix de son précepteur, il saisit la clochette dorée qu’il agita vivement.
André se retourna vers la porte. Madeleine était déjà là.
— Qu’est-ce que…?
Elle courut vers Paul, qu’est-ce qu’il y a, mon ange, elle le pressait contre elle. Par-dessus l’épaule de sa mère, Paul fixait André, froidement. C’était un regard… de défi. Oui, c’était cela. André en fut suffoqué. Il serra les poings, non, ça ne se passerait pas comme ça, sûrement pas !
Fébrile, Madeleine demandait, ça va, mon cœur ?
— C’est r… r… rien, mam… maaaa… man, répondit-il douloureusement. La f… fa… fa… tigue…
André se mordit les lèvres et se tut. Madeleine, soucieuse et empressée, remonta la couverture sur les jambes de Paul, tira les rideaux.
— Venez, André. Laissons-le se reposer, il est épuisé, cet enfant…
La démarche que Charles entreprenait lui coûtait infiniment, il espérait au moins que ce serait la dernière, qu’il n’en serait pas réduit à solliciter Gustave Joubert, un salarié de son frère, c’était impensable !
Ce chemin de croix n’en finissait pas. Il fallait en sortir coûte que coûte.
L’hôtel Péricourt avait beaucoup changé. Il y régnait un silence de maison de santé, à peine entrecoupé par les rares passages de domestiques qui n’étaient plus que quatre. Au bas du large escalier stationnait maintenant une plate-forme en acier qui, à l’aide d’un volant relié à un système de poulies, permettait au fauteuil de Paul de monter et de descendre. L’ensemble évoquait une machine de torture du Moyen Âge.
La femme de chambre l’informa que « Madame attendait Monsieur à l’étage ». Charles arriva essoufflé. Il mit un instant, à cause de la pénombre qui régnait, à distinguer Madeleine, assise très droite près du fauteuil roulant. Elle caressait lentement la main décharnée d’un Paul indifférent à la situation.
— Asseyez-vous, mon oncle, je vous en prie, dit Madeleine, dont la voix claire détonnait avec l’atmosphère sépulcrale de la pièce. Quel bon vent vous amène ?
Charles fut saisi d’un doute. Cette voix volontaire, presque forcée, entraîna chez lui un curieux pressentiment.
Il se lança.
Puisque, c’était notoire, les femmes n’entendent rien ni à la politique ni aux affaires, il mit l’accent sur l’aspect affectif qui est leur domaine de prédilection. Il était victime d’une malveillance. Pire, d’une manipulation. On avait abusé des pouvoirs qu’il avait délégués et…
— Que puis-je faire pour vous, mon oncle ?
Charles connut un instant de flottement.
— Eh bien… j’ai besoin d’argent. Pas beaucoup. Trois cent mille francs.
Quinze jours plus tôt, il aurait trouvé une interlocutrice plus conciliante. Madeleine avait reçu de Gustave le conseil d’aider son oncle et, après leur malheureux quiproquo, elle était si paniquée à l’idée qu’il pourrait quitter la banque qu’elle lui aurait obéi avec enthousiasme, Charles serait reparti avec un chèque sans avoir à ouvrir la bouche. Depuis, tout s’était arrangé. Gustave s’était présenté. Il l’avait remerciée. Il tenait en main la lettre dans laquelle Madeleine lui renouvelait sa confiance et il l’avait jetée dans la cheminée, geste un tantinet théâtral. Les craintes de Madeleine s’étaient apaisées, partant, elle se sentait libre de décider comme elle l’entendait.
— Trois cent mille francs, répondit-elle, n’est-ce pas à peu près le montant de vos actions dans la banque ? Pourquoi ne les vendez-vous pas ?
Charles n’avait pas imaginé que Madeleine pût s’intéresser à de pareilles questions.
— Ce sont nos seuls avoirs, expliqua-t-il patiemment. C’est ce qui va servir à doter nos filles. Si je vendais ces actions… mais… (il partit d’un petit rire qui soulignait le grotesque de la situation), je serais carrément sur la paille !
— Oh… À ce point ?
— Tout à fait ! Si je viens te solliciter, c’est que j’ai épuisé toutes les autres solutions, je t’assure !
Soudain, Madeleine était affolée.
— Cela veut dire, mon oncle, que vous êtes… à deux doigts de la faillite ?
Charles prit une douloureuse respiration et acquiesça.
— Absolument. Dans une semaine, c’est la banqueroute.
Madeleine hocha la tête, compatissante.
— Je vous aurais volontiers aidé, mon oncle, mais ce que vous me dites là m’en dissuade, comprenez-le.
— Comment ça ! Mais pourquoi donc ?
Madeleine croisa les mains sur ses genoux.
— Vous êtes, m’assurez-vous, à la limite de la faillite. Or, mon oncle, on ne prête pas d’argent à quelqu’un qui va bientôt mourir, vous le savez bien…
Elle laissa échapper un petit rire sec et bref.
— Si je ne craignais pas d’être vulgaire, je vous dirais carrément… qu’on ne distribue pas de l’argent à des macchabées.
Elle se détourna un instant, sortit son mouchoir et essuya le filet de salive qui coulait sur le menton de son fils.
— Je me demande même si ce serait tout à fait légal, de donner de l’argent à quelqu’un qui est ainsi condamné…
Quelle bassesse ! Charles hurla :
— Que le nom des Péricourt soit encore une fois traîné dans la boue, c’est cela que tu veux ? C’est ce qu’aurait voulu ton père ?
Madeleine lui adressa un sourire attristé. Elle le plaignait.
— Il vous a aidé toute sa vie, mon oncle. Il a mérité que vous laissiez sa mémoire en paix, vous ne pensez pas ?
Charles se leva si précipitamment qu’il fit tomber sa chaise. Il était au bord de l’apoplexie.
Pour autant, Madeleine aurait eu bien tort de s’imaginer vainqueur parce que Charles avait bataillé politiquement toute sa vie, il avait acquis de ces réflexes qui permettent de ne pas quitter la scène sous le ridicule.
— Je me demande quel genre de femme tu es…
La question était posée avec une curiosité scrutatrice, à la manière d’un homme placé devant un mystère d’une densité inattendue.
— Ou plutôt, reprit-il en regardant dans la direction de Paul, quel genre de mère tu es.
Le mot vibra dans la pièce.
— Que… que voulez-vous dire, mon oncle ?
— Quelle mère laisse à l’enfant dont elle a la garde la liberté de tomber par la fenêtre du deuxième étage ?
Elle se dressa, suffoqua, il s’agissait d’un accident !
— Quelle mère es-tu pour que ton fils, à sept ans, soit si malheureux qu’il ait envie de se jeter par la fenêtre ?
Cette attaque assomma Madeleine. Elle chancela, chercha un appui. En quittant la pièce, sans se retourner, Charles ajouta :
— Nous sommes tous amenés, tôt ou tard, à rendre des comptes, Madeleine.
Dernière station avant la faillite. Charles était choqué de constater à quel point le monde et lui ne partageaient pas la même vision des choses.
Dès qu’il le vit entrer dans la salle à manger du Jockey Club, Joubert replia son exemplaire de L’Auto, posa sa serviette, se leva, les mains tendues. Il désigna sa table et, d’un ton de regret :
— Pardon, Charles, de vous imposer ce déplacement, mais le soufflé, ça n’attend pas…
Charles fut satisfait, il recevait des excuses.
Joubert tenait ses couverts avec une minutie assez féminine, mais sans regarder son assiette. Il avait planté son regard bleu clair dans celui de Charles et mastiquait avec une lenteur exaspérante. Et alors ? semblait-il dire. Charles l’avait détesté, il se mit à le haïr. Joubert était parfaitement informé de la situation. Tous ces gens voulaient lui faire boire la coupe jusqu’à la lie, ça le mettait hors de lui. De rage, il aurait renversé la table si la perspective de la ruine ne l’avait retenu.
— Mon affaire… ne s’arrange pas.
Joubert prit le temps de chausser ses lunettes, se pencha sur le papier à demi froissé que Charles avait avancé vers lui et émit un petit sifflement admiratif.
Ce n’était pas tant la question de l’argent qui souciait Joubert que celle du nom de Péricourt qui risquait d’être éclaboussé. Madeleine avait refusé d’aider son oncle, sa psychologie de femme avait une nouvelle fois pris le dessus sur des considérations stratégiques.
Il s’essuya les lèvres, posa sa serviette.
— Êtes-vous certain, Charles, qu’avec cela, vous saurez vous en tirer ?
— Évidemment ! s’emporta Charles. J’ai fait mes calculs !
Gustave Joubert sourit et se leva.
Parvenu au casier qui lui était réservé, il sortit d’un sac en toile de couleur bleu roi fermé par un cordon vert deux cent mille francs qu’il glissa dans une enveloppe à en-tête du Jockey. À son retour, il se contenta de la poser sur le coin de la table.
Charles grommela quelque chose d’indistinct qui tint lieu de remerciement.
— Bonsoir, Charles. Mes hommages à Hortense.
— Merci, Joubert.
Un réflexe, il avait appelé le fondé de pouvoir par son nom plutôt que par son prénom. Il n’était tout de même qu’un employé.
Madeleine n’était pas dupe. André pouvait bien raser les murs, se faire le plus discret possible, son inactivité allait devenir un problème dans la maison. Pour ceux qui s’activent du matin au soir, la présence d’un garçon en bonne santé qui touche un salaire pour rester dans sa chambre à composer des vers a quelque chose de choquant, d’injuste. Même riche, c’est quelque chose qu’on peut comprendre.
Allons, se dit-elle en observant son visage maquillé dans la glace, il vaudrait mieux mettre une voilette tout de même…
Jules Guilloteaux l’attendait, chère Madeleine, il la prenait par le bras, l’accompagnait jusqu’à son bureau comme si elle était une convalescente.
Plus tard, dans les dîners en ville, Guilloteaux se ferait peu prier pour relater la scène, allez Jules, eh bien, franchement, qui a connu cette femme autrefois serait bien en peine de la reconnaître aujourd’hui ; il raconterait comme elle avait levé sa voilette, il évoquerait le visage marqué par le chagrin, les traits tirés, on ne sait plus quel âge elle peut avoir, mais il tarderait à aborder le clou de son petit spectacle, allez Jules, ne nous faites pas languir, eh bien, elle a beau sembler au seuil de la tombe, c’est quand même pour un amant qu’elle est venue me trouver. Noooon ! Si, si, parfaitement ! Tout le monde raffolerait de ce moment de l’anecdote.
— Mais, ma chère enfant (il l’appelait ainsi depuis sa naissance, il avait été un ami proche de son père), que voulez-vous que je lui donne à faire ?
Avait-il été content de son compte rendu des obsèques de M. Péricourt ? Le directeur reconnaissait volontiers qu’en effet, le papier avait été remarqué, c’est vrai qu’il a une jolie plume votre ami, enfin, votre protégé.
— Il pourrait vous proposer, je ne sais pas, moi, un petit billet, une chronique…
— Ces choses-là, Madeleine, sont réservées aux journalistes confirmés ! Que dirait-on dans le journal si j’employais, pour une rubrique régulière, quelqu’un qu’on ne connaît ni d’Ève ni d’Adam ?
Madeleine était fille de banquier. Elle avait appris que tout commence ou s’achève sur la question de l’argent et que les clameurs de Jules Guilloteaux étaient une affaire de chiffre.
— Je vous demande de l’employer, Jules, pas de le payer.
Guilloteaux baissa le regard, songeur. Madeleine était-elle prête à payer elle-même pour faire embaucher son jeune ami ? Un fond de scrupule l’arrêta.
— Ça n’est pas le tout de vouloir faire plaisir à Madeleine, dit-il à André le lendemain. Mais c’est un journal que je dirige, pas une œuvre de charité, que voulez-vous que je vous donne à faire, moi !
Le jeune homme frottait ses mains moites sur son pantalon.
— J’ai pensé, murmura-t-il, à un petit billet intitulé « Croquis ». Des notes d’ambiance, des choses vues ici et là, mais sous un certain angle.
André extirpa alors de sa poche une page qu’il avait dépliée : un article qui concernait…
— … les pharmaciens ? Pourquoi les pharmaciens ?
Guilloteaux claqua du bec en feuilletant l’article. Quelques potards parisiens venaient d’écoper d’une peine de prison pour avoir ouvert leur officine le dimanche.
« Il est donc plus aisé de s’enivrer au café du coin que de trouver de quoi soigner un enfant qui, il est vrai, aurait le toupet de tomber malade un dimanche. »
Sur un mode ironique, André dressait la liste des professions que la loi, logiquement, devrait aussi sanctionner : pompiers, sages-femmes, médecins, etc., et concluait sur un court mais vibrant plaidoyer en faveur de la liberté d’entreprendre : « Que les parlementaires continuent donc à parlementer stérilement, comme ils en raffolent, mais qu’ils laissent se consacrer au bien commun ceux qui ont le courage de se lever de bonne heure, c’est-à-dire à l’heure où l’Assemblée et le Sénat dorment encore du sommeil du juste. »
C’était bien. Jules Guilloteaux fit une moue perplexe.
— Oui, je reconnais, c’est enlevé…
Un quart d’heure plus tard, André était à la tête d’une nouvelle rubrique du Soir de Paris signée A.D. Quarante lignes. En page trois. Le mardi et le vendredi.
— Ce sont des bons jours, vous pourrez ainsi vous faire connaître. On va vous prendre à l’essai. Mais je ne peux pas vous payer, c’est bien entendu avec votre… avec Madeleine Péricourt, n’est-ce pas !
Quand il racontait cette histoire, il glissait sur la question de la rémunération et laissait croire qu’il avait accepté cette embauche par pur bon cœur et qu’il payait André Delcourt au prix de n’importe quel autre chroniqueur.
Entre l’été et Noël, Paul grandit de deux centimètres et perdit trois kilos. Ses difficultés de sommeil étaient récurrentes, ses cauchemars le réveillaient très souvent. La question de la nourriture se posait aussi, il ne mangeait quasiment rien. Le docteur Fournier se lamentait, il faut que Paul reprenne du poids, c’est vital. Le mot effrayait Madeleine. Trois, quatre fois par jour, elle se tenait près du fauteuil, une assiette à la main, cherchant un nouveau subterfuge, une chanson, une comptine, une histoire, une colère. Il n’était pas de mauvaise composition, mais :
— Ça… ça n… ne… pa… passe… pas, m… ma… m… an, disait-il.
Madeleine renvoyait le plateau à la cuisine et donnait des consignes pour le repas suivant, elle essayait tout, on avait couru à l’autre bout de Paris le jour où elle avait imaginé que les brocolis en purée feraient des miracles.
Un an après « l’accident », c’est toujours elle qui changeait Paul, le soulevait, mais comme elle était de plus en plus fatiguée, le 3 février 1928, elle tomba en le portant à la salle de bains. L’enfant se cogna violemment la tête sur le pied de la baignoire. Madeleine se sentit coupable et Léonce, qui plaidait pour cette solution depuis l’été précédent, obtint enfin gain de cause. Commença alors un interminable défilé d’infirmières.
Celle-ci était trop brutale, cette autre trop distante, ou trop jeune, ou trop vieille, la suivante avait des attitudes suspectes, on ne comptait plus celles qui avaient l’air sale ou revêche, pervers ou idiot, personne ne convenait à Madeleine parce qu’elle ne voulait de personne.
Léonce tenta bien de lui faire comprendre qu’il serait difficile de trouver une infirmière totalement dépourvue de défaut, mais ça ne servit à rien jusqu’à l’arrivée d’une femme jeune, dans la trentaine, au physique agricole, hanches larges, épaules larges, seins volumineux, un teint jovial avec des joues rouges, de petits yeux rentrés dans les orbites, des cheveux si blonds qu’ils en étaient presque blancs et un sourire éclatant, des dents solides qui se découvraient en permanence, elle était très avenante.
Elle se planta devant Madeleine et prononça une phrase incompréhensible parce qu’elle était polonaise et ne parlait pas un mot de français. Elle exhiba de nombreuses références étrangères, qu’elle commenta une à une, en polonais, Léonce commença à rire, Madeleine parvint à conserver son sérieux bien que, comme son amie, elle trouvât la situation totalement absurde. Même si les références de la jeune femme avaient été vérifiables, jamais elle n’aurait accepté de devenir dans le quartier « celle qui a embauché une Polak »… Elle écouta le discours jusqu’à la fin, replia proprement la liasse de certificats et déclara qu’on n’embaucherait pas « une infirmière pol… euh… avec qui il serait impossible de communiquer ».
La jeune femme se méprit sur ce message, sourit largement, nullement surprise d’avoir passé victorieusement la première épreuve et désigna la porte de la chambre en écarquillant les yeux pour signifier qu’elle avait maintenant hâte de rencontrer l’enfant.
— Moze teraz do niego pójdziemy ?
Madeleine reprit patiemment son explication, mais à peine avait-elle commencé sa phrase que la jeune femme entrait dans la pièce et s’approchait du fauteuil de Paul. Madeleine et Léonce se précipitèrent à sa suite.
L’infirmière était du genre volubile. Personne ne comprenait un mot de ce qu’elle disait, mais on lisait tout sur son visage, comme chez une actrice du cinéma muet. Et la situation ne lui convenait pas. Elle recula le fauteuil, chercha du regard où se trouvait le chiffon le plus proche, entreprit en ronchonnant d’essuyer la tablette sur laquelle Paul avait bavé. Elle tendit la couverture sur ses jambes, saisit son verre et alla le rincer, puis elle déplaça la chaise roulante pour orienter Paul vers la lumière, mais tira légèrement le rideau pour qu’il ne soit pas ébloui, après quoi elle rangea la table de nuit dont il ne se servait pas, tassa les quelques livres qu’il ne lisait jamais et, pendant tout ce temps, continua à parler, parler, entrecoupant son jacassement de rires soudains comme si elle faisait à la fois les questions et les réponses, que les questions l’amusaient et que les réponses étaient impayables. Tout le monde était soufflé. Paul lui-même, à la voir ainsi bourdonner dans la pièce, finit par pencher la tête et plisser les yeux, cherchant à deviner en elle quelque chose de mystérieux, mimique qui s’acheva sur un quart de sourire, et je peux vous dire que jamais, depuis qu’il était rentré à la maison, il n’avait eu une attitude aussi sociable.
Puis d’un coup, tout bascula.
La jeune femme se figea, leva le nez comme un chien de chasse, fixa Paul, fronça les sourcils, prit une grosse voix, on comprenait qu’elle était fâchée. D’un geste, elle saisit l’enfant, le souleva comme un paquet de linge et l’emporta sur le lit, l’allongea et, sans cesser de bougonner, l’index tendu, entreprit de le déshabiller et de le changer.
Pendant la toilette intime, elle continua de commenter l’affaire. On ne savait pas si elle s’adressait à Paul ou se parlait à elle-même, sans doute l’un et l’autre, son ton était bonhomme, autoritaire, réprobateur et amusé, mélange qui arracha un maigre sourire à Paul. Le second en moins d’un quart d’heure. Elle éclata soudain de rire, elle tenait la couche à bout de bras en se pinçant les narines, elle s’avança vers la corbeille de linge en titubant comme si l’odeur allait la terrasser, puis elle entreprit de rhabiller Paul qui pour la première fois essaya de se manifester :
— V… vous ou… ou… bli…
— Ba ba ba ba ! fit-elle sans s’arrêter.
Quand elle eut terminé, chacun fut certain que désormais, Paul ne porterait plus de couche.
Parce que Vladi ne voulait pas.
Wlładysława Ambroziewicz. Vladi, disait-elle, les deux index dressés.
Il y avait en elle quelque chose de simple et de juvénile, une tonicité et une joie de vivre stupéfiantes.
Léonce remarqua le visage fermé de Madeleine, elle avait croisé les bras, comme décidée à ne pas s’en laisser conter. Léonce l’attira vers elle.
— Ça se passe bien, chuchota-t-elle, vous ne trouvez pas ?
Madeleine était horrifiée.
— Mais, enfin, vous n’y pensez pas ! La famille Péricourt ne va tout de même pas embaucher une étrangère pour s’occuper de Paul ! Une Polonaise de surcroît !
Mais à ce moment-là, l’attention des deux femmes fut attirée par un éclat de voix. L’infirmière était assise devant Paul, elle lui tenait les mains et récitait ce qui devait être une comptine. Elle roulait des yeux comme une ogresse de comédie et achevait chaque strophe par un petit pincement de la joue de l’enfant.
Paul la fixait avec des yeux brillants, un léger sourire aux lèvres.
On installa Vladi le jour même dans une chambre au second étage, où se trouvait aussi celle d’André.
Au moins, se disait Madeleine, elle est catholique.
André était venu au Soir de Paris livrer le texte de sa chronique, animé d’un enthousiasme comme il en avait rarement connu. Il s’était levé ce matin-là avec en tête une phrase, « L’aube se lève… », qui traduisait à la fois la densité de ses espoirs et son penchant pour l’hyperbole et la grandiloquence.
Son article, intitulé « Ouf, un scandale ! », faisait mine de se féliciter de la succession des affaires qui ne cessaient de secouer le pays. Autrefois exceptionnelles, elles s’étaient « heureusement imposées aujourd’hui comme la matière première des journalistes, ravissant les lecteurs les plus exigeants par l’extrême diversité de leur éventail. Le rentier peut ainsi se repaître de scandales boursiers, le démocrate de scandales politiques, le moraliste de scandales sanitaires ou moraux, l’homme de lettres d’affaires artistiques ou judiciaires… La République en offre pour tous les goûts. Et tous les jours. Nos parlementaires manifestent dans ce domaine une imagination qu’on ne leur connaît ni en matière de fiscalité ni sur l’immigration. L’électeur attend avec impatience qu’ils mettent cette créativité au profit de l’emploi. Entendez : du chômage, puisqu’en France les deux mots ne sont pas loin de devenir synonymes ».
En l’apportant au rédacteur en chef, il avait l’impression grisante d’entrer dans le journalisme.
La perspective de rencontrer ses confrères lui procurait une fierté mêlée d’angoisse. Il n’excluait pas qu’un peu de jalousie vis-à-vis d’un chroniqueur imposé par le patron du journal vienne perturber les premières relations, mais ce sont des choses qui s’oublient, les fraternités professionnelles sont avant tout fondées sur les rigueurs du métier et l’esprit de corps balaye rapidement les petits enjeux de personne.
— Je suis…, risqua André.
— Je sais qui vous êtes, répondit le patron de la rédaction en se retournant vers lui.
— J’apporte…
— Je sais ce que vous apportez.
Il régnait dans le hall un silence… réprobateur. C’est le mot qui vint à l’esprit d’André.
— Posez ça là.
Le chef désignait une corbeille comme il l’aurait fait de la poubelle. Le temps qu’André cherche la bonne réaction, il était seul. Commença alors une longue période d’angoisse, avait-il déplu d’emblée ? Quelle faute avait-il commise ? Le rédacteur lirait-il seulement son article ? S’il ne lui convenait pas, allait-il l’appeler ou le jeter purement et simplement ? Pire, le corrigerait-il lui-même ?
Sa chronique fut bien publiée, en bas de la page trois, sans coupure, telle qu’il l’avait livrée. Avec ses initiales.
Mais ce qu’il avait interprété comme de la réprobation se révéla rapidement être de la pure hostilité. On ne le saluait pas, les conversations cessaient à son arrivée, il n’était pas rare qu’il reçoive une tasse de café sur son pantalon, il retrouva son melon dans la cuvette des toilettes, c’était très éprouvant.
Commencée en septembre, cette terrible épreuve se poursuivait encore en avril de l’année suivante.
Huit mois d’humiliations et de revers où le blessant le disputait au ridicule.
Une dactylo qui trouvait André à son goût lui souffla :
— Quelqu’un qui travaille sans être payé, ici, ça n’est pas bien vu du tout…
Il n’entra bientôt plus au journal qu’à la dernière minute pour déposer son article dans la corbeille, dont il comprit qu’elle n’avait aucun autre usage, comme un endroit réservé à un pestiféré, destiné à recevoir quelque chose que personne ne voulait seulement toucher. S’il avait eu un peu d’argent, il aurait payé un coursier pour y aller à sa place.
Il s’en ouvrit à Jules Guilloteaux.
— Ça passera, ne vous inquiétez pas ! déclara le vieux, qui se réjouissait toujours des dissensions à l’intérieur du personnel.
Ça passerait avec un salaire, avait envie de répondre André, mais il n’osa pas.
Le rejet dont il faisait l’objet à l’intérieur du journal était inversement proportionnel à l’estime que ses chroniques lui valaient à l’extérieur. Les serveurs du Bouillon Racine ne manquaient jamais de le féliciter, comme ils le firent par exemple, en début d’année, lors de la parution de son article remarqué sur Charlie Chaplin.
Le dira-t-on suffisamment, Charlie Chaplin est sans doute le plus grand artiste du cinéma mondial. Le Cirque, son dernier film, le prouve sans conteste : il y a là, en soixante-dix minutes, plus de drôlerie, d’humanité et de fantaisie que dans tout le cinéma américain de l’année.
De profondeur, aussi. Car Charlot est particulièrement bien vu en tant que type même du personnage israélite.
Chassé de partout du fait de ses incessantes maladresses, pathétique, roublard, celui qui n’hésite pas à profiter honteusement de la tartine d’un enfant est un paresseux congénital, prompt à la manigance, perpétuellement à l’affût d’une spéculation qui lui permet d’économiser son effort et de tirer parti des autres et de la situation présente. Autosatisfait lorsqu’il réussit, Charlot se vautre alors dans le confort avec béatitude. Jusqu’à ce qu’un nouveau coup de pied au c… le remette à sa place.
Dont, en riant aux éclats, on convient que celui-là, au moins, il ne l’a pas volé.
Quelques semaines après son entrée en fonction, Vladi apporta à Paul un livre intitulé Król Maciuś pierwszy, dont elle commença la lecture à haute voix.
C’était une lectrice « vivante ». Elle interprétait les personnages et accompagnait chaque scène de mimiques et de bruitages censés décupler les effets narratifs d’une histoire dont Paul ne pouvait évidemment rien saisir vu qu’elle était écrite en polonais.
Léonce, qui dut entrer dans la pièce à ce moment-là, assista à quelques minutes de cette prestation pleine de tonicité. Lorsque Vladi, sentant sur elle le regard perplexe de Léonce, suspendit sa lecture, Paul agita la main, continue, continue, nul doute, ça lui plaisait.
Vladi dut bien le lui lire une douzaine de fois, il ne s’en lassait jamais.
Autre initiative, de Madeleine cette fois : un gramophone, un portatif Victor, modèle DeLuxe à huit cent soixante-quinze francs, à quoi elle ajouta une quinzaine de disques, des chansons, de la musique de jazz, des airs d’opéra. Paul accueillit l’appareil avec un sourire reconnaissant, « M… m… mer… ci, ma… m… man ». Il n’était pas contrariant, mais n’ouvrit même pas le couvercle. Léonce passait, posait sur le plateau un 78 tours de Maurice Chevalier et fredonnait Valentine avec entrain. Madeleine, à son tour, lorsqu’elle venait lui tenir compagnie, faisait résonner les accords de l’orchestre de Duke Ellington, Paul souriait avec gentillesse. Puis le gramophone s’éteignait, Paul retombait dans sa léthargie, les pochettes prenaient la poussière.
Vladi aimait la musique, elle chantait volontiers pendant son service, passablement faux d’ailleurs, ni jazz, ni variété, son goût allait vers l’opéra. Aussi, lorsque, en faisant le ménage, elle découvrit, parmi les disques offerts à Paul, un enregistrement de quelques airs dont la Norma de Bellini, se mit-elle à sauter comme un cabri.
Paul, que le manège de Vladi amusait souvent, consentit avec lassitude à sa demande de passer Casta diva… Vladi cette fois n’accompagna pas la musique en chantant elle-même, elle ralentit son ménage pendant la longue introduction comme si elle s’attendait, à chaque seconde, que survienne quelque chose de surprenant et de terrible, puis la voix de Solange Gallinato emplit la pièce, Vladi serra son plumeau contre son cœur. Elle ferma les yeux lorsque s’égrenèrent les trilles délicats de Queste sacre que l’artiste entamait de manière presque confidentielle et achevait sur une note claire, mais intime, comme un secret dont elle aurait été soulagée de se délivrer. Il semblait que la respiration de la chanteuse, prise à la première mesure, n’avait cessé de se dérouler jusqu’au demi-ton fatidique, ce la dièse d’antiche piante qui arrivait telle une confession. Vladi avait repris son travail, mais lentement, marquant un moment d’arrêt pour souligner la lente descente chromatique d’A noi volgi il bel sembiante que la Gallinato, fidèle à sa manière, osait achever sur une infinitésimale cassure qui vous retournait l’âme. Les vocalises, si souvent entendues, si vulgaires dans des interprétations ordinaires, prenaient ici une fraîcheur rendue aérienne par l’invraisemblable facilité avec laquelle elles étaient filées.
Vladi, saisie par l’émotion, s’était arrêtée dans un angle de la pièce. Ah, la puissance exceptionnelle de cet ut suraigu, ravageur, poignant… c’était à vous déchirer.
Elle se tourna vers la fenêtre et sourit malgré elle. Paul s’était endormi, la tête posée sur le côté. Elle s’approcha avec mille précautions pour éteindre l’appareil.
Paul tendit alors le bras d’un geste rapide, autoritaire, définitif. Il écoutait.
Son visage aux yeux clos était baigné de larmes.
La tradition voulait que l’on change de restaurant chaque année. Après Drouant, Maxim’s, Le Grand Véfour, c’est à La Coupole que se retrouvaient cette année les camarades disponibles de la promotion 1899 de l’École centrale baptisée « promotion Gustave Eiffel », une quinzaine en moyenne.
Le plan de table traduisait assez finement l’état du petit groupe. Tel s’était éloigné de son voisin de l’année précédente parce qu’il avait entretemps couché avec sa femme, tel autre avait acquis du galon grâce à quelques transactions réussies et s’était approché de l’extrémité noble de la table.
Gustave se trouva assis entre Sacchetti, qui travaillait au Commerce extérieur, et Lobgeois, qui sévissait à la Compagnie des mines de Dourges. Ce dernier, qui n’était que sous-directeur adjoint des forages, bénéficiait toujours d’un semblant d’autorité parce qu’il avait été major de la promotion, coiffant Gustave Joubert au poteau. C’était étrange, ni les années ni l’échec professionnel n’étaient venus à bout de la réputation que ce rang éclatant lui avait autrefois value (ni de la rancune que Joubert en avait conçue).
La conversation suivait un parcours immuable. La politique d’abord, puis l’économie, l’industrie, on terminait toujours par les femmes. Le facteur commun à tous ces sujets était évidemment l’argent. La politique disait s’il serait possible d’en gagner, l’économie, combien on pourrait en gagner, l’industrie, de quelle manière on pourrait le faire, et les femmes, de quelle façon on pourrait le dépenser. Cette assemblée tenait à la fois du repas d’anciens combattants et du concours de paons, tout le monde venait y faire la roue.
— Alors, ce deuxième tour des élections ? lança Sacchetti. L’affaire est dans le sac, mes amis ?
On ne savait pas de quel sac il s’agissait, la question pouvait donner raison à chacun.
— La peste rouge ne gagnera pas le pays. Grâce à Dieu, dit Joubert, nous allons peut-être bouter les moscoutaires hors de France…
— Et payer nos dettes…, approuva Sacchetti.
Rien ne pouvait être plus consensuel que cette question de la dette. Quelle que soit leur position sur le franc, tous partageaient une certitude, l’État, pléthorique en fonctionnaires, était inefficace, dispendieux, il bridait l’initiative privée, écrasait, par des impôts sans cesse plus massifs, les entreprises et les personnes fortunées qui pourtant enrichissaient un pays lourdement endetté par l’effort de guerre. Ils étaient persuadés que l’État français était devenu une déclinaison locale du système bolchevique. Il fallait davantage de liberté, moins d’administration, rembourser la dette… Ce beau consensus entretint sans difficultés la discussion pendant le ris de veau au sauternes.
Gustave profita d’un creux dans la conversation pour saisir discrètement le poignet de Sacchetti.
— Dis-moi, mon vieux, je voulais ton avis sur le pétrole roumain…
Au ministère de l’Industrie, Sacchetti était chargé des énergies, vapeur, hydrauliques, charbon, etc.
— Tu ferais mieux de t’intéresser à la Mésopotamie, répondit-il. Au gisement de Kirkouk, par exemple. Province d’Irak. Autrement prometteur, je t’assure.
Gustave fut surpris. À la Bourse, le pétrole roumain faisait des merveilles depuis des mois, les actions ne cessaient de monter, Gustave avait même l’impression qu’il arrivait trop tard.
— Je ne peux pas te dire d’où cela vient, reprit Sacchetti, tu le comprendras (Joubert approuva d’un mouvement de cils), mais je t’assure, ce pétrole roumain ne sent pas bon du tout. Très mauvaise affaire.
— Mais tout de même, leur nouvel emprunt…!
— Il servira à éponger les pertes. Comme tout le monde s’y laisse prendre, les actions vont grimper. Mais la débâcle fera des victimes. Crois-moi, mon vieux, l’avenir est toujours bien au pétrole. Mais pas en Roumanie. Au Moyen-Orient. En Irak.
Joubert était circonspect.
— Mais comment peux-tu en être sûr, l’expertise n’est même pas achevée !
— Eh bien, prie le ciel pour qu’elle ne s’achève pas trop tôt et qu’elle te laisse le temps de t’y intéresser. Parce qu’à l’annonce des résultats, les petits malins seront passés devant toi, tu ne trouveras plus une goutte de pétrole pour étancher ta soif.
Le dessert s’annonçait.
— Évidemment, je ne t’ai parlé de rien.
On frisait le délit d’initié, mais Sacchetti ne prenait cette précaution que pour la forme. La République tout entière était tissée de ce genre d’arrangements, le trafic d’influence ne s’était jamais mieux porté.
Soupir de soulagement, on allait enfin parler des femmes. Gustave afficha un sourire entendu qu’on attribua à sa pudibonderie supposée. Il n’avait pas grand-chose à dire sur le sujet, mais le pétrole le laissait rêveur.
Paul fit remettre une douzaine de fois le disque sur lequel Solange Gallinato avait gravé quelques airs parmi les plus célèbres de son répertoire : Una voce poco fa, Tosca è un buon falco, Floria ! Amor !, etc.
Léonce fut aussitôt chargée de courir les magasins de disques. Le vendeur de chez Melodia, perplexe, demanda l’âge de l’amateur, huit ans, d’accord, qu’aime-t-il, on ne sait pas encore, il n’écoute qu’un disque, en boucle, de l’opéra, je vois, mais quel genre d’opéra aime-t-il, Léonce ne savait pas.
— De l’opéra-comique ? proposa le vendeur.
Léonce fut aussitôt d’accord. Comique, c’est tout à fait ce qu’il fallait à Paul.
— Des choses très gaies !
Melodia avait encore plus marrant que l’opéra-comique : les opérettes !
Léonce choisit donc, en fonction de leurs titres, les plus avenantes d’entre elles et revint avec une flopée de disques allant de La Veuve joyeuse au Pays du sourire, en passant par la Gaîté parisienne, tout ça s’annonçait terriblement amusant, elle était très fière d’elle.
Paul, impatient, accueillit ces cadeaux avec enthousiasme, il avait hâte d’écouter. Madeleine glissa sur sa tablette une assiette de féculents. Et tandis que Léonce et Madeleine battaient discrètement la cadence et que Vladi tapait du pied sur un rythme plus personnel, Paul procéda, en mangeant, à l’écoute de ces acquisitions.
Il resta muet aux accents de « Voici les valseurs, voici la ritournelle », on le vit ensuite se concentrer longuement sur ses ongles à l’écoute de « Muguet, plaisir d’un jour, plaisir d’amour, plaisir qui leurre… », il soupira plus franchement encore avec « D’abord, monsieur vous m’enlaçâtes », mais aux premières notes de « Ah… En avant vite, vite, ma mule va grand train », c’en fut trop, m… ma… ma… man…, on arrêta le disque, on fit cercle autour du fauteuil, on se pencha, on voulait comprendre. Un bon quart d’heure fut nécessaire. Paul demandait qu’on l’emmène lui-même choisir quelques morceaux…
— Ceux-là ne te plaisent pas, mon chéri…?
Madeleine était désespérée. Paul était un enfant terriblement civilisé, pas du genre à dire franchement quelque chose de désagréable. Il jura ses grands dieux qu’il était très content, c… c’est… t… t… très b… bien, mais tout le monde avait compris que ça n’allait pas du tout. Pour calmer sa mère, il croqua dans sa pomme. Madeleine fut d’accord.
C’est ainsi qu’un beau jour d’avril 1928, Paul entra chez Paris-Phono. Quand je dis « entrer », c’est aller un peu vite en besogne, le fauteuil ne passait pas la porte, il fallut l’abandonner dehors. Vladi attrapa le bonhomme sous un bras comme elle le faisait tout le temps et le planta sur le dessus du comptoir, comme un serre-livres, en expliquant tout un tas de choses qui laissèrent le personnel sans réaction vu qu’ici personne ne parlait le polonais.
Le vendeur passa l’après-midi à faire écouter à Paul ce qu’il estimait le meilleur. Vladi en profita pour aller se bourrer de choux à la crème en compagnie du chauffeur, qui insistait depuis longtemps pour monter lui rendre, dans sa chambrette, une petite visite amicale.
Amelita Galli-Curci, Ninon Vallin, Maria Jeritza, Mireille Berton… Madame Butterfly, Carmen, La Somnambula, Roméo et Juliette, Faust… Paul fit son choix, mais il se révéla assez exigeant. À l’écoute de l’une, il reculait brusquement la tête, le vendeur approuvait douloureusement, il y avait là un vibrato un peu aventureux ; pour une autre, il plissait les yeux et montait les épaules comme s’il craignait une subite chute d’objets, le vendeur convenait qu’il y avait en effet, dans les hauteurs, un quart de ton assez flottant. Paul acheta quatre coffrets. Il n’avait pas encore été question de Solange Gallinato, dont Paul parvint à articuler le nom à grands frais. Le vendeur ferma les yeux, transporté. On ajouta bientôt plusieurs disques, à peu près toute la discographie de la cantatrice italienne.
Au moment de partir, le jeune vendeur disparut sous son comptoir. Lorsqu’il réapparut, il fredonna les deux premières mesures de « Rachel, quand du Seigneur… » et tendit à Paul une carte postale de Solange Gallinato dans le rôle de La Juive.
Paul emporta aussi les catalogues complets de La Voix de son maître, Odéon, Columbia et Pathé.
Ce soir-là, il dîna de bon appétit.
Lorsque le chauffeur grimpa discrètement l’escalier pour faire (enfin !) sa visite de courtoisie à Vladi, il était près d’une heure du matin, il ne craignait pas d’être entendu, la maison tout entière était saturée de la voix de la Gallinato.
Ella verrà per amor del suo Mario !
En juillet, Paul demanda un autre gramophone. Nul doute, il allait mieux.
Ses journées étaient occupées. Il changeait lui-même les aiguilles du phono, rangeait ses disques, prenait des notes, mettait des fiches à jour, cochait les titres dans les catalogues d’éditeurs. Il se faisait transporter jusqu’à la bibliothèque où, tandis que Vladi traficotait dans la réserve avec les sous-bibliothécaires, il passait des après-midi à recopier des articles d’encyclopédie et à chercher les innombrables coupures de presse concernant les principaux concerts en Europe, les carrières des chanteuses et des chanteurs, les premières de nouveaux opéras un peu partout dans le monde. Il avait un cahier exclusivement consacré à Solange Gallinato que, dès la première écoute, il avait jugée indépassable.
Avec l’aide de sa mère pour l’orthographe, en mai, il écrivit à la diva :
Chère Solange Gallinato,
Je m’appelle Paul, j’habite Paris et je suis votre admirateur. Ce que je préfère, c’est Fidelio, la Tosca et Lucie de Lammermoor, mais j’aime aussi beaucoup L’Enlèvement au sérail. J’ai huit ans. Je vis dans une chaise roulante. Je connais presque tous vos disques ; il m’en manque parce que certains sont difficiles à trouver comme Le Barbier de Séville de 1921 à la Scala, mais je vais y arriver. Ce qui me ferait plaisir, c’est une photo de vous dédicacée.
Je vous admire beaucoup.
On crut la lettre perdue, mais en juillet, divine surprise, arriva une photo de la diva en costume de Médée avec la dédicace : « Pour Paul, affectueusement, Solange Gallinato ». Et un mot assez court, écrit à la main, qui s’achevait par « Ta laitre m’a touché. »
Il fallut encadrer la photographie et la placer au-dessus du gramophone.
Vous imaginez le soulagement de Madeleine. Paul commençait à se reconstituer, il restait souvent immergé dans ses pensées, mais c’était à l’écoute de Mozart ou de Scarlatti, il se nourrissait de nouveau, reprenait des couleurs et, de la bibliothèque aux magasins de disques, il occupait bien ses journées. Madeleine ne désespérait pas d’entamer à nouveau une conversation sérieuse avec lui et de percer le mystère qui la crucifiait toujours.
— Vous devriez le laisser tranquille, disait Léonce, vous savez ce que dit le professeur Fournier…
Il disait qu’il fallait « lui foutre la paix, à cet enfant ! ».
Madeleine rongeait son frein et envoyait acheter des pâtisseries arabes à la pâte d’amandes.
André s’était inquiété de la situation. Il était évidemment heureux pour Paul, mais maintenant que l’enfant allait mieux, devait-il reprendre du service ? Le souvenir de la dernière expérience le terrorisait.
Pour le moment, Madeleine n’en parlait pas. André passait ses journées à peaufiner ses articles gratuits pour le Soir de Paris. Le sport féminin, la lecture publique, la mode masculine, la Sainte-Catherine… Il avait abordé dans ses chroniques un large éventail de sujets en espérant que Jules Guilloteaux lui propose enfin un véritable poste, c’est-à-dire le même assorti d’un salaire.
Le directeur du Soir n’en parlait jamais, mais manquait rarement de le féliciter : « Très bien, votre billet d’hier…! On fera quelque chose de vous si les petits cochons ne vous mangent pas ! » Il était satisfait de ses services. Pas au point de les payer, mais satisfait.
André, avant d’aller réclamer une rémunération, s’était d’abord donné jusqu’à la fin de l’année, mais les étrennes étaient passées, janvier était arrivé (« Impayable, votre article sur la fête des Rois ! » avait lancé Guilloteaux), bientôt ce fut avril (« Excellent, votre billet sur les Arts ménagers, bien tapé, ha ha ha ! »), André voyait l’été approcher, encore quelques semaines et il aurait fait un tour de cadran. Un an de chroniques bihebdomadaires sans un geste de la direction.
Les choses n’allaient pas mieux au journal lui-même, où il devait supporter l’hostilité et la malveillance de ses confrères.
Puis un jour, nous étions fin juillet, un délégué syndical un peu plus remonté que les autres l’attrapa par le cou, l’entraîna au sous-sol et le bombarda d’une série d’uppercuts qui l’agenouillèrent, respiration coupée, vomissements, il eut l’impression que sa poitrine allait éclater, il regagna la sortie à quatre pattes sous l’œil des manœuvres qui se poussaient du coude, le plus jeune cracha par terre, ça tomba sur le revers de sa veste.
Ce fut la goutte d’eau.
En rentrant à la maison Péricourt, il était agité d’une colère qu’il chercha à qualifier. Exploité. Voilà ce qu’il ressentait. C’était un mot de communiste, Dieu sait qu’il ne voulait rien avoir à faire avec ces gens-là, mais ce qui lui avait semblé, l’année précédente, une promesse de carrière journalistique lui apparaissait en ce printemps un entôlage en règle.
André tournait dans sa chambre en donnant des coups de pied dans les murs. Il s’était mis à faire très chaud, la lucarne n’apportait quasiment pas d’air, il transpirait des nuits entières, trouvait la pièce plus petite que d’habitude, les meubles vieux, son linge usé, la Polonaise, à l’autre bout du couloir, avait beau être complaisante quand il lui rendait visite deux fois par semaine, elle chantait faux du dîner au coucher, bon Dieu, ça ne pouvait plus continuer comme cela, il rédigea sa démission. En avait-on besoin d’ailleurs, lorsqu’on n’avait pas de salaire ?
Il prit son manteau, se rendit au journal à grands pas furieux et piqua droit sur le bureau de Guilloteaux.
— Vous tombez bien, vous ! Dites-moi, une rubrique quotidienne… Seriez-vous tenté ?
André fut sidéré.
— Ce ne serait qu’une colonne… Mais dans un bel encadré. En première page !
— Quel genre de rubrique ?
Guilloteaux se montra soucieux.
— Voyez-vous, Marcy fait l’économie, Garbin fait la politique, Frandidier fait n’importe quoi. Mais personne ne s’occupe… des gens de la rue, vous comprenez ? Ceux qui achètent le Soir ont envie qu’on leur parle d’eux. Pourquoi croyez-vous que les faits divers les passionnent à ce point ? Parce que ce sont des choses qui peuvent arriver à chacun d’eux.
André esquissa un geste vague.
— Des faits divers, il y en a…
— Évidemment ! Ça n’est pas ça que j’ai en tête. Mais une rubrique qui dirait tout haut ce que les gens pensent tout bas.
— Un billet d’humeur, en quelque sorte ?
— Si vous voulez, mais alors de mauvaise humeur, parce que les gens préfèrent se plaindre, c’est connu ! Il faut que ça ait de la tenue, c’est pour cela que j’ai pensé à vous…
— De la tenue…
— Absolument ! Une chose que les lecteurs adorent, c’est d’imaginer que des gens plus intelligents pensent les mêmes choses qu’eux, ça les flatte. Mais aussi, pour être lu, il faut de la simplicité. C’est affaire de dosage.
André, abasourdi, cherchait le piège derrière la proposition.
— Ce serait payé ? demanda-t-il.
— Bah… pas très cher. La situation…
André la connaissait assez bien, et il avait appris qu’il ne fallait pas confondre celle du journal avec celle de son propriétaire. Il croirait à la crise le jour où Guilloteaux serait contraint de licencier son personnel de maison indochinois.
— Ce serait payé ?
André était fier de son audace. Guilloteaux s’emporta immédiatement, comme si on avait tenté de lui arracher une dent, puis cria enfin :
— Oui, là, ça sera payé !
— Combien ? répéta André, décidément très en forme.
— Trente francs la colonne.
— Quarante.
— Trente-deux.
— Trente-sept.
— Bien, allez, trente-trois. Mais attention, hein, je veux une rubrique… bien tapée !
Il se retourna dans un mouvement d’épaule et de reins qui manifestait l’ampleur de son mécontentement, signe indubitable chez lui qu’il était satisfait de son affaire.
— Oh, et puis, ajouta-t-il, trouvez un nom, hein !
— Comment, mais… j’ai le mien !
— Ça, on s’en fout. De toute manière, vous devez vous faire un nom, alors, que ce soit le vôtre ou pas…
Guilloteaux s’était approché et lui parlait sur un ton de confidence :
— Un pseudonyme. Tout le monde pensera que, pour ne pas vouloir signer, c’est une sommité qui s’exprime ! Et ne l’oubliez pas, les lecteurs aiment les horoscopes, alors choisissez un nom qui leur évoque la sagesse supérieure.
C’est ainsi que début août parut, en première page du Soir de Paris, la première chronique signée « Kairos » :
Il y a quatorze ans, le pays était invité à se mobiliser. Le peuple français tout entier se levait, engageant toutes ses forces dans une guerre sans précédent, et s’apprêtait à vivre une période intensément peuplée de tragédies intimes. Quarante mois plus tard, au terme de sacrifices sans nom, l’exaltation céda au désarroi et sonna l’heure fatidique du doute et de l’inquiétude. C’est à un homme de soixante-seize ans que la Nation remit alors son destin. Un homme qui s’était toujours trompé et n’avait jamais été d’accord qu’avec lui-même, toujours ombrageux, souvent féroce, aux comportements tyranniques et aux penchants dictatoriaux. Il arrive que des hommes aux idées courtes deviennent grands lorsque les circonstances s’y prêtent. M. Clemenceau n’avait qu’un programme à l’esprit et un seul mot dans la tête : « Politique intérieure, je fais la guerre ; politique extérieure, je fais la guerre (…). La Russie nous trahit, je continue de faire la guerre et je continuerai jusqu’au dernier quart d’heure. »
C’était simple et c’était exactement ce que les valeureux Français avaient besoin d’entendre.
Dans quelques jours, M. Clemenceau fêtera son quatre-vingt-huitième anniversaire. Une photographie, prise il y a peu à Saint-Vincent-sur-Jard, en Vendée, montre un homme encore vert marchant d’un pas qu’on devine ferme.
Lorsque notre regard s’élève vers les sommités qui nous gouvernent, elles nous semblent falotes, exsangues, labiles et inconséquentes. Et l’on est tenté, comme Diogène de Sinope, d’empoigner notre lanterne et de demander : « N’y a-t-il donc plus personne, en France, de la taille de Clemenceau ? »
Depuis l’affreux malentendu qui les avait opposés, Madeleine n’était jamais parvenue à redevenir tout à fait naturelle avec Gustave. Elle avait choisi de ne rien changer à leur rituel, manière de souligner que cet incident n’avait eu aucune conséquence sur leur relation, mais, un an plus tard, elle se sentait encore gênée lorsqu’elle se haussait sur la pointe des pieds pour déposer un court baiser sur sa joue en disant bonjour, Gustave.
Cet homme était un sphinx, Madeleine ne savait absolument rien de ses pensées. Il lui rendait des comptes, buvait son café à petites gorgées en la fixant de ses yeux effroyablement bleus… Tandis qu’à l’autre bout de la pièce Paul s’immergeait dans son Histoire de l’opéra italien, il entretenait Madeleine des affaires courantes :
— M. Raoul-Simon s’est placé dans une situation un peu difficile. Je propose de lui rendre service. Ça n’est jamais mauvais d’avoir une créance chez un membre du Conseil…
Madeleine souriait à son tour, jouant une connivence dont elle ne distinguait pas la réelle portée. Elle signait ce qu’il lui présentait. Parfois, Joubert imposait des explications, il ne voulait pas que, plus tard, on lui reproche un manquement à son obligation d’informer. Alors il se lançait :
— Je ne veux pas vous assommer avec les détails, Madeleine, mais il est grand temps de restructurer vos avoirs.
Madeleine, d’un geste, je comprends, bien sûr.
— Les actions d’État ne rapportent plus rien et ça ne s’arrangera pas dans l’avenir. « Restructurer », cela veut dire abandonner des titres pauvres pour des produits plus rémunérateurs…
— Très bien, oui, c’est une bonne idée.
— C’est une décision sage, croyez-moi. Mais que vous devez prendre en toute connaissance de cause.
Elle comprenait.
— Essentielle pour l’avenir, entendez-moi bien. C’est, à mon sens, ce que vous devez faire, mais je dois avoir l’assurance que vous savez ce que cela signifie.
Elle comprenait, elle signait.
Elle avait demandé distraitement :
« À propos, qu’y avait-il dans le coffre de papa ?
— Rien de compromettant, rassurez-vous. Des titres anciens, des choses comme ça… », avait répondu Joubert, et elle était passée à autre chose, elle n’avait même pas réclamé la clé.
Et parfois, allez savoir pourquoi, avec le flair infaillible des chefs incompétents, elle était attirée par un chiffre et tombait sur le bon.
En réalité, ça n’était arrivé qu’une seule fois, courant août, mais cela fit à Madeleine une très grosse impression parce que, justement, ça ne s’était jamais produit.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Madeleine juste avant de signer un ordre au nom de Ferret-Delage.
Joubert la fixa.
— Une perte. Dans le domaine bancaire, c’est courant. Si on gagnait à tous les coups, ça se saurait.
Joubert avait répondu trop vite, trop sèchement, son impulsivité était un aveu. Madeleine posa son stylo et adopta, instinctivement, le type de comportement que son père aurait eu en pareille occasion. Elle ne prononça pas un mot, attendit que la réponse monte jusqu’à elle.
La banque Péricourt avait fait un mauvais choix boursier. Près de trois cent mille francs de perte sèche.
Madeleine se rendit compte qu’elle avait prêté à Gustave Joubert une compétence proche de l’omniscience et qu’elle avait eu tort. Sachant que son silence serait bien plus inquiétant qu’un reproche, que le mystère de ses pensées consolidait son pouvoir, elle signa sobrement et passa au document suivant.
Il était l’heure de partir, mais Gustave restait assis, sirotait son café, le visage préoccupé. Ou sévère, Madeleine ne savait pas. Comme s’il avait quelque chose à lui reprocher, qu’il s’apprêtait à la réprimander.
— Me permettrez-vous, chère Madeleine, de demander à Mlle Picard et à M. Brochet de nous rejoindre un instant ?
Madeleine fut surprise, oui, bien sûr, mais pourquoi… Joubert leva la main, attendez.
M. Brochet fut le premier à entrer et à saluer Madeleine d’une courbette déférente. Léonce arriva à son tour, virevoltante et fraîche, vous avez besoin de moi ?
— Mademoiselle Picard, voici M. Brochet, il est comptable et…
Joubert s’arrêta, saisi par le visage de son collaborateur, ordinairement rougeaud, qui était cette fois cramoisi, enflammé, on l’aurait dit prêt à exploser. Il fixait Léonce comme un lapin sous les phares. C’est vrai qu’elle était jolie. Elle portait un ensemble en jersey avec un col en V et une grosse fleur au revers, un chapeau cloche… Elle avait croisé les mains sur ses genoux, s’était tournée vers M. Brochet en penchant la tête, avait entrouvert les lèvres sur une question muette, il n’en avait pas fallu davantage pour porter le comptable à incandescence.
Joubert se racla la gorge.
— … et j’ai chargé M. Brochet, ici présent, de vérifier les dépenses de la maison Péricourt.
Léonce devint pâle, elle cligna des yeux rapidement sous le coup de l’émotion. Madeleine sursauta.
— Mais, Gustave, j’ai toute confiance en Léonce et…
— Justement, chère Madeleine, je doute que cette confiance soit bien placée.
M. Brochet aurait dû entamer l’énumération de ses griefs comptables, mais son dossier tomba à terre, factures et bons de caisse éparpillés au sol. Tandis qu’à quatre pattes entre les pieds de la jeune femme il rassemblait ses papiers, Léonce regardait Madeleine, Joubert regardait Léonce, il régnait un silence pesant et confus.
— Voilà, dit enfin M. Brochet. Les comptes, c’est ça, il y a des avances, et les factures…
— Allez à l’essentiel, Brochet, on ne va pas y passer la journée !
Le comptable entama sa lecture d’une voix sourde, malheureuse, presque inaudible.
Léonce demandait régulièrement à Joubert, sur l’ordre de Madeleine, des provisions pour effectuer les dépenses et fournissait, en échange, les factures correspondantes que Joubert attrapait d’une main négligente et fourrait dans sa poche. Le compte était toujours juste, au centime près. Rien à redire. Sauf que certaines d’entre elles ne concernaient aucun achat effectif ou que le commerçant avait établi un justificatif nettement plus élevé que le prix réel. Les comptes remis à Joubert remontaient à février de l’année précédente, dix-huit mois de supercheries accumulées.
M. Brochet dodelinait de la tête avec une moue de regret, ah, quel dommage, si mademoiselle lui avait confié à lui le soin de maquiller les comptes, ils auraient été autrement convaincants.
— Gustave, tenta Madeleine, c’est très gênant… Je vous en prie…
Joubert se montra inébranlable.
— Des profits sur les rideaux, tapis, papiers peints, peintures, mobilier, luminaires, parquet, monte-charge, sur le fauteuil de M. Paul… C’est que, au bout d’un moment, cela chiffre, mademoiselle Picard !
Léonce fit soudain volte-face.
— Savez-vous combien je suis payée ? demanda-t-elle.
Disant cela, elle regarda Madeleine qui comprit avec stupéfaction qu’elle ne s’était jamais préoccupée de cette question. C’était elle la fautive, mais elle n’eut pas le temps d’intervenir.
— C’est toujours le cas des voleurs, disait Joubert. S’ils volent, c’est qu’ils estiment ne pas avoir suffisamment.
Le mot de « voleur », bien qu’il fût prononcé par un banquier, sonna comme terrible, entraînant un chapelet de conséquences dégradantes : plainte, enquête, tribunal, juge, déshonneur, prison…
Que Léonce ait gagné de l’argent sur le prix du fauteuil de Paul, sur l’aménagement de sa chambre de handicapé, aurait dû choquer Madeleine, mais elle se sentait elle-même trop coupable pour cela. Léonce avait été plus qu’une compagne, elle avait été l’amie présente à ses côtés à son divorce, lors de l’accident de Paul, la confidente, celle qui avait assuré la tenue de la maison quand elle-même en était incapable. Pendant des mois elle avait œuvré sans que jamais personne ne se préoccupe de son statut, de son salaire. Ce qui arrivait là était le résultat de son égoïsme de riche.
— Cela s’appelle de l’abus de confiance, mademoiselle Picard, c’est puni par la loi, poursuivait Joubert. Quel est le montant total, monsieur Brochet ?
— Seize mille quatre cent quarante-cinq francs, monsieur. Et soixante-seize centimes.
Léonce se mit à pleurer tout doucement. Le comptable faillit sortir son mouchoir, mais il n’était pas propre.
— Merci, monsieur Brochet, dit Joubert.
Il aurait été lui-même l’accusé, le comptable n’aurait pas eu un pas plus lourd, qu’une jeune femme comme celle-ci soit une voleuse si maladroite, quel gâchis.
Joubert laissa filer la longue minute qu’il accordait toujours à un débiteur en difficulté avant de lui porter le coup de grâce, c’était sa manière à lui de rester humain dans les affaires d’argent :
— Que choisirez-vous, mademoiselle Picard, le remboursement ou le tribunal ?
— Ah non, Gustave, c’en est trop, cette fois !
Madeleine était debout, cherchait ses mots. Joubert ne lui en laissa pas le temps.
— Mlle Picard n’a pas détourné des fonds accidentellement, Madeleine ! Mais quasiment chaque jour, pendant des mois !
— Avant tout, c’est ma faute. Je lui ai demandé sans cesse plus de travail, j’aurais dû m’apercevoir de…
— Cela ne justifie rien.
Léonce continuait de pleurer silencieusement.
— Si ! Non ! Enfin… Ce qu’il faut faire, c’est augmenter le salaire de Léonce. Substantiellement. Il faut doubler son salaire.
Léonce cessa de pleurer et laissa échapper un « Oh » de surprise. Joubert accueillit la nouvelle avec un haussement de sourcil qui exprimait à quel point il condamnait ce genre de décision impulsive, imprudente et dissipatrice.
Il se tourna vers Léonce.
— Nous doublerons donc vos émoluments à partir du mois prochain. Dans la pratique, évidemment, ils resteront les mêmes. La différence servira à éponger votre dette. Et nous retiendrons quinze pour cent sur votre salaire, ainsi votre dette sera plus vite résorbée. Pour les intérêts générés par les sommes détournées, M. Brochet fera le calcul et nous l’ajouterons à ce que vous devez.
Là, Madeleine ne trouva pas l’argument. D’ailleurs, Joubert n’en attendait pas, il était déjà debout, fermait sa serviette, affaire réglée.
Madeleine, après avoir raccompagné Gustave, revint dans la pièce, elle ne savait pas quoi faire de ses mains, elle s’assit en face de Léonce qui pleurait.
— Je vous demande pardon, dit enfin Léonce.
Elle leva son regard soyeux noyé de larmes. Madeleine lui tendit les mains, Léonce se jeta à ses pieds comme une héroïne de mélodrame et pressa sa tête contre ses genoux, Madeleine lui caressait les cheveux en disant, ce n’est rien, Léonce, je ne vous en veux pas, elle sentait sous ses paumes les soubresauts provoqués par les sanglots de la jeune femme, son parfum léger montait jusqu’à elle, elle avait simplement envie de lui dire combien elle l’aimait, Léonce, répétait-elle, je vous assure, tout cela est terminé, n’y pensons plus, relevez-vous.
Léonce la fixa longuement, entrouvrit les lèvres. Madeleine en eut le souffle coupé, Léonce se tendait vers elle.
Madeleine se sentit tomber comme dans un puits, elle en avait la gorge sèche.
Léonce prit ses mains, les conduisit autour de son cou, dans une position où elle aurait pu l’étrangler, mon Dieu… Madeleine recula d’un pas. Léonce tenait la tête baissée, son attitude évoquait à la fois la contrition, la pénitence, le renoncement. Et l’offrande passive.
Madeleine tendit les bras devant elle pour éloigner ces démonstrations embarrassantes, mais Léonce lui saisit précipitamment la main et la pressa violemment contre ses lèvres en fermant les yeux. Puis elle s’approcha, serra Madeleine contre elle, son parfum…
Léonce sortie, Madeleine resta un long moment pétrifiée, frottant ses mains l’une contre l’autre, mon Dieu…
Elle retourna pour la première fois à Saint-François-de-Sales. Le prêtre ne s’était pas montré très à l’aise quant aux desseins du Seigneur, mais sur les questions de culpabilité, de mauvaise conscience, de faute et de plaisirs suspects, il était comme un poisson dans l’eau.
Sur son ardoise : « Il faudrait déplacer le rendez-vous de septembre avec le professeur Fournier, s’il te plaît. »
La réponse de Madeleine fusa :
— Pas question, Paul !
« Mais, le 12 septembre, je ne suis pas libre, maman ! » écrivit Paul. Il souriait. Madeleine se tourna vers Léonce, elle ne savait pas comment interpréter le message.
— Maman ne comprend pas, mon chéri…, dit-elle en s’agenouillant près du fauteuil roulant.
« Le 12, je ne pourrai pas : je vais à l’Opéra ! » Paul tendit à sa mère une coupure de presse :
Parmi les émotions fortes qu’il procura à sa mère et à Léonce, l’immense éclat de rire de Paul qui suivit fut certainement la plus surprenante de toutes.
La mauvaise nouvelle tomba le surlendemain : bien sûr, il n’y avait plus de places, non seulement pour la première, mais pour toutes les suivantes.
— Je suis navrée, mon chéri…
Paul ne l’était pas : « Je peux voir M. Joubert, s’il te plaît, maman ? »
Le traditionnel rendez-vous technique s’acheva donc cette fois sur une requête de Madeleine :
— Paul aimerait vous parler, Gustave… Il a une demande à vous faire. Je crains qu’elle outrepasse votre domaine, mais si vous voulez bien lui expliquer…
— Bon… bon… jour… m… m… m… mon… si… si…
Gustave se demanda si la phrase de bienvenue, à elle seule, n’allait pas prendre la journée. Les lèvres de Paul vibraient comme des papillons, ses paupières battaient à une cadence infernale comme chez un épileptique guetté par une crise. Sa mère, affolée, intervint :
— Allons, mon bébé, allons ! Je vais expliquer tout ça à Gustave, ne te mets pas dans des états pareils…
— N… n… non !
Il écarquillait les yeux. « Un damné », voilà le mot qui vint à l’esprit de Joubert.
Madeleine tendit son ardoise à Paul.
— En ce cas, tu peux écrire, mon ange…
Non, Paul ne voulait pas écrire, il voulait parler. Enfin, parler… Nous allons pouvoir faire, pour le lecteur, quelque chose que Joubert, lui, ne pouvait pas faire : abréger. Parce que, sans mentir, il fallut près d’une demi-heure pour échanger quatre phrases. Les voici résumées : « J’ai besoin de trois places au parterre de l’Opéra Garnier le 12 septembre. » Madeleine assura le commentaire, Paul voulait s’y rendre, mais tout était complet.
Paul : « Pouvez-vous intervenir, s’il vous plaît… »
Ah, ce « s’il vous plaît », quelle épreuve ! On avait compris dès la première syllabe, mais Paul voulait absolument y parvenir.
— Mais, je ne peux pas intervenir, Paul…, répondit enfin Gustave. Vous êtes bien jeune, mais… la banque et l’Opéra, ce sont des choses tout à fait différentes.
Paul était mécontent de cette réponse, cela se voyait, son bégaiement s’accentuait encore, on ne savait plus quoi faire face à cet enfant véritablement enragé. Ce qui secoua Joubert, ce fut l’argument de Paul. Je simplifie à nouveau : « Demandez à M. Raoul-Simon d’intervenir, s’il vous plaît… »
Gustave retint un geste d’agacement, si au moins ce moutard pouvait se dispenser des formules de politesse… D’autant qu’on voyait mal ce que Raoul-Simon pouvait faire, sourd comme une huître, pas du tout le genre à avoir acheté des places pour l’Opéra. Paul ferma les yeux un court instant, il souffrait de devoir tout expliquer : « Il est aussi administrateur de l’Opéra Garnier ! » Joubert fut pris de court.
— Oui, peut-être, mais ça n’est pas une raison…
« Il vous doit quelque chose. L’affaire des Chemins de fer de l’Ouest… »
— Mais… c’est vrai, ça ! s’exclama Madeleine, qui soudain s’en souvenait.
L’enfant fixait Gustave dans les yeux.
Ainsi, cette vieille affaire, il l’avait entendue, comprise, retenue… Et à présent il la faisait remonter à la surface…
— Vous avez raison, mon cher Paul, dit enfin Joubert.
Il articulait lentement, comme s’il pesait chaque phonème. Il découvrait chez cet enfant une détermination sereine qui l’impressionnait.
— Je vais voir avec M. Raoul-Simon…
Madeleine se précipita dès que Joubert fut reparti.
— Mais, enfin, Paul, pourquoi ne pas écrire les phrases ? C’est une rude épreuve que tu imposes aux gens, tu sais !
Paul sourit et écrivit : « Je pense qu’ainsi, M. Joubert va tout faire pour éviter d’avoir une autre conversation avec moi. »
Les trois places demandées arrivèrent le surlendemain par un coursier spécial, dans une grande enveloppe à l’enseigne de l’Opéra de Paris.
Faire descendre le fauteuil roulant par le monte-charge, déposer Paul dans la voiture, tout ça n’était rien, les difficultés commencèrent en bas de l’escalier de l’Opéra Garnier.
— Je vais voir…, dit Léonce. Attendez-moi là.
Et, tandis que les robes de soirée, les smokings et les innombrables reporters qui couvraient l’événement contournaient Paul et bousculaient Madeleine, Léonce monta prestement les marches, elle resta un long moment absente. La foule se raréfiait déjà, Paul commençait à manifester quelques signes d’inquiétude, Léonce arriva enfin accompagnée de deux jeunes gens en bleu de travail, Dieu seul sait où elle les avait dénichés, mais vous placiez Léonce quelque part, les hommes accouraient, ceux-là, à cause de la circonstance, n’avaient mis que quelques minutes de plus que tous leurs prédécesseurs. Ils pointèrent furtivement un index à la visière de leur casquette et soulevèrent le fauteuil de Paul.
— Accrochez-vous jeune homme, ça va secouer !
Ils n’avaient pas tort parce qu’il y avait une quantité phénoménale de marches, qu’il fallait en permanence slalomer entre les groupes et que la foule ne s’écartait qu’à regret en pestant, un fauteuil d’infirme, à l’Opéra, ça n’était pas ce qu’on était venu voir.
Au seuil de la salle, la difficulté frisa l’insurmontable. Les spectateurs du parterre étaient tous installés, on s’aperçut que le fauteuil, trop large, ne passait pas dans la travée centrale.
Les deux garçons regardèrent Léonce pour solliciter des instructions.
La sonnerie aigre et stridente annonçant le début du spectacle mit tout le monde sur les dents.
— Le jeune monsieur va devoir rester ici…
Madeleine se retourna. C’était un homme en uniforme, grand et raide. Il avait dit cela froidement, il parlait comme un ordonnateur de pompes funèbres. On était loin de la scène, très loin, Paul n’allait pas voir grand-chose. Sa mère mit un genou à terre pour lui expliquer la situation. L’enfant commença à pleurer très doucement.
Et ce que Madeleine était prête à accepter une seconde plus tôt devint alors rigoureusement impossible. Elle se releva lentement.
— Nos places sont au premier rang, monsieur. Et c’est de là que nous allons assister au spectacle.
— Madame, je suis…
— Vous allez donc faire le nécessaire pour que nous allions nous y installer. Faute de quoi nous resterons ici pour bloquer l’entrée, empêcher les portes de se fermer et la représentation de commencer. Vous serez contraint d’appeler la police pour évacuer, de force, un fauteuil d’infirme devant la foule des journalistes et des photographes que nous ferons venir pour assister à vos exploits qui constitueront le véritable spectacle.
Les gens se retournaient, qu’est-ce qui se passe là-bas, c’est un fauteuil roulant qui est trop large, il ne peut pas entrer, on va commencer en retard, ce que c’est agaçant.
— Je suis désolé, madame, dit l’uniforme, mais nous ne voyons pas de solution praticable.
— Vraiment ? s’étonna Madeleine.
Tous regardaient le long chemin qui conduisait au proscenium. Des cris retentissaient ici et là, tous les yeux, de l’orchestre aux balcons, étaient braqués sur le petit groupe, on va pouvoir commencer, oui ou non ?
— Il suffirait, ajouta-t-elle, de demander aux spectateurs qui bordent la travée de se lever un court instant, est-ce impossible ?
Léonce s’avança, adressa un sourire ravageur aux deux jeunes porteurs en bleu de travail.
— Je crois que nous avons ici des hommes assez… puissants pour hisser le fardeau à bout de bras, non ?
On les aurait piqués à la testostérone, les deux garçons n’auraient pas attrapé le fauteuil avec plus de détermination.
Le personnel entama alors un difficile périple dans la travée centrale, se confondant en excuses, juste vous lever pour un très court instant, merci monsieur, merci madame, oui, ça ne sera pas long, le temps de faire passer le fauteuil du petit, merci, oui, je sais, très aimable à vous…
Derrière eux, porté à bout de bras, le fauteuil avançait au-dessus des têtes, comme celui d’un roi fainéant, Paul rayonnait. On le déposa à trois mètres de la fosse d’orchestre.
Madeleine et Léonce à peine assises, la salle plongeait dans l’obscurité, le rideau s’ouvrait.
Solange Gallinato n’était pas venue à Paris depuis huit ans. Elle boudait depuis qu’une presse quasiment unanime l’avait conspuée dans Gloria Mundi du jeune Maurice Grandet, un opéra qui commençait par la fin de l’histoire et, par des retours en arrière libérés de toute chronologie, racontait une aventure de Romains et d’esclaves assez difficile à suivre. Les caricaturistes s’en étaient donné à cœur joie, le public ne s’était déplacé que pour siffler. Après la troisième représentation, Solange avait quitté Paris et juré de ne plus jamais y remettre les pieds.
Elle avait poursuivi une carrière exceptionnelle que cet échec n’avait pas entamée. Elle avait chanté Fidelio à Londres, Médée à Milan, Orphée et Eurydice à Melbourne, la chronique internationale avait brûlé du feuilleton hallucinant des trois milliardaires qui s’étaient lancé le pari de l’épouser et qui l’avaient fait crouler sous les cadeaux les plus excentriques, ce qui ne l’avait pas empêchée, deux ans plus tard, de convoler avec Maurice Grandet, de huit ans plus jeune qu’elle. Le monde avait vibré de cette histoire d’amour extravagante, on avait vu le couple en Suisse, en Italie, en Angleterre, où le beau Maurice, cheveux ondulés, démarche féline, sourcils ténébreux, avait causé d’autant plus de ravages dans les cœurs féminins qu’il faisait montre d’une passion totale pour Solange, jamais démentie malgré Dieu seul sait le nombre d’occasions qu’il avait eues, liaison éminemment romantique qui s’était achevée trois mois après leur mariage lorsqu’il s’était tué sur la Côte d’Azur, au volant de sa Rolls-Royce.
Solange avait arrêté sa carrière du jour au lendemain.
L’un des milliardaires, élégance de perdant, avait payé les énormes dédits d’un calendrier artistique saturé pour les cinq années à venir.
Solange Gallinato était entrée en réclusion le 11 juin 1923. Ce n’est qu’au printemps 1928 que la rumeur de son retour commença à enfler. Personne ne doutait que la diva tenterait de briller à nouveau dans La Traviata qui avait été son plus grand succès. Deux démentis coup sur coup entraînèrent la stupéfaction. Ce ne serait pas dans un opéra, mais en récital, et ce serait à Paris ! Le récital était un choix exigeant qui contraignait l’artiste à passer d’une émotion et quasiment d’une voix à l’autre à chaque morceau, le programme ne pouvait être qu’ambitieux et faire se succéder les airs les plus difficiles. Quant à Paris, c’était le lieu qui l’avait chassée quelques années plus tôt. C’était une provocation.
Solange avait quarante-six ans. Les dernières photos d’elle montraient une femme terriblement grossie (elle n’avait jamais été mince, mais on n’avait pas imaginé qu’elle en arriverait là). Les métaphores sportives abondaient. L’opéra était comparé au tennis, à la natation, disciplines qui nécessitent un entraînement forcené et de fréquentes compétitions. Dans la salle, selon la règle immuable qui aimante la foule vers les exécutions publiques, Solange Gallinato n’avait que quelques fervents supporters étranglés par l’angoisse et des contempteurs prêts à hurler de rire que la presse avait chauffés à blanc pendant des semaines.
Solange n’entra pas en scène, elle était là lorsque le rideau s’ouvrit, revêtue d’une immense robe longue en tulle bleu garnie d’une quantité effarante de rubans, un diadème dans les cheveux. Le public applaudit, mais la diva ne bougea pas, ne sourit pas, n’esquissa pas le moindre geste. Il se fit alors un étrange silence. On aurait dit une institutrice s’apprêtant à réprimander une classe dissipée.
Le premier morceau, que la moitié de la salle se préparait à siffler et à huer, était l’entrée de Gloria Mundi, opéra de sinistre mémoire et qui avait la particularité, c’était l’une des raisons de son échec, cela avait choqué les habitudes, de n’être accompagné qu’au piano. Cette fois, il n’y eut même pas de piano, la Gallinato l’entama a capella. C’était inouï. Mais ce qui le fut plus encore, c’est que la salle se trouva comme hypnotisée dès les premiers instants par la voix tragique de Solange exprimant la passion, le regret, la solitude. Qui avait été un jour passionnément amoureux, jaloux ou abandonné ne pouvait qu’être terrassé par cette voix.
Comme par un accord secret entre la salle et l’artiste, aucun applaudissement ne vint conclure la fin de ce premier morceau qui fut considéré comme l’apurement d’une dette, celle du public, et la prescription d’une rancune, celle de la diva.
Solange ne bougea pas, l’orchestre arriva dans un silence recueilli.
On ne sait d’où, Solange sortit alors une rose rouge qu’elle prit entre les dents. Cette grosse femme entama « L’amour est un oiseau rebelle » avec une sensualité, une joie de vivre, une tonicité qui laissèrent pantois. Sa voix, prête à tous les défis, se montrait d’une fluidité et d’une aisance stupéfiantes dont elle n’abusa pas, tout lui était facile, heureux, lorsqu’elle acheva « Si je t’aime, prends garde à toi ! », le public resta une demi-seconde sous le choc. Dans le silence abasourdi, c’est la petite voix aigrelette et naïve de Paul Péricourt hurlant « Bravo ! » qui déclencha le tonnerre, tout le monde était debout non parce que la Gallinato avait plus de talent qu’auparavant, mais parce qu’elle avait su réveiller en chacun ce besoin quasiment biologique de fabriquer des héros.
Extraits de Schubert, Puccini, Verdi, Borodine, Tchaïkovski… La représentation fut un triomphe, on bissa, on trissa, on en avait mal aux mains, on était bouleversé et épuisé, Solange Gallinato vint enfin devant le rideau fermé, on se tut, elle laissa couler quelques secondes, murmura simplement « Merci », ce fut du délire.
La sortie fut mouvementée. Le fauteuil roulant de Paul gênait les premiers rangs, on râla de nouveau. La grande salle était vide lorsque les responsables autorisèrent enfin le départ. Les lumières s’éteignaient les unes après les autres. On hissa le fauteuil à bout de bras, on remonta la travée, on déposa Paul dans le hall. Ce qui arriva alors, c’est une montagne de tissus, de parfums, de rires, de mots italiens, de fard, de cheveux, un déplacement d’air, une présence qui, à elle seule, emplissait l’espace, s’avançait, l’index droit tendu vers le fauteuil de Paul.
— Je t’ai vu, toi, petit Pinocchio ! Je t’ai vu au parterre, ah là là, oh oui que je t’ai vu !
Solange s’agenouilla, elle n’avait dit bonjour à personne. Paul, ébahi, souriait de toutes ses dents.
— Comment t’appelles-tu ?
— P… P… Paul Pééé… Pér…
— Ah ! Le petit Paul ! Tu m’as écrit ! Ah, Paul, c’est donc toi !
Les deux poings serrés sur son énorme poitrine, on aurait juré qu’elle allait fondre.
Madeleine la trouva encore plus vieille que grosse.
On allait se revoir, s’écrire, Solange proposa des places au parterre pour d’autres représentations, si ta maman est d’accord, bien sûr…, Madeleine se contenta de fermer les yeux, on verra. Ah là là, Paul, le petit Paul ! Solange avait une sorte de boa, une fanfreluche orange à poils longs, elle le passa autour du cou de l’enfant, l’embrassa sur les joues, mon petit Paulo, elle en faisait beaucoup, Léonce s’efforçait de ne pas rire, Madeleine interrompit les étreintes, il est tard, nous devons rentrer, ah là là, déjà…
Solange insista pour que Paul reparte avec une des gerbes qu’elle avait reçues à l’issue de la représentation.
La voiture était avancée.
Paris était merveilleusement chaud, calme, émouvant. Madeleine fit mettre les fleurs dans le coffre arrière.
En route, elle désigna l’espèce de boa.
— Paul, tu peux éloigner ça, s’il te plaît… Ce parfum est très incommodant…
Les confrères du Soir de Paris qui avaient boycotté André toute l’année précédente ne manquaient plus de le saluer. Il n’était plus le quatorzième couvert qui dépanne les situations embarrassantes, mais figurait dans les dix premiers que l’on invitait lorsqu’on voulait un repas animé et pas une de ces soirées d’ennuyeux dont on se gardait comme de la peste.
Comme il était jeune et beau garçon, il ne manquait pas de propositions, mais préférait, par prudence, continuer de visiter Vladi les jours où ni le chauffeur, ni M. Raymond, ni le mari de la cuisinière, ni leur fils n’occupaient la place. La domestique polonaise était engageante, cordiale et lui prodiguait, quelle que soit sa performance, l’illusion d’une reconnaissance consolatrice.
La plume d’André tapait un peu partout avec une prédilection pour les sujets qui relevaient d’une certaine morale, assez primaire et séduisante pour être partagée par le plus grand nombre. Était-il normal, en stabilisant le franc, de ruiner les petits épargnants qui avaient eu confiance dans les finances de leur pays ? Était-il acceptable qu’en 1928 les loyers des familles les plus modestes, bloqués en 1914, soient multipliés par six ou par sept ? Des choses simples pour des gens simples, immédiatement saisissables et qui frappaient comme des évidences. Il jouait sur du velours.
La réussite aidant, André s’était demandé si le moment n’était pas venu d’aller travailler pour un journal dont la réputation ne serait pas entachée par celle de son propriétaire.
À côté du Soir de Paris, il existait une presse de qualité et des journalistes autrement plus consciencieux et plus libres que ceux qu’embauchait Guilloteaux. Mais André était un « journaliste maison » comme il y a des « ingénieurs maison », il n’était pas certain que sa valeur serait reconnue ailleurs. Il rêvait tout de même de gagner un peu plus et surveillait sa cote. À la première occasion, il renégocierait ses appointements.
On lui faisait, ici et là, toutes sortes de cadeaux.
Cela commença par un dessus de cheminée en bronze monumental représentant une chasse à courre. Sa chambre de bonne étant trop exiguë pour l’accueillir, il refusa. Par manque de place, il passa pour incorruptible.
André Delcourt était en passe de trouver son style.
Madeleine allait mieux, mais les épreuves l’avaient secouée. Pour s’en convaincre, il lui avait suffi, un après-midi, de croiser M. Dupré.
Dupré, Dupré… Mais si, souvenez-vous, un type assez corpulent, massif, d’une grande force physique, avec des oreilles très décollées, des yeux qui pleuraient toujours un peu, il avait servi comme sergent-chef pendant la guerre sous les ordres du lieutenant Pradelle. En 1919, celui-ci l’avait embauché pour organiser et surveiller les exhumations dans les cimetières militaires. Plus tard, il avait été cité comme témoin dans le « procès d’Aulnay-Pradelle ». Madeleine et lui s’étaient croisés au tribunal, bonjour madame, bonjour monsieur Dupré. Il avait fait, à la barre, une déclaration digne et retenue et s’était montré loyal envers un homme qui pourtant n’avait pas fait grand-chose pour le mériter.
Madeleine et lui s’étaient rencontrés par hasard. La maladresse, la surprise, l’embarras les avaient arrêtés un instant, fatale erreur, ils avaient dû parler un peu, échanger quelques propos de circonstance. M. Dupré était contremaître dans une entreprise de serrurerie, rue de Châteaudun. La conversation s’était vite épuisée. Comme Madeleine souriait gauchement, il prit l’initiative de la libérer d’une situation visiblement gênante. « Les temps sont difficiles… », lâcha-t-il en partant. Peut-être avait-il eu connaissance, par les journaux, de la mort de M. Péricourt, de l’accident de Paul ou bien faisait-il référence au fait que l’ex-mari de Madeleine moisissait encore en prison, mais elle attribua cette observation à son propre changement physique et elle en fut affectée.
Elle se consolait en constatant que la maison avait repris une vie à peu près normale, du moins, autant que pouvait l’être un lieu qui voyait cohabiter un enfant à demi paralysé, une nurse qui ne parlait pas un mot de français, un journaliste appointé pour ne rien faire, une dame de compagnie qui avait tapé dans la caisse plus de quinze mille francs et l’héritière d’une banque familiale qui n’avait aucune idée de ce qu’étaient un seuil de cession ou une valeur nominale de créance.
Vers Noël 1928, André, qui disposait maintenant d’un petit salaire, annonça son départ de la maison Péricourt. Il avait « trouvé quelque chose », il n’avait pas dit où.
— Je suis heureuse pour vous, André, le chauffeur se chargera de transporter vos affaires.
Il avait remercié Madeleine avec une gêne palpable, presque de la rancune, on en veut toujours un peu à ceux qui nous ont fait du bien.
Les soirées à l’hôtel Péricourt n’avaient plus la tonalité émotionnelle et angoissée de l’année précédente. Madeleine continuait de ruminer sur les raisons d’agir de Paul, mais, depuis qu’il revivait, mangeait presque normalement, prenait un peu de poids, elle s’était ouverte à d’autres sujets. Elle attendait le dernier moment pour intervenir auprès de Paul, le personnel a besoin de dormir, mon chéri, il va falloir arrêter la musique. On rangeait silencieusement les disques, on tirait la porte et, dès que Vladi montait chez elle, Madeleine et Léonce entamaient leur soirée, on lisait un roman, on feuilletait des revues, Madeleine adorait les mosaïques mystérieuses qui venaient d’arriver en France. « Moi, je ne pourrais pas… », assurait Léonce, horrifiée.
Madeleine levait un sourcil circonspect quand elle entendait, dans l’escalier de service, le pas alerte de Vladi qui gagnait sa chambre. La jeune femme était plus virevoltante que jamais, bavarde comme une pie ; elle n’avait pas appris un seul mot de français en un an.
Elle allait fidèlement chaque dimanche à la messe de l’église polonaise. Dans son esprit, l’office commençait peut-être dès la sortie de l’immeuble parce qu’elle mettait une voilette pour s’y rendre, c’était une autre femme. Le lundi, elle reprenait son commerce habituel avec le primeur de la rue de Chazelles, le pharmacien du carrefour Logelbach ou l’apprenti plombier de la place de Vigny.
— Vous ne pensez pas que cette fille pourrait devenir… dangereuse pour Paul ? demanda Madeleine à Léonce.
— Vous voulez dire… Oh non, c’est un enfant !
Madeleine était sceptique, mais, hormis avec Léonce, c’est l’attitude qu’elle adoptait vis-à-vis de toutes les femmes qui approchaient Paul de trop près. Prenez Solange Gallinato. Après leur rencontre, le soir de la grande première à Garnier, la diva avait invité Paul à trois représentations, sa mère avait toujours tenu à être présente. Depuis, Solange avait quitté Paris et entamé une tournée européenne triomphale, elle envoyait à Paul des lettres enthousiastes, accompagnées d’un programme signé, d’un menu du dîner de l’ambassadeur qu’elle assortissait de commentaires assez drôles que Madeleine trouvait ridicules, de photos, d’articles de journaux, toutes sortes de courriers que Madeleine oubliait fréquemment de remettre à Paul, ah oui, en effet, tu as reçu quelque chose, hier ou avant-hier, où l’ai-je mis, déjà…? Paul souriait, agitait l’index en disant m… m… ma… man…
— Mais elle n’a donc que Paul dans sa vie, cette femme-là ? demandait Madeleine.
— Allons, ne soyez pas jalouse, Madeleine…
— Moi, jalouse de cette matrone ? Vous plaisantez !
Léonce lisait les journaux.
— Dites donc, dit-elle avec admiration, le pétrole roumain, c’est quelque chose !
Elle désignait un article dans Le Gaulois.
— De quoi parlez-vous ?
— Des actions en Bourse du pétrole roumain. Elles ont monté de 12 % l’an depuis quatre ans et les profits vont encore augmenter pendant au moins quatre ou cinq années, c’est à peine croyable…
Depuis que Joubert l’avait prise la main dans le sac, tout ce qui, peu ou prou, touchait à l’argent, jetait entre Madeleine et Léonce un silence embarrassé. Cette fois, c’en était trop, Madeleine ne voulut pas laisser passer.
— Léonce, dit-elle en posant son crayon, je suis consciente que la situation dans laquelle Gustave Joubert vous a placée est… délicate. Je le comprends. Mais je vous en conjure, pour tenter de rembourser plus vite, n’allez pas vous lancer dans des opérations boursières.
— Mais, c’est un profit sûr. C’est dans Le Gaulois ! Et il n’est pas le seul, je l’ai lu aussi dans Le Figaro il y a quelques semaines !
Avec la boxe et le cyclisme, le boursicotage était le sport à la mode depuis la fin de la Grande Guerre. Tout le monde s’y mettait, les hommes, les femmes, les riches s’enrichissaient, ça aidait les pauvres à patienter, la valeur de l’habileté commençait à remplacer celle du travail. La question brûlait les lèvres de Madeleine depuis longtemps :
— Combien avez-vous remboursé à Gustave ? Je veux dire… combien devez-vous encore ?
Quatorze mille francs. Le temps nécessaire à l’extinction de la dette se comptait en années. Maintenant que le sujet avait éclos entre elles, Madeleine se sentait soulagée. Le chiffre même la libérait. Elle alla à son secrétaire, sortit des papiers, se pencha et revint avec un chèque de quinze mille francs.
— Oh non ! s’écria Léonce en repoussant la main tendue de Madeleine.
— Si, si, je vous en prie, prenez, Léonce.
La jeune femme, très pâle, s’était levée à son tour.
— Je ne peux pas accepter cela, Madeleine, vous le savez !
— Encaissez-le, mais ne remboursez pas Joubert trop vite ! Il se douterait de quelque chose… Dites que vous avez fait des profits en Bourse.
Madeleine tenta un sourire.
— Au moins, votre pétrole roumain aura servi à quelque chose.
Elles restèrent un instant ainsi face à face avec ce chèque entre elles que Madeleine tendait d’une main tremblante.
Et que Léonce saisit enfin du bout des doigts.
Elle se lança soudain vers elle et la prit dans ses bras.
Ce mouvement avait été d’une telle fulgurance, Léonce la tenait si serrée contre elle que Madeleine crut défaillir. Elle l’embrassait sur les joues, merci, merci, j’ai tellement honte, vous le savez, n’est-ce pas, Madeleine, la honte qui est la mienne, oui, oui, disait Madeleine, prête à étouffer ou à exploser, elle hésitait, où mettre ses mains, Léonce s’était collée à elle, elle s’était tue, c’étaient juste ses mains, ici, sur les épaules, dans le cou puis enfin, merci de nouveau.
Madeleine crut entendre, dans le corridor, la voix du curé de Saint-François-de-Sales.
Elles se séparèrent, Léonce était au portemanteau, sa veste sur le dos, elle revenait, prenait Madeleine par les épaules, l’embrassait à nouveau sur la joue, en laissant ses lèvres longtemps immobiles, comme si elle attendait quelque chose, étaient-ce des baisers ? Puis d’un coup elle quitta la pièce. D’habitude, elle disait à demain, cette fois, rien, elles ne pouvaient parler ni l’une ni l’autre.
Madeleine ne bougea pas tant que le parfum léger de Léonce resta dans l’air, se demandant, mon Dieu, et si…
Mon Dieu…
Le départ d’André qui clôturait une certaine période de sa vie, peut-être la plus heureuse, la plus épanouie, l’étrange liaison que, de Vladi à Solange Gallinato, Paul entretenait avec les femmes, l’ambiguïté de ses relations avec Léonce (les fêtes avaient été pénibles, elles s’étaient embrassées sous le gui, joue contre joue, les lèvres dans le vide)… Madeleine se trouvait déjà dans un état assez confus lorsque, en janvier 1929, son oncle Charles vint encore ajouter au désordre en lui rendant visite, visage sévère, sourcils froncés, ça n’annonçait rien de bon.
Il n’avait pas demandé rendez-vous, il était entré suant et soufflant, s’était effondré sur un fauteuil.
— Je suis venu te parler d’argent, commença-t-il.
Ce n’était pas une surprise.
— Principalement du tien.
C’était plus inattendu.
— Mon argent se porte bien, mon oncle, je vous remercie.
— Parfait. En ce cas…
Charles claqua ses mains sur ses genoux, effectua une poussée de reins accompagnée d’un rugissement de suffocation et marcha vers la porte.
— On en reparlera l’année prochaine. Quand tu seras ruinée…
Charles savait ce qu’il faisait. Ce mot avait scandé toute la vie de Madeleine ; aux yeux de son père, hormis celui de « faillite », il n’y en avait pas de plus terrible.
— Et pourquoi diable voulez-vous que je sois ruinée ? Allez, mon oncle, venez vous rasseoir et expliquez-moi ça.
Il ne lui en fallait pas davantage, Charles revint sur ses pas, s’effondra sur le fauteuil en soufflant.
— Ça va mal, Madeleine. Très mal.
Madeleine cette fois ne put réprimer un sourire.
— À ce point ?
Charles, irrité, tourna la tête vers la fenêtre. Les femmes…
— Que sais-tu de l’économie américaine, Madeleine ?
— Qu’elle se porte comme un charme.
— Oui, ça, c’est l’apparence. Moi, je te parle de la réalité.
— Bien, alors… Qu’est-ce que je devrais donc savoir de la réalité que je ne sais pas ?
— Que l’Amérique est en surproduction dans tous les secteurs. La croissance américaine est trop rapide, elle va finir par exploser.
— Diable !
— Et si les États-Unis font faillite, personne ne sera à l’abri.
— Je n’ai pourtant pas l’impression qu’ici…
— Nos financiers ne jurent que par la rente foncière, ils ont un siècle de retard ! Ils pensent que leur système passera toujours à travers la crise, ces imbéciles !
— Mais… quelle crise ?
— Celle qui arrive ! C’est inéluctable. Ce sera un raz de marée économique. Et tu es sur un bateau promis au naufrage.
Charles adorait les métaphores : les marines, les cynégétiques, les florales, toutes. Son intelligence, purement pratique, ne pouvait rien inventer, elle ne s’exprimait qu’à partir du connu. Cette grandiloquence, typique du style de Charles, était fatigante comme la maladie d’un autre, elle provoquait des impatiences que vous preniez sur vous de maîtriser. Madeleine prit une longue inspiration.
— Que te conseille Joubert ? demanda alors Charles.
Il avait croisé les bras, il attendait. Ce qui était plus surprenant encore pour Madeleine que la situation américaine, c’est que Joubert ne l’avait jamais abordée. Cette constatation l’emplit d’une révolte qui se retourna contre Charles :
— Je suis très étonnée, mon oncle ! Si c’était aussi inéluctable, aussi grave, les journaux ne parleraient que de ça !
— Ils ne sont pas payés pour en parler, voilà tout ! Paye-les, ils en parleront. Paye-les à nouveau, ils se tairont. Ils ne sont pas là pour informer, les journaux, où te crois-tu ?
Ce jugement à l’emporte-pièce était loin d’être vrai, mais c’était le monde tel que Charles le connaissait.
— Il n’y a donc que vous qui êtes aussi bien informé que vertueux…
— Je suis député, ma petite, je participe à la commission des finances depuis des lustres. Nous ne sommes pas payés pour répandre la panique, mais suffisamment informés pour regarder le monde tel qu’il est ! J’ai parlé de tout cela avec Joubert, peine perdue. Que veux-tu, ce type a fait toute sa carrière dans le même bocal, il ne connaît que ce qu’il maîtrise. Et ce qui se prépare, il ne l’a jamais vu. C’est un esprit borné, totalement aveugle, je t’assure ! La crise va arriver ici, ce n’est qu’une question de temps. Et lorsqu’elle va déferler sur la France, ce sont d’abord les banques qui en feront les frais.
— Le gouvernement ne pourra pas faire autrement : il sauvera les banques.
C’est ce qu’elle avait toujours entendu, dans la famille.
— Oui, les grandes, mais il laissera crever les autres.
Madeleine n’avait jamais pensé qu’elle devrait un jour s’inquiéter pour sa situation personnelle. C’est vrai qu’ici et là, on évoquait parfois cette crise, mais enfin, elle ne s’était jamais sentie directement concernée.
Madeleine commençait à accuser le coup.
— Ce qui m’échappe, mon oncle, c’est votre intérêt. Ce n’est pas dans vos habitudes de rendre ainsi service…
— C’est à moi que je pense et c’est à moi que je rends service ! Je ne veux pas qu’une fois de plus, tu fasses honte au nom de Péricourt. J’ai une carrière, moi, je ne suis pas un héritier ! Porter le nom d’une banqueroute va me coûter ma députation l’an prochain, je ne le veux pas. Je n’en ai pas les moyens.
Charles se pencha. Il avait l’air vraiment compatissant.
— Et toi non plus. Que va devenir ton fils si tu es ruinée ?
Il se releva, se carra dans le fauteuil, certain d’avoir trouvé l’argument qui ferait basculer la conversation à son avantage. Il n’avait pas tort, même si c’était une victoire facile.
— La banque est un secteur trop fragile. Il te faut choisir un investissement moins exposé.
— Mais… à quoi pensez-vous, mon oncle ?
Il leva les yeux au ciel, il n’en savait rien.
— C’est à cela que devrait servir Joubert, nom de Dieu ! Qu’est-ce qu’il fait de ses journées, cet âne-là ?
Madeleine était ébranlée. La perspective d’être giflée par une crise était difficile à concevoir pour une femme qui avait toujours vécu dans un univers où il y avait tant d’argent qu’on ne le voyait plus.
Elle se mit à la lecture de la presse financière. On parlait bien, quoique vaguement, de risques du côté de l’Amérique, mais la plupart des observateurs étaient d’accord : grâce à Poincaré, la France ne risquait rien, elle disposait du système monétaire le plus solide du monde, son industrie familiale, provinciale, la mettait à l’abri des fluctuations boursières.
— Croyez-vous à une crise, vous, Léonce ?
— Une crise de quoi ?
— Économique.
— Je n’en sais trop rien… Qu’en dit M. Joubert ?
— Je ne l’ai pas encore interrogé…
— À votre place, je le ferais… Je ne le porte pas dans mon cœur, mais il sait de quoi il parle, on peut bien lui demander conseil, non ? Si on ne peut plus faire confiance aux hommes qui gèrent votre fortune, c’est la fin du monde.
Joubert fronça les sourcils.
— Charles est venu vous raconter ces âneries…? Ferait mieux de s’occuper de ses électeurs, celui-là.
— En matière économique, Gustave, l’Assemblée n’est pas la plus mal informée.
— Le Parlement, c’est une chose. Charles, c’en est une autre…
Écoutant Madeleine évoquer les arguments de son oncle, Gustave regardait par terre et hochait la tête, c’était rare de le voir énervé à ce point. Il avait envie de parler de l’excédent budgétaire de la France, du stock d’or de la Banque de France, mais il préféra un raccourci :
— Vous voulez m’apprendre mon métier, Madeleine ?
— Non, ce n’est pas…
— Si ! C’est exactement ce que vous faites ! Vous voulez me donner des leçons de finance et d’économie ?
Il était effaré.
Il s’était levé, il avait quitté la pièce. Pour lui, l’incident était clos.
Sauf que si l’on décryptait les nouvelles à l’aune d’une crise économique rampante, on trouvait toujours de quoi s’inquiéter ; c’est ce qui arrivait chaque jour à Madeleine depuis qu’elle ressentait des craintes pour son avenir, mais plus encore pour celui de Paul.
La relation entre Solange Gallinato et Paul s’était intensifiée sous la forme d’une correspondance assidue, deux lettres par semaine, parfois trois. Il commentait, avec ses mots à lui, les nouvelles interprétations qu’il découvrait. « Au scherzo, on se demande si une fanfare n’est pas venue remplacer l’orchestre » ou « Elle chante tellement juste qu’elle en est ennuyeuse ». Sa chambre tout entière était consacrée à son unique passion, plusieurs gramophones, une collection impressionnante de disques et de coffrets, à quoi s’ajoutaient maintenant des étagères surchargées de partitions qu’il commandait par correspondance aux quatre coins de l’Europe.
C’est à ce moment que Solange évoqua le voyage à Milan.
Ah, on en entendit parler, dans la maison Péricourt, de ce projet de voyage ! Sacré sujet de polémique, vous pouvez me croire.
Solange : « Mon petit Pinocchio, merci mile fois pour ta carte. Tes gentille pensers m’aident bien, tant je suis fatiguée. Cette nouvelle tournée est épuisente. Et justement, il m’est venu une idée. Que dirais-tu d’un petit séjour en Italie, cette été ? Je donne un récital à la Scala le 11 juillet, nous pourrions dîner gentiement, visiter un peu de la Lombardie, tu serais de retour à Paris pour la Fête Nationale. Il faut, bien sûr, que ta chère maman soit d’accord et même qu’elle t’acompagne si elle le souhaite, mais ce serait charment, non ? Présente-lui d’ailleurs, mes plus chalereuses amitiés. Ta, Solange ».
Pour Léonce, l’Italie, la Scala, un dîner en terrasse sonnaient comme une promesse romantique.
— Quelle proposition délicieuse…
— Enfin, Léonce ! Elle s’adresse à Paul comme s’il avait vingt ans et qu’elle voulait en faire son amant, ce n’est pas seulement ridicule, c’est malsain.
— Pensez à Paul…
— Justement ! C’est un voyage trop long pour un enfant dans sa situation. Et puis, cette lettre bourrée de fautes d’orthographe… Elle a bien fait d’être chanteuse parce que comme institutrice… « Tu seras de retour pour la Fête Nationale » ! Je vous demande un peu ! On dirait qu’elle veut faire défiler Paul dans son fauteuil roulant, c’est presque injurieux…
— Madeleine…
Le silence retombait.
— Que dit Paul ?
— Que voulez-vous qu’il dise, le pauvre enfant ! On lui fait miroiter un voyage en Italie, rien de plus facile !
Si Madeleine ne répondait pas franchement à la question, c’est que Paul, électrisé par cette proposition, avait simplement écrit : « Je n’ai jamais voyagé, tu voulais que je fasse des choses qui me rendent heureux… J’ai très envie d’y aller. »
Léonce, dont Paul avait discrètement demandé le soutien, se montra, comme à son habitude, délicate et persuasive.
Un soir, au moment de rentrer chez elle, d’embrasser Madeleine, à demain, elle lui prit les épaules et s’approcha très près, comme si Madeleine avait une poussière dans l’œil, Madeleine en eut la vue brouillée.
— Tout le monde a droit à ses plaisirs, Madeleine, vous ne pensez pas ?
Elle pencha la tête, les lèvres entrouvertes, et serra longuement Madeleine contre elle.
— Vous n’allez pas priver notre petit Paul de ce voyage ?
Madeleine qui lui achetait son parfum, Pour troubler de Guerlain, parce qu’il était assez cher, en fut enveloppée. Elle percevait aussi, très diffuse, son haleine légèrement parfumée de tilleul.
Allez réfléchir sereinement dans des conditions pareilles !
Madeleine commençait à être hantée par le spectre de la pauvreté.
Certaines nuits, elle était ruinée, Paul pleurait dans sa chaise roulante, ils n’avaient plus de personnel, elle devait faire elle-même la cuisine dans une chambre sous les toits comme dans les romans d’Émile Zola…
La presse financière, elle, était résolument optimiste.
— Justement, disait-elle à Léonce, de plus en plus inquiète. Les catastrophes sont d’autant plus terribles que personne n’y a cru…
Elle ne savait que penser, ni de quel côté se retourner.
Elle revint à la charge.
Gustave se lança alors, à contrecœur, comme on se tue à expliquer à une enfant des choses déjà mille fois dites, dans un vaste exposé sur l’économie française, des phrases longues comme le bras, Madeleine l’écoutait à peine, elle suivait son idée et l’interrompit :
— J’ai pensé au pétrole roumain.
Elle tendait un article du Gaulois : « … l’industrie pétrolière roumaine, avec une nouvelle progression de 1,71 %, confirme sa position d’investissement leader en Europe. »
— Le Gaulois n’est pas un journal financier…, trancha Joubert. Je ne sais pas qui est ce Thierry Andrieux qui signe l’article, mais je ne lui confierais pas mes économies.
Son regard bleu exprimait une colère mal maîtrisée, ses mains tremblaient.
— Ne me dites pas… que vous envisagez de céder vos parts dans la banque de votre père contre… un portefeuille pétrolier ?
Elle ne l’avait jamais vu dans un tel état de fureur. Il avala sa salive.
— Il n’en est pas question, Madeleine. Et si vous m’y contraignez, vous recevrez aussitôt ma démission.
C’était assez étrange, mais plus Joubert s’arc-boutait, plus Madeleine donnait foi aux critiques de son oncle. Elle repensa à Charles : « Nos financiers ont un siècle de retard. »
Le Soir de Paris consacra, fin janvier, un grand article à la filière pétrolière roumaine. Il y avait même, chose rare dans le Soir, un graphique éloquent sur les profits des derniers mois. Cette information tombait à un moment où toute la fantasmatique de Madeleine était mobilisée dans des cauchemars de ruine et de déclassement.
Ce qui l’épuisait, c’était la résistance qu’elle rencontrait chez Joubert alors qu’elle avait besoin d’aide et de soutien.
— J’ai les plus mauvais renseignements sur cette affaire, assurait-il. Par un homme très bien informé. Le pétrole roumain sera un feu de paille ! Si vous voulez absolument du pétrole, c’est vers la Mésopotamie qu’il faut regarder…
Madeleine soupira. Elle n’avait jamais trouvé Gustave aussi vieux. Dépassé.
Les capitaux perdus dans cette malheureuse affaire Ferret-Delage lui revinrent à l’esprit. Trois cent mille francs, ce n’était pas rien ! Elle eut soudain la certitude qu’il n’était plus l’homme de la situation. Il n’était pas adapté aux périodes de crise. Il gérait la banque familiale comme au siècle passé, en boutiquier. Le pétrole irakien… Alors que tout le monde ne jurait que par le roumain ! Sur quelle planète vivait-il ?
— Je vais encore réfléchir, Gustave. Mais je veux un rapport exhaustif, m’entendez-vous ? Ces rumeurs de crise ne me conviennent pas, je veux des informations. Faites simple, pour une fois. Faites clair. Je veux aussi les chiffres de l’industrie pétrolière. Un point complet sur la Roumanie. Ajoutez ce que vous voulez sur l’Irak si vous y tenez.
Charles eut beau soigner son retard jusqu’à la limite de l’acceptable, peine perdue.
— Ne vous excusez pas, Charles, moi-même je viens tout juste d’arriver.
Si Charles était salué comme un membre du Club, Gustave était considéré comme un habitué. Au premier on demandait ce qu’il désirait, pour le second, on savait : la bouteille de crozes-hermitage, les couverts à poisson… Très agaçant. Même la conversation devait obéir à Gustave. Il restait le maître des sujets, se gardant bien d’aborder le seul qui intéressait Charles, ce qui redoublait son inquiétude.
La langouste passa, puis le loup, on attendait la pêche blanche caramélisée, Charles n’y tenait plus :
— Des nouvelles de ma nièce, peut-être ?
Joubert laissa s’égrener les quelques secondes qui donnaient tout leur prix aux informations dont il disposait :
— L’idée du pétrole roumain fait son petit bonhomme de chemin…
Qu’est-ce que cela voulait dire exactement ?
— Elle est partagée. C’est une grave décision qu’elle doit prendre.
— Mais alors, que faites-vous ?
— Je rame à contre-courant, mon cher. Depuis cette affaire Ferret-Delage, ma cote professionnelle est en baisse chez Mlle Péricourt. Et c’est heureux parce que je n’aurais pas aimé perdre volontairement trois cent mille francs pour rien…
Que Joubert puisse perdre volontairement une pareille somme, Charles, ça le dépassait.
— Tout va bien, Charles, rassurez-vous ! Grâce à cela, je suis à peu près discrédité, c’est parfait. Plus je m’oppose au roumain, plus elle insiste ; plus je nie la crise, plus elle y croit. Sa suspicion à mon égard lui fera sauter le pas. Nous allons y arriver…
Charles respirait. Maintenant qu’il était lancé, Joubert prenait un plaisir manifeste à dérouler les effets positifs de sa stratégie.
— Je déconseille vivement à Madeleine un investissement dont je sais qu’il va s’écrouler, mais que voulez-vous, elle n’a plus aucune confiance en moi. C’est très irrationnel, très féminin, on n’y peut rien… J’ai menacé de démissionner.
Charles en resta bouche bée. Gustave, lui, se reculait légèrement pour laisser travailler le serveur qui apportait le plat, ajoutant, en souriant :
— Que voulez-vous, je suis le seul qu’elle n’écoute plus.
Cette affaire provoquait chez Charles une sorte de vertige.
— Pendant ce temps, reprit Joubert, l’irakien se porte à merveille. Il chute vertigineusement. Les actions valent moins de cent francs.
La stratégie était simple : celle des vases communicants. Si un investisseur achetait massivement du pétrole roumain, tout le monde se désintéresserait de l’irakien.
— Et nous ramasserons les actions à cinquante francs. Je ne désespère pas de tomber à moins de trente francs.
— C’est à ce moment qu’il faudra en acheter…, risqua Charles.
Silence. Il avait préparé sa phrase :
— À propos, je tiens à votre disposition les deux cent mille francs que vous m’avez prêtés…
Dans son idée, Joubert ne devait pas le laisser achever. Charles avait parfaitement rempli sa mission vis-à-vis de Madeleine, il avait utilisé tous les arguments que Gustave lui avait fournis, il avait ébranlé la citadelle Péricourt. Grâce à lui, Madeleine n’avait plus aucune confiance en Gustave et s’apprêtait à commettre un acte dramatique pour elle, mais qui allait les enrichir au-delà de toute espérance…
En contrepartie, Joubert, à cet instant, devait lever une main généreuse et balayer cette proposition de remboursement. Au lieu de quoi il le fixa, oui ?
— Dites-moi ce que je dois faire…, reprit Charles. Je veux dire, sous quelle forme…
Joubert prit une gorgée de vin. Très longue et très lente.
— J’ai pensé à quelque chose, dit-il enfin. Ces deux cent mille francs que vous me devez, pourquoi ne les placeriez-vous pas sur l’irakien ? Ils vous feraient un million en quelques mois.
Charles faillit renverser la table. Pour le prix de sa trahison, Joubert ne lui proposait même pas d’apurer sa dette ! Il avait vendu sa nièce à Joubert pour rien ! Un fonds de civilité lui interdit de faire un esclandre. Il parvint, en serrant les dents, à produire une sorte de grimace approximative. Joubert le fixait calmement. Et… il souriait ! Mais oui, se dit Charles, ce mince trait sur ses lèvres, ce doit être un sourire !
— Vous pourriez même investir davantage, reprit Joubert. Vous pourriez aller jusqu’à cinq cent mille, je pense.
Charles souffla, il ressentait encore les violents à-coups des palpitations cardiaques qui l’avaient étranglé un instant plus tôt. Mais cela allait mieux. Cinq cent mille francs. C’était le prix que Joubert lui proposait, à la condition de les investir dans son pétrole. Sa forfaiture vis-à-vis de Madeleine lui sembla mieux rémunérée.
— J’avais imaginé investir… sept cent mille, lâcha-t-il.
Joubert observait la nappe.
— Je ne vous le conseille pas, Charles. À votre place, je ne placerais pas plus de six cents.
Allons. Six cent mille francs qui deviendraient près de deux millions en quelques mois, Charles était satisfait et soulagé.
— Vous avez sans doute raison, conclut-il. Six cent mille, ce sera très bien.
— Avant tout, Madeleine, c’est à Paul que vous devez penser ! disait Léonce. Il a hérité de son grand-père des obligations, mais il n’en disposera qu’à sa majorité. Si d’ici là, votre fortune venait à sombrer dans une crise comme celle qui, dites-vous, va nous atteindre, comment l’élèverez-vous ?
Les chiffres arrivèrent enfin. La crise économique était une planète lointaine que ne discernaient que les pessimistes, or, sans vouloir jouer les tragiques, il est rare que les optimistes aient raison bien longtemps. Quant au pétrole roumain, il se portait fort bien, tandis que le pétrole irakien, lui, était encore dans les limbes. Ses actions ne cessaient de chuter.
Joubert sembla moins soigné que d’habitude, un col légèrement de travers était chez lui le signe du plus grand désordre. Il donnait, plus que jamais, l’impression d’un condamné vivant ses derniers jours. Quelle que soit la décision de Madeleine, il était battu.
— J’ai décidé…, commença Madeleine.
Était-elle en train de jouer sa vie aux dés ? « Il y a toujours un moment, disait son père, où tout bien pesé, tout bien mesuré, il faut trancher. Les informations alors ne servent plus à rien. Bonne ou mauvaise, il faut faire confiance à son intuition. » La sienne ne l’avait jamais trompé, ajoutait-il, en quoi il se vantait un peu. Mais Madeleine devait reconnaître que cette maxime, à cet instant précis, prenait tout son sens.
Cette affaire Ferret-Delage lui trottait encore dans la tête, trois cent mille francs de perte, résultat de l’intuition de Joubert. À l’instant des grandes décisions, le jugement de Joubert ne valait pas plus que celui de M. Brochet… ou que le sien propre.
— J’ai décidé…
— Oui…? interrogea Joubert.
Puisque le pétrole roumain, de l’avis de tous, était le plus rentable des investissements disponibles, quel risque prenait-elle ? Elle ne plongeait pas dans l’inconnu, il y avait des chiffres tout de même.
Elle trancha. Silence.
— Très bien, dit enfin Joubert.
Il adopta l’air pincé des hommes à qui on vient de reprocher leur mauvaise haleine.
— Nous allons faire comme vous l’entendez. Mais pas plus de la moitié de vos avoirs dans votre… « pétrole roumain » (dans sa bouche l’expression devenait un gros mot). La moitié en actions pétrolières. Et pour le reste, il faut diversifier, cela tombe sous le sens. La logique vous dicte d’investir le reste dans des titres coordonnés. Voilà l’essentiel, Madeleine, la cohérence !
Il revint le lendemain, posa, sans le moindre commentaire, un énorme dossier sur la table.
Madeleine signa des documents pendant près de deux heures.
Joubert, le regard fermé, les lèvres closes, pointait sobrement l’index sur les endroits à parapher, comme d’habitude, ici, et ici, et là… De temps à autre, il se contentait de souligner « cette signature veut dire que…, cette autre entraîne que… » Madeleine ne s’arrêtait même pas pour l’écouter. Alors, il se taisait et continuait de tourner les pages.
En fin de journée le 10 mars 1929, si la part d’héritage de Paul restait placée en obligations d’État, Madeleine, quant à elle, avait investi l’essentiel de sa fortune dans un portefeuille d’actions pétrolières en Roumanie et de sociétés connexes et ne pesait plus que 0,97 % du capital de la banque de son père.
Madeleine trouva que Joubert avait le pas lourd en quittant la pièce.
M. Brochet, qui attendait dans le couloir, discerna au contraire sur le visage de son patron le sourire discret des bons jours.
Le temps reprit son cours. Et les nouvelles étaient bonnes.
La vente des avoirs de Madeleine fut un succès : la banque Péricourt était une institution de confiance, ses actions trouvèrent preneurs immédiatement. Quant au grand emprunt émis par le consortium roumain, littéralement catapulté par l’achat massif d’actions par Madeleine, il entraîna l’enthousiasme d’autres investisseurs, une incontestable réussite, les parts s’arrachèrent. Le Soir de Paris titra sur « la formidable énergie roumaine ». Au fil des semaines, les actions roumaines poursuivirent leur lente et prospère ascension.
Joubert, qui devait maintenant apporter ses parapheurs à d’autres administrateurs majoritaires, ne venait plus qu’occasionnellement, comme on visite non plus la propriétaire de l’entreprise (à la prochaine assemblée générale, Madeleine ne serait plus tournée en ridicule), mais l’une des plus grosses fortunes gérées par la banque Péricourt.
Concernant ce voyage à Milan auquel Paul était convié, à bout d’arguments, Madeleine avait dû céder.
Il fallut des semaines pour que soit établi un protocole extrêmement précis prévoyant notamment que Madeleine accompagnerait son fils. Évidemment ! Je ne vais pas laisser Paul tout seul avec cette folle !
Solange, elle, enthousiasmée par la venue de Paul (« et je suis si contante que ton adorable maman t’acompagne »), lui écrivait deux fois par jour, dès qu’elle pensait à quelque chose elle postait un nouveau courrier. Les deux femmes échangeaient beaucoup sur les détails du voyage et du séjour, mais, hélas, peinaient souvent à tomber d’accord, cette affaire était pleine d’imprévus regrettables. Madeleine n’avait pas pu obtenir des billets pour le train qui arrangeait le mieux Solange pour venir les chercher ; Solange, de son côté, était désolée de n’avoir pu réserver dans le restaurant que Madeleine avait choisi sur le guide ; Madeleine avait demandé que quelqu’un aille à la gare de Milan récupérer les malles dès leur arrivée, malheureusement Solange n’avait pas de personnel disponible avant le lendemain. Quant à Madeleine (« Je suis vraiment au regret, très chère Solange… »), il lui avait été impossible d’aller acheter l’eau de toilette que la diva ne trouvait qu’à Paris, tandis que Solange espérait dénicher un guide pour la cathédrale le vendredi après-midi comme Madeleine le souhaitait, « malheureusemant rien n’est certain, les Italiens, vous le savez, chair Madeleine, sont des gens très imprévisibles… », etc. Il avait vraiment fallu que Solange menace, quoique de façon allusive, d’annuler ce voyage pour que Madeleine consente à ce que la chanteuse passe une soirée seule au restaurant avec son « petit Pinocchio ».
— Une soirée aux chandelles, autant dire ! avait bramé Madeleine. Je vous demande un peu, Léonce !
— Vous en profiterez pour sortir de votre côté. Moi, si j’étais vous…
Contrairement à Léonce qui devait avoir son idée, Madeleine n’imaginait absolument pas ce qu’une femme comme elle pourrait faire d’une soirée seule à Milan.
— Et puis, l’appeler Pinocchio, je trouve ça déplaisant, Paul n’est pas une marionnette ! Elle va devoir changer de ton, moi je vous le dis !
Paul regardait cette rivalité avec une certaine jubilation, comme une dispute de filles dans un bac à sable. « Ça… n… n’a au… aucune imp… portance », répondait-il à Léonce, que cela agaçait.
Le départ aurait lieu le 9 juillet par le train de 18 h 43. Les valises étaient bouclées depuis l’avant-veille, les malles de vêtements parties quatre jours plus tôt. Madeleine avait vérifié, à peu près toutes les heures, qu’elle disposait bien des billets, des passeports, elle avait harcelé le personnel de maison avec un tas de détails qui traduisaient son manque d’expérience des voyages, le plus loin qu’elle était allée, c’était Aurillac, chez une cousine par alliance, elle avait neuf ans…
Mais le 9 juillet, jour du départ, une nouvelle éclata comme un coup de tonnerre : Le Matin titra en première page « Grave menace sur le pétrole roumain ».
Madeleine était assise au guéridon où elle entamait son petit déjeuner en attendant l’arrivée de Léonce. La tasse de thé chuta au sol, Madeleine fut saisie d’un vertige qui l’obligea à se retenir au bord de la table qui bascula aussitôt, tout était par terre, elle aussi tombée à genoux. Avec la certitude des esprits intranquilles, elle savait que cette nouvelle en annonçait d’autres.
Plusieurs minutes lui furent nécessaires pour maîtriser ses tremblements et parvenir à lire l’article dans son entier :
Le consortium roumain chargé du forage et de l’exploitation des gisements pétroliers en plaine de Pannonie vient de se déclarer « en difficulté majeure » et, menacé de faillite, sollicite l’aide du gouvernement roumain.
Le gouvernement français aurait déjà, par l’intermédiaire du conseiller commercial en poste à Bucarest, exigé des explications des autorités roumaines, car le grand emprunt a été principalement servi par des investisseurs français qui ont toute raison, aujourd’hui, de craindre le pire. Le dernier espoir pour les actionnaires se nomme l’État roumain…
Madeleine marchait dans la pièce, déchiquetant fiévreusement le journal, en proie à une angoisse qui l’empêchait de penser, de réfléchir, et Léonce qui était en retard…
Elle sonna, donna l’ordre au chauffeur d’aller chercher Mlle Léonce chez elle, tout de suite, c’était urgent.
Un doute l’assaillit. L’information du Matin était-elle si certaine que cela ?
Elle se précipita sur Le Temps, sur Le Figaro. Tous reprenaient, à la virgule près, la même information. Ne variait que la perception de la gravité de la situation qui, d’un titre à l’autre, passait de « vivement préoccupante » à « alarmante ». Charles ? Gustave ? André ? Léonce ? Vers qui devait-elle se tourner ?
Elle fit téléphoner à Joubert.
— Non, appelez plutôt M. Charles Péricourt.
La femme de chambre regardait, sur le tapis, le plateau, les toasts, le confiturier, la théière renversés.
— Non, appelez…
Joubert ? De quel conseil serait-il aujourd’hui ? Charles ?
— Oui, c’est cela, faites appeler M. Péricourt !
Le bureau de Charles ne répondait pas, appelez M. Joubert. Mais M. Joubert était occupé.
Madeleine, comme prise d’une brusque inspiration, remonta en courant, lissa des deux mains les articles froissés, les relut… Respire, se disait-elle, ça ne peut pas être une telle catastrophe. C’était bien cela ! Le consortium « vient de demander » l’aide du gouvernement roumain ! Rien n’était encore joué ! Le pire n’était pas certain. Et d’ailleurs… Elle se précipita sur le secrétaire, en arracha littéralement les tiroirs et, à genoux sur le parquet, elle dépeça les dossiers que Gustave lui avait laissés.
C’est ça ! Ouf. Elle était hors d’haleine, son cœur battait à une cadence alarmante. Elle fit un effort pour retrouver un semblant de calme. Voilà, c’est ce que Joubert avait dit : « Pas plus de la moitié de vos avoirs dans votre… pétrole roumain. » Cela représentait la moitié de sa fortune. De sa fortune à elle ! Parce que celle de Paul était indemne, placée en obligations du Trésor ! Dame, se dit-elle, on peut vivre avec la moitié de la fortune de Madeleine Péricourt, quoiqu’elle n’imaginât pas concrètement quelle incidence cela aurait sur sa vie.
« Il faut diversifier, cela tombe sous le sens, avait scandé Gustave. Composer un portefeuille cohérent. » Elle feuilletait l’énorme dossier à la recherche de… Là ! Gustave lui avait fait prendre des actions dans des sociétés anglaises (Somerset Engineering Company), italiennes (Gruppo Prozzo), américaines (Forster, Templeton & Grave)…
Maintenant qu’elle était certaine de n’avoir pas tout perdu, mais seulement la moitié, ce risque de débâcle lui provoquait une colère, une rancune dont elle était la seule exclue : c’était de la faute de tout le monde, de Charles qui l’avait alertée sur une crise hypothétique qui n’était finalement jamais survenue, de Gustave qui n’avait pas trouvé les mots pour la convaincre, des journaux qui se gardaient bien de rappeler qu’ils étaient les premiers à avoir vanté les avantages d’une affaire dont ils annonçaient à présent la déconfiture, de Léonce qui la première avait évoqué… Et d’ailleurs, où était-elle ? S’il y avait un jour où la présence de son amie était indispensable, c’était bien… Mon Dieu, il était dix heures du matin, on partait par le train du soir et elle n’était pas encore montée voir Paul pour l’informer.
En découvrant le visage dévasté de sa mère, il voulut poser une question, mais lorsqu’il était en proie à une émotion trop vive, il ne trouvait même pas les premières syllabes. Il saisit son ardoise : « Qu’y a-t-il, maman ? »
Madeleine éclata en larmes. Agenouillée près du fauteuil de son fils, elle pleura longuement en balbutiant, ce n’est rien mon chéri, un petit problème, je t’assure, mais Paul avait du mal à croire que ce qui jetait sa mère dans un tel désespoir puisse n’être rien.
« Léonce n’est pas avec toi ? » écrivit-il. Cette question eut au moins le mérite d’interrompre la crise de larmes de Madeleine qui se releva difficilement.
— C’est fini, mon chéri, ça va passer, ce n’est rien. Mais ce voyage, mon ange, ça ne va pas être possible…
Le hurlement de Paul tétanisa la maison entière.
Madeleine fut glacée par le visage de son fils, méconnaissable, et par son cri qui venait de la gorge, du ventre, de l’âme, si intense et désespéré que sa première pensée fut que Paul allait à nouveau se précipiter par la fenêtre. Elle pressa sa tête contre elle, ça va aller mon amour, là, on va trouver une solution, il sanglotait, je te le promets, là, là, maman va trouver…
— Je vais être retenue… pour affaires. Mais Léonce va partir avec toi !
Elle était très heureuse de son idée. Elle éloigna Paul pour le regarder dans les yeux.
— Qu’en dis-tu ? C’est Léonce qui t’accompagnera, tu veux bien ?
D’accord, fit-il, il était très pâle, oui, d’accord, Léonce.
La femme de chambre vint alors prévenir que M. Joubert était là.
Madeleine portait son déshabillé du matin froissé, taché de thé et de confiture, elle était décoiffée, le visage ravagé par les larmes et l’inquiétude… Elle comprit, dans le regard de Gustave, la vulgarité du spectacle qu’elle offrait. Il n’avait pas prononcé un mot, elle était déjà sortie en murmurant je reviens. Quand elle fut de retour, après s’être donné un coup de peigne et avoir enfilé un peignoir décent, Gustave n’avait pas bougé. C’était rare de le voir les mains vides, presque inquiétant.
— Quand j’ai lu les nouvelles, dit-il sobrement, j’ai pensé qu’il valait mieux que je vienne…
Il désigna les journaux épars sur le sol.
— J’ai vérifié… Ces… Roumains nous ont caché la réalité de leurs comptes.
Sa voix était plus cassante que d’habitude, plus tranchante, en proie à une émotion qu’il contrôlait difficilement. Madeleine s’écroula sur le fauteuil. Abdiquant toute prétention à la pudeur, elle se remit à pleurer.
— Je vous avais prévenue, dit Gustave… Vous n’avez pas voulu m’écouter…!
Ce rappel avait quelque chose de si brutal et insultant qu’il poursuivit :
— Rassurez-vous, l’État roumain ne va pas laisser tout cela sombrer !
— Mais… s’il refusait son aide ?
— Impensable. Les pourparlers doivent avoir commencé au plus haut niveau, l’affaire n’est pas seulement financière, elle est politique. Peut-être votre oncle en saura-t-il plus…
Mais Charles restait injoignable, Madeleine laissa une douzaine de messages à l’Assemblée, à sa permanence, chez Hortense, personne ne pouvait dire où il se trouvait. On devait être en réunion, sans doute avait-on déjà envoyé au gouvernement roumain des avertissements sévères, Gustave l’avait dit, l’affaire devenait politique, Charles devait être débordé.
Déjà onze heures.
Elle avait promis à Paul que Léonce l’accompagnerait, il fallait aller la chercher, s’organiser. Elle s’habilla à la hâte, le chauffeur la conduisit rue de Provence, au numéro quatre. Mais il n’y avait plus personne du nom de Picard « depuis bien longtemps », assura la concierge, une femme courte, ronde, joviale, qui portait un fichu démesuré sur la tête, comme une Indienne enturbannée.
— Comment ça, bien longtemps…?
— Oh, ça remonte à une bonne année, je dirais. Attendez, (elle posa l’index sur ses lèvres et plissa les yeux), c’est pas difficile… M. Bertrand, cette charogne qui doit rôtir en enfer, a crevé en mai de l’an dernier, moi je retiens la date comme un anniversaire, c’est pas tous les ans qu’on apprend de si bonnes nouvelles, si vous…
— En mai, dites-vous…
— C’est ça. Et Mlle Picard est partie quoi, une ou deux semaines plus tard. Ça nous fait treize mois, je disais un an, je n’étais pas loin, hein ?
Elle tendit la main, Madeleine donna vingt francs.
Dans la voiture, elle fit le compte sur ses doigts. Mai de l’an dernier, cela correspondait à la période où Gustave avait découvert ses « indélicatesses ». Cette ponction exercée sur son salaire devait peser trop lourd pour qu’elle reste rue de Provence, Léonce avait été contrainte de chercher quelque chose de moins cher.
Elle avait déménagé et, de honte, n’en avait parlé à personne.
Madeleine se faisait de nouveaux reproches sur son égoïsme, elle n’avait rien vu, ne s’était enquise de rien. Dans quel taudis Léonce était-elle allée vivre ? Madeleine ne laisserait pas cette situation perdurer. Elle exigerait la vérité… non, pas la vérité, ce serait humiliant, non, elle annoncerait à Léonce… qu’elle pouvait venir habiter dans la maison Péricourt. C’est cela. Sans modification de son traitement. Maintenant qu’André était parti, rien n’empêchait Léonce d’occuper cette petite chambre, il faudrait la rafraîchir, l’égayer un peu, bien sûr, mais ce serait vite fait…
Elle se rendit alors compte qu’elle faisait comme si la vie continuait, que rien d’exceptionnel ne risquait de se passer, que cette histoire de placements boursiers n’était qu’un cauchemar que le retour à son quotidien pouvait facilement chasser…
Aucun disque ne tournait, Paul l’attendait. L’heure était grave. Vladi, étonnamment silencieuse, était assise sur une chaise contre le mur, les jambes serrées, les mains sur les genoux, comme dans une salle d’attente. Paul fixa sa mère.
— Ce sera difficile pour Léonce de t’accompagner, mon ange…
Paul desserra lentement les lèvres. À cet instant précis, il avait le visage presque mortuaire que Madeleine lui avait vu à l’hôpital de la Pitié. Elle enchaîna sans penser à ce qu’elle disait :
— C’est Vladi qui va venir avec toi. N’est-ce pas, Vladi ?
— Tak, oczywiście ! Zgadzam się !
— Je vais m’occuper des papiers…
Se rendre à l’ambassade italienne, faire rectifier les noms sur les billets de chemin de fer et livrer en urgence deux valises à Vladi, établir une autorisation pour l’infirmière d’emmener son fils mineur jusqu’à Milan, tout cela prit la journée. Mais à 17 h 30, tout le monde était à la gare, Paul dans le costume de voyage que Léonce avait recommandé d’acheter, Vladi endimanchée, on aurait juré qu’elle s’était taillé une robe dans un tissu à rideaux, et Madeleine tendue, mais qui avait renoncé à renouveler ses recommandations à Paul qui les avait déjà entendues une bonne douzaine de fois et à Vladi qui ne comprenait rien et avait serré dans un portefeuille sans âge l’épaisse liasse de lires italiennes donnée par Madeleine avec une parfaite désinvolture, ça n’était pas de nature à mettre en confiance.
Les porteurs attendaient ponctuellement sur le parvis de la gare de Lyon, Vladi poussa Paul jusqu’au train. Dans un mouvement incessant de valises, de malles, de voyageurs préoccupés, de familles excitées, de couples émus, on alla installer le fauteuil roulant dans la réserve à l’extrémité du wagon et l’on porta Paul jusqu’à sa place, près de la vitre, dans un compartiment de première classe en velours rouge et boiseries claires. On déposa dans les filets, au-dessus des sièges, les effets personnels des voyageurs. Madeleine ne put s’empêcher d’aller recommander Paul et son accompagnatrice au chef de rame, un homme d’une trentaine d’années, torse large, jambes courtes, et dont le regard était rendu sauvage par d’épais sourcils qui pointaient vers le ciel comme des antennes de TSF.
Madeleine avait le cœur serré de voir partir son petit garçon qui, lui, était rayonnant, inconscient de ce qui se passait dans la vie de sa mère. Inconscient ? Sans doute pas tant que cela, parce que, lorsqu’elle dut quitter la voiture (le contrôleur se faisait pressant, nous allons bientôt démarrer, madame, il faut descendre maintenant), Paul lui murmura dans l’oreille :
— Ça… a v… va all… aller, ma… man. Puisque j… e t’ai… me.
Madeleine était encore debout sur le quai alors que le train avait quitté la gare depuis plusieurs minutes.
Paul s’était éloigné d’elle pour la première fois, c’était un chagrin calme qui, étrangement, la fortifiait. Tout pouvait lui arriver, elle pourrait tout supporter tant que Paul en serait protégé.
Paul était partagé lui aussi, alourdi par la mauvaise conscience de laisser sa mère… Ce qu’il avait entendu, c’est-à-dire à peu près tout, présageait des temps difficiles. Quoi qu’il arrive, demeurerait le souvenir de ce voyage, il serait allé à la Scala, il y aurait écouté Solange, ce qu’il aurait vécu là, personne ne pourrait jamais le lui prendre.
Le responsable de la rame qui se croyait une mission parce que Madeleine lui avait remis cinquante francs était le fils d’immigrés polonais. Quoique français, il parlait fort bien la langue de ses parents et, lorsque le train fut parti, qu’il eut achevé de satisfaire aux consignes de sa charge, il entreprit avec Vladi une conversation dont Paul devinait sans peine la teneur et les conséquences par les rires, les gloussements, les ricanements de la jeune femme, les mêmes que ceux qui avaient accompagné ses rencontres avec le fils du bougnat de la rue de Miromesnil ou avec le liftier de la tour Eiffel qui habitait rue de Tocqueville.
Paul et elle s’installèrent à leurs places réservées au wagon-restaurant, une jolie table à nappe blanche aux lettres de la compagnie de chemin de fer, avec la petite lampe à lumière diffuse, les couverts argentés, les verres en cristal comme sur les publicités des magazines, Vladi commanda une demi-bouteille de vin rouge, elle était aux anges.
Lorsque la nuit commença, allongé sur sa couchette, recroquevillé sous les draps empesés et les couvertures écossaises, Paul laissa une agréable somnolence le gagner, ne perçut bientôt plus que les voix de Vladi et du chef de rame et quelques minutes plus tard fut bercé par les halètements de la jeune infirmière mêlés au tempo entêtant des roues du wagon qui évoquaient les mesures lancinantes du Boléro que le vendeur de Paris-Phono lui avait fait découvrir deux semaines plus tôt. Il plongea dans un sommeil palpitant d’excitation.
Madeleine n’avait même pas tenté de se coucher, elle avait passé la plus grande partie de la nuit à relire les documents qui lui assuraient la propriété d’actions anglaises, américaines, italiennes.
Dès six heures, elle était coiffée, habillée, mais elle avait l’estomac noué, la gorge serrée. Curieusement, son visage n’était pas celui d’une femme dévorée par l’anxiété. Pâle, sérieux, concentré, il ressemblait à celui que l’on prête à ces condamnés qui, épuisés d’attendre leur exécution, marchent à la mort avec calme et détermination. Léonce ne serait pas là avant huit heures et demie. Elle commanda le chauffeur et se mit en route.
— Ah, c’est toi !
Hortense portait une robe de chambre à ramages, des chaussons fourrés. La tête hérissée de bigoudis, elle ressemblait effroyablement à l’épouse que tous les hommes redoutent d’avoir un jour. Sans inviter Madeleine à entrer, elle croisa les bras.
— Je cherche mon oncle, j’ai besoin de lui parler.
— Charles est très occupé, imagine-toi ! C’est, comme tu sembles l’ignorer, un éminent parlementaire très sollicité et qui n’a pas une minute à lui.
— Même pour sa nièce ?
— Parce qu’il a une nièce ? Ah, première nouvelle !
— Je dois le voir…
Hortense éclata de rire.
— Ah, voilà bien la famille Pé-ri-court-Mar-cel ! Toujours au-dessus du lot ! On parle et tout le monde exécute !
Cette hostilité soudaine tranchait avec son habituelle imbécillité.
— Je ne comprends pas ce…
— Rien d’étonnant ! Ton père non plus ne comprenait pas.
Hortense parlait d’une voix suraiguë, elle secouait la tête si énergiquement que quelques bigoudis se balancèrent, puis se déroulèrent, elle ne s’en rendit pas compte, son visage était encadré par un essaim de papillotes qui, comme montées sur ressorts, lui dansaient autour de la tête.
— Tout le monde doit être aux ordres ! Eh bien, c’est terminé tout ça ! Ah ! Ils vont tomber de haut les Pé-ri-court-Mar-cel !
Hortense fit un pas furieux vers Madeleine, pointa un index vengeur sur elle.
— Primo, Charles n’est pas aux ordres de Mademoiselle. Deuzio, rira bien qui rira le dernier. Tertio…
N’imaginant pas ce que pourrait être ce tertio, elle conclut :
— Ça t’en bouche un coin, hein !
Madeleine se retourna sans un mot et sortit.
Elle se fit conduire au Soir de Paris.
La conférence de rédaction, c’est-à-dire la réunion au cours de laquelle les journalistes prenaient les ordres de la direction, n’était pas encore achevée, on fit installer Madeleine dans un salon.
Guilloteaux arriva quarante minutes plus tard. Il se confondit en excuses, ma chère, ce journal m’épuise, je crois que je suis trop vieux pour ce métier, il disait cela depuis plus de dix ans à tous ses visiteurs qui savaient pertinemment qu’il mourrait dans son fauteuil. Madeleine ne s’était pas levée, elle le fixait, attendant qu’il en finisse avec les banalités d’usage. Il s’installa près d’elle, comme à regret.
— J’imagine que pour vous, la situation est bien compliquée.
— À qui la faute ?
Guilloteaux fut frappé par cette question comme par une décharge électrique. Il posa une main sur sa poitrine dans une attitude outragée.
— Votre journal, poursuivit Madeleine, n’a cessé de vanter les mérites de cette affaire roumaine à longueur de colonnes.
— Ah oui, ça… Oh…
Il était rassuré, cela se voyait.
— Ce n’était pas à proprement parler de l’information, c’étaient des nouvelles. Un quotidien diffuse les nouvelles utiles à ceux qui le font vivre.
Madeleine peinait à comprendre.
— Quoi… Ces articles… étaient payés ?
— Tout de suite les grands mots ! Un journal comme le nôtre ne peut pas exister sans appuis, vous le savez bien. Lorsque l’État soutient un emprunt de cette importance, c’est qu’il l’estime nécessaire à l’économie du pays ! Vous n’allez tout de même pas nous reprocher d’être patriotes !
— Vous publiez sciemment des informations mensongères…
— Pas mensongères, là, vous allez trop loin ! Non, nous présentons la réalité sous un certain jour, voilà tout. D’autres confrères, dans l’opposition par exemple, écrivent l’inverse, ce qui fait que tout cela s’équilibre ! C’est de la pluralité de points de vue. Vous n’allez pas, en plus, nous reprocher d’être républicains !
Madeleine était ulcérée et honteuse d’avoir fait preuve de tant de naïveté, elle claqua la porte.
Dès l’aube, Vladi, installée près de la fenêtre, commentait à grand renfort de superlatifs polonais le paysage qui n’avait pourtant rien de bien spectaculaire. Après quoi, le train avait laborieusement cahoté sur des aiguillages pendant une demi-heure avant d’entrer dans une gare enfumée et surpeuplée.
Solange, elle, avait appris par un télégramme que Paul serait accompagné non par sa « chère maman », mais par une nurse. Elle changea immédiatement ses plans et, au lieu de se mettre en scène pour les attendre dans le salon du Principe di Savoia, elle décida d’aller elle-même chercher son invité à la gare.
La présence de la Gallinato en Italie excitait les journaux, d’autant que dans la grande tradition des divas, elle n’était avare ni de caprices, ni de déclarations. En annonçant qu’elle se rendrait à la gare de Milan, elle avait fait grand mystère de l’identité de son invité. Les reporters et les photographes pensèrent à une nouvelle histoire d’amour, mais personne n’y crut réellement.
Solange avait énormément grossi ces deux dernières années et elle se déplaçait lentement. Ni sa voix ni son talent d’interprète n’en avaient été affectés, c’en était surprenant, elle chantait même de mieux en mieux, la maturité, disait-on, elle était au sommet de son art.
Elle avait donc quitté son hôtel entourée d’un nuage de journalistes et de reporters. Des employés de la gare s’étaient pliés en quatre pour l’escorter malgré la foule. Le train la trouva debout sur le quai, recouverte d’un déluge de tulle blanc, coiffée d’un immense chapeau, enveloppée d’une fumée bleutée, imposante, hiératique et offerte, figurant assez bien le type idéal de la femme hystérique, on fit de très belles photos. La descente de Paul d’abord, dans les bras de Vladi, puis son installation dans son fauteuil roulant firent rugir la presse de plaisir. Les flashs crépitèrent, Paul souriait de toutes ses dents, c’est, je crois, la seule image que l’on conserve de lui à un tel degré de bonheur. Solange agenouillée, Solange marchant lourdement en serrant la petite main de son Pinocchio… Dès le soir, ces clichés étaient en une des quotidiens, le public imprévoyant se précipita sur les locations à la Scala, on vendit des places au marché noir à des tarifs hallucinants.
Paul disposait d’une suite, dont une porte communiquait avec celle dans laquelle Vladi poussait des hurlements d’admiration. La jeune Polonaise vit arriver un repas spécial, accompagné au champagne, elle se pâmait et adressait au serveur des sourires incitateurs dont la réputation fit le tour de l’établissement en moins d’une heure.
Quelques minutes plus tard, le couple fit sensation dans le restaurant du palace où, d’un geste désintéressé, Solange refusa l’emplacement préparé à son intention au centre de la salle pour préférer à l’extrémité, près d’immenses miroirs, une petite table plus discrète, plus effacée, c’est-à-dire où les photos seraient d’un plus bel effet.
Solange mangeait avec une grande distinction, mais elle ingurgitait une quantité effrayante de nourriture, aussi le déjeuner dura-t-il si longtemps qu’elle aurait juste le temps, c’était son programme habituel, d’aller faire une longue sieste digestive avant de se rendre, une heure et demie avant l’entrée du public, dans la salle où elle se produisait le soir.
C’était la première fois qu’ils étaient ainsi ensemble, face à face.
Paul bégayait peu, Solange souriait. Ils parlèrent opéra, voyages. Elle évoqua des souvenirs de son enfance à Buenos Aires (bien qu’elle fût née à Parme, de mère italienne), de son père, propriétaire d’un haras de pasos péruviens dans la vallée de Lerma, de ses modestes débuts, à treize ans, dans la petite salle de Santa Rosa où elle avait reçu le soir même quatre demandes en mariage.
Paul, rêveur, écoutait ces confessions. Il faisait partie des rares qui savaient, pour avoir passé beaucoup de temps en bibliothèque à rechercher des documents très anciens, que Solange Gallinato, née Bernadette Traviers à Dole (Jura), était, en fait, la dernière fille d’un cantonnier alcoolique, incarcéré à Besançon le jour de sa naissance survenue avec trois mois d’avance pour cause de violences conjugales.
Paul la regardait avec gravité. Dès le premier regard, il avait retrouvé en elle l’immense tristesse qu’il avait toujours perçue dans ses enregistrements. Solange était une femme triste, cela lui serra le cœur. Que se passa-t-il au cours de ce déjeuner qui eut un tel effet sur Solange, nul ne le sut jamais. L’évocation de la destinée tragique des personnages du répertoire qu’elle avait interprétés entra-t-elle en brutale résonance avec sa propre vie ? La vision de ce petit garçon subjugué lui fit-elle ressentir le désert affectif qui était le sien depuis la mort de Maurice Grandet ? Un sentiment de fatalité et d’injustice vint-il l’accabler devant cet enfant condamné à une chaise roulante ? Allez savoir. Tout ce qu’on sait, c’est que le soir, elle ne parvint pas, au cours des répétitions, à se tenir debout suffisamment longtemps, elle chanta assise. Elle ne se releva jamais plus.
Le directeur de la Scala, paniqué, vint sur la scène prendre de ses nouvelles. Des fleurs, dit-elle simplement. On fit venir un monceau de gerbes et de corbeilles, des piédestaux, des colonnes.
Lorsque le rideau s’ouvrit, le public la découvrit assise, très droite sur une chaise légèrement surélevée grâce à un praticable rendu invisible par un drap en satin, au milieu d’un décor luxuriant de fleurs et de plantes, on aurait dit qu’elle chantait dans un jardin botanique.
Elle bouleversa aussi l’ordre du programme, que jamais plus elle ne modifia. Elle commença, d’une voix déchirante, a capella, comme elle l’avait fait autrefois à Paris, par l’ouverture de Gloria Mundi :
Mon cher amour,
Nous revoici, dans les ruines du palais
Où pour la première fois nous nous vîmes……
À l’instant où Paul, dans la grande salle de la Scala, entendait les premières notes de l’opéra de Maurice Grandet, il était dix-neuf heures trente à Paris, sa mère découvrait le titre du Soir :
Madeleine parcourut l’article, mais elle ne le comprenait pas, les mots se refusaient à elle.
Plus d’un quart d’heure lui fut nécessaire pour percer la gangue de ce message et se convaincre enfin que, contrairement à ce que tout le monde avait espéré, une bonne partie de sa fortune venait de s’évaporer.
Léonce, sans doute ruinée, ne s’était pas encore montrée. Madeleine ne parvenait pas à arrêter ses larmes, de quel réconfort serait-elle pour son amie si, comme c’était probable, elle aussi était touchée ?
Elle n’arrivait pas à imaginer ce que cette faillite allait signifier concrètement dans sa vie. Moins de personnel ? Oui, sans doute. Pour le reste, à quoi fallait-il renoncer, sa vie n’avait rien d’extravagant ! On ne perd pas une large part de ses revenus sans conséquence, il devait y avoir des dispositions à prendre, mais lesquelles ? Tout cela était très confus. Penser à Paul l’aida à rassembler son courage. Il fallait affronter la réalité. Elle appela Gustave Joubert. Il venait de quitter les bureaux de la banque. Elle se changea et commanda le chauffeur.
Elle avait emporté l’exemplaire du Soir de Paris, dont le titre, dans la semi-pénombre de la voiture, lui paraissait maintenant deux fois plus gros et plus menaçant. Immobilisée dans un encombrement à la hauteur du quai de la Seine, elle relut les articles qui, tous, rappelaient cruellement l’euphorie boursière que cette entreprise avait connue.
Elle s’arrêta soudain sur un autre titre :
Les actions boursières avaient perdu 80 % de leur valeur lorsqu’elles ont été acquises massivement par un organisme financier français qui s’apprête à réaliser l’une des plus fortes plus-values de l’histoire de la Bourse de Paris dans un délai aussi bref.
Ainsi Joubert avait raison. Madeleine était atterrée.
Sur la scène de la Scala, les lumières avaient insensiblement diminué et s’étaient colorées d’un ocre clair. Solange tenait ses poings fermés contre sa poitrine.
De quelle jalousie avez-vous été pris ?
Ces ruines où nous sommes
Sont donc tout ce qui reste
De nous ?
Gustave descendit, calme, rigide. Il portait des babouches de couleur et une veste d’intérieur aux parements de soie, comme un mari.
Madeleine ne dit pas bonjour, la gorge serrée. Il suffisait de regarder la haute stature de Gustave, ce regard bleu clair, froid et perçant, sans hostilité ni sympathie, pour comprendre qu’une page définitive de leur relation venait d’être tournée.
— Il n’y a donc aucun recours ? demanda-t-elle abruptement.
— Je le crains, Madeleine…
Elle avala sa salive.
— L’essentiel de ce que je possède était engagé là-bas, n’est-ce pas ? Mais… pas tout ! Vous avez bien constitué un portefeuille avec 50 % d’actions dans d’autres entreprises, n’est-ce pas ?
Elle avait posé la question avec l’autorité de classe qu’on lui avait inculquée, mais qui, dans cette circonstance, était hors de propos.
— C’est vrai, Madeleine, mais…
— Mais…?
— Ce sont des sociétés qui, pour la plupart, sont liées à la même filière, des sous-traitants, des fournisseurs, des clients…
— J’ai des titres anglais, américains, italiens…! Le gouvernement roumain ne gère pas les affaires étrangères, que je sache !
— Ces sociétés étrangères, Madeleine, appartiennent toutes à la filière pétrolière. Elles vont sombrer, elles aussi, dans les jours à venir.
— Combien ai-je perdu ? Que me reste-t-il, Gustave ?
— Vous avez perdu beaucoup, Madeleine. Il vous reste… très peu.
— J’ai… tout perdu ? Toute ma fortune ?
— Pour l’essentiel, oui. Il va vous falloir prendre des mesures drastiques.
— Vendre la maison ?
Silence.
— Tout vendre ?
— À peu près tout, oui. Je regrette…
Madeleine sembla perdre plusieurs centimètres. Elle s’était retournée, hébétée, avait gagné la porte d’un pas mécanique, mais elle s’arrêta brusquement, se tourna vers Joubert, elle serrait entre ses mains son exemplaire du Soir qu’elle tendit vers lui.
— Dites-moi, Gustave…, « l’organisme financier » qui a fait monter le pétrole roumain pour acheter à bas prix les actions irakiennes, c’est vous ?
Joubert était un homme froid, dur, mais cette fois l’aveu était de taille, le courage lui manqua. Il répondit à côté :
— Je vous ai conseillée au mieux, Madeleine, vous n’avez pas voulu m’écouter…
Elle se sentait dans un état de lucidité presque terrifiant. Sa colère montait à mesure que son cerveau reconstituait le fil des événements des derniers mois.
Charles d’abord. Venu lui expliquer qu’une crise économique la menaçait et que Joubert était dépassé…
Dans le Soir de Paris, des informations sur la réussite éclatante du pétrole roumain…
Gustave lui-même qui faisait tout pour apparaître comme un homme dispensant de mauvais conseils qu’il était impératif de ne pas suivre…
Madeleine prenait toute la dimension de la manipulation dont elle avait été l’objet.
Elle eut envie de le tuer, de l’écraser comme un serpent.
— Vous me retrouverez sur votre route, Gustave. Je vais utiliser les obligations de Paul dont j’assure la gestion pour réorganiser notre vie et…
— De quelles obligations parlez-vous, Madeleine ?
— De celles dont Paul a hérité de son grand-père.
— Mais, Madeleine, vous les avez vendues…
Sous le choc, elle dut se retenir à la poignée de la porte. Comment cela, vendues ?
— Madeleine, je vous ai conseillée, et vous avez accepté, de restructurer votre fortune. C’était en juin dernier, souvenez-vous, je vous ai apporté des tableaux, des chiffres, des courbes… Les actions d’État, vous ai-je expliqué, ne rapportent plus rien et ça ne s’arrangera pas avec le temps… Vous avez accepté de céder tous les titres de votre fils, ce que je vous ai conseillé. J’ai attiré votre attention sur cette décision capitale.
Oui, elle se souvenait vaguement : « Vous abandonnez des titres pauvres, avait-il expliqué, et vous consolidez la banque familiale… »
Joubert avait ce ton docte, vaguement humiliant, qu’il adoptait lorsqu’il voulait lui faire sentir son infériorité intellectuelle.
— Lorsque nous avons procédé à cette restructuration, vous m’avez assuré que vous compreniez clairement de quoi il s’agissait.
— Les obligations de Paul… ont été vendues ?
— Plus exactement, vous avez autorisé la banque à…
— Où est l’argent de Paul ?
Madeleine avait hurlé.
— Vous l’avez investi, avec le reste, dans le pétrole roumain, Madeleine. Contre mon avis. Vous n’avez aucun reproche à me faire.
— J’ai tout perdu ?
— Oui.
Joubert enfonça ses mains dans ses poches.
— Et Paul aussi a tout perdu ?
— Oui.
— Laissez-moi comprendre, Gustave… Pour faire chuter les actions pétrolières que vous vouliez acquérir, il vous fallait un faire-valoir puissant. Et c’est la totalité de ma fortune qui vous a servi, c’est bien cela ?
— Je ne dirais pas cela comme ça…
— Comment le diriez-vous ?
— Je dirais que vous avez refusé de me faire confiance.
— Vous m’avez menti…
— Jamais !
Cette fois, c’est Gustave qui avait crié.
— Vous avez pris vos décisions seule et contre mon conseil. Je vous ai toujours fourni d’amples explications, mais cela vous barbait, vous soupiriez… Vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-même.
— Vous êtes un…
Le mot lui vint. Qu’un reste de décence lui interdit de prononcer.
Joubert l’avait manipulée pendant des mois et des mois. Il avait agi selon un plan mûrement réfléchi.
— Ma fortune tout entière est passée dans vos mains…
— Non. Vous avez perdu votre fortune en même temps que je constituais la mienne, c’est tout à fait différent.
Elle titubait, la femme de chambre lui porta secours, elle la repoussa, descendit les marches du perron, monta en voiture.
À l’instant où le chauffeur s’apprêtait à refermer la portière, Madeleine l’arrêta, le regard rivé sur une fenêtre du premier étage.
De là-haut, Léonce la regardait.
Gustave apparut derrière elle un court instant, puis s’effaça.
Les deux femmes restèrent ainsi un long moment.
Puis Léonce, d’un geste lent, laissa tomber le rideau.
La lumière avait quasiment fondu au noir.
Le public, fasciné, tentait maintenant de distinguer sur la scène la source de cette voix poignante qui achevait :
Je vous ai tant aimée
Comment vous haïrais-je ?
Mais voyez dans quel chaos
Vous avez plongé ma vie…
L’hôtel Péricourt fut vendu le 30 octobre 1929, bien en dessous de sa valeur parce que Madeleine était pressée.
Un commissaire-priseur fit apposer des petits chevalets indiquant le prix de chaque meuble, tableau, bibelot, livre, rideau, tapis, lit, plante, lustre, miroir, à l’exception du peu que Madeleine pourrait emporter avec elle. On vit défiler un grand nombre de ceux qui, deux ans plus tôt, étaient venus là assister à l’enterrement de Marcel Péricourt.
Madeleine entra et resta pétrifiée.
Hortense déambulait dans le salon, les reins cambrés, comme un général d’infanterie visitant le champ de bataille après la victoire, un petit carnet à la main, s’arrêtant devant une commode ou une tapisserie, reculant pour se faire une idée de ce que cela rendrait chez elle, puis passant à l’article suivant ou notant soigneusement le prix et le numéro du lot.
— Dis-moi, Madeleine, demanda-t-elle sans prendre la peine de la saluer, ce guéridon… deux mille francs, tu ne trouves pas ça excessif, toi ?
Elle s’approcha du meuble, passa dessus un index comme elle le faisait pour montrer à ses domestiques qu’il restait encore de la poussière.
— Bon, allez, admettons !
Elle nota ce prix dans son carnet et poursuivit sa déambulation.
Madeleine, pour retenir ses larmes et son désir de la gifler, préféra monter rapidement l’escalier. Dans la chambre de Paul gisaient des cartons ouverts, des caisses, de la paille…
— Ça doit être bien difficile de choisir, non ? dit-elle d’une voix basse et émue.
— N… non, ma… man. T… tout v… va bien !
Ils restèrent un instant silencieux.
— Je regrette, tu sais, j’ai…
— Ça n’a au… aucune im… portance, ma… man.
Paul pouvait tenter de la rassurer, la situation n’était pas brillante. La vente de la maison Péricourt avait dégagé juste de quoi acheter deux appartements. Dans le premier, situé rue Duhesme, Madeleine, Paul et Vladi auraient eu leurs aises, mais, constituant le seul revenu notable de la famille, il était destiné à la location.
Le second montrait bien comme il avait fallu réduire les ambitions : un salon, une salle à manger, deux chambres et, sous les combles, une chambre pour Vladi, plus petite encore que la précédente et moins éclairée, mais dont elle se déclara ravie.
C’était au 96, rue La Fontaine, au second étage. L’ascenseur était trop étroit pour le fauteuil roulant de Paul. Pour sortir, Vladi devrait installer le garçon dans la cabine sur une chaise pliante et descendre le fauteuil par l’escalier à bout de bras. On ne pourrait conserver qu’une bonne à tout faire.
Chez Madeleine, la dépression le disputait à la culpabilité. En quelques semaines, elle était ravalée au niveau de vie d’une petite-bourgeoise qui, pour tenir un rang déjà bien modeste, devrait calculer, renoncer souvent, compter toujours. Elle pleurait des heures sans parvenir à s’arrêter, mais elle acceptait ce qui lui arrivait avec un fatalisme qui lui venait d’une mauvaise conscience aiguë et obsédante. Certes, elle avait été mal conseillée, mais elle avait suivi les recommandations sans s’interroger suffisamment, tout cela était sa faute. Elle avait hérité d’une fortune qu’elle avait été incapable de conserver, voilà la vérité. Gustave Joubert avait eu raison de lui rappeler qu’elle avait « signé en toute connaissance de cause », qu’il n’aurait tenu qu’à elle de s’intéresser aux affaires.
Elle avait reçu une éducation de femme. Son père, même s’il l’avait beaucoup aimée, l’avait élevée dans l’idée que pour les grandes choses, elle ne serait jamais à la hauteur. Perdre la fortune qu’il lui avait léguée confirmait ce jugement.
L’emménagement rue La Fontaine eut lieu le 1er décembre.
Quelques jours plus tôt étaient publiés les bans du mariage de Mlle Léonce Picard et de M. Gustave Joubert.
Repenser à la duplicité de celle qu’elle avait cru son amie, qui avait joué de sa présence, de son charme, jusqu’à troubler Madeleine sur ses penchants intimes…, tout cela lui fit très mal.
Quatre jours plus tard, elle se rendit chez maître Lecerf pour signer des documents. En consultant le relevé de la vente du mobilier, elle apprit qu’Hortense avait finalement emporté le petit guéridon pour deux mille francs exactement, personne n’avait surenchéri. Le grand tableau représentant Marcel Péricourt avait été acquis par le nouveau propriétaire « en souvenir du grand homme qui avait bâti ce magnifique immeuble ».
— M. Joubert en a donné deux mille francs, précisa le notaire.
— Je croyais que ce tableau avait été acheté par…
Madeleine laissa sa phrase en suspens. Le notaire, embarrassé, se contenta de tousser.
C’est de cette manière que Madeleine apprit que Gustave Joubert était maintenant le propriétaire de la maison Péricourt.
En fin d’année, Madeleine adressa ses vœux à André. Il répondit par une lettre timide avec des bons sentiments auxquels Madeleine eut envie de croire. Elle appela au journal, l’invita :
— Vous n’allez pas refuser une petite visite à votre amie qui n’a plus que vous, n’est-ce pas ? Et Paul serait si content de vous voir…
Il était très occupé, ça n’était pas très facile…
— Vous ne fréquentez plus les gens modestes, c’est cela ?
Madeleine fut elle-même surprise de cet argument. Elle en eut honte, voulut s’excuser, mais André fut le plus prompt :
— Vous savez bien que non ! Je serais ravi au contraire, c’est seulement que…
Alors, mardi, non, plutôt en fin de semaine, je veux dire de la semaine prochaine, un après-midi, ou un soir, c’est plus facile, alors jeudi… Rien n’allait, il y avait toujours un obstacle.
— Écoutez, André, votre jour sera le nôtre. Et si vous ne trouvez pas de date, cela ne nous empêchera pas de penser à vous avec tendresse.
— Disons vendredi de la semaine prochaine, je ne pourrai pas rester bien longtemps, je devrai être au Soir pour le bouclage…
C’est une chose qu’il ne faisait jamais, le bouclage n’avait jamais eu besoin de lui.
André posa un petit paquet sur la commode. Il serra les mains de Madeleine dans un geste ambigu qui pouvait signifier l’intimité comme le respect, elle désigna Paul qui dormait profondément, je suis désolée, chuchota-t-elle. André comprenait, il sourit légèrement, fit trois pas vers le fauteuil comme un jeune père timide s’approchant d’un couffin.
Paul s’éveilla, vit André, et ce fut comme un orage soudain, violent, imprévisible, le hurlement qu’il poussa n’avait pas de limite. Les yeux exorbités, les bras autour de la tête comme s’il voulait se protéger d’un bruit assourdissant, et ce cri, mon Dieu, d’où venait-il pour être aussi puissant, un hurlement à la mort. Vladi fit irruption (« Co się stało, aniołku ? »), se précipita vers Paul qui la repoussa, il était en transe, dodelinait fiévreusement de la tête, les yeux révulsés, on aurait dit qu’il voulait s’arracher la poitrine.
Madeleine pressa André, le fit sortir de la pièce, mais les rugissements de Paul étaient d’une telle intensité qu’il n’entendit pas ce qu’elle tentait de lui dire, il était effaré, fit signe qu’il comprenait et dégringola les escaliers comme s’il était poursuivi par le diable.
Madeleine courut à Paul, immobilisa sa tête entre ses bras croisés en berceau, elle disait des mots de consolation.
Paul pleurait à chaudes larmes, allez-y, Vladi, dit Madeleine, je vais m’occuper de lui, éteignez, je vous prie, elle le berça un très long moment dans la pénombre.
Lorsqu’il fut plus calme, elle n’alluma que la petite lampe à abat-jour orangé qui, la nuit, plongeait le salon dans une ambiance vaguement orientale. Elle s’assit devant lui, lui caressa les mains, presque tranquille malgré les larmes encore abondantes de Paul.
Elle savait que le moment était enfin venu, auquel elle s’était préparée et dont elle pressentait la douleur abyssale qu’il allait lui causer. Elle essuya le visage de son fils, le moucha, revint à sa place.
Le petit garçon regardait par la fenêtre, comme naguère. Madeleine ne posa pas de questions, elle lui tint les mains simplement.
Deux heures s’écoulèrent ainsi, puis une troisième. Le salon, l’immeuble, la rue, la ville plongèrent tour à tour dans une nuit profonde. Paul demanda de l’eau. Sa mère lui apporta un verre, reprit sa place et les mains de son fils.
Il se mit à balbutier d’une voix grave, presque adulte. Il bégayait beaucoup. Les larmes remontèrent, abondantes, et avec elles, la vérité.
C’était très lent, très long, les lèvres butaient sur chaque syllabe, parfois les mots s’agglutinaient, Madeleine attendait, patiente, mais le cœur retourné, et elle voyait se dérouler la vie de son fils, une vie dont elle ne savait rien, qui parlait d’un enfant qui était le sien et qu’elle ne connaissait pas.
Défilèrent d’abord les longues séances de dictée où André lui attachait le bras gauche dans le dos pour le contraindre à écrire de la main droite, des heures dans cette camisole, le corps ankylosé, les muscles déchirés et cette main désespérément maladroite qui ne voulait pas obéir… Alors, la règle en fer sur l’extrémité des doigts à la première erreur… On ne pleure pas, Paul, exigeait André. Jusque dans ses rêves, l’arrivée du précepteur lui provoquait des accès de transpiration, il se retournait, faisait des sauts de carpe dans le lit.
André le surprenait avec, sous le drap, un roman de Jules Verne. « Avons-nous autorisé cette lecture, Paul ? » Sa voix était très rauque.
Il est plus de vingt heures, il y a un dîner au salon, on entend jusqu’ici le cliquetis des verres, une odeur de cigarette monte par l’escalier. Paul, rougissant, reconnaît sa faute, alors la fessée, pyjama baissé, sur les genoux d’André, sale petit garçon. Après quoi Paul est recouché, André se penche, compatissant, il écoute lui aussi les bruits du dîner, les éclats de voix, se tranquillise, revient vers son élève, caresse ses fesses rougies d’un air navré, il se passe un long moment, puis c’est un frôlement de tissus près du lit, deux chaussures qui tombent lourdement sur le parquet tandis que du rez-de-chaussée arrive un brusque accès de rires, quelqu’un vient sans doute de raconter une anecdote, puis il y a un brouhaha, les hommes se dirigent vers le fumoir, les femmes, entre elles, vont s’entretenir de l’éducation des enfants, quelle responsabilité… Paul ferme les yeux, la tête dans l’oreiller, il sent André s’allonger contre lui. Sa respiration, son souffle, ses mots… Ses mains, puis son poids. Et la douleur. Allons, allons, c’est fini, là, tu vois c’est déjà fini, et la douleur dans les reins, cette impression d’être déchiré en deux, tu vois, André parle d’une voix grave, très basse, il geint, il dit comme il est malheureux quand Paul ne travaille pas bien, puis il geint de nouveau. Petit Paul va promettre à son ami André, n’est-ce pas ? Sinon, le châtiment, ce ne sera pas la règle sur le bout des doigts.
À cette époque, Madeleine s’en souvient, elle entre dans sa chambre jusqu’à quatre fois dans la nuit. Allons, mon cœur, calme-toi, maman est là, elle lui caresse le front. Il est agité comme un chaton, Léonce arrive à son tour, allez vous allonger Madeleine, je vais le veiller un moment, je partirai ensuite.
Parce que Paul se réveillait chaque nuit et guettait les bruits de pas dans l’escalier de service, tremblant qu’André s’arrête, entre dans la chambre en catimini, se déshabille furtivement. Parfois il n’émergeait du sommeil qu’aux effluves de l’haleine d’André dans son cou, chargée d’alcool, d’odeur de cigare, ses mains partout… « Il ne veut pas que je sorte, le petit chameau », disait Madeleine en riant car Paul pleurait à l’annonce des dîners à la maison, des spectacles où elle devait se rendre. Allons, disait-elle en s’asseyant au bord de son lit, elle était en robe de soirée, parfois son manteau sur le dos, maman ne va pas rentrer tard, il s’accrochait à son bras comme un petit animal, tu dois grandir Paul et puis il faut que tu dormes, je ne veux pas sortir fâchée contre toi mon chéri, tu le comprends, il disait oui, Madeleine pensait qu’il avait peur du noir, je vais laisser la lumière du couloir allumée et je ne l’éteindrai que lorsque je serai rentrée, je te le promets. Bonsoir André, entendait-il, Madeleine parlait bas, vous veillez sur Paul, n’est-ce pas, merci, vous êtes un ange, il y avait un petit bruit que Paul ne savait pas interpréter, ça ressemblait à un baiser furtif, parfois même un rire, chttt, allons, disait Madeleine, la voix était rieuse. Ensuite, c’était un froufrou de tissu dans l’escalier, la nuit qui tombait, la lumière restée allumée, comme elle avait dit, jusqu’à ce que l’ombre d’André vienne s’interposer, Paul se retournait contre le mur, son cœur s’affolait, envie de vomir, le pas près du lit, le feutré des chaussures qui chutent sur le tapis.
L’image de grand-père arriva. Cet homme large et lourd qui sentait le tabac pour la pipe, que Paul trouvait le plus souvent assis derrière sa table de travail, qui levait les yeux quand la porte s’ouvrait, ah, c’est toi mon bonhomme, qu’est-ce qu’il se passe, allez viens, jamais il ne refusait de s’occuper de lui, ça n’était jamais arrivé, jamais. Sa chambre embaumait le café noir. Grand-père, lui, sentait l’eau de Cologne, il avait des moustaches drues qui grattaient dans le cou lorsqu’il vous embrassait.
Madeleine fut transpercée par la vision de son père assis dans son bureau, tenant son petit-fils pelotonné contre lui.
M. Péricourt avait un jour risqué, l’air de rien :
— Dis donc, tu ne ferais pas mieux de le mettre dans une institution, qu’il soit avec d’autres garçons de son âge ?
— Ne te mêle pas de ça, papa ! C’est mon fils, c’est moi qui l’élève et je le fais à mon idée !
M. Péricourt n’était pas aveugle. Ni sourd. Il devait bien entendre, comme les autres, les pas étouffés de Madeleine quand, en pleine nuit, elle grimpait ou descendait l’escalier de service, mais comment dire ça à sa fille, c’était impossible. Il n’avait pas insisté, mais elle avait souvent trouvé Paul dans le bureau de son grand-père, endormi dans ses bras.
Paul ne parlait pas de tout cela avec son grand-père, il n’avait pas les mots pour le dire. Mais c’est auprès de lui, dans cette odeur de tabac pour la pipe, dans les replis en laine de sa robe de chambre, qu’il venait se réfugier, s’endormir, se consoler. Son bureau était le refuge. Le seul.
Et un jour, grand-père était mort.
Vint cette journée de l’enterrement.
Madeleine envoie André le chercher, un André furieux d’être distrait dans sa première grande mission journalistique, un André hors de lui qui grimpe l’escalier quatre à quatre, déniche Paul dans la bibliothèque de son grand-père, le somme de descendre.
L’enfant tarde, bégaye. André le gifle à la volée et redescend, exaspéré.
Paul est en larmes. Il est seul. Plus personne ne le défendra, maintenant que grand-père est mort.
Paul ouvre la fenêtre, monte sur l’appui.
Et lorsqu’il voit André apparaître sur le perron, il se jette dans le vide.
Il dort dans les bras de sa mère. Une lumière bleutée annonce le jour qui vient. Il y a plusieurs heures qu’elle est ainsi, ankylosée par le poids de l’enfant, courbatue, vrillée par les crampes, mais elle ne bouge pas. Elle respire lentement. Elle se surprend à penser qu’elle fait à présent avec Paul ce qu’autrefois son père faisait.
On entend les premiers bruits, Vladi entre, s’arrête au seuil de la pièce et chuchote :
— Wszystko w porządku ?
Avec un instinct très sûr la jeune Polonaise n’attend pas la réponse, s’avance, elle prend Paul dans ses bras, va l’allonger dans son lit.
Madeleine reste assise, le regard dans le vide.
Elle eut envie de le tuer. Elle irait chez lui, elle frapperait à la porte et, quand il ouvrirait, il comprendrait aussitôt, reculerait d’un pas et elle lui viderait un chargeur entier dans la poitrine.
Ces idées de meurtre faisaient de violentes percées dans un magma bouillonnant de souvenirs et de reproches. Cette longue période où elle n’avait rien vu, rien entendu, celle de l’effroyable malheur de Paul, était celle où elle grimpait l’escalier en catimini pour rejoindre André.
Elle l’aurait tué si elle s’était précipitée chez lui aussitôt, si elle était montée sans réfléchir. Elle aurait frappé et, dès l’ouverture de la porte, elle se serait jetée sur lui les deux bras tendus. Elle l’aurait alors repoussé si puissamment qu’il aurait reculé jusqu’à la fenêtre ouverte et, à l’instant où ses jambes auraient senti l’appui, il aurait compris, et il aurait basculé dans le vide en hurlant. Elle se serait penchée, aurait assisté à sa chute, le corps curieusement replié en position fœtale serait d’abord tombé sur le capot d’un camion, aurait rebondi et atterri sur la chaussée avec un bruit sourd, une voiture aurait freiné, mais n’aurait pu éviter le choc…
Oui, si elle s’était précipitée tout de suite, peut-être…
Mais elle ne l’avait pas fait et cela ne tenait pas seulement à l’énergie qui lui manquait, à la peur des conséquences auxquelles, pour être honnête, elle ne songea pas un instant.
Non, c’est parce qu’elle aussi était coupable.
Qu’avait-elle fait, mon Dieu, quel épouvantable champ de ruines elle avait provoqué…
Paul retrouva son calme. Ces révélations l’avaient épuisé, mais deux jours plus tard, il recommençait à manger, à écouter un peu de musique, Madeleine eut le sentiment confus qu’il était soulagé.
Mais pas elle.
On irait au commissariat. Mieux : le commissaire viendrait ici recueillir la plainte, enregistrer les faits, c’est tout.
Paul s’agitait, tournait la tête en tous sens en criant :
— Je… j… ja… ja… mais !
Madeleine jura qu’on ferait comme il voudrait, mais elle revint à la charge à deux reprises, provoquant chaque fois une nouvelle crise de panique, Paul ne voulait pas répéter tout cela, à personne ! Jamais !
Quand il regrettait de lui en avoir parlé à elle, elle se jetait à ses pieds, lui demandait pardon, elle ne savait même plus pourquoi.
Ce qui ressortit clairement de cette semaine confuse, c’est que Paul ne témoignerait jamais, il serait incapable de surmonter pareille épreuve.
Elle lui jura de ne jamais plus en parler, Paul fit signe qu’il comprenait, mais toute sa personne trahissait une rancune contre sa mère qui mit du temps, beaucoup de temps à s’apaiser.
Madeleine ajouta à la liste des fautes et des maux celui d’avoir proposé à Paul de souffrir une seconde fois en faisant des aveux qui avaient mis de longues années à émerger.
Des années qui débouchaient sur une décision prise en une seconde.
Elle alla à son secrétaire, l’ouvrit et, d’une traite, sans une hésitation, sans une rature, écrivit :
Paris, le 9 janvier 1929
Cher André,
Je suis bien navrée de ce qui est arrivé lors de votre venue. Paul a fait un affreux cauchemar qui nous a fait bien peur. Et qui, hélas, nous a privés de votre aimable visite.
Ne lui en veuillez pas, ne nous en veuillez pas. Vous êtes toujours le bienvenu, vous le savez.
Il y avait un petit quelque chose pour vous, pour la Noël, que Paul brûlait d’envie de vous offrir.
Ne nous faites pas languir, revenez-nous vite.
Votre amie et affectionnée,