1933

Pour que les dieux s’amusent beaucoup, il faut que le héros tombe de haut.

D’après Jean Cocteau

20

Le 7 janvier, à la Tour d’Argent, Lobgeois fut le dernier à se lever à l’arrivée de Gustave Joubert, ce qui en disait long sur son état d’esprit. Sacchetti frappa discrètement deux fois dans ses mains ; après un instant de flottement on se mit à applaudir, brièvement, mais c’était suffisant pour que Gustave dise, allons, allons, mes amis. Il souriait largement, on le saluait avec chaleur. Lobgeois lui tendit la main en détournant les yeux, Gustave s’excusa pour le retard, quelle modestie, on était prêt à tout lui pardonner. Depuis quinze jours, il était le grand homme.

Brouhaha, chaises remuées, cliquetis de couverts, on entendit un premier bouchon de champagne, les serveurs approchèrent, on leva son verre. Une voix, quelque part : Un discours !

Gustave refusa humblement.

— Mais le champagne est pour moi !

On rit, ha ha ha, Gustave n’était pas plus drôle que l’an passé, mais c’était l’an passé.

Lobgeois, dans un geste de désespoir, s’était placé face à lui, on se frottait les mains d’avance de la passe d’armes que cela annonçait. Les hostilités ne seraient pas déclenchées avant l’arrivée du canard aux navets, en attendant, on papota en commençant comme toujours par la politique. Cette année, pas de place pour la polémique, l’unanimité fut spontanée, la gauche revenue au pouvoir, quelle plaie.

Aux dernières législatives, les espoirs que le petit groupe de centraliens avait placés en Tardieu n’avaient pas été partagés par les électeurs. Rien d’étonnant, ce modernisateur n’avait pas réussi à moderniser grand-chose, sa confiance dans une politique de prospérité n’avait guère été qu’une confiance en lui-même.

— Le pays, dit quelqu’un, devrait tout de même prendre conscience que les réformes sont indispensables !

Cela traduisait bien l’état d’esprit du groupe, mais c’était sentencieux comme une phrase politique, or, dans ce groupe comme à peu près partout ailleurs, la politique n’avait pas bonne presse. Outre que les scandales à répétition avaient usé les meilleures volontés et ébranlé les plus solides convictions, on estimait que personne n’avait eu le courage de prendre les mesures nécessaires contre les pesanteurs françaises. Sacchetti synthétisa l’opinion générale avec son habileté légendaire :

— Il serait temps de laisser faire ceux qui savent faire !

On achevait seulement les entrées, la grande idée était déjà sur la table. Cela traduisait l’impatience d’entendre Joubert.

Pour bien comprendre cette fébrilité, il est sans doute utile d’expliquer au lecteur ce qui s’était passé pendant ces trois années, depuis qu’à la fin de 1929 Gustave s’était outrageusement enrichi grâce au pétrole irakien dans les conditions que l’on sait.

Pour la première fois de sa vie, l’argent lui donnait le sentiment d’avoir le choix. L’industrie l’excitait et ce, d’autant plus que ses doutes sur l’avenir des banques ne cessaient de se confirmer. Le naufrage spectaculaire de la banque Oustric entraînant celle de la banque Adam avait envoyé par le fond plus d’un milliard de francs. Les établissements petits ou moyens, comme celui que Marcel Péricourt avait fondé, étaient les plus fragiles et, partant, les plus menacés.

Gustave s’était alors intéressé aux Éts Souchon, une entreprise de mécanique générale de Clichy toujours dirigée par son fondateur, dont les deux fils étaient morts pendant la Grande Guerre. Six machines-outils un peu obsolètes, une vingtaine d’ouvriers d’une moyenne d’âge inquiétante, une clientèle qui rétrécissait comme peau de chagrin… Le profil idéal pour recevoir une proposition de rachat, à laquelle Alfred Souchon, faute de descendants, s’était résolu. Gustave Joubert n’avait pas tardé à se féliciter de son intuition. La faillite du Creditanstalt, qui avait précédé celle de la Danat Bank allemande, qui elle-même avait précédé de peu celle de la Banque nationale de crédit, confirma que le bateau bancaire prenait l’eau de toutes parts.

Joubert s’était lancé. Il avait démissionné pour se consacrer à ses propres affaires.

Son départ avait entraîné une brutale crise de confiance chez les administrateurs et les clients de la banque Péricourt. Une panique, née dans une filiale de province, gagna le siège parisien. Il fut impossible de rendre leur argent aux déposants qui l’exigeaient. Les pouvoirs publics avaient d’autres chats à fouetter, la banque Péricourt avait péri corps et biens en moins de deux semaines.

Charles Péricourt avait fait une déclaration très digne qui lui permettait d’enterrer son frère une seconde fois.

On ne songea pas à interroger Madeleine qui n’existait plus pour personne.

Le nouveau patron de la Mécanique Joubert avait déjà négocié l’acquisition de quatre machines-outils modernes et le remplacement de la vieille classe d’âge de ses ouvriers par la génération suivante, décroché de bons contrats auprès de clients recrutés au Jockey et à l’Amicale des anciens élèves de Centrale. Après quoi un important marché avec Lefebvre-Strudal pour la fourniture de pièces de moteurs d’avion mettait la Mécanique Joubert à l’abri des intempéries pour deux années au moins, affaire rondement menée. Gustave, en capitaine d’industrie, se sentait enfin à sa place.

N’allez pas croire pour autant que cette réussite rapide, mais somme toute banale, était la raison pour laquelle ce jour-là, à la Tour d’Argent, on fêtait Gustave Joubert, non, la véritable cause de cette admiration se nommait… la Renaissance française, une idée nouvelle dont il était à la fois le créateur, le missionnaire, le penseur et le promoteur, bref la Renaissance française, c’était lui. Lui qui avait posé le constat en termes clairs : le rayon sismique de la crise américaine a enfin touché les côtes françaises, l’Allemagne se réarme dangereusement, l’Europe craque de partout, mais la classe politique française macère dans le copinage, trafique ses influences et n’apprend rien. Il est temps, expliquait-il, que le pouvoir accorde toute leur importance à des hommes sages, expérimentés, sûrs, patriotes et surtout, surtout, com-pé-tents. À des techniciens !

C’était cela la Renaissance française, un mouvement, un « laboratoire d’idées » formé d’experts qui allait régénérer la France.

Le Parlement avait fait mine d’applaudir parce qu’on ne pouvait ignorer ni combattre ouvertement un groupe qui, de l’électricité à l’automobile, du téléphone à la chimie, de la métallurgie à la pharmacie, fédérait la fine fleur de l’industrie française.

— Les politiciens ont fait leurs preuves, dit Joubert, elles sont accablantes… Il est grand temps que des hommes apolitiques et patriotes disent enfin la vérité au peuple français !

Par « apolitiques », entendre « anticommunistes ».

— Je vois mal comment on peut être apolitique et patriote à la fois, lâcha Lobgeois, ça me dépasse !

Joubert sourit.

— Apolitique, mon cher Lobgeois, cela veut dire que nous sommes avant tout des gens pragmatiques. Qu’elle soit de droite ou de gauche, une mesure qui participe au redressement du pays est une bonne mesure. Quant au patriotisme… Nous pensons simplement qu’il faut être prêt à toute éventualité.

— Quelle éventualité ?

Joubert éclata d’un petit rire suffisant.

— Hitler remporte les élections en juillet, l’Allemagne quitte la conférence sur le désarmement en septembre, et toi, ça ne t’ébranle pas ?

— Éternel jeu de la diplomatie ! Moi, je trouve Hitler plutôt rassurant. Il va remettre de l’ordre dans cette pétaudière qu’est devenue l’Allemagne… Tu te trompes d’ennemi, Joubert. Hitler et nous avons le même : le communisme.

Petit brouhaha d’approbation.

— C’est parce que tu ne sais pas lire.

La réplique tournait à l’insulte, or c’était contraire à la règle tacite du groupe, on pouvait être en désaccord, on restait des camarades. Joubert se précipita donc :

— Pardon, Lobgeois, je me suis mal exprimé. Ce que je veux dire, c’est que tu ne sais pas lire l’allemand.

— Et qu’aurais-je donc appris si je le savais ?

— Qu’Hitler, qui se dirige vers le pouvoir, considère la France comme l’ennemi juré.

— Ah oui, j’ai lu des choses là…

— Ça ne semble pas t’avoir beaucoup intéressé. Pourtant que diable : « … der Todfeind unseres Volkes aber, Frankreich… » Pardon, tu ne sais pas l’allemand : « l’ennemi mortel de notre peuple, la France, nous étrangle impitoyablement et nous épuise. Aucun renoncement ne doit nous paraître impossible pour abattre l’ennemi qui nous hait si rageusement ». Je ne vois pas ce qu’il te faut…

— C’était dans les journaux ?

— Non, c’est dans Mein Kampf, les mémoires de M. Hitler, le bréviaire du parti nazi.

— C’est de la politique, Gustave, rien d’autre ! Personne ne veut d’une nouvelle guerre. Hitler fait monter les enchères pour devenir chancelier, il hausse le ton, mais il cherchera une voie pacifique. Les conflits coûtent trop cher.

— Chacun jugera… Et l’histoire dira.

Gustave Joubert n’avait pas cru bon de poursuivre parce qu’il devait y avoir, autour de la table, autant d’opinions favorables à sa thèse qu’à la thèse adverse, le sujet divisait.

Fort de ce silence, Lobgeois voulut pousser ce qu’il croyait être son avantage :

— Et puis, c’est très abstrait, ton affaire. Ta Renaissance française va publier des études, qui les lira ? Elle va proposer un programme de réformes, qui le mettra en œuvre ?

Un observateur attentif aurait remarqué à cet instant que le groupe, comme sur le sujet précédent, s’était insensiblement divisé en deux. C’était un signe des temps, tout était objet de division, de contestation, de désaccord.

— Nous ne resterons pas abstraits, Lobgeois, je te le promets, dit Joubert avec calme. Rendez-vous à la fin du mois.

— Que se passera-t-il dans un mois ?

Joubert se contenta de sourire.

Sacchetti qui, mieux que quiconque, comprenait que le match avait suffisamment duré, lança :

— Notre dîner d’annuel va donc devenir mensuel ?

Rires, détente, on refit sauter des bouchons de champagne. Le moment était venu de parler des femmes. Joubert consulta discrètement sa montre en pensant à la sienne…


… Léonce, qui au même instant était à quatre pattes et haletait sous les vigoureux coups de reins d’un jeune homme nommé Robert.

On tapa au mur, alors, c’est bientôt fini ! Une voix de femme, criarde, énervée. Léonce éclata de rire et s’effondra sur le lit, mon Dieu ce que j’ai joui, c’est pas Dieu possible, elle était en nage. Robert, lui, était en forme. Deux minutes, mon chéri, supplia-t-elle. Elle roula sur le dos. La chambre était petite, mal ventilée, l’atmosphère était saturée d’une odeur de sexe, de goudron, de transpiration, la condensation faisait couler des rigoles sur les carreaux, ouvre un peu, mon chéri, tu veux ? L’air frais lui fit du bien. Elle s’éventa, des gouttelettes de sueur perlaient sur son ventre, sur ses seins. Robert alluma une cigarette et s’assit sur le bord du lit. Léonce prit machinalement son sexe dans sa main libre et le caressa sans même y penser, pour elle, c’était comme un rosaire à égrener.

— Je vais peut-être devoir y aller, quelle heure est-il ?

Robert fit mine de chercher l’heure.

— Où est ta montre ?

Il rougit.

— Oh non ! Tu l’as déjà revendue ?

Une montre à mille francs, avec des tas de cadrans, que Léonce lui avait offerte le mois dernier !

De colère, elle se leva et se dirigea vers le paravent qui masquait la cuvette et les serviettes. On ne pouvait pas imaginer silhouette plus mince, hanches plus galbées, seins plus délicats, fesses plus rondes et fermes, delta mieux épilé, Robert lui-même, qui n’était pas spécialement émotif, en resta le souffle court.

Tandis qu’elle faisait une rapide toilette, elle passa discrètement la tête. Il était encore assis sur le lit, l’air penaud. Léonce sourit, elle le trouvait émouvant.

C’était un homme d’une trentaine d’années au nez long et droit, aux yeux rapprochés, aux arcades sourcilières basses. Ses grosses lèvres ne se fermaient presque jamais et laissaient voir des dents jaunâtres ; lorsqu’on lui demandait d’où lui venaient cette joue tirée sur l’arrière et cette oreille déchirée, il répondait qu’il avait été victime d’un accident de chasse, ce qui était en partie vrai. Conséquence de cet épisode, selon la manière de le considérer, on pouvait lui trouver un air candide ou franchement intimidant. Parfois, il faisait un peu peur aux filles. Léonce, avec son goût marqué pour les petites frappes, avait tout de suite adoré.

Dans le civil, il était mécanicien automobile. Du moins, il avait commencé sa carrière ainsi parce qu’il avait de grandes paluches et qu’il n’était pas doué pour l’école, jamais aucun résultat, le certificat d’études primaires était un horizon inatteignable, on l’avait rapidement placé en apprentissage. Il en avait passé du temps à nettoyer des pièces à l’essence pour des ouvriers qui se prenaient pour des patrons parce qu’ils avaient un employé à leur botte ! Robert aimait les voitures, mais moins pour leur mécanique que pour le plaisir de rouler, de se montrer au volant ; il y avait des filles que ça émoustillait et c’était exactement le genre de filles qu’aimait Robert. Il n’avait pas fallu un an d’apprentissage avant que, les dimanches de beau temps, il lève secrètement le rideau de fer à l’arrière du garage et emprunte les voitures qui attendaient les clients. Au retour, faute d’argent, il fallait piper un peu d’essence dans tous les autres véhicules pour refaire un plein à peu près correct, un rien déplaisant, ce goût dans la bouche, mais pas de quoi décourager.

À dix-neuf ans, il avait déjà fait un nombre incalculable de virées dans des autos assez luxueuses, du genre qu’il ne pourrait jamais s’offrir. Son frère trouvait les filles, lui sortait les voitures, à la fin de la soirée on rentrait les voitures et on gardait les filles, quelle belle époque ç’avait été ! Qui s’était achevée le jour où, dans une Farman A6B Super Sport, Robert, sur le coup d’une heure du matin, et alors qu’une passagère, euphorisée par le mousseux, avait passé la tête sous le volant pour lui manifester une reconnaissance enthousiaste, avait embouti successivement une Bébé Peugeot, une Fiat Type 3 et une 11 CV avant de terminer sa course dans la vitrine d’un fleuriste. Curieusement, le patron du garage l’avait gardé à son service. Il l’avait simplement changé d’établissement.

À compter de ce jour, Robert paya sa dette en démontant les pièces de voitures volées et en en maquillant d’autres destinées à l’exportation. De quoi apprendre pas mal de choses, autant que son cerveau pouvait en emmagasiner.

Robert était purement instinctif. Capable de penser, mais pas longtemps. Anticiper au-delà de la semaine lui avait toujours été difficile. Cette incapacité à imaginer les perspectives avait fait de lui un jouisseur. Il avait ceci d’enfantin que, pour lui, seul le présent existait. Tout effort lui coûtait, il aimait saisir ce qui s’offrait, une voiture, une fille, un billet, il n’est pas certain qu’il sût faire clairement la différence entre les trois. Robert ne pensait pas beaucoup, mais il était doté d’une sorte d’intelligence pulsionnelle, il sentait les choses, les situations, il savait se mettre à couvert lorsqu’il le fallait, profiter quand il le pouvait, se satisfaire si c’était possible et se sauver dès que le danger survenait.

Après deux années de purgatoire dans les cales du navire, Robert se réveilla un matin avec la certitude, purement intuitive, que sa dette était payée. Il était ainsi, sans nuances, c’était oui ou non, et maintenant, c’était non.

À mesure qu’il approchait du garage de Saint-Mandé, il acquit même la conviction qu’ayant largement remboursé, il avait du crédit, il voulait partir avec une voiture, pas forcément une grosse, une « de luxe », mais, dans son échelle de valeurs, une voiture était ce qui incarnait le plus clairement sa légitimité à recouvrer sa liberté. Le patron ne l’entendit pas de cette oreille. Robert attrapa un cric de sa grosse paluche droite et passa deux mois à la Santé où il se fit de nouveaux amis.

À la sortie, il était un autre homme. Finis les garages (même si sa passion pour les automobiles restait intacte) et le travail pour les autres, Robert se mit à son compte. Habile manuellement, astucieux dans les questions mécaniques et peu impressionnable, il remplissait les conditions minimales pour devenir cambrioleur, à ceci près qu’il manquait de stratégie. Commença alors une longue suite d’opérations dont le point commun fut de ne jamais se dérouler comme prévu. Après deux heures à s’escrimer sur les serrures, il entrait dans un appartement vide parce que le propriétaire avait déménagé l’avant-veille, il trouvait des coffres déjà ouverts ou des bijoux tellement faux qu’ils faisaient marrer les receleurs, il tombait sur deux flics à la sortie du jardin, il lui était assez difficile de gagner sa vie.

Jamais Robert n’imagina qu’il y avait, dans son organisation, une carence de méthode. Pour lui, ces aléas étaient ceux du métier. Il eut néanmoins un doute le jour où il fut surpris, au rez-de-chaussée d’un magasin, par une femme qui, sans sommation, lui tira dessus au fusil de chasse. Il baissa la tête juste à temps, des éclats de porcelaine lui arrachèrent le haut de la joue et la moitié de l’oreille, il parvint à s’enfuir en perdant du sang comme un cochon. En quittant l’hôpital, il s’interrogea sur sa vocation.

C’est à ce moment-là que la Grande Guerre l’avait happé.

Blessé à l’épaule au premier engagement, il avait vécu un conflit sans peine ni gloire, passant l’essentiel de son temps à tenter de se faire muter dans un nouvel hôpital, dans un nouveau service.

Libéré, il avait « bricolé », c’est ainsi qu’il appelait pudiquement la ribambelle de petites affaires louches qui l’avaient conduit, un beau jour, à quitter précipitamment le territoire français. C’est à Casablanca qu’il avait fait la connaissance de Léonce.

Léonce entendit sonner quatorze heures, je ne suis pas en avance. Il y avait tout juste l’espace pour se laver, rien pour poser les vêtements qu’elle accrochait au-dessus du paravent. Elle détestait cet hôtel. Il passait, dans les couloirs, plus de prostituées que de voitures place de l’Opéra. Mais Robert, c’était son truc. Dès que c’était trouble, il était comme un poisson dans l’eau. Et l’hôtel se trouvait dans le neuvième arrondissement. Rue Joubert. C’est aussi pour ça qu’il l’avait choisi.

— Rue Joubert ! C’est marrant, non ? Moi, je l’adore, ce type…

« C’est pas toi qui couches avec… », avait failli répondre Léonce, mais Robert avait des jalousies sélectives, capricieuses, et parfois la main leste, quoique Léonce aimât bien les fessées, mais Robert ne s’en tenait pas toujours là.

Elle enfilait sa combinaison lorsqu’il passa la tête, lui caressa le téton, « À demain ? ». Le temps de se retourner, il avait quitté la chambre pour foncer voir les résultats des courses qu’il avait manquées.

En achevant une toilette des plus sommaires, Léonce pensait à Joubert qu’elle allait retrouver. Elle n’avait jamais pu le souffrir, ce type, elle n’aimait rien chez lui, ni son odeur, ni sa peau, ni son haleine, ni sa voix. Elle se demandait à quoi avait servi sa défunte femme, côté sexe, il était plus ignorant qu’un communiant. Et encore, elle, quand elle avait fait sa communion, il y avait belle lurette qu’elle avait vu le loup. C’est le problème avec les hommes tardifs, ils veulent rattraper le temps perdu, mais au fond, elle était plus gênée par son ronflement que par ses excentricités de séminariste, il n’était pas résistant, un gros quart d’heure à fixer le plafond, ça n’était pas grand-chose.

Léonce avait gagné beaucoup à cette aventure. L’argent (Joubert n’était pas regardant sur les dépenses) et l’emploi du temps (il fermait les yeux). Il avait juste fallu se marier.

Elle quitta l’hôtel rapidement, rejoignit le boulevard, elle avait encore les jambes en coton. Elle se regarda dans une vitrine avant de héler un taxi. Elle avait moins d’une demi-heure pour se recomposer un physique de jeune bourgeoise, plus de temps qu’il ne lui en fallait.

Joubert et sa femme consultèrent leur montre au même instant.

Il était un peu inquiet. La tradition avait établi qu’ici on parlait de femmes, mais qu’on n’en voyait pas. Aussi, lorsque Léonce, conformément aux ordres de son époux, avait fait irruption dans la salle en s’excusant, elle avait cru le repas terminé, je suis désolée, elle fit mine de s’en retourner…, Gustave comprit qu’il venait de marquer un ultime point sur ses condisciples, la beauté de Léonce stupéfia tout le monde, non, non, madame Joubert, ne vous excusez pas, les regards étaient rivés tantôt sur ses yeux, tantôt sur ses hanches, ceux qui l’apercevaient de profil reluquaient ses fesses d’anthologie, la gorge nouée. Elle portait une ravissante robe en crêpe de Chine ivoire, dans les cheveux un peigne de galathite noire. Restez madame, prenez place ! Joubert buvait du petit-lait. Sacchetti, à côté de qui Léonce s’installa, trouva que derrière les fragrances de Coty, ce diable de femme dégageait des effluves furieusement sexuels.


M. Dupré marqua un temps d’arrêt et fut bousculé par les autres ouvriers qui, eux aussi, sortaient de l’atelier. Madeleine Péricourt, plantée sur le trottoir d’en face, ne pouvait être là par hasard, d’autant qu’elle le fixait. Il traversa.

— Bonjour, monsieur Dupré.

Il se contenta d’un court geste de l’index vers la visière de sa casquette, cette présence le mettait mal à l’aise. Ils s’étaient rencontrés par hasard, quand était-ce, à l’automne précédent, et ils n’avaient rien eu à se dire, souvenir assez pénible. Il lui avait dit qu’il était contremaître dans une entreprise d’ajustage et de soudage, rue de Châteaudun, pas difficile à trouver.

— Pourrions-nous…

Elle désigna la rue, elle voulait lui parler, le trottoir n’était pas le bon endroit.

Ils marchèrent jusqu’à la rue Saint-Georges, il s’effaça en lui ouvrant la porte de Chez Germaine où il déjeunait de temps en temps. Il la précéda jusqu’au fond. Dans la salle d’à côté, les joueurs de billard s’exclamaient, personne ne pourrait les entendre. Elle commanda une limonade, lui une eau de Vichy. Ne boit-il jamais de bière, de vin, comme tous les autres hommes ? se demanda-t-elle. Pour gagner du temps, elle détaillait l’établissement avec un intérêt exagéré, comme s’il l’avait emmenée dans un lieu dont il lui aurait souvent parlé et qu’elle découvrait avec émerveillement. Cette bourgeoise en chapeau avait attisé la curiosité des consommateurs, mais M. Dupré était un homme très trapu, qui dégageait une grande force physique. Ses oreilles décollées, ses yeux un peu chassieux ne donnaient pas envie d’aller se mêler de ses affaires, les joueurs revinrent à leur billard.

— Que puis-je pour vous, madame Péricourt ?

Elle reprit une gorgée de sa limonade, il n’avait pas touché à son verre, il la fixait sans bouger, rigide.

— Je suis venue… vous demander conseil.

— À moi…?

Elle sentait sa méfiance à fleur de peau. Son regard passait rapidement de ses mains au zinc puis à la salle de billard, revenait à lui. Elle se lança :

— Je cherche quelqu’un, voyez-vous…

— Qui cela ?

— Oh, personne en particulier, je veux dire, non, je cherche… quelqu’un… pour un travail. Voilà, pour un travail.

— De quel genre ?

Nouveaux regards ici et là, elle tapota nerveusement la table du bout des doigts.

— Un travail… d’enquête en quelque sorte. Sur des gens.

Il approuva de la tête, d’enquête, d’accord. La situation prenait un tour étrange, il attendait la suite, l’encourageait à continuer, mais Madeleine s’était arrêtée là, elle semblait avoir tout dit. Il entama son eau de Vichy. Les « enquêtes sur des gens » ne concernaient jamais que des histoires de couple, d’adultère. Que Mme Péricourt veuille enquêter sur un amant, un futur mari, une rivale, quel rapport cela avait-il avec lui ?

— Il y a des gens qui font ça, madame Péricourt, des détectives. Ils surveillent les endroits, ils connaissent les lois… Ils savent faire déplacer le commissaire au bon moment… Enfin, vous voyez, pour prendre les couples sur le fait.

— Oh, fit Madeleine en comprenant la méprise, il ne s’agit pas de cela, monsieur Dupré !

— De quoi s’agit-il alors ?

— Eh bien… de surveiller, comme vous avez dit, certaines gens, pour trouver certaines choses…

— Pour leur nuire, c’est cela ?

— C’est cela !

Madeleine était soulagée. Elle sourit, satisfaite.

— En quoi cela me concerne-t-il ?

— Je me demandais si par hasard…

— Si je serais homme à faire ça ?

— Oh non, monsieur Dupré, pas du tout ! Non, pas vous, oh mon Dieu, non… Mais peut-être connaissez-vous quelqu’un…

M. Dupré croisa les bras devant lui. Pour rassembler ses idées, il ramassait ses muscles.

— Vous pensez que je connais des gens qui le feraient.

— Eh bien, oui, j’ai pensé que…

— Vous cherchez une crapule et, comme votre mari n’est plus disponible, vous vous adressez à moi.

— Non, je vous assure, ce n’est pas…

— Si, c’est exactement ce que vous faites. Je ne sais pas ce que vous voulez au juste, mais visiblement vous avez besoin d’une canaille. Et vous vous dites que ça doit certainement se recruter chez les ouvriers.

Quelqu’un qui aurait observé la scène de l’extérieur n’aurait pu deviner, à la tranquillité de M. Dupré, combien la conversation prenait un sale tour.

— Pour une fille de banquier, de l’ouvrier à la racaille, il ne doit pas y avoir bien loin.

Madeleine voulut l’interrompre.

— Et puis, vous vous dites que l’ancien contremaître de votre mari doit être de la même corde que son patron, qu’il doit connaître un tas de gens capables de tout, c’est très logique.

L’accusation tombait sous le sens. Ce qui attristait Madeleine, ce n’était pas de revenir bredouille et de devoir se reposer une question qu’elle avait espéré régler, c’est qu’au fond, ce que disait M. Dupré était juste.

— Vous avez raison, monsieur Dupré. Je me conduis mal vis-à-vis de vous.

Elle s’était levée.

— Et je m’en excuse.

Sa sincérité ne faisait pas de doute. Elle n’avait fait qu’un pas lorsque Dupré l’interrompit :

— Vous ne m’avez pas répondu, pourquoi me demander cela à moi ?

— Je ne connais plus personne, monsieur Dupré. Et plus personne ne me connaît. Alors, je ne sais pas, j’ai pensé à vous, voilà.

— À qui voulez-vous nuire, madame Péricourt ?

Tout était devenu simple. Il n’y avait plus à mentir.

— À un ancien banquier, à un député de l’Alliance démocratique et à un journaliste du Soir de Paris.

Elle sourit largement.

— Comme vous voyez, ce sont des gens très bien. Ah, il y a aussi une ancienne empl… enfin, une ancienne amie, enfin…

— Asseyez-vous, madame Péricourt.

Elle hésita, reprit place.

— Combien payez-vous pour ce travail ?

— Ce serait à convenir… Je n’ai pas l’expérience…

— Mon salaire est de mille vingt-quatre francs par mois.

L’importance de la somme gifla Madeleine. Elle économisait difficilement depuis trois ans, mais elle était encore loin du compte.

— C’est un travail long et difficile qui demandera du doigté, du savoir-faire. Je suis un ouvrier très qualifié. Il est hors de question de travailler pour moins.

Après une seconde de réflexion, il ajouta :

— Plus les frais, bien entendu.

— Parce que vous…?

M. Dupré planta ses coudes sur la table et approcha son visage de celui de Madeleine. Il parla à voix très basse :

— Madame Péricourt, je ne vous demande pas pour quelle raison vous souhaitez faire tomber ces gens-là. Vous cherchez quelqu’un pour le faire, je saurai le faire, je vous le garantis. Mon prix, c’est le montant de mon salaire actuel, pas un sou de plus, pas un sou de moins. Réfléchissez. Vous savez où me trouver.

Ils étaient debout, tout cela était allé très vite, ils étaient à la porte. Madeleine ouvrit précipitamment son sac lorsqu’elle se rendit compte que M. Dupré s’apprêtait à régler les consommations. Il l’arrêta d’un geste.

— Vous avez déjà failli m’insulter, n’essayez pas une seconde fois.

Il paya et, sur le trottoir, il la salua d’un signe de tête et tourna les talons.

Il demeurait à quatre stations de métro de là, mais qu’il pleuve qu’il vente, il faisait toujours le trajet à pied, affaire de principe. M. Dupré avait des principes.

Il remâchait la décision qu’il venait de prendre si soudainement. Plus il y repensait, plus il était convaincu d’avoir eu raison. Le fondé de pouvoir d’une banque, avait-elle dit, un député de l’Alliance démocratique, tout cela ressemblait fort à la Banque d’escompte et de crédit industriel, dite banque Péricourt, qui avait fait faillite quelques mois plus tôt en emportant par le fond des centaines de petits épargnants et au parlementaire du même nom qui avait su échapper au désastre. Quant au journaliste du Soir, quotidien réactionnaire, peu importe de qui il s’agissait, ils devaient tous se valoir.

Vous vous demandez sans doute, comme Madeleine d’ailleurs, quelle étrange raison avait pu pousser un ouvrier comme Dupré à accepter pareille proposition. C’est que, voyez-vous, il était autrefois parti à la guerre avec la conviction, partagée avec pas mal d’autres, qu’il allait livrer la Der des Ders. Il avait répondu à l’appel de la nation, tenu sa parole, mais la nation, elle, n’avait pas tenu ses promesses. Après avoir vécu plus de trente mois un indescriptible enfer où il avait perdu ses deux frères et tout ce qu’il possédait (il était natif du Nord où tout avait été rasé), il lui semblait de plus en plus probable qu’à cette guerre en succéderait une autre. Démobilisé, il avait travaillé pour Henri d’Aulnay-Pradelle, le mari de Madeleine Péricourt, cet aristocrate déchu et arriviste qui, dans le civil, avait exploité ses ouvriers, à commencer par Dupré, tout comme, officier, il avait exploité ses troupes. Il aurait pu envoyer à la mort les premiers comme il l’avait fait des seconds. La puissance du capital, le cynisme des capitalistes, l’injustice sociale avaient hurlé aux oreilles d’un Dupré que les nouvelles de la révolution de 1917 avaient déjà pas mal ébranlé. Il n’avait pas fallu plus que la démobilisation, la difficulté de retrouver un travail dans une France indifférente à ses héros et la déprimante expérience de contremaître dans l’entreprise d’Aulnay-Pradelle pour que Dupré se sente pousser des velléités communistes. Il avait adhéré au Parti communiste en 1920 et rendu sa carte un an plus tard. Après quatre années de guerre, il avait trop de mal à supporter la hiérarchie et à respecter la discipline. Mais comme il avait conservé de furieuses envies de tout faire péter, il avait basculé dans une forme assez personnelle d’anarchie. Trop rationnel pour, comme on faisait autrefois, poser des bombes n’importe où (il ne croyait pas à l’utilité des victimes), ou pour assassiner un président de la République (il ne croyait pas aux symboles), et trop individualiste pour militer dans des organisations (il ne croyait pas au collectif), il vivait seul et parlait peu parce qu’il trouvait rarement des gens avec qui partager un avis. Son individualisme qui frisait l’égoïsme avait fait de lui un reclus. La société a vraiment de la chance que je ne sois pas devenu plus violent, pensait-il souvent. Il était libertaire dans l’âme, comme d’autres sont croyants, pour lui-même, sans besoin d’en offrir aux autres la manifestation. La perspective d’un monde sans propriété privée et régi par la libre association ne l’avait pas davantage convaincu. Non qu’il n’adhérait pas aux théories anarchistes, mais parce que, vidé par la guerre et l’expérience de l’après-guerre, ses ressorts étaient purement négatifs.

Il changeait souvent d’emploi car il saisissait toujours l’occasion, dès qu’elle se présentait, de soutenir les revendications, de plaider pour la grève, de s’opposer au pouvoir, ça ne finissait jamais bien.

Au fond, pour Dupré, aider à ruiner un banquier, à écraser un député de la bourgeoisie, à dessouder un journaliste réactionnaire, c’était une mission comme une autre en faveur du désordre, de la déstabilisation, une action de sape modeste, sans héroïsme (il ne croyait pas aux héros), tout à fait le genre de chose qui pouvait lui donner le sentiment de participer utilement à la montée du chaos.


C’était une pièce assez petite, mais l’exiguïté n’était pas l’inconvénient principal, non, le problème, c’était le bruit. Pas celui des voisins, celui qu’ils vous interdisaient de faire.

Dès que Paul, la chambre à peine aménagée, avait mis le premier disque sur le plateau du gramophone (Turandot, acte II, Solange : « In questa reggia, or son mill’anni e mille, un grido disperato risonò »), M. Clérambeau avait tapé au plafond de furieux coups de balai. Deux minutes plus tard, il avait sonné. Vladi, un grand sourire aux lèvres, avait ouvert largement la porte comme pour faire entrer un cortège de mariage.

— Witam !

M. Clérambeau fut horrifié.

— W czym mogę pomóc ?

Il remonta chez lui. « Je ne vais quand même pas discuter avec une Polak ! » assura-t-il à Madeleine lorsqu’il revint à la charge.

Chaque fois que Paul mettait un disque sur le plateau, M. Clérambeau saisissait son balai. Madeleine fut jetée dans le trouble. Faire circuler le fauteuil de Paul était une difficulté, mais pas insurmontable. Lui interdire la musique était proprement impensable.

« Ça… ç… ça ne f… fait r… rien… ma… man… », disait Paul.

Vladi et Madeleine restèrent un long moment à fixer le gramophone éteint, la rangée de disques, les affiches et les photos sur les murs, impuissantes.

— Chyba znalazłam rozwiązanie…, déclara Vladi, l’index vers le ciel.

Elle disparut une grande partie de l’après-midi. Madeleine dut porter Paul elle-même pour le conduire aux toilettes, pas de doute, il avait pris du poids.

Vladi revint vers dix-huit heures en compagnie d’un jeune ouvrier brun au teint pâle, aux yeux très écartés, vêtu d’un bleu de travail poussiéreux et qui frottait ses mains l’une contre l’autre en signe de nervosité. Vladi le couvait du regard et lui faisait de grands signes du menton pour l’inviter à s’expliquer. Il préféra ouvrir le sac marin qu’il avait posé au sol et en sortit une plaque de liège épaisse comme son pouce.

— Ça se colle au mur. Et au plafond.

Madeleine trouvait l’idée très prometteuse, mais le problème de l’argent l’inquiétait, on en revenait toujours à ça. Pas question de demander un rabais, mais… Il faudrait un nombre considérable de plaques pour… Sans compter la colle, et la main-d’œuvre…

Le jeune ouvrier (il s’appelait Jacques, on l’apprit la veille du jour où il disparut de la circulation) ouvrit la bouche, Vladi lui prit la main, la pressa contre sa poitrine, elle faisait une demi-tête de plus que lui, elle lui souriait avec fierté, comme à un fils qu’elle aurait encouragé à réciter son poème.

— C’est arrangé, dit-il. Avec…

Il ne se souvenait pas du prénom de Vladi, mais c’était arrangé.

Cela prit deux semaines.

La chambre sembla avoir diminué d’un mètre carré. Quand on entrait, son atmosphère ouatée provoquait une désagréable impression auditive, mais l’efficacité était incontestable. Paul remit Turandot sur le gramophone.

Si cela n’avait été rendu nécessaire par l’intense correspondance qu’il entretenait avec elle, peut-être Paul n’aurait-il jamais informé Solange de son changement d’adresse. Elle posa des questions : « Est-tu bien dans ton nouveau domicille ? J’imagines que tu dispose d’une chambre plus grande, non ? » Elle s’étonna que le garçon ne lui donne pas de détails.

Ils ne s’étaient pas revus depuis la soirée de Milan, alors que Solange l’avait invité tout d’abord à Londres où elle s’était produite en octobre 1931, puis à Vienne quatre mois plus tard. Paul avait décliné avec gentillesse, il y avait toujours des empêchements qu’il ne précisait pas, mais qui rendaient un tel déplacement impossible. Paul n’en parla jamais à sa mère. Quelques mois plus tôt, son père, Henri d’Aulnay-Pradelle, récemment sorti de prison, était venu, officiellement, « pour dire au revoir à son fils », en réalité pour demander de l’argent, il partait pour les colonies tenter « de se refaire en attendant l’issue de son procès ». La situation de quasi-pauvreté de son ex-femme avait dessiné sur son visage un sourire cruel et suffisant, comme s’il avait vu là l’accomplissement d’une justice supérieure. Humiliée, Madeleine avait beaucoup pleuré. Depuis, Paul évitait les sujets liés à l’argent et, du coup, il y avait beaucoup de choses dont il était difficile de parler. L’argent était vraiment un problème.

Le malaise qui naissait dans l’esprit de Solange ne portait sur rien de tangible, les lettres de Paul étaient de plus en plus intéressantes, il grandissait, il mûrissait, et sa connaissance de l’opéra devenait impressionnante, mais elle aurait juré qu’il achetait moins de partitions, il ne demandait plus les affiches des concerts, quoiqu’il remerciât toujours chaleureusement lorsque Solange lui en adressait. Avait-il été déçu de son voyage en Italie ? Sa mère l’avait-elle mal pris ? D’ailleurs, les raisons que Paul avait données quant à l’absence de sa mère étaient assez vaseuses… Si Solange ne se rendait pas compte que Paul n’achetait plus de nouveaux disques, c’est qu’il allait les écouter chez Paris-Phono où le vendeur était conciliant.

Entre-temps, la carrière de Solange avait pris un tour assez curieux. Depuis Milan, elle chantait assise, ce qui était un défi aux lois de la physiologie et un mystère. Techniquement, une colonne d’air ainsi contrariée ne pouvait pas produire de pareilles sonorités, c’était impossible. Et pourtant, les récitals étaient toujours plus réussis. La voix de Solange s’était imperceptiblement voilée, mais n’en avait que plus de personnalité, le souffle rendu moins long par le poids de la diva la contraignait à des acrobaties vocales aux effets étourdissants qui donnaient une couleur unique à ses interprétations. Solange était imposante comme une cathédrale, inclassable et tragique. Son large visage, les yeux perdus, les joues tombantes, la masse de son corps rendue plus auguste encore par les flots de tissu dont elle se recouvrait, c’était surprenant comme un bouddha avec une voix de haute-contre.

Les fleurs dont elle s’était entourée au début avaient rapidement cédé la place à des décors. Quelques semaines après Milan, elle avait sollicité un décorateur célèbre, Robert Mallet-Stevens, pour créer une toile de fond, ce fut une réussite. Le geste, devenu systématique, faisait maintenant partie du spectacle. Quand Solange passa à Londres, elle commanda un décor à Stephen Owenbury. Pour des récitals à Rome, elle invita Vassily Kandinsky à lui peindre des toiles monumentales ; pour un programme à Madrid, elle sollicita Picasso. Au fil des mois, de Raoul Dufy à Mickaël Zeug, nombre d’artistes fournirent des œuvres, des créations gigantesques destinées à accompagner un récital de celle qu’on appelait maintenant La Gallinato et qui constituait toujours un événement. Dans le choix des artistes, elle manifesta une prédilection pour les femmes. Sonia Delaunay lui fit une mer de voiles bleus esquissant de discrètes vagues grâce à une soufflerie située en coulisse, ce fut le signal de départ pour de véritables installations dues à Violetta Gomez, Laura Mackiewicz ou Katia Noaraud et qui connurent une sorte d’apogée avec l’immense ensemble de motifs Art déco descendus un à un des cintres tout au long de la représentation, créés par Vanessa Newport pour le concert de mars 1932 au Metropolitan de New York.

La tradition s’installa peu à peu de faire grand mystère sur ces productions artistiques. Seul le programme du récital était livré à la presse ; le nom de l’artiste invité et la nature du décor étaient un secret mieux gardé que le réarmement de l’Allemagne, jusqu’au lever du rideau personne ne savait à quoi cela ressemblerait. Il y avait toujours des fuites, qui se vendaient assez bien auprès des journaux locaux, cela devint une discipline à part entière de voler des images ou des informations qui faisaient les angoisses des directeurs de salle, mais ravissaient Solange qui adorait les indiscrétions pourvu qu’elle en soit la vedette. Dès le surlendemain du concert, les photos du spectacle et celles des décors se monnayaient en cartes postales, en dépliants, en cahiers, dont Solange adressait toujours un exemplaire à Paul avec un commentaire ponctué de points d’exclamation. On procéda même, au début de 1932, à une vente aux enchères des œuvres de Fernand Léger créées pour le récital de mai à Lisbonne au profit des victimes des inondations du fleuve Jaune.

En septembre 1932, Solange se produisit à Paris Salle Gaveau (décors de Roger Harth). Paul eut droit, avec sa mère, à deux places au premier rang, à côté des ministres. Solange apparut dans un déluge de voiles mauves et verts, impressionnante comme une statue du Commandeur, et, fidèle à sa manière, entama son récital par l’ouverture de Gloria Mundi, a capella, qui était en passe de devenir un classique, déjà quelques concurrentes s’y étaient essayées. Ce fut un triomphe.

Solange, comme on sait, était exubérante. Elle donnait l’impression de ne jamais rien voir d’autre qu’elle-même, et quoiqu’elle fût maintenant assise pour recevoir les hommages, elle brassait l’air comme personne. Mais elle avait un œil d’une acuité terrible et il ne lui fallut pas une demi-seconde pour saisir, en voyant entrer Paul et sa mère, qu’ils étaient des déclassés. Madeleine était très bien habillée, très soignée, mais elle avait perdu ce quelque chose de l’aisance des femmes fortunées, c’était un pas plus court, un regard moins sûr de soi, presque rien, Solange comprit. Elle renonça aussitôt au dîner fastueux qu’elle avait programmé et prétexta de la fatigue pour inviter Madeleine et Paul à un « en-cas sans façon » qui serait servi par le room service dans sa chambre du Ritz. C’était déjà trop luxueux, selon elle, mais pas moyen d’improviser autre chose en un temps si court…

Rien de tout cela n’échappa à Madeleine. Bien qu’elle en fût vexée, elle sut gré à la cantatrice de sa retenue. Pour la première fois, les deux femmes purent avoir un dialogue sans enjeu et ressentirent ce qu’il y avait de triste à renoncer à leur ancienne rivalité. Madeleine discerna l’ombre qui voilait parfois le regard de cette énorme femme aux manières extravagantes et ridicules dont la voix tragique transperçait les âmes. Peut-être, sans se le dire, communièrent-elles dans cette impression de se trouver l’une et l’autre devant une sœur qui avait dû elle aussi beaucoup souffrir.

Solange commença à envoyer, des quatre coins du monde, quelques partitions, les photographies furent remplacées par des disques, les affiches par des coffrets.

La vie de sa mère était difficile et tendue, mais Paul n’était pas malheureux. C’était une découverte pour Madeleine que l’on pût être plus heureux avec moins d’argent. Soulagé de son lourd secret, Paul vivait peut-être même l’une de ses périodes les plus radieuses. Ses cauchemars, autrefois si fréquents, se raréfièrent. Vladi était une compagne irradiante de joie et d’activité. Paul lisait beaucoup, passait des après-midi entiers à la bibliothèque. Vladi l’installait dans la grande salle avec les journaux et les livres qu’il avait demandés et lui disait avec un clin d’œil : « A teraz pójdę na zakupy… »

Paul fermait les yeux comme s’il couvrait les frasques d’une sœur plus jeune dont il aurait eu la charge.

21

Les femmes d’abord. Pour être anarchiste, on n’en est pas moins un homme. Pour Dupré, les femmes étaient toujours le point faible. Et en découvrant la donzelle, son jugement s’en était trouvé mille fois confirmé. Il lui avait suffi de l’apercevoir de face. Ravissante. En la suivant jusqu’à la station de taxis, il évaluait sans peine le danger que cette fille faisait courir à tout ce qu’elle rencontrait, on redoutait un carambolage de voitures à chaque instant. Elle exhalait le sexe comme certains hommes exhalent l’argent. Elle ne marchait pas, elle ondulait. Rue Saint-Honoré, elle dépensa en deux heures le salaire de dix ouvriers. Pour Dupré, c’était l’échelle de valeurs, le salaire d’un ouvrier. Il n’était pas difficile de savoir ce qu’elle faisait avec son mari, l’ancien fondé de pouvoir de la banque Péricourt, elle siphonnait sa fortune. Cela dit, il devait en rester. L’hôtel particulier était à soi seul un sacré capital, ce qu’il y avait à l’intérieur devait en doubler le prix, deux voitures, une palanquée de domestiques, une belle entreprise avec de superbes machines flambant neuves et des ouvriers payés au minimum syndical, la famille Joubert se portait bien, ça donnait vraiment envie de trouver quelque chose.

Lorsque, vers dix heures du matin, il vit Léonce Joubert se diriger vers la rue de la Victoire, il n’insista pas, entra dans un café, commanda un bock. Elle allait rue Joubert retrouver son loustic, le Robert Ferrand, une tête de demi-sel, la casquette penchée sur l’œil, avec ça, épais comme un sandwich, des airs de marlou, Dupré lui aurait bien collé une beigne, à cet inutile, mais ça n’était pas son boulot. Il perdait aux courses tout ce que la fille lui donnait et Dupré avait fait le compte en allant le voir à l’hippodrome, c’était quelque chose… C’en était même triste. Que les riches soient riches, c’était injuste, mais logique. Qu’un garçon comme Robert Ferrand, visiblement né dans le caniveau, se complaise à être entretenu par la grue d’un capitaliste, ça renvoyait tout le monde dos à dos, l’humanité n’était décidément pas une bien belle chose.

En sirotant sa bière, il se disait qu’il faudrait sans doute prendre la question par un autre bout. Il ne pouvait pas décemment rapporter à Mme Péricourt le pedigree d’un petit voyou et la preuve que Mme Joubert faisait vivre son amant, c’était loin d’être suffisant. Et loin de ce qu’elle attendait de lui.

Il consulta sa montre, paya et prit la direction de la mairie du treizième arrondissement.


André Delcourt était resté fidèle au salon de Mme de Marsantes, qu’il appelait familièrement Marie-Aynard, parce qu’elle l’avait reçu du temps où il n’était rien. Il était maintenant quelque chose (selon les critères du boulevard Saint-Germain, ce qui est assez relatif) et il était passé du statut de jeune protégé de son salon à celui de mascotte puis de pièce maîtresse.

Sa chronique dans le Soir était lue et attendue. Il s’épanouissait dans le rôle de l’intellectuel monacal adopté au début de sa carrière par manque de moyens. Il quittait les dîners de bonne heure. Selon lui, un homme rare, travaillant tard et se levant de bonne heure était un homme de valeur. Il mangeait peu, ne buvait pas. Cette frugalité qui touchait à l’ascétisme impressionnait beaucoup et l’autorisait à accepter à peu près toutes les invitations, jusqu’à six certaines semaines, à ne manquer aucune rencontre utile pour sa carrière et à conserver un statut d’homme hors du commun. Il disposait d’un carnet d’adresses très riche, mais pas un avocat, pas un sénateur, pas un fonctionnaire de ministère ne pouvait se targuer d’avoir aidé André Delcourt. N’ayant contracté de dette auprès de personne, il était imprenable. Vie calme. Il passait pour un reclus, un pur esprit, ça n’était pas loin de la vérité. Il se masturbait beaucoup.

Jules Guilloteaux fréquentait aussi le salon de Mme de Marsantes. Elle adorait la presse, les journalistes, c’était sa spécialité. André, dans ces cas-là, faisait comme si son patron n’était pas là, répondait à ses saillies de manière indirecte et laissait sourdre une rancune que Guilloteaux faisait mine de ne pas sentir. Question d’argent toujours. Car André avait beau être devenu le chroniqueur vedette du quotidien le plus vendu à Paris, le plus visible, ses émoluments n’avaient augmenté que de quatre francs par article depuis le premier jour.

Ce soir-là, André retrouva autour de la table Adrien Montet-Bouxal, avec qui il avait fait le voyage de Rome en 1930 à l’occasion des fêtes en l’honneur de Virgile et de Mistral. L’académicien y avait fait un discours très brillant. Les conversations sur la Renaissance italienne, l’art de Michel-Ange, les relations scabreuses du Caravage, auxquelles André avait tenté de participer, lui avaient laissé un souvenir cuisant, il s’était senti médiocre en tout. Il y avait maintenant prescription. D’autant qu’André avait rapporté de ce voyage une série d’articles assez retentissants sous le titre de « Nouvelles chroniques italiennes », ce qui, comme on voit, ne brillait pas par sa modestie.

Au cours du repas, le vieil académicien avait évoqué ce séjour, mais ce qui avait été naguère, pour André, une fête de l’intelligence, était maintenant réduit à une circonstance médiocre, saturée de petitesses.

— Que voulez-vous, c’est à moi qu’on avait confié l’éloge de Virgile, alors, forcément, j’avais toute la délégation contre moi…

Avec Montet-Bouxal, le voyage se résumait à des affaires de chambres d’hôtel plus ou moins grandes, de plan de table chez l’ambassadeur qui ne lui avait pas été favorable, de préséance dans la signature d’un livre d’or. Mme de Marsantes comprit clairement qu’André ressentait ces commentaires comme une insulte parce qu’ils rendaient son propre voyage et ses chroniques insignifiants. Elle saisit la première occasion :

— Et vous, cher André, vous y croyez, à l’Italie ?

La perche lui était tendue pour un couplet qu’il affectionnait particulièrement :

— La civilisation occidentale est la fille de la Rome antique…

Quand il était lancé sur le sujet, il devenait quasiment lyrique.

— Le « bloc latin », France-Italie : voilà le meilleur rempart contre la menace germanique !

Farouchement hostile au communisme autant qu’au nazisme, membre actif du Comité France-Italie, André voyait dans le fascisme italien la solution aux errements du parlementarisme qui, selon lui, rongeait l’Europe et la conduisait à la décadence. La conversation sur les vertus du fascisme agitait ce petit monde en permanence, c’était vraiment dans l’air du temps.


— Des nouvelles de notre chère Madeleine Péricourt ? demanda Jules Guilloteaux.

Ils étaient sur le trottoir et attendaient un taxi.

— Assez peu…

Elle lui écrivait de temps à autre un billet, lui proposait de boire un thé quelque part. Dans la vie d’André, Madeleine n’existait plus qu’au rang de souvenir. Il aurait aimé qu’elle cesse tout à fait de le solliciter, mais elle le rattachait sans doute au souvenir d’une existence ancienne, peuplée de regrets, dont elle devait avoir besoin pour subsister. Il s’était rendu une fois chez elle. Par bonheur, le petit Paul était de sortie, l’appartement était lugubre. Chez les pauvres de fraîche date, c’est comme chez les nouveaux riches, tout se voit. Le déclassement de Madeleine, comparé à sa propre ascension, le blessait, car il se souvenait avoir eu besoin d’elle. Et c’est la seule chose qu’il craignait. Qu’elle le lui rappelle. Pire, qu’elle en parle ici ou là, que l’information se répande. Il ne s’était pas élevé au rang qui était le sien sans se faire de nombreux ennemis qui seraient trop heureux de gloser sur son passé de « jeune homme entretenu », sur tous ces mois où il avait vécu dans la maison Péricourt sans rien faire, en amant qu’on héberge à l’étage des domestiques… La difficulté qu’il aurait à se sortir d’une pareille situation ! Aussi, par précaution, se rendait-il chez elle de temps à autre à son insistance, cela durait le temps minimum, le moins possible. Madeleine ne lui faisait jamais aucun reproche, aucune demande, non, elle voulait simplement le voir, parler un peu avec lui, elle avait vieilli, grossi, elle parlait de Paul qui, paraît-il, grandissait. André faisait mine de s’intéresser à l’une et à l’autre et, à la première occasion, il prétendait un rendez-vous, une obligation, et s’enfuyait avec une rage contre lui-même de s’être mis dans une pareille position.

— Dites-moi, Jules…

— Oui ?

Guilloteaux se penchait vers la rue, comme pour guetter un taxi imaginaire.

— J’ai des propositions…, avança André.

— Ah, encore ! Vous avez un peu de notoriété et vous trouvez que mon journal n’est plus assez bien pour vous !

— Ce n’est pas la question.

— Mais allons, bien sûr que c’est la question ! Vous aidez à vendre le journal et vous trouvez que votre part est trop modeste ! Mais savez-vous ce que sont les comptes ?

Guilloteaux avait toujours dans ses tiroirs quelques colonnes de chiffres truqués qui prouvaient de manière indiscutable que le Soir, loin de rapporter, coûtait beaucoup, qu’il était à la limite de la cessation de paiement depuis des mois et qu’on ne devait qu’à l’énergie de son directeur, voire à ses fonds personnels, qu’il continue à sortir, et si ça ne tenait qu’à moi, je vous assure que je mettrais tout de suite la clé sous la porte, mais que voulez-vous, cette entreprise nourrit une centaine de familles, je n’ai pas le cœur de jeter tout ce monde-là à la rue, etc.

— Ce n’est pas seulement une question d’argent, mais aussi de principe.

— Diable ! Depuis quand a-t-on des principes, dans ce métier ?

— Je mérite mieux que ce que je reçois !

— Eh bien, allez le chercher ailleurs, moi je n’ai plus un sou vaillant. Que voulez-vous, c’est la crise.

André serra les mâchoires. Son patron savait parfaitement ce qu’il faisait : si André était très demandé et recevait des propositions financièrement plus conséquentes, aucun quotidien n’avait autant de lecteurs que le Soir. Changer de journal, même pour plus cher, serait pour lui une régression.

Il était prisonnier. Il avait commencé à haïr Guilloteaux.


Midi passé, Léonce n’était pas en avance.

Chaque fois qu’elle passait devant le grand portrait en pied de Marcel Péricourt, elle en tremblait, brrr, ce type qui vous toisait comme ça, hautain, sévère… Joubert avait payé cette croûte deux mille francs, elle n’en aurait pas donné le centième. C’est la seule chose qu’il avait exigé de conserver.

Lorsqu’il en avait été question, la perspective d’aller habiter dans la maison de son ancienne amie (ou de son ancienne patronne, question de point de vue) l’avait torturée. La mauvaise conscience continuait de la travailler, elle aurait voulu s’expliquer avec elle, mais il y aurait eu tant à dire… Et une femme qu’elle avait contribué à ruiner ne devait pas être prête à entendre ses raisons et à les trouver justes.

Léonce allait sortir lorsque la voix de Gustave monta du rez-de-chaussée, mon Dieu, qu’est-ce qu’il faisait là, était-ce une heure pour rentrer chez soi ! Elle se faufila sur le palier, attendit qu’il passe dans la bibliothèque puis descendit en pressant le pas jusqu’à la cuisine d’où elle tira le cordon.

— Vous direz à Monsieur que je suis sortie avant son arrivée, voulez-vous ?

La femme de chambre lui apporta son manteau, son chapeau et ses gants. Léonce lui glissa un billet. Elle partit par la porte de service pour aller attraper un taxi rue de Prony, en colère contre elle-même, comme chaque fois qu’elle sollicitait la complicité du personnel, elle ne serait jamais une vraie patronne. Gustave, qui le savait parfaitement, évoquait souvent la possibilité d’embaucher une intendante. Ce n’était évidemment qu’une menace, une manière de dire à sa femme qu’elle devait faire attention à ce qu’elle lui volait et, dans ce domaine comme dans tous les autres, se montrer raisonnable, allusion discrète à cette scène de vaudeville où, à l’époque où elle était encore sa dame de compagnie, Léonce avait dû jouer la comédie devant Madeleine. Joubert l’avait surprise la main dans le sac parce que Robert avait toujours besoin de quatre sous, parfois elle ne savait plus où donner de la tête. Inutile de tricher, Joubert comptait comme personne. Avec un instinct très sûr, elle avait pressenti que l’attitude austère, rigide, empesée de Joubert masquait une inexpérience sexuelle à peu près totale. Il ne lui avait pas fallu plus d’une heure pour le faire sauter en l’air comme un bouchon de mousseux. Sur ses directives, elle avait ensuite joué son rôle face à Madeleine, mauvais souvenir, montrer de la contrition, pleurer, avoir honte, Madeleine se tordait les mains tant elle était embarrassée. La trahison avait valu à Léonce un doublement de ses gages… La porte ouverte dans les fantasmes de Joubert ne s’était jamais refermée. Léonce était sur la voie royale de la femme entretenue. Robert se rendait maintenant au champ de courses tous les jours.

Et puis patatras, voilà que Joubert n’avait pas vu la chose de la même manière. Il avait exigé le mariage. Léonce avait blêmi. Elle avait tout fait pour devenir la maîtresse parfaite, elle était ravalée au rang d’épouse. Elle avait alors utilisé ses meilleurs arguments, recollé le Joubert au plafond pour lui expliquer que ce qu’on peut se permettre avec une maîtresse, on ne le fait plus avec sa femme, mais quand il avait repris son souffle, il n’avait pas changé d’idée, elle serait Mme Gustave Joubert ou elle pouvait déguerpir immédiatement. Elle s’était bien gardée de faire part de cette proposition à Robert qui ne lui aurait pas laissé un instant de répit jusqu’à ce qu’elle cède. Lui aussi avait de l’instinct. Trois jours plus tard, il avait cinq mille francs de dette. Léonce avait accepté d’épouser Joubert et demandé une avance de six mille francs sur les frais de noce.

Ah là là, ce mariage, quand elle y pensait…! Voilà-t-il pas que Robert avait voulu assister à la fête et s’était fait passer pour un invité. Dans cette assistance de banquiers, de femmes du monde, d’actionnaires et de politiciens, il avait débarqué dans son costume à carreaux, je vous jure… Il avait bu comme un trou, on l’avait pris pour un pique-assiette, il s’était fait jeter dehors en rigolant, en lançant des clins d’œil à la mariée… Léonce n’avait pas pu s’empêcher de rire à la dérobée. Heureusement, Joubert n’avait rien vu, il était à l’autre bout du parc.

Treize heures. Léonce respira. Elle serait rue Joubert dans moins d’une demi-heure, Robert devait déjà être allongé sur le lit en train de fumer.


De la fenêtre du salon, Gustave reconnut Léonce dans le taxi qui empruntait le boulevard de Courcelles.

Il l’avait fait suivre dès le début, non pour en savoir plus sur ses frasques qui faisaient implicitement partie de leur contrat, mais pour s’assurer qu’elles ne le placeraient pas un jour dans une position difficile, au cœur d’un scandale.

René Delgas, avait-il appris. Soit, allons-y pour René Delgas. Parmi tous les amants qu’elle pouvait s’offrir, celui-ci était le plus pratique parce qu’il était en permanence sans le sou. On lui avait rapporté qu’il faisait dans la petite escroquerie, mais ne roulait pas sur l’or. Tant mieux, il ne quitterait pas Léonce tant qu’il aurait besoin d’argent et Gustave se devait d’avoir une femme stable. Autrefois, il pouvait se permettre d’être la victime de quelques ragots, mais à présent, il était un autre homme.

Oui, un autre homme… Il se surprenait lui-même.

Tenez, les chaussures… Ça ne lui serait jamais venu à l’esprit avant. Et maintenant, il adorait ça. Sur mesure. Deux mille francs la paire, il avait même un cireur, un petit négrillon qui passait trois fois par semaine à son bureau. Les costumes aussi, et les chemises… Il ne savait pas qu’il pouvait devenir élégant. Cette Léonce avait du goût pour ces choses-là. Sans elle, il aurait pu bâtir une fortune de quaker, se tenir assis, dans son trois-pièces vieux de dix ans, sur un tas d’or à faire pâlir Rothschild. Quand elle avait grimpé dans son lit avec une vélocité de chatte et l’avait collé au mur à la vitesse d’une fusée, le feu d’artifice lui avait coupé la respiration. Avec elle, il avait vraiment tiré le gros lot. Il pouvait se targuer d’avoir une femme parmi les plus ravissantes de Paris, délicate en société, effacée dans les dîners en ville, très convenable en toute occasion et pour le reste, salope comme pas possible.

Une fortune rapide, une position enviable, une épouse merveilleusement décorative… Bon Dieu, il avait même racheté l’hôtel Péricourt. Quand il quittait la maison, il jetait toujours un regard sur le grand portrait de Marcel Péricourt. Ce qu’avait fait cet homme-là, à côté de ce que Joubert s’apprêtait à réaliser, n’était quasiment rien.


Léonce se fit déposer à l’angle de la rue Caumartin. Par prudence. Gustave lui avait collé un détective aux fesses avant de publier les bans, histoire de savoir à qui il avait à faire. Comme si elle n’allait pas s’en douter… Joubert était peut-être un grand esprit en matière de finance, mais côté expérience de la vie, c’était un débutant.

L’enquêteur était assez gros, avec un nez en forme de navet, il portait une épaisse barbe noire et ressemblait assez au Ribouldingue des Pieds nickelés. Elle l’avait promené dans les magasins, dans les musées (qu’est-ce qu’elle s’était barbée, la peinture, vraiment, quel intérêt, ça la dépassait), elle devait ralentir le pas pour qu’il ne la perde pas de vue. Elle l’avait baladé un jour ou deux puis l’avait traîné jusque dans un hôtel de la rue du Bac où elle s’était enfermée avec René. René Delgas, un copain que Robert avait connu « en voyage », c’est comme ça que Robert parlait de ses mois de prison. Léonce avait été très exigeante sur le candidat, elle ne voulait pas que son futur mari s’imagine qu’elle prenait pour amant le premier tocard venu. Ni qu’il découvre Robert, bien sûr.

René lui avait convenu. Un beau garçon qui traficotait dans pas mal de domaines. En réalité, cela restait un secret bien gardé, il était faussaire, l’un des meilleurs de Paris, disait-on, mais pas travailleur. Ils avaient passé l’après-midi dans la chambre d’hôtel à fumer et à discuter, après quoi Léonce était sortie en rasant les murs comme une voleuse et en se retournant plusieurs fois pour simuler l’inquiétude et vérifier que Ribouldingue ne l’avait pas perdue de vue.

Gustave était du genre suspicieux, elle avait été suivie plus de quinze jours.

Puis il avait été rassuré. Ribouldingue était passé à d’autres couples, d’autres hôtels, d’autres clients. Ça tombait bien parce qu’elle commençait à en avoir vraiment assez. René demandait quand même cent francs de l’après-midi pour roupiller. Sans compter la chambre.

22

Une grande agitation régnait aux ateliers du Pré-Saint-Gervais. Des ouvriers, sur des échelles, achevaient de poser une large enseigne :

RENAISSANCE FRANÇAISE
ATELIER D’ÉTUDES AÉRONAUTIQUES

À l’intérieur, Joubert avait réuni les reporters présents, une vingtaine, qui observaient avec curiosité la coursive qui, à l’étage, faisait le tour du vaste hangar et où, dans des bureaux vitrés, on poussait des tables, des fauteuils, des tableaux noirs.

D’un gros véhicule, on déchargea deux énormes machines-outils Lefebvre-Strudal flambant neuves.

— L’aviation française, expliqua alors Joubert, c’est une centaine d’avions de dix marques différentes équipés de moteurs de quinze types différents, c’est totalement incohérent !

Les participants eurent l’impression d’avoir manqué un épisode. On ne comprenait pas ce qu’on faisait ici.

— Eh bien, dit Joubert, cet Atelier d’études, c’est l’union des plus importantes entreprises aéronautiques de France et d’Angleterre…

La question flotta au-dessus du groupe comme un nuage de perplexité : pour faire quoi ?

Joubert sourit largement et répondit…

— Hein ? Quoi ? hurla quelqu’un, j’ai pas entendu, vous pouvez répéter, poussez-vous, répétez s’il vous plaît.

Joubert se tourna à droite, à gauche, avisa une caisse qui se trouvait là par le plus grand des hasards, il monta dessus, on fit silence, Joubert répéta sa réponse d’une voix calme qui soulignait la simplicité du propos :

— Ici, nous allons construire le moteur du premier avion à réaction du monde. Nous allons révolutionner l’aéronautique.


Personne ne savait exactement ce que voulait dire « avion à réaction ». On ne retint qu’une chose : les avions avaient jusqu’à présent volé à l’aide d’hélices et l’avion à réaction, non seulement n’en avait pas, mais il volerait beaucoup plus vite.

C’est ce qui était sur toutes les lèvres, trois jours plus tard, à l’immense table de La Closerie des Lilas.

Les apéritifs coulaient à flots, il régnait déjà une belle ambiance lorsque Joubert arriva en compagnie de son épouse qui fut admirée parce que, justement, elle ne ressemblait pas à une épouse.

Joubert serra chaleureusement les mains et plus particulièrement celle de M. Lefebvre, propriétaire et dirigeant de Lefebvre-Strudal, qui assurait soixante pour cent du chiffre d’affaires de la Mécanique Joubert…

André Delcourt lui-même n’avait pas pu résister à l’invitation. Il n’avait jamais aimé Gustave Joubert qui, de tout temps, le lui avait bien rendu. Mais il avait assisté, de loin, au succès de la Renaissance française, il avait envie de montrer que lui aussi était devenu quelqu’un, perpétuel besoin de se rassurer.

— Delcourt ! Par ici, mon cher ! Venez !

Gustave était debout, ouvrant largement les bras.

André fit humblement signe qu’il se contenterait d’une place en bout de table, non, non, non, répondit Gustave par des gestes démonstratifs. On se poussa, bruits de chaises, tintements de fourchettes, un verre se renversa, Joubert rentra la tête dans les épaules, ce qui fit rire l’assemblée, on intercala un couvert près de Gustave, qui se trouva avoir ainsi Sacchetti et Guilloteaux en face de lui, Léonce à sa droite, André Delcourt à sa gauche.

— Alors, mon cher Joubert, hurla Guilloteaux par-dessus la table, comme ça, vous comptez gagner la prochaine guerre à vous tout seul !

L’affirmation fit rire. Joubert accepta la saillie avec bonhomie.

Le journaliste du Figaro enchaîna :

— L’aviation française n’est pas à la hauteur, selon vous ?

Joubert posa sa fourchette, ses mains à plat de chaque côté de son assiette, sembla réfléchir à la meilleure manière de s’expliquer.

— L’État a acheté, il y a deux ans, un avion dont le prototype n’a toujours pas décollé. Et savez-vous combien il en a commandé ? Cinquante ! Or, avec Hitler, l’Allemagne va se réarmer. Ses intentions sont belliqueuses. Notre armée aura besoin d’avions très rapides.

Cette notion de vitesse résonnait dans tous les esprits. Depuis dix, quinze ans, la rapidité ne cessait de croître, celle des automobiles, celle des trains, le monde tournait de plus en plus vite, on voyait mal pour quelle raison le ciel serait épargné par cette universelle course aux records. L’idée d’un conflit qui surviendrait soudainement et d’une armée qui avancerait comme la marée du Mont-Saint-Michel, à la vitesse d’un cheval au galop, était familière à chacun.

— L’idéal, ce serait de se rapprocher de la vitesse du son, ajouta Joubert. Mais nous nous contenterons de 700 à 800 kilomètres-heure, ce sera déjà très bien.

Cette déclaration conquérante et vaniteuse partagea aussitôt le public de Joubert entre ceux qui le trouvaient arrogant et ceux qui le trouvaient fou.

— Et pour cela, lança d’une voix exaspérée le reporter de L’Intransigeant, vous avez la recette !

— Nous avons un brevet anglais très solide…

Ce brevet avait appartenu à un physicien anglais qui, faute de disposer des cinq livres sterling nécessaires pour le prolonger, l’avait perdu. Joubert l’avait ramassé dans le ruisseau. Précaution élémentaire, il l’avait acquis à titre personnel. Puisque la Renaissance française, c’était lui, le brevet, ce serait lui aussi. Logique. Il avait créé, spécialement pour le gérer, une belle entreprise au nom ronflant, la Nationale d’aéronautique, rien que ça. Les partenaires financent, l’État subventionne, l’Atelier passe de grosses commandes à la Mécanique Joubert, après quoi, au bout du compte, on ramasse la mise, on distribue quelques royalties aux actionnaires, on reçoit les félicitations de l’État et on empoche les bénéfices. Ces gens-là allaient apprendre ce que c’est qu’un industriel issu du secteur bancaire.

— Et si l’État ne vous suit pas ? demanda Guilloteaux.

Joubert passa lentement son regard clair sur l’assistance.

— Nous ferons les choses sans lui. Nous le faisons pour la France. Les gouvernements, c’est provisoire. La France, elle, reste…

Applaudissements épars, puis plus nets.

Un convive se leva, entraînant les autres, ce fut une ovation, Joubert désigna les membres de son association qui à leur tour baissèrent le regard avec modestie.

— Dites-moi, mon cher…

Joubert avait posé sa main sur l’avant-bras d’André. C’était une demi-heure plus tard, le repas battait son plein, les journalistes emportaient leur verre pour aller s’asseoir près des autres industriels présents, histoire de glaner quelques informations supplémentaires.

— … j’espère que vous allez ouvertement soutenir notre mouvement, n’est-ce pas…?

— Je ne doute pas, répondit André, que vous trouverez dans la presse nombre de mes confrères prêts à soutenir « ouvertement » votre action.

Joubert hocha la tête, bien, d’accord, je vois, il soupira, l’air un peu las, regarda en face de lui avec un soudain intérêt comme s’il avait pendant quelques instants oublié la présence de ses convives. Puis il se pencha vers André.

— Avez-vous des nouvelles de notre chère Madeleine ?

— Peu… Nous nous croisons parfois…

— Dites-moi, combien de temps avez-vous habité dans la maison Péricourt ?

André avala sa salive.

— Non, ne cherchez pas, dit aussitôt Joubert en reposant sa main sur l’avant-bras du jeune homme, c’était pure curiosité, ça n’a aucune importance.


Le lendemain, Madeleine découvrit, à la une du Soir de Paris, les tonitruantes déclarations de Gustave Joubert à La Closerie.

Elle ne put s’empêcher de sourire en voyant sur la photo de première page un Gustave Joubert criant de fausse modestie, entre une Léonce portant chapeau cloche et collier à triple rang, plus ravissante que jamais, et un André Delcourt au visage de marbre, l’air du type qui est là par accident, qui n’est pas réellement concerné par la circonstance.

Madeleine était très heureuse. Elle qui n’avait jamais fumé de sa vie aurait volontiers allumé une cigarette.

Elle replia consciencieusement le journal, appela le garçon, paya sa consommation et sortit.

Il était temps d’aller trouver cette chère Léonce.

23

Ils faisaient le point chaque semaine, M. Dupré tenait beaucoup à rendre des comptes, à justifier son salaire. Ils s’étaient d’abord retrouvés dans un café, mais c’était assez bruyant et puis le soir, une femme dans un café… Elle ne voulait pas que ces rencontres aient lieu chez elle, avec Paul et Vladi dans les parages. Il avait alors proposé que cela se fasse chez lui. Aussi, tous les mercredis Vladi passait-elle la soirée avec Paul et Madeleine se rendait-elle dans le petit appartement au troisième étage d’un immeuble de la rue Championnet.

L’endroit avait mis Madeleine légèrement mal à l’aise, domicile d’un homme célibataire, assez déroutant, propre, net, impersonnel, pas de photos dans des cadres, pas de reproductions au mur, une légère odeur d’encaustique, peu de vaisselle, pas de livres, c’était assez spartiate, ce côté anonyme que l’on trouve dans les chambres d’hôtel.

Le rituel était immuable. Il saluait Madeleine, elle enlevait son chapeau, il prenait son manteau qu’il accrochait à la patère, faisait du café, puis ils s’installaient face à face de chaque côté de la table. Sur la toile cirée, les deux tasses, le sucrier et la cafetière, sans doute achetés spécialement pour cette occasion, juraient un peu dans le décor. M. Dupré faisait son rapport en sirotant son café qu’il ne terminait jamais. Il y avait quelque chose de minéral en lui, on ne l’imaginait pas tomber malade, se disputer avec un voisin, ou face à une situation insoluble.

De temps à autre, ils se retrouvaient ailleurs, quand les circonstances l’imposaient. Elle était si habituée à le voir chez lui que dans un autre décor, elle avait l’impression que quelque chose n’allait pas, comme lorsqu’on croise dans la rue un commerçant qu’on ne connaissait que dans sa boutique. Comme aujourd’hui, dans ce salon de thé de la rue de Chazelles. Madeleine le vit traverser la salle, passer entre les guéridons à nappe blanche et les lampadaires à abat-jour guilloché, il n’était pas le genre de client que l’on rencontrait là.

— La voie est libre, dit-il en se penchant légèrement vers Madeleine. Si vous avez besoin que je reste…

Madeleine était déjà debout.

— Non, je vous remercie, monsieur Dupré. Tout ira très bien.

Ils se séparèrent sur le trottoir, Madeleine prit la direction du boulevard de Courcelles, M. Dupré la direction opposée.

Elle revit sans émotion la large et lourde grille de ce grand hôtel particulier qu’on appelait encore la « maison Péricourt », comme ces immeubles emportés par un incendie, mais dont le nom perdure, on continue de dire la maison du Dr Leblanc alors que trois familles s’y sont déjà succédé, ou le carrefour Bernier qui a pourtant été rasé vingt ans plus tôt.

À l’intérieur, Madeleine découvrit la nouvelle décoration et la trouva de bon goût. La femme de chambre la conduisit dans la bibliothèque. Là, elle entendit un petit cri, elle se retourna, souriante.

— Bonjour, Léonce, je ne vous dérange pas, j’espère ?

Léonce ne bougea pas, elle aurait voulu, elle aussi, adopter un air détaché, presque léger, mais elle ne le pouvait pas. Une idée lui traversa l’esprit :

— Gustave va rentrer !

Cela se voulait menaçant. Madeleine sourit.

— Non, non, rassurez-vous, Gustave vient de sortir, il ne sera pas là avant ce soir. Il y a conseil d’administration de la Renaissance, ça ne se termine jamais avant vingt-trois heures, vous savez ce que c’est. Et encore ! S’il ne décide pas d’emmener quelques amis au Café de Paris, vous le connaissez, il a toujours aimé les huîtres…

Cette réponse fusilla Léonce. Non seulement parce que Madeleine était aussi bien, sinon mieux renseignée qu’elle-même, mais surtout parce que sa formulation donnait le sentiment qu’elle était, elle, l’épouse de Joubert et Léonce la visiteuse.

— Venez vous asseoir ici, Léonce, venez…

La femme de chambre revint, Madame désirait-elle quelque chose ?

— Oui, du thé…

Et Léonce ne put s’empêcher d’ajouter :

— N’est-ce pas, Madeleine ?

— Du thé, ce sera parfait.

Assises ainsi l’une à côté de l’autre, chacune mesurait le chemin parcouru en un peu plus de trois ans. C’est Léonce qui, aujourd’hui, était luxueusement vêtue et Madeleine qui portait des vêtements sobres de bourgeoise attentive aux détails. Plus de bijoux, et plus rien de cet air de sérénité que Léonce avait détesté, cette certitude que le monde tournerait toujours dans le même sens pour elles deux. Le mouvement s’était inversé. Léonce fixait ses ongles manucurés en attendant le service et s’étonnait que Madeleine se contente de la regarder de haut en bas avec plus de curiosité que de rancune. Que voulait-elle ? Dans ce silence où chacune remuait ses pensées, Léonce pensa à Paul.

— Il va bien, dit Madeleine, je vous remercie.

Léonce calcula mentalement son âge. Pourquoi ne lui avait-elle jamais envoyé d’argent de poche ? Elle avait terriblement envie de savoir si le petit garçon avait été informé de sa trahison.

— Je ne lui ai pas dit que je venais vous rendre visite, il aurait été jaloux, j’en suis certaine…

On servit le thé. Léonce se lança :

— Vous savez, Madeleine…

— Ne vous faites pas de reproches, la coupa Madeleine. D’abord, c’est trop tard, et puis… vous ne pouviez peut-être pas faire autrement. Je veux dire…

Elle tendit le bras, attrapa son sac, l’ouvrit.

— Allons, nous n’allons pas devenir sentimentales !

Elle posa sur la table basse un document officiel que Léonce reconnut immédiatement puis elle se resservit calmement une tasse de thé.

Mairie de Casablanca.

Acte de mariage de Mlle Léonce Picard et de M. Robert Ferrand.

— Je comprends qu’on aime les hommes, dit Madeleine, mais de là à en épouser deux en même temps…

Comment Madeleine s’était-elle procuré cela ?

— Ça n’est pas compliqué. Enfin, pas plus que d’obtenir un faux acte d’état civil pour se marier une seconde fois. Vous êtes bigame, Léonce. Et les juges n’aiment pas ça, c’est un an de prison et trois cent mille francs d’amende…

Léonce était sidérée. C’est ce qu’elle craignait le plus. La pauvreté, elle avait connu, elle savait ce que c’était, mais la prison…

— Et autant pour Robert Ferrand…

Madeleine le vit tout de suite, cet argument tombait à plat. Léonce n’était certainement pas prête à jouer sa liberté contre celle de Robert. Léonce regarda la porte.

— Vous devriez y réfléchir à deux fois. Pour vous enfuir, il vous faudra beaucoup d’argent. De combien disposez-vous ? Vous imaginez que vous pourrez acheter de nouveaux papiers, payer un billet pour l’étranger et vivre quelques mois avant de vous retourner avec quelques milliers de francs dérobés à Joubert ? Vous n’irez pas loin, Léonce… Non, je ne vous le conseille pas. D’autant que vous serez sous le coup d’une recherche, vous devrez choisir un pays qui n’extrade pas, vous cacher, ça coûte cher, vous ne serez tranquille nulle part. Il n’y a que les bandits expérimentés qui peuvent réussir de pareilles choses. D’ailleurs, pour vous empêcher de faire une bêtise, vous allez me remettre votre passeport.

Silence. Léonce se leva, quitta la pièce, monta dans sa chambre. Et tâcha de réfléchir à la situation. Joubert ne lui donnait jamais de grosses sommes, il préférait qu’elle demande plus souvent, manières de banquier plus que manières de mari. Elle disposait de moins de mille francs et encore, il en fallait quatre cents pour Robert qui les devait à je ne sais qui, il avait toujours une histoire à raconter, on ne savait jamais ce qui était vrai. Madeleine allait exiger beaucoup d’argent, mais au risque de tuer la poule aux œufs d’or, elle ne pourrait jamais réclamer plus que Léonce ne pourrait payer. Elle redescendit avec son sac à main, tendit son passeport que Madeleine ouvrit.

— Vous n’êtes pas bien jolie sur cette photographie, elle ne vous rend pas hommage…

Elle avait l’air content.

— Voulez-vous me passer votre sac, je vous prie ?

Léonce obéit. C’était un beau sac Lamarthe en cuir retourné. Madeleine allait-elle le lui voler ? Elle en tira simplement le portefeuille, les cartes de visite.

— C’est joli avec ces anglaises, très luxueux…

Puis elle se leva.

— Vous serez mes yeux dans cette maison, Léonce, je veux tout apprendre de ce qui concerne Joubert. Si vous me cachez quelque chose que je devrais savoir, je ne vous appellerai pas, je ne vous écrirai pas, je ne passerai pas vous voir, je vous enverrai directement le commissaire muni de votre acte de mariage. Suis-je claire ?

Léonce hésita.

— Vous dire… quoi exactement ?

— Tout. Avec qui il parle, avec qui il dîne, avec qui il signe des contrats, les cadeaux qu’il fait à ses clients, ce qu’il distribue aux politiciens, les quotidiens dont il achète les journalistes, tout, ne triez pas, c’est moi qui m’en charge. Écoutez ses conversations téléphoniques, lisez son agenda, notez tout, copiez les adresses, les numéros de téléphone. Nous prendrons le thé chaque semaine à seize heures chez Ladurée, rue Royale. Si un jour vous n’y venez pas, je…

— Oui, je sais, j’ai compris !

— Ne vous énervez pas, Léonce !

Madeleine serra son manteau. Elle allait partir sans demander d’argent, Léonce n’osait pas y croire. Mais soudain, la question se présenta à son esprit sous un angle nouveau :

— Vous n’allez pas me le ruiner au moins ?

— L’époque est compliquée, Léonce. Vous ne pourrez pas garder à la fois votre mari le second, son argent, votre mari le premier, et votre liberté. Croyez-moi, de tout ce que vous possédez, c’est encore votre liberté qui a le plus de prix.

Madeleine devina les pensées de Léonce.

— Et il va falloir en parler avec votre mari le premier, Robert Ferrand. Parce que je vais avoir besoin de lui aussi.

Léonce écarquilla les yeux. Madeleine sourit gentiment.

— Eh oui, c’est ça, le mariage. Pour le meilleur… et pour le pire.

Elles étaient debout, face à face. Madeleine observa Léonce en penchant légèrement la tête, s’approcha et colla ses lèvres sur les siennes. Brièvement, mais assez tout de même pour en ressentir la douceur, la chaleur mouillée, le délicat parfum. Le geste de Madeleine n’était pas amoureux, seulement exécuté afin de ne plus y songer, comme on ramasse la monnaie. Elle s’était reculée d’un pas et fixa Léonce avec une sorte de satisfaction maternelle. Puis elle se dirigea vers la porte, se retourna, elle souriait.

— Ne considérez pas cela comme un solde de tout compte.

Elle fut aussitôt persuadée qu’elle n’évoquerait pas cette circonstance avec le curé de Saint-François-de-Sales.

24

Charles était convaincu d’être un homme économe parce que chaque dépense, un coffret de cigares, un dîner au Grand Véfour, une soirée au bordel, était, selon lui, une exception et il ne lui était jamais venu à l’esprit que la somme des exceptions pouvait dépasser ses possibilités. En cela comme en politique, il pratiquait la technique du bouc émissaire, il fallait toujours que quelqu’un d’autre soit responsable. Sa femme, Hortense, était une cible parfaite.

Aux yeux de Charles, rien n’illustrait sa mauvaise fortune de manière plus lumineuse que son mariage avec elle. Ce malheureux événement, qu’il était convaincu de n’avoir pas désiré, pesait sur sa vie comme une destinée. Hortense l’épuisait. Heureusement qu’il y avait ses filles. Quoique de ce côté-là il n’y eût pas non plus que des joies. Les spécialistes qui s’étaient relayés pour tenter de maîtriser le désastre dentaire de Rose et Jacinthe avaient conclu à la nécessité d’une éradication totale. Des journées de clinique, un cadeau pour chaque dent et deux râteliers magnifiques qui, à ce tarif-là, auraient pu être en or massif. Les deux filles affichaient maintenant une denture d’une régularité suspecte et d’une blancheur neigeuse assez gênante, comme celle des statues de cire du musée Grévin. Privées de sourire pendant toute leur enfance, elles prenaient leur revanche. La fin de leur adolescence s’était passée à exhiber un dentier qui hélas, parce que leurs gencives n’étaient pas très bien conformées, glissait fréquemment, se décrochait, avançait brutalement hors de la bouche, on sentait que conserver le râtelier à sa place était un combat de tous les instants. Elles avaient maintenant dix-neuf ans, elles étaient maigres, cagneuses, crayeuses de teint, avec les seins de leur mère, pointus et haut perchés. Charles trouvait ses filles plus magnifiques que jamais et ne comprenait pas pour quelle raison elles avaient si peu de soupirants et jamais aucun prétendant. Selon lui, elles n’étaient pas suffisamment dotées. Encore la question de l’argent, on en revenait toujours là.

Hortense consacrait à la recherche de maris potentiels toute l’énergie dont elle disposait. Thés dansants, bals, soirées, invitations, sorties, rallyes, rien n’était négligé pour que Rose et Jacinthe trouvent un bon parti, mais on allait de déception en déconvenue. Charles estimait pourtant que ses « perles rares » présentaient des atouts non négligeables. Elles ne dansaient pas très bien, c’est vrai, mais elles mangeaient assez proprement, ce qui n’avait pas toujours été le cas. Côté maintien, elles avaient eu des professeurs et se tenaient moins voûtées qu’auparavant. Pour la vie en société, on avait acheté des livres de conversation dont elles avaient appris le contenu par cœur, leur unique difficulté consistant à placer le bon sujet au bon endroit dans la discussion. Rose s’était récemment lancée dans une longue récitation de la page « Égypte » alors que l’on parlait de l’Église, mais l’incident n’avait pas eu de suite. Cette année, elles étaient folles du macramé, la maison était inondée de napperons, de rideaux, de nappes, de pièces toutes plus ravissantes les unes que les autres. Malgré cela, jamais personne ne se présentait. « Comprends pas ! » disait Charles, ça le dépassait. Comme elles étaient parfaitement jumelles, c’était la théorie d’Hortense, peut-être pensait-on qu’il fallait prendre les deux…

Charles fermait les yeux, ce qu’elle pouvait être bête, ça n’était pas croyable.

Lorsqu’à la mi-février Hortense annonça à Charles qu’à force de manœuvres et d’allusions dont on devine la finesse, elle était parvenue à attirer sur les jumelles l’attention de Mme Crémant-Guérin, qui avait un fils, Alphonse, garçon de vingt ans qui préparait les Grandes Écoles, Charles crut venue la sortie du tunnel.

La rencontre eut lieu un soir. Il ne se pressa pas pour rentrer à la maison et adopta la nonchalance étudiée d’un futur beau-père qui ferait attendre son consentement.

Hortense l’accueillit.

— Il est là…, chuchota-t-elle.

Elle se tenait légèrement pliée à cause de ses douleurs de ventre qu’elle tâchait de masquer parce qu’elle savait que cela agaçait son mari, mais son visage exprimait une fébrilité joyeuse et vaguement inquiète.

Charles avait réfléchi autant qu’il le pouvait à cette rencontre entre les jeunes gens et ressentait pour cet Alphonse qu’il n’avait jamais vu une mansuétude, une compassion très sincère parce qu’il s’était projeté dans sa situation d’avoir à choisir entre deux filles si parfaitement jumelles, quel embarras, lui-même n’aurait su comment s’y prendre.

Hortense avait, elle aussi, conscience de la difficulté et avait convaincu Rose et Jacinthe, qui avaient toujours refusé de s’habiller différemment l’une de l’autre, de ne pas porter dans les cheveux des rubans de la même couleur. À défaut de rendre le choix moins cornélien, cela faciliterait le repérage. Il fut convenu, après d’interminables palabres, que Rose serait en vert, Jacinthe en bleu.

La première avait enturbanné son chignon si généreusement qu’il disparaissait sous les volutes d’un ruban large comme une cuillère à soupe qui lui donnait l’allure d’une femme de ménage dans un hôpital psychiatrique. Jacinthe s’était démarquée de sa sœur en truffant sa coiffure en forme de pièce montée d’épingles destinées à retenir des morceaux de ruban frisés. Elle avait maintenant les cheveux dressés sur la tête, comme si elle était en permanence saisie de frayeur.

Charles entra.

Il n’avait fait qu’un pas dans le salon, il s’arrêta, stupéfié par une brutale révélation qui lui fit, dans l’estomac un précipité chimique.

Le jeune homme était assis dans un fauteuil, les genoux serrés, les mains sur les cuisses.

En face, sur la banquette, Rose et Jacinthe se tenaient côte à côte.

Charles passa alternativement du prétendu prétendant au regard craintif à ses filles en tenue de cérémonie, il découvrit cet Alphonse mince, élancé, aux cheveux bruns ondulés, aux yeux clairs, à la jolie bouche sensuelle et, face à lui, ses jumelles vêtues de la même robe de tulle à volants et au décolleté plongeant…

Il fut foudroyé par cette découverte.

Parce que ce jeune homme était beau comme tout.

Parce qu’il n’avait jamais vu ses filles dans une circonstance où elles étaient aussi évidemment offertes et désireuses de plaire.

Il se rendit compte qu’elles étaient hideuses.

Elles souriaient de toutes leurs fausses dents, les joues et la poitrine creuses, les genoux maigres. Excitées par la venue de ce prétendant, palpitantes comme des volailles, elles laissaient s’échapper de leurs lèvres entrouvertes des petits rires étranglés qui trahissaient un désir sexuel rendu obscène par l’incroyable ressemblance qui dupliquait leur laideur.

Comment Charles avait-il fait pour ne pas s’en rendre compte ? Son aveuglement d’hier comme la révélation d’aujourd’hui s’expliquaient simplement : il les aimait, il les aimait terriblement. Il aurait voulu chasser ce jeune homme, presser ses filles contre lui. Cette découverte poignante l’aurait fait pleurer. Elles étaient ridicules. Il eut envie de mourir.

La séance fut un calvaire.

Hortense proposa qu’elles jouent un morceau de piano à quatre mains, Alphonse sourit avec gentillesse, mais ne parvint pas à prononcer un mot. Elles massacrèrent un air que personne n’aurait pu reconnaître. Le jeune homme applaudit silencieusement, les filles firent une petite révérence, Rose faillit se foutre par terre et se retint de justesse, puis elles coururent reprendre leur place sur la banquette où elles se perchèrent comme des poules. Leur parfum à la noix de coco fit une vague dans la pièce.

— Alors ? demanda Hortense.

Elle souriait de toutes ses dents, qu’elle n’avait pas bien belles non plus. La pomme ne tombe pas loin de l’arbre, se dit Charles.

Alphonse était parti.

— Merci, monsieur, avait-il dit, j’ai passé un moment très… très agréable.

Charles le regarda de plus près, non seulement il était beau et élégant, mais en plus, il était poli. Tout ce qu’il avait rêvé comme gendre.

— Allez mon vieux, dit-il, rentrez chez vous, tout ça a suffisamment duré.

Ils se serrèrent la main. Charles fut alors animé d’une intuition soudaine, il ne savait pas d’où cela venait :

— La politique vous intéresse, Alphonse ?

Le visage du jeune homme s’illumina.

— Bon, dit Charles, on verra ce qu’on peut faire pour vous.

Hortense trouvait que cela s’était très bien passé, elle avait de grands espoirs. Tant mieux, pensa Charles, ça t’occupe. Hortense l’avait suivi dans sa chambre. Il se déshabillait, il n’avait pas mangé, pas d’appétit.

— Dommage qu’il soit fils unique, cet Alphonse. Il aurait eu un frère…

— Allez Hortense, lâcha Charles en ôtant son caleçon, fous-moi la paix. Demain, j’ai du travail.

Hortense leva une main, je comprends, je comprends, et elle sortit.

Quelle bonne journée elle avait passée.


La demande de Gustave Joubert d’un soutien explicite à son initiative aéronautique avait beaucoup préoccupé André. En évoquant les années auprès de Madeleine Péricourt, ne fallait-il pas craindre qu’une vilaine rumeur, celle d’un homme qui se serait laissé entretenir par une riche héritière, soit propagée et ruine sa réputation montante ?

Il lui parut moins compromettant d’accéder à la demande.

La France mérite mieux que sa classe politique

Nos gouvernants seraient bien avisés d’écouter les forces vives de la Nation.

Voilà un groupement d’industriels inspirés par un sentiment de patriotisme désintéressé, prêts à étudier les questions brûlantes du pays pour y apporter des solutions, bref, voilà l’élite qui se met en marche. Saluons-la.

Face aux périls qui nous menacent, ces hommes se proposent de construire le premier moteur d’avion à réaction, capable de tenir tête à nos adversaires les plus belliqueux. L’aventure est enthousiasmante, ambitieuse, patriotique. Il leur faut le soutien du gouvernement, c’est-à-dire de la Nation. N’imaginons pas un instant que cet appui vienne à leur manquer.

Voilà. André avait fait ce qu’on lui demandait.

Il reçut d’ailleurs le lendemain une petite carte de visite à l’enseigne de la Renaissance française qui le félicitait, à défaut de le remercier, pour cet « excellent article, si parfaitement juste ».

André s’était rangé du côté de Gustave Joubert. Mais il l’avait fait contraint et forcé.

À la première difficulté, Joubert pouvait être certain de trouver André sur sa route.

25

Chaque fois que Paul s’attaquait à un nouveau livre, qu’il entamait un cahier, Vladi levait les yeux au ciel, ah, ces intellectuels ! Elle regardait fréquemment par-dessus son épaule quand il lisait ou qu’il écrivait, ce qui amusait toujours Paul.

Cela avait donné lieu à une petite mise au point avec sa mère, quelques mois plus tôt, lorsque Madeleine s’était imaginé que Vladi pourrait l’assister dans l’éducation de Paul qu’elle prenait intégralement en charge.

— Au moins, te faire réviser les récitations, je ne sais pas moi… Elle ne parle pas le français, mais elle peut quand même faire un effort, non ?

— Non, ma… man, elle n… ne peut p… pas.

Paul tenta de changer de conversation, mais quand sa mère avait une idée en tête !

— Elle n’a qu’à lire phonétiquement ! Même si elle ne comprend pas, elle peut au moins vérifier que…

— Non, ma… man, elle n… ne peut p… pas.

— Je voudrais bien savoir pourquoi.

Alors Paul, à regret, s’était senti obligé de lui dire :

— Pa… parce que Vladi n… ne sait p… pas lire.

Dix fois Madeleine avait vu la jeune femme s’installer, souvent à la demande de Paul, avec Król Maciuś pierwszy, cette histoire du roi Mathias Ier, et elle ne s’était aperçue de rien. Paul, qui avait l’oreille bien plus fine et plus éduquée, avait observé que, d’une lecture à l’autre, à certaines pages, les syllabes n’étaient jamais les mêmes. Des formules revenaient sans cesse, comme souvent dans les contes, mais pour le reste, Vladi ne lisait pas l’histoire, elle la lui racontait en tournant arbitrairement les pages d’un livre qu’elle aurait été incapable de lire.

Lorsqu’il se rendait dans une bibliothèque, Vladi prenait entre le pouce et l’index les ouvrages qu’il avait demandés et les reposait avec lassitude comme si elle ne comprenait pas que l’on puisse s’intéresser à de pareilles choses.

Paul fréquentait plusieurs bibliothèques dans Paris. Je dis plusieurs parce que Paul savait exactement ce qu’il voulait et devait souvent changer d’établissement pour satisfaire ses curiosités. Aucune n’avait un accès facile pour sa chaise roulante, Vladi en avait monté et descendu des étages avec son garçon dans les bras ! Il n’écumait plus seulement les rayons musique et opéra, il avait des centres d’intérêt très variés. Lorsqu’il sympathisait avec un employé, il ne manquait jamais de demander s’il pouvait rapporter les journaux, les quotidiens et les magazines dont on n’avait plus l’usage, il découpait des articles, Paul était devenu vraiment industrieux.

Madeleine, lorsqu’elle s’en aperçut, fut aussi fière qu’heureuse. Devait-il faire des études ? Pouvait-on aller à l’université en fauteuil roulant ?

— Non m… merci, ma… man, ça… i… ira.

Cela déplut à Madeleine, c’était une attitude de dandy. Avec les moyens dont ils disposaient maintenant, Paul ne pouvait pas espérer vivre de ses rentes et sa mère n’était pas immortelle. Au fait, elle ne comprenait pas exactement à quoi il s’occupait. Elle regardait les piles de livres qu’il empruntait et ne parvenait pas à y trouver une logique. Paul était un esprit éclectique, certes, mais il y avait dans sa curiosité une sorte de fièvre, d’empressement qu’elle ne saisissait pas.

Un après-midi qu’il était parti à la bibliothèque Sainte-Geneviève, Madeleine tourna longtemps en rond dans le salon, s’apprêtant à faire quelque chose dont elle avait honte, mais à quoi elle était incapable de résister.

Elle entra dans la chambre de Paul, chercha ses cahiers, trouva des formules de chimie, mais aussi un répertoire de publicités découpées dans les journaux et les magazines. Madeleine fut effarée de découvrir des réclames pour des produits féminins (« Qui dit belles dents, dit Dentol… »), qui avaient en commun d’exhiber des jeunes femmes en petite tenue (« Les femmes vraiment modernes portent les combinaisons Nylar »), émerveillées d’elles-mêmes (« Elle a maigri grâce aux pilules Galton ! »)… Elle se figea à la découverte des réclames pour un produit nommé « Gyraldose pour les soins intimes de la femme », qui montraient une jeune fille en déshabillé (dès qu’elles avaient un message à communiquer, toutes ces filles commençaient par enlever leurs vêtements) et pour la Quintonine : « Le printemps vous travaille ? Vous êtes mélancolique, sans entrain… » Ah, comme elle avait l’air triste, la jeune fille nonchalante qui illustrait la situation ! Avec ses cheveux blonds, son petit nez retroussé et son regard perdu, qui n’aurait eu envie de la consoler, de lui apporter de la joie de vivre ! « Quintonine : la fillette devient jeune fille… » Tu parles…

Madeleine éclata en sanglots.

Ce n’était pas parce que Paul était travaillé par ces choses-là, il allait sur ses treize ans, ma foi, ce devait être l’âge, non, mais parce qu’il ne pourrait pas s’y prendre comme les autres… Il faudrait bien, tôt ou tard, se préoccuper de la sexualité de Paul, mais Madeleine n’était pas prête à le faire maintenant.

Que faire… Quand la nature réclamait ses droits, un garçon dans une situation normale finissait toujours par rencontrer une jeune fille plus délurée que lui, une femme plus âgée désireuse de faire une bonne action, il pouvait aussi casser sa tirelire, mais Paul, en chaise roulante, comment voulez-vous… Autrefois, elle avait eu Léonce auprès d’elle, de bon conseil dans ce genre d’affaires, maintenant elle n’avait plus que Vladi.

Vladi…

Madeleine secoua la tête, tenta de lutter contre les vilaines idées qui lui vinrent…

Il ne servait à rien de continuer à espionner, elle voulut ranger les cahiers, mais elle n’en eut pas le temps, Vladi, justement, entrait dans la pièce. Madeleine avait encore dans la main le dessin d’une femme ravissante dont le décolleté très avantageux plongeait assez bas, qui semblait se plaindre de boutons sur le visage et à qui on proposait un remède. Madeleine le tendit à Vladi, sans un mot. L’infirmière était visiblement au courant et nullement alarmée.

— Mais…, risqua Madeleine, vous ne pensez pas… que…

Vladi n’hésita pas une seconde :

— Nie, nie, to jeszcze nie ta chwila !

Elle était très sûre d’elle. Devant le lit de Paul, Madeleine, offusquée, esquissa un geste, non ! Mais c’était trop tard. La jeune femme, d’un large revers de main, avait chassé édredon et couverture, désignait le drap du dessous, immaculé…

— Sama pani widzi !

Madeleine était rouge de honte, comme s’il s’était agi de sa propre sexualité. Vladi faisait non de la tête et bordait le lit, elle se parlait à elle-même, catégorique :

— Nie, nie teraz ! Jeszcze nie !

Madeleine ne partageait pas cette tranquille assurance. Peut-être qu’en Pologne, à treize ans, les garçons pensaient à autre chose, mais Paul ne collectionnait pas ces réclames par curiosité pour le linge de nuit !

C’est la première fois que son ancien mari lui manquait. Pour ces choses-là, au moins, elle aurait pu compter sur lui.

Raison de plus, s’il en fallait une, pour ne pas laisser Paul partir en voyage comme elle l’avait imaginé un court instant. Car Solange l’invitait à Berlin. Elle se targuait (c’était sans doute vrai, mais cette manière de tout ramener à soi !) de l’amitié de Richard Strauss. Rien de moins. Il paraît qu’il était « un fervent admirrateur » de la Gallinato. Madeleine se demandait si, en allemand, il y mettait deux r, lui aussi. Il l’avait entendue dans Salomé, il en avait été chaviré, le pauvre homme. Bref. Solange avait accepté d’aller en février en Allemagne participer aux festivités du cinquantième anniversaire de la mort de Wagner, « mais j’ai été allitée ». Savoir si c’était vrai ou pas, cette femme mentait comme elle respirait. Il paraît que les Teutons avaient été très déçus, là-bas. À lire les lettres de Solange, on se demandait même comment ils avaient trouvé le courage de maintenir cette commémoration malgré l’absence de la diva ! Pas rancunier, Strauss avait aussitôt renouvelé l’invitation et, dans son infinie générosité, Solange avait daigné venir en septembre « céllébrer la musique allemande. Imagine un peu, mon petit Pinocchio : un programme Bach, Beethoven, Schuman, Brahms, Wagner. Tu ne va pas abandonner ta vieille amie un jour pareille ! ».

Le concert aurait lieu le 9 septembre à l’Opéra de Berlin.

Depuis juillet 1927 à la Scala, Paul ne s’était rendu à aucune des nombreuses invitations de Solange à l’étranger. Il s’était finalement lancé dans une demande et Madeleine avait été bien près d’accepter, mais on ne pouvait pas laisser Paul partir seul, avec cette sexualité exacerbée… Il faudrait au moins deux billets de chemin de fer, plusieurs nuits d’hôtel, de la restauration… Madeleine avait mauvaise conscience parce qu’elle disposait de l’argent nécessaire, mais ce n’est pas à un voyage, fût-ce pour Paul, qu’elle avait décidé de l’employer, mais à payer M. Dupré…

Elle refusa. « Je… com… comprends, ma… man. »

L’annonce d’une série de récitals de Solange à Berlin à l’automne fut très commentée dans les journaux. La chanteuse hurlait haut et fort sa joie de venir « rencontrer le peuple allemand, dont on sait l’âme si musicienne ». Les nouvelles autorités du Reich, de leur côté — nous étions fin février, M. Hitler n’était chancelier que depuis un mois —, se félicitaient que la grande artiste vienne rendre un si vibrant hommage au génie musical allemand. Passablement décrié pour ses initiatives musclées vis-à-vis des Juifs et d’une partie de la culture jugée décadente, le régime était fier de tenir en Solange Gallinato une admiratrice de choix, le tapis rouge serait déroulé, le chancelier lui-même serait présent à la première. Solange avait déclaré ici et là qu’elle en serait heureuse et flattée.


C’est vrai qu’au cours de sa vie, Madeleine n’avait pas fréquenté beaucoup d’ouvriers, mais celui-ci ne ressemblait pas du tout à l’idée qu’elle s’en faisait. Ce foulard autour de la gorge, ce pantalon à pinces, ces chaussures vernies… Léonce sentit cela très bien.

— Robert n’est plus vraiment ouvrier depuis qu’il est… rentier. Mais il a fait son apprentissage !

Madeleine croisa les mains devant elle, racontez-moi ça.

— Chez Dumont, dit Robert, à Vincennes.

En face de lui, M. Dupré reposa son bock d’un geste las. Il fixait la carte d’identité établie au nom de Roger Delbecq. Il la jeta devant Robert.

— Pour faire fabriquer ça, on t’a donné six cents francs. Combien tu nous as carotté pour obtenir cette saloperie ?

Robert fit une petite lippe. C’est vrai qu’il avait un peu exagéré. René Delgas lui avait fait ça pour cent trente francs. Léonce vola à son secours :

— Oui, le résultat n’est pas très bon, mais c’est à cause du délai. Forcément, dans la précipitation… Mais on va la faire refaire ! Hein, poussin ?

Poussin était d’accord, mais ça ne voulait pas dire grand-chose, il était toujours d’accord sur tout. Si elle avait eu un passeport et suffisamment d’argent pour s’enfuir de France, elle aurait dû considérer Robert comme une valise supplémentaire.

Madeleine, elle, pensait aux échéances. Les entretiens d’embauche se feraient dans deux ou trois jours. Elle sentait l’affaire mal emmanchée.

— Dites-moi, monsieur Ferrand, qu’est-ce que vous y faisiez exactement chez Dumont, à Vincennes ?

Robert fit une petite grimace.

— Bah, un peu de tout, vous voyez…

Madeleine ne voyait pas très bien. M. Dupré prit une large inspiration. On crut un court instant qu’il allait se lever et le gifler. Léonce préféra intervenir :

— Chéri, Mlle Péricourt te demande plus précisément en quoi consistait ton travail.

— Ah…! Bah, on changeait les moteurs, on effaçait les numéros à l’acide, on repeignait les voitures, des choses comme ça.

— Et cela remonte à quand ?

Embarrassé, Robert se frotta le menton, voyons voir…

— Je dirais bien vingt ans… Bah oui, je suis rentré de voyage en 13, je suis parti à la guerre en 14, faites le compte…

Madeleine regarda Léonce, puis M. Dupré, puis elle revint à Robert.

— Je peux vous demander un instant, monsieur Ferrand ?

— Pas de problème, dit Robert en croisant les bras.

— Chouchou, dit Léonce avec patience, Mlle Péricourt aimerait que tu nous laisses seuls un moment, s’il te plaît.

— Ah, d’accord !

Chouchou se leva et hésita. Le zinc ? Le billard ? Il opta pour le billard.

Léonce dut elle-même en convenir :

— Oui, je sais, il a un peu perdu pied avec le métier…

Elle était bien consciente que la candidature de Robert était assez difficile à défendre. Il n’était bon qu’au lit. Ça valait de l’or, mais il fallait reconnaître que ça avait peu à voir avec la mécanique.

M. Dupré ne disait rien, il épluchait une nouvelle fois le document que Léonce avait recopié, d’une belle écriture, la nuit précédente. Papier volé dans le dossier de Gustave pendant son sommeil. La liste, non exhaustive, des questions que l’on poserait aux candidats à l’embauche.

Madeleine avait espéré faire entrer Robert Ferrand dans les ateliers de la Renaissance française, mais elle voyait mal ses chances face à des ouvriers réellement qualifiés et dont l’expérience ne remontait pas à l’avant-guerre.

L’accablement saisit le petit groupe. On entendit dans la salle de billard un grand éclat de rire, celui de Robert qui hurlait :

— Ah ! Deux bandes, t’as vu ça ! Champion, hein !

M. Dupré regarda Léonce.

— Je ne veux pas être désagréable, mademoiselle Picard, mais… qu’est-ce que vous voulez qu’on en fasse de votre jules ? C’est une équipe d’ingénieurs d’élite à la recherche d’ouvriers spécialisés très expérimentés, très pointus. Si on lui demande une figure au billard, à la rigueur, il peut s’en tirer. Sinon… il n’a pas vu une machine-outil depuis plus de vingt ans, on va lui rire au nez.

Et c’est exactement ce qui se passa.

L’ingénieur italien, le premier, pouffa de rire dans sa manche. Sa gaieté se communiqua à ses deux collègues, même Gustave ne put réprimer un sourire.

— Allons, messieurs, dit-il. Un peu de compassion.

Ce type est-il totalement idiot ? se demandait Gustave. Il nous a présenté un curriculum truffé de références invérifiables et n’a pas su répondre, même de travers, à une question sur huit. Était-il charitable de le conduire devant une machine pour un essai et de le voir s’humilier davantage ? Il y avait encore huit candidats à recevoir, Gustave referma le dossier avec un geste d’impuissance.

— Vous comprenez que pour cet emploi…

Robert plissa les lèvres et leva les épaules, bah oui, forcément…

Gustave était dans un bon jour. Un bon jour qui durait depuis des semaines, il n’avait jamais été plus heureux de sa vie, il réussissait tout ce qu’il touchait.

Le turboréacteur qui allait sortir de ses ateliers, il le voyait déjà.

Il avait vécu un grand moment deux mois plus tôt, le 10 février 1933, devant les ministres de l’Industrie et de l’Aéronautique venus en visite, accompagnés de journalistes et de reporters. Il avait présenté un à un les membres de l’équipe, voici le spécialiste de l’aérodynamisme, l’expert en combustion, le géant de l’allumage, le seigneur des souffleries, le dieu du profilé, le Vulcain de l’alliage, c’était lassant, cette litanie, mais Joubert y tenait. Deux jours plus tard, le gouvernement annonçait qu’il « participerait activement » au projet, comment l’éviter… Les subventions allaient tomber. Et, au fil des mois, Gustave avait bien l’intention de siphonner la plus grande partie du budget dont l’État disposait en la matière. C’était l’euphorie.

Deux mois après la mise sur orbite de l’équipe, il fallait des ouvriers capables de réaliser les pièces qui avaient été dessinées.

Joubert se leva, bon allez, au suivant. Robert serra les mains du jury, sans rancune, il souriait toujours, on imaginait mal ce qui pouvait l’atteindre.

Gustave, d’humeur débonnaire, le raccompagna à la porte.

— Bon… Au moins, on sait que vous aimez les voitures.

— Ça oui…

— Je suis comme vous, les automobiles… Et vous, c’est quoi, votre voiture de rêve ?

— Bah, vous savez, j’ai conduit la Blue Train Special, alors après ça…

Gustave resta une seconde en arrêt.

— Vous… Mais, comment… Quand ça ?

— En 29. J’avais un copain en carrosserie. Il avait fait un raccord de peinture et il a fallu l’emmener à Mantes-la-Jolie, c’est moi qui ai pris le volant…

Joubert était sidéré. En 1928, Bentley avait sorti un modèle de voiture six cylindres, la Speed Six, avec laquelle Barnato avait fait la course contre le rapide Cannes-Calais. À l’issue d’un inénarrable périple, il était arrivé avec quatre minutes d’avance ! Pour commémorer l’événement, la six-cylindres suivante de chez Bentley avait été surnommée la Blue Train Special et n’avait été produite qu’en… un seul exemplaire. Personne ne savait réellement où elle se trouvait. Avec sa cylindrée de 6 597 cm3 développant 180 CV, c’était une voiture mythique.

L’ingénieur italien passa.

— Il faudrait prendre le candidat suivant, monsieur Joubert, le temps presse…

Gustave, presque fiévreux, ne put s’empêcher de se tourner vers Robert.

— Et cette Blue Train, alors… c’était comment ?

Robert ouvrit la bouche, chercha ses mots :

— Vous imaginez pas, m’sieur…

C’est de cette manière que Robert échoua à devenir ouvrier spécialisé à l’Atelier de la Renaissance française, mais se vit proposer un emploi de balayeur.


Il y avait plus de deux mois que Madeleine venait retrouver M. Dupré chez lui pour faire le point sur ses investigations. Il n’omettait aucun détail sur les gens qu’il avait vus, qu’il avait interrogés, les lieux où il s’était rendu, le nombre d’heures qu’il avait attendu, l’argent qu’il avait dépensé. Madeleine s’impatientait, mais elle se sentait moins le droit d’interrompre cet ouvrier qu’autrefois le fondé de pouvoir de la banque familiale, aussi les soirées duraient-elles longtemps, le café refroidissait-il dans les tasses.

Si M. Dupré était parvenu à d’excellents résultats concernant Léonce, il était également parfaitement informé des faits et gestes de Charles. La concierge de l’immeuble et la secrétaire du dentiste avaient été dûment soudoyées, un huissier du Parlement se montrait volontiers bavard au troisième Cinzano, M. Dupré raconta à Madeleine la visite d’Alphonse Crémant-Guérin qui avait été un fiasco. Il avait aussi consacré un temps fou à André Delcourt, mais en vain, cette fois. Il se rendait au journal, dans des dîners en ville, ne jouait pas. Rentré chez lui, il écrivait tard.

— Rien à faire ? insista Madeleine.

Dupré ne voulait pas le dire, mais il craignait bien que chez cet homme-là les failles soient difficiles à trouver.

— Je ne pense pas non plus qu’il soit corruptible, ajouta-t-il, comme si Madeleine avait eu les moyens d’acheter qui que ce soit. Il ne fréquente pas les établissements spécialisés. Il ne regarde pas beaucoup les femmes…

— Ce n’est peut-être pas de ce côté qu’il faut chercher.

La phrase était osée, Madeleine en rougit. M. Dupré était assez scrupuleux et prudent pour s’être renseigné. Sans doute savait-il que Madeleine avait été naguère la maîtresse d’André, ce qui donnait à cette remarque la couleur d’une confession intime.

M. Dupré, sceptique, haussa les épaules. Le sang de Madeleine ne fit qu’un tour.

— Écoutez, monsieur Dupré, je peux v…

— Il se fouette.

— Pardon ?

M. Dupré était entré chez lui.

— Comment avez-vous fait ?

— Je suis serrurier de profession.

— Ah… Et vous dites qu’il…

— Il a un fouet chez lui, un objet colonial, exotique. Usagé.

Madeleine fut surprise, mais pas étonnée. Cela ressemblait bien à André. Et s’il trouvait dans cet exutoire un moyen suffisant pour calmer ses pulsions, il serait difficile à attraper.

Pour autant, Madeleine restait tranquille. La seule question qui la préoccupait était celle de l’argent. Ce qu’elle avait scrupuleusement économisé fondait vite. Elle pourrait aller jusqu’en décembre s’il n’y avait pas de mauvaise surprise. Après…

Sur Léonce, M. Dupré fit, comme à son habitude, un rapport calme, long et détaillé. Après quoi, Madeleine se leva. Dupré alla chercher son manteau, le lui tendit, elle enfila les manches, elle se tourna vers lui, ils s’embrassèrent, il la porta sur le lit où il la baisa longuement, calmement et en détail.

26

Paul comprenait sa mère. On comptait les sous, on vivait sur un train modeste, un voyage à Berlin était impensable. Mais il avait d’autant plus envie d’entendre Solange de nouveau en récital qu’elle se produisait de moins en moins. « Ton amie est bien fatiguer, mon petit loup, elle a reffusé des dates, elle en a annulé d’autre, c’est une vieille touppie que cette Solange, tu sais… »

Elle aimait se faire plaindre alors Paul la plaignait : « Vous avez raison de vous reposer. Si vous êtes fatiguée, c’est que vous avez voulu faire plaisir à tout le monde, chanter partout où l’on vous demandait. Ce n’est pas une mauvaise chose parfois, de refuser. »

Cette phrase, qu’il avait écrite machinalement, s’était mise à tourner dans son esprit. Quelque chose remuait en lui, il ne savait pas quoi.

Il commença à le comprendre lorsque les journaux annoncèrent qu’un syndicaliste néerlandais du nom de van der Lubbe avait incendié le Reichstag de Berlin dans la nuit du 27 au 28 février, à la veille des élections. Paul vit des images de ce bâtiment en flammes et lut les déclarations vengeresses du haut-commissaire Hermann Goering sur un vaste plan terroriste conçu par des communistes.

Paul ne comprenait pas très bien ce qui se passait là-bas, mais il n’était pas difficile de voir que l’atmosphère était lourde. À quelques jours des élections, la presse sociale-démocrate avait été interdite pour quinze jours, deux cents personnes avaient été arrêtées, des articles de la Constitution concernant les libertés individuelles avaient été suspendus, trente mille auxiliaires à croix gammée avaient été affectés au maintien de l’ordre. On leur donnait le matin un brassard et un pistolet chargé, le soir on leur versait trois marks. Trente mille personnes s’étaient massées au Palais des Sports pour écouter le chancelier Hitler parler de sa politique raciste, visiblement ça bougeait pas mal de ce côté-là de l’Europe.

Curieusement, deux événements mineurs frappèrent Paul. Une comédie théâtrale et un bal costumé organisé par un club hollandais avaient été interdits à Berlin. Il avait du mal à superposer ces informations à l’enthousiasme de Solange qui lui écrivait de Lucerne où elle se reposait : « Je prend des bains, j’y passe mes journée. Mais je continue de travailler, sais-tu ? Il n’est pas trop tart pour préparer ce grand récital de Berlin. À propos, est-tu bien certain que ta chère maman ne te laissera pas venir ? Ce n’est pas une question d’argent, j’espère ! Tu n’aurait pas ce genre de secret pour ta vieille amie, n’est-ce-pas ? Car pour Berlin, je suis en train de caugiter un programme tout ce qu’il y a de plus allemand avec des choses inattendus, que tout le monde n’écoute pas tout les jours. Mais il faut faire vite. Et comander un décor ! »

Elle avait joint à son courrier des pages de journaux français et étrangers qui claironnaient sa venue en Allemagne à l’automne : « La Gallinato chantera pour Hitler », « Solange Gallinato célébrera la musique allemande à Berlin »…

Le doute de Paul se creusa encore à la mi-mars lorsqu’il lut l’annonce d’un décret du Reich qui avait permis de dissoudre un grand nombre d’associations musicales qui n’avaient pas l’heur de plaire au nouveau régime. Que l’on s’attaque à des mouvements qui se consacraient à la musique dans un pays réputé si mélomane, il ne le comprenait pas.

Et c’était précisément là que Solange se faisait une joie d’aller se produire.

Paul s’interrogeait. Quelque chose lui échappait. Ordinairement, dans ce genre de situation, il se tournait vers sa mère, mais, outre que la rivalité entre les deux femmes était destinée à ne s’éteindre qu’avec elles, il s’était senti retenu, par quoi, mystère… Il craignait que le projet de Solange ne soit pas une bonne idée.


André se rendit au domicile de Montet-Bouxal en traînant les pieds. Le genre d’invitation difficile à refuser, une corvée. Et une épreuve aussi, parce que André entra dans un appartement immense, doté d’une bibliothèque gigantesque et d’un bric-à-brac impressionnant d’objets d’art, de gravures, de livres, de bibelots, comme un cabinet d’amateur, et tout cela lui montrait ce qu’il aurait aimé être et posséder, ce qu’il rêvait de devenir et qui lui semblait si loin.

Il posa une fesse sur le canapé, il partirait dès que ce serait possible.

— Ah, l’Italie…

Montet-Bouxal se lança dans une vaste dissertation bourrée de références, San Vitale, le Bernin, la Vierge de Tarquinia… Proféré par ce petit vieillard rabougri et tassé, ce fatras encyclopédique ressemblait à une collection de clichés. André était au purgatoire. Que faisait-il là, bon Dieu !

Nous étions au début d’un mois d’avril qui s’était montré clément. L’arrivée du printemps, à laquelle le vieil académicien n’avait jamais prêté attention, devenait avec l’âge un petit événement. De temps à autre il se tournait vers la fenêtre laissée entrouverte, il plissait les yeux, comme un chat, en respirant la fraîcheur qui entrait dans la pièce et il replongeait dans ses papiers comme à regret, avec un soupir.

— Et nous avons pensé à vous.

Tout à ses pensées, André avait manqué le sujet de la phrase.

— À moi…?

— Oui.

André avait bien entendu ? Une revue ?

— Non, un quotidien ! C’est plus dense, comprenez-vous. Si nous voulons faire passer nos idées, convaincre, il faut ça.

Des membres influents du Comité France-Italie, des industriels, quelques grandes familles éclairées avaient décidé de financer un journal destiné à véhiculer les thèses qui avaient refait de l’Italie d’aujourd’hui une grande nation latine.

Montet-Bouxal se leva péniblement, fit quelques pas jusqu’au divan sur lequel il se laissa tomber. Il tapota du plat de la main la place à côté de lui, venez là.

— Le fascisme est une doctrine moderne, nous sommes bien d’accord.

Le vieil écrivain avait les mains froides et rêches, André faillit retirer les siennes, mais un reste de civilité l’en empêcha.

— À Paris, il y a pléthore de belles plumes qui seraient ravies de collaborer à un organe de presse politique destiné à convaincre. À faire gagner cette belle cause.

La tête tournait à André. Diriger un quotidien parisien !

— Nous avons des locaux avenue de Messine, ça ne s’invente pas !

Montet-Bouxal partit d’un petit rire assez féminin. Il n’y aurait, au début, que trois ou quatre journalistes, mais enfin…

— Il vous faudrait rencontrer nos généreux donateurs. Nous pourrions démarrer en septembre. Si l’affaire vous intéresse, bien entendu… Il nous manque un titre, mais cela se trouve.

Le Licteur.

C’était venu tout seul.

— N’est-ce pas un peu… savant ? Allez, nous verrons.

Montet-Bouxal s’était levé, avait refermé les pans de sa robe de chambre, l’entretien était terminé.

André était exalté.

Dans quelques semaines, il pourrait être sous les projecteurs de l’actualité, à la tête d’un nouveau quotidien modeste encore, mais éminemment prestigieux…

Où il ne gagnerait pas moins que chez Guilloteaux.


Robert saluait toujours en disant : « Putain, dis, t’as vu ce temps ? » Ce qui était valable quelle que soit la météo, même la nuit, et n’appelait pas de réponse. Ce soir-là n’avait pas fait exception, après quoi Robert était monté en voiture et avait regardé la route en fumant cigarette sur cigarette, le regard vide et la mine ravie, Dupré avait envie de le passer par la portière.

Ils arrivèrent à Châtillon vers minuit.

Dupré éteignit les phares à la sortie de la ville et roula très lentement jusqu’à l’usine. Il avait prévu de se garer assez loin.

Sur les consignes d’organisation, avec Robert, il avait tout essayé. En vain. Il manquait toujours un élément, ah oui, c’est ça, j’avais oublié ! disait Robert en rigolant, rien n’avait d’importance à ses yeux. Dans la voiture plongée dans la pénombre, Dupré fit une dernière tentative.

— Ah bon ? faisait Robert à chaque phrase comme s’il l’entendait pour la première fois, c’était à hurler.

Dupré fit alors ce qu’il ne voulait pas faire. La mort dans l’âme, il sortit un papier avec les consignes, écrites en majuscules, les mots bien espacés. Laisser une trace pareille entre les mains de ce type revenait à commettre un geste suicidaire qui n’était pas dans son tempérament, mais comment faire autrement ?

Robert le déchiffra tant bien que mal à voix haute. On ne pouvait jamais être certain qu’il comprenait ce qu’il lisait.

— Bon, allez, fit Dupré en désespoir de cause, vas-y.

Il avait bien pensé à intervertir les rôles, mais ça revenait à confier la voiture à Robert, et il y avait neuf chances sur dix pour qu’il se taille à la première alerte et abandonne Dupré dans une situation impossible…

— D’accord, dit Robert.

Il n’était pas contrariant. Il descendit, ouvrit la malle.

— Qu’est-ce que tu fous, bordel ! hurla Dupré en sortant précipitamment du véhicule.

— Bah, je prends les…

— Bougre de con, qu’est-ce qu’il y a sur ton papier ?

Robert fouilla toutes ses poches.

— Où c’est que je l’ai mis, ce papelard… Ah, voilà !

Il faisait très sombre, Robert saisit son briquet que Dupré lui arracha de justesse.

— Pour se faire repérer, ça…

Dupré, en désespoir de cause, lui rappela la consigne. Robert opinait du bonnet.

— Ah oui, c’est ça, je me souviens maintenant…

— C’est ça, oui. Allez, barre-toi, Ducon.

Il le regarda s’éloigner, la pince à la main comme un chandelier. En cas de pépin, il le planterait là, se disait-il en sachant qu’il n’en ferait rien. Malgré l’agacement et même le dégoût que lui inspirait Robert Ferrand, sommeillaient toujours, quelque part dans son esprit, des valeurs de solidarité ouvrière dont il reconnaissait combien elles étaient mal placées avec un malfaisant comme lui, mais auxquelles il aurait été incapable de déroger.

Il fixa, droit devant lui, la silhouette sombre des murs de l’usine qui se profilait vaguement dans le lointain.

Robert arriva aux ateliers. Sur la droite ? Sur la gauche ? Il ne se souvenait pas très bien. Ça devait être écrit sur le papier, mais il aurait fallu le retrouver, on ne sait jamais dans quelle poche on a mis les choses, et puis le déchiffrer, comme ça, sans lumière… Il décida que ce serait sur la gauche.

Au bout d’un moment, il douta. Il s’apprêtait à faire demi-tour lorsqu’il aperçut la grille. Rassuré sur la fiabilité de son instinct, il continua à marcher, utilisa la pince pour se ménager un passage dans le grillage, il était maintenant dans la cour de l’usine. Les bâtiments l’impressionnaient un peu.

Dupré était assez nerveux. L’affaire, en soi, n’avait rien de compliqué, mais avec cette andouille, on ne pouvait être sûr de rien. Aussi fut-il très surpris d’entendre des pas et de voir arriver Robert, tout sourire.

— C’est fait ? demanda-t-il, inquiet. Tu as vu passer les gardiens de nuit ?

— Bah ouais !

Dupré soupira.

— Et tu as ouvert la vanne ? Légèrement ?

— Bah ouais, comme tu m’as dit.

Dupré n’en revenait pas.

— Bon, allez, on y va.

Ils déchargèrent les deux jerricans et se mirent en route.

À la grille, Robert se faufila de nouveau. Dupré lui passa les bidons un par un, qu’il courut apporter dans l’atelier dont il avait ouvert la porte au passe-partout. Dupré, qui avait observé les lieux trois nuits de suite, savait que la prochaine ronde n’interviendrait pas avant une heure.

— Bon allez, murmura-t-il, tu m’attends là.

— D’accord !

— Et tu ne fumes pas !

— D’accord !

Dupré entra silencieusement dans l’atelier. Ça sentait l’essence. Il se dirigea vers la citerne dont la vanne, en effet, était légèrement ouverte, le carburant coulait en filet jusque sur le sol en ciment. Il vida lentement les deux jerricans en différents endroits, l’odeur commençait à le prendre à la gorge. Il déposa ensuite les deux bidons près de la porte, observa longuement les lieux, prit dans sa poche le journal qu’il avait torsadé, l’alluma et le jeta sur la flaque. Il sortit précipitamment, referma d’un tour de clé, regagna le grillage.

Il était à une trentaine de mètres de la voiture lors de l’explosion. Une chose assez modeste, mais les flammes durent suivre rapidement les traînées d’essence parce que les lueurs de l’incendie se virent depuis la route au moment où ils reprenaient le chemin vers Paris.

27

La référence de Madeleine aux préférences sexuelles d’André avait longuement tourné dans la tête de Dupré. Était-ce la raison pour laquelle elle poursuivait André de ses foudres ? Avait-il regardé Delcourt « avec les bons yeux » ?

Il reprit sa surveillance, tâche ennuyeuse comme la vie d’André elle-même.

Il le suivit de nouveau au journal, dans les immeubles où il allait dîner, rue Scribe, au Luxembourg, au square Saint-Merry, à la bibliothèque Saint-Marcel où il allait parfois travailler. Et un matin où il était justement de faction devant cet établissement, ce fut le déclic.

Square Saint-Merry, Delcourt s’installait vers seize heures sur un banc, toujours le même, d’où, M. Dupré en fit l’expérience dès son départ, on pouvait assister à la sortie du Cours élémentaire Saint-Merry, établissement pour garçons dont les portes ouvraient une demi-heure plus tard. Au Luxembourg, c’était près du bassin, là où les garçonnets se penchaient sur leurs bateaux. Rue Scribe, son emplacement favori se trouvait exactement en face de l’École de danse, Delcourt connaissait les horaires comme personne, jamais il ne s’y installait lors de la sortie des petites filles.

Une semaine après, Delcourt retourna à la bibliothèque Saint-Marcel. Dupré alla s’asseoir non loin de lui avec un ouvrage sur la culture chinoise, le premier qu’il avait attrapé. Delcourt passa la fin de la journée à regarder le jeune bibliothécaire, les jambes croisées, une main sous la table.

— Ça ne nous conduit pas bien loin…, dit M. Dupré.

— En effet, répondit Madeleine. Je commence à penser qu’il va falloir s’y prendre tout autrement.

Ce fut alors plus fort que lui :

— Votre rancune à son égard tiendrait-elle… à ces penchants ?

Elle fit mine de n’avoir pas entendu, mais comprit aussitôt que ce silence serait mal interprété. Quoi, M. Dupré allait-il croire qu’elle était une femme simplement vexée d’avoir eu pour amant un homme qui préférait les hommes ? Raison basse, Madeleine avait des préjugés, mais pas ceux-là.

M. Dupré, dans ces situations, fixait sa cuillère.

Madeleine dit :

— C’est Paul, voyez-vous…

Elle se mit à sangloter. Il se leva pour s’approcher.

— Merci, monsieur Dupré, dit-elle en l’arrêtant, ça n’est pas nécessaire.

Elle continua de pleurer puis elle expliqua et cet aveu raviva une blessure restée intacte. Elle fut très malheureuse, elle se chargea de tous les maux, d’inattention, d’indifférence.

— Non, dit monsieur Dupré, ce type est un salaud, voilà tout.

Il avait raison, il n’y avait rien d’autre à dire.

Madeleine respira. Ce mot vulgaire exprimait simplement une vérité simple. Tous deux, dans le taxi du retour, eurent des pensées pour le petit Paul. Chacun les siennes, évidemment, sauf leurs colères qui devaient se ressembler.


La question de la malchance, le lecteur s’en souvient, hantait Charles Péricourt. À plusieurs reprises, il avait cru déjouer la fatalité qui, selon lui, l’avait toujours accablé. Et jamais il n’en avait été aussi près que ce soir-là.

C’était aujourd’hui le grand jour, c’était maintenant, c’était il y a une heure, c’était fini, c’était trop tard, il aurait eu un revolver, il se serait brûlé la cervelle. Il écoutait son souffle qu’il trouva court et rauque, il avait l’impression de râler, d’être prêt à mourir.

— Mais ça va venir ! dit Berthomieu. Allons, Charles ! Pas d’inquiétude, ces choses-là réclament du temps.

Il avait invité à dîner Berthomieu, un député bien informé qui, malheureusement, n’était venu qu’avec un solide appétit, il avait bouffé comme quatre.

— Le gouvernement va augmenter l’impôt sur le revenu de dix pour cent, lâcha Berthomieu en attaquant la forêt-noire, il va devoir faire un geste pour calmer le contribuable.

Ça, Charles le savait aussi bien que lui, merci bien !

En quatre ans la dette du pays avait gonflé de quatorze milliards. Il fallait renflouer les caisses de l’État, diminuer le salaire des fonctionnaires, dégraisser les services publics, on avait imaginé des taxes indirectes sur les automobiles, les pierres à briquet, les taxis, il avait quand même fallu taper sur les revenus en échange de quoi, comme chacun pensait qu’il payait plus que son voisin, on avait promis de renforcer le contrôle fiscal dont on espérait une rentrée de sept cent cinquante millions.

C’est là que la chance de Charles s’était manifestée.

Le gouvernement préparait une proposition de loi pour traquer l’évasion fiscale. Une commission parlementaire allait être créée pour étudier, amender ou enrichir le projet. L’Alliance démocratique n’ayant hérité que du ministère de la Marine, l’équilibre gouvernemental conseillait de faire un geste de plus en sa direction. Et le nom de Charles Péricourt avait été prononcé !

Pour comprendre son excitation, il faut savoir que les commissions étaient alors puissantes au point de dicter certaines de leurs volontés au gouvernement, les ministres redoutaient de devoir s’expliquer devant elles, ils y passaient parfois de sales quarts d’heure.

Pour Charles, c’était énorme.

Il y aurait une élection à laquelle l’opposition, par principe, ne participerait pas. La rumeur selon laquelle il pourrait être l’unique candidat à la présidence de la commission avait enflé au cours des dernières quarante-huit heures, nombre de ses collègues étaient déjà venus le féliciter, Charles se détournait avec nervosité, ces types vont me porter la poisse.

Il n’avait fait qu’une entorse à sa décision de ne parler de rien. En direction d’Alphonse Crémant-Guérin qu’on n’avait plus revu à la maison à l’immense surprise d’Hortense et à la grande déception des deux fleurs jumelles. Deux Crémant-Guérin avaient été députés. Sa mère, que les uniformes faisaient rêver, insistait pour Polytechnique. Lui en tenait pour Sciences po. Elle voulait un général, il voulait être ministre. Plus haut peut-être, même. « Ah, président », avait dit sa mère, c’est autre chose. Elle avait cédé, d’accord pour Sciences po, et entamé aussitôt une tournée trépidante, obstinée, parfois humiliante, des anciennes relations familiales susceptibles de ménager à son fils unique une porte d’entrée dans les coulisses du pouvoir. Alphonse voyait d’un mauvais œil sa mère se conduire en véritable princesse Troubetskoï, mais lorsqu’il avait été invité par Hortense, il avait reconnu que cette insistance, pour pénible qu’elle fût, n’avait pas été vaine. Excité par la perspective d’être adoubé en politique par un député expérimenté comme Charles Péricourt, le jeune homme, après avoir passé une soirée face aux jumelles, s’était plusieurs fois présenté au bureau de Charles à l’Assemblée. Aussi, lorsque l’hypothèse d’une présidence de commission s’était fait jour, Charles n’avait-il pu résister, il avait envoyé un télégramme à Alphonse : « Question politique — stop — passez me voir — stop — Charles Péricourt. »

Alphonse avait accouru ventre à terre.

— Alors, où en êtes-vous, côté études ?

Alphonse « préparait ». Charles, autodidacte dont le seul diplôme avait été un frère banquier, ne savait pas exactement ce que cela recouvrait.

— On va me proposer une présidence de commission.

Le jeune homme était sidéré.

— C’est tout à fait confidentiel !

Alphonse, affolé, leva les mains, il était prêt à jurer sur sa mère, sur la Constitution, sur la Bible…

— Si tout se passe comme prévu, je vais avoir besoin d’un assistant efficace, comprenez-vous.

Alphonse avait blêmi. Maintenant que le mot était lâché, Charles était sur orbite :

— Mon épouse m’a dit que vous n’aviez pas visité nos filles depuis quelque temps…

Alphonse était sorti du bureau en titubant.

Quand il y repensait, Charles regrettait. Non d’avoir soudoyé le jeune homme, mais d’avoir vendu la peau de l’ours.

Il était maintenant vingt-deux heures trente, Berthomieu sirotait son armagnac et rien n’était arrivé du ministère où Charles avait pourtant prévenu deux fois qu’on pouvait le trouver toute la soirée au Sarrazin.

Les serveurs étaient respectueusement alignés près de la porte d’entrée pour souligner qu’elle était aussi la porte de sortie. Il fallait partir. Berthomieu se contenta de roter bruyamment et de livrer un ultime commentaire sur la blanquette qu’il avait trouvée un peu trop salée, après quoi il saisit, dans la boîte présentée par la maison, quelques barreaux de chaise qu’il enfourna dans sa poche intérieure et rejoignit Charles dès que ce dernier eut réglé l’addition.

— Ça va venir, mon vieux, ça va venir, dit Berthomieu.

— À cette heure-ci…

Charles était au trente-sixième dessous.

Première déception, il n’y avait pas eu de candidat unique. On avait évoqué Brillard, Sénéchal, Mordreux, Filipetti… Cette élection qu’il espérait facile risquait de se transformer en une course d’obstacles face à des gens qui avaient de réelles qualités.

Berthomieu, lui, le ventre rempli, avait hâte d’aller se coucher, il tapotait ses poches, bon, c’est pas le tout…

— Allez, adieu, Charles.

Il héla un taxi, monta. Puis, parce qu’il lui restait un peu de savoir-vivre, il crut bon, tandis qu’il s’éloignait, de baisser sa vitre et de hurler :

— Et ne vous laissez pas frapper par les autres candidats, que diable ! Ce sont des ânes, ils ne vous arrivent pas à la cheville. Vous les enterrerez tous !

Il est vrai que Charles avait sur ses concurrents un avantage considérable : la question fiscale était au cœur de ses préoccupations politiques depuis le début de sa carrière. En vérité, il n’avait plaidé contre les fraudeurs qu’en plaidant contre l’impôt, la dénonciation de « l’inquisition fiscale » était depuis toujours son fonds de commerce. Présider une commission chargée de traquer le contrevenant serait, s’il était élu, une contorsion délicate, mais ce ne serait pas la première fois qu’il procéderait à un revirement politique. Il aimait à rappeler que c’est le changement de stratégie qui avait fait le succès des guerres napoléoniennes.

Il retourna sur ses pas, frappa à la vitre du Sarrazin, un serveur vint ouvrir, Charles voulait s’assurer qu’aucun message n’était arrivé à son intention. Non, rien, on avait hâte d’aller se coucher.

Charles était très déprimé. Alphonse avait interrogé son secrétariat pour demander « respectueusement » s’il y avait du nouveau. Avoir à se dédire devant ce jeune homme lui était indifférent, mais que cela compromette davantage encore l’avenir de ses filles le rendait triste à mourir.

— Ah, te voilà !

Allez savoir pourquoi, Hortense gardait toujours un bol de soupe au chaud dans le four, elle devait avoir de lointaines origines paysannes.

— Que dirais-tu d’un…

— Ne m’emmerde pas avec ta soupe !

Charles accrocha son chapeau, repoussa sa femme qui était « toujours dans ses pattes », entra dans sa chambre et claqua la porte. Il ne ferma pas l’œil de la nuit, on élisait Brillard, on ne lui proposait même pas un strapontin dans la commission, des élections-surprises survenaient, il était battu, lessivé, rincé, il finissait dans la rue…

Il se réveilla en nage vers quatre heures, passa le reste du temps à fixer les fissures du plafond. Il quitta sa chambre vers sept heures, les filles se levaient vers onze heures, on interdisait le bruit dans la maison.

Hortense, dans le salon, se redressa dès qu’elle vit son mari et lui adressa son plus fier sourire.

— Bien dormi, mon loup ?

Charles ne répondit même pas.

— Ah, tiens, hier soir…

Hortense lui tendit un pneumatique. Arrivé la veille, à vingt heures.

— Tu étais fourbu, je n’ai pas voulu t’ennuyer avec le travail.

C’est ainsi que Charles Péricourt découvrit qu’il était élu à la présidence de la commission parlementaire contre l’évasion fiscale.

28

Gustave était arrivé à l’Atelier quasiment à l’aube. Davantage pour se calmer les nerfs que pour faire quelque chose. Il passa un moment à discuter avec l’homme de ménage, se fit raconter une nouvelle fois ce trajet Paris-Mantes dans la Blue Train Special, dommage que ce type ne dispose que de deux cents mots de vocabulaire, « formidable » et « sacrément rapide », « quelle impression ! », « et une douceur ! »… Quelle andouille, il aurait voyagé dans l’Orient-Express, il aurait dit les mêmes choses.

En fait, Robert ne l’avait aperçue qu’une seule fois, cette satanée voiture. Et d’assez loin, même, elle passait simplement dans la rue. Quand Joubert abordait le sujet, il devait se creuser la tête pour trouver quelque chose à dire…

Le job à l’Atelier aéronautique lui plaisait beaucoup. On faisait le ménage la nuit, ce qui lui permettait de baiser Léonce en début de matinée et d’aller aux courses l’après-midi. Une fille faisait les bureaux d’études de l’étage. À lui le rez-de-chaussée, les ateliers et les réserves. Joubert avait insisté : « Nous faisons ici un travail de haute précision. Je veux un espace propre comme un sou neuf. » Robert se contentait d’un coup de balai très superficiel, les poussières finissaient sous les machines. Après deux rapides allers-retours de serpillière, il vidait au sol des bouteilles entières de détergent pour que l’odeur se répande partout, en entrant on avait vraiment l’impression que c’était impeccable. Moyennant quoi, Robert occupait l’essentiel de son temps à jouer aux cartes avec les gardiens de nuit en attendant, le matin, l’arrivée du personnel et l’heure de rentrer à la maison.

Pour tromper son attente et apaiser sa nervosité, Joubert était monté sur la coursive et regardait l’Atelier.

Le monde de l’industrie était beaucoup plus violent que celui de la finance. Du temps qu’il administrait la banque Péricourt, on pressurait tout autant les employés, on en licenciait, on refusait les augmentations et on accélérait les cadences, mais tout cela se faisait de manière feutrée, il n’y avait pas de cris dans les couloirs, on ne claquait pas les portes. Quand on foutait une dactylo dehors, on entendait ses sanglots dans les toilettes, les ronds dans l’eau se refermaient vite, on passait à autre chose sans peine et sans effort. L’industrie était toute différente, tout se passait à ciel ouvert. Les aléas qui s’étaient succédé ces dernières semaines n’étaient pas restés secrets, toutes les équipes n’avaient parlé que de cela, le moral général s’en était ressenti et la spirale avait commencé à se dérouler dans le mauvais sens.

L’incendie survenu plus tôt chez Lefebvre-Strudal avait d’abord été un sacré coup dur pour Joubert.

Incendie criminel, avait conclu la police. L’enquête n’était pas allée plus loin.

Ce fournisseur, qui pesait plus de la moitié du chiffre d’affaires de la Mécanique Joubert, avait aussitôt mis ses ouvriers au chômage technique et annulé toutes ses commandes. Cas de force majeure, Joubert n’avait rien pu faire, sa trésorerie commençait à prendre l’eau.

Le turboréacteur était encore dans les limbes que le budget, lui, avait déjà décollé, il avait fallu négocier une rallonge de deux cent mille francs alors que les incidents techniques se succédaient, décalant le programme d’une semaine, de deux semaines, tout s’allongeait, le calendrier et le budget.

Autant Robert détestait le travail, autant il adorait le sabotage. Il s’attribuait, à juste titre, la paternité de plusieurs des perturbations survenues depuis l’ouverture. Il en comptait cinq, qui, chacune, avaient retardé l’avancement de plusieurs jours. Le dernier en date avait consisté à jeter trois dés à coudre de poussière dans une citerne. La poussière était tombée au fond de la cuve, comme un poisson dormant. Quand on avait refait le plein, elle était remontée. Les essais de fin de semaine en avaient été bigrement perturbés. Encore quatre jours de perdus.

— Sabotage ? avait demandé Joubert.

Le mot, maintenant qu’il l’avait en tête, l’obsédait. Dans cette période de tensions internationales et de suspicion, ce mot effrayait tout le monde. Joubert faisait le compte des incidents… C’est qu’il y en avait du personnel, dans cet Atelier, comment surveiller tout le monde ? Le spécialiste des fluides avait aussitôt réagi :

— Sabotage ? Oh non, monsieur Joubert ! Mais que voulez-vous, on a beau filtrer, filtrer, il y a toujours des impuretés qui passent.

Il pensait que cette fois il y en avait un peu beaucoup, mais il n’en avait rien dit parce que justement, c’est lui qui avait la charge du filtrage, il n’avait aucune envie qu’on entre dans le détail.

Comme si ces difficultés n’étaient pas suffisantes, il avait fallu se rendre à l’évidence : l’hypothèse retenue d’un compresseur radial avait été le mauvais choix.

Les études montraient que seul le compresseur axial serait suffisamment performant à condition de modifier le profil des aubes. On ne revenait pas à la case départ, mais le calendrier reculait d’un seul coup de presque un semestre…

Cette nouvelle avait épuisé la patience de la Renaissance française qui avait décidé de procéder à… une visite d’expertise. Rien que ça. Une délégation de cinq personnes qui exigea de voir les livres, les plannings, les comptes, les fournitures, les fiches du personnel, Joubert n’en croyait pas ses oreilles, ça ressemblait à un contrôle fiscal ! Il était le créateur de cette entreprise, l’âme de ce mouvement, et on le contrôlait comme un contribuable suspect !

Lobgeois prit son rôle d’inspecteur très au sérieux.

— Ces cent vingt mille francs, dis-moi, Gustave, qu’est-ce que c’est ?

— Un versement de mon entreprise au compte de l’Atelier qui avait besoin d’une rallonge budgétaire…

— Cette affaire est un gouffre et tu essayes de le cacher !

La gêne était palpable.

Même Robert, qui faisait semblant de faire le ménage dans la pièce d’à côté, comprit que les choses tournaient mal pour son patron. Il avait passé sa soirée entière à découper des morceaux de chambre à air gros comme des rognures d’ongle. Une odeur de caoutchouc brûlé fit soudain tourner la tête à tout le monde.

Le bourdonnement de la turbine qui baignait l’Atelier avait brusquement ralenti, comme si la machine s’essoufflait, Joubert était déjà debout, il s’avançait vers la coursive.

Une fumée s’élevait en un nuage noir, il y eut un fort bruit d’implosion.

L’agent de sécurité se précipita avec deux seaux de sable, techniciens et ingénieurs quittèrent leurs bureaux, coururent sur la passerelle. Vue de haut, la turbine offrait un spectacle désolant, on aurait dit une machine jetée à la casse. Joubert descendit quatre à quatre.

La turbine avait chauffé, chauffé…

— Les durites n’ont pas tenu le coup, dit l’Italien. Désintégrées…

Il avait enfilé une paire de gants en toile de parachute et dévissait les carters. On faisait cercle autour de lui, les visages étaient inquiets. Tout ce qu’on pouvait dire, c’est qu’il y avait du caoutchouc fondu, la désagrégation des durites était-elle la cause ou la conséquence, allez savoir, c’était impossible à déterminer. Personne n’éleva la voix, tout le monde connaissait le calendrier et mesurait la conséquence de cette panne. Onze jours perdus.

Les cinq hommes de la délégation qui avaient suivi Joubert ne purent s’empêcher de réagir à la présence de cette odeur âcre qui s’échappait de la turbine, mélange de caoutchouc brûlé, d’essence, d’huile chaude, ils battaient l’air du plat de la main comme pour chasser les mouches, la fumée était très incommodante.

— C’est grave ? demanda quelqu’un.

— Un incident, répondit évasivement Joubert.

Mais il était très pâle. Les hommes qui composaient la délégation étaient tous des ingénieurs et il n’était pas nécessaire de leur expliquer ce qui se passait.

Joubert ne voulut pas se retourner, mais il sentit dans son dos le sourire de Lobgeois, effilé comme un poignard.


André déployait beaucoup d’énergie pour rencontrer les personnalités prêtes à donner au nouveau quotidien d’obédience fasciste, dont il prendrait la direction à l’automne, articles, chroniques, comptes rendus d’événements, critiques de livres. Ils étaient nombreux, ce qui réconfortait André : le fascisme était dans l’air et les intellectuels, les écrivains qu’il contactait étaient tous enthousiasmés, convaincus qu’il constituait le meilleur rempart à un nazisme qui se montrait de plus en plus fort et conquérant.

André était bien à son affaire, convaincant, séduisant.

Le dossier était encore secret, mais l’argent était sur la table. Il devait recruter trois journalistes, il choisirait des débutants sur lesquels il aurait la main. Il ne voulait pas les payer trop cher. En attendant, il se servait du Soir pour diffuser des idées qu’il porterait bientôt plus haut et plus fort.

Le crime

L’avortement, ce terrible fléau, est une double faute : politique et morale.

Politique, d’abord. Dans une France qui vieillit, peut-on tolérer que des femmes attentent à la vie d’enfants dont le pays a le plus ardent besoin ? Nos voisins allemands ne s’y trompent pas : ils veulent une nation forte grâce à une jeunesse vigoureuse. Trouveront-ils, sur leur route, une France débile à la jeunesse clairsemée ?

Mais c’est surtout une faute morale parce que cet acte est une intolérable atteinte au droit fondamental, celui de vivre !

À quoi condamne-t-on les criminels de sang coupables de cruauté et de préméditation ? À la peine de mort. Pourquoi donc ne le ferait-on pas ici ? Il devient impératif de vouer les meurtriers de cette sorte, la plus basse, à la sanction la plus sévère, au nom de la force suprême contre laquelle personne ne peut aller : celle de l’amour.

Les criminels de l’avortement ne sont pas seulement des coupables de droit commun, ils sont coupables de crimes contre l’amour, l’amour qui prévaut sur tout, sur le sort, sur le destin, sur le malheur…

L’amour qui est le bien sacré de tous les êtres de Dieu.

29

Je suis chez moi ! se dit Madeleine en tentant de s’en persuader. Elle avala sa salive et, tandis qu’elle montait vers le cinquième, elle répétait mentalement ses arguments qu’elle avait classés dans l’ordre. Il fallait aborder cette discussion avec calme, mais avec détermination. Elle appuya sur le bouton de la sonnette.

M. Guéneau ouvrit la porte lui-même.

— Maître Guéneau ! corrigea-t-il aussitôt.

C’était un homme assez grand, large et lourd, au cheveu rare, à la mine un peu violette avec, au-dessus des joues, des poches immenses, fripées, d’une vilaine couleur. Son regard était marqué par un fort strabisme divergent, un œil à Elbeuf, l’autre à Colmar, comme dans la chanson. Il portait une robe de chambre chamarrée qui avait connu des jours meilleurs.

— Vous permettez que j’entre un instant ? demanda Madeleine.

— Non, je ne le permets pas.

À cette voix ferme et décidée, il n’était pas difficile de deviner un Guéneau impatient d’en découdre. Calmer le jeu, se dit Madeleine, montre-toi conciliante, évite le conflit.

— Je viens pour…

Aux autres portes du palier, Madeleine en était certaine, des oreilles s’étaient collées. La situation était délicate. La perspective de rentrer les mains vides lui procura l’élan nécessaire :

— Je vous ai écrit, à trois reprises. Sans réponse, je suis venue.

Il se contenta de la regarder, décidé à lui compliquer la tâche. Madeleine rassembla son courage.

— Vous avez deux mois de retard, mons… maître Guéneau.

— C’est exact.

C’est ce qu’elle redoutait. Un locataire embarrassé feint la surprise, plaide l’accident, promet, s’engage, mais face à un occupant qui ne conteste pas, que faire ?

— Je suis venue… Je souhaite… Enfin… pouvons-nous parler de ce petit problème ?

— Non.

Elle se sentit vaciller alors qu’elle aurait dû se montrer, elle aussi, catégorique, dire : « Le droit, c’est le droit, j’ai la loi pour moi. » Elle était allée voir le notaire qui avait établi le bail, il était formel.

— Alors, dit-elle, si vous ne voulez pas discuter de ce retard, il va falloir y mettre fin. Et payer vos loyers.

— C’est impossible.

Il ne bougeait pas, mais malgré son calme apparent, il se remplissait de colère, son teint s’assombrissait, ses poches se boursouflaient. Ses réponses minimales n’étaient qu’un barrage à un flot de paroles qui ne demandaient qu’à dévaler la pente.

— Alors, je vais être contrainte de vous déloger de chez moi !

— Vous voulez dire de chez moi ! J’ai un bail, madame Péricourt ! À ce titre, je suis chez moi.

— Mais pour être chez soi, il faut payer le loyer.

— Absolument pas. Le défaut de paiement n’annule pas le bail.

Oui, le notaire s’était entortillé sur ce sujet, il fallait séparer le droit d’occuper le lieu de l’obligation de payer, il paraît que ça n’avait rien à voir.

— Mais… vous êtes obligé de régler votre loyer !

— En théorie, oui. Mais comme je n’ai pas d’argent pour le faire, il va falloir l’accepter.

Ce loyer était la seule ressource de Madeleine.

— Je vais vous contraindre à payer, monsieur !

Il sourit. Madeleine comprit immédiatement que c’est là qu’il avait voulu la conduire et qu’il y était parvenu.

— Pour cela, vous allez devoir entamer une procédure d’expulsion. C’est très long. Le locataire convenablement informé, un avocat à la retraite, par exemple…, dispose de nombreux leviers permettant de reculer l’échéance. La démarche est longue, vous n’imaginez même pas. Cela peut durer des années.

— C’est impossible ! J’ai besoin de cet argent pour vivre, moi !

Il lâcha la porte et, des deux mains, il serra sa robe de chambre.

— Nous en sommes tous là, madame Péricourt. Vous avez placé votre argent dans un appartement qui ne vous rapportera plus rien avant très longtemps. J’avais, moi, placé le mien dans une banque qui a fait faillite en novembre dernier…

Madeleine était soufflée.

— D’ailleurs, vous la connaissez fort bien, cette Banque d’escompte et de crédit industriel.

— Je n’ai rien à voir avec cette banque !

Ce qu’il aurait fallu dire pour se défendre était insurmontable.

— Ce n’est pas celle que l’on appelait aussi la banque Péricourt ? Votre famille, dans sa ruine, a emporté tout ce que je possédais. Je considère comme une légitime compensation d’occuper ces lieux et je n’en partirai jamais. Je vais consacrer toutes les forces qui me restent à demeurer ici parce que si je dois quitter cet appartement, je serai à la rue. Vous n’y êtes peut-être pour rien, mais cela m’indiffère.

Madeleine ouvrit la bouche, mais la porte venait de se refermer.

Il régnait sur le palier un silence vibrant comme une turbulence dans un aéronef, les tempes lui battaient, elle était au bord du malaise.

Elle esquissa le geste d’appuyer sur la sonnette, mais elle renonça parce qu’elle ne savait pas quoi dire. Le petit anneau du judas était sombre. Derrière la porte, M. Guéneau l’observait.

Ce qui arrivait était pire que tout ce qu’elle avait imaginé. Nous étions à la mi-mai. Elle pouvait tenir jusqu’en décembre. Si elle comptait le salaire qu’elle versait à M. Dupré, les frais qu’elle engageait, le terme remontait même à septembre.

Que seraient sa vie et celle de Paul si elle ne trouvait pas rapidement une solution ?

Puis, brusquement, sa colère retomba. Elle comprit que c’était un signe de l’époque : elle était devenue terriblement brutale.


Chaque mardi, M. Guéneau faisait son marché rue du Poteau. Il traversa la cour où s’alignaient les poubelles, mais, arrivé à l’ascenseur, entendant du bruit derrière lui, il se retourna.

— Monsieur… Jénot ? Grénot ?

L’homme, un type aux yeux rapprochés, aux lèvres entrouvertes, lisait un papier, il n’avait pas l’air bien sûr de lui.

— Guéneau ! Et pas monsieur : maître !

Robert fit un grand sourire de satisfaction, remit le papier dans sa poche. Il semblait tellement content que M. Guéneau eut un instant l’impression qu’il allait repartir, comme si sa mission avait consisté à vérifier l’orthographe de son nom.

— Vous permettez ?

D’un geste plein de prévenance, Robert prit le cabas en toile écossaise de M. Guéneau et le posa précautionneusement sur la première marche de l’escalier. Il tenait à la main une canne très épaisse portant, à une extrémité, un gros nœud de bois, comme on en voyait parfois chez les manifestants des Croix-de-Feu ou de l’Action française.

La massue atteignit l’avocat au fémur droit. Cela fit un vilain bruit, sec. M. Guéneau ouvrit la bouche, la douleur était telle que pas un son ne sortit. Le jeune homme s’était aussitôt avancé pour l’aider à s’asseoir sur la première marche, à côté de son cabas, disant, voilà, vous serez mieux, mettez-vous là.

M. Guéneau, en nage, fixait sa jambe d’un regard hypnotisé et s’apprêtait à l’enserrer à deux mains lorsque le second coup arriva, exactement au même endroit, avec une précision d’horloger. Le bruit ne fut pas tout à fait le même, un peu plus sourd, plus mou, mais la puissance était très supérieure. D’ailleurs, son fémur faisait maintenant un angle de quarante-cinq degrés.

L’annonce de la douleur atteignit enfin son cerveau, il fut empêché de hurler par Robert, qui lui colla une main en bâillon sur la bouche en faisant tsst, tsst, tsst.

— C’est rien. Un bon plâtre et ça va se ressouder, vous verrez.

Maître Guéneau, les yeux exorbités, faisait des allers-retours entre sa jambe repliée dans le mauvais sens et le sourire du jeune homme qui dodelinait de la tête.

— Évidemment, si vous ne payez pas votre loyer, pour la deuxième jambe, ça sera pas pareil du tout. Je vous péterai les deux genoux, vous ne serez pas près de remarcher. Et si vous vous rendez au commissariat, je vous péterai aussi les deux coudes. Pour vous coucher, vous pourrez vous plier en quatre, comme une serviette éponge.

Robert plissa les yeux. Il tâchait de se souvenir s’il n’avait rien oublié. Non. Tout était en ordre. Il se leva.

— Bon, le loyer. C’est très important, hein !

Il désignait la jambe de l’avocat.

— Je vous ai fait un petit pense-bête.

Lorsqu’il traversa la cour, le hurlement de M. Guéneau commençait à emplir la cage d’escalier.


Dans le salon de thé, les dames étaient installées à une table ronde.

— Tout s’est bien passé, poussin ? demanda Léonce.

Quand elle parlait à Robert, elle achevait toujours ses phrases par un sourire d’encouragement, comme Madeleine avec Paul quand il tentait désespérément de dire quelque chose.

— Comme sur des roulettes, dit Robert.

Léonce se tourna vers Madeleine, vous voyez, je vous l’avais dit.

— Merci, monsieur Ferrand.

Robert mit la main à sa casquette.

— À vot’ service. Si vous avez besoin que j’y retourne… On a bien sympathisé, tous les deux.


L’appartement de M. Dupré sentait l’encaustique, quelqu’un devait venir faire le ménage. L’idée d’une femme entrant dans ce lieu si impersonnel, monacal, était tellement incongrue que Madeleine imagina, le dimanche matin, M. Dupré à genoux passant lui-même la paille de fer et cirant le parquet.

— C’est un imbécile plein de bonne volonté, avait prévenu Dupré. Ces gens-là sont difficiles à canaliser.

Depuis que Robert Ferrand s’était fait embaucher à l’Atelier, la terreur de Madeleine était de le voir faire trop de zèle et d’être démasqué. Elle lui donnait des consignes très strictes et ne manquait jamais de renouveler, en cas de désobéissance, ses menaces de police, de prison, il n’y avait que cela pour lui faire entendre raison.

Madeleine regarda sa montre. Vingt et une heures trente, certains soirs le bilan était plus rapide que d’autres. Elle avait un peu de temps devant elle. Elle se retourna.

— Monsieur Dupré, voulez-vous m’aider à délacer cette gaine, je vous prie…

— Bien sûr, Madeleine.

Sexuellement comme en toutes choses, M. Dupré était un homme efficace. Ça n’avait rien à voir avec les emballements juvéniles d’autrefois avec André, mais d’une certaine manière, c’était mieux. Elle découvrait les préliminaires. Ni son mari, homme pressé, ni André, homme passif, ne les avait pratiqués avec elle. Il y avait de plus en plus de choses dont elle ne s’ouvrait pas au curé de Saint-François-de-Sales. Durant leurs rapports, ils parlaient peu ; à la fin toutefois, Madeleine ne manquait jamais de dire :

— Merci, monsieur Dupré.

— C’est un plaisir, Madeleine.

Mais ce soir-là, lorsqu’elle fut rhabillée, après le bref moment de toilette qu’elle s’octroyait derrière le paravent (M. Dupré allait fumer à la fenêtre, dans l’autre pièce), elle ne se dirigea pas vers la porte comme elle le faisait habituellement.

— Peut-être savez-vous cela, monsieur Dupré…, à quel âge les garçons sont-ils… je veux dire, à quel âge ?

— Cela dépend beaucoup des tempéraments. Certains sont de vrais petits hommes à douze ans, d’autres restent étrangers à cela jusqu’à seize ans et plus, c’est très variable.

Ça n’arrangeait pas Madeleine.

— C’est que… Paul m’inquiète un peu à ce sujet…

M. Dupré plissa les lèvres.

— Dans son cas, c’est en effet… délicat.

Il imaginait sans peine la difficulté à laquelle Madeleine était confrontée. Et il ne savait pas ce qu’il ferait si elle lui demandait le service de… Pourrait-il emmener un garçon mineur en fauteuil roulant et qu’il n’avait jamais vu dans une de ces maisons où lui-même avait si rarement mis les pieds ? Ça semblait difficile.

Un peu de temps coula. Madeleine attendait un geste que M. Dupré n’avait pas envie de faire, un mot qu’il n’avait pas envie de prononcer.

— Vous vous alarmez peut-être un peu tôt ?

— C’est possible…

Elle se résolut alors à parler avec Paul.

Mon Dieu, comment s’y prendre, par quoi commencer, et puis, que pouvait-elle pour lui ? Demain, c’est cela, demain elle s’entretiendrait avec Paul, elle verrait, elle improviserait.


Quand elle arriva, Paul ne dormait pas, il écoutait de la musique. Elle passa rapidement à la salle de bains, elle ne voulait pas aller l’embrasser sans avoir fait d’abord… une toilette complète.

Même seule, elle rougissait de pareilles pensées.

Une fois en déshabillé, elle se planta devant le grand miroir en pied. Elle n’était pas grosse à proprement parler, seulement un peu enveloppée, tous les hommes ne détestaient pas ça. Mais c’étaient des formes plus rondes que la mode ne le permettait, voilà le problème. Madeleine n’était pas malheureuse, elle se sentait démodée. Le style d’aujourd’hui, c’était des femmes minces, voire maigres, il suffisait de regarder les réclames, pas plus épaisses que l’auriculaire avec juste des fesses et des seins menus et fiers, pas comme les siens. Elle se tira la langue, poussa un cri, et bien qu’elle soit en déshabillé, elle cacha précipitamment sa poitrine. Paul était là, qui la regardait, par la porte restée entrouverte. Devant la réaction de sa mère, il se mit à rire.

— M… mais, ma… man…

Madeleine attrapa en hâte son peignoir puis elle vint jusqu’à lui et s’accroupit près du fauteuil comme elle le faisait habituellement.

— Mais qu’est-ce que tu fais là, mon cœur ?

Paul saisit son ardoise : « Je t’ai entendue rentrer, je voulais te souhaiter une bonne nuit. »

Elle regarda son fils. Lui aussi avait grossi. Il avait maintenant une petite bouille ronde, il faudrait surveiller les sucres et les graisses…

Il était tard, l’immeuble était plongé dans un silence parfois entrecoupé par le ronflement du calorifère, quelques pas dans l’escalier, un véhicule dans la rue… Le moment était propice aux conversations intimes, Madeleine sentit que l’occasion de parler avec son fils se présentait à elle et comprit qu’elle n’en aurait pas le courage.

Elle choisit la fuite :

— Je suis grosse…

La réponse de Paul fusa :

— P… pas du t… tout !

— Si, je vais faire un régime.

Il sourit, attrapa son ardoise.

« Tu devrais essayer une de ces crèmes amincissantes, ça vaut une fortune, mais… je peux te conseiller. »

Madeleine n’eut pas le loisir de s’interroger, Paul avait déjà fait demi-tour.

Elle était mal à l’aise lorsqu’il sortit ses cahiers de réclames qu’il posa sur sa table, dont un qu’elle ne connaissait pas et qu’il feuilleta patiemment. Il s’arrêta soudain.

— Di… dis-moi, ma… man…

— Mon chéri ?

Il recourut à son ardoise :

« L’homme que tu rencontres le soir… Pourquoi est-ce un secret ? »

Madeleine rougit, ouvrit la bouche pour répondre, mais Paul était déjà passé à autre chose. Il désignait une réclame :

— Là !

C’était une femme assez forte, qui avait l’air abattue. Le message assurait : « L’obésité est une infirmité ridicule et dangereuse. C’est la seule qui provoque les rires moqueurs et les réflexions désobligeantes. » L’alternative s’imposait : sombrer dans la dépression ou recourir aux pilules Mattel.

Paul souriait largement. Madeleine, encore sous le coup de la question qu’il lui avait posée, se sentit prise d’une sorte de vertige. Les mots parvinrent enfin à son esprit : « L’obésité est une infirmité ridicule. » Elle hésitait à comprendre.

— Il faut que j’achète ça ?

— Ou… ç… ça…

Paul tournait les pages sur lesquelles défilèrent les pilules du professeur Potal, la crème Lophyral, l’onguent Sainte-Odile, la pommade Vertey. Les femmes y étaient parfois minces et rayonnantes ou grosses et accablées selon qu’elles avaient ou n’avaient pas eu recours au remède conseillé par la réclame.

— J’en… j’en ai… p… plein…

Madeleine n’avait trouvé qu’un seul cahier, il y en avait trois qu’il se mit à feuilleter d’un air grave et satisfait. Dentol, pour des dents saines et blanches ; Charbon de Belloc, mangez tout ce qui vous plaît ; vaseline Chesebrough, choisissez la qualité… Et le clou : Thermogène contre la toux, les rhumatismes, la grippe et les lumbagos, rien que ça.

— C’est très intéressant, dit Madeleine.

C’est ce qu’elle disait autrefois à Gustave Joubert lorsqu’il lui parlait des prêts contre nantissement ou des taux actuariels d’obligations.

On arriva au cahier que Madeleine connaissait, mais ça ne lui fit pas le même effet dévastateur qu’auparavant. Elle regardait à la dérobée le beau profil de Paul, réflexif et… — elle chercha le mot — … satisfait.

— Dis-moi, mon chéri, qu’est-ce que c’est que tout ça…?

Paul déplaça son fauteuil, alla jusqu’à son armoire et revint avec un autre cahier, plus épais, de grand format, comme un registre de mairie. C’étaient des formules mathématiques.

— N… non, dit Paul, chi… chimiques.

Il saisit son ardoise : « Ces produits se vendent par milliers, maman… »

— Je sais…

« Mais sais-tu ce que c’est ? »

— Des produits nouveaux destinés à…

« Non, maman, rien de nouveau là-dedans ! La plupart sont des choses connues depuis très longtemps. On ajoute simplement quelques plantes, un parfum, quelque chose pour donner de la texture, de la couleur, rien de plus. »

— J’ai un peu de mal à te suivre, mon cœur…

Paul désigna son registre.

« Tous ces produits ne sont rien d’autre que des formules du Codex à peine améliorées. »

— Ah, le Codex…

« C’est le recueil des formules approuvées par la Faculté. C’est public, tout le monde peut s’en servir. Et c’est ce qu’ils font. »

D’accord. Madeleine comprenait enfin. Elle était contente. Soulagée d’abord que l’intérêt de Paul pour ces produits soit purement scientifique et heureuse que son activité intellectuelle ne s’arrête pas à l’opéra.

— Eh bien, dis donc, tu m’as vraiment appris quelque chose.

Paul la fixait, interrogatif.

— Oui, c’est très intéressant, ajouta Madeleine. Maintenant, il est tard…

« Sais-tu pourquoi ces produits se vendent ? »

— On pourra discuter de tout cela demain, Paul, il va falloir aller te coucher.

« À cause de la réclame. Ces produits n’ont aucune valeur, ils sont faciles à fabriquer et les gens les achètent quand la réclame est bien faite ! »

Madeleine sourit.

— C’est astucieux, pas de doute.

« Ce sont des produits chers, maman, parce que, pour les gens, le corps compte tellement que le prix, lui, ne compte plus. »

Madeleine se fendit d’un petit rire.

— Je suis très heureuse que tu aies enfin trouvé quelque chose, je veux dire, un métier… La chimie, c’est une bonne idée.

« Oh non, maman, la chimie, ça ne m’intéresse pas du tout ! »

— Ah bon ? Alors, tu veux faire… de la réclame, c’est ça ?

« Non, maman… »

Il désigna les coupures de presse.

— Eux, ils f… font de la ré… clame. Moi je v… veux f… faire d… de la pu… blicité.


Charles Péricourt avait embauché Alphonse Crémant-Guérin comme assistant et l’avait officiellement présenté à ses collègues.

— Vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas, adressez-vous à lui, il est très efficace.

Après quoi, Charles avait dit au jeune homme :

— On serait content de vous voir à la maison.

La semaine suivante, Alphonse avait répondu :

— Président, je ne veux pas être importun, mais j’aurais aimé venir présenter mes hommages à votre épouse et à vos charmantes filles…

Cette invitation avait mis Hortense dans tous ses états. Sur laquelle Alphonse allait-il jeter son dévolu ? Et, accessoirement, comment allait réagir celle qui ne serait pas choisie ?

— Tu n’as pas un autre assistant à embaucher, Charles ?

Charles ne répondit pas.

Alphonse vint dîner. Il n’était pas idiot, il avait bien compris ce que Charles Péricourt espérait, mais ses deux filles étaient tellement laides que son cerveau s’était en quelque sorte figé.

Les jumelles, elles, avaient eu à cœur de lui simplifier la tâche. Elles comprenaient qu’il n’y avait qu’un seul garçon et, bien qu’elles n’aient pas plus brillé en arithmétique que dans les autres disciplines, elles savaient qu’il lui faudrait choisir. Rose estimait que sa position d’aînée lui assurait une priorité, ce que Jacinthe, qui avait toujours été dominée par sa sœur, avait accepté en attendant son tour.

C’est donc Rose qui fut chargée d’apporter les biscuits, service acrobatique. Chacun dans le salon fut admiratif devant la prouesse technique de la jeune fille.

Charles était effondré. Il souffrait deux fois, d’aimer Rose et de comprendre Alphonse.

Pour faire diversion, on discuta politique.

La création de la commission présidée par Charles Péricourt faisait beaucoup parler. Pas toujours en bien.

Les hommes politiques étaient si discrédités aux yeux des électeurs que même lorsqu’ils disaient vrai, ils étaient inaudibles. Cette fois, l’intention n’était pourtant pas suspecte. La dette du pays souciait sincèrement les parlementaires. Beaucoup entretenaient cette idée, assez fantasmatique, que la France pourrait revenir à l’économie saine qu’elle avait connue autrefois, ils pensaient que l’on traversait une crise, par définition passagère, et ne comprenaient pas que c’était un nouvel état du monde qui s’était installé durablement.

Les journaux avaient tous parlé de la « commission Péricourt ».

— C’est très encourageant, dit Alphonse.

Rose, les coudes plantés sur la table, le menton entre les mains, poussa un gloussement d’admiration.

— Vous trouvez ? demanda Charles.

— Le sujet est dans les esprits. Il y a même de l’impatience. Le gouvernement aura beaucoup de mal à refuser vos mesures. C’est une position très solide.

Charles soupira. C’était bien vu. Ah, ce qu’il aimerait l’avoir pour gendre.

30

Depuis plusieurs jours, Léonce filait droit. Robert avait souvent la main leste, mais c’était Robert, et ce qu’elle autorisait à son premier mari, elle n’avait pas l’intention de le supporter du second. Joubert n’était pas violent, du moins pas trop, bien des maris étaient moins regardants. Mais il était très énervé, irascible, de temps en temps ça le prenait comme ça, il attrapait Léonce, la retournait, et, tandis qu’il la besognait, il la fixait comme s’il la haïssait ou qu’il avait posé une question et attendait la réponse avec une sourde impatience. Il se répandait en elle sans ciller, sans le moindre grognement. Léonce, ça lui faisait un peu peur.

C’est un homme sous pression qui jeta son manteau, son chapeau, claqua les talons sur le carrelage, pas un mot, pas un regard pour elle. Il s’enferma dans son bureau.

Léonce alla écouter à la porte, les domestiques passaient, la toisaient, courbée en deux, l’œil à la serrure, elle s’en fichait, elle n’en était plus là.

Gustave téléphonait, envoyait des pneumatiques. Des convocations. Madeleine demanderait à qui elles étaient destinées. Pas difficile, à tout le monde. On se réunirait le soir même. Impérativement.

Entre deux appels au service du télégraphe, Gustave avait tout le temps de ruminer. De Clichy au Pré-Saint-Gervais, les nuages s’étaient brusquement densifiés.

Le résultat de l’inspection ne s’était pas fait attendre. La Renaissance française coupait les vivres, on voulait des « résultats tangibles » avant de remettre la main au portefeuille.

Il raccrocha, il venait d’envoyer son dernier pneumatique. Il se leva, juste le temps pour Léonce de faire semblant de passer dans le couloir.

— Fais-moi monter un repas froid, dit-il comme s’il s’adressait à la cuisinière. Tout de suite, je vais devoir repartir bientôt.


Pendant ce temps, Robert Ferrand fermait les yeux et entendait à nouveau « belote, rebelote et dix de der ». C’était lassant.

— Laisse-les gagner ! Tu vas te les mettre à dos !

C’était un ordre de Léonce qui recevait ses ordres de Madeleine.

C’est vrai que ça n’était pas le moment de se fâcher avec les gens parce que l’atmosphère était déjà très tendue. Forcément. Au début, Robert ne croisait quasiment personne puisqu’il commençait à l’heure où le personnel terminait sa journée, mais au fil des semaines, tout le monde travaillait de plus en plus tard, il devait slalomer pour passer la serpillière et il était plus difficile qu’avant de faire semblant de faire le ménage.

— Pet ! hurla le gardien qui, par chance, était allé aux toilettes entre deux parties.

Il revint en courant, une voiture entrait dans la cour. On ramassa les cartes à toute vitesse, on boutonna les tenues réglementaires à la hâte, Robert fila dans sa réserve. Lorsque le patron passa la porte, il lançait un grand seau d’eau par terre qui obligea Joubert à enjamber les flaques pour atteindre l’escalier.

— Désolé, patron…

Joubert ne répondit pas. Il était de moins en moins aimable, il entrait et sortait d’un pas rageur ou préoccupé, donnait ses ordres d’une voix cassante, vraiment déplaisant. Robert ne lui en tenait pas rigueur, et même il le comprenait, tous ces ennuis qui se succédaient jour après jour…


Vers vingt-trois heures, tout le monde était là, assis autour de la grande table de la salle de réunion.

Conséquence de l’inspection de la Renaissance française, des vingt-trois personnes présentes au départ, ils n’étaient plus que treize. Les entreprises partenaires avaient toutes rapatrié qui un ingénieur, qui deux techniciens. Oui, bien sûr, avait dit Joubert, évidemment, reprenez-les, ici tout va bien, nous sommes même un peu en avance. Tu parles…

Sur la foi de plusieurs articles assassins dans la presse qui suspectaient l’Atelier de n’avoir plus de réserve de trésorerie, un fournisseur avait soudainement exigé un règlement avant toute livraison. Le gouvernement venait de suspendre les subventions. La crise de confiance gagnait. Joubert avait été banquier suffisamment longtemps pour savoir qu’il ne présentait plus la garantie suffisante pour négocier un prêt quelque part. Il était au bord du précipice et il était seul.

— La décision du gouvernement, dit-il à ce qui restait de son équipe, nous place dans une situation plus difficile que prévu.

Il n’était pas un psychologue hors pair, mais il avait des réflexes de patron et savait que des employés malmenés travaillent mal.

— Ce qui arrive aujourd’hui, c’est ce qui se produit dans n’importe quelle aventure de grande ambition. Je vous ai fait venir pour vous confirmer ma totale confiance. C’est dans les moments difficiles que se jugent les âmes fortes.

Il était assez content de cette formule. On bougea les épaules, on se redressa sur sa chaise.

— Mais il va nous falloir des résultats. Un essai concluant, quelque chose d’un peu spectaculaire. Après, nous aurons la paix un sacré bout de temps.

On s’était attendu au pire. À la fermeture de l’Atelier, peut-être. Au lieu de cela, Joubert relançait l’échéance. Un mince sourire aux lèvres, il ajouta :

— Une preuve apportée par un modèle réduit du turboréacteur ouvrirait à la fabrication du prototype grandeur nature. Une présentation au tout début septembre, cela vous semble-t-il raisonnable ?

Dix semaines.

— Possible, lâcha l’un.

Tour de table. Chacun fit le bilan de son secteur. Les nouvelles aubes arriveraient dans un mois, l’étagement des pales serait opérationnel dans six semaines, les turbines nécessitaient encore des réglages, mettons trois semaines de plus, les questions de mélange de carburants, d’aérodynamisme pourraient se régler plus tard…

Oui, dix semaines, rien d’impossible.

Il faudrait travailler dur, mais on ferait bientôt les tests du nouvel alliage, on était à deux doigts de la solution. Il n’était pas impensable d’organiser un essai public du modèle réduit de réacteur dans ce délai.

Voilà, se dit Joubert. Serrer les boulons, mais pas désespérer le personnel.


André Delcourt restait « difficile à prendre », dixit M. Dupré, qui entrait régulièrement dans son appartement avec des précautions d’Indien, lisait les lettres, soulevait les livres, détaillait les draps, l’état du fouet à buffles, et repartait avec tantôt quelques feuilles d’un papier qu’André appréciait particulièrement, une vieille robe de chambre roulée dans la poubelle (il y en avait une nouvelle, pendue à la patère de l’entrée, verte, matelassée, tout à fait dans sa prétention, voltairienne), un stylo-plume dont la poussière indiquait qu’il ne s’en servait plus, une bouteille d’encre remplacée par une neuve, le brouillon d’une lettre trouvé chiffonné dans la corbeille, toutes sortes d’objets secondaires que M. Dupré saisissait avec un mouchoir et qu’il serrait dans sa poche avant de les ranger à son tour dans un petit coffre placé sous son lit.

— C’est une question de temps, disait Madeleine.

On aurait dit qu’elle voulait le rassurer. Comme s’il s’agissait de son affaire à lui et non à elle.

Tous deux lisaient attentivement les chroniques d’André dans l’espoir d’y trouver une information, un élément qui leur serait utile. Tâche vaine, depuis plusieurs semaines André n’écrivait que pour complaire. C’était l’occasion pour Madeleine de feuilleter les journaux, l’actualité l’intéressait plus qu’auparavant.

— « M. Dovgalevski, ambassadeur des Soviets, s’entretient avec le gouvernement français sur la situation politique générale. Un rapprochement progressif avec l’URSS semble de moins en moins improbable. » On aura tout vu !

— Vous préférez peut-être un rapprochement avec l’Allemagne ! répondit M. Dupré.

— Sûrement pas ! Mais de là à s’allier avec les traîtres de 1917, merci beaucoup !

— L’ennemi, c’est le fascisme, Madeleine, pas le communisme.

— Eh bien moi, monsieur Dupré, je n’ai pas envie de les voir à nos portes ! Des barbares, voilà ce qu’ils sont !

Madeleine avait croisé les bras.

— Vous voulez que les prolétaires viennent semer la révolution chez nous ?

— Qu’est-ce qu’ils vous prendraient ?

— Pardon ?

— Je dis : si les prolétaires débarquaient chez vous, ils auraient quoi à voler ? Votre argent ? Vous n’en avez plus. Vous avez peur pour vos casseroles ? pour votre carpette ?

— Mais… mais…, monsieur Dupré, je n’ai pas envie qu’on bolchévise mon pays, qu’on nous retire nos enfants !

— Là, c’est du fascisme et du nazisme que vous parlez, c’est autre chose.

Madeleine était outrée.

— Mais ces gens-là veulent semer le désordre. Avec eux, plus de morale, pas de Dieu !

— Parce que Dieu, vous estimez qu’il vous a bien aidée ?

M. Dupré reprit sa lecture. Madeleine ne répondit pas.

Ce genre de conversation n’était pas rare et les idées de Dupré, très nouvelles pour Madeleine, la plongeaient souvent dans de profondes réflexions. On voyait qu’elle essayait de réfléchir à tout cela.

— Monsieur Dupré, je vais vous demander un petit service…

Il était tard, il l’avait raccompagnée en taxi. La voiture s’était arrêtée rue La Fontaine, à l’autre extrémité, comme chaque fois, à cause des voisins.

— Bien volontiers.

— Ce serait de venir discuter quelques minutes avec Paul.

Il y eut un blanc.

— Discuter de quoi ?

Madeleine faillit rire. Le ton précipité de M. Dupré traduisait son inquiétude. Madeleine ne résista pas à la tentation de laisser planer le mystère :

— Question… personnelle, je crois. Mais si cela vous ennuie…

— Pas du tout, Madeleine. Pas du tout…

Mais il avait sa voix des mauvais jours. Comme quand il se trouvait face à Robert Ferrand, on voyait bien qu’il avait envie de lui botter le derrière.

— Bonsoir, monsieur Dupré.

Elle souriait en poussant la porte.

— Bonsoir, Madeleine.


M. Dupré avait mis son costume. C’est la première fois qu’il entrait là.

Vladi arriva aussitôt, minaudant comme si elle était la jeune fille de maison.

— Miło mi pana poznać !

— Oui, moi aussi, répondit M. Dupré.

On se tourna vers l’entrée du salon où Paul venait de s’avancer.

— Paul, dit Madeleine, voici M. Dupré.

Le garçon tendait la main à son tour, mais de loin parce que le fauteuil ne passait pas. M. Dupré alla jusqu’à lui.

— Bonjour, Paul.

Tout le monde restait là, emprunté, Madeleine prit sur elle :

— Monsieur Dupré, voulez-vous une tasse de café ?

Il n’en voulait pas. Depuis que Madeleine l’avait piégé avec cette demande, il était agité, anxieux. Lui qui ordinairement dormait si bien se réveillait la nuit avec des questions très nouvelles qui n’auraient pas dû le concerner. Maintenant qu’il était là, il avait hâte d’en finir. Il ne se déroberait pas. Il avait son projet, mûrement réfléchi. Il ne reprochait rien à Madeleine, une mère seule trouve du secours où elle le peut, mais, selon lui, elle n’avait pas agi correctement, pas franchement, alors, il lui en voulait.

M. Dupré désigna Paul.

— Je suis venu discuter avec ce jeune homme, je crois.

Vladi a fermé la porte, Madeleine a annoncé « J’en profite pour aller faire quelques courses », M. Dupré n’a pas relevé, ça non plus n’est pas très courageux.

Il regarde Paul qui ne ressemble pas à l’image qu’il se faisait de lui. Il a presque quatorze ans, il est un peu plus gros que sa mère le prétend et doit se raser la lèvre supérieure pour accélérer la venue d’une moustache encore embryonnaire, il s’est légèrement coupé quelques jours plus tôt. Le problème, ce sont ses jambes. Très maigres. Un beau visage, son père aussi était bel homme. Un sacré malfaisant, mais séduisant, toujours une femme dans les bras, jamais la sienne. La petite chambre est surchargée de livres, de dossiers, de piles de disques, le tapis est élimé à l’endroit où passe le fauteuil.

— A… sseyez-v… vous…

Mauricette. Une petite de la rue Froidevaux. Elle annonce dix-huit ans, mais elle n’en a pas plus de seize. Jolie, vraiment. Un sourire… Ce qui a décidé M. Dupré, c’est qu’elle a un visage gracieux. Oui, ça ne veut rien dire, ça pourrait être une vraie peste avec une figure d’angelot, mais il faut bien se fier à quelque chose. Et elle ne fait pas le trottoir à proprement parler. C’est une intermittente. Et dégourdie. Tout de suite sur le lit, à retirer ses bas en bavardant gentiment, pas comme d’autres, pour le peu qu’il en connaît. Et futée parce que, lorsqu’elle a vu qu’il s’asseyait simplement au lieu de se déshabiller, elle a flairé le client qui allait demander autre chose.

« T’es venu pour quoi, au juste ? »

Debout au pied du lit, bien décidée à ne pas se laisser faire, c’est très triste de penser que des situations comme celle-ci, elle allait en connaître des dizaines et que toutes ne se termineraient pas aussi facilement.

M. Dupré s’est contenté de sortir son argent, de payer la passe comme s’il allait consommer, d’expliquer qu’il ne venait pas pour lui. Elle a discuté pied à pied, sou à sou, mais tout s’est bien passé.

— Alors, Paul, dit-il, tu as besoin d’aide, à ce que j’ai compris.

Le garçon rougit, Dupré regrette sa phrase, maladroite, il ne voulait pas être blessant.

— Ma… man vous a… dit…?

— Dans les grandes lignes. Mais je pense que j’ai saisi l’essentiel.

Bien. Paul paraît soulagé.

— Vous… vous per… mettez ?

Il désigne son ardoise.

— Oui, bien sûr.

« Je vois trois problèmes, écrit Paul : trouver la bonne personne, la question du lieu, et celle de l’argent. »

— C’est bien vu, sourit Dupré.

Ce môme a la tête sur les épaules. Avec Mauricette, il va être en pays de connaissance.

« Pour l’argent, maman dit que, pourvu que ça ne soit pas excessif, elle a ce qu’il faut. »

— Elle a raison, c’est une question qui devrait s’arranger.

Paul hoche la tête, oui, cette question l’a pas mal turlupiné, mais sa mère a dit qu’on trouverait les sous. N’importe comment, mais on trouverait. « Si ça reste raisonnable ! » a-t-elle ajouté.

Bonne nouvelle.

« Pour le lieu, poursuit Paul, j’hésite sur ce qui conviendrait le mieux. » Il a l’air confus, son écriture devient plus fébrile. « En fait, je ne sais pas très bien comment ça se passe. »

Il regarde M. Dupré et se reprend :

« Je veux dire… concrètement. »

Il rougit de son ignorance.

— Il n’est pas nécessaire que ça soit très grand, Paul. Ce qu’il faut, c’est y être bien, tu dois te sentir en sécurité. Je crois avoir trouvé ce qu’il faut.

Le visage de Paul s’éclaire.

— C… c’est v… vrai ?

— Je crois.

Ils se sourient. Tout se passe bien. Il est adorable, ce môme, ça fait plaisir de lui faire plaisir.

« Maintenant, pour la bonne personne, je pense mettre une annonce dans le journal. Genre… »

Il se tourne pour attraper son cahier.

— Oh, ça ne sera pas nécessaire, Paul, j’ai sans doute ce qu’il te faut.

— Aaaah… oui ?

Il en est baba, le petit Paul. Il éclate de rire. C’est de la joie pure. Il écrit sur son ardoise, tout à son excitation :

« Si vous avez le lieu pour le laboratoire, que maman a l’argent pour se lancer et que vous connaissez un pharmacien compétent…, ça peut aller très vite alors, non ? »

M. Dupré sourit à son tour. Un peu jaune.

— Oui… Normalement… Mais enfin, le mieux serait quand même que tu m’expliques tout ça de nouveau… Je veux dire… avec tes mots à toi.

Paul est d’accord. Il a très envie de détailler son projet :

« Alors voilà, mon idée, c’est de créer un laboratoire pharmaceutique… »

31

C’était un hôtel particulier, rue de la Tour, à l’angle de la rue de Passy, un immeuble cossu que rien ne distinguait de ses voisins, les domestiques pressaient le pas sur les trottoirs. L’annonce était parue dans Le Temps, c’est Paul qui l’avait repérée.

— Ma… man…

Il avait écrit : « C’est curieux, non ? »

— Qu’est-ce qui est curieux, mon trésor ?

« L’argument publicitaire. »

C’était son truc, il mettait de l’opéra en toile de fond et passait son temps à lire les annonces, à détailler les textes promotionnels, à analyser les slogans.

« Quand tu lis ça et que tu te demandes ce qu’ils ont à vendre, qu’est-ce que tu réponds ? »

Madeleine avait ébouriffé les cheveux de Paul, tu es un malin, toi.

L’annonce ne donnait pas l’adresse, juste un numéro de téléphone. Une voix de femme, un très léger accent.

— Et… c’est de la part de madame…?

— Joubert. Léonce Joubert.

— Où peut-on vous joindre ?

On ne vous répondait pas directement, puis on vous téléphonait chez vous, façon discrète de vérifier votre identité. Trois jours s’étaient écoulés quand Léonce avait appelé Madeleine :

— Ils m’ont donné un numéro. J’ai fait comme vous m’avez dit.

— Parfait, je vous écoute…

— M. Renault. Passy 27–43.

On lui avait aussitôt passé un monsieur, voix onctueuse, chaude, presque caressante, une voix de cinéma.

— Renaud, avec un d, pas comme les automobiles…

Pour le rendez-vous, elle avait emprunté à Léonce un tailleur en velours côtelé, un peu difficile à enfiler.

— Mais n… non, t… u es t… t… très belle, ma… man.

Il était gentil, Paul, mais on voyait qu’il n’avait pas à serrer la ceinture à boucle de métal. Bon, le principal était qu’elle pouvait passer pour Mme Joubert.

M. Renaud avait quinze ans de plus que sa voix et un physique d’employé de préfecture. Pour un banquier, c’était bien décevant. Son crâne brillait comme une boule d’escalier. Il était charmé par sa visiteuse, mais c’était son métier d’être ravi de vous rencontrer.

On avait servi du thé dans son bureau qui était en fait un salon avec canapé, fauteuils, table basse.

M. Renaud comprenait tout à fait que M. Joubert ne puisse pas se déplacer en personne. Il envoyait son épouse qui avait posé sur le guéridon une belle carte de visite en relief avec des lettres en capitales anglaises.

— Quelle triste fin pour cette banque Péricourt…

Il avait l’air sincèrement contrarié. Pour un banquier, la faillite d’un établissement de crédit, c’est comme un deuil familial.

— En revanche, cette Renaissance française, quelle belle initiative… Et cet Atelier aéronautique, quelle ambitieuse entreprise !

— Pourtant, les temps sont difficiles…

Oui, il lisait les journaux. Qu’une pareille affaire puisse se trouver en difficulté, il le vivait comme une cruauté insupportable.

— Justement, monsieur Renaud, c’est la raison de ma venue.

Il ferma douloureusement les yeux, un long moment, il comprenait.

— Au cas où les choses tourneraient… au désavantage de monsieur votre mari, il ne souhaite pas que l’État…

Il se reprit, affolé par son audace :

— Attention ! Loin de moi l’idée de critiquer votre gouvernement !

Madeleine répondit par un signe, ne vous excusez pas, on sait à quoi s’en tenir.

La cérémonie mondaine venait de s’achever, on s’était flairé, on s’était compris, on partageait les mêmes valeurs. À la veille d’une déconfiture, M. Joubert cherchait à planquer de l’argent avant que le fisc ne le lui barbote, M. Renaud était là pour supprimer ce genre d’obstacle.

Dans sa seule et discrète annonce, l’Union bancaire de Winterthour garantissait à ses futurs clients que les comptes individuels restaient « parfaitement discrets », rien de nouveau sous le soleil, le secret bancaire suisse avait acquis une réputation quasiment planétaire. Elle assurait également qu’un représentant se rendait régulièrement à Paris et ailleurs en France pour « rencontrer ses clients » et « rester au plus près de leurs préoccupations ». C’est ce qui avait attiré l’attention de Paul.

Pour percevoir les intérêts de votre argent placé dans une banque suisse, il fallait aller en Suisse. Et en revenir, avec les risques que cela comportait. On avait arrêté, ces dernières années, des voyageurs qui avaient été contraints d’ouvrir leurs valises et de s’expliquer sur leurs petites affaires, c’était très déplaisant.

L’Union bancaire de Winterthour était un établissement extrêmement serviable. Elle vous dispensait des fatigues du voyage et vous apportait votre argent à domicile. C’était le rôle du « représentant à l’écoute de ses clients ». Vous donniez vos titres, l’agent de la banque encaissait pour vous les bénéfices et vous rapportait tout cela chez vous en monnaie sonnante et trébuchante, le fisc n’y voyait rien.

— Nous avons un système… tout à fait nouveau. De notre invention.

M. Renaud n’était pas un homme hanté par une grande haine de soi, mais la satisfaction, cette fois, débordait. Madeleine ne posa pas de questions, elle attendit sereinement.

— Le compte à numéro.

Elle se fendit d’une petite grimace traduisant sa difficulté à cerner l’objet. M. Renaud se pencha vers elle.

— Un client ouvre un compte dans une banque, disons, classique. Ce compte porte son nom. Toutes les opérations, les versements, les retraits, sont, en quelque sorte, estampillés à son nom. Si l’on veut lui chercher des poux dans la tête, rien de plus facile, on consulte les livres, voilà sa vie entière étalée au grand jour.

— Il me semble que le secret bancaire…

— Bien évidemment, chère madame ! Mais ce n’est qu’une garantie relative. Nous, nous offrons une protection absolue. Avec nous, si je puis dire, c’est ceinture et bretelles !

Il n’avait pas pu s’en empêcher, plus fort que lui. Il se racla la gorge pour effacer la mauvaise impression que cette fine plaisanterie avait pu provoquer et reprit d’un ton ferme :

— Nous ouvrons des comptes sans identité. Que les livres apparaissent au grand jour, vous n’y trouverez rien d’autre qu’un numéro qui ne vous conduira nulle part.

Il prit sa tasse, se renversa dans son fauteuil.

— Si je vous dis 120.537, comment pouvez-vous savoir de qui il s’agit ? C’est impossible.

Madeleine approuva.

— Mais, demanda-t-elle, intriguée, il faut bien, pour effectuer les opérations, que vous sachiez à quelle personne correspond tel ou tel numéro…

— Mon carnet ! C’est le seul document qui établisse une correspondance entre les comptes numérotés et l’identité de nos clients. Je dis, le seul… Il y en a un autre, mais celui-là se trouve dans le coffre de notre maison mère, il n’en sort jamais. Prudence, prudence. Quant à mon carnet, il est soit au coffre, soit sur moi. C’est le secret le plus absolu, pas de dactylo informée, pas de copie carbone qui va traîner dans les corbeilles. Il n’y a pas trois personnes au monde capables de rapprocher les numéros de nos comptes et l’identité de nos clients.

Il éclata du petit rire finaud de ces hôteliers qui, au sujet de leur confiture maison, déroulent trois cents fois par an la même plaisanterie qu’ils estiment irrésistible.

Madeleine appréciait.

— Mon mari va être très impressionné. Les échéances sont peut-être proches… Il va devoir prendre des dispositions rapidement. Pour le cas où, vous comprenez.

— Dites-le-lui. C’est où et quand il le voudra.

Madeleine remercia d’un sourire. La question la plus difficile à poser pour un banquier, mais qui lui brûle les lèvres, est toujours la même : combien ? Chacun a sa recette. M. Renaud abordait cette délicate question comme un point de détail :

— Et il s’agit de…

— Au début… huit cent mille francs.

M. Renaud approuva sobrement, huit cent mille francs, très bien. Il souriait. Dieu que l’argent sent bon quand il passe de la poche du client à la vôtre.

Ce fut un soulagement de retirer cette ceinture, ce tailleur, ouf. Madeleine le replia soigneusement et le remit dans le grand carton, sans regret, trop serré, il faudrait maigrir un peu quand même…


Début avril, on vit à la une des quotidiens des photographies de boutiques allemandes avec, sur les vitrines, des mots peints en caractères majuscules et des soldats devant les portes. Elles illustraient une « grande journée de boycottage des commerçants juifs ».

L’Excelsior expliquait que « dans la nuit, on avait dessiné sur leurs vitrines des têtes de mort et des inscriptions comme celle-ci : “Danger ! Magasin juif !” ». Paul était impressionné.

Une large partie de la presse française dénonçait les exactions commises par les miliciens nazis. « Hitler cherche à instaurer contre les Juifs une lutte systématique et sans merci, plus redoutable que toutes les violences. »

Depuis le 4 avril, les passeports des Allemands qui voulaient sortir du pays devaient porter la mention « Sans inconvénient », faute de quoi, il leur était impossible de partir.

Comœdia, le même jour, titrait « Solange Gallinato, nouvelle égérie du Reich ».

Si Solange n’avait pas parlé de ce récital à Berlin et si elle n’avait tant insisté pour qu’il s’y rende, Paul ne se serait pas plus intéressé à l’Allemagne qu’à tout autre sujet, mais maintenant qu’il y prêtait attention, il voyait que ce pays était l’objet de nombreuses et profondes préoccupations, beaucoup d’articles évoquaient ce qui se passait là-bas.

Le Petit Parisien n’y allait pas avec le dos de la cuillère : « L’hitlérien est un sectaire farouche qui déteste tout ce qui n’est pas de son bord et qui est prêt à piétiner quiconque s’oppose à sa volonté ou à ses idées. »

Était-ce dans ce pays-là que Solange se faisait une telle joie de se rendre et de se produire ? Elle envoyait des coupures de presse : « Le Reich s’enorgueillit de la venue de Solange Gallinato à Berlin, déclare Joseph Goebbels », « Le chancelier Hitler recevra la Gallinato comme un chef d’État ».

« Mon petit poulet, ça y est, je suis heureuse comme tout, mon programme est arêté, je l’ai envoyé au gens de là-bas. Je suis certaine que sa va leur faire beaucoup d’effet ! Viendras-tu, enfin ? »

Paul ne se sentait guère autorisé à émettre un jugement sur des affaires d’adulte. Il risqua seulement, dans une lettre : « Est-ce une bonne chose, Solange, d’aller chanter en Allemagne… en ce moment ? »

« Mais, mon petit asticot, bien sur que s’est maintenant qu’il faut aller en Allemagne ! Cette grande nation musiciene a plus que jamais besoin que des artistes vienne s’y produire ! »

Cette réponse de Solange lui était parvenue à la mi-mai (« Solange Gallinato veut servir la cause de la culture allemande »), quelques jours à peine après que la presse eut publié la grande photo d’un bûcher dressé sur la place de l’Opéra de Berlin avec cette légende : « Autodafé géant ! 20 000 livres anti-allemands ont été brûlés hier soir ! »

Tout ce que Paul savait des bûchers, il l’avait appris en histoire sur Jeanne d’Arc et Giordano Bruno, ça n’étaient pas des précédents bien rassurants. « Une foule énorme était rassemblée autour du bûcher, écrivit-on dans L’Intransigeant. Elle chantait sur un ton grave des hymnes patriotiques comme dans un temple. L’Allemagne est le seul pays au monde où la barbarie prenne une forme mystique et soulève les âmes dans une pieuse allégresse. »

Barbarie, bûcher, musiciens chassés, Juifs pris en étau… Paul n’aurait pas pu argumenter, mais il savait que tout ça n’était pas bien.

« Je ne veux pas te donné le détail de mon programme, parce que j’espère que tu sera si désireux de le connaitre que tu viendra m’écouter à Berlin ! Se sera un très grand moment dans ma carière, le plus grand peut-être, te rend-tu compte, le chancelier en personne, les ministres du Grand Reich et tout le grattin ! Je vais te faire salivé encore un peu. J’ai retenu pour le décor un artiste que tu va adorer, je ne te dit que sa. Tout le monde en sera baba, je t’assure ! »

L’enthousiasme de Solange peinait Paul.

« Si le Reich me le demande, je chanterai dans toute l’Allemagne », avait-elle déclaré, ça ne pouvait pas être seulement de la naïveté, de la crédulité. Ce qu’il lisait dans les journaux, chacun pouvait le lire. Même Solange.

Le 10 juin, huit cents comédiens, musiciens et chanteurs juifs étaient « démissionnés », dont Otto Klemperer, l’ancien chef d’orchestre de l’Opéra d’État.

À la fin du mois, les œuvres de Mendelssohn, Meyerbeer, Offenbach, Mahler furent bannies des programmes de concert. La musique moderne devait être considérée comme une décadence de la véritable tradition allemande représentée par Bach, Beethoven, Schumann, Brahms, Wagner et Strauss, musiciens que précisément Solange Gallinato se faisait une joie d’aller chanter à Berlin au profit de ce qu’elle appelait « le Grand Reich ».

Paul recommença sa lettre de nombreuses fois, il hésitait surtout sur la fin :

Chère Solange,

Votre décision d’aller chanter à Berlin me fait beaucoup de souci. Je lis dans les journaux qu’il y a là-bas plein de gens malheureux, beaucoup de musiciens ! Je ne m’y connais pas beaucoup, c’est vrai, mais on a brûlé des livres, on a saccagé des magasins juifs, j’ai vu des photos. Ce qui me fait de la peine, ce n’est pas que vous chantiez à Berlin, c’est de vous voir aussi enthousiaste pour les gens qui font ça. Je ne sais pas comment vous le dire. J’ai tourné les mots dans ma tête pendant longtemps avant de prendre la plume. Je vous dois beaucoup. Quand j’ai entendu votre voix pour la première fois, c’est comme si je renaissais. Si je suis encore vivant, c’est grâce à vous. Mais ce que vous faites là ne peut pas aller avec ma vie. C’est pourquoi je vous écris. Pour vous remercier du fond du cœur. Mais vous dire aussi que je ne répondrai plus à vos lettres parce que la personne qui aime ces gens-là, sans s’occuper du reste, n’est plus celle que j’ai tant aimée.

Paul

La vague de pessimisme qui avait submergé l’Atelier aéronautique s’était achevée par un de ces revirements soudains comme on en observe parfois dans le monde des affaires. L’horizon s’était de nouveau dégagé, presque aussi radieux qu’au départ.

L’annonce de cet essai début septembre, au lieu de paralyser les équipes, avait déclenché un réflexe collectif d’amour-propre. Il n’était pas rare qu’on passe la moitié de la nuit à l’Atelier pour être de retour à la première heure. Il n’y avait plus ni samedis ni dimanches. La courbe du découragement s’inversa parce que le résultat était là, à portée de main. On refit des tests de carburant, de soufflerie, de résistance à la chaleur. Joubert passait ses journées avec le personnel, il était partout, se préoccupait de tout, avec une énergie qui forçait l’admiration. Toujours un mot pour l’un, pour l’autre, un encouragement. S’il en avait été capable, il aurait fait de l’humour.

Et la spirale vertueuse avait commencé à se dérouler.

Le rendement des turbines avait dépassé les espérances, et surtout, surtout, le nouvel alliage avait confirmé tous les espoirs. Dix jours plus tôt, on avait procédé au premier essai. Lorsque le réacteur s’était mis en route, personne n’avait osé y croire. La brutale poussée avait déclenché des applaudissements. Joubert, dont on sait comme il était peu émotif, sentit les larmes monter, il se moucha pour donner le change, ordonna deux autres tests, dont le premier eut lieu quatre jours plus tard. Plus concluant encore que le précédent. Joubert maintenant était sûr de son coup.

D’ailleurs, il le fallait. C’était urgent.

La trésorerie du projet prenait l’eau de toutes parts. Plusieurs fois par semaine, Joubert devait répondre à des demandes de la Renaissance. Tableaux, état d’avancement de la recherche, planning des techniciens, stocks disponibles, dépenses, il devait tout justifier. Sacchetti disait : « Que veux-tu, ils n’ont pas ton ambition, tout les affole ! » Joubert rongeait son frein et protégeait ses équipes. Consacrez-vous à la tâche principale, je m’occupe du reste.

Le dernier test de soufflerie fut couronné de succès. Il fut décidé qu’en début de semaine, on commencerait la fabrication des coques définitives, un calendrier parfait qui permettait même d’avaler quelques contretemps comme il s’en présentait toujours.

Tout le monde attendait les nouvelles aubes avec impatience. Réalisées au quart de millimètre près, résultat de plusieurs semaines d’études, de calculs, dont la réalisation avait été confiée à l’entreprise la plus performante et donc la plus chère… À elles seules, ces pièces valaient plus de deux cent mille francs.

Robert n’était pas le moins impatient. Il avait reçu des instructions claires et presque véhémentes de Madeleine :

— Si vous ratez votre coup, monsieur Ferrand, le temps d’enfiler un manteau et je suis au commissariat pour déposer votre acte de mariage.

Léonce était aussi inquiète que Madeleine, parce que, sauf au lit, elle avait rarement vu Robert réussir trois choses de suite.

— Tu vas y arriver, hein, poussin ?

— Bah ouais…

Lui ne doutait jamais de rien, ce qui n’avait rien de rassurant.

Sauf qu’il eut de la chance et que, contre toute attente, il sut la saisir.

Robert venait de terminer son service, il était sorti des ateliers quand il avait jeté un œil sur les arrivées de la matinée. Le gros paquet estampillé « Compagnons Frères » était là. Sans réfléchir, il en aurait été incapable, il le prit sous son bras et rentra chez lui.

Le lendemain matin, il trouva l’Atelier dans un état à peine descriptible.

Quand on avait cherché le colis, impossible de remettre la main dessus. Le gardien était formel, il désignait l’endroit où il l’avait entreposé. On avait retourné les lieux dans tous les sens, on avait passé au peigne fin les bureaux, les réserves. Un colis ne se perd pas comme ça ! Et comme ici la sécurité était une névrose, qu’on tenait un registre précis des visiteurs et qu’aucune « personne étrangère au service » ne pouvait se déplacer dans l’Atelier sans escorte, deux jours après l’annonce officielle de la disparition du colis, on avait entendu de nouveau le mot redouté de tous : sabotage.

Les équipes s’étaient dévisagées, il y avait des techniciens de cinq nationalités différentes, on commença à murmurer, des rumeurs filtrèrent sur l’un, sur l’autre, tout cela rendait Joubert très nerveux.

Ce bruit de fond, ce malaise, plomba l’atmosphère, le rythme de travail ralentit, quelqu’un parla même « des Allemands », on avait lu des articles sur leurs recherches en aéronautique, n’y aurait-il pas une taupe à l’Atelier ? Les conversations s’arrêtaient quand vous entriez dans un bureau, on chuchotait plus qu’on ne parlait, chacun se surveillait et surveillait les autres.

Dix jours plus tard, Robert reçut l’ordre de Madeleine de retrouver miraculeusement le colis, tout poussiéreux, près du réduit où l’on entreposait les arrivages, mais sous la cuve à électrolyse où on pensait pourtant avoir regardé à plusieurs reprises.

Il fut traité en héros, mais c’était trop tard, on avait commandé de nouvelles pièces à Compagnon Frères…


Deux jeunes journalistes avaient été pressentis. André se rendait trois fois par semaine dans les dîners des familles qui finançaient le projet, présentait la maquette du quotidien (finalement, faute de mieux, Le Licteur avait été accepté par les actionnaires) et chez Montet-Bouxal qui en était le mentor.

Les locaux de l’avenue de Messine, appartenant à une aristocrate retirée en Toscane, étaient vastes, on avait acheté du mobilier. André se rendait dans les imprimeries pour faire établir des devis. Il n’y avait jamais suffisamment d’argent, mais André était exalté comme jamais.

L’échéance avait été repoussée. On envisageait un démarrage à la mi-octobre. André grillait d’impatience.

Ses chroniques dans le Soir se ressentaient de plus en plus de son projet et de ses convictions.

— Dites-moi, mon vieux, avait demandé Guilloteaux, intuitif comme personne. Vous n’y allez pas un peu fort, là ? Elle prend une drôle de tournure, votre chronique…

La France a-t-elle besoin d’un dictateur ?

Ce mot prestigieux habite tous les esprits depuis que l’Italie, dotée d’un pouvoir fort, peut de nouveau prétendre à prendre les rênes d’une Europe latine retrouvée.

Rappelons que la dictature est une invention républicaine. Loin de l’infâme personnage de caricature, le dictateur est un magistrat élu, à qui, dans une situation de crise, on remet les pleins pouvoirs pour une durée limitée.

Face à notre classe politique totalement disqualifiée et à notre régime parlementaire qui ne conduit qu’au désordre, la solution de nos voisins s’offre à nous comme une possibilité, car il n’y a rien d’infamant à donner à un homme de valeur les moyens de mettre en œuvre une politique de redressement. Les démocraties ont besoin d’hommes exceptionnels, d’âmes bien trempées, telles que la France en a connu à d’autres époques.

Si demain cet homme-là se présentait à nous, ne serait-il pas temps de tirer la leçon de nos erreurs et du vibrant spectacle de la réussite italienne ?

Kairos

— Mais, Madeleine, nous avons discuté de cela il y a trois jours…

Elle trouvait toujours un prétexte, elle n’aurait pas pu dire les choses directement.

— Je le sais, monsieur Dupré ! Il n’empêche… J’ai besoin de faire le point.

Très bien. Madeleine est la patronne, c’est elle qui paie, pas de problème. Et donc ils s’asseyaient face à face dans la petite salle à manger de Dupré et se taisaient parce qu’il n’y avait rien à dire de nouveau depuis la dernière fois. Après avoir pensivement touillé son café, Madeleine disait :

— Bon, eh bien, je crois que nous avons fait le tour, non ?

— Oui, oui, Madeleine, nous avons fait le tour.

Elle ôtait alors son chemisier, les yeux rivés sur les boutons, elle n’aurait pas aimé regarder M. Dupré pendant qu’elle faisait ça. Il s’avançait calmement vers elle, il ne la laissait jamais en situation difficile.

Concernant sa conversation avec Paul, il n’avait pas voulu s’expliquer dans le détail parce que le petit quiproquo qu’ils avaient vécu n’en était pas réellement un. Paul avait quatorze ans, le teint pâle, les traits tirés, et la question de la puberté que Madeleine espérait évacuée était, en fait, très actuelle. Dupré le rencontrait une ou deux fois par semaine. Un garçon vif, entreprenant, très avancé pour son âge…

Il lui avait déniché un pharmacien, M. Brodsky, Alfred, un Allemand enrhumé d’un bout à l’autre de l’année, arrivé en France un mois plus tôt parce que son « officine juive » avait été détruite. Il avait rapporté de Breslau juste de quoi vêtir la famille. Chose surprenante, il avait reçu un beau jour les trois caisses que, sans espoir de retour, il avait préparées avant son départ, entièrement remplies d’alambics, pots, distillateurs, réchauds, tubes et balances rescapés du désastre.

Côté pharmacie, M. Brodsky était un croyant. Il avait une foi absolue dans le pouvoir de la pharmacopée. Selon lui, il y avait un médicament pour chaque maladie, même lorsque ce médicament n’existait pas encore.

Paul lui présenta son projet, sa formule inspirée du Codex, oui oui, très bien, il faut essayer, mille francs, avait risqué Dupré, oui oui, très bien, M. Brodsky était reparti, personne ne pouvait dire si on le reverrait un jour. Il était revenu avec un pot en grès rempli d’une substance verdâtre à base de cire d’abeille, mais qui ne sentait pas très bon et dont il certifiait qu’elle aurait un effet totalement nul, « à peu près comme de l’eau tiède », disait-il pour faire image.

Pour Paul, c’était le produit idéal. Mis à part son odeur. C’était très dommage, expliquait-il, parce que « tout est là, ou presque. La texture, un peu ; la couleur, un peu. Mais avant tout l’odeur. Vous l’ouvrez, ça sent bon, vous l’achetez ». Ce qu’il fallait, c’est « le même produit, mais pour femmes ».

— D’accord, parfumé.

« Non, monsieur Brodsky, écrivit Paul sur son ardoise, surtout pas ! La pommade ne doit pas avoir un parfum, elle doit avoir une odeur. Résolument pharmaceutique, mais agréable. »

Brodsky avait éternué trois ou quatre fois (il procédait par salves), d’accord, et il était reparti.

Dupré, ce qui l’inquiétait, c’était la suite. Madeleine avait laissé son fils se lancer dans cette opération qui coûterait plus de cinquante mille francs, il ne voyait pas comment il allait y parvenir.

Dupré se sentait un peu piégé. Il avait voulu rendre service à un garçon qu’il trouvait sympathique et très malin et il se retrouvait participer à une création d’entreprise. S’il n’y mettait pas le holà, il allait finir chef du personnel dans une usine familiale, ça n’était pas pour cela qu’il avait quitté le Parti communiste.

Il avait résolu la question du pharmacien, restait celle du local. Il ne fallait pas énormément d’espace, du moins au début, mais personne ne pouvait savoir comment cela évoluerait. M. Brodsky estimait que, pour un démarrage, le matériel dont il disposait suffirait pour la fabrication de quantités modestes, mais après… Entre l’espionnage de Delcourt, de Joubert, de Charles Péricourt et maintenant le projet industriel de Paul, Dupré était donc passablement occupé. Parfois, il ne savait plus où donner de la tête.

— Si tout cela vous demande trop de travail, monsieur Dupré, je peux comprendre.

Mais Madeleine disait cela en retirant sa robe et en se tournant vers lui, il la regardait, non, non, répondait-il machinalement en fixant un point obscur, et Madeleine, ça lui faisait beaucoup de bien d’obtenir des choses grâce à ses charmes, beaucoup de bien.

Contrairement à lui, elle se sentait très confiante. Paul avait une bonne idée, Dupré avait beaucoup de ressources, il fallait certes un peu d’argent, mais depuis sa visite à l’Union bancaire de Winterthour, oui, elle avait le pressentiment que la situation pouvait tourner à son avantage. Et puis, à force de voir ainsi Dupré se démener, Paul creuser son sillon, Vladi s’activer toute la sainte journée, elle demanda :

— Vous ne pensez pas, monsieur Dupré, que je devrais… je veux dire… chercher un travail ?

C’était inattendu. Même pour elle. Elle s’était soudain interrogée. Au fond, ne continuait-elle pas à vivre comme une femme de la grande bourgeoisie, alors que son déclassement ne le lui permettait plus ?

Ce qu’elle ne pouvait pas dire, c’est que l’idée lui en était venue à la lecture d’un livre dont elle aurait rougi, Un mois chez les filles. Une journaliste, Maryse Choisy, s’était fait passer pour une prostituée et avait vécu de l’intérieur la vie des maisons closes, lecture délicieusement transgressive. « J’écris sans hésiter merde, cul, sexe. Ce sont des mots nets, nobles, francs. » Sans aller jusqu’à partager cet avis, Madeleine trouvait cela courageux et ouvrait les yeux sur les femmes au travail. Elle ne s’identifiait évidemment pas aux filles de joie, pas plus qu’aux ouvrières, bien sûr, son origine la conduisait plutôt vers des exemples d’aviatrices, de journalistes, de photographes… Or elle n’avait pas fait d’études. Elle avait été destinée au mariage.

— Je ne sais rien faire…, ajouta-t-elle.

Il était difficile à M. Dupré de se concentrer sur cette question bien délicate parce que, en disant cela, Madeleine, soucieuse et appliquée, achevait de se déshabiller. Maintenant, elle était nue, debout, les mains dans le dos.

— Dites-moi, monsieur Dupré, qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?

32

Charles avait toujours considéré le métier de député comme un métier de contact : « On est comme les curés. On donne des conseils, on promet un avenir radieux aux plus dociles ; notre problème est le même, il faut que les gens reviennent à la messe. » L’essentiel étant d’entretenir une relation étroite avec les électeurs, l’unité de travail de Charles avait été la lettre. Aussi était-il affolé par l’épaisseur des dossiers qu’Alphonse posait sur son bureau. « Bon Dieu, disait-il, on ferait mieux de créer une commission sur le gaspillage ! »

Ce à quoi personne ne s’attendait, à commencer par lui-même, c’est que Charles trouve de l’intérêt à la question qu’il avait en charge d’étudier. Ça n’était jamais arrivé. Certes, se disait-il, l’impôt est en soi une mesure injuste et inquisitoriale, mais à partir du moment où il existe, il y a une grave injustice à ce que certains payent et d’autres pas. Les premiers étaient des patriotes passant pour des naïfs, les seconds des cyniques bénéficiant de l’impunité, c’était choquant.

Et il était sincère.

Il demanda les chiffres, il n’y en avait pas.

— Comment ça, pas de chiffres ?

— C’est que… c’est difficile à évaluer, répondit le secrétaire de la commission.

La fraude fiscale dans son ensemble devait se chiffrer au bas mot à quatre milliards, et plus sûrement à six ou sept. C’était colossal.

Charles ordonna de faire le tour des mesures qui existaient pour contrôler les déclarations et punir la tricherie.

— C’est un gruyère, ce truc-là, conclut-il après deux semaines d’inventaire.

Il y avait en effet pas mal de trous dans la législation, il n’était pas difficile de passer au travers des mailles du filet pourvu que l’on soit bien informé. Il existait donc une profession assez nouvelle, spécialement créée pour aider à frauder convenablement et le plus souvent exercée par d’anciens fonctionnaires du ministère des Finances.

— Ce sont des « agences de contentieux fiscal », précisa le secrétaire.

— C’est avec l’État qu’ils ont un contentieux, oui ! Sont-elles réglementées, au moins ?

Il n’existait rien. Ces anciens fonctionnaires pouvaient faire profiter de leurs talents les clients sans scrupules parce qu’eux-mêmes n’en avaient pas. Il y avait vraiment du pain sur la planche.

Charles fit donc auditionner toutes sortes de spécialistes. Ce qu’il fallait faire était très évident : serrer la vis.

— Pour quelle raison ça n’a pas été fait avant ? demanda Charles à un inspecteur général des Finances, un type haut et large natif du Sud-Ouest qui n’était pas parvenu à faire carrière dans le rugby parce qu’il avait des mains de dentellière, des doigts faits pour tourner des pages et des pages de rapport, il avait tout lu, tout retenu.

— On peut tout contrôler, monsieur le président, à la condition, je cite, « de ne pas violer le secret des relations entre les banquiers et leurs clients ». Et comme la plupart des exilés fiscaux choisissent la Suisse, ça nous renvoie à la case départ.

Charles regarda à sa droite, puis à sa gauche. Les autres membres de la commission étaient comme lui, perplexes.

— Quand même, il y a le bordereau de coupons…

Il faisait allusion à une procédure de transmission automatique du nom des contribuables qui devaient quelque chose au fisc.

— Abandonné en février 1925. Les banquiers n’en voulaient pas. Il faut « veiller à ce que les mesures gouvernementales ne portent pas atteinte au secret des banques ».

— Alors, si je comprends bien… on ne fait rien !

— Absolument. Tout le monde pense que si on contrôle les riches, ils vont aller mettre leur argent ailleurs. « Et quand la France, je cite, sera un pays de pauvres, qu’est-ce qu’on fera ? »

— Vous commencez à m’emmerder avec vos citations !

— C’est vous qui l’avez écrit, monsieur le président. Pour votre campagne électorale de 1928.

Charles toussa.

La situation était d’autant plus difficile que le budget de 1933 était le quatrième consécutif à s’annoncer déficitaire, on était passé de six millions de pertes à six milliards, puis de six milliards à quarante-cinq. La dette du pays inquiétait les économistes, qui angoissaient les politiques, qui, à leur tour, culpabilisaient les citoyens. Au terme de cette cascade de préoccupations, il faudrait bien trouver l’argent là où il était. La poche des contribuables restait l’endroit le plus directement accessible, mais les associations anti-fiscalistes n’avaient jamais été aussi virulentes, ce qui inquiétait beaucoup Alphonse.

— Des mouvements contre l’impôt, il y en a toujours eu, répondit Charles qui, lui-même, en avait encouragé pas mal.

Nous étions samedi. Prétextant la charge de son travail à la commission, Alphonse ne consacrait qu’un après-midi par semaine à faire sa cour.

Le samedi était « jour de sortie avec Alphonse ». Les deux filles étaient toujours ensemble, personne ne s’en expliquait la raison.

En fait, les deux filles vivaient un dilemme épouvantable. Elles ne parvenaient pas à décider laquelle épouserait Alphonse. Jacinthe n’avait pas contesté le droit d’aînesse de Rose, mais, un soir, dans leur chambre, elle avait fait valoir que le jeune homme serait un jour ministre et sans doute plus que cela, et qu’elle maîtrisait mieux l’anglais que sa sœur, notamment le present perfect. Rose en convint. Comment allait-on expliquer au prétendant qu’elles avaient reconsidéré la question ? Et que se passerait-il si elles changeaient à nouveau d’avis ? Elles décidèrent que cette décision leur appartenait en propre et échangèrent leurs places sans rien en dire à personne. Alphonse sortit au bras de Jacinthe, pensant que c’était Rose. Pour lui, ça n’avait aucune incidence, il n’était jamais parvenu à les distinguer l’une de l’autre, elles avaient absolument le même genre de laideur. Sans compter que trimbaler les deux évitait une situation scabreuse au cas où sa promise serait saisie d’un désir frénétique de flirter.

Ils allèrent au Louvre où les deux sœurs qui avaient révisé spécialement pour l’occasion, confondant la Vierge à l’Enfant de Botticelli avec celle de Baldovinetti, se lancèrent de concert dans une analyse échevelée qui n’avait rien à voir avec le tableau.

La semaine suivante, les filles étaient revenues sur leur décision. Il leur semblait maintenant préférable que Rose l’épouse parce que Alphonse, fils unique, était du genre à ne vouloir qu’un enfant, alors que Jacinthe en voulait beaucoup plus, au moins six (certains jours, elle montait à neuf).

Alphonse ne vit pas la différence.


De cette affaire de colis contenant les précieuses aubes, Joubert avait fait un bilan contrasté. La mauvaise nouvelle, c’était la perte de près de deux cent mille francs. La bonne nouvelle, c’était qu’il n’y avait que dix jours de retard sur le planning. Il se félicitait d’avoir gardé son sang-froid et de n’avoir pas « officialisé cette perte », alors qu’en fait, il avait seulement manqué de courage pour le faire. Tout redevenait possible. On n’attendit pas le résultat pour annoncer, début septembre, une démonstration publique à laquelle il convia la Renaissance française, toute la presse et le gouvernement. On allait montrer que tout était parfaitement modélisé, qu’on pouvait passer à la construction du premier turboréacteur de l’histoire. Dans moins de huit mois, on verrait s’envoler dans le ciel de France le premier avion à réaction du monde.

On voyait enfin le bout du tunnel, c’était pas trop tôt.

Les membres du gouvernement prétextèrent une surcharge de travail et déléguèrent des fonctionnaires de second rang. Joubert ne s’en émut pas. À la première réussite, ils rappliqueraient tous ventre à terre pour récolter les fruits.

Les entreprises qui avaient engagé dans cette affaire du personnel et des capitaux substantiels répondirent présent, mais cachaient mal leur scepticisme. La presse, gourmande d’émotion et de suspense, s’apprêtait à débarquer en force.

Joubert se sentait fort. Avait-il jamais vraiment douté ? se demandait-il, oubliant des instants de faiblesse qui, à ses yeux, n’avaient compté pour rien.

Il régnait à l’Atelier l’atmosphère de performance des débuts : on achevait un cycle commencé dans l’euphorie et la confiance, qui avait connu des jours difficiles, mais qui maintenant se dirigeait résolument vers le succès.


Dès la réception de la lettre de Paul, Solange avait appelé. De Madrid. La concierge était montée de mauvaise humeur (« La loge, c’est pas le bureau de poste ! »). Paul avait refusé de répondre, elle était redescendue de mauvaise humeur (« La concierge, c’est pas une télégraphiste ! »).

Pendant un mois Solange avait noyé Paul sous les courriers et les présents, des partitions, des disques, des affiches, cela se voyait à la forme des paquets. Mais les envois étaient restés cachetés. Vladi les époussetait chaque matin en disant :

— Szkoda nie otworzyć tej przesyłki… W środku mogą być prezenty, naprawdę nie chcesz otworzyć ?

Paul répondait non de la tête. Il aurait dû les jeter, mais c’était au-dessus de ses forces. Comme un amoureux éconduit, il s’était résolu à une rupture qu’une partie de lui refusait. Les photos de Solange continuaient d’orner ses murs, mais il n’écoutait plus ses disques. Vladi, comprenant que Paul avait besoin d’un prétexte, d’une excuse, continuait d’insister :

— Skoro nie chcesz otworzyć, uprzedzam cię, że sama to zrobię !

À la mi-août, Paul céda enfin, bon, d’accord, il saisit une grande enveloppe de couleur rose qui sentait le patchouli et dont Madeleine disait toujours, ce que ça sent mauvais ce parfum, je ne comprends pas qu’on puisse aimer des choses pareilles… C’était la première réponse de Solange. Il redoutait vaguement qu’elle plaide sa cause et celle du Reich. Pire, qu’elle annonce l’annulation de son récital à Berlin, mais pour de mauvaises raisons. Qu’importait à Paul qu’elle aille ou non y chanter si, au plus profond d’elle-même, elle partageait les valeurs du national-socialisme.

Son écriture était agitée, plus grandiloquente encore qu’à l’accoutumée :

Bon, petit poisson, tout cela est de ma faute ! J’ai voulu jouer les mystérieuses parce que je voulait te décider à venir, c’était maladroit, je t’ai laisser croire des choses dont je rougis, et pour faire rougir cette vieille toupie de Solange, je t’assure qu’il en faut ! Je t’ai appeler au téléphone, mais tu n’a pas voulu me parlé ! Tu ne répond plus à mes lettres ! Si tu continue de faire le silence, alors je viendra spécialement te voir à Paris, sa m’est égal, dès que j’aurai terminé les récitals qui sont au programme, je prend la route et je vient te voir. Pour t’expliquer.

Tu sais comme Richard Strauss m’adore…

Solange ne s’en flattait pas sans raison. Strauss avait, à maintes reprises, dit son admiration pour ce qu’il appelait « le mystère Gallinato », ce qui exprimait très justement ce que l’on ressentait à voir cette énorme femme assise qui chantait comme un colibri et n’avait pas besoin de lever le petit doigt pour vous arracher des larmes dans la Tosca ou Madame Butterfly. Donc Strauss, qui avait la confiance de Goebbels, avait été le premier à faire de la venue de Solange une circonstance exceptionnelle, et Goebbels, le premier à en faire un événement politique. Ils y étaient encouragés par les nombreuses déclarations de Solange elle-même : « Je n’ai pas lésiner sur les compliments ! M. Goebbels m’a écrit lui-même qu’il était fier que je vienne, je l’ai répéter partout en ajoutant toujours un mot aimable sur M. Hitler, sa leur a vraiment fait plaisir. »

Le programme était parfaitement conforme à ce qu’espérait le Reich : Bach, Wagner, Brahms, Beethoven, Schubert. Les journaux allemands, dès juin, claironnèrent que les réservations étaient closes.

Solange attendit la mi-juillet pour annoncer à Richard Strauss qu’elle chanterait aussi Verlorenes Land et Meine Freiheit, meine Seele de Lorenz Freudiger. « Sa leur a fais de l’effet, petit canard, tu n’imagines pas ! »

On comprend ça. Freudiger était le directeur du conservatoire d’Erfurt, un musicien assez peu connu jusqu’à ce qu’il soit démis de ses fonctions, en mars, pour avoir refusé de composer l’hymne nazi de la Thuringe. Les titres des deux pièces, Pays perdu et Ma liberté, mon âme, n’annonçaient rien de très bon pour le Reich et constituaient une tache sur l’événement, ce que Strauss s’empressa d’exprimer à Solange sous une forme diplomatique. « Ma chère amie, écrivait-il, ces deux pièces mineures sont indignes de votre talent. Sans compter que nous mettrions inutilement une ombre au tableau de cet événement que l’on qualifie ici d’historique. »

« Historique, mon lapin, tu te rend comte ? »

Paul commença à sourire.

— Mój Boże… ale… co to jest ? demanda Vladi qui tenait entre les mains le grand carton qui accompagnait le courrier de Solange.

Paul ne répondit pas, il lisait.

« Strauss ma écris deux fois. » Après quoi, déjà habitué à commander sans crainte d’être désobéi, le Reich avait tout bonnement refusé cet ajout au programme… et avait considéré la question comme réglée.

« J’ai répondu à Strauss que je comprenez très bien le Reich et que je considérai donc le récital comme anulé. »

Il y avait eu alors pas mal de vent au sommet de l’État. Strauss, qui ne manquait pas de courage, défendit le choix de Solange, mais ce n’est pas son attitude qui pesa sur la décision. C’est que les autorités en avaient déjà fait tant et tant, Solange elle-même ayant multiplié les déclarations, il devenait plus embarrassant d’annuler le récital que de le maintenir. Goebbels se demanda si, dans son euphorie de voir la Gallinato chanter pour le Reich, il ne s’était pas montré imprudent. Annuler le concert allait créer une grande émotion en Europe et placer sous les projecteurs la situation de ce Freudiger et de quelques autres. Ce n’étaient au fond que deux pièces musicales mineures, se disait-on à Berlin, pas grand-chose.

« Ils ne sont pas au bout de leur peines. Je continue de faire des déclarations tapageuse. De venter les mérite du Reich. Et pour le décor, je te joins le projet que j’ai accepté. »

— Mój Boże… ale… co to jest ? redemanda Vladi en tendant le carton à Paul.

Paul aurait eu besoin d’une bonne minute pour exprimer ses pensées, il résuma :

— Ce qu… que c’est ? Un b… beau scan… andale à ve… nir…

Et alors qu’il avait refusé avec force de rejoindre Solange à Berlin, maintenant, Paul était presque désespéré de ne pouvoir s’y rendre.


Depuis juillet, M. Brodsky avait bien travaillé.

— Ce que vous demandez n’est pas bien difficile puisque ça ne sert à rien.

Il n’en démordait pas, mais il avait reçu cinq cents francs de plus ; dans sa situation, c’était appréciable.

À la fin du mois d’août, la texture du produit était stabilisée, douce au toucher, légèrement grasse, pénétrante. Sa couleur était crème, presque comme du beurre laitier. Quant à la question de l’odeur, Paul, après de multiples tâtonnements, estimait qu’il n’y avait que deux options : le bouleau ou l’huile de théier.

« Il faut maintenant passer à la phase de test », écrivit-il sur son ardoise. Il montra des petits pots en grès recouverts d’un couvercle.

Léonce fut outrée :

— Ah non, Madeleine, je ne suis pas un cobaye ! Vous ne pouvez pas exiger ça de moi !

— Mais c’est inoffensif !

— Qui vous l’a dit ?

— Le pharmacien qui l’a fabriqué !

— Votre Allemand ? Merci beaucoup ! En plus, il est juif.

— Je ne vois pas le rapport.

— Je n’ai pas confiance.

— C’est Paul qui vous le demande. Il se masse les jambes tous les jours avec ce produit et il n’en est pas mort !

— Pas encore, vous voulez dire !

— Oh…

Léonce s’excusa. Bon, d’accord, que faut-il faire ? Madeleine ne pouvait décemment pas lui dire que le test visait principalement à vérifier que n’apparaîtraient pas, à l’usage, boutons, pustules, abcès, bubons, etc.

— Vous massez les jambes jusqu’à pénétration de la crème. Un jour avec le pot au couvercle blanc, le lendemain avec celui à couvercle gris. Et vous me dites laquelle vous préférez.

— D’accord.

Tout le monde était mobilisé, Paul, Vladi, Brodsky, Dupré, Madeleine. Mais le test n’était pas entièrement contrôlé. Brodsky, convaincu que ce baume était comme un cautère sur une jambe de bois, ne le faisait pas. Dupré oubliait systématiquement, mais annonçait que tout allait très bien quand il était interrogé, Madeleine s’abstenait parce qu’elle craignait les réactions, j’ai une peau trop sensible, qui ne supporte rien. Quant à Léonce, elle inventa un stratagème tout à fait dans son tempérament en proposant à Robert un massage « tout ce qu’il y a de plus aphrodisiaque », certaine que les jambes pouvaient être remplacées par n’importe quelle partie de l’anatomie pourvu que le produit pénètre bien à fond. L’huile de théier l’emporta sur le bouleau par cinq voix contre une, une victoire écrasante mais relative, parce qu’en fait seul le tandem Paul-Vladi s’était prêté sérieusement au jeu, la jeune Polonaise n’hésitant pas à s’en tartiner des pieds aux épaules, elle traînait dans son sillage une indiscutable senteur d’huile de théier (« Ach, uwielbiam zapach tego kremu ! »), ce qui faisait rire Madeleine. Les relations qu’elle entretenait avec la jeune Polonaise avaient beaucoup évolué. Elle l’avait embauchée contrainte et forcée, mais ne l’avait jamais aimée. Aussi, trois semaines plus tôt, avait-elle été la première surprise de sa réaction face à l’affaire de la crémerie Valet.

Fernand Valet, le crémier de la rue Mignet, était un homme d’une intelligence médiocre, mais qui parlait haut et fort parce qu’il se plaisait à être un caractère. Il décida un matin de ne plus servir Vladi :

— On ne sert plus les Polaks, ici ! Qu’ils retournent à Varsovie et laissent travailler les Français !

Confuse, Vladi était allée faire ses courses ailleurs. Madeleine s’en aperçut, demanda des explications. La jeune fille rougit parce qu’elle se sentait coupable d’être polonaise. Madeleine insista.

— Nie mogę już tam chodzić. Nie chcą mnie obsługiwać.

Ça n’était pas clair. Madeleine attrapa Vladi, le cabas, et dégringola à la crémerie où Fernand Valet pérorait comme à son habitude.

— Non madame, hurla-t-il, courroucé. Ici, c’est une maison française ! On sert les Français, uniquement !

Disant cela, il prenait à témoin la clientèle, assez nombreuse à cette heure-là, pour vérifier le bien-fondé de sa position. Tout le monde était d’accord. Valet croisa les bras et toisa Madeleine.

Elle ne sut jamais où elle était allée chercher son intuition. Dans la manière dont Vladi avait rougi, peut-être. Ou dans la mâle attitude du crémier…

— Est-ce que ça ne serait pas plutôt parce que mademoiselle a refusé de coucher avec vous ?

La clientèle unanime poussa un « Oh » scandalisé, mais, comme il s’agissait exclusivement de femmes, de mères de famille et de bonnes à tout faire, cette exclamation s’adressait davantage au crémier qui balbutiait qu’à la jeune fille qui regardait ses pieds, les lèvres serrées. Ayant entendu, comme à peu près tout le monde, que Vladi n’était pas la plus farouche des créatures, il s’était en effet mis en tête de jouir de ses faveurs et ne cessait de la harceler. Or Vladi avait ses têtes. Et M. Valet, qui n’en faisait pas partie, avait pris la mouche…

Madeleine promit un scandale qui toucherait largement le quartier et posa sereinement une série de questions : Mme Valet est-elle au courant ? Doit-on coucher avec le crémier pour acheter ses fromages ? Le droit de cuissage est-il de retour dans cet arrondissement de Paris ? M. Valet chasserait-il cette cliente si elle était française ? Et d’ailleurs, lui aurait-il fait les mêmes propositions ?

Au fil des questions, une certaine solidarité féminine poussa la clientèle à quitter le magasin. M. Valet, vexé mais battu, dut servir une part de gruyère dont Madeleine surveilla attentivement le poids et le prix ainsi qu’une demi-livre de beurre.

33

L’Atelier était en ordre de marche. Les invités n’étaient plus les supporters enthousiastes de la soirée de janvier dernier à La Closerie des Lilas, mais des figures graves, austères, des bonjours prononcés du bout des lèvres, des mains serrées à regret. Les fonctionnaires de second rang, qui devaient avoir des instructions, déclinèrent l’invitation de rester ensuite pour le buffet. Les industriels de la Renaissance française regardaient au fond de l’Atelier la table dressée par Potel et Chabot, les nappes blanches, les seaux à champagne, et semblaient évaluer le prix des assiettes de petits-fours et le salaire des serveurs. Sacchetti lui-même se montrait distant, mais à la manière d’un diplomate, c’est-à-dire de façon ouverte, discrètement chaleureuse, florentine. La presse, elle, se régalait d’avance, il ne manquait pas un reporter, pas un photographe.

Toute l’équipe de l’Atelier avait été convoquée. Elle aussi n’était plus que l’ombre de celle que l’on avait connue lors de l’inauguration. Elle était à ce point clairsemée que, pour faire nombre, les personnels de sécurité et de ménage avaient reçu l’instruction d’être présents. Robert se tenait droit comme un soldat près de la « fille du haut », comme il appelait l’employée chargée des bureaux à qui il mettait la main au cul dès qu’il le pouvait. Il était déjà allé voir les serveurs pour négocier deux bouteilles de champagne, soi-disant pour le personnel, mais qu’il comptait bien emporter pour les boire avec Léonce. Il avait aussi raflé un carton de petits-fours qu’il avait déposé dans son vestiaire.

Dans un espace occupant le tiers de l’Atelier, un chariot en acier monté sur rails portait le modèle réduit du réacteur. Les photographes eurent le droit de passer sous les chaînes qui délimitaient la zone pour le photographier de plus près. C’était un objet rond réalisé dans un alliage clair comme de l’aluminium, rutilant, qui ressemblait à une grosse marmite sans fond couchée sur le côté.

Joubert avait le trac, ce qui ne se voyait pas. Il se contenta de quelques mots. De toute manière, personne n’aurait compris qu’il fasse un grand discours.

— Messieurs, ce réacteur modélise celui qui équipera bientôt un avion de chasse et le rendra capable d’atteindre une vitesse trois fois supérieure à celle des appareils actuels. Il est doté d’un compr… (il rit brièvement), mais je vous ennuie avec cela ! Disons simplement que nous allons démontrer la formidable puissance d’un turboréacteur. Tout à l’heure, l’équipe (il fit un large mouvement du bras) sera heureuse de vous apporter toutes les précisions nécessaires.

Les reporters firent crépiter leurs flashs puis ils repassèrent derrière les chaînes et rechargèrent leurs appareils. D’un geste théâtral, Joubert se tourna vers un homme en blouse blanche placé près de l’engin et muni d’une lampe à souder qu’il alluma. Le réacteur se mit en route, on vit alors une flamme puissante, parfaitement horizontale, s’échapper de l’arrière de la marmite, le bruit était celui d’un gigantesque chalumeau, c’était très impressionnant, ça faisait même un peu peur, les participants, instinctivement, firent un pas en arrière.

Joubert leva le bras.

Le chariot démarra de manière foudroyante et provoqua un cri de stupeur dans l’assemblée. Il roula sur les rails à une vitesse folle, on crut qu’il allait crever le mur du fond de l’Atelier. Les flashs crépitèrent. Le chariot fut brutalement retenu par des chaînes, le réacteur fut éteint, mais le mouvement de propulsion avait été si violent qu’il laissa derrière lui une impression de sidération. Personne ne fit le moindre geste.

Seul Robert se gratta la tête. Il était fréquent qu’il se trouve face à quelque chose qu’il ne comprenait pas, mais cette fois, il était dépassé, qu’est-ce qui n’allait pas ?

La démonstration avait vivement impressionné la foule, ce fut aussitôt un tonnerre d’applaudissements et des sourires, on se serrait les mains, soulagement, on se congratulait, on avait eu raison de s’engager, l’équipe, qui exultait, fut entourée, félicitée, on se sentait vraiment petit dans une pareille circonstance.

Joubert recevait les félicitations d’un air modeste et désignait, bras tendu, tout le personnel.

Puis il se dégagea avec élégance, s’avança, les applaudissements redoublèrent, il passa une jambe puis l’autre par-dessus la chaîne et s’approcha du réacteur. Il se tourna vers les photographes, chut, taisez-vous, Joubert attendit, il avait préparé une déclaration sobre, ferme, exprimée en des termes modestes qui en souligneraient l’ambition.

À l’instant où les reporters levaient leurs appareils, la marmite émit un chuintement aigu.

Joubert regarda vers le réacteur. L’implosion fut si violente que le souffle le repoussa d’un mètre et le projeta au sol où il se retrouva assis, les sourcils et les cheveux à demi grillés, la bouche largement ouverte, l’air totalement déboussolé.

Robert sourit, ah bon, ça allait mieux. Il ne comprenait pas comment ce truc avait pu tenir jusqu’alors avec la quantité de mercure qu’il avait balancée dans le bain d’aluminium… Mais tout était rentré dans l’ordre, il était content de lui.

Les flashs crépitèrent.


Cette photo de Gustave Joubert sur le cul, la bouche ouverte devant son magnifique modèle de turboréacteur transformé en un magma d’alliage en fusion, fit grande sensation dans la presse.

Les caricaturistes dessinèrent Joubert tantôt en ramoneur à demi dévêtu par le souffle d’une explosion, tantôt expédié dans les airs, à cheval sur une fusée comme dans un film de Méliès.

Saisi d’un abattement comme il n’en avait jamais connu, Gustave garda la chambre une matinée entière.

Personne n’osa prendre de ses nouvelles.

Et s’il était mort ? se demanda Léonce. Que se passerait-il alors ? Était-elle héritière ? Il y avait l’hôtel particulier, bien sûr, mais s’il était endetté, allait-on lui réclamer, à elle, de rembourser le passif ?

Les domestiques cherchaient une nouvelle place. Comme on voit, personne n’avait un gros moral.


Joubert quitta la fenêtre, se regarda dans la grande glace qui surmontait la cheminée, s’approcha et vécut un douloureux moment. Ces joues à la barbe naissante, ces cernes de fatigue, ces plis d’inquiétude à la commissure des lèvres composaient un visage qu’il ne connaissait pas et qui lui fit peur. Il se détourna.

Au fond, jusqu’ici la vie n’avait pas été difficile pour lui. Il avait réussi ses études, sa carrière, son changement de cap, il était même parvenu à créer cette Renaissance française qui faisait l’admiration de tous et son projet de turboréacteur avait suffisamment éveillé de jalousies, suscité de commentaires négatifs pour confirmer combien il était prometteur. En se rasant, il puisa dans sa mémoire maints exemples de personnages historiques qui s’étaient relevés d’un échec foudroyant. Tiens, Blériot ! Il n’était pas dans une position si flatteuse lorsqu’il avait dû se séparer de Levavasseur. Il tomba même de Charybde en Scylla en optant pour Robert Esnault-Pelterie, ce qui ne l’avait pas empêché de traverser la Manche en 1909. Cela dit, il trouvait autant d’exemples de personnages qui, après une trajectoire verticale comme la sienne, s’étaient soudain effondrés pour ne plus jamais se relever.

Il n’avait besoin de personne pour analyser sa situation. C’était celle d’un homme à qui, en tant que banquier, il n’aurait pas prêté un sou. Dont il aurait racheté l’entreprise pour un franc symbolique.

En milieu de matinée, il descendit, ne croisa personne. Léonce, entendant son pas, courut coller son oreille à la porte, mais ne l’ouvrit pas.

Il voulait marcher un peu, rassembler ses idées. Il était abattu, mais il sentait, au fond de lui, quelque chose qui résistait sourdement à son élan dépressif, deux forces en lui se combattaient, Joubert était profondément partagé. C’était un début de septembre clément, le ciel était dégagé, d’un joli bleu, l’air était tiède. Ce ne sont pas les pensées d’un homme prêt à se jeter à la Seine, se dit-il.


Sans surprise, tous les personnels de l’Atelier furent prévenus le dimanche dans la journée par télégramme qu’ils devaient regagner leurs entreprises respectives dès le lundi matin.

Le lendemain, Sacchetti expliqua à Gustave, au téléphone, qu’il serait bon de présenter sa démission de président de la Renaissance française.

— C’est très provisoire, Gustave, tu le sais bien. Il faut laisser du temps au temps, comme disait Cervantès. Enfin, tu comprends…

La Renaissance française vient de se doter d’un nouveau dirigeant, M. Sacchetti. Il est vrai que le précédent, M. Joubert, n’est plus très présentable. Ancien et nouveau président, lorsqu’ils se sont passé le témoin, n’ont pas manqué (ce sont des passionnés d’aviation, savez-vous…) d’évoquer l’enregistrement officiel du record du monde de distance en ligne droite battu par les aviateurs français Rossi et Codos qui, le mois dernier, se sont posés au Liban cinquante-cinq heures après avoir décollé de New York.

C’est réconfortant de voir des aviateurs réussir.

Kairos

Joubert passa deux jours dans son bureau, sans quasiment sortir, il se faisait monter du café que Léonce se croyait tenue d’apporter elle-même.

— Merci ma chérie, disait-il sans lever le nez de ses comptes.

« Ma chérie » ne faisait pas partie de son vocabulaire courant.

— Nous allons changer beaucoup de choses.

Léonce s’arrêta à la porte. Elle aurait bien voulu poser le plateau parce que dans cette position elle avait l’air d’une domestique, mais au fond, c’est ce qu’elle était et que Joubert était en train de lui rappeler.

— Ah…, dit-elle.

« Changer beaucoup de choses », elle se doutait de ce que ce serait, ça concernait l’argent. Madeleine avait peut-être eu raison de lui suggérer de chercher un nouveau mari.

— Je vais fermer mon entreprise personnelle, revendre les machines, rendre les locaux de Clichy. Nous allons aussi vendre cet hôtel particulier. Tout cela va représenter un million et demi de francs.

Malgré la réalité des faits, il n’avait pas la voix d’un homme ruiné, mais celle, simple et ferme, qu’il avait utilisée des années avec ses collaborateurs, ses dactylos. Cette fois, c’était avec sa femme, mais c’était la même chose. Il ne lui demandait pas son avis, il l’informait.

— Avec la moitié de ce que nous allons récupérer, nous pourrons nous reloger dans un quartier décent. Avec l’autre moitié, je vais travailler seul. La recherche sur le turboréacteur est quasiment achevée, il ne reste à résoudre qu’un problème d’alliage, je vais trouver les compétences. Ensuite, il n’y a plus qu’à fabriquer le prototype.

Léonce ne réagit pas. Gustave s’était arrêté, c’est peut-être qu’il attendait de sa part un mot, un encouragement quelconque.

— Tout de même…, dit-elle.

C’est tout ce qu’elle avait à dire. C’était blessant.

— Pardon ?

Cette expression était celle qu’il avait employée les fois où il l’avait giflée. Rassurée de n’être pas à portée de main, elle ajouta :

— C’est un peu… la dernière chance.

Voilà, se dit-il. Elle aussi le voyait comme un homme aux abois, condamné peut-être. Il n’avait jamais considéré son épouse comme une compagne, mais tout de même, elle aurait pu manifester un peu de confiance…

— Peu importe que ce soit la première ou la dernière, Léonce ! L’important, c’est de la saisir quand elle se présente. Et c’est maintenant.

Allons, ce n’était pas le moment de s’énerver.

— Toute cette affaire aura été finalement très profitable. Mes partenaires m’ont servi à fabriquer un modèle dont je vais, seul, tirer tout le profit parce que les brevets sont à moi. Dans un an, tu seras l’épouse d’un multimillionnaire.

— C’est bien…, murmura Léonce sans enthousiasme. C’est bien…


Joubert se rendit à l’Atelier. Il klaxonna devant le portail, mais il n’y avait plus personne. Le parking était vide, la grande pancarte annonçant l’Atelier aéronautique était encore flambant neuve, cette aventure n’avait pas duré six mois…

Il ouvrit lui-même puis se gara face aux bureaux. Lorsqu’il entra dans les locaux, il eut la surprise de trouver Robert Ferrand en train de passer la serpillière.

— Mais… qu’est-ce que vous faites là, vous ?

— Eh ben, franchement, m’sieur Joubert, je me le demande, parce que depuis ce matin, j’ai pas vu la queue d’un rat.

— L’Atelier est fermé, vous ne le saviez pas ?

La plus grande partie du matériel avait déjà été déménagée. Bobines de cuivre, profilés et tubulures, compresseurs, chalumeaux, établis, outillage, tout était parti. Quelle débâcle.

— Ah bon ?

— Vous voyez bien que c’est vide !

— Ah bah, oui, ma foi, j’avais pas fait gaffe…

— Bon, c’est fermé. Définitivement. Vous pouvez rentrer chez vous, vous recevrez votre compte par la poste.

— Ah, si c’est comme ça, je veux bien.

Gustave monta aux bureaux, vides eux aussi. Rames de papier, fournitures, tables à dessin, chaises, même les stores, tout avait disparu.

Il fit le tour, ramassa les cahiers, les blocs-notes, les schémas, tout ce qui traînait, cela faisait huit cartons. Puis il ouvrit le coffre-fort et prit les plans, les dossiers administratifs, le journal de bord, les déclarations de brevets, et redescendit les bras chargés, Robert lui tint la porte.

Au moment de sortir, Joubert se tourna vers l’immense atelier quasiment vide.

— Je ne voyais pas ça si grand…

Robert l’aida à entreposer ses documents dans le coffre de sa voiture. Exceptionnellement, Gustave lui serra la main, c’était vraiment le signe de la fin.

— Non, laissez, m’sieur Joubert, je vais chercher mes affaires, je fermerai en partant, vous en faites pas.

— Bon, eh bien… Bonne chance, mon vieux…

— À vous aussi, m’sieur Joubert.

Robert ajouta avec un regard d’envie :

— Belle voiture…

Robert ferma le portail.

Ouf, il avait eu chaud.

Il attendit que le bruit du moteur s’éloigne pour aller retrouver, à l’arrière du bâtiment, les trois copains avec qui, depuis la veille au soir, il chargeait dans des camions tout ce qui pouvait se revendre.

Le lendemain, les employés qui vinrent, au nom de leurs entreprises respectives, reprendre les matériels prêtés à l’Atelier trouvèrent les lieux parfaitement vides, à l’exception d’un seau et d’une serpillière oubliés dans un coin, près de la porte du fond.

34

Le travail de la commission avançait bien. Charles se sentait en confiance. Il était loin d’imaginer que ce qui allait totalement modifier sa situation arriverait du lieu-dit La Coudrine, un hameau situé près de Péronne, dans la Somme, et dont ni lui ni personne n’avait jamais entendu parler, où demeurait un agriculteur nommé Sauveur Piron qui refusait de payer ses impôts. Il répugnait, comme nombre de paysans, à « engraisser ces messieurs de Paris ».

Le mercredi 16 août 1933, un huissier porteur d’innombrables relances vint frapper à sa porte accompagné de deux gendarmes pour saisir des biens jusqu’à concurrence des neuf mille francs qu’il devait au Trésor. Les agriculteurs voisins vinrent prêter main-forte, on échangea des invectives, les gendarmes durent battre en retraite. Ils revinrent en force, les agriculteurs aussi… En temps normal, le fait divers serait resté circonscrit à ce petit coin de département, mais il se révéla le catalyseur d’un mécontentement plus général qui ne demandait qu’à s’exprimer.

L’heure de la révolte contre l’impôt avait sonné.

Des manifestations s’organisèrent. Dans la seconde quinzaine d’août, la France en compta pas moins de quarante-quatre, auxquelles se mêlaient ici ligues de jeunesse patriotique et anciens combattants, là, syndicats et corporations, ailleurs, des antirépublicains militants, partout des mécontents, des révoltés qui s’estimaient spoliés, dépossédés, volés. Le grand coupable, c’était l’impôt. Le grand ennemi, c’était l’État.

Le gouvernement observait avec inquiétude les couleurs de cet incendie qui gagnait sans cesse du terrain. Des rassemblements de milliers de personnes se tinrent à Sedan, Épinal, Roubaix, Grenoble, Le Mans, Nevers, Châteauroux. Partout les forces de l’ordre durent intervenir. Des voitures furent incendiées, mais aussi des magasins, les ambulances faisaient d’incessants va-et-vient.

À Béziers, une décision collective fut prise, qui était dans tous les esprits : « Les contribuables signataires appellent à la mobilisation de tous jusqu’à organiser, s’il le faut, le défaut de paiement. »

Le grand mot était prononcé. Et pas par des communistes, par des commerçants, des artisans, des pharmaciens, des notaires, des médecins ! Beaucoup de contribuables se déclarèrent prêts à retourner, sans règlement, leur feuille d’imposition à leur député.

Le gouvernement se voyait menacé de toutes parts par une forme désastreuse de révolte : la grève générale de l’impôt.


— Il dit qu’il va tout vendre ? demanda Madeleine.

— Oui, tout, la baraque… Oh, pardon…

C’est de la maison d’enfance de Madeleine qu’elle parlait, que son père avait fait construire. Madeleine leva une main sereine, ne vous excusez pas. Léonce hésita puis elle se lança :

— Je pense que, maintenant que j’ai fait tout ce que vous vouliez…

— Oui ?

— J’aimerais bien récupérer mon passeport.

— Ça ne va pas être possible, je suis navrée.

Léonce brûlait maintenant de s’enfuir de France. Elle savait où elle irait, de quelle manière, elle avait beaucoup pensé à tout cela. Il ne lui manquait que l’argent. Elle n’en avait pas. Le seul à qui elle pouvait en voler, c’était Joubert qui, lui, n’en avait plus. Entre Madeleine qui la tenait à la gorge et Robert qui frétillait d’aise dès qu’on lui commandait un sale coup, Léonce ne voyait pas le bout de cette histoire.

Tiens, justement, à propos de sale coup.

Deux jours plus tard.

Devant un énorme coffre-fort Merklen & Dietlin en fonte ouvragée que M. Péricourt avait fait installer avant-guerre. Majestueux, patiné, avec des ornementations en graphite et laiton. Gustave l’avait toujours connu, quand il avait acquis l’hôtel particulier, il n’avait pas eu le cœur de le remplacer. C’était un modèle vétuste dont un cambrioleur expérimenté n’aurait fait qu’une bouchée.

Robert, qui avait beaucoup perdu la main, s’il l’avait jamais eue, aurait évidemment été incapable d’en venir à bout. Il s’agenouilla devant le coffre avec gourmandise, sortit quelques outils fins et se mit à érafler le métal près de la serrure. Léonce le regarda faire, méfiante, même dans les tâches les plus simples, il arrivait rarement à quelque chose du premier coup.

— Ça va peut-être suffire, mon chéri, non ?

— Encore un petit coup.

Il procéda à quelques rayures supplémentaires et recula pour contempler son ouvrage, ça lui plaisait.

Pendant ce temps, Léonce avait ouvert le globe terrestre où elle savait, pour l’avoir espionné un nombre incalculable de fois, que Joubert déposait la grande clé plate du coffre. Elle ouvrit la lourde porte. Ils raflèrent les plans, les dossiers, vidèrent les tiroirs au milieu de la pièce comme Madeleine en avait donné l’ordre, Robert adorait ça, on aurait dit un adolescent dans une bataille de polochons. Profitant de la situation, Léonce fit discrètement main basse sur une enveloppe qui fut, le soir, une énorme déception. Elle avait espéré trouver là une petite fortune, de quoi acheter un passeport, un billet de bateau, d’avion, et disparaître, planter là Madeleine et ses histoires personnelles. Il y avait deux mille francs. Elle n’en parla pas à Robert, il n’aurait pas attendu la fin de la semaine pour les dilapider au champ de courses.

Libéré de la maigre tâche qui lui avait été confiée et que n’importe qui aurait pu faire à sa place, Robert se mit à courir partout dans la maison en poussant des Oh et des Ah.

— Hé, vise un peu ! hurla-t-il, comme si Léonce ne connaissait pas les lieux.

Il avait trouvé l’argenterie et enfournait des poignées entières de fourchettes et de couteaux dans ses poches.

— Mais, mon chéri, on ne va pas pouvoir prendre ça, c’est trop lourd !

Il réfléchit un court instant. Le poids des couverts emporta sa conviction, mais dès que Léonce eut tourné la tête, il ne put s’empêcher de fourrer un paquet de cuillères à moka dans la poche de sa veste.

Léonce rassembla tout ce qu’il y avait de bijoux et d’argent, pillant même le porte-monnaie de ménage dont se servait ordinairement le personnel pour les commissions courantes. Robert continua de se promener dans la maison à grands pas curieux comme un futur acheteur jusqu’à tomber sur le grand lit à baldaquin inutilisé depuis que Léonce avait sa chambre et Gustave la sienne, c’est-à-dire depuis leur mariage. Il en était baba, Robert, ces dais crème, ces colonnes sculptées d’angelots callipyges, ce couvre-lit à bordures festonnées…

— C’est vraiment…

Il cherchait encore le mot quand Léonce le rejoignit.

— Qu’est-ce que tu fais là, mon chéri ?

Elle n’avait pas fermé la bouche qu’il l’avait soulevée et lancée sur le matelas.

— Non, Robert, c’est impossible ! hurla-t-elle. On n’a pas le temps.

Il jeta sa veste au sol, ce qui fit un grand bruit de cuillères, mais Léonce n’eut guère le loisir de le remarquer, Robert était déjà sur elle.

— Pas maintenant, Robert !

Si Joubert venait à rentrer, quelle catastrophe. Léonce murmurait non, non, mais en se soulevant pour qu’il la libère de sa jupe et mon Dieu, quel effet ça lui faisait à chaque fois, il la vrilla à lui couper le souffle. Gustave aurait pu survenir dans la chambre, non seulement elle ne l’aurait pas entendu, mais elle n’aurait pas cessé un instant de se balancer au bout de cette corde qui lui arrachait des larmes. Elle poussa de longs cris rauques, elle avait les yeux exorbités, elle s’effondra, vidée, exsangue, et s’endormit aussitôt.

— Faudrait pas y aller ? demanda Robert.

Combien de temps était-elle restée ainsi ? Quelle heure était-il ? Elle se redressa sur un coude. Oh là là, quelle affaire, j’en peux plus, moi. Elle n’avait somnolé que quelques minutes. Passe-moi ma jupe, tu veux ? Elle riait, toi alors… Ils attrapèrent leur butin, descendirent.

— Robert !

Léonce désignait la porte-fenêtre.

— Ah oui, merde !

Il avait oublié ce qu’il devait faire.

— Comment c’est qu’elle a dit, déjà ?

Madeleine avait tout expliqué. D’un revers du coude, Robert fit voler en éclats une vitre puis ils sortirent par la porte des domestiques, l’arrière de la maison et le fond du jardin qui donnait sur la ruelle. Léonce avait encore les jambes en coton.


Ils ne croisèrent pas Joubert qui passa en coup de vent en fin de journée, il était presque dix-neuf heures. Ha, Monsieur, Monsieur, la cuisinière était affolée. Elle venait de rentrer, Monsieur, Monsieur, l’émotion lui serrait la gorge, Monsieur, elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour s’expliquer.

— Où est Madame ? demanda-t-il.

Elle ne l’avait pas vue depuis le matin (« c’est affreux, affreux »). Il longea la porte-fenêtre entrouverte, vit la vitre cassée, mais ce n’est qu’arrivé dans son bureau (« je ne me suis pas rendu compte tout de suite… ») qu’il comprit l’étendue de la catastrophe. Le coffre grand ouvert (« ça m’a fait peur, pour dire le vrai »), les tiroirs au sol… Le choc était tel qu’il ne parvenait pas à aligner correctement ses idées (« alors j’ai téléphoné au commissariat »).

— Quoi ? Vous avez téléphoné à qui ?

Il l’aurait sans doute fait lui-même, mais il était pris de court. Il ne lui manquait qu’une minute ou deux pour réfléchir, mais trop tard.

— Il y a quelqu’un ?

Une voix venant d’en bas. Joubert bouscula la cuisinière, se pencha par-dessus la balustrade. Au pied du grand escalier à volutes se trouvaient un homme en civil et deux autres en uniforme.

— Commissaire Fichet. On nous a appelés pour un cambriolage…

Joubert prit un instant pour répondre. Le policier, un type assez vieux, fort, voûté, en pardessus beige, tourné vers la porte-fenêtre, mâchouillait un reste de cigare face à la vitre cassée.

— Oui, c’est ici…

La cuisinière regardait le policier par-dessus la balustrade, le poing fermé dans la bouche, comme face à un crotale.

— Je suppose, dit le commissaire, que c’est là-haut que ça se passe…

Il fit un signe à ses deux agents qui partirent l’un vers le salon, l’autre vers la cuisine, et lui-même monta d’un pas lent à l’étage.

Joubert s’appliquait à donner le spectacle d’un homme de sang-froid. Chaque seconde le rapprochait d’une situation nouvelle dont il commençait seulement à apercevoir les contours.

Dans le bureau, pourtant très en désordre, l’énorme coffre attirait toute l’attention, comme s’il était éventré.

— Et il n’y avait personne dans la maison ? En plein jour ?

Il s’était retourné vers Joubert et la cuisinière.

— C’est le jour du personnel, dit-elle.

— Mais vous, vous êtes là…

— Bah, pas vraiment…

Maintenant qu’on lui proposait de s’expliquer, qu’il y avait enfin quelqu’un pour l’écouter, elle reprenait du poil de la bête.

— J’ai été en courses toute la journée. Madame m’avait donné une liste longue comme le bras.

— Bien, coupa Joubert, maintenant vous allez nous laisser, Thérèse. Je vais voir avec monsieur.

Considérant la police comme une autorité supérieure au patron, elle aurait préféré une autorisation du commissaire, mais celui-ci était absorbé par la porte du coffre qu’il détaillait à travers des lunettes rondes qu’il tenait comme un face-à-main.

— Allez, Thérèse…, s’impatienta Joubert.

— Il y avait beaucoup d’argent là-dedans ? demanda le policier.

— Très peu. Quelques milliers de francs, je vais faire le compte.

— Des valeurs, peut-être ?

— Oui, enfin, non, enfin, des valeurs, ça dépend de ce qu’on appelle des valeurs…

— Des choses qui valent de l’argent.

— Je dois faire le point…

— C’est nécessaire. Pour la déclaration. Pour la plainte… Madame a sans doute des bijoux…

— Je vais voir avec elle…

— Mme Joubert est absente ?

Le choix d’une journée sans domestiques, l’éloignement de la cuisinière, c’était évidemment signé : Léonce venait de partir avec la caisse, du moins ce qu’il en restait.

— Elle doit être chez une amie, elle ne va pas tarder.

Le commissaire reprit le couloir, chercha à s’orienter.

Aucune pièce n’avait été dévastée comme le bureau, à l’exception d’une chambre très féminine (« Celle de Madame, je suppose… ») dont les tiroirs étaient ouverts, le coffre à bijoux était retourné sur la coiffeuse. Le policier emprunta ensuite l’escalier d’un pas pesant et revint vers la porte-fenêtre. Il avait remis ses lunettes dans sa poche et se grattait le crâne.

— C’est curieux… Normalement, un cambrioleur arrive de l’extérieur. Et quand il brise une vitre, les morceaux de verre se retrouvent à l’intérieur. Ici, c’est l’inverse, c’est très étrange.

Joubert s’avança, fit une petite moue qui exprimait son étonnement devant ce constat.

Un agent revenait de la cuisine.

— La cuisinière dit qu’on a pris l’argent du ménage.

Le commissaire interrogea Joubert du regard.

— C’est ce que nous lui donnons pour les dépenses courantes. Ça n’est jamais grand-chose, quelques dizaines de francs, tout au plus.

Le policier fit quelques pas pensifs, entra dans la grande salle à manger où les tiroirs des buffets là aussi étaient restés ouverts.

— La cuisine est retournée ?

— Ah, non, chef, bien rangée, au contraire !

— C’est curieux, non ?

Il regardait Joubert.

— On dirait que le voleur savait où se trouvaient les choses, il n’a pas cherché les bijoux, l’argent de la cuisinière, il y est allé directement, sans hésiter…

Dans l’esprit des deux hommes, les éléments se mettaient en place, à peu près de la même manière.

— Et puis, il y a les éraflures sur le coffre, dit-il à Joubert en pointant l’index vers le plafond.

Joubert écarta les deux mains, je ne vois pas…

— Quand on force un coffre, il arrive que l’outil dérape. On érafle une fois, deux fois. Avec un cambrioleur très maladroit, on trouve quatre ou cinq rayures, comprenez-vous, mais dix ou vingt, c’est très rare. Selon mon expérience, celui dont l’outil dérape aussi souvent ne serait pas capable d’ouvrir un coffre de cette nature. C’est qu’il faut du doigté… Ça donnerait presque l’impression qu’on a fait ces rayures intentionnellement. Pour simuler un cambriolage.

— Vous m’accusez de…

— Pas du tout, monsieur ! Je constate, je tâche de comprendre, voilà tout. Vous accuser, non, monsieur, vous n’y pensez pas…

Or, c’était visible, il y pensait.

— Mais voyez-vous, quand on s’attaque à une maison pareille, quand on a la chance, assez rare, qu’en pleine journée tout le monde soit sorti, on vient avec des caisses, on gare un camion pas loin pour emporter tout ce qui a de la valeur.

Il s’était approché d’un tiroir.

— On ne prend pas le porte-monnaie de la cuisinière en laissant l’argenterie derrière soi…

Le policier vit que son interlocuteur n’était plus vraiment à la discussion, les idées semblaient s’entrechoquer dans son esprit.

— Eh bien, on va faire un rapport. Vous faites un état de ce qui a été dérobé et vous passez nous déposer tout ça au commissariat. Le plus tôt serait le mieux.

Gustave était encore en pleine réflexion lorsque les policiers sortirent. Il s’ébroua et se mit à courir dans la maison, ouvrant les portes à la volée, c’est vrai, rien d’autre n’avait disparu, il revint à son bureau.

Léonce était venue voler l’argent et n’en avait pas trouvé. Il marchait dans la pièce à grands pas, écrasant les objets épars sur le sol. Mais pourquoi avait-elle emporté les documents, les plans ! C’était absurde ! Tout ça n’avait aucune valeur pour elle, jamais elle ne pourrait monnayer de pareilles choses ! À moins qu’elle ne soit déjà en contact avec quelqu’un de la concurrence, mais là c’était encore pire, on ne lui en donnerait pas le trentième de leur valeur ! Avait-elle été contrainte par son amant ? Joubert secoua la tête, pourquoi s’occuper de cela, il fallait se concentrer sur l’essentiel.

La situation était très tendue.

Son épouse s’était enfuie. Il avait sacrifié son entreprise. Avec ses plans et ses brevets, son trésor de guerre venait de disparaître.

Il ne lui restait plus que l’hôtel Péricourt. C’était peu.

Comment tout cela avait-il pu se déglinguer à ce point ? Et aussi rapidement.

Et cette mise en scène l’inquiétait. Il ne parvenait pas à lui donner du sens, à comprendre dans quelle situation nouvelle il se trouvait.


Madeleine écarta ce qui n’avait visiblement pas d’intérêt. L’essentiel tenait en deux gros dossiers. Sur le premier, Joubert avait inscrit en lettres rageuses (il devait être de mauvaise humeur ce jour-là) : « Hypothèse abandonnée ». Cela devait correspondre aux études abandonnées en mai. Sur le second : « Recherches en cours ».

Madeleine les posa discrètement sur la banquette à côté d’elle, réprima un mouvement de satisfaction, c’était parfait, mais elle se garda bien de toute réaction devant Léonce. Robert, lui, bayait aux corneilles. Quand on les voyait ensemble, on se demandait comment ces deux êtres avaient pu se trouver et même se marier, il y a des choses, chez les autres, qu’on ne comprend pas.

Madeleine se contenta d’un sourire.

— Il va falloir vous mettre à l’abri, Léonce. Changer d’hôtel.

— Pourquoi ?

Il y avait un accent de panique dans sa voix. Madeleine l’avait obligée à cambrioler son propre mari, maintenant elle faisait d’elle une fugitive…

— On habite rue Joubert ! dit Robert.

Il était toujours émerveillé de cette trouvaille.

— Tais-toi, mon chéri, dit Léonce en posant sa jolie main sur son avant-bras, elle était assez énervée.

Elle fixa Madeleine droit dans les yeux.

— Et d’abord, on va s’installer ailleurs, mais avec quel argent ?

— Ah oui, c’est un vrai sujet… Justement, Léonce, dites-moi, en dehors des plans, dans le coffre de votre mari le second, il n’y avait pas… autre chose ?

— Vraiment rien !

Léonce avait presque crié. Déçue, visiblement.

— Rien… De l’ordre de combien ? insista Madeleine.

Robert soufflait de la buée sur son verre et dessinait des formes avec le bout de son nez.

— Combien de quoi ? demanda-t-il.

— Chéri ! C’est une discussion entre femmes !

Robert leva les mains, ah, c’est sacré ça, les histoires entre femmes. Il se tourna vers le garçon pour commander une autre bière, s’il y avait eu un billard, il serait allé tenter sa chance.

Madeleine regarda Léonce en souriant.

— Et donc…

Léonce fixait ses mains. Deux, répondit-elle avec ses doigts.

— Vous êtes bien certaine ?

— Ah oui, certaine !

— Certaine de quoi ?

C’était Robert qui revenait à la charge. Léonce se tourna vers lui.

— Mon chéri, tu veux bien nous laisser un instant, s’il te plaît ?

Elles avaient à parler entre femmes, Robert eut à cœur de montrer qu’il était un vrai gentleman, il se leva.

— Si cela ne vous messied… ne vous m’essois… ne vous dérange pas, mesdames, je vais aller me fumer un p’tit clope.

— Faites donc, dit Madeleine.

Et dès qu’il fut parti :

— Léonce, avant toute chose, je vous en supplie (elle avait pris ses mains dans les siennes), dites-moi… Comment faites-vous pour passer votre vie avec un pareil énergumène ?

Avec la question de la sexualité, Léonce tenait une revanche facile à laquelle elle ne résista pas, mais le souvenir des vilaines actions dont elle s’était rendue coupable l’empêcha de se montrer désobligeante. Elle se contenta de détacher un à un les doigts de Madeleine comme si elle voulait en faire le compte.

— Chère Madeleine, sur un plan, disons… intime, je vous assure que vous ne me poseriez pas la question si vous en aviez trouvé un pareil.

C’était cruel et toutes deux le savaient. Elles retirèrent leurs mains.

— Je veux mon passeport, déclara Léonce.

— Je vais vous le rendre dans quelques jours, mais il n’aura plus aucune valeur. Pire. Il vous conduirait directement en prison.

Léonce pâlit. Était-ce la fin ? Plus de passeport, cela voulait dire plus de fuite et donc plus d’espoir. Comme si elle se noyait et qu’elle allait mourir, elle refit, à une vitesse stupéfiante, le chemin qui, depuis l’enfance, l’avait conduite là, dans ce café, les épreuves, le père, Casablanca, le chagrin, le ventre, le sexe, les hommes, la fuite, et Robert, et Paris, Madeleine Péricourt, et Joubert…

— Quand me laisserez-vous partir ?

— Bientôt. Dans quelques jours, vous serez libre.

— Libre ! Avec quel argent ?

— Oui, je sais, la vie est dure. Soyez déjà heureuse que je ne vous envoie pas en prison…

— Qui me dit que vous ne le ferez pas quand vous n’aurez plus besoin de moi ?

Madeleine la fixa longuement.

— Rien. D’ailleurs, je ne vous l’ai jamais promis. Et pour m’éviter la tentation de vous y envoyer, je vous conseille de vous montrer coopérative…


Madeleine entra dans la chambre de Paul.

— Dis-moi, mon chaton…

C’était une nuit très douce, toutes les fenêtres ouvertes, l’air du dehors arrivait par petites vagues tièdes comme si elles venaient vous parler à l’oreille.

— J’ai bien réfléchi. Cela te plairait d’aller écouter Solange à Berlin ?

Paul hurla :

— Ma… maman !

Il serra sa mère dans ses bras. Elle éclata de rire.

— Mais, tu m’étouffes, laisse-moi respirer, mon Dieu…

Déjà Paul était redevenu sérieux, il avait attrapé son ardoise.

« Mais, l’argent ? Nous n’en avons pas ! »

— C’est vrai que nous n’en avons pas beaucoup. Mais depuis que nous sommes ici, je t’ai imposé bien des sacrifices, tu n’achètes plus de musique, tu n’as fait aucun voyage malgré les invitations… Enfin, bref…

Elle le fixa avec un air gourmand.

— Alors ? Berlin ou pas Berlin ?

Paul hurla de joie. Vladi entra précipitamment :

— Wszystko w porządku ?

— Oui, t… tout va b… bien, cria Paul, on va à… Ber… lin !

Pris d’un doute, il empoigna son ardoise et jeta sur une page : « Maman, c’est après-demain ! On n’aura jamais le temps ! »

Madeleine fouilla dans sa manche et en sortit trois billets de train. Première classe. Paul fronça les sourcils. Que sa mère décide ce voyage à la dernière minute, il y avait peut-être des explications. Qu’elle achète les places les plus chères était plus surprenant. Mais que son billet à elle soit rédigé au nom de Mme Léonce Joubert était franchement mystérieux. Paul se grattait le menton.

— Officiellement, dit-elle, je ne vais pas voyager avec toi. Tu partiras avec Vladi.

— W porządku !

— Qu’est-ce qu’elle dit ? demanda Madeleine.

— Elle est d’a… d’accord.

— Mais il faut que je t’explique parce que… je vais avoir besoin de ton aide.

35

Il y avait beaucoup de monde gare de l’Est. Paul était très excité.

Quand Vladi le prit dans ses bras pour le hisser dans le compartiment, il fut ramené à son voyage à Milan, Dieu comme c’était loin déjà. Solange était venue le chercher à la gare, il revoyait cette nuée de journalistes et de reporters, ce tourbillon de voiles émergeant de la fumée de la locomotive… Il appréhendait de la retrouver.

Malgré le déclassement, l’argent qu’il fallait compter, l’appartement modeste, les voisins grincheux, les cauchemars, devenus rares mais toujours violents, Paul ne pouvait pas dire autre chose que ceci : il était un enfant heureux. Sa mère le protégeait, Vladi le protégeait, il avait deux femmes pour lui seul, qui pouvait en dire autant ?

Solange, elle, était seule depuis bien longtemps. Et il s’en voulait d’avoir douté d’elle, de s’être fâché, d’avoir pensé… Mon Dieu, on partait à Berlin ! Les titres des journaux lui revenaient, c’était délicieusement inquiétant, comme dans un roman d’aventures. Il se retourna, chercha des yeux sa mère, trouva Vladi, souriante, toujours la même, il eut le cœur serré par l’émotion en comprenant combien il l’aimait.

Solange, qui avait été prévenue de sa venue, avait répondu aussitôt, sa réponse était arrivée quelques heures avant le départ. Un télégramme : « Comment, tu viens ! (Il n’y avait pas de fautes d’orthographe parce que le texte avait été rédigé par des télégraphistes qui devaient avoir le brevet élémentaire.) Comme je suis heureuse ! Mais sans ta chère mère, hélas, comme c’est dommage ! J’ai exigé que vous soyez avec moi, dans le même hôtel, ta nurse et toi vous serez bien, le personnel est tout ce qu’il a de plus parfait. (Solange écrivait des télégrammes à quatre francs le mot comme elle aurait rédigé des lettres, sans compter, c’était impressionnant.) À Berlin, il se passe bien des choses que j’ai hâte de te raconter, mais que tu verras par toi-même. C’est un monde ici, je veux dire, un autre monde. Ah, mon petit Pinocchio, peut-être es-tu venu voir mourir ta vieille Solange, parce qu’elle est bien lasse, elle chante maintenant comme une casserole, tu seras bien déçu. Mais moi bien heureuse de te voir, je t’attends, j’ai tant de choses à te dire. Viens vite ! »

C’était un train-couchette. Plus de quinze heures de voyage.

Vladi retrouva avec le même émerveillement les tentures en velours, le tapis des voitures, les lampes à abat-jour. Et un jeune contrôleur. Celui-ci n’était pas polonais d’origine, mais enfin, il était bien joli garçon tout de même. Paul dut faire l’interprète. Comme s’il parlait le polonais !

— Vladi, je te pré… sente Fran… çois. Par… pardon ?

— Kessler.

Vladi gloussa.

— Ich bin Polnisch, dit-elle.

— Ich bin Elsässer ! s’écria François.

— Na dann, ich denke wir können uns etwas näher austauschen…


Madeleine ne se montra pas avant l’heure du repas. Au wagon-restaurant, elle trouva Paul à sa table, s’installa à une autre, voisine, ils se firent des petits signes discrets, c’était très amusant.

Paul la regarda droit dans les yeux et sourit en demandant au garçon :

— Un p… porto, s’il… vous plaît.

Il lut sur les lèvres amusées de sa mère : chameau !

Ça lui monta tout de suite à la tête et lui coupa l’appétit. Vladi ingurgita donc une double ration de potage, de poularde aux petits oignons, de fromage et d’omelette norvégienne, rien ne lui faisait peur. Le jeune contrôleur passait et repassait. La tête de Paul dodelinait, Vladi le porta à bout de bras jusqu’au compartiment, mais il ne fallait pas dormir avant d’arriver à la frontière. Pour le tenir éveillé, elle se mit à parler, Paul écoutait distraitement, il avait hâte de se coucher.

Forbach, enfin.

On descendit le fauteuil sur le quai où il y avait pas mal d’agitation, les voyageurs, la police, les employés du chemin de fer. Le douanier ne voyait pas souvent des enfants comme celui-ci qui semblait très grand avec des jambes très courtes, ce devait être l’effet de la maladie, ou du fauteuil roulant. M. Paul Péricourt et Mlle Wlładysława Ambroziewicz. Il tamponna les passeports. On revint au train, des douaniers inspectaient les bagages, faisaient ouvrir les valises. Personne ne demanda à Paul de se soulever pour regarder sur quoi il était assis, ils auraient trouvé deux gros dossiers à couverture cartonnée.

Madeleine aussi passa la douane. Mme Léonce Joubert.

Le douanier tiqua un peu, la photo du passeport était loin de la réalité, mais on ne dit pas cela à une dame, surtout quand elle voyage en première et qu’elle a cet air d’assurance, on garde ça pour soi, je vous en prie, madame, faites bon voyage.

Le train repartit. Paul n’eut pas le loisir cette fois d’entendre les rires feutrés de Vladi, ses gloussements langoureux, ses halètements, parce qu’il n’y en eut pas. Le jeune contrôleur resta longtemps dans le couloir avec elle, à parler, à l’écouter. Puis Vladi décréta :

— No, a teraz już pora iść spać. Dobranoc, François…

— Gute Nacht dir auch…

Ce voyage était vraiment exceptionnel.


Solange ne se déplaçait plus guère, aller à la gare aurait été trop difficile. Elle envoya une limousine cueillir Paul et Vladi.

Le chauffeur, qui portait un brassard à croix gammée, hésita sur la question du fauteuil roulant. Il regardait d’un drôle d’air ce garçon un peu poupin qui ne marchait pas sur ses deux jambes comme tout le monde. Vladi déposa Paul sur la banquette arrière, empoigna le fauteuil d’un geste décidé, le plia et le fourra dans le coffre sans un mot.

Par la vitre, Paul aperçut sa mère, en Mme Joubert, qui prenait place dans la file des taxis, il en eut le cœur serré.

Les journaux français ne parlaient de Berlin et de l’Allemagne qu’à l’occasion des épisodes les plus brutaux de la propagande national-socialiste. Paul, qui s’était attendu à une ville à feu et à sang, quadrillée par des milices, la trouva en réalité bien provinciale. Il y avait du monde dans les rues, mais pas autant de soldats qu’il l’avait pensé, et s’il n’avait pas lu le compte rendu des récents événements, il aurait pu se croire dans n’importe quelle ville du nord de l’Europe. De nombreuses oriflammes à croix gammée étaient apposées sur les bâtiments officiels, la gare, l’université, la poste centrale, mais, s’il n’y avait eu quelques boutiques vides dont les vitrines étaient effondrées et qui portaient encore de grandes lettres dont la peinture avait coulé, il ne se serait pas cru à Berlin.

Solange trônait comme un monument dans le hall du Grand Hôtel Esplanade.

Quand Paul apparut, elle poussa un cri qui fit se retourner personnel et clientèle. Elle le serra dans ses bras énormes et flasques, l’embrassa comme pour le manger. Paul riait, partagé entre la joie de la retrouver et la tristesse de la voir autant changée. Son gros visage, de près, maquillé, poudré, grimé, semblait un masque de carnaval grotesque et pathétique. Il eut peur pour elle. Pouvait-elle encore chanter ? Il se souvint de son télégramme, « ta vieille Solange chante maintenant comme une casserole ».

— Tu vas bien, mon bébé en sucre ? demanda-t-elle. Tu n’es pas inquiet, au moins ?

Paul fut rassuré. Elle sentait tout mieux que tout le monde, ç’avait toujours été le secret de son art.

Ils gagnèrent l’ascenseur. Solange marchait lentement et lourdement, la poignée de la canne dont elle se servait disparaissait dans sa large main. Elle ne cessait de parler d’une voix forte, roucoulante, qui roulait les r plus encore que d’habitude, c’était un jour d’accent espagnol, il y en avait d’italien ou d’argentin, avec elle, c’était imprévisible.

— Veux-tu pas plutôt visiter la ville ? Ah, la porte de Brandebourg ! Il faut avoir vu ça, Pinocchio, moi je n’y vais plus, je l’ai vue cent fois !

Mais sitôt la proposition énoncée, elle l’avait oubliée.

Dans la suite de Paul et Vladi, elle se laissa tomber dans le large divan tandis que la jeune Polonaise ouvrait les valises, les malles, pendait les vêtements, envahissait la salle de bains en sifflant faux des airs que personne n’aurait pu reconnaître.

— Elle est toujours la même…, dit Solange.

— La mê… me.

Solange commença l’énumération de « ses misères ». Elle se plaignait de tout, geindre, gémir, c’était son registre, mais Paul devait convenir qu’elle avait cette fois de bonnes raisons.

Ce récital du lendemain donnerait lieu à des tractations jusqu’à la dernière minute parce qu’il y aurait le chancelier, la moitié de la salle serait occupée par le gratin du national-socialisme, sans compter les photographes, c’est-à-dire la propagande. Il y avait de l’inquiétude dans l’air, on l’assaillait de demandes, de questions, il fallait que tout se passe absolument comme prévu… Peut-être Solange prenait-elle conscience, maintenant qu’elle était à Berlin, que ce qui l’avait amusée pendant des mois prenait une dimension grave, politique, parce que les gens d’ici n’étaient pas des humoristes. Avait-elle peur ? C’est ce que Paul sentit.

— Strauss m’empoisonne la vie, sais-tu… Il est entre le marteau et l’enclume, je peux le comprendre. Mais je l’ai prévenu, sur les pièces que je chanterai, je ne changerai pas d’avis.

Elle baissait parfois la voix comme si la suite était truffée de micros.

— Je suis plus embêtée pour le décor…

Lorsqu’il avait découvert le projet, Paul avait ri. Elle lui tendit une reproduction, ce n’était plus le même.

— C’est… qu… quoi ?

— Une couverture, mon canard.

C’était difficile à comprendre, Solange le voyait bien.

— C’est que… On n’arrive jamais à garder tout à fait le secret sur les décors, il y a toujours un petit malin de photographe qui ouvre une porte en échange d’un billet de cinquante dollars.

La photographie que Paul avait en main ressemblait à un champ de blé avec du ciel, des traînées de couleur pas laides en soi, mais qui n’avait rien à voir avec le décor dont Solange lui avait envoyé le projet.

— Dans le plus grand secret, petit lapin rose. Si on l’avait fait venir tel qu’il est, il y aurait eu une indiscrétion, et en deux temps trois mouvements, surtout ici où ça ne se passe pas au mieux vu que je veux chanter des choses qu’ils n’ont pas envie d’entendre, il aurait été détruit et remplacé par des bouquets de fleurs aux couleurs du national-socialisme.

Le stratagème était astucieux.

Sur sa toile, l’artiste en avait collé une autre, représentant une gerbe de blé mûr. Il suffisait de décoller cette toile quelques minutes avant l’ouverture du rideau pour découvrir, en dessous, le véritable motif.

— Mais c’est là que je suis embêtée, mon petit nougat d’amour, déjà que je ne tiens pas sur mes jambes, tu me vois aller décoller la toile à presque trois mètres du sol ?

C’étaient quatre grandes surfaces, il fallait de l’énergie, du muscle, et comme il fallait aussi une échelle, ne pas souffrir du vertige.

— Bref, mon petit cœur byzantin (on se demandait parfois où elle allait chercher ses images), j’ai l’impression que je vais devoir chanter devant des taches de jaune, ça va être d’un triste ! Et il s’est démené, ce jeune Espagnol, pour faire ce décor, qu’est-ce que je vais lui écrire, moi ?

Le projet original avait fait rire Paul, mais c’était un rire de Paris. Ici, à Berlin… Il suffisait de revoir le visage fermé du chauffeur qui était venu le cueillir à la gare… Une idée lui traversa l’esprit :

— Pour mon… monter à l’é… échelle, que di… riez-vous de… Vla… di ?

Solange tourna la tête. La Polonaise avait grimpé sur une chaise. Au lieu d’appeler le personnel de l’hôtel, elle raccrochait elle-même, à bout de bras, un anneau du rideau de la grande fenêtre qui s’était détaché.


Le Reichsluftfahrtministerium occupait trois étages d’un immeuble massif situé non loin de la Wilhelm Strasse. Le fronton était recouvert du drapeau national-socialiste et deux plantons, raides comme des tuteurs, regardaient le monde avec des yeux fixes de poulets de basse-cour. Madeleine dut rassembler toute l’énergie dont elle disposait pour entrer d’une démarche qu’elle espérait calme et déterminée.

Les difficultés commencèrent dès l’accueil. Le fonctionnaire ne parlait pas le français, il devait trouver quelqu’un.

— Ihr Pass bitte !

Il désigna les bancs de la salle d’attente où elle prit place, posant, sur ses genoux, le dossier qu’elle avait porté jusqu’ici à l’abri de son manteau. Une horloge murale indiquait dix heures.

Le ministère de l’Air, de création récente, était le fief de M. Goering, un aviateur auréolé de gloire pour ses victoires pendant la Grande Guerre et proche du chancelier Hitler. Madeleine avait appris dans les journaux que ce ministère était chargé de superviser, décider et contrôler la conception et la production des avions civils et militaires, elle n’avait pas trouvé meilleure adresse.

— C’est… quelle raison ?

Celui-ci, un jeune homme d’une vingtaine d’années, parlait un français approximatif.

— J’aimerais voir M. le maréchal Erhard Milch.

Pour être comprise, Madeleine articulait exagérément. Le soldat la fixa intensément. Il tenait son passeport, regardait le nom, la photo, mais ne savait pas ce qu’on pouvait dire à une Française ne parlant pas allemand et qui, sans rendez-vous, demandait à rencontrer le secrétaire d’État.

— C’est… quelle raison ?

— J’aimerais voir M. le maréchal Erhard Milch.

La conversation tournait en boucle. Le jeune homme la laissa et entra en palabres avec son collègue de l’accueil.

— Assis-vous…, dit-il enfin.

Il emprunta le grand escalier, Madeleine reprit son attente.

L’horloge indiquait presque midi lorsqu’un officier d’une cinquantaine d’années, en uniforme nazi, se présenta devant elle. Il tenait son passeport.

— Pardonnez cette attente, madame Joubert, mais sans rendez-vous…

Il claqua très légèrement les talons.

— Major Günter Dietrich. Que puis-je pour vous ?

Madeleine imaginait mal entamer, là dans le hall, une conversation… personnelle.

— C’est personnel, monsieur Dietrich…

— Mais encore ?

Le major avait parfaitement conscience de l’inconfort de la situation. Et comme Madeleine se contentait de le fixer calmement, il ajouta :

— Personnel… Vous voulez dire « très personnel » ? Cela concerne-t-il votre mari, madame Joubert ?

On y était. Madeleine venait de perdre la main. Ils savaient qui elle était, qui était Gustave, ils savaient peut-être plus de choses qu’elle-même sur le sujet dont elle prétendait les entretenir. Paradoxalement, cette situation de faiblesse la rassura parce qu’il n’y avait plus rien d’autre à faire. Et plus elle se lancerait fermement, plus elle aurait de chances de s’en sortir.

— C’est mon mari qui m’envoie auprès de vous.

Dietrich se retourna, donna un ordre au jeune homme qui était resté derrière lui. Puis, à Madeleine :

— Si vous voulez bien me suivre…

Il indiquait l’escalier. Ils montèrent côte à côte.

— Quel temps faisait-il hier à Paris, madame Joubert ?

Ils savaient quand elle était arrivée, sans doute où elle était descendue… Y avait-il quelque chose d’elle qu’ils ne connaissaient pas déjà ?

— Très agréable, major.

Un large couloir, puis un autre. L’étage bruissait de voix, des trépidations de machines à écrire, du claquement de pas nerveux sur le dallage de pierre. Le vaste bureau comprenait un coin salon, il désigna le canapé.

— Je ne ferai pas l’injure à une Française de lui proposer le thé ou le café du ministère… Mais un verre d’eau, peut-être ?

Madeleine refusa d’un geste. Dietrich s’installa sur une chaise face à elle, il la dominait de deux têtes. Il prit un air faussement contrit.

— Alors, madame Joubert, c’est la faillite ?

— On peut le dire comme ça, major. Mon mari a résisté le temps qu’il pouvait, mais…

— Quel dommage. C’était un beau projet !

Madeleine croisa ostensiblement les mains sur le dossier posé sur ses genoux.

— Oui. Et déjà très avancé…

— Quoique les derniers essais n’aient pas été très concluants…

Le ton était faussement badin.

— Mon mari dit souvent que les essais servent… à essayer. Les échecs ont permis une avancée spectaculaire dans la modélisation du turboréacteur. Il aurait fallu que les commanditaires fassent preuve d’encore un peu de patience et même, osons le mot, d’un peu de courage.

— Et votre mari répugne à voir le fruit de son travail jeté à la poubelle… Et il souhaite que sa recherche soit poursuivie…

— Dans l’intérêt de la communauté scientifique !

Dietrich fit un signe de tête, il comprenait la noblesse des intentions. Il désigna le dossier posé sur les genoux de Madeleine.

— C’est…

— Oui, c’est.

— Bien, bien, bien. Et votre mari reste, dans cette opération, parfaitement désintéressé…

— Absolument, major ! répondit Madeleine d’un ton offusqué. Le travail intellectuel, en France, n’est pas une vulgaire marchandise. Chez nous, la création n’est pas à vendre !

— Dans quelles conditions, en ce cas, votre mari envisage-t-il de faire profiter… la communauté scientifique des résultats de sa recherche ?

— Mais… gracieusement, major, gracieusement ! Hormis quelques frais secondaires, bien sûr.

— De l’ordre de…

— Mon mari les estime à six cent mille francs suisses. Je lui ai dit : « Gustave, ce n’est pas raisonnable. Tu as eu beaucoup de frais, c’est indéniable, mais on va finir par croire que tu es intéressé. » Et l’argument a porté, major ! Il a refait ses comptes, j’avais raison : cinq cent mille francs suisses seulement.

— Ce sont des frais élevés…

— Oui, major, c’est terrible ce que coûte la recherche aujourd’hui.

— Je veux dire, madame, que c’est trop élevé.

Madeleine approuva, je comprends. Elle se leva.

— Franchement, major, j’ai préféré venir à Berlin que traverser l’Atlantique comme mon mari me le demandait parce que moi, le bateau… Merci de m’avoir reçue, c’était très aimable à vous.

Elle fit trois pas vers la porte.

— Tout dépend… de l’intérêt des documents.

Madeleine se retourna vers Dietrich.

— Dites-moi, major… Vous-même, je veux dire la glorieuse aviation du Reich, où en êtes-vous question turboréacteurs ?

— Bah… Nous tâtonnons un peu, c’est vrai.

Madeleine tapota son dossier.

— Voilà de quoi passer du tâtonnement à la recherche de pointe. Le Grand Reich ne va tout de même pas donner au monde le spectacle d’une aviation qui tâtonne, major !

— J’entends bien… Mais c’est une décision, comprenez-vous, délicate. Et importante. Vu les frais…

Madeleine lui tendit son dossier.

— Ce sont quelques extraits. Des dessins, des plans, les résultats de quelques tests, et quatre pages du dernier rapport avec les préconisations. Pour être franche, si vous pouviez m’éviter le bateau jusqu’à New York…

Elle fit mine de s’éventer avec la main comme si elle était guettée par le mal de mer.

— Il faut expertiser tout cela…

— Donnons-nous jusqu’à lundi ?

Madeleine se tut. Dietrich sourit.

— Même heure, donc ? Ah, une chose encore. Inutile de venir chercher ces documents à mon hôtel ou d’imaginer pouvoir m’inquiéter… Tout cela est en lieu sûr et…

Le reste, l’essentiel, était, en effet, au Grand Hôtel Esplanade, dans la chambre de Paul et Vladi.

— Madame Joubert, ce ne sont pas les méthodes du IIIe Reich ! Nous sommes très civilisés.

— Alors, en ce cas, lundi, je prendrai volontiers le risque d’accepter le thé du ministère…

36

Le message venait de Madeleine Péricourt, André le prit en note rapidement sur un coin de feuille et le considéra longuement :

« Cher André — stop — appris par amie — stop — Léonce Joubert serait en Allemagne — stop — curieux, non ? — stop — Affection, Madeleine. »

Il pensa d’abord à un canular. De la part de Madeleine, c’était peu probable, mais l’information était si surprenante… Et si c’était vrai, comment le savait-elle ? Et qui était cette amie, Madeleine n’en avait plus…

André s’arrêta net. Il comprit ce qui se jouait. C’était énorme.

Il pensa à son journal, au Licteur, dont le lancement était prévu dans un mois… Impossible d’attendre. L’information était périssable. Il fallait battre le fer.

Il fouilla rapidement dans ses papiers, demanda le numéro de Léonce Joubert. Somme toute, elle était la première visée. Soit elle était là et l’information était fausse, soit elle… En attendant la communication, il imaginait les conséquences. Était-il le seul à savoir ? Certainement. Il se félicitait d’avoir maintenu avec Madeleine une relation, même distante. La téléphoniste rappela. Ça ne répondait pas.

André descendit quatre à quatre, attrapa un taxi, arriva au domicile de Madeleine.

— Ils sont partis avant-hier, dit la concierge.

Elle était désolée de ne pouvoir rendre service à ce jeune homme qui était bien fait de sa personne. Elle était veuve.

— Ils sont aux thermes, ajouta-t-elle. En Normandie, mais vous dire où…

Elle vit qu’André était surpris.

— C’est pour le petit, il paraît que les eaux vont lui faire beaucoup de bien, c’est le médecin qui l’a dit.

— Quand rentrent-ils ?

— Ça… Madame a parlé d’une quinzaine de jours…

André resta un instant sur le trottoir, hésitant. Ça lui déplaisait au plus haut point, mais il ne voyait pas comment faire autrement : vingt minutes plus tard, il était au journal.

Jules Guilloteaux triturait le texte entre ses gros doigts.

— Serait-elle à Berlin… sur ordre de son mari ?

— Peu importe qu’il y ait un seul coupable ou deux. Si c’est vrai, c’est une traîtrise… Pour la France, c’est…

— Pour la France, on s’en fout, dit Guilloteaux, mais pour le journal, c’est excellent !

— Il faudrait appeler…

— Bah bah bah bah ! On n’appelle personne, mon jeune ami, vous voulez que ça fuite ou quoi ?

Dans le taxi, chacun travailla pour soi. André écrivait sa chronique, brûlait de hurler à Guilloteaux que dans peu de temps, ce genre de scoop lui échapperait. Guilloteaux, comme d’habitude, faisait ses comptes.

— Vous êtes sûr ? demanda Vitrelle.

C’était un homme très mince, famille de grands commis de l’État, polytechniciens depuis la Renaissance, il avait l’oreille du ministre de l’Intérieur.

— Mon cher, dit Guilloteaux, si nous étions sûrs de notre coup, nous ne serions pas dans votre bureau et la nouvelle serait déjà publiée en une du Soir !

— Comme vous y allez ! Non, non, je vais appeler un collègue.

À partir de là, l’information circula comme une cascade de printemps discrète et prometteuse, elle chuta de la direction du ministère jusqu’aux caves du contre-espionnage.

— Ne publiez rien, Guilloteaux. En échange de quoi, vous serez le premier informé.

— Ça ne me convient pas trop…

Vitrelle répondit par une question silencieuse comme il avait appris à le faire dans l’administration.

— Je ne veux pas être le premier, je veux être le seul. Sinon, je publie maintenant !

— Soit. Vous serez le premier et le seul ! Ça vous va ?

Il riait fort, trop fort.

Rentré chez lui, André se remit à son article, mais il avait la tête ailleurs.

Il tenait peut-être un magnifique scandale. Mieux, une revanche. Joubert l’avait méprisé et, maintenant, il était impatient de le clouer au pilori.


Il avait été décidé que Paul assisterait au récital depuis la coulisse. Outre qu’un enfant handicapé dans un fauteuil roulant ne correspondait pas exactement à l’image que les autorités du Reich se faisaient de l’humanité telle qu’elles la rêvaient et qu’on n’avait pas besoin d’un intermède de plus dans une soirée qui s’annonçait déjà assez compliquée, Paul voulait être avec son amie et avec Vladi qui avait accepté avec enthousiasme de se charger d’une mission dont elle ne mesurait pas réellement la portée.

Une vingtaine de minutes avant le début du spectacle, Solange s’installait sur la scène, montait laborieusement sur ses praticables et n’en bougeait plus, les habilleuses, les maquilleuses s’affairaient, elle demeurait de marbre face au rideau fermé, dans un état second dont elle ne sortirait qu’à la fin, comme si Dieu Lui-même avait claqué des doigts pour la faire redescendre sur terre. Richard Strauss qui demanda à venir la saluer ne fut pas autorisé à aller jusqu’à la scène.

À l’heure dite la salle était remplie, à l’exception des loges des dignitaires qui se faisaient attendre. Paul, dont le fauteuil avait été poussé entre les pendrillons, fixait Vladi qui, comme si elle avait été elle-même la vedette de la soirée, s’apprêtait à entrer en scène.

Brouhaha dans la salle, Paul risqua un œil. Le chancelier arrivait, suivi de sa cour, des hommes en uniforme, quelques femmes élégantes, Paul leva la main, Vladi s’avança résolument en portant à bout de bras une échelle quatre fois plus grande qu’elle, qu’elle planta devant les grands cadres de toile peinte qui constituaient le décor.

Cris retenus, hurlements de gorge…

Comprenant que quelque chose était en passe d’échapper à leur contrôle, les trois régisseurs se précipitèrent sur la scène, mais Vladi avait déjà écarté les pieds de son échelle et monté les sept ou huit premiers barreaux… Les trois hommes levèrent la tête vers elle, s’arrêtèrent net. Vladi, en haut, venait de saisir, du bout des doigts, un morceau de la toile qu’elle tirait à elle, qui se détachait, tombait lentement au sol et s’enroulait sur le plancher comme une gigantesque pelure de fruit, laissant apparaître ce qui constituait le véritable décor. Les régisseurs, hypnotisés, la regardaient faire, sans un geste. Qu’avait-elle, ou que n’avait-elle pas sous sa jupe, pour pétrifier à ce point les trois hommes ? C’est la question que se posait Paul et le moment que choisit Vladi pour se tourner légèrement vers lui et lui adresser un clin d’œil coquin qui le fit pouffer de rire.

En quelques secondes, elle avait décollé la moitié du décor. Elle descendit les barreaux un à un, lentement, déplaça son échelle et remonta pour décoller la seconde partie. Curieusement, aucun des trois hommes n’esquissa le moindre geste pour l’en empêcher. Ils reprirent leur position de factotums au pied de l’échelle, le regard au ciel, comme rivé à la porte du paradis.

La seconde partie du décor chuta au sol, Vladi redescendit, ramassa les lambeaux de toile déchirée.

La sonnerie du début du spectacle qui retentit alors fit aux trois hommes l’effet d’une électrocution, l’un d’eux s’empara de l’échelle, ils disparurent dans la coulisse, aucun d’eux n’avait eu le moindre regard pour le motif qui venait d’être mis au jour et qui s’illumina brusquement lorsque le rideau s’ouvrit dans un tonnerre d’applaudissements.

La salle était plongée dans le noir, la scène violemment éclairée, au centre de laquelle, dans un déluge de tulle, de tissus et de rubans, trônait Solange Gallinato, massive et impériale.

Le public n’eut pas le temps de réagir que s’élevait déjà cette première note, chantée a capella, que tous voulaient entendre, une note de légende qui annonçait trois mots simples qui avaient fait le tour du monde :

Mon cher amour…

L’immense salle de l’Opéra de Berlin était saisie par la magie de la diva dont la voix, puissante, modulée, comme déchirée, venait parler au cœur de chacun, mais aussi par la difficulté d’interpréter le motif du décor qui n’avait rien à voir avec celui, agricole et triomphant, sans imagination ni relief, d’un jaune banal et rassurant, que l’on avait annoncé et, croyait-on, vérifié.

Nous revoici, dans les ruines du palais

Où pour la première fois nous nous vîmes…

C’était une ruine en effet qui était peinte, un immense violoncelle hors d’usage, poussiéreux, décati, qu’on aurait dit échappé d’un grenier, auquel deux cordes manquaient. L’instrument, à bien regarder, tenait aussi de la guitare parce qu’il possédait une rosace entièrement occupée par une huître ouverte.

Ces ruines où nous sommes

Sont donc tout ce qui reste

De nous ?

Ainsi le jeune peintre, un Espagnol de vingt-neuf ans, avait symbolisé une Solange qu’il avait en quelque sorte dupliquée puisque, face à ce violoncelle qui la représentait, à l’autre extrémité de la toile, une immense dinde faisait face au public en faisant la roue, comme un paon. C’était un gallinacé tout à fait quelconque, très dinde en somme, l’œil vitreux, le bec ouvert, mais qui possédait quelque chose d’inconnu des autres membres de la basse-cour (on en apercevait quelques-uns, minuscules, en fond de décor), cette roue immense, chamarrée, lumineuse, voluptueuse.

Mais voyez dans quel chaos

Vous avez plongé ma vie…

Le chaos couva pendant cette ouverture que Solange n’avait peut-être jamais mieux chantée, qu’elle n’avait jamais habitée avec autant de foi. Il plana sur les premiers applaudissements qui furent hésitants, clairsemés, inquiets. Tout le monde avait le regard rivé sur la loge du chancelier.

Conformément au programme, l’orchestre fit entendre les premières mesures de Mein Herz schwimmt im Blut, mais la voix de Solange s’imposa. Le chef, déboussolé, se tourna vers elle, vit sa main droite dirigée vers la fosse, paume en avant, Solange qui disait, d’un ton autoritaire : « Bitte ! Bitte ! »

Les musiciens, en désordre, abandonnèrent leur partition. Pendant quelques secondes, on put croire que les instruments cherchaient à s’accorder. Le silence vint. La salle était muette. Solange ferma les yeux et se mit à chanter, a capella de nouveau, Meine Freiheit, meine Seele (Ma liberté, mon âme) de Lorenz Freudiger, pièce qui devait être noyée dans le programme, mais dont elle faisait la véritable ouverture de son récital.

Solange chantait Ich wurde mit dir geboren (Je suis née avec toi) les yeux fermés.

Une minute s’écoula puis le chancelier se leva, tout le monde se leva, Solange chantait toujours Ich will mit dir sterben (Je mourrai avec toi).

Paul pleurait d’émotion dans la coulisse, les officiels quittèrent les loges, aussitôt tout le monde fit mouvement.

Solange chantait encore Morgen werden wir zusammen sterben (Demain, nous mourrons ensemble).

La salle se vida, les musiciens se levèrent, fracas d’instruments, la voix de Solange fut couverte par les cris, les huées…

Il ne resta qu’une trentaine de personnes éparses dans la salle. Qui étaient-elles, on ne le sut jamais. Elles étaient debout et applaudissaient. Alors le théâtre plongea dans le noir absolu et retentit un rire immense, celui de Solange Gallinato, un rire qui était encore de la musique.


Dans le train du retour, Paul répugnait à dormir de peur que tout cela s’efface comme un rêve, il voulait tout garder.

La salle de l’Opéra de Berlin s’était éteinte, provoquant les protestations unanimes des quelques spectateurs présents. Le rire de Solange avait retenti, terrible et désespéré. Une minute ou deux s’étaient écoulées. Paul, de la coulisse, entendait les gens, là-bas, qui cherchaient à tâtons la porte de sortie, puis une lumière surgit, juste au-dessus de Solange qui leva la tête, c’était un projecteur, vertical et plongeant, qui éclaira soudainement le délire de tulle et de cheveux de Solange Gallinato.

Paul saisit les roues de son fauteuil. Vladi apparut, c’est elle qui avait trouvé un régisseur, un interrupteur.

Ils furent bientôt tous les trois seuls sur cette immense scène, à la fin de ce récital qui n’avait pas duré vingt minutes, mais qui les avait remplis comme une vie entière.

Vladi vint s’agenouiller devant Solange, Paul s’avança à son tour. Ils s’étreignirent et restèrent ainsi un long moment.

— Allons, Pinocchio, remuons-nous !

Mais au lieu de tenter de se lever, Solange saisit le visage de Vladi entre ses mains.

— Tu es une belle âme, toi…

Elle se pencha et chanta doucement, presque silencieusement, les premières notes de Manon « Ah, quel beau diamant… », puis elle l’embrassa. Et soupira.

— Voilà enfin le clou du spectacle : Solange Gallinato va se mettre debout…

Ce qu’elle fit.

Voici nos trois personnages sur la scène vide de l’Opéra de Berlin. À droite, Wlładysława Ambroziewicz, dite Vladi. Elle a vécu bien des choses, mais rien n’est jamais venu à bout de sa foi dans l’existence, de son désir de vivre et de jouir. Elle a balayé les opinions que l’on pouvait avoir d’elle, elle a aimé les hommes, le sexe, les étreintes soudaines, les orgasmes ravageurs, elle a presque trente ans, une constitution solide, une bouche avide, un cœur d’hirondelle et quelque chose, ce soir-là, vient de s’achever pour elle et elle ne le sait pas encore.

À gauche, dans son fauteuil, Paul Péricourt. Il s’est passé bien des choses dans sa vie, à lui aussi, depuis que nous l’avons vu se jeter de la fenêtre d’un second étage sur le catafalque de son grand-père. Nous l’avons connu mutique, catatonique, près de mourir, puis hurlant une certaine nuit de décembre 1929 au souvenir des scènes parmi les plus sordides qui puissent survenir dans une enfance, nous l’avons vu se recouvrant de musique comme d’un manteau, amoureux de cette étoile dont la voix avait transpercé sa vie.

Et entre eux, qui s’avance lourdement, une canne dans chaque main, Solange Gallinato sort de scène après le récital le plus mémorable de sa carrière.

Trois âmes prêtes à éclater.

Cette soirée va changer leur vie.

De la coulisse, une ombre apparaît, c’est le chef de l’orchestre qui n’a pas joué quatre mesures de tout le récital. Que fait-il encore ici, celui-là ?

— Merci, dit-il, ému aux larmes.

— Allons, répond Solange, merci de quoi ?

Mais elle sait.

Là-bas, dans son dos, sur la scène, trois hommes prient le ciel de n’être pas inquiétés le lendemain. Ils déchirent le décor du peintre espagnol et fourrent dans de grands sacs les morceaux de cette œuvre que plus personne ne verra jamais.

— On peut allumer un peu ? demande Solange.

Habituellement, sa loge est remplie de monde, les admirateurs, les officiels, les critiques, elle pavoise, faussement modeste. Ce soir, rien ni personne. Mais Solange est heureuse, c’est le plus beau soir de sa vie. Elle a souvent été contente d’elle pour des raisons secondaires, ce soir elle est fière, c’est autre chose.

— Tu as vu ça, Pinocchio ?

Elle se démaquille, Vladi lui tend les cotons, les lotions.

Ce sont les images que Paul revoit tandis que le train roule vers Paris. Il aurait tant aimé que sa mère assiste à cela…

— Allons, dit-il à Vladi, tu dois avoir faim.

— Oczywiście !

Le train poursuit sa route vers Paris.

Paul dort enfin. Il ronfle un peu, Vladi adore ça, ce ronflement. Pour elle, c’est le signe d’un sommeil qui ne se soucie de rien, ce n’est pas comme le jeune contrôleur, François, François comment déjà, peu importe… Kessler ! c’est ça.

Dans le couloir, ils parlent allemand. Il explique qu’il remplace un collègue, il sourit. Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’il a proposé ce remplacement pour revoir Vladi parce qu’il n’avait pas son adresse, même son nom, il ne le connaissait pas, il avait juste retenu la date de son retour à Paris.


Solange Gallinato roule vers Amsterdam. Via Hanovre, on ne lui a pas laissé le choix. Dans la soirée des soldats allemands ont envahi sa chambre, des filles en uniforme ont fait ses valises, fallait voir comme. Mais on ne l’a pas bousculée, on devait avoir des ordres, l’important était qu’elle quitte Berlin à la minute même, alors Amsterdam, c’est le premier départ, d’accord, Solange se dit qu’elle rejoindra Milan en fin de semaine, elle n’habite nulle part et surtout pas ici. Elle est un peu désolée pour ce peintre espagnol, mais il va en rire, elle l’a vu une fois, joli garçon, rieur, iconoclaste.

Quant à Strauss, il n’est pas venu la saluer, n’a pas même envoyé un mot, il est très fâché, on peut comprendre.

Solange pense à Pinocchio. Et à cette Polonaise qui est montée à l’échelle, une nature, cette fille.

Solange est fatiguée.

Comme elle n’a pas préparé elle-même son départ, elle n’a rien à lire, elle s’endort. Voyez la scène. Un wagon de première classe, train de nuit, un compartiment entier réservé pour cette femme légendaire, si grosse qu’elle est incapable de se lever parce qu’elle n’a personne auprès d’elle pour l’aider. Habituellement, elle est entourée de gens, on la courtise, on lui fait la conversation, cette nuit elle est seule, chassée d’une ville, Berlin, où elle a autrefois connu des succès, des triomphes, Richard Strauss lui-même n’a jamais aimé qu’elle, c’est ce qu’il disait dans ses lettres. Un employé de la compagnie des chemins de fer a frappé discrètement, oui ? Il a ouvert la porte, contrôle des billets, il a été impressionné, excusez-moi, il a refermé, Solange fait peur, ce n’est qu’une masse de rides jetée sur la banquette, qui souffle comme une baleine.

En réalité, c’est une petite fille.

Elle a sept ans, l’âge de Paul quand il a sauté de sa fenêtre. Son père est enfin rentré, il sent le vin, des chaises tombent dans la cuisine, elle se lève, elle a l’habitude, la mère est couchée sur la table, le père est sur elle, ce qui ne l’empêche pas de la frapper, la petite fille se précipite, tire son père, mais il est fort, noueux comme un sarment de vigne, il travaille dehors, des muscles en fer, elle lève à bout de bras au-dessus de sa tête la seule chose qu’elle ait trouvée, une poêle à frire lourde comme une enclume qu’elle lui abat sur l’arrière du crâne, un coup à tuer un bœuf. Il roule sur le côté, il y a du sang partout, la mère va dormir avec les enfants, on le laisse saigner, qu’il crève, et c’est tout le temps comme ça, tout le temps, c’est un animal en cage, ce père. Chaque jour amène son lot de violence, de peur, les enfants ont des bleus partout, à l’école personne ne dit rien, c’est la campagne, si on comptait tous ceux qui ont des bleus…

Quelle heure est-il, où sommes-nous ? Elle peine à se souvenir, mais elle ressent des douleurs qui viennent de loin, douleurs d’origine, des images apportées par le bruit du train qui roule dans ses entrailles. Amsterdam, elle y est avec Maurice Grandet, beau comme un dieu, féminin presque, c’est là qu’il compose Gloria Mundi, une semaine entière qu’il pleut sur la ville. Ils logent dans un hôtel dont les fenêtres donnent sur un canal, ce pourrait être une semaine au lit à faire l’amour, mais Maurice écrit, Solange se penche sur lui, respire son odeur, murmure, la bouche fermée, les notes alignées sur la partition qui se couvre d’heure en heure, beaucoup de pages déchirées, Solange patiente, Maurice se couche enfin, il s’écroule sur elle, épuisé, elle l’aspire en elle, ils dorment, mais quand elle se réveille, il est déjà au travail sur cette table minuscule, face à la fenêtre, au canal. Quand il a terminé, ils passent un après-midi entier dans le salon de l’hôtel, Maurice installé devant le vieux piano droit, Solange, partition en main, chante, les clients finissent par réclamer le silence, mais ensuite tout le monde rit, on demande des autographes. Un jour, à Melbourne, un homme est venu et lui a montré le menu du restaurant de l’hôtel qu’elle lui avait signé alors, il y avait aussi la signature de Maurice, Solange a fondu en larmes.

L’autre fenêtre a vue sur la mer, c’est sur la Côte d’Azur, Maurice est si beau, toujours si beau, elle lui a acheté une Rolls, une folie, les gendarmes arrivent, sonnent, elle est encore en déshabillé, ils se détournent pour lui laisser le temps de passer un peignoir et disent simplement que Maurice est mort.

Son talent, elle le doit entièrement à la peine, au chagrin, parce que c’est son signe de naissance, elle est une enfant de la douleur, du début à la fin, voici la fin.

Il est deux heures du matin, le train ânonne sa mélopée tranquille qui fait dormir et rêver, Solange dort et rêve, on va entrer en gare d’Amsterdam, le jeune contrôleur frappe du plat de sa poinçonneuse contre la vitre des compartiments, nous sommes en première, il a des égards pour les voyageurs. Madame ? Nous arrivons dans quelques minutes.

Solange est encore à Berlin, « Bitte, bitte ! » crie-t-elle, elle ne s’en savait pas capable, de cette violence, de ce courage. Elle est heureuse d’avoir organisé ce concert face à ces gens qu’elle déteste de toutes ses fibres. C’était vain, sans doute, mais elle l’a fait.

Elle chante. Puis elle chantonne, elle murmure :

Morgen werden wir…

Le train entre en gare d’Amsterdam.

… zusammen sterben.

Solange Gallinato, née Bernadette Traviers à Dole (Jura), vient de mourir.

37

— Vous ne m’aviez pas proposé du thé, monsieur Dietrich ?

Madeleine jouait le détachement, mais elle n’avait pas dormi depuis deux jours.

Elle avait dîné dans un restaurant de la Leipzig Strasse, exactement à l’heure où Solange devait être en concert. Que se passait-il là-bas ? Qu’est-ce que cette folle de Solange avait encore pu inventer pour se rendre intéressante ? Elle avait ensuite marché dans les rues de Berlin pour se calmer, elle regardait sa montre, vingt-deux heures, vingt-deux heures trente, allez, voilà le moment de rentrer.

Il aurait été imprudent que Paul lui laisse un mot à l’hôtel, ou l’appelle. Elle était condamnée à rester sans nouvelles, ça la tuait.

Elle se tourna et se retourna dans son lit. Au matin, elle était épuisée. Et encore une longue journée à attendre. Paul et Vladi devaient être dans le train pour Paris, c’était dimanche.

— Oui, parfaitement dormi, monsieur Dietrich, je vous remercie. L’hôtellerie allemande est au-dessus de tout éloge.

— Avez-vous profité de ce dimanche pour visiter la ville ?

— Tout à fait. Quel pays merveilleux.

Elle n’était pas sortie de l’hôtel. Dans le hall, sur le trottoir, des hommes s’étaient succédé, elle n’aurait pas fait un pas qui ne soit rapporté à Günter Dietrich, autant rester dans la chambre, elle avait fait monter ses repas, vécu des moments de frayeur, d’autres de colère. Imaginairement, elle avait voyagé avec Paul.

— Mes supérieurs estiment que le montant des frais est excessif, madame Joubert, je suis au regret.

Dietrich avait servi le thé, achevé une anecdote sur la bibliothèque Sainte-Geneviève, et brusquement, il était entré dans le vif du sujet :

— Nos ingénieurs n’ont pas trouvé un intérêt suffisant aux documents que vous avez apportés.

Madeleine respira, soulagée. Ils n’étaient pas allés fouiller plus loin dans l’identité de Léonce Joubert. Peut-être leurs représentants en France avaient-ils attesté que Léonce était en effet introuvable à Paris, comme elle lui en avait donné l’ordre. Quant au reste, chacun jouait sa partition ; à ce stade de la négociation, Dietrich acceptant ses conditions eût été un très mauvais signe. Son refus de principe confirmait la valeur de ce qu’elle avait à vendre.

— Je suis très déçue, monsieur Dietrich. Mais je comprends. Et puisque nous en sommes là, je peux bien vous faire une confidence : mon mari a toujours pensé qu’il fallait s’adresser aux Italiens.

— Ils n’ont pas d’argent !

— C’est ce que je me tue à lui dire ! Mais mon mari est ainsi, quand il a une idée… « Personne n’a d’argent en Europe, me dit-il, mais en réalité, on racle les fonds de tiroirs et on trouve toujours le moyen de payer ce qu’on a envie d’acheter. » Selon lui, M. Mussolini n’a pas vocation à être le faire-valoir de M. Hitler ! Si le mois dernier le maréchal Balbo a conduit son escadrille d’hydravions de Rome à Chicago, ça n’était pas pour épater la galerie ! C’est parce que le régime fasciste a des ambitions dans l’aviation militaire…! Moi, monsieur Dietrich, je ne vous le cache pas, tout cela me passe un peu au-dessus de la tête. Ce sont des histoires d’hommes.

Madeleine se leva.

Dietrich était embarrassé et cela se voyait.

— Juste une question, si vous permettez. Pour le cas où mes supérieurs changeraient d’avis — il baissa la voix, ton de la confidence —, vous savez comment sont les chefs, ils disent quelque chose, le lendemain, c’est le contraire…, comment souhaiteriez-vous que « les frais » soient réglés à votre mari ?

Madeleine reprit sa place.

— Nous sommes très partagés sur cette question, monsieur Dietrich. Il aimerait un virement, moi je préférerais des espèces, c’est plus… fluide, comprenez-vous. Si vous êtes pour la paix des ménages, le mieux est de donner satisfaction à chacun. Moitié, moitié.

Elle fouilla dans son sac, en sortit un papier.

— Voici les coordonnées bancaires. Au cas où, évidemment.

Dietrich s’en saisit. Il fut pris d’un doute.

— Ce compte n’est pas… au nom de votre mari. Est-ce bien normal ?

— C’est-à-dire… Oui, c’est vrai. C’est un compte… comment dire… dormant. Gustave aime la discrétion. Il pourrait y avoir des gens malintentionnés, il y en a partout.

Dietrich ne semblait pas totalement convaincu par l’argument.

— L’idéal, poursuivit Madeleine, pour le cas où vos chefs changeraient d’avis, serait que la provenance des fonds soit… discrète, si je puis dire. Que cela provienne par exemple d’une entreprise étrangère, que cela apparaisse comme le règlement d’une commande…

— Je vois… Donc la moitié sur ce compte (il tenait le bordereau du bout des doigts) et l’autre moitié à vous, c’est cela ?

— C’est cela.

Elle se leva.

— Je quitte Berlin ce soir. Pensez-vous que vos chefs peuvent changer d’avis… rapidement ?

— C’est tout à fait possible, madame Joubert. Sauf pour les espèces. Là, c’est beaucoup plus compliqué. Dans un délai aussi court…

Madeleine sourit et prit un air mutin, comme si elle le taquinait.

— Vous ne me direz pas qu’un corps organisé comme le glorieux IIIe Reich ne dispose pas d’une petite cagnotte quelque part…!

En milieu d’après-midi, Madeleine était sur des charbons ardents, l’heure avançait, elle avait préparé sa valise, guettait à la fenêtre, vérifiait que le téléphone de la chambre fonctionnait bien. Puis le standard de l’hôtel l’informa qu’un fonctionnaire l’attendait dans le salon d’accueil, elle ne l’avait pas vu arriver.

Elle descendit avec son dossier, que le soldat mit sous son bras en désignant la rue d’un geste sec. Il montrait la porte à tambour avec l’air de vouloir la chasser. Une voiture s’avança, une limousine noire, le jeune homme insistait, d’une voix autoritaire.

Le concierge traduisit.

— Cette voiture vous attend, madame.

— Mais comment…

— Vos bagages suivront, il dit de ne pas vous inquiéter.

On lui remit son manteau, elle quitta le hall de l’hôtel d’un pas mécanique, le soldat lui tint la portière ouverte, elle monta. Par la fenêtre, elle vit des femmes de chambre descendre ses valises. Sur la banquette, à côté d’elle, se trouvait une enveloppe, très épaisse, avec un ordre de virement en cours d’exécution sur le compte qu’elle avait indiqué et des liasses de billets larges comme sa main.

Toc toc, c’était le concierge, elle chercha la poignée pour baisser la vitre. Le jeune soldat était à côté de lui, il terminait une phrase en allemand. Le concierge se pencha vers elle pour lui traduire :

— Le major Dietrich vous souhaite un excellent retour à Paris.


Léonce s’était enfuie, bon débarras, cette fille ne valait pas un clou, mais Gustave avait été écœuré par son cambriolage minable. Il avait fait des demandes de duplicatas des brevets, mais le grand journal de bord sur lequel on portait scrupuleusement, jour après jour, tout ce qui se faisait dans les bureaux d’études, les résultats des tests, les préconisations, les décisions d’orientation, était une perte considérable. Léonce avait dû emporter les documents dans la précipitation, sans savoir de quoi il s’agissait, cette gourde.

Joubert établit un plan de financement pour repartir du bon pied, basé sur la vente de sa maison et de son entreprise, sa principale difficulté étant de reconstituer l’état exact des travaux là où ils avaient été abandonnés afin de les remettre en route. Il s’installa dans son bureau, rouvrit les cartons d’archives rapportés du Pré-Saint-Gervais et passa des heures à lire, à trier, à prendre des notes, à rechercher et comparer des résultats, c’était très long, très lent et souvent déprimant.

Le grand hôtel Péricourt était devenu le palais des courants d’air. Le personnel avait été licencié le lendemain du cambriolage, Joubert n’avait conservé que Thérèse, la cuisinière, qui lui montait deux fois par jour un plateau et le trouvait en robe de chambre quelle que soit l’heure, la barbe naissante, au milieu d’un océan de papiers, attention Thérèse, faites le tour, il fallait contourner des piles, enjamber des cartons, lorsqu’elle sortait, son patron était toujours penché sur des documents, fébrile et concentré, et il n’était pas rare qu’au repas suivant, elle retrouve intact le plateau précédent. Faire fortune avait été fatigant, mais rien n’était aussi épuisant que faire faillite.

Joubert avait dénoncé le bail de Clichy, mis en vente l’hôtel particulier, il avait cédé les machines-outils au tiers de leur valeur pour assurer la trésorerie immédiate, la situation économique était tendue. Plus personne ne l’appelait. Il avait cessé d’exister.


Le 11 septembre, cinq jours après la fuite de Léonce, des policiers le demandèrent. Il tarda à descendre parce qu’il comparait les dates et les résultats de tests de compression, mais aussi parce que, dans son esprit, ce cambriolage était maintenant passé par pertes et profits. Il leva soudain la tête. Et si Léonce avait été retrouvée ? Et si on avait remis la main sur les documents qui lui faisaient défaut ? D’un bond, il fut sur le palier.

Ce n’était pas le même policier que la fois précédente. Joubert tiqua, les deux hommes qui l’accompagnaient n’étaient pas en uniforme, ce n’était pas le commissariat du quartier qui les envoyait. Un malaise l’étreignit.

— Commissaire divisionnaire Marquet. Peut-on vous parler, monsieur Joubert ?

Instinctivement, Gustave comprit que quelque chose venait de basculer. Dans le mauvais sens. Il descendit lentement, se retourna vers le grand portrait en pied de Marcel Péricourt qui dominait le hall et se sentit pris en faute.

Pour compenser un physique d’une effarante banalité, le commissaire portait des favoris larges, épais comme des côtelettes, presque comiques. Il tendit une carte que Gustave ne lut pas.

— Je suis très occupé, je suis désolé…

— Vous aurez bien un peu de temps pour parler de votre épouse, monsieur Joubert…

Il est aujourd’hui confirmé que Mme Léonce Joubert, l’épouse de l’ex-banquier qui vient de déposer le bilan, est… à Berlin ! Oui, vous avez bien lu, dans la capitale teutonne !

Elle a même choisi de séjourner à l’hôtel Kaiserhof, Wilhelmplatz, établissement très prisé du pouvoir nazi et dans lequel M. Hitler lui-même a vécu quasiment jusqu’à son accession à la chancellerie.

N’a-t-on pas le droit de voyager où l’on veut ? Sans doute. Mais alors, il faudra nous expliquer pour quelle raison Mme Léonce Joubert a été vue samedi 9 septembre en fin de journée pénétrant dans les locaux du Reichsluftfahrtministerium, qui n’est autre que le ministère de l’Air allemand.

— Comment ça, au ministère de l’Air ?

— C’est une certitude, monsieur Joubert, nos services de contre-espionnage sont formels…

Banquier de longue date, il était accoutumé à toutes sortes de coups tordus, mais il n’avait pas vu venir celui-là. Léonce était allée chez les Allemands vendre ses plans ? Il n’arrivait pas à y croire, mais parvint à se ressaisir.

— Mon épouse a disparu le 6 septembre après avoir cambriolé notre foyer, elle a emporté ses bijoux et l’argent de la cuisinière. J’ai d’ailleurs déposé plainte. Je ne suis en rien responsable de ses agissements.

— Hmmm…

Le commissaire frottait ses favoris avec ses ongles, produisant un bruit de grattement comme venant de termites, très déplaisant.

Plus il y pensait, plus Gustave trouvait cette histoire improbable. Léonce n’était ni assez intelligente ni assez courageuse pour courir un risque pareil. On lui tendait un piège. Il ne tomberait pas dedans.

— Vous connaissez quelqu’un au ministère de l’Air allemand, monsieur Joubert ?

— Personne.

— Elle non plus ?

— Comment voulez-vous que je le sache ?

— C’est votre épouse…

Gustave prit une longue respiration.

— Monsieur le commissaire, ma femme est une putain. Elle l’était avant que je l’épouse, j’ai fermé les yeux, mais elle l’est restée parce que c’est dans sa nature. J’ai récemment rencontré quelques… vicissitudes professionnelles, comme vous ne l’ignorez pas, et mon épouse, qui n’a d’intérêt que pour ma fortune, a trouvé qu’elle en avait fait suffisamment. Elle a cambriolé, très maladroitement, notre hôtel particulier et je ne la vois pas se rendre à Berlin avec des documents qu’elle serait même incapable de lire !

— Et pourtant, elle est allée au… Reichs-luft-fahrt-ministerium…, enfin, dans cette administration, le 9. Et elle y est retournée le 11.

La police est perplexe. D’abord, une faillite retentissante qui met la famille Joubert sur la paille. Ensuite, un cambriolage fort à propos au cours duquel disparaissent des plans d’aviation dont l’Allemagne ferait volontiers ses choux gras. Enfin, une épouse qui, à Berlin, est reçue au ministère de l’Air à deux reprises.

Disons le mot, terrible : tout cela sent la trahison. M. Joubert est-il allé vendre aux Allemands des secrets industriels français intéressant directement la sécurité du territoire ?

— Vous m’accusez… de traîtrise ?

La portée de l’accusation lui fit peur. On avait vu des gens condamnés à la peine de mort pour moins que cela.

— Nous n’en sommes pas là, monsieur Joubert, mais les faits sont troublants.

— C’est à vous de prouver que j’ai trahi mon pays, pas à moi de démontrer que je suis innocent !

— Le mieux, monsieur Joubert, serait que l’on puisse confronter votre défense à celle de madame votre épouse.

— Puisqu’elle est en fuite, je ne vois pas…

— Elle revient. Mme Joubert est dans le train pour Paris. Nos agents l’ont constaté au départ de Berlin. Passé la frontière, si elle descendait, elle serait immédiatement interpellée.

Gustave ne savait plus où donner de la tête. Si Léonce revenait, c’est qu’elle y était allée. Était-ce donc vrai ? Il s’affola.

— Sauf accident, poursuivit le policier, elle sera à Paris demain. Dès son arrivée, si cela ne vous dérange pas d’être confronté à elle…

— C’est tout ce que je souhaite !

Joubert avait hurlé.

Le ciel venait de se déchirer, les nuages s’écartaient, il serait le lendemain face à elle, il n’en ferait qu’une bouchée de cette salope, son innocence à lui serait démontrée.

— Oui, c’est très bien, confrontez-nous, je ne demande que cela…


La frontière.

Le train s’arrête, il fait nuit, on descend, les fonctionnaires grimpent, font ouvrir les bagages. Les autres, sur le quai, montent la garde, filtrent les voyageurs qui sortent.

Madeleine appelle un porteur, fait charger ses valises et s’avance vers le poste de contrôle, elle tend son passeport.

— Madame Péricourt, Madeleine.

On guette la sortie d’une femme, une certaine Léonce Joubert, une Française, mais ce n’est pas celle-ci.

Madeleine sourit, le douanier est satisfait, la photographie correspond à la personne, ça n’est pas toujours le cas, au suivant.

Il fait froid. Madeleine se retourne pour voir si le porteur la suit. Devant la gare, quelques taxis chargent les voyageurs, on se pousse pour gagner une voiture.

Une automobile fait un appel de phares, un homme descend, vient à sa rencontre.

— Bonsoir, monsieur Dupré…

— Bonsoir, Madeleine.

Il saisit les valises qu’il soulève avec une facilité qui émeut Madeleine. Il a ouvert la portière. Elle monte, s’assoit.

— Tout s’est bien passé ? demande-t-il en démarrant. Vous semblez épuisée…

— Je suis morte…

La voiture quitte la ville.

— Monsieur Dupré…

Elle a posé sa main sur sa cuisse, une main légère.

— Monsieur Dupré, il est peut-être un peu tard pour cela, mais j’ai un effroyable besoin de sommeil… N’y aurait-il pas, par ici, une auberge ou quelque chose pour… Je veux dire, une chambre…

— J’y ai pensé, Madeleine, nous y serons dans un quart d’heure, vous pouvez vous reposer.


La voiture s’est arrêtée, mais elle ne parvient pas à se réveiller.

— Madeleine…, insiste Dupré. Nous sommes arrivés.

Elle ouvre les yeux, elle ne sait plus où elle est, ah oui, merci, excusez-moi, monsieur Dupré, je dois avoir une tête de folle.

Elle sort, il fait froid, vite, la porte de l’auberge, Dupré a tout arrangé, voici la clé, c’est au premier. Il lui tient le coude, elle titube de fatigue, allez dormir.

Madeleine se penche vers lui, ne laissez pas les valises sans surveillance, il y a beaucoup d’argent…

Dupré fait aussitôt demi-tour, Madeleine entre dans la chambre. C’est charmant. Plus luxueux qu’elle n’imaginait. Elle se déshabille, fait sa toilette.

Il n’est pas remonté, elle jette un œil par la fenêtre, il est dans la cour, il fume une cigarette. Un chat noir se frotte contre ses mollets, il se baisse pour le caresser, le chat bombe le dos, il doit ronronner, Madeleine le comprend.

Elle se couche, elle attend. M. Dupré frappe légèrement à la porte, passe timidement la tête. Puis il entre.

— Vous ne dormez pas…

Il est soucieux, s’assoit sur le bord du lit.

— Madeleine, il faut que je vous dise…

Elle sent qu’il va la quitter, son cœur se serre.

— Je vous ai aidée… Tout ce que vous m’avez demandé, je l’ai fait. Mais ça…

Madeleine voudrait dire un mot, mais rien ne sort, gorge sèche.

— Ce n’est pas, de ma part, un élan patriotique, comprenez-moi bien, mais aider les nazis…

— Mais de quoi me parlez-vous ?

— Leur livrer les résultats d’une recherche qui pourrait les aider à…

Madeleine s’est redressée. Elle sourit.

— Mais, monsieur Dupré, jamais je n’aurais fait une chose pareille ! Pour qui me prenez-vous ?

La véhémence de Madeleine le surprend.

— C’est que… ces plans…

— J’ai donné au major Dietrich quatre pages lui permettant de vérifier la qualité de ce que je lui vendais, c’est vrai. Mais en partant, c’est le dossier « Hypothèse abandonnée » que je leur ai remis. Il leur faudra quelques jours avant de comprendre que c’est une recherche qui ne mène nulle part.

Dupré sourit à son tour. C’est, pense-t-elle, la première fois depuis que Madeleine le connaît.

— Maintenant, monsieur Dupré, vous ne voudriez pas venir vous coucher sur moi, s’il vous plaît ?


Dès son retour à Paris, Paul rédigea une lettre pour Solange. Tu m’écriras à Milan, Pinocchio, tu me promets ? Elle l’avait serré contre elle, à l’étouffer. Ce qu’il voulait lui dire était paradoxal. Le récital dont il garderait le plus immense souvenir était celui où Solange avait le moins chanté.

Il commença son courrier, mais n’eut pas le temps de l’achever.

Le 12 septembre, les journaux parisiens faisaient part de la mort de Solange Gallinato dans le train qui la conduisait à Amsterdam.

Vladi tenait le quotidien et le fixait, comme hypnotisée. Il n’était pas nécessaire de savoir lire pour deviner que sous la photo de la cantatrice, le titre annonçait son décès.

Paul ne pleura pas, mais se mit en colère. Il se fit descendre au kiosque, acheta tous les journaux, remonta, détailla tous les papiers qui parlaient de Solange, à la fin de quoi, il jeta tout à travers la chambre, accablé, désemparé. Que devait-il faire ? La diva ayant été trouvée morte dans son compartiment, les journalistes s’étaient tournés vers Berlin pour en savoir plus. Le Reich avait monté de toutes pièces une fiction à laquelle la presse ne demanda qu’à croire. Après un concert magnifique, la cantatrice avait tenu à venir elle-même saluer M. Hitler dans sa loge. À cette occasion, elle avait renouvelé sa confiance, son espoir et son plus entier soutien au Grand Reich au point que le chancelier l’avait invitée à dîner, ce que malheureusement la diva avait dû refuser pour des raisons de santé. Elle s’était en effet déclarée extrêmement fatiguée. Les autorités, alarmées par son état d’épuisement, lui avaient proposé d’annuler les récitals suivants et lui avaient organisé un départ dès le lendemain vers Amsterdam où elle souhaitait se rendre. En partant, elle avait assuré MM. Goebbels et Strauss que ce récital de Berlin « resterait dans sa mémoire et dans son cœur comme le plus important moment de sa carrière ». Personne ne douta qu’après les déclarations fracassantes de Solange en faveur du nouveau régime, les faits rapportés par le ministère de l’Information soient parfaitement vrais.

Paul écrivit un à un à tous les journaux une lettre personnalisée. Et le soir, à bout de forces, il fondit en larmes.

Il pleura une semaine.

Il refusa que Vladi mette un disque et fasse entendre la voix de Solange. Il se passa de nombreux mois avant qu’il puisse de nouveau l’écouter sans souffrir.

« C’est une fervente partisane du nazisme qui fut enterrée à Milan en présence de la fine fleur du fascisme italien. »

Pour Paul, ce mensonge était d’une insupportable cruauté. Il avait des colères et des rancunes assez semblables à celles de sa mère.


C’étaient les mêmes policiers, ils préféraient que cela se passe chez eux, ce que Joubert vit comme une bonne nouvelle. Le train de Berlin arrivait à Paris en fin d’après-midi, il était déjà dix-huit heures, il avait hâte de se trouver en face de Léonce, il la haïssait.

Depuis qu’il avait appris sa traîtrise (et sa bêtise, qu’avait-elle espéré, cette gourde ?), la nuit, il lui parlait, il la giflait, le matin, il aurait aimé ouvrir sa porte à la volée, la sortir du lit et la traîner par les cheveux, s’il avait pu, il l’aurait jetée par la fenêtre.

Si ses plans se trouvaient en Allemagne, c’en était fini de son projet, il était définitivement ruiné, mais au moins il s’en tirerait indemne tandis qu’elle serait, elle, promise à la prison et peut-être même pire.

Il enfila son manteau. Les policiers le sentaient tendu, prêt à exploser. Ils allaient sortir.

— Comment ça, vous ne l’avez pas arrêtée ?

Gustave avait la main sur la poignée de la porte.

— Non, monsieur Joubert. Elle a réussi à échapper à la vigilance des douaniers et de nos agents postés sur le parcours. Personne ne l’a vue descendre, mais à Paris, elle n’était plus dans le train…

Joubert, fauché par cette nouvelle, fixa tour à tour les deux hommes. Il fit un pas en arrière.

— Je vais vous demander de nous suivre, monsieur Joubert.

Gustave était sonné. Si Léonce n’avait pas été arrêtée, pourquoi l’emmenait-on ? Il monta en voiture, à l’arrière, derrière le policier qui conduisait.

Au premier feu rouge, il regarda par la vitre.

Sur le coup, il ne réalisa pas. Avait-il rêvé ou quoi ? Dans une voiture garée à sa hauteur, n’était-ce pas Madeleine Péricourt qu’il avait aperçue ? C’était une vision fugitive, mais si soudaine et inattendue… Une vision « violente », c’était le mot.

Que faisait-elle ici ? Ce n’était pas du tout son quartier. Pouvait-elle se trouver là par hasard ?

Il avait les idées très embrouillées lorsqu’il se retrouva en face du commissaire à rouflaquettes, accompagné d’un homme élégant au visage austère qui ne s’était pas présenté, mais semblait être son supérieur.

— Nous pensons, dit le policier, que vous étiez parfaitement informé du voyage de votre épouse à Berlin…

— C’est vous qui me l’avez appris !

— Elle a sans doute utilisé des faux papiers pour descendre du train et elle attend quelque part que vous veniez la rejoindre…

— Vous plaisantez !

— On a l’air ?

C’est l’autre homme qui reprit la parole. On aurait dit quelqu’un d’un ministère. La Justice ? Il ouvrit une chemise cartonnée.

— Connaissez-vous la Manzel-Fraunhofer-Gesellschaft ?

— Ça ne me dit rien.

— C’est une entreprise suisse. Officiellement, elle fait de l’import-export, mais c’est une couverture. En réalité, c’est une société appartenant à l’État allemand. Elle sert à des opérations commerciales discrètes auxquelles le Reich ne souhaite pas être associé.

— Je ne vois pas…

— Elle vient de virer deux cent cinquante mille francs suisses sur le compte de la Française d’aéronautique, société qui vous appartient.

Joubert était affolé.

— Je ne comprends pas…

Et il était sincère.

— Les services français de contre-espionnage sont formels. Des pages de vos travaux ont été vues sur des bureaux du ministère de l’Air allemand.

— Ma femme a p…

— Nous demanderons à votre épouse de s’expliquer si nous la retrouvons…

À cet instant, il n’aurait su dire pour quelle raison, c’est le visage de Madeleine Péricourt, entrevu fugitivement une heure plus tôt, qui lui vint à l’esprit.

Il n’eut pas le temps de chercher, l’homme du ministère poursuivait :

— Pour le moment, monsieur Joubert, tous les éléments sont réunis pour penser qu’avec sa complicité, vous avez vendu le fruit de vos recherches à l’Allemagne, des recherches effectuées sous contrat avec le gouvernement français, ce qui revient, juridiquement, à de la haute trahison.

— Attendez…!

— Monsieur Gustave Joubert, vous êtes en état d’arrestation.

38

Ordinairement, M. Renaud quittait les bureaux de l’Union bancaire de Winterthour vers vingt heures quarante-cinq. En fait, il essayait, autant que possible, de le faire exactement à vingt heures quarante-cinq, c’était presque une affaire d’esthétique. Pour ne pas être en retard, son chauffeur s’arrêtait vers vingt heures quarante à la hauteur de la rue Bellini et, lorsqu’il voyait la lumière du porche s’allumer, il démarrait, s’avançait lentement, se garait, descendait ouvrir la portière au moment où son patron apparaissait sur le trottoir, c’était parfaitement réglé, oui, comme une montre suisse, si vous voulez.

Mais ce soir-là, à la hauteur de la rue Eugène-Delacroix, le chauffeur eut beau enfoncer de toutes ses forces la pédale de freins, rien à faire, le type qui venait de traverser quasiment sous ses roues prenait le capot de la Studebaker dans les jambes, faisait une rotation complète dans les airs et, un instant, le chauffeur et sa victime furent exactement face à face à travers le pare-brise, après quoi le corps du jeune homme glissa lentement le long de la carrosserie, ses mains comme mortes ne tentant même pas de s’accrocher, et il disparut devant la calandre. Le chauffeur se précipita, s’agenouilla, lui saisit l’épaule avec précaution, il était inanimé, le corps flasque, mon Dieu… Des passants s’arrêtèrent. L’un d’eux dit qu’il fallait appeler la police, une ambulance, le conducteur ne bougeait pas, littéralement hypnotisé par le visage très pâle de sa victime. Il est mort ? demanda quelqu’un. Une femme poussa un hurlement.

En descendant, M. Renaud fut étonné de ne pas voir sa voiture. C’était arrivé deux fois en quatre ans, c’était donc rare, mais pas impensable. Il fit ce qu’il avait fait les fois précédentes, il remonta la rue de la Tour en direction du Trocadéro. Il sourit discrètement. Il y a des contretemps dont on se félicite. S’il était monté en voiture, jamais il n’aurait suivi du regard la ravissante silhouette de cette passante qui laissait dans son sillage un discret parfum qui vous donnait envie de humer l’air, comme le font les chiens de chasse. Il observait sa veste qui flottait au rythme de ses hanches, une taille qu’on devinait étroite, obnubilé par ce qu’il ne pouvait désigner qu’ainsi en son for intérieur : un cul admirable. Ah, ce qu’il aurait voulu la dépasser… Son visage était-il en harmonie avec sa silhouette ?

Soudain elle cria, aïe, et se retint au mur pour ne pas tomber. M. Renaud se précipita et lui tendit la main juste avant qu’elle perde l’équilibre. Oh, ce n’était pas grand-chose, un talon cassé, mais la jeune femme dansait à cloche-pied, cherchait un appui, trouva le bras de M. Renaud. Je vous en prie, disait-il, malgré les gants, il sentait sa chaleur. Elle clopina sur un mètre ou deux en s’appuyant si fort sur son bras qu’il avait du mal à la soutenir, allait-elle le faire tomber à son tour ? Il se tourna vers la rue, la voiture n’allait pas tarder, mon Dieu, quelle situation, la jeune femme avançait en claudiquant vers la Villa Aimée, l’impasse bordée de jolies maisons, soyez raisonnable, disait-il, aïe, faisait-elle en boitant, il vit la rue, ce fut d’ailleurs la dernière chose qu’il vit parce qu’il reçut un coup sur le crâne, un seul, sec, ciblé, dont il se souviendrait longtemps.

Dupré le dévalisa en moins d’une minute, tandis que Léonce sortait de son sac des chaussures de rechange, les enfilait et, sans un mot, quittait la Villa pour descendre la rue de la Tour d’un pas pressé.

Dupré prit tout, le portefeuille, les clés, le mouchoir, les lunettes, le carnet, le porte-monnaie, les cartes de visite, la montre, l’alliance, la chevalière et même la ceinture à cause de la boucle en vermeil, la police dirait : « Vous n’avez pas de chance, mon bon monsieur, se faire dévaliser dans ce quartier, ce n’est pas très fréquent. »

Dupré était content, c’était son premier banquier.

Il ferma son sac marin d’un geste ferme et emprunta la rue de la Tour dans le sens inverse. Il marchait d’un pas rapide, mais nullement pressé. Là-bas, il y avait un attroupement, une voiture arrêtée au beau milieu de la chaussée, un corps allongé devant la calandre. Le conducteur, les spectateurs, tout le monde gémissait… Dupré continua sans ralentir, sans même tourner les yeux. À ce moment-là, on entendit des voix d’hommes, celles de deux agents qui adossèrent leurs bicyclettes à la voiture et s’avancèrent, « Police, poussez-vous, qu’est-ce qui se passe ? ». La réponse ne tarda pas. Au mot « police », le gisant fut debout comme un ressort, il fixa un très court instant les deux hirondelles et se mit à courir dans la rue, rapide comme un lièvre, tout le monde fut tellement soufflé que personne n’esquissa le moindre geste.

Il avait beau courir le plus vite qu’il le pouvait, Robert se fit tout de même la remarque, je devrais fumer moins.


Quoiqu’il eût un mal de crâne à rendre fou, M. Renaud s’efforçait de penser juste et bien.

À la police, il dit :

— Plus de peur que de mal, on ne m’a rien pris.

Le commissaire était étonné.

— Il n’a pas dû avoir le temps de me dévaliser, risqua M. Renaud, quelqu’un sera arrivé, allez savoir, il a dû prendre peur…

— Rien pris, dites-vous…?

M. Renaud tâtait ses poches vides et disait, ma foi, rien de rien. Aucun dégât.

— Sauf ça, dit-il en tentant un sourire pitoyable et en désignant la bande dont l’infirmier lui avait entouré le crâne.

Le policier n’y crut évidemment pas. Chacun a ses raisons, ce monsieur n’avait sans doute pas envie que sa femme sache où il était, on voyait bien la marque blanche de l’alliance qui manquait à son doigt et son pantalon qu’il ne cessait de remonter par manque de ceinture, mais que voulez-vous, on ne va pas obliger les gens à porter plainte, et s’il avait envie de faire cadeau au voleur de ce qu’il lui avait pris, grand bien lui fasse.

M. Renaud avait aussitôt envoyé un pneumatique à Winterthour. Mais, là encore, il n’avait pas tout dit. Il ne cessait de se poser cette question lancinante : par quel hasard son chauffeur avait-il renversé un homme qui s’était enfui à l’arrivée de la police exactement au moment où lui-même se faisait assommer dans une ruelle ? Il rapprochait ces deux événements, cherchait leur lien. Cela sentait le coup fourré, mais il avait beau retourner le problème dans tous les sens, il ne voyait pas d’où cela pouvait venir, ni ce qu’il pouvait y faire. Aussi, à sa direction, n’avait-il pas parlé de l’affaire du chauffeur, mais seulement de l’agression dont il avait été victime. À cause du carnet dont il ne pouvait pas cacher la disparition.

À Winterthour, tout le monde était d’accord. On imaginait mal ce que quelqu’un pouvait faire d’un carnet ne contenant rien d’autre que des colonnes de chiffres et de noms auxquelles on ne pourrait trouver aucun sens. On était rassuré par le fait que le voleur avait totalement dévalisé M. Renaud, montrant par là qu’il s’intéressait à l’argent et pas à autre chose. Et M. Renaud avait eu l’insigne prudence de ne pas porter plainte, de ne pas signer de main courante, vis-à-vis de la clientèle l’incident était clos comme un coffre suisse.

Néanmoins, M. Renaud commença à mal dormir. La nuit, des jeunes femmes venaient lui percer le cœur à coups de talons aiguilles, des voitures le renversaient, il se noyait dans des puits dont les parois, comme des colonnes comptables, étaient remplies de chiffres et de noms.


Devant l’ampleur du mouvement populaire contre l’impôt qui tournait à la révolte contre le gouvernement, Charles, indécis, s’était longuement frotté le menton. D’un côté, les manifestants ne proclamaient rien d’autre que ce que lui-même avait hurlé pendant deux décennies afin de se faire réélire. D’un autre côté, il avait maintenant en charge une commission parlementaire chargée de veiller à ce que l’impôt rentre effectivement dans les caisses de l’État.

La contestation avait fait, à la fin de l’été, un large tour de France qui s’était achevé sur la proposition décapante d’une grève générale de l’impôt. Un grand rassemblement fut programmé à la salle Wagram le 19 septembre pour en décider l’application.

Cet appel à l’insurrection détermina la conviction de Charles. Somme toute, déclara-t-il à la commission, refuser de payer l’impôt, cela revient à une évasion fiscale puisqu’il s’agit d’une « volonté de priver la collectivité du revenu de l’impôt ». Il était donc, selon lui, parfaitement dans la vocation de la commission de proposer au gouvernement une loi destinée à protéger les ressources de l’État.

Pendant que plusieurs milliers de manifestants s’apprêtaient à venir soutenir les orateurs qui dénonceraient « l’inquisition fiscale », « le parlementarisme décadent » et « la gabegie républicaine », Charles déposait sur le bureau de la commission un projet destiné au gouvernement.

Alors qu’un « appel de Wagram » scandait que le peuple était « prêt à se débarrasser de la Chambre », la commission approuvait ce projet.

Lors du rassemblement du 19 septembre, il fut décidé, dans un indescriptible brouhaha, de porter une déclaration unitaire et circonstanciée à l’Élysée dénonçant « l’État spoliateur et incompétent ». C’est une marée humaine qui se heurta aux forces de police au niveau des Champs-Élysées et de la place de la Concorde. Les Camelots du roi et les jeunes de l’Action française, particulièrement résolus et convenablement outillés, harcelèrent les unités du gouvernement militaire qu’ils accusèrent ensuite de provocation. Accueillis à coups de crosse, ils enfoncèrent les barrages, on fit donner la garde à cheval, le calme ne revint que dans la nuit, on dénombra près de quarante blessés.

Le lendemain matin, au terme d’une nuit de discussions, la commission transmettait au gouvernement un projet de loi punissant « quiconque, par voie de fait, menaces ou manœuvres concertées, aura organisé ou tenté d’organiser le refus collectif de l’impôt ».

Charles était épuisé, mais satisfait.

Le pays se soulève et le régime trouve habile de dégainer une loi punissant les Français révoltés, due à M. Charles Péricourt, dérisoire chevalier blanc de l’impôt et des taxes.

Nos parlementaires généralement si fiers de leur Révolution française sont pourtant bien mal placés pour reprocher aux Français de lutter pour leurs libertés parce que, lorsque « le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est le plus sacré des devoirs ». C’est dans l’article 35 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Kairos

Paul voulut organiser une sorte de réunion plénière, un moment solennel au cours duquel seraient dévoilés le nom de son produit, les axes de la campagne promotionnelle, le slogan, etc.

Outre le premier cercle formé par sa mère, M. Dupré, Vladi et M. Brodsky, il souhaita que Léonce fût conviée. Avec « son mari le premier », ajouta-t-il.

En attendant que le couple arrive, pendant que M. Brodsky continuait de procéder à de mystérieuses pesées, que Paul, plus concentré que jamais, révisait ses fiches, Madeleine et M. Dupré, comme ils le faisaient fréquemment lorsqu’ils se retrouvaient, feuilletaient les journaux. « Nous finirons bien par trouver quelque chose », disait-il en pensant à André Delcourt, mais rien n’était encore venu confirmer cet espoir.

Dupré lisait les nouvelles politiques, Madeleine se passionnait pour les grands procès, l’instruction de l’affaire Violette Nozières, les rebondissements de celle des sœurs Papin, aussi Dupré fut-il surpris de l’entendre dire :

— Vous, je ne sais pas, mais moi, cet Alejandro Lerroux, je ne lui fais pas confiance.

Cette référence au nouveau chef du gouvernement espagnol était très inattendue.

— Dieu sait que son prédécesseur ne m’était pas sympathique, un ennemi de l’Église, rien d’autre ! Mais enfin, celui-ci, dites-moi, monsieur Dupré, n’est-il pas en train d’emmener l’Espagne vers un régime fasciste ?

Dupré allait répondre, mais Léonce arrivait, accompagnée de Robert, Madeleine était déjà debout, venez, venez Léonce, alors Paul, tu ne viens donc pas l’embrasser ?

Léonce et Paul ne s’étaient pas revus depuis juillet 1929. Quatre ans s’étaient écoulés.

L’arrivée de la jeune femme lui fit beaucoup d’effet. Avec elle, entraient des années d’intimité, de caresses, de baisers dans le cou, mais aussi sa trahison qui avait précipité sa mère dans le précipice.

Cette impression pénible était contrebalancée par le fait que Paul venait de lire Manon Lescaut. Certes, il avait très souvent écouté Solange chanter Puccini, mais jamais il ne s’était rendu compte que dans son esprit la jeune héroïne de Prévost avait toujours eu les traits de Léonce, que pour lui, c’était elle, exactement. Peut-être, en constatant que les années ne s’étaient pas encore décidées à altérer sa beauté, y trouva-t-il, lui qui était maintenant entré dans le temps du désir, quelque chose d’insupportable ou de douloureux. Il se mit à pleurer. Avec la disparition, quinze jours plus tôt, de Solange, Paul avait son lot de peine, il luttait, voulait prendre le dessus, c’est à cet effort que Léonce comprit combien il avait grandi.

Elle s’approcha, se mit à genoux et le serra contre sa poitrine, le berça longuement, sans un mot. On les laissa seuls. Ils ne parlèrent pas. Paul ne retrouva pas dans cette étreinte la plénitude sereine qu’enfant il y avait si souvent cherchée parce que maintenant, il associait le parfum de Léonce à tout autre chose.

Léonce, elle, souffrait de mesurer ce qu’allait être une adolescence dans un fauteuil roulant. Pour elle, c’était poignant.

Paul n’avait pas envie d’être plaint, il la repoussa très doucement et dit « ça va », sans bégayer.

Madeleine s’en fit la remarque, cette « réunion » ressemblait un peu à une photo de famille. Drôle de famille.

La petite assemblée se serra dans le salon, les dames assises au premier rang, Madeleine, Léonce et Vladi, les bras croisés, en femme qui n’a jamais douté de rien. Debout derrière Madeleine, Dupré, les mains sagement posées sur le dossier. Debout derrière Léonce, Robert, les doigts triturant le collier de son épouse, l’air de se demander pour quelle raison on ne l’avait pas encore vendu. Enfin, M. Brodsky debout derrière Vladi (ils se parlaient sans cesse en allemand, très bas, personne n’imaginait ce qu’ils avaient à se dire).

Paul, pour bégayer le moins possible, avait appris ses phrases par cœur.

Il découvrit, comme pour inaugurer un monument à la gloire du commerce moderne, un grand carton représentant une jeune femme, silhouette longiligne, de trois quarts, qui se tournait vers l’arrière, la jambe tendue comme pour vérifier qu’elle n’avait pas perdu un talon.

« Mince ! » disait-elle, absolument ébahie.

On ne pouvait qu’être d’accord avec cette exclamation vu la rotondité suggestive de la fesse.

Au-dessus était sobrement écrit :

Baume Calypso du docteur Moreau

« Baume », expliqua Paul, évitait de donner à la substance un aspect par trop pharmaceutique. Le mot comprenait, en outre, la syllabe « beau », que chacun devait entendre de manière subliminale.

« Calypso », cela faisait cultivé, mythologique, romantique et amoureux, ce qui soulignait qu’il s’agissait d’un produit concourant à la séduction féminine.

« Docteur » fournissait l’indispensable caution scientifique au baume.

Enfin restait cet énigmatique docteur Moreau.

— Qui est-ce ? demanda Léonce.

— Per… personne. Le produit ne d… doit pas être a… anonyme. Il faut que c… ce soit l’invention de… de quelqu’un en par… particulier. Qui donne con… confiance. Moreau, c’est très français. Ça plai… ra beau… beaucoup.

Il ajouta en souriant :

— C’est plus sûr… que… docteur Brodsky.

Tout le monde fut d’accord, même M. Brodsky.

L’argument était concret :

Votre poids vous contrarie ?
Votre ligne vous inquiète ?
Utilisez le

Baume Calypso du docteur Moreau

Un remède simple et radical,
approuvé par la Faculté,
plébiscité par les plus jolies femmes de Paris

« Approuvé par la Faculté », destiné à rassurer par sa caution scientifique, était acceptable puisqu’il ne s’agissait finalement que d’un produit répertorié, validé et simplement parfumé.

Le charme du pot en grès qui contenait le baume tenait surtout par l’exclamation « Mince ! » écrite sur le couvercle, comme s’il s’agissait d’un parfum.

— Je connais cette odeur ! hurla Robert en l’ouvrant pour le renifler.

— Forcément, poussin, dit Léonce en rougissant.

On déboucha une bouteille de champagne. M. Brodsky parlait en allemand avec Vladi. Léonce félicitait Paul, les femmes vont adorer, Paul entendit : les femmes vont t’adorer.


Ils ne se croisaient jamais, ils n’étaient plus du même monde. Aussi, lorsque Guilloteaux fut informé que Madeleine Péricourt voulait le voir, comprit-il que c’était une visite intéressée, il fit dire qu’il était occupé.

— Ça ne fait rien, je vais attendre.

Elle s’était installée dans le hall d’accueil, calme et patiente. Vers onze heures et demie, la situation menaçant de devenir risible, Guilloteaux se reprit. Si elle lui demandait quelque chose d’excessif, il saurait refuser, ce serait comme face à une demande d’augmentation de salaire, il avait l’habitude.

Madeleine avait bien changé. Depuis combien de temps ne l’avait-il pas vue ? Il chercha.

— Plus de quatre ans, mon cher Jules.

Il pensait se trouver devant une mendigote, il avait devant lui une petite-bourgeoise proprette, souriante, cela le tranquillisa, il passa un revers de manche sur la dette qu’il craignait d’avoir contractée vis-à-vis d’elle.

— Comment allez-vous, chère enfant ? Et Louis, comment va-t-il ?

— C’est Paul. Et il va bien.

De tout temps, Jules Guilloteaux s’était interdit les excuses et les remerciements. Il se contenta de hocher la tête comme s’il se souvenait maintenant parfaitement, Paul, oui, bien sûr, évidemment.

— Et vous, mon cher Jules, comment allez-vous ?

— Oh, les affaires sont plus difficiles que jamais. Vous connaissez la situation de la presse…

— Je connais surtout la vôtre. Elles n’ont rien à voir l’une avec l’autre.

— Pardon ?

— Je ne veux pas vous faire perdre votre temps, mon cher Jules, je le sais précieux.

Elle ouvrit son sac, fouilla à l’intérieur d’un air soucieux, comme si elle craignait d’avoir oublié ce qu’elle lui apportait. Puis elle poussa un petit gémissement de soulagement, ah, le voilà, c’était un morceau de papier avec des chiffres.

Guilloteaux chaussa ses lunettes et lut. Ce n’était pas une date ni un numéro de téléphone, il leva les yeux vers elle, interrogatif.

— C’est le numéro de votre compte en banque.

— Plaît-il ?

— Celui que vous avez ouvert à l’Union bancaire de Winterthour pour y déposer ce que vous dissimulez au fisc depuis des années. Une belle somme, dites-moi. Il y a là de quoi augmenter tout le personnel ou acheter la moitié de la concurrence.

Jules avait de bons réflexes, mais la situation était inédite, troublante et visiblement dangereuse.

— Comment savez-vous…?

— L’important n’est pas comment je l’ai appris, mais ce que je sais. À peu près tout. Les dates des dépôts, des retraits, le montant des bénéfices, tout.

Madeleine parlait d’une voix calme et déterminée, mais elle marchait sur des œufs, car elle ne savait qu’une chose : le nom de Jules Guilloteaux figurait dans le carnet de M. Renaud.

Cela, lui ne le savait pas.

Quelqu’un qui a le nom de votre banque et le numéro de votre compte très privé n’a aucune raison de ne pas connaître tout le reste.

— Je vais vous laisser, mon cher Jules…

Madeleine était déjà à la porte, la main sur la poignée. Elle désigna le papier.

— Vous avez un autre chiffre… Si, si, retournez la feuille.

— Diable ! Vous n’y allez pas avec le dos de la cuillère !

— Vous non plus, si j’en crois vos comptes…

— Mais qu’est-ce qui me garantit que vous vous en tiendrez là ?

— Ma parole, Jules ! Celle d’une Péricourt… si vous trouvez que cela vaut encore quelque chose.

Guilloteaux paraissait rassuré.

— Vous ne m’en voudrez pas d’insister sur l’urgence. Laissez-moi une enveloppe à l’accueil, disons demain matin ? Allez, je ne vais pas vous ennuyer plus longtemps, j’ai déjà abusé.


— Je pense que vous pouvez nous laisser, Robert…

Il était surpris.

— Bah, comment ça ?

Madeleine l’aimait bien, ce garçon. Il n’avait pas deux sous de jugeote et il réagissait en tout avec la spontanéité d’un enfant de sept ans, c’était rafraîchissant. Le pénible, c’est qu’il fallait tout lui expliquer. Cette fois, elle n’en avait pas envie.

— Robert, allez jouer au billard, faites ce que vous voulez, mais laissez-nous parler tranquillement, je vous prie.

Robert avait toujours été impressionné par Madeleine. Elle lui en imposait. Il se leva, serra la main de René Delgas et quitta la salle en traînant les pieds.

— Alors, c’est ici votre QG ? demanda Madeleine en souriant.

— Si on veut…

Un beau garçon, vous verrez, avait dit Léonce, il est fainéant comme tout, il dort toute la journée, je ne sais pas ce qu’il fait de ses nuits, mais il passe pour un des meilleurs faussaires de Paris. Madeleine s’était inquiétée : vous tenez cela de Robert ? Non, rassurez-vous !

— J’ai besoin de faire refaire des manuscrits.

— Tout est possible.

La métamorphose de ce garçon est étonnante. Il est entré d’une démarche souple, le visage ouvert, avec ce côté superficiel et charmant qu’adoptent parfois les hommes qui se savent séduisants. Le voici sérieux et concentré. On parle affaires, ce n’est plus le même, pas l’ombre d’un sourire, des mots pesés au trébuchet. Il a compris quel genre de femme il avait en face de lui. Si Madeleine a congédié Robert, c’est pour qu’il ne connaisse pas les termes de leur contrat et ne puisse ainsi demander sa commission. C’est habile, ça le rend méfiant.

Madeleine, qui a besoin de vérifier qu’il est aussi adroit qu’on le prétend, lui tend une lettre manuscrite d’André, reçue à son retour de Berlin :

Chère Madeleine,

L’information que vous m’avez si aimablement transmise est parfaitement juste, je vous en remercie. J’ai hâte de connaître le dessous des cartes.

J’espère que cette cure aura été bénéfique pour notre cher petit Paul.

Bien à vous,

André

Delgas ne la regarde pas, volontairement.

— Cent vingt francs la page.

C’est bien cher, pense Madeleine, et cela se voit sur son visage. René soupire. En temps normal, il sortirait, mais un joli contrat avec des Marseillais vient de lui passer sous le nez, sur lequel il comptait. Il doit composer. Il se baisse, ouvre sa petite sacoche de cuir, en extrait une page blanche, un stylo-plume à réservoir, pose la lettre d’André devant lui et recopie :

Chère Madeleine,

L’information que vous m’avez…

La moitié du texte. C’est suffisant, selon lui. Il retourne la feuille vers Madeleine qui retient in extremis un réflexe d’admiration. La ressemblance entre les deux écritures est absolument fascinante.

Delgas a refermé son stylo, l’a rangé. Il reprend très doucement le faux qu’il vient de réaliser, le déchire en petits morceaux qu’il dépose dans le cendrier et croise les bras.

— Il me faut… un double de ceci.

Elle lui tend le carnet du banquier suisse. Que Delgas feuillette attentivement. Et qu’il lui rend.

— Huit mille francs.

Madeleine est perdue.

— Attendez, il y a cinquante pages à cent vingt francs, cela fait six mille, pas huit mille !

— Ce carnet doit avoir trois ou quatre ans. L’homme qui l’a tenu a écrit avec différents stylos, au fil du temps, en différents endroits. Il faut d’abord trouver un carnet similaire, ce qui n’…

— Pas similaire, non. Approchant sera suffisant.

— Soit. Il faudra tout de même le vieillir, le remplir avec différentes plumes, différentes encres, simuler les différents moments où il a été tenu et qui influent sur la calligraphie. Ça vaut huit mille francs. Sans compter que vous allez me demander de modifier certaines lignes, je me trompe ?

— Une seule ligne. À ajouter. Vers le début du carnet. Sept mille francs.

Delgas n’hésite pas une seconde :

— D’accord.

— Vous pouvez réaliser ce travail pour quand ?

— Deux mois.

Madeleine est affolée. Puis elle sourit. C’est vraiment un malin !

— Je suppose que si je vous le demande pour dans dix jours… ce sera huit mille.

Delgas sourit à son tour. Pas la peine de répondre. Madeleine fait mine de tergiverser, mais l’affaire n’est pas mauvaise, elle avait estimé le travail à dix mille. Elle sort une enveloppe.

— Trois mille d’acompte, rien de plus.

Delgas empoche, place le carnet avec précaution dans sa sacoche et se lève. Madeleine va payer les consommations, c’est elle la cliente.

— Quelles sont vos relations avec Robert Ferrand ?

— Espacées. Il n’est pas trop mon genre. C’est un brutal. Nous sommes… en contact, voilà tout. Pourquoi ?

— Parce que si vous perdiez ce carnet ou si vous aviez l’intention de l’utiliser pour votre compte, je chargerais Robert Ferrand de… reprendre contact avec vous.

Geste de René Delgas, c’est logique.

39

André et lui s’étaient croisés deux ou trois fois dans des dîners parisiens, un homme onctueux aux mains légères et expressives, une voix si douce qu’il fallait parfois tendre l’oreille. Il avait fait toute sa carrière au ministère de la Justice où il occupait un poste très élevé et dont il connaissait parfaitement les rouages. André l’avait choisi pour cette raison, il lui avait semblé le mieux placé pour se charger de cette affaire si délicate.

Quelques jours plus tôt, Madeleine Péricourt lui avait offert Gustave Joubert sur un plateau. André Delcourt renforçait sa réputation d’homme le mieux informé de Paris et du coup, quand une information cherchait une oreille obligeante, c’est vers lui qu’elle se dirigeait.

Encore une nouvelle dont Le Licteur ne pourrait pas bénéficier parce qu’il fallait la traiter sans attendre, mais qui confirmait que, lorsque le moment serait venu, son journal serait l’un des mieux informés, partant, l’un des plus influents.

— On parle d’un nouveau quotidien, dit le magistrat. On en sait encore bien peu de chose, mais enfin…

André leva une main, ça… C’était bon signe. Les couloirs, les salons bruissaient de cette nouveauté. Guilloteaux, ces dernières semaines, faisait ostensiblement la tête, c’était même très bon signe.

Maintenant que les préliminaires étaient achevés, son interlocuteur écarquillait les yeux pour montrer son intérêt, encourager la confidence et souligner que, s’il était ravi de recevoir André Delcourt, il n’avait pas que ça à faire.

— C’est une affaire délicate… Un courrier…

— Voyons cela, dit le magistrat en tendant la main.

André n’esquissa pas un geste.

— C’est une dénonciation…

— Nous avons l’habitude, les Français adorent écrire à la police.

— Je ne suis pas de la police.

— Les expéditeurs ne sont pas regardants, tout ce qui conduit à la police leur convient. Et qui dénonce-t-on cette fois ?

— C’est une liste de clients français d’une banque suisse qui échappent à l’impôt. Il y en aurait plus de mille.

Le magistrat blêmit. Il tendit le bras et referma brutalement, on ne sait pourquoi, son tiroir de droite resté légèrement entrouvert.

— Allons, allons…, dit-il comme un instituteur qui reprend une faute de langage.

— Mille quatre-vingt-quatre, me dit-on. La liste qui m’a été remise n’en comprend qu’une cinquantaine, mais il y a là des commerçants, des artistes, deux évêques, des militaires, dont un général et un contrôleur général, trois magistrats (pardon, mon cher), un conseiller à la cour d’appel, pas mal de noms à particule.

— Si c’est avéré…

— Et un industriel très connu. Très exposé. Un modèle de vertu patriotique. L’ensemble compose un assez joli tableau de l’élite française… On pourra trouver le registre complet dans les bureaux de la banque si l’on procède à une perquisition.

— Et la source ?

— Aucune idée. Un règlement de comptes sans doute. Je peux vous confier ces éléments pour enquête. À charge de revanche, je veux être le premier à bénéficier de vos résultats et à les publier.

Le magistrat respira profondément, se recula dans son fauteuil.

— C’est une chose que nous n’avons pas l’habitude de faire, mentit-il. Voyez-vous, la justice est…

— Je peux aussi publier tout cela sans le vérifier en mettant tous les guillemets dont dispose mon dictionnaire. Si tout cela est vrai, le bureau sera fermé dans la journée, les employés de la banque seront dans le train le soir même, l’établissement se réfugiera derrière le secret bancaire. Mon article va créer un émoi bien compréhensible, on réclamera de la justice une enquête qu’elle ne pourra plus conduire. Et je publierai notre conversation d’aujourd’hui en expliquant que vous n’y avez trouvé aucun intérêt.

En raccompagnant son interlocuteur, le magistrat renouvela ses scrupules, pour la forme, c’est très exceptionnel ce que nous faisons là, André sourit, bien sûr, bien sûr. Il n’y avait plus qu’à espérer que tout cela soit vrai et très vite confirmé.

La liste fut glissée, avec la lettre de dénonciation signée « un vrai Français », dans une grande enveloppe. Deux heures plus tard, elle se trouvait au parquet entre les mains du chef de la section financière qui la lut (« Nom de Dieu, quelle affaire… »). Son réquisitoire introductif était achevé dans la soirée, un juge d’instruction s’apprêtait à ouvrir une information, et dès le lendemain, vers sept heures, une voiture banalisée de la Sûreté de la Seine se garait à l’angle de la rue de la Tour. Il y avait là un agent de surveillance et trois autres chargés de prendre en filature, à leur sortie, les personnes qui se rendaient dans l’immeuble désigné par la lettre anonyme.


Charles se leva, s’avança et regarda par la fenêtre le boulevard humide.

— Vous vous foutez de ma gueule ? avait hurlé le ministre. Vous trouvez qu’on n’a pas suffisamment d’emmerdements avec ces imbéciles qui ne comprennent rien à rien, vous nous balancez une loi qui est une pure provocation !

— Mais, mais, mais…

— Quoi, mais, mais, mais ? Vous avez réfléchi à ce qui allait se passer si on délibérait sur votre proposition à la con ? On a la moitié du pays dans la rue, vous voulez y ajouter l’autre moitié ?

Le ministre avait jeté sur la table les feuillets qui constituaient la fierté de Charles.

— J’enterre la loi et vous avec. Dans deux jours votre commission aura cessé d’exister. Dehors, le chevalier blanc !

— Comment ça ?

— On a créé cette commission à un moment où elle était nécessaire. Le moment est passé, la commission passe aussi.

— De quel droit ?

Charles avait hurlé. Dans le bureau d’un ministre, ça n’était pas courant, mais les temps étaient difficiles pour tout le monde.

— Oh, le droit…

— Cette commission existera tant qu’elle n’aura pas déposé ses conclusions !

— C’est fait. Vous avez remis un rapport le mois dernier, en août, ça vaut conclusion. La commission a accompli sa tâche, admirablement, dans quelques jours vous serez félicité. Et remercié.

Pour Charles, c’était le retour à la case départ. Rester député après avoir présidé cette commission serait quasiment impossible. Son futur gendre irait chercher son avenir ailleurs que dans la famille Péricourt. La moitié du problème de ses filles qu’il croyait réglée, la partie Rose, redevenait un problème entier.

Tout ça était très fâcheux, mais surtout, le gouvernement allait le priver de ce qu’était devenue sa vie. Une mission. Son combat. Ne riez pas, c’est ainsi qu’il voyait les choses.

Cette commission était le sommet de sa carrière, il ne permettrait à personne de la lui voler, mais ne voyait pas comment parvenir à l’éviter. Il avait eu beau donner des coups de menton, déclarer à Alphonse, admiratif et ébahi, que « rien ne le ferait plier », il se sentait très seul et se demandait comment tout cela allait finir. Il enfonça ses mains dans ses poches. Non, allons, se dit-il, je…

— Papa…?

Rose avait passé la tête, inquiète.

— Oui ?

— C’est maman, elle ne se sent pas très bien.

Charles soupira, se leva. Hortense était dans le canapé, elle se tenait le ventre comme les autres jours, Charles ne voyait pas ce qu’il y avait de particulier. Sauf qu’elle se plaignait davantage. Oui, en effet, elle avait peut-être l’abdomen un peu plus gonflé que d’habitude, mais enfin…

Rose et Jacinthe étaient peureusement collées l’une à l’autre.

— Je pense, dit Hortense avec un sourire qu’elle espérait engageant, que je devrais consulter. Aller à l’hôpital.

Bon Dieu, il était plus de vingt heures… Charles rappela le chauffeur, les filles habillèrent leur mère, il enfila sa redingote, on partit pour la Salpêtrière où Hortense avait été soignée, c’est là que se trouvait son dossier.

— Merci Charles, dit Hortense en lui pressant la main.

On l’avait déshabillée et allongée sur un lit dans une grande chambre mal éclairée, sous des draps raides comme des faux cols.

— Il y a de la soupe dans la cuisine, dit-elle, agrippée à son ventre.

— Oui, oui, dit Charles, on verra…

Il devait rentrer, s’occuper des filles. En réalité, il avait seulement envie de partir. Il était très soucieux, ce projet de loi ne lui sortait pas de l’esprit.

Rose et Jacinthe dînèrent en chuchotant comme des nonnes. Charles lisait les nouvelles qui n’étaient pas très bonnes. Le chevalier blanc était attaqué de toutes parts, on ne donnait pas cher de lui ni de sa commission, ni de sa fin de carrière. Il tapa du poing sur la table, son combat était juste, bordel de Dieu.

Les filles levèrent la tête. Il ne s’était pas rendu compte qu’il avait parlé tout haut. Il voulut se montrer sociable :

— Vous ne m’avez pas raconté ! Avec Alphonse, ce samedi, qu’avez-vous fait ?

Elles pouffèrent. Elles avaient de nouveau échangé leurs places, ce garçon était charmant et n’y voyait que du feu. Était née l’idée que l’une l’épouserait, mais que les deux, alternativement, partageraient son lit, c’était très excitant. Mais elles pouffèrent tristement parce que Hortense, à cet instant, disait invariablement :

« Vous allez bien reprendre un peu de soupe, les filles, vous n’allez pas me laisser ça ! »

Charles travailla tard, relut une déclaration à la commission rédigée par Alphonse, dont il dut revoir les termes même si ça n’était pas mal fait.

Le lendemain, il se leva tôt et se fit conduire à l’hôpital avant de se rendre à son bureau.

Quand il arriva, on venait de découvrir qu’Hortense était morte dans la nuit.

40

À la Sûreté de la Seine, on avait connu des planques plus pénibles. Trois, quatre personnes par jour, rarement plus. Un agent restait dans la voiture, la déplaçait toutes les deux heures, allait en chercher une autre pour ne pas éveiller les soupçons, changeait de place, deux autres agents procédaient aux filatures. La routine.

Les visiteurs étaient des gens tranquilles, sans méfiance, sûrs d’eux. Ils habitaient les beaux quartiers. Quand on les suivait, on se retrouvait parfois dans un ministère, dans un grand restaurant, une fois même à Notre-Dame, le plus souvent à Passy, dans le huitième arrondissement… Pour des agents qui gagnaient le minimum de la fonction publique, c’était un peu agaçant, mais habituel.

Une femme comme celle-ci, en revanche, on n’en avait jamais vu. D’abord parce que des femmes, il n’y en avait quasiment jamais (celle-ci était la seconde depuis le début de la planque), ensuite parce que d’aussi ravissantes, dans tout Paris, il ne devait pas y en avoir beaucoup. L’agent chargé de la surveillance qui vit la silhouette se profiler rue de la Tour en resta tout chose lorsqu’elle disparut dans le hall de l’immeuble.

M. Renaud aussi.

Il avait pas mal traîné les pieds pour la recevoir, son nom ne lui disait rien. Mme Robert Ferrand, ça sentait le pseudonyme, il n’avait pas rappelé, elle avait insisté, une jolie voix. Il avait cédé, à cause de la voix justement. De toute manière, il savait comment s’y prendre pour sélectionner les clients, ceux dont il ne voulait pas ne s’incrustaient jamais. Avant de dévoiler la moindre carte, il conduisait l’entretien d’un ton léger, mais ne reculait pas devant quelques indiscrétions. Il avait besoin de savoir à quoi s’en tenir. Surtout depuis cette malheureuse agression dont il avait été victime. On n’avait jamais entendu parler de quoi que ce soit, la police n’avait rien fait puisqu’il n’avait pas porté plainte, rien n’était revenu à ses oreilles, l’hypothèse d’un vol crapuleux s’était confirmée, il avait retrouvé le sommeil.

La jeune femme était de toute beauté, mais ce nom, Ferrand… Il avait eu beau éplucher les annuaires du Tout-Paris, le Bottin mondain, il ne l’avait trouvé nulle part. Femme de diplomate ? de haut fonctionnaire ? Non, pas d’alliance, donc pas mariée. Aucune fortune personnelle, ça, il l’aurait trouvé, il avançait à pas comptés.

Elle avait déposé non pas un passeport, ni une carte de visite, mais un acte de mariage. Casablanca. Avril 1924. Ça n’était pas commun de procéder ainsi, on aurait dit que la jeune femme voulait à tout prix légitimer son identité, prouver quelque chose, comme les gens qui ont tout à cacher.

— C’est pour… placer de l’argent, voyez-vous…

Elle retira sa voilette. Peste, quelle femme.

— Le vôtre ?

— Oui…

Elle rosissait, ça vous mettait une boule dans la gorge.

— De l’argent… Une fortune personnelle, peut-être ? risqua-t-il.

Elle passa du rose au rouge.

— De l’argent… gagné.

Il était tendu comme un arc.

— Des amis…

M. Renaud était soufflé. Sa première grue ! Il en était tout ému.

Combien ça pouvait coûter une femme comme celle-ci ? Un sacré paquet, sûrement. Il était pleinement rassuré. Une putain de haut vol dans une clientèle comme celle de l’Union bancaire de Winterthour, c’était comme un général ou un académicien, une garantie de sérieux.

Il détailla les services offerts par la banque dans une euphorie calme mais vibrante, ah, ce qu’il la désirait maintenant qu’il savait ce que c’était que cette chose-là. Elle posa des questions qui montraient qu’elle avait la tête sur les épaules. Forcément, dans son métier, il faut du jugement.

Elle buvait du thé à très petites gorgées, même ses doigts étaient ravissants.

Rendez-vous fut pris pour l’ouverture du compte. Elle apporterait de l’argent en espèces.

— De combien s’agit-il ?

— Cent quatre-vingt mille… Dans un premier temps.

Mon Dieu ! Renaud révisa son estimation à la hausse, une femme pareille, ça devait coûter bonbon.

— Mais se déplacer avec une telle somme, n’est-ce pas risqué ? demanda-t-elle.

Une intuition fulgurante lui fit proposer :

— Voulez-vous que je vienne à domicile… Pour vous éviter de… Je peux… moi-même, enfin, si vous le souhaitez…

— Ma foi, monsieur Renaud, minauda Léonce, ce n’est pas de refus.

Il en resta la bouche ouverte. Il avait du mal à coller les morceaux. Aller chez elle ? Pour chercher les fonds, bien sûr, mais n’avait-elle pas le désir d’avoir, parmi ses intimes, un banquier capable de la conseiller, de l’épauler, de faire fructifier ses profits ?

— Vous pourriez venir… la semaine prochaine ?

M. Renaud attrapa son agenda, le fit tomber au sol, le ramassa, l’ouvrit à l’envers, voyons, voyons.

— Mardi ? Disons vers midi ? Vous partagerez bien un petit en-cas ?

M. Renaud n’avait plus de voix. Il échoua à avaler sa salive.

Elle donna une adresse dans le septième arrondissement. S’il s’y rendait, M. Renaud tomberait sur une boutique de toilettage pour chiens.

Avant de partir, Léonce demanda distraitement s’il y avait ici…

— Mais bien sûr ! s’écria M. Renaud en lui désignant le couloir qui conduisait à la salle de bains.

Il la regarda s’éloigner. Mon Dieu, quel…

Il dut s’asseoir.

Léonce entra, observa, hésita, enfila des gants…

M. Renaud entendit la chasse d’eau. La jeune femme revint vers lui, quelle élégance. Quand on pense à ce qu’elle fait comme métier, c’est proprement incroyable.

Dehors, un agent de la sûreté la prit en filature. Elle l’emmena au Bon Marché, rayon lingerie féminine, c’était gênant pour un homme de traîner là, un endroit où il y a beaucoup de sollicitations visuelles, soudain il ne la vit plus, il l’avait perdue.


Le 23 septembre, comme à l’accoutumée, deux agents prirent position, l’un rue de la Tour, l’autre rue de Passy, on attendit les premiers rendez-vous.

Un homme d’une cinquantaine d’années, portant beau, en redingote grise, arriva vers onze heures. Une dizaine de minutes plus tard, l’équipe s’engouffrait dans l’immeuble, six personnes, dont un enquêteur de la section financière du parquet de la Seine.

Lorsqu’il aperçut le mandat de perquisition, l’employé aux écritures venu ouvrir la porte recula d’un pas comme s’il avait vu le diable, ce qui n’était pas faux.

M. Renaud, entendant du bruit dans l’antichambre, s’excusa auprès de son client, passa la tête, comprit la situation, déjà deux agents tenaient la porte, le troisième le tenait lui, les autres entraient, le client se leva, prit son manteau pour partir, il ne voulait pas déranger.

— Je vais vous demander de rester encore quelques minutes, dit un policier.

— Je ne peux pas, je suis pressé.

Il faisait un pas.

— Vous serez en retard.

— Vous n’avez pas l’air de savoir qui je suis, monsieur !

— Alors ce sera ma première question : vos papiers, je vous prie.

Villiers-Vigan. Vignobles bordelais, fortune ancestrale, la famille exportait plus du tiers de sa production vers l’Amérique.

— Puis-je vous demander la raison de votre visite ?

— Eh bien, je rends visite à… un ami. M. Renaud. N’a-t-on plus le droit de visiter ses amis ?

— Avec cent quarante mille francs en petites coupures ? demanda un agent.

Le client se retourna, l’agent tenait son manteau, d’où il avait sorti un volumineux paquet de billets de banque.

— Ce n’est pas à moi !

C’était très bête, tout le monde le comprit, même lui qui baissa la tête et s’effondra sur le fauteuil.

M. Renaud, lui, ne disait rien. Il réfléchissait très vite.

Depuis la disparition de son carnet, le seul état existant se trouvait au siège de la banque. En clair, la police découvrirait des écritures, mais il lui serait impossible de les relier à des noms, à des personnes. C’est dans les situations difficiles que l’on juge la solidité des procédures. Rétrospectivement, il se félicita de ce vol. S’il n’avait pas été attaqué, le carnet serait dans le coffre, une décision de justice pouvait le contraindre à l’ouvrir… Brrr, rien que d’y penser…

Son visiteur accepta de signer une courte déposition qui mentionnait sa présence et la somme trouvée dans son manteau.

M. Renaud venait de perdre un client, c’était le prix à payer pour la belle frousse qu’il avait causée à M. de Villiers-Vigan, mais les affaires n’étaient nullement compromises. Il revint vers les fonctionnaires.

— Puis-je vous demander…

— Voilà ! dit une voix.

Le commissaire arriva. Son collègue lui tendit des états.

— Ce sont des fiches comptables ! Elles font mention de titres déposés au siège de la banque.

Ils se regardèrent. Ce qu’il fallait maintenant, c’est le registre des clients dont on les avait assurés qu’il était dans les locaux et sans lequel aucune action judiciaire n’était possible.

On se mit au travail, on retourna tout, le bureau, le salon, les armoires, on fouilla sous les tapis, derrière les tableaux, M. Renaud passait, voulez-vous du thé, messieurs, il s’asseyait dans le grand canapé, ouvrait une revue, mimait un intérêt prodigieux pour des publicités ferroviaires.

À treize heures, l’ambiance n’était plus la même.

Les policiers de la section financière repartaient avec un travail colossal qui ne déboucherait sur rien puisqu’ils ne savaient à qui reprocher d’avoir ouvert des comptes dans une banque suisse. La banque elle-même resterait indemne tant que l’on ne pourrait prouver qu’elle venait, sur le territoire français, verser des dividendes qui échappaient au fisc.

— Vous partez déjà ? demanda M. Renaud.

On descendait les caisses et les cartons dans le fourgon. Le commissaire en avait plein le dos de cette affaire, il préférait les vrais marlous.

— Bon, moi, je vais pisser…

— Faites donc ! commenta M. Renaud, ulcéré par cette vulgarité, ils n’étaient pas bons joueurs à la Sûreté générale.

Pas si mauvais joueurs tout de même parce que le commissaire revint, quelques minutes plus tard, en tenant à la main un carnet.

— Trouvé derrière la chasse d’eau. C’est à vous ?

M. Renaud fixait le carnet, non, ce n’était pas le sien… Enfin, c’était « presque » le sien. Un carnet qui lui ressemblait beaucoup, mais qui n’était pas le sien. Il le saisit, l’ouvrit, c’était son écriture, pas de doute, et c’étaient les lignes qu’il avait lui-même écrites, il reconnaissait les noms, les numéros des comptes un peu remarquables que sa mémoire attrapait comme un aimant… C’était incompréhensible. Il était tout à fait sincère en disant :

— Oui, enfin non, ce n’est pas mon carnet…

— C’est votre écriture pourtant, si je ne me trompe ?

Là, il n’y avait pas de doute… Comment ce carnet pouvait-il se trouver ici ? et dans un pareil endroit ?

D’un coup, tout lui revint, la grue !

Elle était allée aux toilettes ! Il l’avait suivie du regard ! Oh, mon Dieu !

Maintenant, il se souvenait de ce cul ! Il l’avait vu là, dans la rue, devant lui, la fille qui avait cassé son talon…!

— C’est un faux ! hurla-t-il.

— En tout cas, il y a vos empreintes dessus.

M. Renaud lâcha le carnet comme s’il s’agissait d’une vipère.

— On verra si on en trouve d’autres, ajouta le policier.

Le banquier signa sa déposition sèchement, l’esprit vide, comme un automate.

Cette histoire était proprement incroyable. Elle promettait un beau scandale. L’Union bancaire de Winterthour serait clouée au pilori, elle paierait pour tous ses confrères.

M. Renaud, un instant, songea au suicide.


Quinze jours plus tôt, Paul avait demandé incidemment :

— Dis-moi, maman, ne va-t-il pas y avoir des locaux disponibles au Pré-Saint-Gervais ?

Le bail n’était pas cher, le locataire précédent, l’Atelier aéronautique de la Renaissance française, avait quitté les lieux très soudainement, le propriétaire avait été heureux de les relouer aussi rapidement.

— C’est grand ! avait dit Paul.

Il aimait cet espace où il pouvait rouler avec son fauteuil très longtemps sans rencontrer d’obstacle. Sur les larges tables dépliées au fond, M. Brodsky avait installé tout ce dont il disposait de matériel venant d’Allemagne. Les ustensiles de complément et les produits de base étaient encore en caisses.

Par superstition, Madeleine avait interdit l’entrée des locaux à Robert Ferrand.

Dupré déboucha une bouteille de champagne et retira les serviettes blanches tendues sur les assiettes de petits-fours, tout le monde était debout, un peu ému. Paul était déçu que Dupré ne lui serve qu’un fond de coupe.

— Il faut rester lucide, mon garçon.

Quand Dupré parlait sur ce ton-là, personne ne le contredisait.

Il était convenu que M. Brodsky entamerait la fabrication des trois cents premiers pots le lundi suivant, juste le temps d’installer le matériel. Vladi et Paul le seconderaient dans les tâches répétitives.

Les étiquettes et les emballages imprimés au nom de la marque seraient livrés sous quinzaine.

La campagne de presse commencerait aussitôt que le laboratoire (c’était ce qui était inscrit sur le panneau peint fixé au-dessus de la porte d’entrée : Laboratoire des Éts Péricourt) serait en mesure de répondre aux demandes, tout se ferait par correspondance, comme c’était l’usage, mais Paul envisageait que des prospecteurs démarchent les pharmacies dès que le produit serait connu, il tirait sans cesse des plans sur la comète.

On ferma le laboratoire vers vingt heures, Dupré dit, allons il est temps, il semblait pressé tout d’un coup, d’accord, de toute manière, on avait bu le champagne, on avait hâte d’être à demain où l’on commencerait à travailler.

— Paul va rester avec moi, dit Dupré lorsque le taxi arriva.

— C’est que…

— Ne vous inquiétez pas, Madeleine, j’ai juste quelques petites choses pratiques à régler avec lui, je le raccompagne aussitôt après.

Prise au dépourvu, elle céda, mais à contrecœur. Quelque chose lui échappait, elle n’aimait pas cela, elle se promit de le dire à M. Dupré dès le lendemain.

Ils ne parlèrent pas pendant le trajet. Paul ne savait dire si Dupré était fâché, mais son visage était plus fermé encore que d’habitude. Quelles erreurs avait-il commises dans ce travail de préparation que M. Dupré veuille ainsi, comme en urgence, un tête-à-tête avec lui ? Chez lui…

Dupré souleva Paul avec une facilité impressionnante. Quatre étages à le porter sans souffler, sans s’arrêter, sans un mot.

— Allons, dit-il enfin en asseyant Paul.

Sur le lit.

Alors qu’il y avait une table et des chaises.

Mais dans un coin de la pièce, il y avait aussi un ravissant sourire de seize ans.

— Paul, je te présente Mauricette. Elle est… très gentille, tu verras. Bon…

Il tapa du plat de la main les poches de sa veste.

— Voilà que j’ai oublié mes clés au laboratoire, moi ! Allez, c’est pas grave, je vais les chercher, je vous laisse, vous trouverez bien quelque chose à vous dire…

Il ramassa son sac marin et sortit.


Hortense souffrait du ventre depuis longtemps, elle avait plusieurs fois été hospitalisée, les médecins s’étaient succédé à son chevet sans que Charles s’en affole. D’aussi loin qu’il s’en souvienne, elle s’était plainte, c’était tantôt l’utérus (« j’ai l’impression qu’il se décompose », disait-elle), tantôt les intestins (« si tu savais comme c’est lourd à porter… »), mais dans cette compétition, les ovaires tenaient nettement la corde. Pour Charles, tout cela renvoyait à une réalité trop féminine, c’est-à-dire trop organique, cela le gênait. Il avait considéré ces douleurs comme une singularité ou un trait de caractère, quelque chose d’inévitable avec quoi il fallait composer. Cela avait beaucoup pesé sur leurs relations sexuelles après la naissance des jumelles.

Quand il la vit sur son lit de mort, ce n’était plus la même personne. Alors que son frère lui était apparu très vieux, il trouva Hortense étonnamment jeune, cela lui rappela leur rencontre, ils avaient vingt ans. Elle était alors un être délicat, presque flottant, une porcelaine. Ils avaient flirté étroitement pendant leurs fiançailles, mais Hortense avait toujours refusé d’« aller au bout », l’expression faisait rire Charles d’autant plus qu’Hortense n’y voyait pas malice. Ils avaient passé leur nuit de noces à Limoges où Hortense avait de la famille, dans un hôtel du centre-ville, la plus grande chambre de l’établissement qui ne valait pas mieux que les autres, des parquets grinçants, des cloisons en carton. Hortense poussait des petits cris aigus, elle disait, je t’en supplie, mais son corps tout entier hurlait le contraire, ils s’étaient endormis au petit matin. Charles l’avait longuement regardée dormir, minuscule dans ce grand lit…

C’était curieux, ces souvenirs, ils revenaient en désordre et remontaient de loin des choses qu’il croyait perdues… Oui, il l’avait beaucoup aimée et Hortense n’avait aimé que lui. De tout temps, elle l’avait regardé comme un héros, c’était idiot, bien sûr, la foi du charbonnier, mais enfin, Charles, ça l’avait tenu, ce regard-là. Ce qu’elle était agaçante, c’est vrai, ce qu’il l’avait rembarrée avec ses douleurs.

Il ne s’en était pas rendu compte, il pleurait. Sur lui-même, comme tout le monde. Ce qui le surprenait, ce n’étaient pas les larmes, il avait le cœur facile, c’était leur nature. Il pleurait sur une femme qu’il avait aimée profondément. Cet amour n’était plus qu’un souvenir depuis longtemps, mais c’était le seul qu’il eût jamais connu.

Hortense était morte un vendredi, le lundi le cercueil serait ramené à la maison d’où partirait le cortège.

Il avait eu très peur de la réaction des jumelles et avait été bien étonné. Elles pleuraient, mais sobrement, ce qui n’était pas dans leur nature. Elles étaient plus laides que jamais. Alphonse vint présenter ses condoléances, demanda s’il pouvait être utile, elles lui firent bon accueil, mais comme à un cousin, merci, disaient-elles en glissant leur mouchoir dans leur manche. Constater ce calme, l’intensité de leur chagrin, la manière très adulte dont elles prirent les rênes de la maison et le conseillèrent sur l’organisation des funérailles fit soudain penser à Charles qu’elles ne se marieraient jamais, que jamais elles ne le quitteraient, cet avenir l’effraya.

On prévint la famille. Madeleine ne se présenta pas, elle envoya une lettre assez formelle, elle serait présente aux obsèques.


Pour avoir des chances d’aboutir, cette affaire du « carnet suisse » devait demeurer absolument secrète, et c’était le plus difficile.

— Imaginez… Plus de mille personnes, c’est…

On butait sur les qualificatifs. L’Union bancaire de Winterthour disposait d’un capital de cinq cents millions, mais possédait sans doute, dans ses coffres, plus de deux milliards de dépôts français.

En accord avec ses collègues de la Justice et des Affaires étrangères, le juge d’instruction donna ordre au commissaire de la Sûreté générale de procéder à une intervention à l’aube le 25 septembre.

Exactement à la même heure, des groupes de deux à trois fonctionnaires se présentèrent simultanément au domicile de près de cinquante personnes, à Paris et en province, le plus vaste coup de filet fiscal de l’histoire de la IIIe République.

On tira du lit le sénateur de Belfort et celui du Haut-Rhin, on réveilla un vicomte chez sa maîtresse. On demanda respectueusement à M. Robert Peugeot, constructeur automobile, à M. Lévitan qui fabriquait des meubles, à M. Maurice Mignon, distributeur de publicités financières, d’ouvrir leur porte, leurs bureaux, leurs tiroirs et leurs comptes. Un contrôleur général de l’armée menaça de se brûler la cervelle, mais s’abstint et fondit en larmes. Les évêques furent plus dignes, celui d’Orléans fit comme s’il recevait des ouailles et proposa du café. Le directeur du Matin se mit à rire, mais sa femme baissait la tête, comme une condamnée. Henriette-François Coty, l’ex-femme du célèbre parfumeur, hurla qu’elle n’avait plus rien à voir avec son ex-mari, estimant sans doute que ceci expliquait cela. Mgr Baudrillart, membre de l’Académie française, se drapa dans sa dignité.

L’opération avait commencé à six heures. À neuf heures, elle faisait une traînée de poudre dans les milieux où il y avait de l’argent, ceux où il n’y en avait pas apprendraient la nouvelle dans les journaux.

À la même heure, le corbillard portant le cercueil d’Hortense Péricourt pénétrait dans le cimetière des Batignolles.

Madeleine regrettait d’avoir emmené Paul. Dès qu’elle aperçut M. Dupré, là-bas, sur le trottoir, le long de la file des voitures, elle fut saisie d’un doute terrible. Mais c’était trop tard. Dans moins d’une minute, il ouvrirait la portière du véhicule, déposerait discrètement le paquet ficelé sous le siège du passager, et ce serait fini. Madeleine prit la main de Paul, la serra, le jeune garçon pensa qu’elle avait de la peine, ce qui était vrai.

Le convoi entra dans le cimetière, se dirigea vers la concession familiale. La foule des participants, alignée derrière Charles et ses filles, avançait lentement, lorsqu’elle fut saisie d’une rumeur. À l’arrière, on s’agita, quoi ? Comment ? Qui ? Mais enfin, d’où le tenez-vous ? Dans un mouvement péristaltique, le cortège véhicula la nouvelle vers l’avant, elle arriva aux oreilles d’Alphonse qui ne sut quoi faire. Il hésita, mais tout le monde commençait à en parler, cacher la vérité ne servirait à rien, il s’avança vers son patron, lui toucha l’épaule. Rose, qui se méprit, crut à un geste de compassion et se tourna vers lui avec un regard de reconnaissance.

— Comment ça ? demanda Charles.

L’inhumation dans le caveau familial allait débuter. Charles, impatient, excédé, dit :

— Comment ça, une perquisition ?

— À votre domicile. Il y a une heure. Un juge, un commissaire, la justice, on se renseigne, mais…

Charles était bombardé par les impressions, ses filles se pressaient contre lui, il vit Hortense à travers le cercueil qui lui souriait, il pleurait sans larmes, et cette information venait, dans son chagrin, le percuter comme une vague furieuse. Une descente de police, mais pourquoi donc ? Juste après le départ du cortège ? C’était tellement invraisemblable, il voulut interroger Alphonse, mais il n’y avait plus personne, la foule s’était éloignée pour marquer son respect pendant ces minutes ultimes. À l’entrée du cimetière, on apercevait des silhouettes qui n’auraient pas dû être là.

Madeleine dit à Paul :

— On va rentrer, mon cœur.

Mais le temps de manipuler le fauteuil, de demander qu’on les laisse passer, Charles avait déjà rebroussé chemin à grands pas, suivi par ses filles.

La foule, informée, s’écarta. Charles était comme un cocu, tout le monde savait les choses mieux que lui. Il y avait trois hommes en civil.

— Quoi ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Alors, on ne peut plus enterrer sa femme tranquillement ?

— Je regrette… Si vous avez besoin de vous recueillir, nous attendrons, nous avons tout le temps.

— Eh bien non, finissons-en ! De quoi s’agit-il ?

Les gens faisaient place devant le fauteuil de Paul, Madeleine arriva. Elle se trouvait juste derrière son oncle lorsque le juge d’instruction dit :

— Monsieur Péricourt, vous êtes soupçonné de fraude fiscale par l’intermédiaire de l’Union bancaire de Winterthour, votre nom figure dans un carnet saisi au siège de cette banque, je vais vous demander de me suivre…

Les cris jaillirent, unanimes, la situation n’était pas seulement grotesque, elle était scandaleuse !

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? hurla Charles.

Avait-il commis une imprudence ? Pas la moindre. Avait-il jamais caché de l’argent ? Bien au contraire, tout ce qu’il avait gagné était passé dans ses campagnes, ses électeurs l’avaient asséché, il n’avait plus ni sou ni maille ! Rose et Jacinthe restaient collées à leur père comme des moules sur un rocher.

— Il vaudrait mieux, monsieur Péricourt, nous suivre, répondre à nos questions et, si les réponses sont satisfaisantes, rentrer chez vous. Croyez-moi…

— Mais c’est une histoire abracadabrantesque ! Je n’ai pas un sou, comment voulez-vous que j’en mette dans une banque suisse ?

— C’est ce que nous allons tenter d’éclaircir, le plus tôt serait le mieux, monsieur Péricourt.

— Mais d’abord, vous avez un mandat, quelque chose ?

Le juge soupira, la foule était compacte, il avait espéré procéder avec discrétion, mais il avait reçu des ordres : « Péricourt est prioritaire. Vous allez le cueillir dès que possible ! » On avait besoin d’un exemple. Charles était exemplaire. Le juge sortit son mandat. Charles n’essaya même pas de le prendre, de le lire. Le fait qu’un juge soit là, qu’il ait un mandat, que lui, Charles Péricourt, soit mis en demeure de suivre la police, tout cela commençait à prendre forme dans son esprit. Il chercha ses mots. Il en trouva un : « complot ».

— Ah oui, on veut me faire taire ! Le gouvernement !

— Allons, monsieur Péricourt…, dit le juge.

— Ah oui, c’est ça ! Vous avez des ordres ! Mon combat dérange !

Le juge d’instruction était un homme d’une quarantaine d’années, simple et sincère, commissionné par sa hiérarchie pour une mission qui n’avait rien de facile et qu’il tâchait de remplir avec doigté. Mais Charles Péricourt l’en empêchait. La foule discutait, commentait, et ce n’était pas n’importe qui, des politiciens, des avocats, des médecins, des sommités… L’un d’eux s’avançait déjà, plastronnant, dites donc, monsieur…

Il fallut passer à l’acte.

— Monsieur Péricourt, nous avons procédé à une perquisition à votre domicile et…

— Bredouilles, ha ha ha ! Qu’est-ce que vous pensiez, hein ?

Charles prit la foule à témoin :

— Ha ha ! Ils sont allés chez moi !

— … et dans votre voiture, où nous venons de trouver deux cent mille francs suisses en grosses coupures, que je vous demande de bien vouloir justifier. Dans mon bureau. S’il vous plaît.

La somme fit grand effet.

Le juge avait en main un paquet enveloppé de papier kraft et lui montrait, le plus discrètement qu’il le pouvait, l’impressionnant volume de coupures suisses.

Ce constat coupa court aux rodomontades de Charles, aux cris de la foule, il se fit un silence.

— S’il vous plaît, dit le magistrat d’une voix calme.

Allez savoir pourquoi, une intuition peut-être, Charles se retourna.

Son regard tomba sur Madeleine.

Sur le jeune Paul, dans son fauteuil.

Il ouvrit la bouche.

— Toi…?

On crut qu’il venait d’être frappé d’apoplexie.

Des amis se précipitèrent pour aider.

Et Charles Péricourt, après un dernier geste vers ses filles qui commençaient à hurler comme des damnées, quitta le cimetière, entouré de deux policiers et précédé d’un juge d’instruction.

Madeleine était demeurée sur place, pétrifiée, les mains agrippées à la barre du fauteuil.

Elle avait voulu s’enfuir, mais le désir que son oncle la voie l’avait emporté et maintenant elle se sentait sotte, méchante. Son père l’aurait désapprouvée. Elle baissa les yeux vers Paul, vers sa nuque qu’elle ne regardait jamais sans émotion, et devant, ses jambes dont les genoux pointaient sous la couverture, non, elle n’était ni sotte ni méchante. À son père, elle aurait répondu : « Ne te mêle pas de ça, papa ! Je fais à mon idée ! »

Sans un mot, Paul, par-dessus son épaule, vint poser sa main sur la sienne.

41

Non, cette fois-ci, pas question ! Léonce chiffonna le papier, le jeta par terre. Elle avait envie de le piétiner, mais c’était ridicule. Elle allait dire non, définitivement. Elle était si énervée contre Madeleine que maintenant la perspective de la prison ne l’effrayait plus autant. D’abord, il y aurait un juge, elle se ferait belle, elle y était toujours arrivée avec les hommes…

Plus de deux semaines qu’elle était obligée, par la faiblesse de ses moyens, à vivre dans un hôtel borgne où Robert se serait épanoui comme une fleur s’il n’avait pas passé son temps à se lamenter de ne plus pouvoir se rendre aux courses. Elle s’était espérée libre lorsque Madeleine était revenue de Berlin, mais non, ça n’était toujours pas le moment ! « Bientôt, Léonce, bientôt », disait Madeleine, mais l’échéance était sans cesse reculée. Rencontrer le petit Paul, passe encore (mon Dieu, ce qu’il avait grandi… Le retrouver ainsi… Elle en avait été émue au-delà de ce qu’elle craignait), mais il avait fallu aller jouer les putains devant un banquier suisse pour cacher un carnet derrière la chasse d’eau des toilettes, merci pour la mission, très ragoûtant ! Et maintenant, Madeleine lui laissait un mot à l’hôtel : « Retrouvez-moi cet après-midi chez Ladurée. 16 heures. Impérativement. »

Non, se dit Léonce en se préparant, cette fois, terminé, elle allait l’envoyer aux pelotes. Tout ce qu’elle avait perdu par sa faute, elle allait lui mettre dans les dents. Elle se sentait d’humeur à la gifler.

— Tu vas où, bichon ?

Robert commençait, lui aussi, à l’énerver passablement. Ici, pas question de faire du bruit parce qu’on devait se faire discret, du coup on restait sage comme des images et côté conversation, Robert n’était pas le meilleur interlocuteur.

Vraiment, tout allait mal. Elle était exaspérée, agressive même, quand elle s’assit en face de Madeleine. Elle ne lui laissa pas le temps de respirer :

— Ça suffit comme ça, Madeleine !

— Je suis d’accord avec vous, Léonce. Vous êtes libre.

— Pardon ?

— Vous pouvez partir, quitter Paris, la France, aller où vous voulez, je n’ai plus besoin de vous.

Le ton de Madeleine ne prêtait pas à confusion, elle la congédiait comme une domestique. Léonce en rougit.

Et elle eut envie de pleurer en réalisant qu’elle était libre… et totalement démunie. Sans argent, sans papiers, avec Robert à traîner derrière elle, elle avait à peine de quoi payer le garni qu’elle occupait, duquel il faudrait peut-être même partir à la cloche de bois…

La liberté, soudain, lui sembla pire que tout.

Madeleine la considérait tranquillement, comme si elle la regardait faire ses valises, qu’elle patientait avant de fermer la porte derrière elle.

Léonce ne bougeait pas. Ainsi, rien, pas un mot, pas une phrase sur tout ce qu’elles avaient vécu.

— Bien, balbutia Léonce.

Elle se leva. Il y avait un vide terrible entre elles à l’instant de s’éloigner, de se quitter pour toujours.

Mais Madeleine n’était qu’une boule de rancune, animée par une vengeance froide. Inhumaine.

Alors Léonce restait sur place, regardant tour à tour la table, le visage de Madeleine, elle se tournait vers la porte. Rien ne venait. Elle ne savait quoi dire. Elle lui en voulait de cette punition qui devenait une humiliation.

— Je ne vous en veux plus, Léonce, dit enfin Madeleine. Pour une femme, j’en ai fait l’expérience, parfois, il n’y a pas beaucoup de choix.

Allait-elle lui tendre la main ?

Elle lui tendit la main, en effet. Avec une enveloppe.

— Il y a là cinquante mille francs suisses. Soyez prudente.

Madeleine s’était levée, avait fait le tour de la table, Léonce ouvrit la bouche. Se retourna.

Madeleine venait de sortir.


À un mois près, c’était rageant !

Un mois plus tard et Le Licteur publiait dans ses premiers numéros une information sensationnelle, parfaite illustration de la décadence sociale qu’André se proposait de stigmatiser !

Il s’était résolu à donner le scoop à L’Événement, grand quotidien conservateur réputé pour le sérieux et la qualité de ses analyses, notamment politiques, et qui ne reculait pas devant certaines affaires spectaculaires.

Une vaste affaire de fraude fiscale

Une banque suisse tenait à Paris une officine clandestine qui payait les bénéfices sans retenir les impôts. La fraude porterait sur plusieurs dizaines de millions…

La veille, André était dans le bureau de son patron du Soir de Paris pour lui présenter sa démission.

— Vous allez être, dans quelques jours, sous les projecteurs de l’actualité. Une sale affaire de fraude fiscale sera rendue publique. Votre serez au cœur du scandale, et cela, pendant des semaines. Je vais écrire là-dessus, je serai le premier parce que c’est moi qui ai levé ce lièvre. Je ne pense pas que les colonnes du Soir de Paris soient le lieu idéal pour étaler… tout ça. Voilà pourquoi je vous remets ma démission.

Jules Guilloteaux était scandalisé. Non seulement d’être ainsi désigné à la vindicte, mais d’avoir été trompé par Madeleine Péricourt.

— Combien voulez-vous ? avait-il dit à André.

— C’est trop tard, Jules, l’affaire est aux mains de la justice. Je vous en parle aujourd’hui par loyauté. Et parce que je dois reprendre ma liberté…


— Je vous ai payée pour vous taire !

Guilloteaux s’était aussitôt rendu chez elle, comme ça, sans prévenir, il était monté, il avait poussé Vladi, où est votre patronne, il avait ouvert la porte, il était tombé sur Paul qui écoutait de la musique, sa mère était près de lui. Sans même la saluer :

— Vous m’aviez promis ! hurla-t-il.

— Oui, Jules, répondit Madeleine en souriant, et je vous ai menti. Je n’ai jamais eu l’intention de tenir parole. Vous n’êtes pas un homme si scrupuleux que vous puissiez m’en faire le reproche.

Il retint une insulte, à cause de l’enfant, mais qui se lut sur ses lèvres.

Guilloteaux s’activa, tout son carnet d’adresses fut mobilisé, ses amis, ses relations, mais le scandale était sur les rails, plus personne n’y pouvait rien.

Parmi toutes les propositions qui lui étaient faites, André Delcourt choisit L’Événement parce qu’il était à son image, nationaliste et antiparlementaire. Il donna à la rédaction tous les éléments dont il disposait afin que l’on rende compte du détail de cette affaire, et lui vint camper sur les hauteurs de l’analyse et du commentaire :

Un bel exemple

Les banquiers suisses sont des gens serviables. Ils viennent jusque sur le territoire français aider nos concitoyens à frauder le fisc.

Les suspects ne vont pas manquer d’argumenter : Qui peut s’étonner qu’à un fisc voleur, vienne répondre un public fraudeur ! Il est indubitable que le contribuable est la cible incessante des responsables de la gabegie républicaine, mais enfin, peut-on raisonnablement dire que le vol, ce n’est pas de la faute du voleur… mais du volé, que le malfaiteur n’y est pour rien, que sa victime n’avait qu’à pas avoir de portefeuille ?

La première liste des fraudeurs, plus de mille, présente un bel échantillon de la décadence nationale. Le plus édifiant d’entre eux est évidemment M. Charles Péricourt, président de la commission parlementaire chargée de la lutte contre… l’évasion fiscale. Ne riez pas. On a retrouvé dans sa voiture, le jour de l’enterrement de sa femme, deux cent mille francs suisses qu’il est bien en peine de justifier. Il pensait peut-être qu’il fallait payer la concession en espèces le jour des obsèques… Il a été inculpé, mais laissé en liberté. Il hurle qu’il est victime d’un complot, c’est une fin de carrière bien indécente pour un nom aussi prestigieux.

Après cela, s’étonnera-t-on que le pays exige des institutions plus fermes, des dirigeants plus vertueux, des lois plus simples et plus justes ? Et que l’on réclame quelqu’un capable d’y mettre un peu d’ordre ?

Kairos

42

— Il y a là quelque chose d’intéressant, je crois…

Madeleine tourna vivement la tête.

— Oui, un thé de Ceylan, merci mademoiselle. Euh, non ! Il est un peu tard, un verre de Vichy, je vous prie.

Dupré pointait de l’index, en bas d’une page de L’Intransigeant, un article :

Assassinat du Raincy
La jeune femme était enceinte de quatre mois

C’est tout à fait accidentellement, par la visite d’un employé de la Compagnie du gaz, que le corps de Mlle Mathilde Archambault, trente-deux ans, a été retrouvé en fin de journée à son domicile. Son décès remonterait à deux ou trois jours. La jeune femme aurait succombé à plusieurs coups de couteau, une douzaine semble-t-il, après avoir lutté contre son agresseur. L’arme est restée introuvable. La victime était enceinte « de quatre à cinq mois », ce qui rend ce crime particulièrement odieux.

L’absence d’effraction suggère évidemment que l’assassin était connu de la victime.

Ce meurtre est énigmatique. Mlle Archambault s’était installée il y a deux ans, après la mort de son père, dans le pavillon familial situé à l’extrémité de l’impasse Girardin au Raincy. Les voisins et les commerçants du quartier la décrivent comme une jeune personne tranquille, mais que l’on avait peu vue au cours des dernières semaines.

La police municipale, après avoir effectué les premières constatations, a alerté le Laboratoire scientifique de Paris. Le corps de la jeune femme a été transporté à la morgue pour autopsie. Les rares informations dont on dispose concernant la victime laissent les policiers perplexes sur l’issue de l’enquête qui a été confiée au juge Basile, du parquet de la Seine.

L’emplacement en bas de page soulignait le peu d’éléments dont bénéficiait L’Intransigeant et le faible espoir que ce fait divers devienne une affaire criminelle juteuse comme les quotidiens et magazines apprenaient de plus en plus à les aimer.

Madeleine leva la tête.

— Oui. Peut-être…

Au pied du mur, elle était soucieuse. Elle relut lentement l’article, tenta de se projeter dans la vie de cette jeune femme.

— Mathilde, dit-elle.

— Je ne vois guère d’autre solution.

La vie de moine d’André Delcourt n’avait donné aucune prise.

— Si vous devez vous décider, il…

— Je sais, monsieur Dupré, je sais !

Elle tambourinait nerveusement sur la table. Il attendait.

Son verre de Vichy était intact, de toute manière, elle n’en avait plus envie. Elle plia rageusement le journal.

— Bon… il faut qu’on en finisse, dit-elle d’une voix à peine audible.

— C’est comme vous voulez, Madeleine, mais… il faut peut-être y réfléchir à deux fois.

Au lieu de la faire douter, ce conseil sembla la galvaniser. Elle répondit par un sourire aigre, qui l’enlaidissait :

— Pensez à Paul, monsieur Dupré, vous verrez, ça aide.

Son ton restait amer, elle ne désarmait pas, l’entêtement familial remontait à la surface.

Dupré se sentit accusé d’indifférence et donc de cruauté, c’était injuste parce qu’il comprenait ce que vivait Madeleine. Sa conception de la justice n’avait pas été trop choquée par la chute de Gustave Joubert ni par celle de Charles Péricourt. André Delcourt ne méritait pas mieux que les autres, mais c’était la manière qu’il faudrait employer qui le troublait.

— Pardonnez-moi d’insister, mais il faut que vous soyez sûre de vous, c’est une décision imp…

— Que, visiblement, vous discutez…

Il ne baissa pas les yeux. Elle avait maintenant face à elle le Dupré qu’elle avait rencontré au début de l’année, direct, insensible, minéral.

— Je pourrais.

— Au nom de quoi, monsieur Dupré ?

— Vous m’avez engagé pour un travail. Ceci (il désignait le journal) ne fait pas partie du contrat.

Pour prendre une contenance, Madeleine saisit son verre de Vichy, en but deux gorgées en regardant ailleurs, puis revint à lui.

— Si vos principes vous l’imposent, vous pouvez m’abandonner ici, en effet, vous avez raison. Notre convention ne prévoyait pas… d’en arriver là.

— Et votre morale, à vous, l’autorise-t-elle ?

— Oh oui, monsieur Dupré, répondit Madeleine avec un accent de sincérité qui le frappa au cœur. Elle me dicte les pires choses…

Elle ajouta tristement, comme à regret :

— Et vous voyez, j’y suis prête.

Dupré se trouvait devant un choix qu’il avait, en son for intérieur, déjà tranché.

— Bien.

Madeleine ne se levait pas. Dupré la comprenait, mais il ne l’approuvait pas. Leur relation venait de prendre un tour de gravité auquel ils ne s’attendaient pas.

Bientôt, ils ne se verraient plus. Il aurait fallu trouver un mot, mais il ne vint pas.

— Bien, dit-elle, il va falloir que je réponde à l’aimable invitation de M. Delcourt. Un dîner, ce soir peut-être… Cela vous irait, monsieur Dupré ?

— Parfait pour moi.

Il se leva. Il n’y avait plus rien à dire. Il salua Madeleine d’un signe de tête et sortit.

— Oh, monsieur Dupré !

Il se retourna.

— Oui ?

— Merci.

Madeleine resta un long moment à fixer la table, son verre, le journal. Ce qu’elle s’apprêtait à faire l’épuisait à l’avance. Tout ce qu’elle avait en elle de morale et de scrupules s’y opposait et tout ce dont elle disposait de colère et de ressentiment l’y poussait.

Elle céda à la rancune. Comme toujours.


— Madeleine !

Cri du cœur. Moitié surprise, moitié frayeur.

— Je vous dérange, peut-être ?

— Non pas !

Depuis quelques mois, André soignait ce genre d’expressions qu’il trouvait élégantes et cultivées.

Il s’effaça brutalement comme si une main le tirait par le col. Madeleine entra. M. Dupré lui avait souvent décrit les lieux, qu’il visitait régulièrement. Elle ne put s’empêcher de jeter un regard vers la commode, le second tiroir, où se trouvait le fouet à buffles.

— Nous sommes rentrés de cure avant-hier, je passais près de chez vous, j’ai pensé que c’était l’occasion de répondre à votre petit mot.

André était asphyxié par la somme d’informations. Madeleine chez lui, son télégramme très énigmatique, les conséquences qui s’en étaient suivies pour Gustave Joubert, ancien fondé de pouvoir de feu la banque Péricourt. Et se trouver ainsi, avec elle, dans un lieu intime, privé, dans cette situation ambiguë qui rappelait leurs relations d’autrefois…

Il y avait tant de livres sur les étagères, de documents empilés, de papiers entassés que l’ensemble avait l’air de composer un tableau intitulé « Modeste appartement du grand écrivain André Delcourt à ses débuts dans le journalisme ».

— Seriez-vous libre à dîner ce soir, cher André ?

Elle espérait qu’il soit pris, ce serait plus simple, il ne l’était pas.

— Euh… oui, c’est-à-dire…

— Alors je ne vous dérange pas plus longtemps. Que diriez-vous de 20 h 30 chez Lipp ?

Tout allait de mal de pis. Cette invitation qu’il n’avait pas pu refuser, cette brasserie où la fine fleur du Tout-Paris les verrait ensemble…

— Très bien, euh, chez Lipp…

— Il y a une éternité que je n’y ai pas mis les pieds…

— Alors, en ce cas…

Elle laissa derrière elle un sillage de parfum, André ouvrit la fenêtre en grand.


René Delgas, comme la fois précédente, tira un rideau invisible sur son visage dès que Madeleine entra dans le vif du sujet.

— Voici le modèle d’écriture. Le texte de la lettre. Et le papier à utiliser.

Quelque chose avait changé. Cette fois, il portait des lunettes. Maladie professionnelle, pensa Madeleine. Il les reposa sur la table après avoir parcouru rapidement le courrier. Il ouvrait la bouche, Madeleine le devança :

— Quel est le degré de… vraisemblance d’un faux comme celui que vous…? Je veux dire, la police…

— Pour être franc, elle dispose de moyens de détection de plus en plus sûrs. Et nous ne sommes pas nombreux, sur la place de Paris, à produire des documents très difficiles à distinguer des vrais…

Même par la bande, on en revenait toujours au prix.

Madeleine n’avait pas eu sa réponse, elle se contenta de croiser les mains sur la table.

— Dans un premier temps, ajouta Delgas, aucun doute. La police prendra ce document pour un vrai. Le juge suivra. Les difficultés commenceront beaucoup plus tard, lorsque la défense demandera des contre-expertises. À partir de là, personne ne peut dire de quel côté retombera la pièce.

Pour Madeleine, ce délai était suffisant.

— Pour cette lettre, ce sera mille cinq cents francs, dit-il.

— Voulez-vous que nous reprenions notre rituel ? Je fais baisser le prix de trois cents francs, vous acceptez, je vous demande de réaliser cela pour ce soir même, vous augmentez de trois cents francs.

— Non, pas cette fois-ci. Le carnet que vous m’avez confié la dernière fois n’a pas été payé à sa juste valeur.

— Vous voulez me faire chanter, vous avez changé de métier ?

— Non, j’ai sous-évalué le travail.

— C’est votre problème, pas le mien. Moi, j’ai payé le prix que vous demandiez.

— Tout à fait. Mais puisque vous me commandez un nouveau travail, je suis contraint de rattraper un peu du déficit de la fois précédente.

— Un peu…?

— Mille francs. C’est le moins que je puisse faire. Cela amène cette lettre à mille cinq cents francs.

Madeleine se demanda mentalement si le jeu en valait la chandelle et cette question la plongea brutalement dans le doute.

Delgas interpréta le silence de Madeleine comme le pas de trop dans une négociation imperdable.

— En revanche, dit-il, pas de supplément pour le délai. Ce soir. Vingt-trois heures. Ici.

— Bien…, dit Madeleine. Oh, je n’ai pas pris de quoi payer l’avance…

Delgas leva une main apaisante.

— Nous sommes entre gens de bonne foi.


Dupré regarda André Delcourt monter dans le taxi, il devina plus qu’il n’entendit le jeune homme donner l’adresse de la brasserie Lipp.

Un oubli, un retour inopiné étaient toujours possibles. Le plus prudent était de laisser passer une demi-heure, le temps pour la voiture de rejoindre le boulevard Saint-Germain.


— Je me suis permis de réserver à votre nom…

André acquiesça, oui, bien sûr.

Ils traversèrent la salle jusqu’à la grande travée sur la gauche, là où les plantes vertes dessinées entre les miroirs donnaient l’impression de vous pousser sur la tête.

Ce n’est pas celle qu’André aurait choisie, une table en extrémité aurait été plus discrète pour parler. Mais c’est celle que Madeleine avait demandée parce qu’elle était la plus gênante pour lui. Un serveur la tira pour laisser Madeleine s’installer sur la moleskine.

— Pardon, cher André, cela ne vous gêne pas de m’abandonner la chaise, les banquettes ne me réussissent guère. La cure m’a fait beaucoup de bien, je ne voudrais pas m’abîmer à nouveau…

— Mais bien sûr, dit André, qui aurait préféré tourner le dos à la salle, raison pour laquelle, justement, Madeleine le contraignait à s’y installer.

— Me permettrez-vous un court instant, chère Madeleine…?

Elle esquissa un petit geste, mais faites donc.

André entreprit alors un tour entre les tables afin de saluer les connaissances, ici un député d’opposition, là, le directeur de L’Événement, et Armand Chateauvieux, un industriel sympathisant des thèses fascistes qui hésitait à participer au lancement du quotidien d’André.

Au passage, il commanda une carafe de vin blanc frais.

— Vous êtes très mondain, mon cher, dit Madeleine, admirative, lorsque André revint vers elle.

Il se montra modeste. Mondain, mondain…

— Dites-moi, ce nouveau grand quotidien, est-ce pour bientôt ?

Elle le savait terriblement superstitieux.

— Les rumeurs…

Madeleine reposa la carte. Ayant fait son choix, elle croisa les mains devant elle.

L’attention d’André était captée par la présence de Chateauvieux. Ne venait-il pas de lever discrètement son verre dans sa direction ? André se contenta d’un clignement de cils de remerciement. Mon Dieu ! Si Chateauvieux se décidait enfin à participer, l’affaire était dans le sac !

— Pardon ?

— Vous êtes distrait, André… Le jour où vous dînez avec votre vieille amie, ce n’est pas chic.

— Pardon, Madeleine, je…

Elle éclata de rire.

— Je vous taquine, André !

Elle jeta un regard par-dessus son épaule, vit Chateauvieux dont elle connaissait le visage par les journaux.

— J’ai l’impression que ce soir se joue quelque chose d’important pour vous, je me trompe ?

Le serveur venait d’apporter la carafe de vin blanc frais. Il les servit. Madeleine, la première, leva son verre.

— À la réussite de notre soirée à tous deux…

— Merci, Madeleine, bien volontiers.


L’immeuble qu’habitait André comprenait un grand nombre d’appartements. Dupré monta les quatre étages à pas feutrés. Crocheter la serrure était très facile, combien de fois était-il venu, sept ou huit sans doute. C’était sa dernière visite.


— Cette cure ?

Madeleine posa sa fourchette.

— Merveilleuse. Vous devriez essayer, André, vous qui êtes un homme en tension permanente, je vous assure, ces gens-là font des miracles.

— Comment cela, « en tension » ? sourit André.

— Oui, je trouve. Je vous ai toujours connu nerveux, ombrageux même. Mais quand je vous vois maintenant, de moins en moins souvent, reconnaissez-le, je vous sens extrêmement fébrile.

— Oui, peut-être, le travail…

Elle se concentra sur ses fruits de mer avec lesquels elle entama une lutte pied à pied.

— Un soignant, pendant la cure, m’a raconté que dans certaines peuplades reculées, on soigne le nervosisme… par le fouet, imaginez-vous.

Elle releva la tête.

— Parfaitement. Il paraît que ces gens-là se fouettent le dos jusqu’au sang. Ce sont vraiment des barbares, vous ne trouvez pas ?

André n’était pas un imbécile. Il reçut cette anecdote avec une froideur inquiétante, comme s’il décryptait chaque mot et le plaçait dans la colonne des choses à se faire rembourser.

— Où était-ce, cette cure ? demanda-t-il sèchement.

— Bagnoles-de-l’Orne. Je vous donnerai l’adresse si vous voulez.

Le flottement dura. Cette remarque sur les fouets pouvait-elle n’être qu’un hasard ? André ne voyait pas d’autre solution, mais sa vigilance s’était mise en éveil.

— J’ai lu votre article sur mon oncle Charles…

André ne perçut aucune nuance de reproche, c’était tant mieux, il aurait été désagréable d’avoir à se défendre.

— Oui… Je suis navré.

— Moi aussi, je suis désolée pour ce pauvre Charles. Il était à la tête d’une mission bien vertueuse, et voilà qu’il tombe pour une histoire tout ce qu’il y a de plus vicieux, vous avouerez…

André discernait dans sa voix un accent coupant qu’il n’avait pas connu, dans son regard une étincelle mauvaise. Pour quelle raison était-elle venue le trouver ? Un doute s’était insinué en lui sur lequel il ne parvenait pas à mettre de mots.

— Vous avez été bien sévère, André, pour mon malheureux oncle, mais je comprends. Vous faites votre métier. Et puis, comme dirait l’autre, il n’avait qu’à pas tricher !

André choisit de revenir au cœur de la soirée pour voir s’il s’agissait ou non d’un prétexte :

— Je vous ai remerciée pour l’information dont vous m’avez fait profiter concernant Léonce Joubert…

Madeleine posa ses couverts.

— Et de la part de Gustave, qui l’eût cru ! Vous-même, dans vos chroniques, combien de fois lui avez-vous souhaité tout le succès possible ! Quel projet enthousiasmant… Et voilà qu’il ne lui suffit pas de provoquer une faillite, il faut qu’il aille revendre ses idées à nos ennemis jurés. Vraiment, je vous le demande, André, à qui se fier ?

— Mais, vous, Madeleine…

— Oui ?

— D’où teniez-vous cette information… très confidentielle ?

— Mon pauvre André, je n’ai hélas pas le droit de vous le dire. Comment appelez-vous cela, dans votre jargon…? Le secret des sources ! Je l’ai su par quelqu’un qui serait en grande difficulté si je vous livrais son nom… Cette personne a rendu un service inestimable à la France et ne mérite pas qu’on lui jette la pierre, vous ne trouvez pas ?

Pervers. Voilà le mot, il y avait chez Madeleine une manière perverse de conduire la conversation, de sous-entendre. Et maintenant de refuser de répondre en utilisant un argument que lui-même aurait pu employer. Il recula insensiblement sur sa chaise. Il n’avait plus d’appétit. Il sentait que la situation lui échappait.


Dupré se dirigea vers la cuisine, un minuscule espace où Delcourt ne préparait jamais rien lui-même. Son repas principal était le dîner parce qu’il était très souvent invité. Le reste du temps, il grignotait ce qu’il conservait dans le petit garde-manger, un caisson sous la fenêtre qui donnait sur l’extérieur. Dupré chercha les ustensiles et ne trouva que des tasses, des cuillères, deux assiettes, le tout était parfaitement propre.


— Quel chemin parcouru, dites-moi…

Madeleine, à son tour, prenait du recul et considérait André comme un tableau dont elle aurait été spécialement fière.

— Je me souviens encore du débutant que j’ai présenté à Jules Guilloteaux.

De tous les sujets, leur passé commun était ce qu’il était le moins prêt à supporter, mais le nom qui surgissait dans la conversation était une alerte. Après Charles Péricourt et Gustave Joubert, Jules Guilloteaux…

André fit un rapide calcul. Son article paraîtrait le lendemain, le secret ne jouait plus. Dans cette situation, il était logique qu’il lui dise ce qu’il savait. Sinon, elle pourrait le lui reprocher, comment cela, vous saviez et vous ne m’en avez rien dit…?

— M. Guilloteaux va au-devant de gros ennuis…

Madeleine écarquillait les yeux, prodigieusement intéressée.

— Son nom figure sur la même liste que votre oncle. Lui aussi va se retrouver dans le collimateur de la justice.

— Jules Guilloteaux ? Nous parlons bien du même ?

Dans sa voix, de nouveau, cet accent qui contredisait ses paroles. Comme si elle mimait la surprise devant une information qu’elle possédait déjà.

— Et comment le savez-vous, André ? Oh, excusez-moi, le secret des sources, encore…

Pouvait-il raisonnablement dire qu’il tenait cela d’une lettre anonyme ?

Il fut certain qu’à travers son oncle ou Jules Guilloteaux, Madeleine était en train de lui parler d’autre chose. Derrière la fausse naïveté de ses réactions, que voulait-elle lui dire réellement ?

— Je prendrai directement un dessert, André, et vous ?


Sur la table de travail, Dupré ramassa dans son mouchoir un verre qu’il observa par transparence avant de l’enfourner dans son sac marin. Il ouvrit ensuite le second tiroir de la commode et plaça le fouet à buffles dans le pochon qu’il avait apporté.

Puis il sortit comme il était venu. En refermant précautionneusement la porte derrière lui.


Madeleine acheva son sorbet, s’essuya délicatement la commissure des lèvres.

— Puisque je vous tiens, je peux en profiter pour solliciter un conseil, André ?

— Je ne suis pas très enclin à donner des conseils…

— Si on ne peut pas demander un avis à un futur directeur de journal, à qui peut-on s’adresser !

N’avait-elle pas légèrement élevé la voix en prononçant ces mots ?

— C’est au sujet de Paul.

Ce nom glaça André. Il était certain, totalement certain, que tous les noms égrenés au cours de la soirée n’avaient qu’un but : conduire à celui-ci. Il blêmit.

— Imaginez-vous que depuis cette malheureuse circonstance où vous êtes venu nous voir… Paul s’était réveillé en sursaut d’un épouvantable cauchemar, vous vous en souvenez ? Eh bien, non seulement ces cauchemars continuent de le visiter régulièrement (aujourd’hui encore !), mais il m’est revenu à l’esprit que cela avait commencé bien avant, je ne saurais dire quand. L’aviez-vous remarqué du temps où vous étiez à la m…, enfin, du temps que vous étiez là ?

André avait la gorge nouée. Qu’allait-il se passer ? Les cauchemars de Paul… Comme c’était loin tout cela, les années avec Paul, avait-il encore quelque chose à se reprocher ? Quel âge avait-il aujourd’hui, ce garçon ? Pouvait-on évoquer un temps à ce point révolu ?

— Je suis mal placé pour… Je veux dire, je…

— Je vous demande cela à vous, André, parce que vous connaissiez bien Paul.

Elle souriait largement, le regardait bien en face.

— Vous avez été son précepteur. Personne n’a connu Paul plus intimement que vous, André.

Elle laissait un imperceptible silence entre ses phrases.

— Vous l’avez beaucoup chéri, vous vous êtes occupé de lui avec un soin admirable, désintéressé, c’est pourquoi je vous demande votre avis, mais si vous n’en avez pas, tant pis. Cela ne m’empêchera pas, puisque maintenant il va falloir nous séparer (merci pour cette charmante soirée), de vous dire que je sais tout ce que vous avez été pour mon fils. Tout ce que vous avez fait pour lui. Et je voulais vous assurer (elle lui prit délicatement le poignet, comme s’ils étaient encore amants) que de tels bienfaits ne se perdent jamais.


Dupré se fit conduire à l’hôtel de ville du Raincy et termina à pied, mais le brouillard ne rendait pas l’orientation facile. On voyait convenablement à une quarantaine de mètres, après, les formes devenaient floues. Selon l’article, les policiers de la Scientifique seraient sur place le lendemain matin à la première heure et il était peu probable que la police du Raincy ait eu les moyens de placer un planton toute la nuit devant et derrière la maison, ce qui se confirma.

Le pavillon, une bâtisse en meulière avec une marquise au-dessus d’un perron de quatre marches, avait été abondamment scellé, un panneau municipal interdisait l’entrée sous peine de prison. Dupré escalada prestement la grille et contourna le pavillon jusqu’au jardin de derrière. Des scellés avaient été apposés de ce côté-ci également. Il observa minutieusement l’étage et porta son choix sur un œil-de-bœuf. Il ouvrit l’appentis et en sortit une échelle, grimpa, et à l’aide d’une tringle souple, il entama, à bout de bras, le crochetage de la fenêtre ronde. Par deux fois il manqua de tomber de son échelle. La fermeture céda enfin avec un claquement sec. Dupré remit ses outils dans son sac, l’affermit contre son dos, avant de se hisser jusqu’à la margelle à la force des bras.

Il retomba sur ses pieds, sur le carrelage des toilettes. Par précaution, il resta quelques minutes à écouter, puis il retira ses chaussures, enfila ses gants et entama la visite du pavillon.

Deux chambres sentaient le renfermé, le moisi, personne n’y vivait, mais tous les tiroirs avaient été ouverts et visités. Il y avait des traînées de sang séché par terre dans le couloir, qu’il contourna soigneusement.

Dans la chambre de la fille, il y avait eu lutte, la table de nuit était renversée, la lampe de chevet s’était brisée au sol. L’assassin avait-il couru après la jeune femme avec le couteau de cuisine ? Avait-elle tenté de lui échapper en lui jetant à la figure tout ce qui lui passait sous la main ? Était-elle déjà blessée ?

Les tiroirs avaient été vidés ; dans les placards, vêtements et sous-vêtements avaient été fouillés. Dans le petit cabinet de toilette, pas de savon à barbe, pas de pierre d’alun ni de rasoir. Dans le fatras d’un tiroir retourné, Dupré déposa un stylo usagé et une vieille bouteille d’encre tirés de son sac marin. Et il pendit, dans le placard, une robe de chambre dans la poche de laquelle il fourra une feuille de papier roulée en boule.

Il alluma sa lampe, s’approcha de la commode, l’éclaira de biais et scruta la surface. On y voyait les traces d’un chiffon. C’était bon signe, le type avait tout essuyé derrière lui, Dupré n’aurait pas à le faire. Il vérifia le bouton de porte : essuyé. Le chambranle : essuyé. La rampe de l’escalier : essuyée. Il revint à la chambre de Mathilde, sortit de son sac un verre qu’il fit rouler délicatement sous le lit, puis il rejoignit le rez-de-chaussée en évitant de marcher dans les traînées de sang, plus épaisses de marche en marche.

Dans le salon, on distinguait nettement l’endroit où la police avait retrouvé le corps. Il s’agenouilla, observa le parquet. Des marques de pas, mais pas celles de l’assassin. Un type qui prend le temps de nettoyer ses empreintes ne piétine pas comme ça grossièrement dans le sang de sa victime, non, ça, c’étaient les policiers. Les journaux n’arrêtaient pas de clamer qu’il ne fallait surtout rien toucher sur la scène d’un crime, peine perdue. C’était comme partout ailleurs, les scientifiques se débrouilleraient. Ils n’étaient pas très aimés dans les commissariats, ces rats de laboratoire qui donnaient des leçons aux flics qui, eux, arpentaient le terrain toute l’année. On voyait bien qu’ils n’avaient pas à conduire les interrogatoires avec les voyous. Pour ça, il fallait des policiers autrement musclés, qui ne faisaient pas leur boulot avec des pinces à épiler, des pinceaux de poils de chameau et des microscopes…

Une porte conduisait au sous-sol. Le long du mur, des cagettes en bois avec des outils, de la quincaillerie. L’une d’entre elles était vide, Dupré ouvrit son sac, sortit le pochon avec le fouet à buffles, vida le contenu. Puis il vérifia le nettoyage. La table : nettoyée. Le dossier des chaises : nettoyé. Le dessus du buffet : nettoyé. Les portes de placard : nettoyées.

Il remonta à l’étage, toujours sur la pointe des pieds. Le lit était en fer, avec des petites boules aux quatre coins, un modèle très courant. Il dévissa l’une d’elles, roula la lettre que Delgas lui avait remise, la glissa dans le montant du lit et revissa. Il hésita. Revisser jusqu’au bout ou pas ? Oui, jusqu’au bout, comme Mathilde l’aurait fait elle-même. Mais pas tout à fait.

Dupré remit ses chaussures, repassa par la lucarne dont il tira le vantail. Avec sa tige souple, il parvint à faire faire un quart de tour à l’espagnolette, ce serait suffisant. Un regard à sa montre. Plus de quatre heures.

Les premiers ouvriers allaient sortir de chez eux dans une heure.

Pour lui, il était temps de rentrer.


Le pavillon grouillait de monde lorsque le juge d’instruction arriva en fin de matinée. M. Basile, un homme large, enveloppé mais puissant, au visage mobile et aux yeux vifs, qui exigeait des réponses aux questions qu’il posait. Réputation de magistrat peu commode. Il avait à son actif un nombre impressionnant d’arrestations, son palmarès s’ornait de plus d’une condamnation à la peine capitale et de huit de bagne et de perpétuité. Réputation d’homme efficace.

Sur place, les techniciens avaient relevé deux empreintes différentes.

Puis on l’emmena dans le jardin où l’on avait déterré le cadavre d’un bébé d’environ six mois.

— Le niveau de putréfaction du corps laisse penser que les faits remontent à un an et demi.

— C’est pas tout…

Le policier avait l’air vraiment embêté. Il avait raison.

Le juge, sans la toucher, se pencha et lut la lettre lissée sur la table.

— Vous avez trouvé ça où ?

— Dans le placard de la demoiselle. Dans la poche d’une robe de chambre d’homme.

Très embêtant.

Le juge préféra consulter sa hiérarchie.

— Mon Dieu ! Mon cher, il faut aborder cette affaire avec les plus grandes précautions !

Pas de scandale, pas de révélation intempestive, pas de déclarations qu’il faudrait ensuite désavouer. Le juge comprit qu’il devrait se débrouiller seul et parvenir au résultat sans faire la moindre vague, sans mouiller personne, à l’exception de lui, ce qui, en cas d’échec, n’émouvrait personne.

La présence de deux empreintes différentes troublait le paysage, mais l’une d’elles, visible en quatre endroits, avait la faveur du juge parce que, à la différence de l’autre, elle était corroborée par d’autres éléments à charge.

Tout bien pesé, le juge décida de ne livrer aux journaux qu’une information partielle et de contourner le premier obstacle :

Une lettre, d’une écriture masculine, retrouvée dans le pied du lit de la victime confirme l’hypothèse d’un meurtre provoqué par un refus de la jeune femme d’avorter de nouveau. Dans ce courrier, que Mathilde Archambault a sans doute caché là pour le cas, qu’elle pressentait peut-être, où les choses vireraient au drame, l’assassin présumé la conjure de ne pas garder cet enfant, il supplie, il menace, il en appelle à la raison de son amante. Selon les enquêteurs, la lettre n’est pas mal tournée et montre un homme d’une certaine éducation quoiqu’il ne recule pas devant le plagiat puisqu’il emprunte mot pour mot une formule à un article du célèbre chroniqueur André Delcourt publié dans le Soir de Paris en août dernier évoquant : « L’amour qui prévaut sur tout, sur le sort, sur le destin, sur le malheur… L’amour qui est le bien sacré de tous les êtres de Dieu ».

À Paris, les premiers journaux étaient en vente quasiment dès l’aube, mais André ne les parcourait pas avant la fin de matinée. Il professait qu’une vie étroitement réglée était un gage de longévité, mais plus encore, le symbole d’une personnalité bien construite. Il rappelait souvent l’anecdote selon laquelle Kant lui-même n’aurait dérogé à sa promenade matinale qu’en apprenant la survenue de la Révolution française (Delcourt, Kant, le lecteur appréciera le rapprochement…).

— Comment ça, un plagiaire ?

C’était à la une du Matin : « L’assassin plagie un célèbre chroniqueur » ; l’information était reprise par Le Petit Journal : « Dans une lettre à sa victime, le meurtrier recopie une chronique de Kairos. »

— Regardez, lisez, disait le kiosquier.

Être associé à un crime aussi épouvantable, à quelques semaines du lancement de son journal !

Pour quelle raison la rédaction de L’Événement, évidemment informée comme les autres, ne l’avait-elle pas appelé ? Il se rendit au journal sans même repasser chez lui.

Le directeur n’était pas à Paris, mais un télégramme l’attendait : « Mauvaise publicité — stop — Faites-la cesser ou ne réponds plus de rien — Montet-Bouxal. »

Mais que faire ? Qui appeler ? C’était déjà dans les quotidiens ! Un démenti dans les journaux du soir, voilà ce qu’il fallait obtenir.

Et ce directeur qui n’arrivait pas.

Ce qui arriva, à sa place, ce fut un policier.


Le fait divers était monté en grade, il avait passé les frontières du Raincy pour gagner la capitale. Un nommé Fichet, commissaire, avait été désigné par le juge. Le lecteur le connaît, c’est celui qui était intervenu dans le cambriolage chez Gustave Joubert, un type âgé, ridé, voûté, portant un pardessus beige, dégageant une haleine de cigare froid.

— Mais… en quoi elle me regarde, cette histoire ?

— Mais elle ne vous concerne absolument pas, monsieur Delcourt ! Et c’est pour ça que je me présente à vous. Si vous me confirmez que vous ne connaissiez pas cette Mathilde Archambault…

— Mais je vous le confirme tout à fait !

André tourna la tête.

— Venez.

Ils étaient dans un couloir de la rédaction où tout le monde passait, glanait un mot, et irait le colporter. André en savait trop sur le journalisme pour ne pas se méfier. Il conduisit le commissaire dans son bureau. Le policier ne retira pas son pardessus, il ne voulait pas déranger, il ne restait qu’une minute.

— C’est une histoire complètement folle ! dit André. S’il suffit que l’on copie une de vos phrases avant d’assassiner les gens pour que la police débarque à votre journal… Et d’ailleurs, pourquoi m’interroge-t-on ?

La grimace de Fichet exprimait clairement que c’était bien là le problème.

— Je dois reconnaître, monsieur, qu’il n’y a aucune raison… C’est, comme qui dirait, une « précaution méthodologique ». L’assassin peut être n’importe qui, comprenez-vous ?

André fut horrifié.

— Et donc… ça peut être moi ? Je suis… suspect ?

La secrétaire arriva avec un plateau et du café, comme elle le faisait pour les visiteurs du matin. On se tut jusqu’à son départ. Les mains d’André tremblaient, son visage avait pris une pâleur de cierge, il était totalement démonté. La tasse, en se reposant sur la soucoupe, fit un bruit terrible, cristallin. Le commissaire Fichet, qui avait eu bien des coupables en face de lui, aurait mis sa tête à couper que cet homme-là n’avait strictement rien à voir avec ce crime, il y a des accents de vérité qui ne trompent pas. Il fallait pourtant en finir.

— Quelqu’un a laissé une lettre dans laquelle il cite vos propos. Mettez-vous à notre place. Qu’est-ce que nous devons en penser ? Nous devons faire en sorte que vous soyez immédiatement à l’abri de tout soupçon.

— Très bien, répondit André d’une voix enrouée par l’angoisse, allons-y, finissons-en. Que voulez-vous savoir ?

Malgré son trouble, il venait de penser que si la police le disculpait immédiatement, les journaux du soir publieraient l’information, l’affaire serait réglée.

— Donc, vous ne connaissez nullement cette personne.

— Nullement.

— Elle habitait Le Raincy.

— Jamais mis les pieds.

— L’assassin présumé a laissé une lettre manuscrite.

Le commissaire se grattait le crâne avec son crayon d’un air pensif.

— Voyez-vous, monsieur, je me demande si le mieux, pour en finir tout de suite, ce ne serait pas que vous nous remettiez un exemplaire de votre écriture.

André était sidéré. Il restait assis, sans pouvoir bouger.

— Une simple comparaison visuelle, dit le commissaire, et c’est terminé, on n’en parle plus. Mais c’est comme vous voulez, vous n’y êtes pas obligé.

Le cerveau d’André fonctionnait au ralenti.

— Qu’est-ce que je dois écrire ?

Il s’était levé et avancé jusqu’à son bureau, il avait pris son stylo. Il tira, d’un geste machinal, une feuille de papier, mais il était si perturbé que maintenant, il ne savait plus que faire.

— Ce que vous voulez, monsieur, ça n’a pas d’importance.

André regardait la page blanche. Y tracer un simple mot lui donnait l’impression vertigineuse de rédiger des aveux, c’était cauchemardesque. Il écrivit : « Je n’ai rien à voir avec cette affaire et j’exige que la police en informe les journaux à la minute même. »

— Pouvez-vous signer aussi, je vous prie ? Pour la forme.

André signa.

— Alors, me voilà parti. Merci, monsieur, pour votre coopération.

— Vous allez publier l’information très vite, n’est-ce pas ?

— Oh oui, bien sûr.

Le commissaire regarda la feuille avec satisfaction, la plia soigneusement en quatre avant de la placer dans la poche intérieure de son pardessus.

— Ah oui, une chose encore, monsieur…

André se figea, c’était éprouvant, cette situation… Fichet regardait par la fenêtre en se grattant le menton, absorbé par un souci, mais il ne se décidait pas à parler, André l’aurait giflé.

— Les empreintes…

— Quelles empreintes ?

— Je ne veux pas vous importuner avec des détails trop techniques, mais la comparaison des écritures n’est pas une méthode totalement scientifique. C’est « empirique », comme nous disons dans notre jargon. Tandis que les empreintes, là, c’est du cent pour cent !

André comprenait le concept, mais ne voyait pas très bien ce qu’on attendait de lui. Il avait fourni un exemplaire de son écriture… Il réalisait… On réclamait… ses empreintes ?

— Qu’est-ce que vous me demandez au juste ?

— Eh bien, en comparant votre écriture et celle de la lettre retrouvée sur place, si tout le monde est d’accord pour dire qu’elles n’ont rien à voir, le juge le fera savoir aux journaux, affaire classée pour ce qui vous concerne. Mais supposez que quelqu’un hésite, qu’il dise « Moi, je ne suis pas trop sûr, je n’en mettrais pas ma main au feu… », eh bien, me revoilà dans votre bureau dans deux heures. Tandis que si je repars avec vos empreintes, le temps pour le laboratoire de les comparer avec celles qui ont été relevées sur place, on publie le résultat et là, pas de discussion, c’est scientifique, comprenez-vous ?

Vingt minutes plus tard, le commissaire quittait la rédaction de L’Événement avec les empreintes d’André Delcourt.

André était effondré.

Fichet avait saisi son index avec une poigne peu commune, il avait écrasé sa phalange sur le papier en la roulant de droite et de gauche, sans le prévenir, il avait ensuite pris tour à tour le majeur et le pouce, André regardait ses doigts noircis par l’encre. Avec son spécimen d’écriture, il s’était imaginé suspect. Avec ses empreintes, il se voyait coupable…

Il s’était laissé déborder par ce flic…

Il aurait dû faire appel à un avocat. Il quitta son bureau, descendit respirer sur le boulevard, allons, il fallait garder son calme. Au fond, son écriture et ses empreintes allaient le mettre définitivement hors de cause.

Ce qu’il fallait, c’est que cette information soit très vite publiée.

Il hésita à appeler Montet-Bouxal. Non, il le ferait quand il aurait le démenti en main.

Il marchait à grands pas, sa décision s’affermissait, ces fonctionnaires étaient visiblement de bonne volonté, mais tout cela risquait de traîner en longueur, or ce qui lui manquait le plus, c’était précisément du temps. Il fallait accélérer les choses.

Pour la première fois de sa vie, il s’apprêtait à faire ce qu’il était toujours parvenu à éviter : solliciter une relation, une intervention. Mais l’heure tournait. Il attrapa un taxi, se fit conduire au ministère de la Justice, demanda le chef de cabinet.

— Vous avez tout à fait raison, mon cher André. Nous n’allons pas rester inactifs. Je vais appeler moi-même le juge d’instruction. À quelle heure est-il venu vous voir, ce policier ?

— Il y a une heure.

— C’est plus qu’il n’en faut pour comparer deux empreintes, je vous le garantis ! Au plus tard à midi, ce sera terminé ! Je vais exiger un communiqué du ministère. En tout début de journée.

— Merci, mon cher, au moins, vous comprenez la situation…

— Mais parfaitement ! D’ailleurs, de vous à moi, je ne vois pas sur quel argument on est venu ainsi vous déranger. Être cité ou plagié n’est pas un délit, que je sache !

Fin septembre. Il faisait assez doux. Le brouillard des derniers jours s’était totalement dissipé. Le boulevard respirait une ultime tiédeur d’été. Les arbres perdaient leurs feuilles paresseusement. André était soulagé.

Le démenti serait publié en début de journée, à quatorze heures, quinze heures peut-être.

Il entra dans un bureau de poste, demanda le numéro.

— C’est très gênant, cette histoire, dit Montet-Bouxal.

— Un communiqué dans moins de deux heures, le ministère me l’a garanti.

— Bien, nous verrons.

— Mais enfin ! C’est moi la victime !

— Moi, je le sais, mais… C’est une question d’image, comprenez-vous ? Bon, faites-moi envoyer le communiqué du ministère dès sa parution, hein ?

Cette conversation l’avait de nouveau alarmé. Était-ce une bataille déjà perdue ? Il n’arrivait pas à le croire.

Qu’y avait-il à faire ?

Rien. Attendre.

Rentré chez lui, où il avait tout laissé en plan, il mesura la densité des événements vécus en une matinée. Il était très déprimé. Il s’en voulait sans bien savoir ce qu’il aurait dû faire.

Il n’avait pas faim.

Il retira sa chemise, il avait envie de pleurer.

Avant de s’agenouiller au milieu du bureau, il ouvrit le tiroir.

Son cœur se souleva : le fouet avait disparu.

43

On frappa à la porte.

André, affolé par cette découverte, ramassa sa chemise en toute hâte, l’enfila, qui pouvait bien frapper ainsi, quelle heure était-il ? Il était désorienté, les boutons lui glissaient dans la main, il fut saisi d’un frisson qui le balaya des pieds à la tête et dont il sortit transi. Nouveaux coups.

— Qu’est-ce que c’est ?

Sa voix lui fit l’effet de sortir d’une caverne, il en entendit l’écho qui se mêlait à une autre.

— C’est moi, monsieur ! Commissaire Fichet.

André se retourna vers le tiroir. Il en était certain, ce fouet, il ne l’avait jamais rangé autre part…

— J’ai un papier pour vous.

Mon Dieu ! Le démenti de la police ! Il était sauvé. Il se précipita à la porte.

— Vous avez le papier ?

— Tenez.

C’était un document officiel, André ne parvenait pas à le lire, ils auraient pu faire simple. Article 122 du Code de procédure pénale. Juge d’instruction Basile. Il cherchait dans le texte le communiqué, mais ne le trouvait pas.

— Où est-ce ?

— Là, dit le commissaire Fichet en pointant son index sur la feuille, au milieu. C’est un mandat d’amener, le juge voudrait vous voir, je vais vous accompagner.


Il ne parvenait pas à rassembler ses idées. Il posa des questions. Pourquoi veut-on me voir ? Le démenti a-t-il été publié ? Y aurait-il un problème ? Le commissaire Fichet regardait par la fenêtre, ne répondait pas, il donnait l’impression d’être seul en voiture ou d’être sourd.

Maintenant, un banc en bois. Un couloir. Des fonctionnaires qui passaient, préoccupés. On lui avait dit de s’asseoir, on va venir vous chercher. Mais personne ne venait. On le traitait comme n’importe qui. André tenta de calmer des battements cardiaques si violents qu’il en avait des haut-le-cœur. Il avait exigé un démenti de la police, on voulait le lui faire payer. L’administration n’aimait pas recevoir des ordres.

Mais ce fouet… C’est une question qu’il ne résolvait pas. Quand s’en était-il servi pour la dernière fois ? La semaine passée. Au retour du square Bertrand.

Il s’arrêta.

« Dans certaines peuplades reculées… Par le fouet… Des barbares, vous ne trouvez pas ? »

Il retint de justesse un vomissement qui lui resta dans la gorge, il aurait voulu cracher, il chercha des yeux, quelqu’un, personne.

Avait-il le droit de se déplacer ? Il y avait un agent en uniforme à l’extrémité du couloir. Pouvait-il aller aux toilettes ? Il leva la main, comme à l’école. L’agent, de loin, fit non de la tête. André avala sa salive au goût de vomissure.

La porte s’ouvrait, un huissier apparaissait.

— Monsieur Delcourt, si vous voulez bien me suivre…

André entra dans le bureau du juge qui ne se donna pas la peine de se lever pour l’accueillir. André se retourna brusquement, la porte était fermée.

— Asseyez-vous, dit le juge sans le saluer.

Ici, André Delcourt n’était rien. Il avait terriblement peur.

Il regarda à sa droite, les vantaux étaient légèrement ouverts. Il eut envie de se jeter par la fenêtre.

Le juge posa enfin ses lunettes.

— Je ne vais pas y aller par quatre chemins, monsieur Delcourt. Vous êtes suspecté du meurtre de Mlle Mathilde Archambault survenu…

— C’est imposs…

Le juge tapa du poing sur la table.

— Taisez-vous ! Pour le moment, c’est moi qui parle et vous répondrez quand je vous interrogerai ! Est-ce bien compris ?

Sans attendre la réponse, il reprit :

— … du meurtre de Mlle Mathilde Archambault, survenu entre le 23 septembre, 19 heures, et le 24 septembre, 6 heures.

— Le 23 septembre, quand était-ce ?

— Samedi dernier.

— Ah ! J’ai dîné chez Mme de Fontanges, nous étions vingt ! Ça ne peut pas être moi ! J’ai des témoins !

— Le dîner s’est prolongé jusqu’à six heures du matin ?

— Eh bien…

— Est-ce votre écriture ?

Le juge lui tendait une lettre :

Mon amour,

C’était son écriture.

Bientôt, tu le sais, nous pourrons vivre notre passion. Je sais les tourments qui t’ont été infligés.

C’était son écriture, mais ce n’était pas lui. Jamais il n’avait écrit cela.

Nous voici aujourd’hui devant l’ultime épreuve. Je te conjure, une fois encore, de céder à ma demande. De ne pas imposer à notre passion, si pure et si pleine, ce qui va la condamner.

Ce papier était pourtant le sien.

Ce n’est plus, tu le sais, qu’une question de mois, de semaines peut-être, avant que nous puissions hurler au monde que rien, jamais, ne nous séparera plus.

Jamais il n’aurait écrit de pareilles choses, si vulgaires, si maladroites, non, jamais. Ça ne pouvait pas être lui.

Ne me contrains pas, ma chère et tendre, à insister davantage… Tu sais ma détermination comme tu sais mon amour.

André avait beaucoup de mal à se concentrer sur ce qu’il lisait, ses mains tremblaient de nouveau.

Garde, comme moi, confiance en l’amour qui prévaut sur tout, sur le sort, sur le destin, sur le malheur… L’amour qui est le bien sacré de tous les êtres de Dieu.

Ton,

André

— Cette lettre n’est pas de moi.

— Ce papier est le vôtre ?

— Il est à moi, comme il est à tout le monde ! N’importe qui peut l’acheter.

— Est-ce le même ?

Le juge lui tendait une autre feuille, pareille à la précédente, sur laquelle il reconnut sans conteste son écriture :

Mon cher Maître,

Ma respectueuse démarche auprès de vous

Je me permets de vous écrire

Vous le savez sans doute, par notre ami commun

Ma démarche auprès de vous,

— Cette lettre est-elle de vous ?

— Mais, d’où la tenez-vous ?

— Elle a été retrouvée dans la poche d’une robe de chambre.

Le juge se leva, fit deux pas vers la table située sur sa gauche et exhiba, de loin, une robe de chambre qu’André connaissait parfaitement.

— Je l’ai jetée à la poubelle il y a deux mois !

— Comment expliquez-vous, en ce cas, qu’elle se soit trouvée dans le pavillon de Mlle Archambault ? Nous avons aussi trouvé ceci, un stylo, et ceci, une bouteille d’encre.

— Mais, ils peuvent appartenir à n’importe qui ?

— Avec vos empreintes, ça m’étonnerait.

— On les a volés ! Chez moi ! Quelqu’un est entré chez moi en mon absence et les a volés !

— Vous avez porté plainte ? À quelle date ?

André se figea.

— C’est un complot, monsieur le juge, et je sais d’où cela vient !

— Vos empreintes ont également été trouvées sur un verre sous le lit de la victime.

— C’est un complot destiné… Mardi soir, à la Br…

Il fut arrêté net. Le juge exhibait maintenant son fouet.

— Sur ceci, nous avons retrouvé des traces de sang. Le groupe sanguin n’est pas celui de la victime. Pourrait-il s’agir du vôtre ? Un examen médical permettra sans doute de vérifier si vous en êtes l’utilisateur…

Dans l’accusation d’assassinat venait s’insinuer une nuance d’infamie.

— Si c’est le cas, vous aurez du mal à nier que vous fréquentiez la victime…

C’était stupide de sa part, mais André avait plus honte de ce fouet que de tout ce qui lui était reproché. Il tournait la tête de droite et de gauche, non, ce n’est pas à moi…

— Votre papier, votre écriture, vos empreintes à quatre reprises, très certainement votre groupe sanguin. Je vous inculpe d’assassinat sur la personne de Mathilde Archambault, sans préjuger des autres charges, notamment d’infanticide, qui pourraient en résulter.

44

Madeleine buvait de l’eau de Seltz. Dupré, lui, avait lentement siroté son café. Ils étaient là depuis plus d’une heure, les yeux rivés sur le grand escalier du Palais de Justice.

La lumière tombait.

Dix-huit heures à l’horloge du quai.

— Les voici…, dit Dupré.

Madeleine se leva aussitôt, sortit sur le trottoir.

De l’autre côté de la rue, André Delcourt, accompagné de deux policiers en uniforme, descendait en direction d’un panier à salade dont les portes étaient ouvertes. Il présentait un visage hagard, abattu, son pas était lourd, ses épaules basses.

Il la vit. Il s’arrêta net.

Sa bouche s’entrouvrit.

— Allons, dit un policier en le poussant dans le fourgon, dépêchons !

La scène ne dura pas une minute, déjà la camionnette s’éloignait. Aussitôt qu’elle eut disparu, Madeleine se sentit effroyablement vieille.

Étaient-ce des regrets ? Non, elle n’en avait pas. Pourquoi pleurait-elle ? Elle ne le savait pas.

— Est-ce que je…

— Non, rien, monsieur Dupré, merci, c’est moi, c’est…

Elle se détourna pour s’essuyer les yeux, se moucher.

— Allons, dit-elle pour se ressaisir.

Elle tâcha de sourire.

— Eh bien, monsieur Dupré…

— Oui ?

— Nous pouvons dire, je crois, que nous en avons terminé.

— Je crois, en effet.

— Vous ai-je suffisamment remercié, monsieur Dupré ?

Cette question le fit longuement réfléchir. Il avait pensé à cet instant, à cette fin, mais il n’y était pas préparé.

— Je crois que oui, Madeleine.

— Qu’allez-vous faire maintenant ? Chercher du travail ?

— Oui. Quelque chose de plus… tranquille.

Ils se sourirent.

M. Dupré se leva.

Elle lui tendit la main qu’il serra.

— Merci, monsieur Dupré.

Il voulait répondre quelque chose d’aimable, mais il ne trouvait pas, cela se voyait.

Sur son chemin il s’arrêta un instant au bar pour payer les consommations puis il partit sans se retourner.


Il était dix-sept heures lorsque le taxi laissa Madeleine à l’entrée, devant la grille. Elle leva les yeux vers la pancarte puis traversa lentement le parking, monta les marches en ciment, poussa la porte.

Malgré l’installation des grandes tables, des cuves, des distillateurs, des bacs et des éprouvettes, l’atelier du Pré-Saint-Gervais était si immense qu’il paraissait quasiment désaffecté.

Tout le monde était en blouse, Vladi, Paul, M. Brodsky, tous portaient une calotte sur la tête, le pharmacien y tenait beaucoup.

Il régnait une ambiance dans laquelle le parfum de théier était submergé par des odeurs qui rappelaient la colle, la térébenthine, la graisse chaude, il était difficile d’imaginer qu’on fabriquait ici un produit qu’il serait agréable de sentir.

— Ah ! Ma… man ! C’est ra… re de te voir i… ci…!

— Je vais venir plus souvent maintenant. Mais, dites-moi, tout cela a beaucoup changé en peu de temps !

Elle voulait tout savoir, Paul ne lui épargna aucune explication sur la chaîne des opérations, pendant que Vladi et M. Brodsky se parlaient en allemand.

— C’est bien, disait Madeleine.

Paul s’arrêta.

— Ça… ça va, ma… man ?

— Pas très bien, mon chéri, je crois que je vais rentrer.

— Qu’est… ce…

— Rien du tout, je t’assure. Un petit embarras, rien d’autre, je crois qu’il faut que je me couche de bonne heure. Demain, tout sera rentré dans l’ordre.

Elle salua tout le monde, embrassa Paul.

Elle descendit les marches. Elle se sentait fragile, ressentait un creux dans la poitrine. Il ne lui restait plus qu’à constater le champ de ruines sur lequel maintenant il lui faudrait vivre.

Elle leva la tête.

Dans la cour, une voiture tournait au ralenti.

Arrivée à la portière, elle se baissa pour regarder le conducteur à travers la vitre.

— Je me proposais de vous ramener, Madeleine. Il se fait tard.

Elle esquissa un bref sourire et monta.

— Oui, vous avez raison, rentrer en voiture, c’est plus prudent. Merci, monsieur Dupré.

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