Saguiet el Hamra, hiver 1909–1910
Ils sont apparus, comme dans un rêve, au sommet de la dune, à demi cachés par la brume de sable que leurs pieds soulevaient. Lentement ils sont descendus dans la vallée, en suivant la piste presque invisible. En tête de la caravane, il y avait les hommes, enveloppés dans leurs manteaux de laine, leurs visages masqués par le voile bleu. Avec eux marchaient deux ou trois dromadaires, puis les chèvres et les moutons harcelés par les jeunes garçons. Les femmes fermaient la marche. C’étaient des silhouettes alourdies, encombrées par les lourds manteaux, et la peau de leurs bras et de leurs fronts semblait encore plus sombre dans les voiles d’indigo.
Ils marchaient sans bruit dans le sable, lentement, sans regarder où ils allaient. Le vent soufflait continûment, le vent du désert, chaud le jour, froid la nuit. Le sable fuyait autour d’eux, entre les pattes des chameaux, fouettait le visage des femmes qui rabattaient la toile bleue sur leurs yeux. Les jeunes enfants couraient, les bébés pleuraient, enroulés dans la toile bleue sur le dos de leur mère. Les chameaux grommelaient, éternuaient. Personne ne savait où on allait.
Le soleil était encore haut dans le ciel nu, le vent emportait les bruits et les odeurs. La sueur coulait lentement sur le visage des voyageurs, et leur peau sombre avait pris le reflet de l’indigo, sur leurs joues, sur leurs bras, le long de leurs jambes. Les tatouages bleus sur le front des femmes brillaient comme des scarabées. Les yeux noirs, pareils à des gouttes de métal, regardaient à peine l’étendue de sable, cherchaient la trace de la piste entre les vagues des dunes.
Il n’y avait rien d’autre sur la terre, rien, ni personne. Ils étaient nés du désert, aucun autre chemin ne pouvait les conduire. Ils ne disaient rien. Ils ne voulaient rien. Le vent passait sur eux, à travers eux, comme s’il n’y avait personne sur les dunes. Ils marchaient depuis la première aube, sans s’arrêter, la fatigue et la soif les enveloppaient comme une gangue. La sécheresse avait durci leurs lèvres et leur langue. La faim les rongeait. Ils n’auraient pas pu parler. Ils étaient devenus, depuis si longtemps, muets comme le désert, pleins de lumière quand le soleil brûle au centre du ciel vide, et glacés de la nuit aux étoiles figées.
Ils continuaient à descendre lentement la pente vers le fond de la vallée, en zigzaguant quand le sable s’éboulait sous leurs pieds. Les hommes choisissaient sans regarder l’endroit où leurs pieds allaient se poser. C’était comme s’ils cheminaient sur des traces invisibles qui les conduisaient vers l’autre bout de la solitude, vers la nuit. Un seul d’entre eux portait un fusil, une carabine à pierre au long canon de bronze noirci. Il la portait sur sa poitrine, serrée entre ses deux bras, le canon dirigé vers le haut comme la hampe d’un drapeau. Ses frères marchaient à côté de lui, enveloppés dans leurs manteaux, un peu courbés en avant sous le poids de leurs fardeaux. Sous leurs manteaux, leurs habits bleus étaient en lambeaux, déchirés par les épines, usés par le sable. Derrière le troupeau exténué, Nour, le fils de l’homme au fusil, marchait devant sa mère et ses sœurs. Son visage était sombre, noirci par le soleil, mais ses yeux brillaient, et la lumière de son regard était presque surnaturelle.
Ils étaient les hommes et les femmes du sable, du vent, de la lumière, de la nuit. Ils étaient apparus, comme dans un rêve, en haut d’une dune, comme s’ils étaient nés du ciel sans nuages, et qu’ils avaient dans leurs membres la dureté de l’espace. Ils portaient avec eux la faim, la soif qui fait saigner les lèvres, le silence dur où luit le soleil, les nuits froides, la lueur de la Voie lactée, la lune ; ils avaient avec eux leur ombre géante au coucher du soleil, les vagues de sable vierge que leurs orteils écartés, touchaient, l’horizon inaccessible. Ils avaient surtout la lumière de leur regard, qui brillait si clairement dans la sclérotique de leurs yeux.
Le troupeau des chèvres bises et des moutons marchait devant les enfants. Les bêtes aussi allaient sans savoir où, posant leurs sabots sur des traces anciennes. Le sable tourbillonnait entre leurs pattes, s’accrochait à leurs toisons sales. Un homme guidait les dromadaires, rien qu’avec la voix, en grognant et en crachant comme eux. Le bruit rauque des respirations se mêlait au vent, disparaissait aussitôt dans les creux des dunes, vers le sud. Mais le vent, la sécheresse, la faim n’avaient plus d’importance. Les hommes et le troupeau fuyaient lentement, descendaient vers le fond de la vallée sans eau, sans ombre.
Ils étaient partis depuis des semaines, des mois, allant d’un puits à un autre, traversant les torrents desséchés qui se perdaient dans le sable, franchissant les collines de pierres, les plateaux. Le troupeau mangeait les herbes maigres, les chardons, les feuilles d’euphorbe qu’il partageait avec les hommes. Le soir, quand le soleil était près de l’horizon et que l’ombre des buissons s’allongeait démesurément, les hommes et les bêtes cessaient de marcher. Les hommes déchargeaient les chameaux, construisaient la grande tente de laine brune, debout sur son unique poteau en bois de cèdre. Les femmes allumaient le feu, préparaient la bouillie de mil, le lait caillé, le beurre, les dattes. La nuit venait très vite, le ciel immense et froid s’ouvrait au-dessus de la terre éteinte. Alors les étoiles naissaient, les milliers d’étoiles arrêtées dans l’espace. L’homme au fusil, celui qui guidait la troupe, appelait Nour et il lui montrait la pointe de la petite Ourse, l’étoile solitaire qu’on nomme le Cabri, puis, à l’autre extrémité de la constellation, Kochab, la bleue. Vers l’est, il montrait à Nour le pont où brillent les cinq étoiles Alkaïd, Mizar, Alioth, Megrez, Fecda. Tout à fait à l’est, à peine au-dessus de l’horizon couleur de cendre, Orion venait de naître, avec Alnilam un peu penché de côté comme le mât d’un navire. Il connaissait toutes les étoiles, il leur donnait parfois des noms étranges, qui étaient comme des commencements d’histoires. Alors il montrait à Nour la route qu’ils suivraient le jour, comme si les lumières qui s’allumaient dans le ciel traçaient les chemins que doivent parcourir les hommes sur la terre. Il y avait tant d’étoiles ! La nuit du désert était pleine de ces feux qui palpitaient doucement, tandis que le vent passait et repassait comme un souffle. C’était un pays hors du temps, loin de l’histoire des hommes, peut-être, un pays où plus rien ne pouvait apparaître ou mourir, comme s’il était déjà séparé des autres pays, au sommet de l’existence terrestre. Les hommes regardaient souvent les étoiles, la grande voie blanche qui fait comme un pont de sable au-dessus de la terre. Ils parlaient un peu, en fumant des feuilles de kif enroulées, ils se racontaient les récits de voyages, les bruits de la guerre contre les soldats des Chrétiens, les vengeances. Puis ils écoutaient la nuit.
Les flammes du feu de brindilles dansaient sous la théière de cuivre, avec un bruit d’eau qui fuse. De l’autre côté du brasero, les femmes parlaient, et l’une d’elles chantonnait pour son bébé qui s’endormait sur son sein. Les chiens sauvages glapissaient, et c’était l’écho dans le creux des dunes qui leur répondait, comme d’autres chiens sauvages. L’odeur des bêtes montait, se mêlait à l’humidité du sable gris, à l’âcreté des fumées des braseros.
Ensuite les femmes et les enfants dormaient sous la tente, et les hommes se couchaient dans leurs manteaux, autour du feu éteint. Ils disparaissaient sur l’étendue de sable et de pierre, invisibles, tandis que le ciel noir resplendissait encore davantage.
Ils avaient marché ainsi pendant des mois, des années, peut-être. Ils avaient suivi les routes du ciel entre les vagues des dunes, les routes qui viennent du Draa, de Tamgrout, de l’Erg Iguidi, ou, plus au nord, la route des Aït Atta, des Gheris, de Tafilelt, qui rejoignent les grands ksours des contreforts de l’Atlas, ou bien la route sans fin qui s’enfonce jusqu’au cœur du désert, au-delà du Hank, vers la grande ville de Tombouctou. Certains étaient morts en route, d’autres étaient nés, s’étaient mariés. Les bêtes aussi étaient mortes, la gorge ouverte pour fertiliser les profondeurs de la terre, ou bien frappées par la peste, et laissées à pourrir sur la terre dure.
C’était comme s’il n’y avait pas de noms, ici, comme s’il n’y avait pas de paroles. Le désert lavait tout dans son vent, effaçait tout. Les hommes avaient la liberté de l’espace dans leur regard, leur peau était pareille au métal. La lumière du soleil éclatait partout. Le sable ocre, jaune, gris, blanc, le sable léger glissait, montrait le vent. Il couvrait toutes les traces, tous les os. Il repoussait la lumière, il chassait l’eau, la vie, loin d’un centre que personne ne pouvait reconnaître. Les hommes savaient bien que le désert ne voulait pas d’eux : alors ils marchaient sans s’arrêter, sur les chemins que d’autres pieds avaient déjà parcourus, pour trouver autre chose. L’eau, elle était dans les aiun, les yeux, couleur de ciel, ou bien dans les lits humides des vieux ruisseaux de boue. Mais ce n’était pas de l’eau pour le plaisir, ni pour le repos. C’était juste la trace d’une sueur à la surface du désert, le don parcimonieux d’un Dieu sec, le dernier mouvement de la vie. Eau lourde arrachée au sable, eau morte des crevasses, eau alcaline qui donnait la colique, qui faisait vomir. Il fallait aller encore plus loin, penché un peu en avant, dans la direction qu’avaient donnée les étoiles.
Mais c’était le seul, le dernier pays libre peut-être, le pays où les lois des hommes n’avaient plus d’importance. Un pays pour les pierres et pour le vent, aussi pour les scorpions et pour les gerboises, ceux qui savent se cacher et s’enfuir quand le soleil brûle et que la nuit gèle.
Maintenant, ils étaient apparus au-dessus de la vallée de la Saguiet el Hamra, ils descendaient lentement les pentes de sable. Au fond de la vallée, commençaient les traces de la vie humaine : champs de terre entourés de murs de pierre sèche, enclos pour les chameaux, baraquements de feuilles de palmier nain, grandes tentes de laine pareilles à des bateaux renversés. Les hommes descendaient lentement, enfonçant leurs talons dans le sable qui s’éboulait. Les femmes ralentissaient leur marche, et restaient loin derrière le groupe des bêtes tout à coup affolées par l’odeur des puits. Alors l’immense vallée apparaissait, s’ouvrait sous le plateau de pierre. Nour cherchait les hauts palmiers vert sombre jaillissant du sol, en rangs serrés autour du lac d’eau claire, il cherchait les palais blancs, les minarets, tout ce qu’on lui avait dit depuis son enfance, quand on lui avait parlé de la ville de Smara. Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas vu d’arbres. Ses bras un peu desserrés, il marchait vers le bas de la vallée, les yeux à demi fermés à cause de la lumière et du sable.
À mesure que les hommes descendaient vers le fond de la vallée, la ville qu’ils avaient entrevue un instant disparaissait, et ils ne trouvaient que la terre sèche et nue. Il faisait chaud, la sueur coulait abondamment sur le visage de Nour, collait ses vêtements bleus à ses reins, à ses épaules.
Maintenant, d’autres hommes, d’autres femmes apparaissaient aussi, comme nés de la vallée. Des femmes avaient allumé leurs braseros pour le repas du soir, des enfants, des hommes immobiles devant leurs tentes poussiéreuses. Ils étaient venus de tous les points du désert, au-delà de la Hamada de pierres, des montagnes du Cheheïba et de Ouarkziz, du Siroua, des monts Oum Chakourt, au-delà même des grandes oasis du Sud, du lac souterrain de Gourara. Ils avaient franchi les montagnes par le pas de Maïder, vers Tarhamant, ou plus bas, là où le Draa rencontre le Tingut, par Regbat. Ils étaient venus, tous les peuples du Sud, les nomades, les commerçants, les bergers, les pillards, les mendiants. Peut-être que certains avaient quitté le royaume de Biru, ou la grande oasis de Oualata. Leurs visages portaient la marque du terrible soleil, du froid mortel des nuits, aux confins du désert. Certains d’entre eux étaient d’un noir presque rouge, grands et longilignes, qui parlaient une langue inconnue ; c’étaient les Tubbus venus de l’autre côté du désert, du Borku et du Tibesti, les mangeurs de noix de cola, qui allaient jusqu’à la mer.
À mesure que le troupeau d’hommes et de bêtes approchait, les silhouettes noires des hommes se multipliaient. Derrière les acacias tordus, les huttes de branches et de boue apparaissaient, telles des termitières. Des maisons en pisé, des casemates de planches et de boue, et surtout, ces petits murs de pierre sèche, qui n’atteignaient même pas le genou, et qui divisaient la terre rouge en alvéoles minuscules. Dans des champs pas plus grands qu’un tapis de selle, les esclaves harratin essayaient de faire vivre quelques fèves, du piment, du mil. Les acéquias plongeaient leurs sillons stériles à travers la vallée, pour capter la moindre humidité.
C’était là qu’ils arrivaient, maintenant, vers la grande ville de Smara. Les hommes, les bêtes, tous avançaient sur la terre desséchée, au fond de cette grande blessure de la vallée de la Saguiet.
Il y avait tant de jours, durs et aigus comme le silex, tant d’heures qu’ils attendaient de voir cela. Il y avait tant de souffrance dans leurs corps meurtris, dans leurs lèvres saignantes, dans leur regard brûlé. Ils se hâtaient vers les puits, sans entendre les cris des bêtes ni la rumeur des autres hommes. Quand ils sont arrivés devant les puits, devant le mur de pierre qui retenait la terre molle, ils se sont arrêtés. Les enfants ont éloigné les bêtes à coups de pierres, pendant que les hommes se sont agenouillés pour prier. Puis chacun a plongé son visage dans l’eau et a bu longuement.
C’était comme cela, les yeux de l’eau au milieu du désert. Mais l’eau tiède contenait encore la force du vent, du sable, et du grand ciel glacé de la nuit. Tandis qu’il buvait, Nour sentait entrer en lui le vide qui l’avait chassé de puits en puits. L’eau trouble et fade l’écœurait, ne parvenait pas à étancher sa soif. C’était comme si elle installait au fond de son corps le silence et la solitude des dunes et des grands plateaux de pierres. L’eau était immobile dans les puits, lisse comme du métal, portant à sa surface les débris de feuilles et la laine des animaux. À l’autre puits, les femmes se lavaient et lissaient leurs chevelures.
Près d’elles, les chèvres et les dromadaires étaient immobiles, comme si des piquets les maintenaient dans la boue du puits.
D’autres hommes allaient et venaient, entre les tentes. C’étaient les guerriers bleus du désert, masqués, armés de poignards et de longs fusils, qui marchaient à grands pas, sans regarder personne. Les esclaves soudanais vêtus de haillons portaient les charges de mil ou de dattes, les outres d’huile. Des fils de grande tente, vêtus de blanc et de bleu sombre, des chleuhs à la peau presque noire, des enfants de la côte, aux cheveux rouges et à la peau tachée, des hommes sans race, sans nom, des mendiants lépreux qui n’approchaient pas de l’eau. Tous, ils marchaient sur le sol de pierres et de poussière rouge, ils allaient vers les murs de la ville sainte de Smara. Ils avaient fui le désert, pour quelques heures, quelques jours. Ils avaient déployé la toile lourde de leurs tentes, ils s’étaient enroulés dans leurs manteaux de laine, ils attendaient la nuit. Ils mangeaient, maintenant, la bouillie de mil arrosée de lait caillé, le pain, les dattes séchées au goût de miel et de poivre. Les mouches et les moustiques dansaient autour des cheveux des enfants dans l’air du soir, les guêpes se posaient sur leurs mains, sur leurs joues salies de poussière.
Ils parlaient, maintenant, à voix très haute, et les femmes, dans l’ombre étouffante des tentes, riaient et jetaient de petits cailloux sur les enfants qui jouaient. La parole jaillissait de la bouche des hommes comme dans l’ivresse, les mots chantaient, criaient, résonnaient gutturalement. Derrière les tentes, près des murs de Smara, le vent sifflait dans les branches des acacias, dans les feuilles des palmiers nains. Mais pourtant ils restaient dans le silence, les hommes et les femmes aux visages et aux corps bleuis par l’indigo et la sueur ; pourtant ils n’avaient pas quitté le désert.
Ils n’oubliaient pas. C’était au fond de leur corps, dans leurs viscères, ce grand silence qui passait continuellement sur les dunes. C’était le véritable secret. Par instants, l’homme au fusil cessait de parler à Nour, et il regardait en arrière, vers la tête de la vallée, là d’où venait le vent.
Parfois un homme d’une autre tribu s’approchait de la tente et saluait en tendant les deux mains ouvertes. Ils échangeaient à peine quelques mots, quelques noms. Mais c’étaient des mots et des noms qui s’effaçaient tout de suite, de simples traces légères que le vent de sable allait ensevelir.
Quand la nuit venait ici, sur l’eau des puits, c’était à nouveau le règne du ciel constellé du désert. Sur la vallée de la Saguiet et Hamra, les nuits étaient plus douces, et la lune nouvelle montait dans le ciel sombre. Les chauves-souris commençaient leur danse autour des tentes, voletaient au ras de l’eau des puits. La lumière des braseros vacillait, répandait l’odeur de l’huile chaude et de la fumée. Quelques enfants couraient entre les tentes, en jetant des cris gutturaux de chiens. Les bêtes dormaient déjà, les dromadaires aux pattes entravées, les moutons et les chèvres dans les cercles de pierres sèches.
Les hommes n’étaient plus vigilants. Le guide avait posé son fusil à l’entrée de la tente, et il fumait en regardant droit devant lui. Il écoutait à peine les bruits doux des voix et des rires des femmes assises près des braseros. Peut-être qu’il rêvait à d’autres soirs, d’autres routes, comme si la brûlure du soleil sur sa peau et la douleur de la soif dans sa gorge n’étaient que le commencement d’un autre désir.
Le sommeil passait lentement sur la ville de Smara. Ailleurs, au sud, sur la grande Hamada de pierres, il n’y avait pas de sommeil dans la nuit. Il y avait l’engourdissement du froid, quand le vent soufflait sur le sable et mettait à nu le socle des montagnes. On ne pouvait pas dormir sur les routes du désert. On vivait, on mourait, toujours en regardant avec des yeux fixes brûlés de fatigue et de lumière. Quelquefois les hommes bleus rencontraient un des leurs, assis bien droit dans le sable, les jambes étendues devant lui, le corps immobile dans des lambeaux de vêtement qui flottaient. Sur le visage gris, les yeux noircis fixaient l’horizon mouvant des dunes, car c’était ainsi que la mort l’avait surpris.
Le sommeil est comme l’eau, personne ne pouvait vraiment dormir loin des sources. Le vent soufflait, pareil au vent de la stratosphère, ôtant toute chaleur de la terre.
Mais ici, dans la vallée rouge, les voyageurs pouvaient dormir.
Le guide se réveillait avant les autres, il se tenait immobile devant la tente. Il regardait la brume qui remontait lentement le long de la vallée, vers la Hamada.
La nuit s’effaçait au passage de la brume. Les bras croisés sur sa poitrine, le guide respirait à peine, ses paupières restaient fixes. Il attendait comme cela la première lumière de l’aube, le fijar, la tache blanche qui naît à l’est, au-dessus des collines. Quand la lumière paraissait, il se penchait sur Nour, et il le réveillait doucement, en mettant la main sur son épaule. Ensemble ils s’éloignaient en silence, ils marchaient sur la piste de sable qui allait vers les puits. Des chiens aboyaient au loin. Dans la lumière grise de l’aube, l’homme et Nour se lavaient selon l’ordre rituel, partie après partie, recommençant trois fois. L’eau du puits était froide et pure, l’eau née du sable et de la nuit. L’homme et l’enfant baignaient encore leur face et lavaient leurs mains, puis ils se tournaient vers l’Orient pour faire leur première prière. Le ciel commençait à éclairer l’horizon.
Dans les campements, les braseros rougeoyaient dans la dernière ombre. Les femmes allaient puiser l’eau, les fillettes couraient dans l’eau du puits en criant un peu, puis elles revenaient, titubant, la jarre en équilibre sur leur cou maigre.
Les bruits de la vie humaine commençaient à monter des campements et des maisons de boue : bruits de métal, de pierre, d’eau. Les chiens jaunes, réunis sur la place, tournaient en rond en jappant. Les chameaux et les bêtes piétinaient, faisaient monter la poussière rouge.
C’était à ce moment-là que la lumière était belle sur la Saguiet el Hamra. Elle venait à la fois du ciel et de la terre, lumière d’or et de cuivre, qui vibrait dans le ciel nu, sans brûler, sans étourdir. Les jeunes filles, écartant un pan de tente, peignaient leurs lourdes chevelures, s’épouillaient, dressaient le chignon où elles accrochaient le voile bleu. La belle lumière brillait sur le cuivre de leur visage et de leurs bras.
Accroupi dans le sable, immobile, Nour regardait lui aussi le jour qui emplissait le ciel au-dessus des campements. Des vols de perdrix traversaient lentement l’espace, remontaient la vallée rouge. Où allaient-ils ? Peut-être qu’ils iraient jusqu’à la tête de la Saguiet, jusqu’aux étroites vallées de terre rouge, entre les monts de l’Agmar. Puis, quand le soleil descendrait, ils reviendraient vers la vallée ouverte, au-dessus des champs, là où les maisons des hommes ressemblent aux maisons des termites.
Peut-être qu’ils connaissaient Aaiun, la ville de boue et de planches où les toits sont quelquefois en métal rouge, peut-être même qu’ils connaissaient la mer couleur d’émeraude et de bronze, la mer libre ?
Les voyageurs commençaient à arriver dans la Saguiet el Hamra, caravanes d’hommes et de bêtes qui descendaient les dunes en soulevant des nuages de poussière rouge. Ils passaient devant les campements, sans même tourner la tête, encore lointains et seuls comme s’ils étaient au milieu du désert.
Ils marchaient lentement vers l’eau des puits, pour abreuver leurs bouches saignantes. Le vent avait commencé à souffler, là-haut, sur la Hamada. Dans la vallée il s’affaiblissait sur les palmiers nains, dans les buissons d’épines, dans les dédales de pierre sèche. Mais, loin de la Saguiet, le monde étincelait aux yeux des voyageurs ; plaines de roches coupantes, montagnes déchirantes, crevasses, nappes de sable qui réverbéraient le soleil. Le ciel était sans limites, d’un bleu si dur qu’il brûlait la face. Plus loin encore, les hommes marchaient dans le réseau des dunes, dans un monde étranger.
Mais c’était leur vrai monde. Ce sable, ces pierres, ce ciel, ce soleil, ce silence, cette douleur, et non pas les villes de métal et de ciment, où l’on entendait le bruit des fontaines et des voix humaines. C’était ici, l’ordre vide du désert, où tout était possible, où l’on marchait sans ombre au bord de sa propre mort. Les hommes bleus avançaient sur la piste invisible, vers Smara, libres comme nul être au monde ne pouvait l’être. Autour d’eux, à perte de vue, c’étaient les crêtes mouvantes des dunes, les vagues de l’espace qu’on ne pouvait pas connaître. Les pieds nus des femmes et des enfants se posaient sur le sable, laissant une trace légère que le vent effaçait aussitôt. Au loin, les mirages flottaient entre terre et ciel, villes blanches, foires, caravanes de chameaux et d’ânes chargés de vivres, rêves affairés. Et les hommes étaient eux-mêmes semblables à des mirages, que la faim, la soif et la fatigue avaient fait naître sur la terre déserte.
Les routes étaient circulaires, elles conduisaient toujours au point de départ, traçant des cercles de plus en plus étroits autour de la Saguiet el Hamra. Mais c’était une route qui n’avait pas de fin, car elle était plus longue que la vie humaine.
Les hommes venaient de l’est, au-delà des montagnes de l’Aadme Rieh, au-delà du Yetti, de Tabelbala. D’autres venaient du sud, de l’oasis d’el Haricha, du puits d’Abd el Malek. Ils avaient marché vers l’ouest, vers le nord, jusqu’aux rivages de la mer, ou bien à travers les grandes mines de sel de Teghaza. Ils étaient revenus, chargés de vivres et de munitions, jusqu’à la terre sainte, la grande vallée de la Saguiet el Hamra, sans savoir vers où ils allaient repartir. Ils avaient voyagé en regardant les chemins des étoiles, fuyant les vents de sable quand le ciel devient rouge et que les dunes commencent à bouger.
Les hommes, les femmes vivaient ainsi, en marchant, sans trouver de repos. Ils mouraient un jour, surpris par la lumière du soleil, frappés par une balle ennemie, ou bien rongés par la fièvre. Les femmes mettaient les enfants au monde, simplement accroupies dans l’ombre de la tente, soutenues par deux femmes, le ventre serré par la grande ceinture de toile. Dès la première minute de leur vie, les hommes appartenaient à l’étendue sans limites, au sable, aux chardons, aux serpents, aux rats, au vent surtout, car c’était leur véritable famille. Les petites filles aux cheveux cuivrés grandissaient, apprenaient les gestes sans fin de la vie. Elles n’avaient pas d’autre miroir que l’étendue fascinante des plaines de gypse, sous le ciel uni. Les garçons apprenaient à marcher, à parler, à chasser et à combattre, simplement pour apprendre à mourir sur le sable.
Debout devant la tente, du côté des hommes, le guide était resté longtemps immobile à regarder bouger les caravanes vers les dunes, vers les puits. Le soleil éclairait son visage brun, son nez en bec d’aigle, ses longs cheveux bouclés couleur de cuivre. Nour lui avait parlé, mais il n’avait pas écouté. Puis, quand le campement avait été calme, il avait fait un signe à Nour, et ensemble ils étaient partis le long de la piste qui remontait vers le nord, vers le centre de la Saguiet el Hamra. Parfois ils avaient croisé quelqu’un qui marchait vers Smara, et ils avaient échangé quelques paroles :
« Qui es-tu ? »
« Bou Sba. Et toi ? »
« Yuemaïa. »
« D’où viens-tu ? »
« Aaïn Rag. »
« Moi, du Sud, d’Iguetti. »
Puis ils se séparaient sans se dire adieu. Plus loin, la piste presque invisible traversait des rocailles, des bosquets de maigres acacias. C’était difficile de marcher, à cause des cailloux aigus qui sortaient de la terre rouge, et Nour avait du mal à suivre son père. La lumière brillait plus fort, le vent du désert soulevait la poussière sous leurs pas. À cet endroit, la vallée n’était plus ouverte ; c’était une sorte de crevasse grise et rouge, qui étincelait par endroits comme du métal. Les cailloux encombraient le lit du torrent sec, pierres blanches, rouges, silex noirs sur lesquels le soleil faisait naître des étincelles.
Le guide marchait contre le soleil, penché en avant, la tête couverte par son manteau de laine. Les griffes des arbustes déchiraient les vêtements de Nour, zébraient ses jambes et ses pieds nus, mais il n’y prenait pas garde. Son regard était fixé devant lui, sur la silhouette de son père qui se hâtait. Tout à coup, ils s’arrêtèrent ensemble : le tombeau blanc était apparu entre les collines de pierres, étincelant dans la lumière du ciel. L’homme restait immobile, un peu incliné comme s’il saluait le tombeau. Puis ils recommencèrent à marcher sur les cailloux qui s’éboulaient.
Lentement, sans baisser les yeux, le guide montait vers le tombeau. À mesure qu’ils approchaient, le toit arrondi semblait sortir des pierres rouges, grandir vers le ciel. La lumière très belle et pure illuminait le tombeau, le gonflait dans l’air surchauffé. Il n’y avait pas d’ombre à cet endroit, simplement les pierres aiguës de la colline, et, au-dessous, le lit asséché du torrent.
Ils arrivèrent devant le tombeau. C’étaient juste quatre murs de boue peinte à la chaux, posés sur un socle de pierres rouges. Il y avait une seule porte pareille à l’entrée d’un four, obstruée par une large pierre rouge. Au-dessus des murs, le dôme blanc avait la forme d’une coquille d’œuf, et se terminait par une pointe de lance. Nour ne regardait plus que l’entrée du tombeau, et la porte grandissait dans ses yeux, devenait la porte d’un monument immense aux murailles pareilles à des falaises de craie, au dôme grand comme une montagne. Ici, s’arrêtaient le vent et la chaleur du désert, la solitude du jour ; ici finissaient les pistes légères, même celles où marchent les égarés, les fous, les vaincus. C’était le centre du désert, peut-être, le lieu où tout avait commencé, autrefois, quand les hommes étaient venus pour la première fois. Le tombeau brillait sur la pente de la colline rouge. La lumière du soleil se réverbérait sur la terre battue, brûlait le dôme blanc, faisait tomber, de temps à autre, de petits ruisseaux de poudre rouge le long des fissures des murs. Nour et son père étaient seuls près du tombeau. Le silence dense régnait sur la vallée de la Saguiet el Hamra.
Par la porte ronde, quand il a fait basculer la large pierre, le guide a vu l’ombre puissante et froide, et il lui a semblé sentir sur son visage comme un souffle.
Autour du tombeau, il y avait une aire de terre rouge battue par les pieds des visiteurs. C’est là que le guide et Nour s’installèrent d’abord, pour prier. Ici, en haut de la colline, près du tombeau de l’homme saint, avec la vallée de la Saguiet el Hamra qui étendait à perte de vue son lit desséché, et l’horizon immense où apparaissaient d’autres collines, d’autres rochers contre le ciel bleu, le silence était encore plus poignant. C’était comme si le monde s’était arrêté de bouger et de parler, s’était transformé en pierre.
De temps en temps, Nour entendait quand même les craquements des murs de boue, le bourdonnement d’un insecte, le gémissement du vent.
« Je suis venu », disait l’homme à genoux sur la terre battue. « Aide-moi, esprit de mon père, esprit de mon grand-père. J’ai traversé le désert, je suis venu pour te demander ta bénédiction avant de mourir. Aide-moi, donne-moi ta bénédiction, puisque je suis ta propre chair. Je suis venu. »
Il parlait comme cela, et Nour écoutait les paroles de son père sans comprendre. Il parlait, tantôt à voix pleine, tantôt en murmurant et en chantonnant, la tête se balançant, répétant toujours ces simples mots : « Je suis venu, je suis venu. »
Il se penchait en avant, prenait de la poussière rouge dans le creux de ses mains et la laissait couler sur son visage, sur son front, sur ses paupières, sur ses lèvres.
Puis il se levait et marchait jusqu’à la porte. Devant l’ouverture, il s’agenouillait et priait encore, le front posé sur la pierre du seuil. L’ombre se dissipait lentement à l’intérieur du tombeau, comme un brouillard nocturne. Les murs du tombeau étaient nus et blancs, comme à l’extérieur, et le plafond bas montrait son armature de branches mêlées à la boue séchée.
Nour entrait lui aussi, maintenant, à quatre pattes. Il sentait sous les paumes de ses mains la dalle dure et froide de la terre mélangée au sang des moutons. Au fond du tombeau, sur la terre battue, le guide était étendu à plat ventre. Il touchait la terre avec ses mains, les bras allongés devant lui, ne faisant qu’un avec le sol. Il ne priait plus, à présent, il ne chantait plus. Il respirait lentement, la bouche contre la terre, écoutant le sang battre dans sa gorge et dans ses oreilles. C’était comme si quelque chose d’étranger entrait en lui, par sa bouche, par son front, par les paumes de ses mains et par son ventre, quelque chose qui allait loin au fond de lui et le changeait imperceptiblement. C’était le silence, peut-être, venu du désert, de la mer des dunes, des montagnes de pierre sous la clarté lunaire, ou bien des grandes plaines de sable rose où la lumière du soleil danse et trébuche comme un rideau de pluie ; le silence des trous d’eau verte, qui regardent le ciel comme des yeux, le silence du ciel sans nuages, sans oiseaux, où le vent est libre.
L’homme allongé sur le sol sentait ses membres s’engourdir. L’ombre emplissait ses yeux comme avant le sommeil. Pourtant, en même temps, une énergie nouvelle entrait par son ventre, par ses mains, rayonnait dans chacun de ses muscles. En lui, tout se changeait, s’accomplissait. Il n’y avait plus de souffrance, plus de désir, plus de vengeance. Il oubliait cela, comme si l’eau de la prière avait lavé son esprit. Il n’y avait plus de mots non plus, l’ombre froide du tombeau les rendait vains. À leur place, il y avait ce courant étrange qui vibrait dans la terre mêlée de sang, cette onde, cette chaleur. Cela n’était comme rien de ce qu’il y a sur la terre. C’était un pouvoir direct, sans pensée, qui venait du fond de la terre et s’en allait vers le fond de l’espace, comme si un lien invisible unissait le corps de l’homme allongé et le reste du monde.
Nour respirait à peine, regardant son père dans l’ombre du tombeau. Ses doigts écartés touchaient la terre froide, et elle l’entraînait à travers l’espace dans une course vertigineuse.
Longtemps ils restèrent ainsi, le guide allongé sur la terre, et Nour accroupi, les yeux ouverts, immobile. Puis, quand tout fut fini, l’homme se releva lentement et fit sortir son fils. Il alla s’asseoir contre le mur du tombeau, près de la porte, et il roula de nouveau la pierre pour fermer l’entrée du tombeau. Il semblait épuisé comme s’il avait marché pendant des heures sans boire ni manger. Mais au fond de lui il y avait une force nouvelle, un bonheur qui éclairait son regard. C’était maintenant comme s’il savait ce qu’il devait faire, comme s’il connaissait d’avance le chemin qu’il devrait parcourir.
Il rabattait le pan de son manteau de laine sur son visage ; et il remerciait l’homme saint, sans prononcer de paroles, simplement en bougeant un peu la tête et en chantonnant à l’intérieur de sa gorge. Ses longues mains bleues caressaient la terre battue, saisissant la fine poussière.
Devant eux, le soleil suivait sa courbe dans le ciel, lentement, descendant de l’autre côté de la Saguiet el Hamra. Les ombres des collines et des rochers s’allongeaient, au fond de la vallée. Mais le guide ne semblait s’apercevoir de rien. Immobile, le dos appuyé contre le mur du tombeau, il ne sentait pas le passage du jour, ni la faim et la soif. Il était plein d’une autre force, d’un autre temps, qui l’avaient rendu étranger à l’ordre des hommes. Peut-être qu’il n’attendait plus rien, qu’il ne savait plus rien, et qu’il était devenu semblable au désert, silence, immobilité, absence.
Quand la nuit a commencé à descendre, Nour a eu peur et il a touché l’épaule de son père. L’homme l’a regardé sans rien dire, en souriant un peu. Ensemble ils se sont mis à redescendre la colline vers le lit du torrent desséché. Malgré la nuit qui venait, leurs yeux avaient mal, et le vent chaud brûlait leurs visages et leurs mains. L’homme titubait un peu en marchant sur le chemin, et il dut s’appuyer sur l’épaule de Nour.
En bas, au fond de la vallée, l’eau des puits était noire. Les moustiques dansaient dans l’air, cherchaient à piquer les paupières des enfants. Plus loin, près des murs rouges de Smara, les chauves-souris volaient au ras des tentes, tournaient autour des braseros. Quand ils arrivèrent devant le premier puits, Nour et son père s’arrêtèrent encore, pour laver soigneusement chaque partie de leur corps. Puis ils ont dit la dernière prière, tournés vers le côté d’où venait la nuit.