Appuyée sur le bastingage, Lalla regarde l’étroite bande de terre qui apparaît à l’horizon comme une île. Malgré la fatigue, elle regarde la terre de toutes ses forces, elle essaie de distinguer les maisons, les routes, peut-être même les silhouettes des gens. À côté d’elle, les voyageurs sont massés contre le bastingage. Ils crient, ils font des gestes, ils parlent avec véhémence, ils s’interpellent dans toutes les langues d’un bout à l’autre du pont arrière. Il y a si longtemps qu’ils attendent ce moment ! Il y a beaucoup d’enfants et d’adolescents. Ils portent, accrochée à leurs vêtements, la même étiquette, avec leur nom, leur date de naissance, et le nom et l’adresse de la personne qui les attend à Marseille. Au bas de l’étiquette, il y a une signature, un tampon, et une petite croix rouge dans un cercle noir. Lalla n’aime pas la petite croix rouge ; elle a l’impression qu’elle brûle sa peau à travers sa blouse, qu’elle se marque peu à peu sur sa poitrine.
Le vent froid souffle par rafales sur le pont, et les vagues lourdes font vibrer les tôles du bateau. Lalla a mal au cœur, parce que, pendant la nuit, au lieu de dormir, les enfants ont fait circuler les tubes de lait condensé que les commissaires de la Croix-Rouge avaient distribués avant l’embarquement. Et puis, comme il n’y avait pas assez de chaises longues, Lalla a dû dormir par terre, dans la chaleur écœurante de la cale, dans l’odeur du mazout, de la graisse, secouée par les trépidations du moteur. Maintenant les premières mouettes volent au-dessus de la poupe, elles crient et piaillent, comme si elles étaient en colère de voir arriver le bateau. Elles ne ressemblent pas du tout a des princes de la mer ; elles sont gris sale, avec un bec jaune et un œil qui brille durement.
Lalla n’a pas vu l’aurore. Elle s’est endormie, accablée de fatigue, sur la bâche de la cale, la tête appuyée sur un morceau de carton. Quand elle s’est réveillée, tout le monde était déjà sur le pont, les yeux fixés sur la bande de terre. Il n’y avait plus dans la cale qu’une jeune femme très pâle qui tenait dans ses bras un minuscule bébé. Le bébé était malade, il avait vomi par terre, il geignait doucement. Quand Lalla s’est approchée pour demande ce qu’il avait, la jeune femme l’a regardée sans répondre, avec des yeux vides.
Maintenant, la terre est toute proche, elle flotte sur la mer verte, encombrée de saletés. La pluie commence tomber sur le pont, mais personne ne se met à l’abri. L’eau froide ruisselle sur les cheveux frisés des enfants, fait des gouttes au bout de leur nez. Ils sont habillés comme des pauvres, avec des chemisettes légères, des pantalons de toile bleue, ou des jupes grises, quelquefois avec une grande robe traditionnelle en bure. Ils sont pieds nus dans des chaussures de cuir noir trop grandes. Les hommes adultes ont de vieilles vestes fatiguées, des pantalons trop courts, et des bonnets de ski en laine. Lalla regarde les enfants, les femmes, les hommes autour d’elle ; ils ont l’air triste et apeuré, ils ont des figures jaunes, bouffies par la fatigue, les jambes et les bras martelés par la chair de poule. L’odeur de la mer se mêle à celle de la fatigue et de l’inquiétude, et au loin, comme une tache sur la mer verte, la terre elle aussi semble triste et lasse. Le ciel est bas, les nuages couvrent le haut des collines ; Lalla a beau regarder, elle ne voit pas la ville blanche dont parlait Naman le pêcheur, ni les palais, ni les tours des églises. Maintenant, il n’y a que des quais, sans fin, couleur de pierre et de ciment, des quais qui s’ouvrent sur d’autres quais. Le bateau chargé de voyageurs glisse lentement dans l’eau noire des bassins. Sur les quais, il y a quelques hommes debout, qui regardent passer le bateau avec indifférence. Pourtant, les enfants crient à tue-tête, agitent leurs bras, mais personne ne leur répond. La pluie continue à tomber, fine et froide. Lalla regarde l’eau du bassin, l’eau noire et grasse où flottent des débris dont même les mouettes ne veulent plus.
Peut-être qu’il n’y a pas de ville ? Lalla regarde les quais mouillés, les silhouettes des cargos arrêtés, les grues et, plus loin encore, les longs immeubles blancs qui font un mur au fond du port. Peu à peu, la gaieté des enfants du bateau de la Croix-Rouge Internationale se met à tomber. Il y a, de temps en temps, encore quelques cris, mais ils ne durent pas. Déjà, les commissaires et les accompagnatrices marchent sur le pont, crient des ordres que personne ne comprend. Ils réussissent à grouper les enfants, et ils commencent l’appel des noms, mais leur voix se perd dans le bruit du moteur et dans le brouhaha de la foule.
« … Makel… »
“… Séfar… »
« Ko-di-k i… »
« Hamal… »
« … Lagor… »
Cela ne veut rien dire, et personne ne répond. Puis le haut-parleur se met à parler, comme en aboyant, au-dessus de la tête des passagers, et il y a une sorte de panique. Certains courent vers l’avant, d’autres essaient de monter les escaliers vers le pont supérieur où les officiers les refoulent. Enfin, tout le monde se calme, parce que le bateau vient d’accoster et a arrêté ses machines. Sur le quai, il y a une laide baraque de ciment aux fenêtre, allumées. Les enfants, les femmes, les hommes se penchent par-dessus le bastingage pour essayer d’apercevoir un visage familier, parmi les gens qu’on voit marcher là-bas, de l’autre côté de la baraque, pas plus grands que des insectes.
Le débarquement commence. C’est-à-dire que pendant plusieurs heures, les passagers restent sur le pont du bateau de la Croix-Rouge Internationale, en attendant qu’on donne un signal quelconque. Au fur et à mesure que le temps passe, l’énervement grandit parmi les enfants qui sont massés sur le pont. Les jeunes enfants se mettent pleurer, avec un geignement continu qui grince et n’arrange pas les choses. Les femmes crient, ou bien les hommes. Lalla s’est assise sur un tas de cordage, avec sa valise posée à côté d’elle, à l’abri de la cloison du pont des officiers, et elle attend en regardant les mouettes grises qui volent dans le ciel gris.
Enfin vient le moment de descendre à terre. Les passagers sont tellement fatigués d’attendre qu’ils mettent un bon moment avant de s’ébranler. Lalla suit la cohorte jusqu’à la grande baraque grise. Là, il y a trois policiers et des interprètes qui posent des questions à ceux qui arrivent. Pour les enfants, cela va un peu plus vite, parce que le policier se contente de lire ce qui est écrit sur les étiquettes et de le recopier sur ses fiches. Quand il a fini, l’homme regarde Lalla et il lui demande :
« Tu as l’intention de travailler en France ? »
« Oui », dit Lalla.
« Quel travail ? »
« Je ne sais pas. »
« Employée de maison. » Le policier dit cela, et il l’écrit sur sa feuille. Lalla ramasse sa valise, et elle va attendre avec les autres, dans la grande salle aux murs gris où brille la lumière électrique. Il n’y a rien pour s’asseoir, et malgré le froid de la pluie, au-dehors, il fait une chaleur suffocante dans la salle. Les enfants les plus jeunes se sont endormis dans les bras de leur mère, ou bien par terre, couchés sur des vêtements. Ce sont les enfants plus âgés qui se plaignent maintenant. Lalla a soif, sa gorge est sèche, ses yeux brûlent de fièvre. Elle est trop lasse pour penser à quoi que ce soit. Elle attend, le dos appuyé au mur, debout sur une jambe, puis sur l’autre. De l’autre côté de la salle, devant la barrière des policiers, il y a la jeune femme très pâle au regard vide, qui tient son minuscule bébé dans ses bras. Elle est debout devant le bureau de l’inspecteur, l’air hagard, sans rien dire. Le policier lui parle longuement, montre les papiers à l’interprète de la Croix-Rouge Internationale. Il y a quelque chose qui cloche. Le policier pose des questions, que l’interprète répète à la jeune femme, mais elle les regarde sans avoir l’air de comprendre. Ils ne veulent pas la laisser passer. Lalla regarde la jeune femme si pâle qui tient son bébé. Elle le serre si fort dans ses bras qu’il se réveille un peu et se met à crier, puis se calme quand sa mère, d’un geste rapide, a dégagé son sein et le lui a donné à sucer. Le policier a l’air embarrassé. Il se tourne, cherche des yeux autour de lui. Son regard rencontre celui Lalla qui s’est approchée. Le policier lui fait signe de venir.
« Est-ce que tu parles sa langue ? »
« Je ne sais pas », dit Lalla.
Lalla dit quelques mots de chleuh, et la jeune femme la regarde un moment, puis elle lui répond.
« Dis-lui que ses papiers ne sont pas en règle, il manque l’autorisation pour le bébé. »
Lalla essaie de traduire la phrase. Elle croit que la jeune femme n’a pas compris, puis tout d’un coup, celle-ci s’affaisse et se met à pleurer. Le policier dit encore quelques mots, et l’interprète de la Croix-Rouge Internationale relève tant bien que mal la femme et l’emmène vers le fond de la salle, là où il y a deux ou trois fauteuils de skaï.
Lalla est triste, parce qu’elle comprend que la jeune femme devra reprendre le bateau en sens inverse, avec son bébé malade. Mais elle est trop fatiguée elle-même pour y penser très fort, et elle retourne s’appuyer contre le mur près de sa valise. Il y a, en haut du mur, à l’autre bout de la salle, une pendule avec des chiffres écrits sur des volets. Chaque minute, un volet tourne en claquant. Les gens ne parlent plus, à présent. Ils attendent, assis par terre, ou debout contre le mur, le regard fixe, le visage tendu, comme si à chaque claquement la porte du fond allait s’ouvrir et les laisser partir.
Enfin, après un temps si long que personne n’espérait plus rien, les hommes de la Croix-Rouge Internationale traversent la grande salle. Ils ouvrent la porte du fond, et ils recommencent l’appel des enfants. La rumeur des voix reprend, les gens se massent près de la sortie. Lalla, sa valise de carton à la main, tend le cou pour voir par-dessus les autres, elle attend qu’on appelle son nom avec tant d’impatience que ses jambes se mettent à trembler. Quand l’homme de la Croix-Rouge dit son nom, il fait comme un aboiement et Lalla ne comprend pas. Alors il répète en criant :
« Hawa ! Hawa ben Hawa ! »
Lalla court, sa valise brinquebalant au bout de son bras elle traverse la foule. Elle s’arrête devant la porte pendant que l’homme vérifie son étiquette, puis elle sort dehors d’un bond, comme si on la poussait dans le dos. Il y a tellement de clarté au-dehors, après ces heures passées, dans la grande salle grise, que Lalla titube, prise di vertige. Elle avance entre les rangées de femmes et d’hommes, sans les voir, elle va droit devant elle, au hasard, jusqu’à ce qu’elle sente quelqu’un qui la prend par le bras, la serre, l’embrasse. Aamma l’entraîne vers la sortie des quais, vers la ville.
Aamma habite seule dans un appartement de la vieille ville, près du port, au dernier étage d’une maison qui s’écroule. Il y a juste une pièce avec un divan, et une chambre obscure avec un lit pliant, et une cuisine. Les fenêtres de l’appartement donnent sur une cour intérieure, mais on voit bien le ciel au-dessus des toits de tuile. Le matin, jusqu’à midi, il y a même un peu de soleil qui entre par les deux fenêtres de la chambre où il y a le divan. Aamma dit à Lalla qu’elle a eu beaucoup de chance de trouver cet appartement, et aussi beaucoup de chance de trouver ce travail de cuisinière à la cantine de l’Hôpital. Quand elle est arrivée à Marseille, il y a plusieurs mois, elle a d’abord logé dans un meublé, dans la banlieue, où elles étaient cinq femmes par chambre, avec la police qui venait chaque matin, et les bagarres dans la rue. Il y a même deux hommes qui se sont battus à coups de couteau, et Aamma a dû s’enfuir en laissant une valise, parce qu’elle a eu peur d’être amenée à la police, puis expulsée.
Aamma a l’air bien contente de revoir Lalla, après tout ce temps. Elle ne lui pose pas de questions sur ce qui s’est passé, quand elle s’est enfuie dans le désert avec le Hartani, et quand on l’a conduite à l’hôpital de la ville, parce qu’elle était en train de mourir de soif et de fièvre. Le Hartani, lui, a continué sa route tout seul, vers le sud, vers les caravanes, parce que c’était cela qu’il devait faire depuis toujours. Aamma a beaucoup vieilli en quelques mois. Elle a un visage maigre et fatigué, un teint gris, et ses yeux sont cernés d’un cercle bistre. Le soir, quand elle revient de son travail, tandis qu’elle mange des biscuits et qu’elle boit du thé à la menthe, elle raconte son voyage en auto à travers l’Espagne, avec d’autres femmes et d’autres hommes qui allaient chercher du travail. Pendant des jours ils ont roulé sur les routes, ils ont traversé des villes, franchi des montagnes, des fleuves. Et un jour, le conducteur de l’auto a montré une ville où il y avait beaucoup de maisons de brique, toutes pareilles, avec des toits noirs. Il a dit, voilà, on est arrivés. Aamma est descendue avec les autres, et, comme tout le voyage avait été payé d’avance, ils ont pris leurs affaires et ils ont commencé à marcher dans les rues de la ville. Mais quand Aamma a montré l’enveloppe où il y avait le nom et l’adresse du frère de Naman, les gens se sont mis à rire, et ils lui ont dit qu’elle n’était pas à Marseille, mais à Paris. Alors, elle a dû prendre le train et voyager encore toute la nuit avant d’arriver.
Quand Lalla entend cette histoire, ça la fait bien rire, parce qu’elle imagine les passagers de l’auto marchant dans les rues de Paris en croyant être à Marseille.
Cette ville est vraiment très grande. Lalla n’avait jamais pensé qu’il pouvait y avoir tant de gens vivant au même endroit. Depuis qu’elle est arrivée, elle occupe ses journées à marcher à travers la ville, du sud au nord, et de l’est à l’ouest. Elle ne connaît pas les noms des rues, elle ne sait pas où elle va. Tantôt elle suit les quais, en regardant la silhouette des cargos ; tantôt elle remonte les grandes avenues, vers le centre de la ville, ou bien elle suit le dédale des ruelles de la vieille ville, elle monte les escaliers, elle va de place en place, d’église en église, jusqu’à la grande esplanade d’où on voit le château fort au-dessus de la mer. Ou bien encore elle va s’asseoir sur les bancs des jardins, elle regarde les pigeons qui marchent dans les allées poussiéreuses. Il y a tellement de rues, tellement de maisons, de magasins, de fenêtres, d’autos cela fait tourner la tête, et le bruit, et l’odeur de l’essence brûlée enivrent et donnent mal à la tête. Lalla ne parle pas aux gens. Elle s’assoit quelquefois sur les marches des églises, bien cachée dans son manteau de laine marron, et elle regarde passer les passants. Il y a des hommes qui la regardent, puis qui s’arrêtent au coin d’une rue et qui font semblant de fumer en la surveillant. Mais Lalla sait disparaître très vite, elle a appris cela du Hartani ; elle traverse deux ou trois rues, un magasin, elle se faufile entre les autos arrêtées, et personne ne peut la suivre.
Aamma voudrait qu’elle travaille avec elle à l’Hôpital, mais Lalla est trop jeune, il faut être majeur. Et puis c’est difficile de trouver du travail.
Quelques jours après son arrivée, elle est allée voir le frère du vieux Naman, qui s’appelle Asaph, mais les gens ici l’appellent Joseph. Il a une épicerie dans la rue des Chapeliers, pas très loin de la gendarmerie. Il a eu l’air content de voir Lalla, et il l’a embrassée en parlant de son frère, mais Lalla s’est tout de suite méfiée de lui. Il ne ressemble pas du tout à Naman. Il est petit, presque chauve, avec de vilains yeux gris-vert globuleux, et un sourire qui ne dit rien de bon. Quand il a su que Lalla cherchait du travail, ses yeux se sont mis à briller et il est devenu nerveux. Il a dit à Lalla que justement il avait besoin d’une jeune fille pour l’aider à tenir l’épicerie, pour ranger, nettoyer, et peut-être même tenir la caisse. Mais quand il parlait de cela, tout le temps il regardait le ventre et les seins de Lalla, avec ses vilains yeux humides, alors elle a dit qu’elle reviendrait demain, et elle est partie tout de suite. Comme elle n’est pas retournée, c’est lui qui est venu un soir chez Aamma. Mais Lalla est sortie dès qu’elle l’a vu, et elle a fait une longue promenade dans les ruelles de la vieille ville, en se faisant aussi invisible qu’une ombre, jusqu’à ce qu’elle soit sûre que l’épicier était rentré chez lui.
C’est un pays étrange, cette ville, avec tous ces gens, parce qu’ils ne font pas réellement attention à vous si vous ne vous montrez pas. Lalla a appris à glisser silencieusement le long des murs, dans les escaliers. Elle connaît tous les endroits d’où l’on peut voir sans être vu, les cachettes derrière les arbres, dans les grands parkings pleins de voitures, dans les coins de portes, dans les terrains vagues. Même au milieu des avenues très droites où il y a un flot continu d’hommes et d’autos qui avance, qui descend, Lalla sait qu’elle peut devenir invisible. Au début, elle était encore toute marquée par le soleil brûlant du désert, et ses cheveux longs, noirs et bouclés, étaient tout pleins d’étincelles de soleil. Alors les gens la regardaient avec étonnement, comme si elle venait d’une autre planète. Mais maintenant, les mois ont passé, et Lalla s’est transformée. Elle a coupé ses cheveux court, ils sont ternes, presque gris. Dans l’ombre des ruelles, dans le froid humide de l’appartement d’Aamma, la peau de Lalla s’est ternie aussi, elle est devenue pâle et grise. Et puis il y a ce manteau marron qu’elle a trouvé chez un fripier juif, près de la Cathédrale. Il descend presque jusqu’à ses chevilles, il a des manches trop longues et des épaules qui tombent, et surtout il est fait d’une sorte de tapis de laine, usé et lustré par le temps, couleur muraille, couleur vieux papier ; quand Lalla met son manteau, elle a réellement le sentiment de devenir invisible.
Maintenant, elle a appris le nom des rues, en écoutant parler les gens. Ce sont des noms étranges, si étranges qu’elle les récite parfois à mi-voix, tandis qu’elle marche entre les maisons :
« La Major
La Tourette
Place de Lenche
Rue du Petit-Puits
Place Vivaux
Place Sadi-Carnot
La Tarasque
Impasse des Muettes
Rue du Cheval
Cours Belsunce »
Il y a tant de rues, tant de noms ! Chaque jour, Lalla sort avant que sa tante soit réveillée, elle met un vieux morceau de pain dans la poche de son manteau marron, et elle commence à marcher, à marcher, d’abord en faisant des cercles autour du Panier, jusqu’à ce qu’elle arrive à la mer, par la rue de la Prison, avec le soleil qui éclaire les murs de l’Hôtel de Ville. Elle s’assoit un moment, pour regarder passer les autos, mais pas trop longtemps parce que les policiers viendraient lui demander ce qu’elle fait là.
Ensuite elle continue vers le nord, elle remonte les grandes avenues bruyantes, la Canebière, le boulevard Dugommier, le boulevard d’Athènes. Il y a des gens de tous les pays du monde, qui parlent toutes sortes de langues ; des gens très noirs, aux yeux étroits, vêtus de longues robes blanches et de babouches de plastique. Il y a des gens du Nord, aux cheveux et aux yeux pâles, des soldats, des marins, puis aussi des hommes d’affaires corpulents qui marchent vite en portant de drôles de petits cartables noirs.
Là aussi, Lalla aime bien s’asseoir, dans une encoignure de porte, pour regarder tous ces gens qui vont, qui viennent, qui marchent, qui courent. Quand il y a beaucoup de monde, personne ne fait attention à elle. Peut-être qu’ils croient qu’elle est comme eux, qu’elle attend quelqu’un, quelque chose, ou bien qu’ils la prennent pour une mendiante.
Dans les quartiers où il y a du monde, il y a beaucoup de gens pauvres, et ce sont eux surtout que Lalla regarde. Elle voit des femmes en haillons, très pâles malgré le soleil, qui tiennent par la main de tous petits enfants. Elle voit des hommes vieux, vêtus de longs manteaux rapiécés, des ivrognes aux yeux troubles, des clochards, des étrangers qui ont faim, qui portent des valises de carton et des sacs de provisions vides. Elle voit des enfants seuls, le visage sali, les cheveux hérissés, vêtus de vieux vêtements trop grands pour leurs corps maigres ; ils marchent vite comme s’ils allaient quelque part, et leur regard est fuyant et laid comme celui des chiens perdus. De sa cachette, derrière les autos arrêtées, ou bien dans l’ombre d’une porte cochère, Lalla regarde tous ces gens qui ont l’air égaré, qui marchent comme s’ils étaient dans un demi-sommeil. Ses yeux sombres brillent étrangement tandis qu’elle les regarde, et à cet instant-là, il y a peut-être un peu de la grande lumière du désert qui vient sur eux, mais c’est à peine s’ils la sentent, sans savoir d’où elle vient. Peut-être qu’ils ressentent un frisson fugitif, mais ils s’en vont vite, ils se perdent dans la foule inconnue.
Certains jours elle s’en va très loin, elle marche si longtemps à travers les rues que ses jambes lui font mal, et qu’elle doit s’asseoir sur le bord du trottoir pour se reposer. Elle va vers l’est, le long de la grande avenue bordée d’arbres, où roulent beaucoup d’autos et de camions, puis à travers les collines, au fond des vallons. Ce sont des quartiers où il y a beaucoup de terrains vagues, des immeubles grands comme des falaises, tout blancs, avec des milliers de petites fenêtres identiques ; plus loin, il y a des villas entourées de lauriers et d’orangers, avec un chien méchant qui court le long du grillage en aboyant de toutes ses forces. Il y a aussi beaucoup de chats errants, maigres, hérissés qui habitent en haut des murs et sous les autos arrêtées.
Lalla marche encore, au hasard, en suivant les routes. Elle traverse les quartiers lointains, où serpentent des canaux pleins de moustiques, elle entre dans le cimetière grand comme une ville, avec ses rangées de pierres grises et de croix rouillées. Elle monte tout à fait en haut des collines, si loin qu’on voit à peine la mer, comme une tache bleu sale entre les cubes des immeubles. Il y a une brume étrange qui flotte au-dessus de la ville, un grand nuage gris, rose et jaune où la lumière s’affaiblit. Le soleil descend déjà du côté de l’ouest, et Lalla sent la fatigue qui envahit son corps, le sommeil. Elle regarde au loin la ville qui scintille, elle entend son bruit de moteur, les trains qui roulent, qui entrent dans les trous noirs des tunnels. Elle n’a pas peur, et pourtant quelque chose tourne en elle, comme un vertige, comme un vent. C’est peut-être le chergui, le vent du désert qui arrive jusqu’ici, qui a traversé toute la mer, qui a franchi les montagnes, les villes, les routes, et qui arrive ? C’est difficile de savoir. Il y a tellement de forces, ici, tellement de bruits, de mouvements, et le vent s’est peut-être perdu dans les rues, dans les escaliers, sur les esplanades.
Lalla regarde un avion qui monte lentement dans le ciel pâle en faisant un bruit de tonnerre. Il vire au-dessus de la ville, il passe devant le soleil qu’il éteint une fraction de seconde, et il s’en va vers la mer, il devient de plus en plus petit. Lalla le regarde de toutes ses forces, jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un point imperceptible. Peut-être qu’il va voler au-dessus du désert, là-bas, par-dessus les étendues de sable et de pierres, là où marche le Hartani ?
Alors Lalla s’en va, elle aussi. Les jambes un peu molles, elle redescend vers la ville.
Il y a aussi quelque chose que Lalla aime bien faire : elle va s’asseoir sur les marches des grands escaliers, devant la gare, et elle regarde les voyageurs qui montent et qui descendent. Il y a ceux qui arrivent tout essoufflés, avec des yeux fatigués, des cheveux décoiffés, et qui descendent les escaliers en titubant dans la lumière. Il y a ceux qui s’en vont, qui se hâtent, parce qu’ils ont peur de rater leur train ; ils montent les marches deux par deux, et leurs valises et leurs sacs cognent leurs jambes, et leurs yeux sont fixes, ils regardent droit vers l’entrée de la gare.
Ils butent sur les dernières marches, ils s’interpellent de peur de se perdre.
Lalla aime bien rester près de la gare. Là, c’est comme si la grande ville n’était pas encore tout à fait finie, comme s’il y avait encore ce grand trou par lequel les gens continuaient d’arriver et de partir. Souvent, elle pense qu’elle aimerait bien s’en aller, monter dans un train qui part vers le nord, avec tous ces noms de pays qui attirent et qui effraient un peu, Irun, Bordeaux, Amsterdam, Lyon, Dijon, Paris, Calais. Quand elle a un peu d’argent, Lalla entre dans la gare, elle achète un coca-cola à la buvette et un ticket de quai. Elle entre dans le grand hall des départs, et elle va se promener sur tous les quais, devant les trains qui viennent d’arriver ou qui vont partir. Quelquefois même elle monte dans un wagon, et elle s’assoit un instant sur la banquette de moleskine verte. Les gens arrivent, les uns après les autres, ils s’installent dans le compartiment, ils demandent même : « C’est libre ? » et Lalla fait un petit signe de la tête. Puis, quand le haut-parleur annonce que le train va partir, Lalla descend du wagon en vitesse, elle saute sur le quai.
La gare, c’est aussi un des endroits où on peut voir sans être vu, parce qu’il y a trop d’agitation et de hâte pour qu’on fasse attention à qui que ce soit. Il y a des gens de toutes sortes dans la gare, des méchants, des violents à la tête cramoisie, des gens qui crient à tue-tête ; il y a des gens très tristes et très pauvres aussi, des vieux perdus, qui cherchent avec angoisse le quai d’où part leur train, des femmes qui ont trop d’enfants et qui clopinent avec leur cargaison le long des wagons trop hauts. Il y a tous ceux que la pauvreté a conduits ici, les Noirs débarqués des bateaux, en route vers les pays froids, vêtus de chemisettes bariolées, avec pour tout bagage un sac de plage ; les Nord-Africains, sombres, couverts de vieilles vestes, coiffés de bonnets de montagne ou de casquettes à oreillettes ; des Turcs, des Espagnols, des Grecs, tous l’air inquiet et fatigué, errant sur les quais dans le vent, se cognant les uns aux autres au milieu de la foule des voyageurs indifférents et des militaires goguenards.
Lalla les regarde, à peine cachée entre la cabine du téléphone et le panneau d’affichage. Elle est bien enfoncée dans l’ombre, son visage couleur de cuivre protégé par le col de son manteau. Mais de temps en temps, son cœur bat plus vite, et ses yeux jettent un éclat de lumière, comme le reflet du soleil sur les pierres du désert. Elle regarde ceux qui s’en vont vers d’autres villes, vers la faim, le froid, le malheur, ceux qui vont être humiliés, qui vont vivre dans la solitude. Ils passent, un peu courbés, les yeux vides, les vêtements déjà usés par les nuits à coucher par terre, pareils à des soldats vaincus.
Ils vont vers les villes noires, vers les ciels bas, vers les fumées, vers le froid, la maladie qui déchire la poitrine. Ils vont vers leurs cités dans les terrains de boue, en contrebas des autoroutes, vers les chambres creusées dans la terre, pareilles à des tombeaux, entourées de hauts murs et de grillages. Peut-être qu’ils ne reviendront pas, ces hommes, ces femmes, qui passent comme des fantômes, en traînant leurs bagages et leurs enfants trop lourds, peut-être qu’ils vont mourir dans ces pays qu’ils ne connaissent pas, loin de leurs villages, loin de leurs familles ? Ils vont dans ces pays étrangers qui vont prendre leur vie, qui vont les broyer et les dévorer. Lalla reste immobile dans son coin d’ombre, et sa vue se brouille, parce que c’est cela qu’elle pense. Elle voudrait tant s’en aller, marcher à travers les rues de la ville jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de maisons, plus de jardins, même plus de routes, ni de rivage, mais un sentier, comme autrefois, qui irait en s’amenuisant jusqu’au désert.
La nuit tombe sur la ville. Les lumières s’allument dans les rues, autour de la gare, sur les pylônes de fer, et les grandes barres rouges, blanches, vertes, au-dessus des cafés et des cinémas. Dans les rues sombres, Lalla marche sans faire de bruit, elle glisse au ras des murs. Les hommes ont des visages effrayants quand vient la nuit, et qu’ils sont à demi éclairés par les réverbères. Leurs yeux brillent durement, le bruit de leurs pas résonne dans les couloirs, sous les portes cochères. Lalla marche vite maintenant, comme si elle essayait de s’enfuir. Par moments, un homme la suit, cherche à venir près d’elle, à la prendre par le bras ; alors Lalla se cache derrière une auto, puis elle disparaît. Elle recommence à glisser comme une ombre, elle tourne dans les rues de la vieille ville, jusqu’au Panier, là où vit Aamma. Elle monte, l’escalier sans lumière, pour qu’on ne voie pas où elle est entrée. Elle cogne légèrement à la porte, et quand elle entend la voix de sa tante, elle dit son nom, avec soulagement.
Ce sont les journées de Lalla, ici, dans la grande ville de Marseille, le long de toutes ces rues, avec tous ces hommes et toutes ces femmes qu’elle ne pourra jamais connaître.
Il y a beaucoup de mendiants. Les premiers temps, quand elle venait d’arriver, Lalla était très étonnée. Maintenant, elle s’est habituée. Mais elle n’oublie pas de les voir, comme la plupart des gens de la ville, qui font juste un petit détour pour ne pas marcher sur eux, ou bien même qui les enjambent, quand ils sont pressés.
Radicz est un mendiant. C’est comme cela qu’elle l’a connu, en marchant dans les grandes avenues près de la gare. Un jour, elle est sortie tôt du Panier, et il faisait encore nuit, parce que c’était l’hiver. Il n’y avait pas grand monde dans les ruelles et dans les escaliers de la vieille ville, et la grande avenue, au-dessous de l’Hôtel-Dieu, était encore déserte, avec juste des camions qui circulaient avec leurs phares allumés, et quelques hommes et quelques femmes sur leurs cyclomoteurs, emmitouflés dans leurs par-dessus.
C’est là qu’elle a vu Radicz. Il était assis tassé dans une encoignure de porte, il s’abritait comme il pouvait du vent et de la pluie fine. Il avait l’air d’avoir très froid, et quand Lalla est arrivée près de lui, il l’a regardée avec un drôle de regard, pas du tout comme les garçons d’habitude quand ils voient une fille. Il l’a regardée sans baisser les yeux, et on ne pouvait pas lire grand-chose dans son regard, comme dans les yeux des animaux.
Lalla s’est arrêtée devant lui, elle lui a demandé : « Qu’est-ce que tu fais là ? Tu n’as pas froid ? »
Le garçon a secoué la tête sans sourire. Puis il a tendu la main.
« Donne-moi quelque chose. »
Lalla n’avait rien qu’un morceau de pain et une orange qu’elle avait emportés pour son déjeuner. Elle les a donnés au garçon. Il a pris l’orange brusquement, sans dire merci, et il a commencé à la manger.
C’est comme cela que Lalla a fait sa connaissance. Ensuite elle l’a revu souvent, dans les rues, près de la gare, ou bien dans le grand escalier quand le temps le permettait. Il reste assis pendant des heures, à regarder droit devant lui, sans faire attention aux gens. Mais il aime bien Lalla, peut-être à cause de l’orange. Il lui a dit qu’il s’appelait Radicz, il a même écrit le nom par terre avec une brindille, mais il a eu l’air étonné quand Lalla lui a dit qu’elle ne savait pas lire.
Il a de beaux cheveux très noirs et raides, et la peau cuivrée. Il a des yeux verts, et une petite moustache comme une ombre au-dessus de ses lèvres. Il a surtout un beau sourire parfois, qui fait briller ses incisives très blanches. Il porte un petit anneau à l’oreille gauche, et il prétend que c’est de l’or. Mais il est pauvrement vêtu, avec un vieux pantalon taché et déchiré, des tas de vieux tricots enfilés les uns par-dessus les autres, et un veston d’homme trop grand pour lui. Il est pieds nus dans des chaussures de cuir noir.
Lalla aime bien le voir, au hasard, dans la rue, parce qu’il n’est jamais tout à fait le même. Il y a des jours où ses yeux sont tristes et voilés, comme s’il était perdu dans un rêve, et que rien ne pouvait l’en sortir. D’autres jours, il est gai et ses yeux brillent ; il raconte toutes sortes d’histoires absurdes qu’il invente au fur et à mesure, et il se met à rire longtemps, sans bruit, et Lalla ne peut pas faire autrement que rire avec lui.
Lalla aimerait bien qu’il vienne la voir dans la maison de sa tante, mais elle n’ose pas, parce que Radicz est un gitan, et cela ne plairait sûrement pas à Aamma. Lui, il ne vit pas au Panier, ni même dans le voisinage. Il vit très loin, quelque part à l’ouest, près de la voie ferrée, là où il y a de grands terrains vagues et des cuves d’essence, et des cheminées qui brûlent jour et nuit. C’est lui qui l’a dit, mais il ne parle jamais très longtemps de sa maison, ni de sa famille. Simplement, il dit qu’il habite trop loin pour venir tous les jours, et quand il vient, il dort dehors plutôt que de rentrer chez lui. Ça lui est égal, il dit qu’il connaît de bonnes cachettes, où on n’a pas froid, où on ne sent pas le vent et où personne, vraiment personne ne pourrait le trouver.
Par exemple, il y a les dessous d’escaliers, dans les bâtiments délabrés des douanes. Il y a un trou, juste de la taille d’un enfant, et on se faufile là-dedans, et on bouche l’entrée avec un morceau de carton. Ou bien il y a les cabanes à outils, dans les chantiers, ou les camionnettes bâchées. Radicz connaît bien toutes ces choses-là.
La plupart du temps, c’est autour de la gare qu’on peut le trouver. Quand il fait beau, et que le soleil est bien chaud, il s’assoit sur les marches du grand escalier, et Lalla vient à côté de lui. Ensemble ils regardent passer les gens. Quelquefois, Radicz a repéré quelqu’un, il dit à Lalla : « Tu vas voir. » Il va droit vers le voyageur qui sort de la gare, un peu éberlué par la lumière, et il lui demande une pièce. Comme il a un beau sourire et aussi quelque chose de triste dans les yeux, le voyageur s’arrête, fouille dans ses poches. Ce sont plutôt les hommes d’une trentaine d’années, bien habillés, sans trop de bagages, qui donnent à Radicz. Avec les femmes, c’est plus compliqué, elles veulent poser des questions, et Radicz n’aime pas cela.
Aussi, quand il voit une jeune femme qui a l’air bien, il pousse Lalla, il lui dit :
« Vas-y, toi, demande-lui. »
Mais Lalla n’ose pas demander de l’argent. Elle a un peu honte. Pourtant, il y a des moments où elle aimerait bien avoir un peu d’argent, pour manger un gâteau, ou pour aller au cinéma.
« C’est la dernière année que je fais cela », dit Radicz.
« L’année prochaine, je partirai, j’irai travailler à Paris. » Lalla lui demande pourquoi.
« L’année prochaine, je serai trop vieux, les gens ne donnent plus rien quand on est trop vieux, ils disent qu’on n’a qu’à travailler. »
Il regarde Lalla un instant, puis il lui demande si elle travaille, et Lalla secoue la tête.
Radicz montre quelqu’un qui passe là-bas, du côté des autobus.
« Lui aussi il travaille avec moi, on a le même patron. »
C’est un jeune Noir très maigre qui a l’air d’une ombre ; il va vers les voyageurs et il essaie de prendre leurs valises, mais ça ne semble pas bien marcher. Radicz hausse les épaules.
« Il ne sait pas y faire. Il s’appelle Baki, je ne sais pas ce que ça veut dire, mais ça fait rigoler les autres Noirs quand ils disent son nom. Il ne rapporte jamais beaucoup d’argent au patron. »
Comme Lalla le regarde étonnée :
« Ah oui, tu ne sais pas, le patron, c’est un gitan comme moi, il s’appelle Lino, et là où on vit tous, on appelle ça l’hôtel, c’est une grande maison où il y a plein d’enfants, ils travaillent tous pour Lino. »
Il connaît tous les mendiants de la ville par leur nom. Il sait où ils habitent, avec qui ils travaillent, même ceux qui sont plutôt des clochards et qui vivent tout seuls. Il y a les enfants qui travaillent en famille, avec leurs frères et leurs sœurs, et qui chapardent aussi dans les grands magasins et les supermarchés. Les plus petits apprennent à faire le guet, ou bien ils distraient les marchands, ils servent quelquefois de relais. Il y a les femmes surtout, les gitanes vêtues de leurs longues robes à fleurs, le visage voilé de noir, et on ne voit que leurs yeux brillants et noirs comme ceux des oiseaux. Et puis il y a aussi les vieux et les vieilles, les misérables, les affamés, qui s’agrippent aux vestes et aux jupes des bourgeois et ne les lâchent plus en marmonnant des incantations, jusqu’à ce qu’on leur ait donné une petite pièce.
Lalla sent son cœur qui se serre quand elle les voit, ou bien quand elle rencontre une jeune femme laide, avec un petit enfant accroché à son sein, qui mendie au coin de la grande avenue. Elle ne savait pas bien ce qu’était la peur, parce que là-bas, chez le Hartani, il n’y avait que des serpents et des scorpions, à la rigueur les mauvais esprits qui font des gestes d’ombre dans la nuit ; mais ici c’est la peur du vide, de la détresse, de la faim, la peur qui n’a pas de nom et qui semble sourdre des vasistas entrouverts sur les sous-sols affreux, puants, qui semble monter des cours obscures, entrer dans les chambres froides comme des tombes, ou parcourir comme un vent mauvais ces grandes avenues où les hommes sans s’arrêter marchent, marchent, s’en vont, se bousculent, comme cela, sans fin, jour et nuit, pendant des mois, des années, dans le bruit inlassable de leurs chaussures de crêpe, et montent dans l’air lourd leur grondement de paroles, de moteurs, leurs grognements, leurs halètements.
Parfois la tête se met à tourner si fort qu’il faut s’asseoir vite, tout de suite, et Lalla cherche des yeux un point d’appui. Son visage métallique devient gris, ses yeux s’éteignent, elle tombe, très lentement, comme au fond d’un immense puits, sans espoir de se rattraper.
« Qu’y a-t-il ? Mademoiselle ? Ça va mieux ? Ça va ?… »
La voix crie quelque part, très loin de son oreille, elle sent l’odeur d’ail de l’haleine avant de recouvrer la vue. Elle est à moitié tassée contre un bas de mur. Un homme tient sa main et se penche vers elle.
« … Ça va mieux, ça va mieux… »
Elle arrive à parler, très lentement, ou peut-être qu’elle pense seulement ces mots ?
L’homme l’aide à marcher, l’emmène jusqu’à la terrasse d’un café. Les gens qui s’étaient attroupés s’éloignent, mais Lalla entend quand même la voix d’une femme qui dit avec netteté :
« Elle est enceinte, tout simplement. »
L’homme la fait asseoir à une table. Il se penche toujours vers elle. Il est petit et gros, avec un visage grêlé, une moustache, presque pas de cheveux.
« Vous allez boire quelque chose, cela vous remontera. »
« J’ai faim », dit Lalla. Elle est indifférente à tout, peut-être qu’elle pense qu’elle va mourir.
« J’ai faim. » Elle répète cela lentement.
L’homme, lui, s’affole et bégaye. Il se lève, il court vers le comptoir, il revient bientôt avec un sandwich et un panier de brioches. Lalla ne l’écoute pas ; elle mange vite, d’abord le sandwich, puis toutes les brioches, les unes après les autres. L’homme la regarde manger, et son gros visage est encore tout agité par l’émotion. Il parle par bouffées, puis il s’arrête, de peur de fatiguer Lalla.
« Quand je vous ai vue tomber, comme ça, devant moi, ça, ça m’a fait quelque chose ! C’est la première fois que cela vous arrive ? Je veux dire, c’est terrible, avec tout ce monde, là, dans l’avenue, les gens qui étaient derrière vous ont failli vous marcher dessus, et ils ne se sont même pas arrêtés, c’est — Je m’appelle Paul, Paul Estève, et vous ? Vous parlez français ? Vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce pas ? Vous avez assez mangé ? Voulez-vous que j’aille vous chercher encore un sandwich ? »
Son haleine sent fort l’ail, le tabac et le vin, mais Lalla est contente qu’il soit là, elle le trouve gentil et ses yeux brillent un peu. Lui, s’en aperçoit, et il recommence à parler, comme il fait, dans tous les sens, en faisant les questions et les réponses.
« Vous, vous n’avez plus faim ? Vous allez boire un peu ? Du cognac ? Non, il vaut mieux quelque chose de sucré, c’est bon quand on est faible, un coca ? Ou un jus de fruit ? Je ne vous ennuie pas trop ? Vous savez, moi, c’est la première fois que je vois quelqu’un s’évanouir devant moi, comme ça, par terre, et ça — ça m’a fait un choc, vraiment. Je travaille — Je suis employé aux P. et T., voilà, je n’ai pas l’habitude — enfin, je veux dire, peut-être que vous devriez quand même aller voir un médecin, voulez-vous que j’aille téléphoner ? »
Il se lève déjà, mais Lalla secoue la tête, et il se rassoit. Plus tard, elle boit un peu de thé chaud, et sa fatigue se dissipe. Son visage est de nouveau couleur de cuivre, la lumière brille dans ses yeux. Elle se lève, et l’homme l’accompagne jusqu’à la rue.
« Vous — vous êtes sûre que ça va aller maintenant ? Vous pouvez marcher ? »
« Oui, oui, merci », dit Lalla.
Avant de partir, Paul Estève écrit son nom et son adresse sur un bout de papier.
« Si vous avez besoin de quelque chose… »
Il serre la main de Lalla. Il est à peine plus grand qu’elle. Ses yeux bleus sont encore tout embués d’émotion.
« Au revoir », dit Lalla. Et elle s’en va le plus vite qu’elle peut, sans se retourner.
Il y a des chiens, un peu partout. Mais ils ne sont pas comme les mendiants, ils préfèrent vivre au Panier, entre la place de Lenche et la rue du Refuge. Lalla les regarde, quand elle passe, elle fait attention à eux. Ils ont des poils hérissés, ils sont très maigres, mais ils ne ressemblent pas aux chiens sauvages qui volaient les poules et les moutons, autrefois, à la Cité ; ceux-ci sont plus grands et plus forts, et il y a quelque chose de dangereux et de désespéré dans leur aspect. Ils vont vers tous les tas d’ordures, pour manger, ils croquent les vieux os, les têtes de poissons, les débris que leur jettent les bouchers. Il y a un chien que Lalla connaît bien. Il est tous les jours au même endroit, en bas des escaliers, vers la rue qui conduit à la grande église zébrée. Il est tout noir, avec un collier de poils blancs qui descend sur sa poitrine. Il s’appelle Dib, ou Hib, elle ne sait pas bien, mais au fond son nom n’a aucune importance puisqu’il n’a pas vraiment de maître. Lalla a entendu un petit garçon qui l’appelait comme cela dans la rue. Quand il voit Lalla, il a l’air un peu content, et il remue la queue, mais il ne s’approche pas d’elle, et il ne laisse personne s’approcher de lui. Simplement, Lalla lui dit quelques mots, elle lui demande comment ça va, mais sans s’arrêter, juste en passant, et si elle a quelque chose à manger, elle lui en jette un petit morceau.
Tout le monde connaît plus ou moins tout le monde, ici, au Panier. Ce n’est pas comme dans le reste de la ville, où il y a ces flots d’hommes et de femmes qui coulent dans les avenues, en faisant un grand bruit de moteurs et de chaussures. Ici, au Panier, les rues sont courtes, elles tournent, elles débouchent sur d’autres rues, sur des ruelles, des passages, des escaliers, et ça ressemble plutôt à un grand appartement avec des couloirs et des pièces qui s’emboîtent les unes dans les autres. Pourtant, à part le grand chien noir Dib ou Hib, et quelques enfants dont elle ne sait pas les noms, la plupart des gens ne semblent même pas la voir. Lalla glisse sans faire de bruit, elle va d’une rue à l’autre, elle suit la marche du soleil et de la lumière.
Peut-être que les gens ont peur, ici ? Peur de quoi ? C’est difficile à dire, c’est comme s’ils se sentaient surveillés, et qu’ils devaient faire attention à tous leurs gestes, à toutes leurs paroles. Mais personne ne les surveille vraiment. Alors, ça vient peut-être de ce qu’ils parlent tellement de langues différentes ? Il y a les gens d’Afrique du nord, les Maghrébins, Marocains, Algériens, Tunisiens, Mauritaniens, et puis les gens d’Afrique, les Sénégalais, les Maliens, les Dahoméens, et puis les Juifs, qui viennent de partout, mais ne parlent jamais tout à fait la langue de leur pays ; il y a les Portugais, les Espagnols, les Italiens, et aussi des gens étranges, qui ne ressemblent pas aux autres, des Yougoslaves, des Turcs, des Arméniens, des Lithuaniens ; Lalla ne sait pas ce que veulent dire ces noms, mais c’est comme cela qu’on les appelle, ici, et Aamma sait bien tous ces noms. Il y a surtout les gitans, comme ceux qui vivent dans la maison voisine, si nombreux qu’on ne sait jamais si on les a déjà vus, ou s’ils viennent d’arriver ; ils n’aiment pas les Arabes, ni les Espagnols, ni les Yougoslaves ; ils n’aiment personne, parce qu’ils n’ont pas l’habitude de vivre dans un endroit comme le Panier, alors ils sont toujours prêts à se battre, même les jeunes garçons, même les femmes qui, d’après ce que dit Aamma, portent une lame de rasoir à l’intérieur de leur bouche. Quelquefois, la nuit, on est réveillé par le bruit d’une bataille dans les ruelles. Lalla descend les escaliers jusqu’à la rue, et elle voit, à la lumière blême du lampadaire, un homme qui rampe sur le sol en tenant un couteau enfoncé dans sa poitrine. Le lendemain, il y a une longue traînée gluante par terre, où les mouches viennent vrombir.
Quelquefois aussi viennent les gens de la police, ils arrêtent leur grande auto noire en bas des escaliers et ils vont dans les maisons, surtout dans celles où vivent des Arabes et des gitans. Il y a des policiers qui ont un uniforme et une casquette, mais ce ne sont pas ceux-là les plus dangereux ; ce sont les autres, ceux qui sont habillés comme tout le monde, complet veston gris et pull à col roulé. Ils frappent aux portes, très fort parce qu’il faut leur ouvrir tout de suite, et ils entrent dans les appartements sans rien dire, pour voir qui habite là. Chez Aamma, le policier va s’asseoir sur le divan en skaï qui sert de lit à Lalla, et elle pense qu’il va faire un trou, et que ce soir, quand elle se couchera, il y aura encore la marque, là où le gros homme s’est assis.
« Nom ? Prénom ? Nom de la tribu ? Permis de séjour ? Permis de travail ? Nom de l’employeur ? Numéro de sécurité sociale ? Bail, quittance de loyer ? »
Il ne regarde même pas les papiers qu’Aamma lui donne, l’un après l’autre. Il est assis sur le divan, il fume sa gauloise avec l’air de s’ennuyer. Il regarde quand même Lalla qui est debout au garde-à-vous devant la porte de la chambre d’Aamma. Il dit à Aamma :
« C’est ta fille ? »
« Non, c’est ma nièce », dit Aamma.
Il prend tous les papiers et il les examine.
« Où sont ses parents ? »
« Ils sont morts. »
« Ah », dit le policier. Il regarde les papiers comme s’il réfléchissait.
« Elle travaille ? »
« Non, pas encore, Monsieur », dit Aamma ; elle dit « Monsieur » quand elle a peur.
« Mais elle va travailler ici ? »
« Oui, Monsieur, si elle trouve du travail. Ce n’est pas facile de trouver du travail pour une jeune fille. »
« Elle a dix-sept ans ? »
« Oui Monsieur. »
« Il faut faire attention, il y a beaucoup de dangers ici pour une jeune fille de dix-sept ans. »
Aamma ne dit rien. Le policier croit qu’elle n’a pas compris, et il insiste. Il parle lentement, en détachant bien chaque mot, et ses yeux brillent comme si ça l’intéressait davantage, maintenant.
« Fais attention que ta fille ne finisse pas à la rue du Poids de la Farine, hein ? Il y en a beaucoup qui sont là-bas, des filles comme elle, tu comprends ? »
« Oui Monsieur », dit Aamma. Elle n’ose pas répéter que Lalla n’est pas sa fille.
Mais le policier sent le regard dur de Lalla posé sur lui, et cela le met mal à l’aise. Il ne dit plus rien pendant quelques secondes, et le silence devient intolérable. Alors le gros homme éclate, et il recommence, avec une voix rageuse, les yeux tout étrécis de colère :
« Oui, je comprends, oui, on dit ça, et puis un jour ta fille sera sur le trottoir, une putain à dix francs la passe, alors il ne faudra pas venir pleurer et dire que tu ne savais pas, parce que je t’aurai prévenue. »
Il crie presque, les veines de ses tempes gonflées. Aamma reste immobile, paralysée, mais Lalla n’a pas peur du gros homme. Elle le regarde durement, elle avance vers lui et elle lui dit seulement :
« Allez-vous-en. »
Le policier la regarde éberlué, comme si elle avait dit une insulte. Il va ouvrir la bouche, il va se lever, il va gifler Lalla peut-être. Mais le regard de la jeune fille est dur comme du métal, difficile à soutenir. Alors le policier se lève brutalement, et en un instant il est dehors, il dévale l’escalier. Lalla entend claquer la porte qui donne sur la rue. Il est parti.
Aamma pleure, maintenant, la tête entre ses mains, assise sur le divan. Lalla s’approche d’elle, entoure ses épaules, embrasse sa joue pour la consoler.
« Peut-être que je devrai partir d’ici », dit-elle doucement, comme on parle à un enfant. « Si je partais, cela vaudrait peut-être mieux. »
« Non, non », dit Aamma, et elle pleure de plus belle.
La nuit, quand tout est endormi autour d’elle, qu’il n’y a plus que le bruit du vent sur le zinc des toits, et l’eau qui dégoutte quelque part, dans un ruisseau, Lalla reste allongée sur le divan, les yeux ouverts dans la pénombre. Elle pense à la maison de la Cité, là-bas, si loin, quand venait le vent froid de la nuit. Elle pense qu’elle aimerait pousser la porte et être dehors tout de suite, comme autrefois, entourée par la nuit profonde aux milliers d’étoiles. Elle sentirait la terre dure et glacée sous ses pieds nus. Elle entendrait les craquements du froid, les cris des engoulevents, le hululement de la chouette, et les aboiements des chiens sauvages. Elle pense qu’elle marcherait, comme cela, seule dans la nuit, jusqu’aux collines de pierres, au milieu du chant des criquets, ou bien le long du sentier des dunes, guidée par la respiration de la mer.
De toutes ses forces, elle scrute l’ombre, comme si son regard allait pouvoir ouvrir à nouveau le ciel, faire resurgir les figures disparues, les lignes des toits de tôle et de papier goudronné, les murs de planches et de carton, les silhouettes des collines, et eux tous, le vieux Naman, les filles de la fontaine, le Soussi, les fils d’Aamma, et lui surtout, le Hartani, tel qu’il était, immobile dans la chaleur du désert, debout sur une jambe, le corps et le visage enveloppés, sans une parole, sans un signe de colère ou de fatigue ; immobile devant elle, comme s’il attendait la mort, tandis que les hommes de la Croix-Rouge venaient la chercher pour l’emmener. Elle veut le voir aussi, celui qu’elle appelait Es Ser, le Secret, celui dont le regard venait de loin et l’enveloppait, la pénétrait comme la lumière du soleil.
Mais peuvent-ils venir jusqu’ici, de l’autre côté de la mer, de l’autre côté de tout ?
Peuvent-ils trouver leur chemin au milieu de toutes ces routes, trouver la porte au milieu de toutes ces portes ? L’ombre reste opaque, le vide est grand, si grand, dans la chambre, que cela tourne et creuse un entonnoir devant le corps de Lalla, et la bouche du vertige s’applique sur elle et l’attire en avant. De toutes ses forces, elle s’agrippe au divan, elle résiste, son corps tendu à se rompre. Elle voudrait crier, hurler, pour rompre le silence, arracher le poids de la nuit. Mais sa gorge serrée ne laisse passer aucun son, et sa respiration ne peut se faire qu’au prix d’un effort douloureux, en sifflant comme une vapeur. Pendant des minutes, des heures peut-être, elle lutte, tout son corps pris par cette crampe. Enfin, d’un coup, tandis que la première lueur de l’aube apparaît dans la cour de l’immeuble, Lalla sent le tourbillon se défaire, s’éloigner. Son corps retombe sur le divan, mou et informe. Elle pense à l’enfant qu’elle porte en elle, et pour la première fois elle ressent l’angoisse d’avoir fait mal à quelqu’un qui dépend d’elle. Elle place ses deux mains de chaque côté de son ventre, jusqu’à ce que la chaleur soit profonde. Elle pleure longtemps, sans faire de bruit, à petits sanglots calmes, comme on respire.
Ils sont prisonniers du Panier. Peut-être qu’ils ne le savent pas vraiment. Peut-être qu’ils croient qu’ils pourront s’en aller, un jour, aller ailleurs, retourner dans leurs villages des montagnes et des vallées boueuses, retrouver ceux qu’ils ont laissés, les parents, les enfants, les amis. Mais c’est impossible. Les rues étroites aux vieux murs décrépis, les appartements sombres, les chambres humides et froides où l’air gris pèse sur la poitrine, les ateliers étouffants où les filles travaillent devant leurs machines à faire des pantalons et des robes, les salles d’hôpital, les chantiers, les routes où explose le fracas des marteaux pneumatiques, tout les tient, les enserre, les fait prisonniers, et ils ne pourront pas se libérer.
Maintenant Lalla a trouvé du travail. Elle est femme de ménage à l’hôtel Sainte-Blanche, à l’entrée de la vieille ville, vers le nord, pas très loin de la grande avenue où elle a rencontré Radicz pour la première fois. Chaque jour, elle part tôt, avant l’ouverture des magasins. Elle se serre bien dans son manteau marron à cause du froid, et elle traverse toute la vieille ville, elle marche le long des ruelles sombres, elle monte les escaliers où l’eau sale coule de marche en marche. Il n’y a pas grand monde dehors, seulement quelques chiens au poil hérissé, qui cherchent des débris dans les tas d’ordures. Lalla garde dans sa poche un morceau de vieux pain, parce qu’on ne lui donne pas à manger à l’hôtel ; quelquefois elle le partage avec le vieux chien noir, celui qu’on appelle Dib, ou Hib. Dès qu’elle arrive, le patron de l’hôtel lui donne un seau et un balai brosse pour qu’elle lave les escaliers, bien qu’ils soient si sales que Lalla pense que c’est peine perdue. Le patron est un homme pas très vieux, mais avec un visage jaune et des yeux bouffis comme s’il ne dormait pas assez. L’hôtel Sainte-Blanche est une maison de trois étages, à moitié en ruine, dont le rez-de-chaussée est occupé par un magasin de pompes funèbres. La première fois que Lalla est entrée là, elle a eu peur, et elle a failli s’en aller tout de suite, tellement c’était sale, froid et malodorant. Mais maintenant elle s’y est habituée. C’est comme l’appartement d’Aamma, ou comme le quartier du Panier, c’est une question d’habitude. Il faut simplement fermer la bouche et respirer lentement, à petits coups, pour ne pas laisser entrer à l’intérieur de son corps l’odeur de la pauvreté, de la maladie et de la mort qui règne ici, dans ces escaliers, dans ces corridors, dans ces recoins où vivent les araignées et les blattes.
Le patron de l’hôtel est un Grec, ou un Turc, Lalla ne sait pas bien. Quand il a donné le seau et le balai brosse, il retourne se coucher dans sa chambre, au premier étage, là où la porte est vitrée pour qu’il puisse surveiller de son lit qui entre et qui sort. L’hôtel n’est habité que par des gens minables, des pauvres, des hommes uniquement. Ce sont des Nord-Africains qui travaillent sur les chantiers, des Noirs antillais, des Espagnols aussi, qui n’ont pas de famille, pas de maison, et qui logent là en attendant de trouver mieux. Mais ils s’y habituent et ils y restent, et souvent ils retournent dans leur pays sans avoir rien trouvé, parce que les logements sont chers et que personne ne veut d’eux dans la ville. Alors ils vivent dans l’hôtel Sainte-Blanche, à deux ou trois par chambre, sans se connaître. Chaque matin, quand ils s’en vont à leur travail, ils frappent à la porte vitrée du patron, et ils paient la nuit d’avance.
Quand elle a fini de frotter avec le balai brosse les marches crasseuses de l’escalier et le linoléum collant des couloirs, Lalla nettoie les W.C. et l’unique salle de douches avec la brosse du balai brosse, bien que là encore, la couche de crasse soit telle que les poils durs de la brosse n’arrivent même pas à l’entamer. Ensuite elle fait les chambres ; elle vide les cendriers et elle balaie les miettes et la poussière. Le patron lui donne son passe-partout et elle va de chambre en chambre. Il n’y a plus personne dans l’hôtel. Les chambres sont vite faites, parce que les hommes qui vivent là sont très pauvres, et qu’ils n’ont pratiquement rien à eux. Il y a juste les valises en carton, les sacs de plastique qui contiennent le linge sale, un bout de savon dans du papier journal. Quelquefois il y a des photos dans une pochette sur la table ; Lalla regarde un moment les visages incertains sur le papier glacé, visages doux d’enfants, de femmes, à demi effacés, comme à travers un brouillard : Il y a des lettres aussi, parfois, dans de grosses enveloppes ; ou bien des clés, des porte-monnaie vides, des souvenirs achetés dans les bazars, près du vieux port, des jouets en plastique pour les enfants qu’on voit sur les photos floues. Lalla regarde tout cela un long moment, elle tient ces objets entre ses mains mouillées, elle regarde ces trésors précaires comme si elle rêvait à demi, comme si elle allait pouvoir entrer dans l’univers des photos troubles, retrouver le son des voix, des rires, entrevoir la lumière des sourires. Puis cela s’en va d’un coup, et elle continue à balayer les chambres, à enlever les miettes laissées par les repas rapides des hommes, à restaurer l’anonymat triste et gris que les objets et les photos avaient un instant troublé. Quelquefois, sur un lit ouvert, Lalla trouve un magazine plein de photos obscènes, de femmes nues aux cuisses écartées, aux seins obèses gonflés comme d’énormes oranges ; de femmes aux lèvres peintes en rouge clair, au regard lourd taché de bleu et de vert, aux chevelures blondes et rousses. Les pages du magazine sont froissées, collées de sperme, les photos sont salies et usées comme si elles avaient été traînées dans la rue sous les pas des gens. Lalla regarde le magazine un bon moment aussi, et son cœur se met à battre plus vite, d’angoisse et de malaise ; puis elle repose le magazine sur le lit fait, après avoir bien lissé les pages et avoir remis la couverture en ordre, comme si c’était aussi un souvenir précieux.
Tout le temps où elle travaille dans les escaliers et dans les chambres, Lalla ne voit personne. Elle ne connaît pas le visage des hommes qui vivent à l’hôtel, et eux, quand ils partent le matin pour leur travail, sont pressés et passent devant elle sans la voir. D’ailleurs Lalla est habillée pour qu’on ne la voie pas. Sous son manteau marron, elle met une robe grise d’Aamma, qui descend presque jusqu’à ses chevilles. Elle noue un grand foulard autour de sa tête, et ses pieds sont chaussés de sandales de caoutchouc noir. Dans les couloirs sombres de l’hôtel, sur le linoléum couleur de lie de vin, et devant les portes tachées, elle est une silhouette à peine visible, grise et noire, pareille à un tas de chiffons. Les seuls qui la connaissent ici, ce sont le patron de l’hôtel, et le veilleur de nuit qui reste jusqu’au matin, un Algérien grand et très maigre, avec un visage dur et de beaux yeux verts comme ceux de Naman le pêcheur. Lui salue toujours Lalla, en français, et il lui dit quelques mots gentils ; comme il parle toujours très cérémonieusement avec sa voix grave, Lalla lui répond avec un sourire. Il est peut-être le seul ici qui se soit aperçu que Lalla est une jeune fille, le seul qui ait vu sous l’ombre de ses chiffons son beau visage couleur de cuivre et ses yeux pleins de lumière. Pour les autres, c’est comme si elle n’existait pas.
Quand elle a fini son travail à l’hôtel Sainte-Blanche, le soleil est encore haut dans le ciel. Alors Lalla descend la grande avenue, vers la mer. À ce moment-là, elle ne pense plus à rien d’autre, comme si elle avait tout oublié. Dans l’avenue, sur les trottoirs, la foule se presse toujours, toujours vers l’inconnu. Il y a des hommes aux lunettes qui miroitent, qui se hâtent à grandes enjambées, il y a des pauvres vêtus de costumes élimés, qui vont en sens inverse, les yeux aux aguets comme des renards. Il y a des groupes de jeunes filles habillées avec des vêtements collants, qui marchent en faisant claquer leurs talons, comme ceci : Kra-kab, kra-kab, kra-kab. Les autos, les motos, les cyclos, les camions, les autocars vont à toute vitesse, vers la mer, ou vers le haut de la ville, tous chargés d’hommes et de femmes aux visages identiques. Lalla marche sur le trottoir, elle voit tout cela, ces mouvements, ces formes, ces éclats de lumière, et tout cela entre en elle et fait un tourbillon. Elle a faim, son corps est fatigué par le travail de l’hôtel, mais pourtant elle a envie de marcher encore, pour voir davantage de lumière, pour chasser toute l’ombre qui est restée au fond d’elle. Le vent glacé de l’hiver souffle par rafales le long de l’avenue, soulève les poussières et les vieilles feuilles de journaux. Lalla ferme à demi les yeux, elle avance, un peu penchée en avant, comme autrefois dans le désert, vers la source de lumière, là-bas, au bout de l’avenue.
Quand elle arrive au port, elle sent une sorte d’ivresse en elle, et elle titube au bord du trottoir. Ici le vent tourbillonne en liberté, chasse devant lui l’eau du port, fait claquer les agrès des bateaux. La lumière vient d’encore plus loin, au-delà de l’horizon, tout à fait au sud, et Lalla marche le long des quais, vers la mer. Le bruit des hommes et des moteurs tourne autour d’elle, mais elle n’y fait plus attention. Tantôt en courant, tantôt en marchant, elle va vers la grande église zébrée, puis, plus loin encore, elle entre dans la zone abandonnée des quais, là où le vent soulève des trombes de poussière de ciment.
Ici, tout d’un coup, c’est le silence, comme si elle était vraiment arrivée dans le désert. Devant elle, il y a l’étendue blanche des quais où la lumière du soleil brille avec force. Lalla marche lentement, le long des silhouettes des grands cargos, sous les grues métalliques, entre les rangées de containers rouges. Il n’y a pas d’hommes ici, ni de moteurs d’auto, rien que la pierre blanche et le ciment, et l’eau sombre des bassins. Alors elle choisit une place, entre deux rangées de chargements recouverts d’une bâche bleue, et elle s’assoit à l’abri du vent pour manger du pain et du fromage, en regardant l’eau du port. Parfois, de grands oiseaux de mer passent en glapissant, et Lalla pense à sa place entre les dunes, et à l’oiseau blanc qui était un prince de la mer. Elle partage son pain avec les mouettes, mais il y a aussi quelques pigeons qui viennent. Ici tout est calme, jamais personne ne vient la trouver. Il y a bien de temps en temps un pêcheur qui va le long du quai, sa gaule à la main, à la recherche d’un endroit qui serait bon pour les sars ; mais c’est à peine s’il regarde Lalla du coin de l’œil, et il s’en va vers le fond du port. Ou bien un enfant qui marche les mains dans les poches, qui joue tout seul à donner des coups de pied dans une boîte de conserve rouillée.
Lalla sent le soleil la pénétrer, l’emplir peu à peu, chasser tout ce qu’il y a de noir et de triste au fond d’elle. Elle ne pense plus à la maison d’Aamma, aux cours noires où dégoulinent les lessives. Elle ne pense plus à l’hôtel Sainte-Blanche, ni même à toutes ces rues, avenues, boulevards où les gens marchent et grondent sans arrêt. Elle devient comme un morceau de rocher, couvert de lichen et de mousse, immobile, sans pensée, dilatée par la chaleur du soleil. Quelquefois même elle s’endort, appuyée contre la bâche bleue, les genoux sous le menton, et elle rêve qu’elle glisse dans un bateau sur la mer plate, jusque de l’autre côté du monde.
Les grands cargos glissent lentement sur les bassins noirs. Ils vont vers la porte du port, ils vont chercher la mer. Lalla s’amuse à les suivre en courant le long des quais, le plus loin qu’elle peut. Elle ne peut pas lire leurs noms, mais elle regarde leurs drapeaux, elle regarde les taches de rouille sur leurs coques, et leurs gros mâts de charge repliés comme des antennes, et leurs cheminées sur lesquelles il y a des dessins d’étoiles, de croix, de carrés, de soleils. Devant les cargos, le bateau pilote avance en se dandinant comme un insecte, et quand les cargos entrent dans la haute mer, ils font marcher leur sirène, juste une fois ou deux, comme cela, pour dire au revoir.
L’eau du port est belle aussi, et Lalla s’installe souvent, le dos contre un bollard, les jambes pendant au-dessus de l’eau. Elle regarde les taches de pétrole irisées qui font et défont leurs nuages, et toutes les choses bizarres qui dérivent à la surface, les bouteilles de bière, les peaux d’orange, les sacs de plastique, les bouts de bois et de corde, et cette sorte de mousse brune qui vient on ne sait d’où, qui s’effile comme une bave le long des quais. Quand un bateau passe, il y a le clapotis de son sillage qui avance en s’écartant, en cognant contre les quais. Le vent souffle de temps en temps très fort, fait des rides sur les bassins, des frissons, trouble les reflets des cargos.
Certains jours d’hiver, quand il y a beaucoup de soleil, Radicz le mendiant vient voir Lalla. Il marche lentement le long des quais, mais Lalla le reconnaît de loin, elle sort de sa cachette entre les bâches et elle siffle entre ses doigts, comme autrefois les bergers dans le pays du Hartani. Le garçon arrive en courant, il s’assoit à côté d’elle au bord du quai, et ils restent un moment sans rien dire, à regarder l’eau du port.
Puis le jeune garçon montre à Lalla quelque chose qu’elle n’avait jamais remarqué : à la surface de l’eau noire, il y a de petites explosions silencieuses qui font des ondes. D’abord Lalla regarde en l’air, parce qu’elle croit que ce sont des gouttes de pluie. Mais le ciel est bleu. Alors, elle comprend : ce sont des bulles qui viennent du fond, et qui éclatent à la surface de l’eau. Ensemble ils s’amusent à regarder les explosions des bulles :
« Là ! Là !… Encore, encore ! »
« Là, regarde ! »
« Et là !… »
D’où viennent ces bulles ? Radicz dit que ce sont les poissons qui respirent, mais Lalla pense que ce sont plutôt les plantes, et elle pense à ces herbes mystérieuses qui bougent lentement au fond du port.
Après cela, Radicz sort sa boîte d’allumettes. Il dit que c’est pour fumer, mais en réalité ce n’est pas fumer qu’il aime ; ce qui lui plaît, c’est brûler les allumettes. Quand il a un peu d’argent à lui, Radicz va dans un bureau de tabac et il achète une grosse boîte d’allumettes, sur laquelle on voit une gitane qui danse. Il va s’asseoir dans un coin tranquille, et il gratte ses allumettes, l’une après l’autre. Il fait ça très vite, juste pour le plaisir de voir la petite tête rouge qui s’embrase en faisant son bruit de fusée, et ensuite la belle flamme orange qui danse au bout du petit bâton de bois, à l’abri dans le creux de ses mains.
Sur le port, il y a beaucoup de vent, et Lalla doit faire comme une tente en écartant les pans de son manteau, et elle sent la chaleur âcre du phosphore qui pique ses narines. Chaque fois que Radicz craque une allumette, tous les deux ils rient très fort, et ils essaient de prendre le petit bout de bois à tour de rôle. Radicz montre à Lalla comment on fait brûler toute l’allumette, en léchant le bout de ses doigts et en prenant le bout carbonisé. Ça fait un petit chuintement quand Lalla prend l’allumette par le charbon encore rouge, et ça brûle son pouce et son index, mais ça n’est pas une brûlure désagréable ; elle regarde la flamme qui dévore toute l’allumette, et le charbon qui se tord comme s’il était vivant.
Ensuite ils fument, une cigarette pour deux, le dos appuyé contre la bâche bleue, et le regard dans le vague, du côté de l’eau sombre du port et du ciel couleur de poussière de ciment.
« Tu as quel âge ? » demande Radicz.
« Dix-sept ans, mais j’aurai bientôt dix-huit », dit Lalla.
« Moi je vais avoir quatorze ans le mois prochain », dit Radicz.
Il réfléchit un peu, les sourcils froncés.
« Tu as déjà… couché avec un homme ? »
Lalla est surprise par la question.
« Non, enfin oui, pourquoi ? »
Radicz est tellement préoccupé qu’il en oublie de donner la cigarette à Lalla ; il tire bouffée sur bouffée, sans avaler la fumée.
« Moi je n’ai pas fait ça », dit-il.
« Pas fait quoi ? »
« Je n’ai pas couché avec une femme. »
« Tu es trop jeune. »
« Ce n’est pas vrai ! » dit Radicz. Il s’énerve et bégaie un peu. « Ce n’est pas vrai ! Moi, mes amis ils ont tous fait ça, et il y en a même qui ont une femme à eux, et ils se moquent de moi, ils disent que je suis pédé, parce que je n’ai pas de femme. »
Il réfléchit encore, en fumant sa cigarette.
« Mais ça m’est égal ce qu’ils disent. Moi je crois que ça n’est pas bien de coucher avec une femme, comme ça, juste pour — pour faire le malin, pour rigoler. C’est comme les cigarettes. Tu sais, je ne fume jamais devant les autres, là-bas, à l’hôtel, alors ils croient que je n’ai jamais fumé et ça les fait rigoler aussi. Mais c’est parce qu’ils ne savent pas, mais moi, ça m’est égal, je préfère qu’ils ne sachent pas. »
Maintenant il donne à nouveau la cigarette à Lalla. Le mégot est presque entièrement consumé. Lalla prend juste une bouffée, puis elle l’écrase par terre, sur le quai.
« Tu sais que je vais avoir un bébé ? »
Elle ne sait pas bien pourquoi elle a dit cela à Radicz. Lui la regarde un bon moment sans rien répondre. Il y a quelque chose de sombre dans ses yeux, mais tout d’un coup, cela s’éclaire.
« C’est bien », dit-il sérieusement. « C’est bien, je suis bien content. »
Il est si content qu’il ne peut plus rester assis. Il se lève. Il marche devant l’eau, puis il revient vers Lalla.
« Tu viendras me voir là-bas, là où j’habite ? »
« Si tu veux », dit Lalla.
« Tu sais, c’est loin, il faut prendre l’autocar, et puis marcher longtemps, vers les réservoirs. Quand tu voudras, on ira ensemble, parce qu’autrement tu te perdrais. »
Il s’en va en courant. Le soleil est descendu maintenant il n’est plus très loin de la ligne des grands immeubles qu’on voit à l’autre bout des quais. Les cargos sont toujours immobiles, pareils à de grandes falaises rouillées, et les vols des mouettes passent devant eux lentement, dansent au-dessus des mâts.
Il y a des jours où Lalla entend les bruits de la peur. Elle ne sait pas bien ce que c’est, comme des coups lourds frappés sur des plaques de tôle, et aussi une rumeur sourde qui ne vient pas par les oreilles, mais par la plante des pieds et qui résonne à l’intérieur de son corps. C’est la solitude, peut-être, et la faim aussi, la faim de douceur, de lumière, de chansons, la faim de tout.
Dès qu’elle franchit la porte de l’hôtel Sainte-Blanche, après avoir fini son travail, Lalla sent la lumière trop claire du ciel qui tombe sur elle, qui la fait trébucher. Elle enfonce le plus qu’elle peut sa tête dans le col de son manteau marron, elle couvre ses cheveux jusqu’aux sourcils avec le foulard gris d’Aamma, mais la blancheur du ciel l’atteint toujours, et aussi le vide des rues. C’est comme une nausée, qui monte du centre de son ventre, qui vient dans sa gorge, qui emplit sa bouche d’amertume. Lalla s’assoit vite, n’importe où, sans chercher à comprendre, sans se soucier des gens qui la regardent, parce qu’elle a peur de s’évanouir encore une fois. Elle résiste de toutes ses forces, elle essaie de calmer les battements de son cœur, les mouvements de ses entrailles. Elle met ses deux mains sur son ventre, pour que la chaleur douce de ses paumes traverse sa robe, entre en elle, jusqu’à l’enfant. C’est comme cela qu’elle se soignait autrefois, quand venaient les terribles douleurs, au bas de son ventre, comme une bête qui rongeait par l’intérieur. Puis elle se berce un peu, d’avant en arrière, comme cela, assise sur le rebord du trottoir à côté des autos arrêtées.
Les gens passent devant elle sans s’arrêter. Ils ralentissent un peu, comme s’ils allaient venir vers elle, mais quand Lalla relève la tête, il y a tant de souffrance dans ses yeux qu’ils s’en vont vite, parce que ça leur fait peur.
Au bout d’un moment, la douleur s’amenuise sous les mains de Lalla. Elle peut respirer de nouveau, plus librement. Malgré le vent froid, elle est couverte de suent, et sa robe mouillée colle à son dos. C’est peut-être le bruit de la peur, le bruit qu’on n’entend pas avec les oreilles, mais qu’on entend avec les pieds et tout le corps, qui vide les rues de la ville.
Lalla remonte vers la vieille ville, elle gravit lentement les marches de l’escalier défoncé où coule l’égout qui sent fort. En haut de l’escalier, elle tourne à gauche, puis elle marche dans la rue du Bon-Jésus. Sur les vieux mut, lépreux, il y a des signes écrits à la craie, des lettres et des dessins incompréhensibles, à demi effacés. Par terre, il a plusieurs taches rouges comme le sang, où rôdent des mouches. La couleur rouge résonne dans la tête de Lalla, fait un bruit de sirène, un sifflement qui creuse un trou, vide son esprit. Lentement, avec effort, Lalla enjambe uni première tache, une deuxième, une troisième. Il y a de drôles de choses blanches mêlées aux taches rouges, comme des cartilages, des os brisés, de la peau, et la sirène résonne encore plus fort dans la tête de Lalla. Elle essaie de courir le long de la rue en pente, mais les pierres sont humides et glissantes, surtout quand on a des sandales de caoutchouc. Rue du Timon, il y a encore des signes écrits à la craie sur les vieux murs, des mots, peut être des noms ? Puis une femme nue, aux seins pareils a des yeux, et Lalla pense au journal obscène déplié sur le lit défait, dans la chambre d’hôtel. Plus loin, c’est un phallus énorme dessiné à la craie sur une vieille porte, comme un masque grotesque.
Lalla continue à marcher, en respirant avec peine. La sueur coule toujours sur son front, le long de son dos, mouille ses reins, pique ses aisselles. Il n’y a personne dans les rues à cette heure-là, seulement quelques chiens au poil hérissé, qui rongent leurs os en grognant. Les fenêtres au ras du sol sont fermées par des grillages, des barreaux. Plus haut, les volets sont tirés, les maisons semblent abandonnées. Il y a un froid de mort qui sort des bouches des soupirails, des caves, des fenêtres noires. C’est comme une haleine de mort qui souffle le long des rues, qui emplit les recoins pourris au bas des murs. Où aller ? Lalla avance lentement de nouveau, elle tourne encore une fois à droite, vers le mur de la vieille maison. Lalla a toujours un peu peur, quand elle voit ces grandes fenêtres garnies de barreaux, parce qu’elle croit que c’est une prison où les gens sont morts autrefois : on dit même que la nuit, parfois, on entend les gémissements des prisonniers derrière les barreaux des fenêtres. Elle descend maintenant le long de la rue des Pistoles, toujours déserte, et par la traverse de la Charité, pour voir, à travers le portail de pierre grise, l’étrange dôme rose qu’elle aime bien. Certains jours elle s’assoit sur le seuil d’une maison, et elle reste là à regarder très longtemps le dôme qui ressemble à un nuage, et elle oublie tout, jusqu’à ce qu’une femme vienne lui demander ce qu’elle fait là et l’oblige à s’en aller.
Mais aujourd’hui, même le dôme rose lui fait peur, comme s’il y avait une menace derrière ses fenêtres étroites, ou comme si c’était un tombeau. Sans se retourner, elle s’en va vite, elle redescend vers la mer, le long des rues silencieuses. Le vent qui passe par rafales fait claquer le linge, de grands draps blancs aux bords effilochés, des vêtements d’enfant, d’homme, des lingeries bleues et roses de femme ; Lalla ne veut pas les regarder, parce qu’ils montrent des corps invisibles, des jambes, des bras, des poitrines, comme des dépouilles sans tête. Elle longe la rue Rodillat, et là aussi il y a ces fenêtres basses, couvertes de grillage, fermées de barreaux, où les hommes et les enfants sont prisonniers. Lalla entend par moments les bribes de phrases, les bruits de vaisselle ou de cuisine, ou bien la musique nasillarde, et elle pense à tous ceux qui sont prisonniers, dans ces chambres obscures et froides, avec les blattes et les rats, tous ceux qui ne verront plus la lumière, qui ne respireront plus le vent.
Là, derrière cette fenêtre aux carreaux fêlés et noircis, il y a cette grosse femme impotente, qui vit seule avec deux chats maigres, et qui parle toujours de son jardin, de ses roses, de ses arbres, de son grand citronnier qui donne les plus beaux fruits du monde, elle qui n’a rien qu’un réduit froid et noir, et ses deux chats aveugles. Ici, c’est la maison d’Ibrahim, un vieux soldat oranais qui s’est battu contre les Allemands, contre les Turcs, contre les Serbes, là-bas, dans des endroits dont il répète les noms inlassablement, quand Lalla les lui demande : Salonique, Varna, Bjala. Mais est-ce qu’il ne va pas mourir, lui aussi, pris au piège de sa maison lépreuse où l’escalier sombre et glissant manque de le faire tomber à chaque marche, où les murs pèsent sur sa poitrine maigre comme un manteau mouillé ? Là, encore, l’Espagnole qui a six enfants, qui dorment tous dans la même chambre à la fenêtre étroite, ou qui errent dans le quartier du Panier, vêtus de haillons, pâles, toujours affamés. Là, dans cette maison où court une lézarde, aux murs qui semblent humides d’une sueur mauvaise, le couple malade, qui tousse si fort que Lalla sursaute parfois, dans la nuit, comme si elle pouvait réellement les entendre à travers tous les murs. Et le ménage étranger, lui italien, elle grecque, et l’homme est ivre chaque soir, et chaque soir il frappe sa femme à grands coups de poing sur la tête, comme cela, sans même se mettre en colère, seulement parce qu’elle est là et qu’elle le regarde avec ses yeux larmoyants dans son visage bouffi de fatigue. Lalla hait cet homme, elle serre les dents quand elle pense à lui, mais elle a peur aussi de cette ivresse tranquille et désespérée, et de la soumission de cette femme, car c’est cela qui apparaît dans chaque pierre et dans chaque tache des rues maudites de cette ville, dans chaque signe écrit sur les murs du Panier.
Partout il y a la faim, la peur, la pauvreté froide, comme de vieux habits usés et humides, comme de vieux visages flétris et déchus.
Rue du Panier, rue du Bouleau, traverse Boussenoue, toujours les mêmes murs lépreux, le haut des immeubles qu’effleure la lumière froide, le bas des murs où croupit l’eau verte, où pourrissent les tas d’ordures. Il n’y a pas de guêpes ici, ni de mouches qui bondissent librement dans l’air où bouge la poussière. Il n’y a que des hommes, des rats, des blattes, tout ce qui vit dans les trous sans lumière, sans air, sans ciel. Lalla tourne dans les rues comme un vieux chien noir au poil hérissé, sans trouver sa place. Elle s’assoit un instant sur les marches des escaliers, près du mur derrière lequel pousse le seul arbre de la ville, un vieux figuier plein d’odeurs. Elle pense un instant à l’arbre qu’elle aimait là-bas, lorsque le vieux Naman allait réparer ses filets en racontant des histoires. Mais elle ne peut pas rester longtemps à la même place, comme les vieux chiens courbaturés. Elle repart à travers le dédale sombre, tandis que la lumière du ciel décline peu à peu. Elle s’assoit encore un moment sur un des bancs de la placette, là où il y a le jardin d’enfants. Il y a des jours où elle aime bien rester là, en regardant les tout-petits qui titubent sur la place, les jambes flageolantes, les bras écartés. Mais maintenant, il n’y a plus que l’ombre, et sur un des bancs, une vieille femme noire dans une grande robe bariolée. Lalla va s’asseoir à côté d’elle, elle essaie de lui parler.
« Vous habitez ici ? »
« D’où est-ce que vous venez ? Quel est votre pays ? »
La vieille femme la regarde sans comprendre, puis elle a peur, et elle voile son visage avec un pan de sa robe bariolée.
Au fond de la place, il y a un mur que Lalla connaît bien. Elle connaît chaque tache du crépi, chaque fissure, chaque coulée de rouille. Tout à fait en haut du mur, il y a les tubes noirs des cheminées, les gouttières. En dessous du toit, de petites fenêtres sans volets aux carreaux sales. En dessous de la chambre de la vieille Ida, du linge pend à une ficelle, raidi par la pluie et par la poussière. En dessous, il y a les fenêtres des gitans. La plupart des carreaux sont cassés, certaines fenêtres n’ont même plus de traverses, elles ne sont plus que des trous noirs béants comme des orbites.
Lalla regarde fixement ces ouvertures sombres, et elle sent encore la présence froide et terrifiante de la mort. Elle frissonne. Il y a un très grand vide sur cette place, un tourbillon de vide et de mort qui naît de ces fenêtres, qui tourne entre les murs des maisons. Sur le banc, à côté d’elle, la vieille mulâtresse ne bouge pas, ne respire pas. Lalla ne voit d’elle que son bras décharné où les veines sont apparentes comme des cordes, et la main aux longs doigts tachés de henné qui maintient le pan de sa robe sur la partie du visage qui est du côté de Lalla.
Peut-être qu’il y a un piège, ici aussi ? Lalla voudrait se lever et s’en aller en courant, mais elle se sent rivée au banc de plastique, comme dans un rêve. La nuit tombe peu à peu sur la ville, l’ombre emplit la place, noie les recoins, les fissures, entre par les fenêtres aux carreaux cassés. Il fait froid maintenant, et Lalla se serre dans son manteau brun, elle remonte le col jusqu’à ses yeux. Mais le froid monte par les semelles en caoutchouc de ses sandales, dans ses jambes, dans ses fesses, dans ses reins. Lalla ferme les yeux pour résister, pour ne plus voir le vide qui tourne sur la place, autour des jeux d’enfants abandonnés, sous les yeux aveugles des fenêtres.
Quand elle rouvre ses yeux, il n’y a plus personne. La vieille mulâtresse à la robe bariolée est partie sans que Lalla s’en rende compte. Curieusement, le ciel et la terre sont moins sombres, comme si la nuit avait reculée.
Lalla recommence à marcher le long des ruelles silencieuses. Elle descend les escaliers, là où le sol est défoncé par les marteaux-piqueurs. Le froid balaye la rue, fait claquer les tôles des cabanes à outils.
Quand elle débouche devant la mer, Lalla voit que le jour n’est pas encore fini. Il y a une grande tache claire au-dessus de la Cathédrale, entre les tours. Lalla traverse l’avenue en courant, sans voir les autos qui foncent, qui klaxonnent et donnent des coups de phares. Elle s’approche lentement du haut parvis, elle monte les marches, elle passe entre les colonnes. Elle se souvient de la première fois qu’elle est venue à la Cathédrale. Elle avait très peur, parce que c’était si grand et abandonné, comme une falaise. Puis c’est Radicz le mendiant qui lui a montré où il passe les nuits, l’été, quand le vent qui vient de la mer est tiède comme un souffle. Il lui a montré l’endroit d’où l’on voit les grands cargos entrer dans le port, la nuit avec leurs feux rouges et verts. Il lui a montré aussi l’endroit d’où l’on peut voir la lune et les étoiles, entre les colonnes du parvis.
Mais ce soir il n’y a personne. La pierre blanche et verte est glacée, le silence pèse, troublé seulement par le froissement lointain des pneus des autos et par les crissements des chauves-souris qui volettent sous la voûte.
Les pigeons dorment déjà, perchés un peu partout sur les corniches, serrés les uns contre les autres.
Lalla s’assoit un moment sur les marches, à l’abri de la balustrade de pierre. Elle regarde le sol taché de guano, et la terre poussiéreuse devant le parvis. Le vent passe avec violence, en sifflant dans les grillages. La solitude est grande ici, comme sur un navire en pleine mer. Elle fait mal, elle serre la gorge et les tempes, elle fait résonner étrangement les bruits, elle fait palpiter les lumières au loin, le long des rues.
Plus tard, quand la nuit est venue, Lalla retourne a l’intérieur de la ville, vers le haut. Elle traverse la place de Lenche, où les hommes se pressent autour des portes des bars, elle prend la montée des Accoules, la main posée sur la double rampe de fer poli qu’elle aime tant. Mais, même ici, l’angoisse ne parvient pas à se dissiper. C’est derrière elle, comme un des grands chiens au poil hérissé, au regard affamé, qui rôde le long des caniveaux à la recherche d’un os à ronger. C’est la faim, sans doute, la faim qui ronge le ventre, qui creuse son vide dans la tête, mais la faim de tout, de tout ce qui est refusé, inaccessible. Il y a si longtemps que les hommes n’ont pas mangé à leur faim, si longtemps qu’ils n’ont pas eu de repos, ni de bonheur, ni d’amour, mais seulement des chambres souterraines, froides, où flotte la vapeur d’angoisse, seulement ces rues obscures où courent les rats, où coulent les eaux pourries, où s’entassent les immondices. Le mal.
Tandis qu’elle avance le long des rainures étroites des rues, rue du Refuge, rue des Moulins, rue des Belles Écuelles, rue de Montbrion, Lalla voit tous les détritus comme rejetés par la mer, boîtes de conserve rouillées, vieux papiers, morceaux d’os, oranges flétries, légumes, chiffons, bouteilles cassées, anneaux de caoutchouc, capsules, oiseaux morts aux ailes arrachées, cafards écrasés, poussières, poudres, pourritures. Ce sont les marques de la solitude, de l’abandon, comme si les hommes avaient déjà fui cette ville, ce monde, qu’ils les avaient laissés en proie à la maladie, à la mort, à l’oubli. Comme s’il ne restait plus que quelques hommes dans ce monde, les malheureux qui continuaient à vivre dans ces maisons qui s’écroulent, dans ces appartements déjà semblables à des tombeaux, tandis que le vide entre par les fenêtres béantes, le froid de la nuit qui serre les poitrines, qui voile les yeux des vieillards et des enfants.
Lalla continue d’avancer parmi les décombres, elle marche sur les tas de plâtres tombés. Elle ne sait pas où elle va. Elle repasse plusieurs fois par la même rue, autour des hauts murs de l’Hôtel-Dieu. Peut-être qu’Aamma est là, dans la grande cuisine souterraine aux vasistas crasseux, en train de passer son balai éponge sur les dalles noires que rien ne nettoiera jamais ? Lalla ne veut pas retourner chez Aamma, plus jamais. Elle tourne le long des rues sombres, tandis qu’une pluie fine commence à tomber du ciel, car le vent s’est tu. Des hommes passent, silhouettes noires, sans visage, qui semblent perdues, elles aussi. Lalla s’efface pour les laisser passer, disparaît dans l’embrasure des portes, se cache derrière les autos arrêtées. Quand la rue est à nouveau vide, elle sort, elle continue à marcher sans bruit, fatiguée, ivre de sommeil.
Mais elle ne veut pas dormir. Où pourrait-elle s’abandonner, s’oublier ? La ville est trop dangereuse, et l’angoisse ne laisse pas les filles pauvres dormir, comme les enfants de riches.
Il y a trop de bruits dans le silence de la nuit, bruits de la faim, bruits de la peur, de la solitude. Il y a les bruits des voix avinées des clochards, dans les asiles, les bruits des cafés arabes où ne cesse pas la musique monotone, et les rires lents des haschischins. Il y a le bruit terrible de l’homme fou qui frappe sa femme à grands coups de poing, tous les soirs, et la voix aiguë de la femme qui crie d’abord, puis qui pleurniche et qui geint. Lalla entend tous ces bruits, maintenant, distinctement, comme s’ils ne cessaient jamais de résonner. Il y a un bruit surtout qui la suit partout où elle va, qui entre dans sa tête et dans son ventre et répète tout le temps le même malheur : c’est le bruit d’un enfant qui tousse, dans la nuit, quelque part, dans la maison voisine, peut-être le fils de la femme tunisienne si grosse et si pâle, aux yeux verts un peu fous ? Ou peut-être est-ce un autre enfant qui tousse dans une maison, à plusieurs rues de distance, et puis un autre qui lui répond ailleurs, dans une mansarde au plafond crevé, un autre encore, qui n’arrive pas à dormir dans l’alcôve glacée, et encore un autre, comme s’il y avait des dizaines, des centaines d’enfants malades qui toussaient dans la nuit en faisant le même bruit rauque qui déchire la gorge et les bronches. Lalla s’arrête le dos contre une porte, et elle bouche ses oreilles en appuyant les paumes de ses mains de toutes ses forces, pour ne plus entendre les toux d’enfants qui aboient dans la nuit froide, de maison en maison.
Plus loin, il y a le tournant de rue où l’on voit en contrebas, comme du haut d’un balcon, le grand carrefour des avenues, pareil à l’estuaire d’un fleuve, et toutes les lumières qui clignotent, qui aveuglent. Alors Lalla descend la colline, le long des escaliers, elle entre par le passage de Lorette, elle traverse la grande cour aux murs noircis par la fumée et la misère, avec le bruit des radios et des voix humaines. Elle s’arrête un instant, la tête tournée vers les fenêtres, comme si quelqu’un allait apparaître. Mais on n’entend que le bruit inhumain d’une voix de radio qui crie quelque chose, qui répète lentement la même phrase :
« Au son de cette musique les dieux entrent en scène ! »
Mais Lalla ne comprend pas ce que cela veut dire. La voix inhumaine couvre le bruit des enfants qui toussent, le bruit des hommes ivres et de la femme qui pleurniche. Ensuite, il y a un autre passage obscur, comme un corridor, et on débouche sur le boulevard.
Ici, pendant un instant, Lalla ne sent plus la peur, ni la tristesse. La foule se hâte sur les trottoirs, yeux étincelants, mains agiles, pieds qui frappent le sol de ciment, hanches qui bougent, vêtements qui se froissent, s’électrisent. Sur la chaussée roule les autos, les camions, les motos aux phares allumés, et les reflets des vitrines s’allument et s’éteignent tout le temps. Lalla se laisse porter par le mouvement des gens, elle ne pense plus à elle, elle est vide, comme si elle n’existait plus réellement. C’est pour cela qu’elle retourne toujours aux grandes avenues, pour se perdre dans leur flot, pour aller à la dérive.
Il y a beaucoup de lumières ! Lalla les regarde en marchant droit devant elle. Les lumières bleues, rouges, orangées, violettes, les lumières fixes, celles qui avancent, celles qui dansent sur place comme des flammes d’allumettes. Lalla pense un peu au ciel constellé, à la grande nuit du désert, quand elle était étendue sur le sable dur à côté du Hartani, et qu’ils respiraient doucement, comme s’ils n’avaient qu’un seul corps. Mais c’est difficile de se souvenir. Il faut marcher, ici, marcher, avec les autres, comme si on savait où on allait, mais il n’y a pas de fin au voyage, pas de cachette au creux de la dune. Il faut marcher pour ne pas tomber, pour ne pas être piétiné par les autres.
Lalla descend jusqu’au bout de l’avenue, puis elle remonte une autre avenue, une autre encore. Il y a toujours les lumières, et le bruit des hommes et de leurs moteurs rugit sans cesse. Alors, tout d’un coup, la peur revient, l’angoisse, comme si tous les bruits de pneus et de pas traçaient de grands cercles concentriques sur les bords d’un gigantesque entonnoir.
Maintenant, Lalla les voit, de nouveau : ils sont là partout, assis contre les vieux murs noircis, tassés sur le sol au milieu des excréments et des immondices : les mendiants, les vieillards aveugles aux mains tendues, les jeunes femmes aux lèvres gercées, un enfant accroché à leur sein flasque, les petites filles vêtues de haillons, le visage couvert de croûtes, qui s’accrochent aux vêtements des passants, les vieilles couleur de suie, aux cheveux emmêlés, tous ceux que la faim et le froid ont chassés des taudis, et qui sont poussés comme des rebuts par les vagues. Ils sont là, au centre de la ville indifférente, dans le bruit saoulant des moteurs et des voix, mouillés de pluie, hérissés par le vent, plus laids et plus pauvres encore à la lueur mauvaise des ampoules électriques. Ils regardent ceux qui passent avec des yeux troubles, leurs yeux humides et tristes qui fuient et reviennent sans cesse vers vous comme les yeux des chiens. Lalla marche lentement devant les mendiants, elle les regarde, le cœur serré, et c’est encore ce vide terrible qui creuse son tourbillon ici, devant ces corps abandonnés. Elle marche si lentement qu’une clocharde l’attrape par son manteau et veut la tirer vers elle. Lalla se débat, défait avec violence les doigts qui se nouent sur l’étoffe de son manteau ; elle regarde avec pitié et horreur le visage encore jeune de la femme, ses joues bouffies par l’alcool, tachées de rouge à cause du froid, et surtout ces deux yeux bleus d’aveugle, presque transparents, où la pupille n’est pas plus grande qu’une tête d’épingle.
« Viens ! Viens ici ! » répète la clocharde, tandis que Lalla essaie de détacher les doigts aux ongles cassés. Puis la peur est la plus forte, et Lalla arrache son manteau des mains de la clocharde, et elle se sauve en courant, tandis que les autres mendiants se mettent à rire et que la femme, à demi dressée sur le trottoir au milieu de ses tas de hardes, se met à hurler des injures.
Le cœur battant, Lalla court le long de l’avenue ; elle heurte les gens qui se promènent, qui entrent et sortent des cafés, des cinémas ; des hommes en complet veston, qui viennent de dîner, et qui ont encore le visage tout luisant de l’effort qu’ils ont fait pour trop manger et trop boire ; des garçons parfumés, des couples, des militaires en vadrouille, des étrangers à la peau noire et aux cheveux crépus, qui lui disent des mots qu’elle ne comprend pas, ou qui essaient de l’attraper au passage en riant très fort.
Dans les cafés, il y a une musique qui n’arrête pas de battre, une musique lancinante et sauvage qui résonne sourdement dans la terre, qui vibre à travers le corps, dans le ventre, dans les tympans. C’est toujours la même musique qui sort des cafés et des bars, qui cogne avec la lumière des tubes de néon, avec les couleurs rouges, vertes, orange, sur les murs, sur les tables, sur les visages peints des femmes.
Depuis combien de temps Lalla avance-t-elle au milieu de ces tourbillons, de cette musique ? Elle ne le sait plus. Des heures ; peut-être, des nuits entières, des nuits sans aucun jour pour les interrompre. Elle pense à l’étendue des plateaux de pierres, dans la nuit, aux monticules de cailloux tranchants comme des lames, aux sentiers des lièvres et des vipères sous la lune, et elle regarde autour d’elle, ici, comme si elle allait le voir apparaître. Le Hartani vêtu de son manteau de bure, aux yeux brillants dans son visage très noir, aux gestes longs et lents comme la démarche des antilopes. Mais il n’y a que cette avenue, et encore cette avenue, et ces carrefours pleins de visages, d’yeux, de bouches, ces voix criardes, ces paroles, ces murmures. Ces bruits de moteurs et de klaxons, ces lumières brutales. On ne voit pas le ciel, comme s’il y avait une taie blanche qui recouvrait la terre. Comment pourraient-ils venir jusqu’ici, le Hartani, et lui, le guerrier bleu du désert, Es Ser, le Secret, comme elle l’appelait autrefois ? Ils ne pourraient pas la voir à travers cette taie blanche, qui sépare cette ville du ciel. Ils ne pourraient pas la reconnaître, au milieu de tant de visages, de tant de corps, avec toutes ces autos, ces camions, ces motocyclettes. Ils ne pourraient même pas entendre sa voix, ici, avec tous ces bruits de voix qui parlent dans toutes les langues, avec cette musique qui résonne, qui fait trembler le sol. C’est pour cela que Lalla ne les cherche plus, ne leur parle plus, comme s’ils avaient disparu pour toujours, comme s’ils étaient morts pour elle.
Les mendiants sont là, au cœur même de la ville, dans la nuit. La pluie a cessé de tomber, et la nuit est très blanche, lointaine, allée jusqu’à minuit. Les hommes sont rares. Ils entrent et sortent des cafés et des bars, mais ils s’enfuient en auto à toute vitesse. Lalla tourne à droite, dans la rue étroite qui monte un peu, et elle marche en se dissimulant derrière les autos arrêtées. Sur l’autre trottoir, il y a quelques hommes. Ils sont immobiles, ils ne parlent pas. Ils regardent vers le haut de la rue, l’entrée d’un immeuble sordide, une toute petite porte peinte en vert, à demi ouverte sur un couloir éclairé.
Lalla s’arrête, elle aussi, et elle regarde, cachée derrière une voiture. Son cœur bat vite, et le grand vide de l’angoisse souffle dans la rue. L’immeuble est debout, comme une forteresse sale, avec ses fenêtres sans volets, dont les carreaux sont tapissés de feuilles de papier journal. Certaines fenêtres sont éclairées, d’une mauvaise lumière dure, ou bien d’une drôle de lueur faiblarde, couleur de sang. On dirait un géant immobile, aux dizaines d’yeux qui regardent ou qui dorment, un géant plein de la force du mal, qui va dévorer les petits hommes qui attendent dans la rue. Lalla est si faible qu’elle doit s’appuyer sur la coque de la voiture, en grelottant de tous ses membres.
Le vent du mal souffle dans la rue, c’est lui qui fait le vide sur la ville, la peur, la pauvreté, la faim c’est lui qui creuse ses tourbillons sur les places et qui fait peser le silence dans les chambres solitaires où étouffent les enfants et les vieillards. Lalla le hait, lui, et tous ces géants aux yeux ouverts, qui règnent sur la ville, seulement pour dévorer les hommes et les femmes, les broyer dans son ventre.
Ensuite la petite porte verte de l’immeuble s’ouvre complètement, et maintenant sur le trottoir, en face de Lalla, une femme est immobile. C’est elle que les hommes regardent sans bouger, en fumant des cigarettes. C’est une femme très petite, presque une naine, au corps large, à la tête enflée posée sur ses épaules, sans cou. Mais son visage est enfantin, avec une toute petite bouche couleur cerise, et des yeux très noirs entourés d’un cerne vert. Ce qui étonne le plus en elle, après sa petite taille, ce sont ses cheveux : courts, bouclés, ils sont d’un rouge de cuivre qui étincelle bizarrement à la lumière du couloir derrière elle, et font comme une auréole de flamme sur sa tête de poupée grasse, comme une apparition surnaturelle.
Lalla regarde les cheveux de la petite femme, fascinée, sans bouger, presque sans respirer. Le vent froid souffle avec violence autour d’elle, mais la petite femme reste debout devant l’entrée de l’immeuble, avec ses cheveux qui flamboient sur sa tête. Elle est habillée d’une jupe noire très courte qui montre ses cuisses grasses et blanches, et d’une sorte de pull-over violet décolleté. Elle est chaussée d’escarpins vernis à talons aiguilles très hauts. À cause du froid, elle fait quelques pas sur la place, et le bruit de ses talons résonne dans le vide de la ruelle.
Des hommes s’approchent d’elle, maintenant, en fumant leurs cigarettes. Ce sont des Arabes pour la plupart, aux cheveux très noirs, avec un teint gris que Lalla ne connaît pas, comme s’ils vivaient sous la terre et ne sortaient que la nuit. Ils ne parlent pas. Ils ont l’air brutal, buté, lèvres serrées, regard dur. La petite femme aux cheveux de feu ne les regarde même pas. Elle allume une cigarette à son tour, et elle fume vite, en pivotant sur place. Quand elle tourne le dos, elle semble bossue.
Puis en haut de la ruelle marche une autre femme. Celle-ci est très grande, au contraire, et très forte, déjà vieillie, flétrie par la fatigue et le manque de sommeil. Elle est vêtue d’un grand imperméable en toile cirée bleue, et ses cheveux noirs sont décoiffés par le vent.
Elle descend lentement la rue, en faisant claquer ses chaussures à hauts talons, elle arrive à côté de la naine, et elle s’arrête, elle aussi, devant la porte. Les Arabes s’approchent d’elle, lui parlent. Mais Lalla n’entend pas ce qu’ils disent. L’un après l’autre, ils s’éloignent, et s’arrêtent à distance, les yeux fixés sur les deux femmes immobiles qui fument. Le vent passe par rafales le long de la ruelle, plaque les vêtements sur les corps des femmes, agite leurs cheveux. Il y a tant de haine et de désespoir dans cette ruelle, comme si elle descendait sans fin à travers tous les degrés de l’enfer, sans jamais rencontrer de fond, sans jamais s’arrêter. Il y a tant de faim, de désir inassouvi, de violence. Les hommes silencieux regardent, immobiles au bord du trottoir comme des soldats de plomb, leurs yeux fixés sur le ventre des femmes, sur leurs seins, sur la courbe de leurs hanches, sur la chair pâle de leur gorge, sur leurs jambes nues. Peut-être qu’il n’y a pas d’amour, nulle part, pas de pitié, pas de douceur. Peut-être que la taie blanche qui sépare la terre du ciel a étouffé les hommes, a arrêté les palpitations de leur cœur, a fait mourir tous leurs souvenirs, tous leurs désirs anciens, toute la beauté ?
Lalla sent le vertige continu du vide qui entre en elle, comme si le vent qui passait dans la ruelle était celui d’un long mouvement giratoire. Le vent va peut-être arracher les toits des maisons sordides, défoncer portes et fenêtres, abattre les murs pourris, renverser en tas de ferraille toutes les voitures ? Cela doit arriver, car il y a trop de haine, trop de souffrance… Mais le grand immeuble sale reste debout, écrasant les hommes de toute sa hauteur. Ce sont les géants immobiles, aux yeux sanglants, aux yeux cruels, les géants dévoreurs d’hommes et de femmes. Dans leurs entrailles, les jeunes femmes sont renversées sur les vieux matelas tachés, et possédées en quelques secondes par les hommes silencieux dont le sexe brûle comme un tison. Puis ils se rhabillent et s’en vont, et leur cigarette posée sur le bord de la table n’a pas eu le temps de s’éteindre. Dans l’intérieur des géants dévoreurs, les vieilles femmes sont couchées sous le poids des hommes qui les écrasent, qui salissent leurs chairs jaunes. Alors, dans tous ces ventres de femmes naît le vide, le vide intense et glacé qui s’échappe d’elles et qui souffle comme un vent le long des rues et des ruelles, en lançant ses tourbillons sans fin.
Tout à coup, Lalla n’en peut plus d’attendre. Elle veut crier, même pleurer, mais c’est impossible. Le vide et la peur ont fermé étroitement sa gorge, et c’est à peine si elle peut respirer. Alors elle s’échappe. Elle court de toutes ses forces le long de la ruelle, et le bruit de ses pas résonne fort dans le silence. Les hommes se retournent et la regardent fuir. La naine crie quelque chose, mais un homme la prend par le cou et la pousse avec lui à l’intérieur de l’immeuble. Le vide, un instant troublé, se referme sur eux, les étreint. Quelques hommes jettent leur cigarette dans le ruisseau et s’en vont vers l’avenue, en glissant comme des ombres. D’autres arrivent et s’arrêtent au bord du trottoir, et regardent la grande femme aux cheveux noirs debout devant la porte de l’immeuble.
Près de la gare, il y a beaucoup de mendiants qui dorment, engoncés dans leurs hardes, ou bien entourés de cartons, devant les portes. Au loin, brille l’édifice de la gare, avec ses grands réverbères blancs comme des astres.
Dans un coin de porte, à l’abri d’une borne de pierre, dans un grand lac d’ombre humide, Lalla s’est couchée par terre. Elle a rentré sa tête et ses membres le plus qu’elle a pu à l’intérieur de son grand manteau marron, tout à fait dans le genre d’une tortue. La pierre est froide et dure, et le bruit mouillé des pneus des autos la fait frissonner. Mais elle voit quand même le ciel s’ouvrir, comme autrefois, sur le plateau de pierres, et entre les bords de la taie qui se fend, en tenant les yeux bien fermés, elle peut voir encore la nuit du désert.
Lalla habite à l’hôtel Sainte-Blanche. Elle a une toute petite chambre, un réduit sombre sous les toits, qu’elle partage avec les balais, les seaux, les vieilles choses oubliées là depuis des années. Il y a une ampoule électrique, une table, et un vieux lit à sangles. Quand elle a demandé au patron si elle pouvait habiter là, il lui a dit oui simplement, sans poser de questions. Il n’a pas fait de commentaires, il a dit qu’elle pouvait dormir là, que le lit ne servait pas. Il a dit aussi qu’il déduirait l’argent de l’électricité et de l’eau de son salaire, voilà tout. Il a recommencé à lire son journal allongé sur son lit. C’est pour cela que Lalla trouve qu’il est bien, le patron, même s’il est sale et pas rasé, parce qu’il ne pose pas de questions. Tout lui est égal.
Avec Aamma, ça n’a pas été la même chose. Quand Lalla lui a dit qu’elle n’habiterait plus chez elle, son visage s’est fermé, et elle a dit des tas de choses désagréables, parce qu’elle croyait que Lalla s’en allait pour vivre avec un homme. Mais elle a été d’accord quand même, parce que de toute façon ça l’arrangeait, à cause de ses fils qui devaient bientôt venir. Il n’y aurait pas eu assez de place pour tout le monde.
Maintenant, Lalla connaît un peu mieux les gens de l’hôtel Sainte-Blanche. Ils sont tous très pauvres, venus de pays où on ne mange pas, où il n’y a presque rien pour vivre. Ils ont des visages durcis, même les plus jeunes, et ils ne peuvent pas parler très longtemps. À l’étage où habite Lalla il n’y a personne, parce que ce sont les combles, où vivent les souris. Mais juste en dessous, il y a une chambre où logent trois Noirs, des frères. Eux ne sont pas méchants, ni tristes. Ils sont toujours gais, et Lalla aime bien les entendre rire et chanter le samedi après-midi et le dimanche. Elle ne connaît pas leurs noms, elle ne sait pas ce qu’ils font dans la ville. Mais elle les rencontre quelquefois dans le couloir, quand elle va aux W.C., ou quand elle descend tôt le matin pour frotter les marches de l’escalier. Mais ils ne sont plus là quand elle va nettoyer leur chambre. Ils n’ont presque pas d’effets, juste quelques cartons pleins de vêtements, et une guitare.
À côté de la chambre des Noirs, il y a deux chambres occupées par des Nord-Africains des chantiers, qui ne restent jamais très longtemps. Ils sont gentils mais taciturnes, et Lalla ne leur parle pas beaucoup non plus. Il n’y a rien dans leurs chambres, parce qu’ils mettent tous leurs vêtements dans des valises, et les valises sous leurs lits. Ils ont peur qu’on les vole.
Celui que Lalla aime bien, c’est un jeune Noir africain qui habite avec son frère dans la petite chambre du deuxième étage, tout à fait au bout du couloir. C’est la plus jolie chambre, parce qu’elle donne sur un morceau de cour où il y a un arbre. Lalla ne connaît pas le nom de l’aîné, mais elle sait que le plus jeune s’appelle Daniel. Il est très très noir, avec des cheveux tellement frisés qu’il y a toujours des choses qui s’y accrochent, des bouts de paille, des plumes, des brins d’herbe. Il a une tête toute ronde, et un cou démesuré. Il est d’ailleurs tout en longueur, avec de longs bras et de longues jambes, et une drôle de démarche, un peu comme s’il dansait. Il est toujours très gai, il rit tout le temps quand il parle avec Lalla. Elle ne comprend pas bien ce qu’il dit, parce qu’il a un accent bizarre qui chante. Mais ça n’a pas une grande importance, parce qu’il fait des gestes très drôles avec ses longues mains, et toutes sortes de grimaces avec sa grande bouche pleine de dents très blanches. C’est lui que Lalla préfère, à cause de son visage lisse, à cause de son rire, parce qu’il ressemble un peu à un enfant. Il travaille à l’hôpital, avec son frère, et le samedi et le dimanche, il va jouer au football. C’est sa grande passion. Il a des affiches et des photos dans toute sa chambre, punaisées sur les murs, sur la porte, à l’intérieur du placard. Chaque fois qu’il voit Lalla, il lui demande quand est-ce qu’elle va venir le voir jouer au stade.
Elle y est allée une fois, un dimanche après-midi. Elle s’est installée tout à fait en haut des gradins, et elle l’a regardé. Il faisait une petite tache noire sur le gazon vert du terrain, et c’est à cela qu’elle a pu le reconnaître. Il jouait avant-centre droit, avec ceux qui conduisent l’attaque. Mais Lalla ne lui a jamais dit qu’elle était allée le voir, peut-être pour qu’il continue à lui demander de venir, avec son rire qui résonne bien fort dans les couloirs de l’hôtel.
Il y a aussi un vieil homme qui vit dans une chambre très petite, à l’autre bout du couloir. Lui ne parle jamais à personne, et personne ne sait très bien d’où il vient. C’est un vieil homme dont le visage a été mangé par une maladie terrible, sans nez ni bouche, avec juste deux trous à la place des narines et une cicatrice à la place des lèvres. Mais il a de beaux yeux profonds et tristes, et il est toujours poli et doux, et Lalla l’aime bien à cause de cela. Il vit très pauvrement dans cette chambre, presque sans manger, et il sort seulement de bonne heure le matin pour aller ramasser les fruits tombés au marché, et pour aller se promener au soleil. Lalla ne connaît pas son nom mais elle l’aime bien. Il ressemble un peu au vieux Naman, il a le même genre de mains, puissantes et agiles, des mains brûlées par le soleil et pleines de savoir. Quand elle regarde ses mains, c’est comme si elle reconnaissait un peu le paysage qui brûle, les étendues de sable et de pierres, les arbustes calcinés, les rivières desséchées. Mais lui ne parle jamais de son pays ni de lui-même, il garde cela serré au fond de lui. Il dit à peine quelques mots à Lalla, quand il la croise dans le couloir, juste sur le temps qu’il fait dehors, sur les nouvelles qu’il a entendues à la radio. Peut-être qu’il est le seul à l’hôtel qui sache le secret de Lalla, parce qu’il lui a demandé deux fois, en la regardant avec ses yeux pleins de profondeur, si ça n’était pas trop dur pour elle de travailler. Il n’a rien dit de plus, mais Lalla a pensé qu’il savait qu’elle avait un bébé dans son ventre, et elle a même eu un peu peur que le vieil homme en parle au patron, parce qu’il ne voudrait plus la garder à l’hôtel. Mais le vieil homme ne dit rien à personne d’autre. Chaque lundi, il paie d’avance une semaine de logement, sans que personne ne sache d’où lui vient son argent. Lalla est la seule a savoir qu’il est très pauvre, parce qu’il n’y a jamais rien d’autre à manger dans sa chambre que les fruits tapés qui sont tombés par terre au marché. Alors, quelquefois, quand elle a un peu d’argent devant elle, elle achète une ou deux belles pommes, des oranges, et elle les met sur l’unique chaise de la petite chambre, en faisant le ménage. Le vieil homme ne lui a jamais dit merci, mais elle voit dans ses yeux qu’il est content quand il la rencontre.
Les autres locataires, Lalla les connaît sans les connaître. Ce sont des gens qui ne restent pas, des Arabes, des Portugais, des Italiens, qui ne sont là que pour dormir. Il y a aussi ceux qui restent, mais que Lalla n’aime pas, deux Arabes du premier qui ont l’air brutal, et qui se saoulent à l’alcool à brûler. Il y a celui qui lit ses revues obscènes, et qui laisse traîner toutes ces photos de femmes nues sur son lit défait, pour que Lalla les ramasse et les regarde. C’est un Yougoslave, qui s’appelle Gregori. Un jour, Lalla est entrée dans sa chambre, et il était là. Il l’a prise par le bras et il a voulu la faire tomber sur son lit, mais Lalla s’est mise à crier et il a eu peur. Il l’a laissée partir en lui criant des injures. Depuis ce jour-là, Lalla ne met plus les pieds dans sa chambre quand il est là.
Mais tous, ils n’existent pas vraiment, sauf le vieil homme au visage mangé. Ils n’existent pas, parce qu’ils ne laissent pas de traces de leur passage, comme s’ils n’étaient que des ombres, des fantômes. Quand ils s’en vont, un jour, c’est comme s’ils n’étaient jamais venus. Le lit de sangles est toujours le même, et la chaise disloquée, le linoléum taché, les murs graisseux où la peinture cloque, et l’ampoule électrique nue au bout de son fil, avec ses chiures de mouches. Tout reste pareil.
Mais c’est surtout la lumière qui vient du dehors, à travers les carreaux sales, la lumière grise de la cour intérieure, les reflets pâles du soleil, et les bruits : bruits des postes de radio, bruits des moteurs des autos dans la grande avenue, voix des hommes qui se querellent. Bruit des robinets qui chuintent, bruit de la chasse d’eau, grincements des escaliers, bruit du vent qui agite les tôles et les gouttières.
Lalla écoute tous ces bruits, la nuit, allongée sur son lit, en regardant la tache jaune de l’ampoule électrique allumée. Les hommes ici ne peuvent pas exister, ni les enfants, ni rien de ce qui vit. Elle écoute les bruits de la nuit, comme à l’intérieur d’une grotte, et c’est comme si elle n’existait plus elle-même très bien. Dans son ventre, quelque chose tressaille, à présent, palpite comme un organe inconnu.
Lalla se love dans son lit, les genoux contre le menton, et elle essaie d’écouter ce qui bouge en elle, ce qui commence à vivre. Il y a la peur, encore, la peur qui fait fuir le long des rues et fait rebondir d’un angle à l’autre, comme une balle. Mais, en même temps, il y a une onde de bonheur étrange, de chaleur et de lumière, qui semble venir de très loin, d’au-delà des mers et des villes, et qui unit Lalla à la beauté du désert. Alors, comme chaque nuit, Lalla ferme les yeux, elle respire profondément. Lentement, la lumière grise de la chambre étroite s’éteint, et la belle nuit apparaît. Elle est peuplée d’étoiles, froide, silencieuse, solitaire. Elle repose sur la terre sans limites, sur l’étendue des dunes immobiles. À côté de Lalla, il y a le Hartani, vêtu de son manteau de bure, et son visage de cuivre noir est brillant à la lumière des étoiles. C’est son regard qui vient jusqu’à elle, qui la trouve ici, dans cette chambre étroite, dans la clarté maladive de l’ampoule électrique, et le regard du Hartani bouge en elle, dans son ventre, réveille la vie. Il y a si longtemps qu’il a disparu, si longtemps qu’elle est partie, de l’autre côté de la mer, comme si elle avait été chassée, et pourtant le regard du jeune berger est très fort ; elle le sent qui bouge vraiment au fond d’elle, dans le secret de son ventre. Alors, ce sont eux qui s’effacent, les gens de cette ville, les policiers, les hommes de la rue, les locataires de l’hôtel, tous, ils disparaissent, et avec eux leur ville, leurs maisons, leurs rues, leurs autos, leurs camions, et il ne reste plus que l’étendue du désert, où Lalla et le Hartani sont couchés ensemble. Tous deux sont enveloppés dans le grand manteau de bure, entourés par la nuit noire et les myriades d’étoiles, et ils se serrent très fort l’un contre l’autre pour ne pas sentir le froid qui envahit la terre.
Quand il y a quelqu’un qui meurt au Panier, c’est le magasin des pompes funèbres, au rez-de-chaussée de l’hôtel, qui s’occupe de tout. Au début, Lalla croyait que c’était quelqu’un de la famille du patron de l’hôtel ; mais c’est un commerçant comme les autres. Au début, Lalla pensait que les gens venaient mourir à l’hôtel et qu’on les envoyait ensuite aux pompes funèbres. Il n’y a pas beaucoup de monde dans le magasin, juste le patron, Monsieur Cherez, deux croque-morts, et le conducteur de la limousine.
Quand quelqu’un est mort au Panier, les employés partent avec la limousine, et ils vont accrocher de grandes tentures noires avec des larmes d’argent sur la porte de la maison. Devant la porte, sur le trottoir, ils installent une petite table recouverte d’une nappe noire avec aussi des larmes d’argent. Sur la table, il y a une soucoupe pour que les gens puissent mettre un petit carton avec leur nom, quand ils vont rendre visite au mort.
Quand Monsieur Ceresola est mort, Lalla l’a su tout de suite, parce qu’elle a vu son fils dans le magasin, au rez-de-chaussée de l’hôtel. Le fils de Monsieur Ceresola est un petit bonhomme gras avec pas beaucoup de cheveux et une moustache en brosse, et il regarde toujours Lalla comme si elle était transparente. Mais Monsieur Ceresola, lui, était différent. C’est quelqu’un que Lalla aime bien. C’est un Italien, pas très grand, mais vieux et maigre, et qui marche difficilement à cause de ses rhumatismes. Il est toujours habillé d’un complet-veston noir, qui doit être bien vieux aussi, parce que l’étoffe est usée jusqu’à la trame, aux coudes, aux genoux. Avec ça, il a de vieilles chaussures de cuir noir, toujours bien cirées, et quand il fait froid, il met un foulard de laine et une casquette. Monsieur Ceresola a une figure toute sèche et ridée, mais bien tannée par le grand air, des cheveux blancs coupés court, et de drôles de lunettes en écaille de tortue, raccommodées avec du sparadrap et de la ficelle.
Les gens l’aiment bien, au Panier, parce qu’il est poli et aimable avec tout le monde, et qu’il a un air de dignité, avec son habit noir démodé et ses souliers cirés. Et puis, tout le monde sait qu’il a été charpentier autrefois, un vrai maître charpentier, et qu’il est venu d’Italie avant la guerre, parce qu’il n’aimait pas Mussolini. C’est ce qu’il raconte quelquefois, quand il rencontre Lalla dans la rue, en allant faire ses courses. Il dit qu’il est arrivé à Paris sans argent, avec juste de quoi payer deux ou trois nuits d’hôtel, et qu’il ne parlait pas un mot de français ; alors quand il a demandé du savon pour se laver, on lui a monté un pot d’eau chaude.
Quand Lalla le rencontre, elle l’aide à porter ses paquets, parce qu’il marche difficilement, surtout quand il faut monter les escaliers vers la rue du Panier. Alors, en marchant, il lui parle de l’Italie, de son village, et du temps où il était ouvrier en Tunisie, et des maisons qu’il construisait, partout, à Paris, à Lyon, en Corse. Il a une drôle de voix un peu forte, et Lalla a du mal à comprendre son accent, mais elle aime bien l’entendre parler.
Maintenant il est mort. Quand Lalla a compris cela, elle a eu l’air si triste que le fils de Monsieur Ceresola l’a regardée avec étonnement, comme s’il était surpris que quelqu’un puisse penser à son père. Lalla est repartie très vite, parce qu’elle n’aime pas beaucoup respirer l’air du magasin des pompes funèbres, ni voir toutes ces couronnes de celluloïd, ces cercueils, et surtout ces croque-morts qui ont des yeux méchants.
Alors Lalla a suivi les rues, lentement, la tête baissée, et elle est arrivée comme cela jusqu’à la porte de la maison de Monsieur Ceresola. Autour de la porte, il y avait les tentures, et la petite table avec sa nappe noire et sa soucoupe. Il y avait aussi un grand tableau noir au-dessus de la porte avec deux lettres en forme de croissants de lune, comme ceci :
Lalla entre dans la maison, elle monte l’escalier aux marches étroites, comme quand elle portait les paquets de Monsieur Ceresola, lentement, en s’arrêtant à chaque palier pour reprendre son souffle. Elle est si fatiguée, aujourd’hui, elle se sent si lourde, comme si elle allait s’endormir, comme si elle allait mourir en arrivant au dernier étage.
Elle s’arrête devant la porte, elle hésite un peu. Puis elle pousse la porte, et elle entre dans le petit appartement. D’abord, elle ne reconnaît pas l’endroit, parce que les volets sont fermés et qu’il fait sombre. Il n’y a personne dans l’appartement, et Lalla avance vers la grande pièce, là où il y a une table recouverte de toile cirée, avec une corbeille de fruits. Au fond de la pièce, il y a l’alcôve avec le lit. Quand elle s’approche, Lalla aperçoit Monsieur Ceresola qui est couché sur le dos, dans le lit, comme s’il dormait. Il a l’air si tranquille, dans la pénombre, avec les yeux fermés et les mains allongées le long de son corps, que Lalla croit un instant qu’il est seulement assoupi, qu’il va bientôt se réveiller. Elle dit, à voix chuchotée, pour ne pas le déranger :
« Monsieur Ceresola ? Monsieur Ceresola ? »
Mais Monsieur Ceresola ne dort pas. Cela se voit à ses habits, toujours le même complet veston noir, les mêmes souliers cirés ; mais le veston est un peu de travers, avec le col qui se soulève derrière la tête, et Lalla pense qu’il va être froissé. Il y a une ombre grise sur les joues et sur le menton du vieillard, et des cernes bleus autour de ses yeux, comme s’il avait été frappé. Lalla pense encore au vieux Naman, quand il était couché par terre dans sa maison et qu’il ne pouvait plus respirer. Elle pense à lui si fort, que pendant quelques secondes c’est lui qu’elle voit, couché sur le lit, le visage effacé par le sommeil, les mains étendues le long de son corps. La vie tremble encore dans la pénombre de la chambre, avec un murmure très bas, à peine perceptible. Lalla s’approche tout près du lit, elle regarde mieux le visage éteint, couleur de cire, les cheveux blancs qui tombent sur ses tempes en mèches raides, la bouche entrouverte, les joues creusées par le poids de la mâchoire qui pend. Ce qui rend le visage étrange, c’est qu’il ne porte plus les vieilles lunettes d’écaille ; il semble nu, faible, à cause de ces marques qui ne servent plus, sur le nez, autour des yeux, le long des tempes. Le corps de Monsieur Ceresola est devenu tout d’un coup trop petit, trop maigre pour ces habits noirs, et c’est comme s’il avait disparu, comme s’il ne restait plus que ce masque et ces mains de cire, et ces habits mal ajustés sur des cintres trop étriqués. Alors, soudain, la peur revient sur Lalla, la peur qui brûle la peau, qui trouble le regard. La pénombre est étouffante, elle est un poison qui paralyse. La pénombre vient du fond des cours, elle suit les rues étroites, à travers la vieille ville, elle noie tous ceux qu’elle trouve, prisonniers dans les chambres étroites : les petits enfants, les femmes, les vieillards. Elle entre dans les maisons, sous les toits humides, dans les caves, elle occupe les moindres fissures.
Lalla reste immobile devant le cadavre de Monsieur Ceresola. Elle sent le froid le gagner, et la drôle de couleur de cire recouvrir la peau de son visage et de ses mains. Elle se souvient encore du vent mauvais qui a soufflé cette nuit-là sur la Cité, quand le vieux Naman était en train de mourir ; et du froid qui semblait sortir de tous les trous de la terre pour anéantir les hommes.
Lentement, sans quitter des yeux le corps mort, Lalla recule vers la porte de l’appartement. La mort est dans l’ombre grise qui flotte entre les murs, dans l’escalier, sur la peinture écaillée des couloirs. Lalla descend aussi vite qu’elle peut, le cœur battant, les yeux pleins de larmes. Elle se jette dehors, et elle essaie de courir, vers le bas de la ville, vers la mer, entourée par le vent et par la lumière.
Mais une douleur dans son ventre l’oblige à s’asseoir par terre, pliée sur elle-même. Elle geint, tandis que les gens passent devant elle, la regarde furtivement, et s’éloignent. Ils ont peur, eux aussi, cela se voit à la façon qu’ils ont de marcher en rasant les murs, un peu déjetés, comme les chiens au poil hérissé.
La mort est partout, sur eux, pense Lalla, ils ne peuvent pas s’échapper. La mort est installée dans le magasin noir, au rez-de-chaussée de l’hôtel Sainte-Blanche, parmi les bouquets de violettes en plâtre et les dalles en marbre aggloméré. Elle habite là-bas, dans la vieille maison pourrie, dans les chambres des hommes, dans les couloirs. Ils ne le savent pas, ils ne s’en doutent même pas. La nuit, elle quitte le magasin des pompes funèbres, sous forme de cafards, de rats, de punaises, et elle se répand dans toutes les chambres humides, sur toutes les paillasses, elle rampe et grouille sur les planchers, dans les fissures, elle emplit tout comme une ombre empoisonnée.
Lalla se relève, elle marche en titubant, les mains pressées sur le bas de son ventre, là où il y a une douleur qui proémine. Elle ne regarde plus personne. Où pourrait-elle aller ? Eux, ils vivent, ils mangent, ils boivent, ils parlent, et pendant ce temps-là, le piège se referme sur eux. Ils ont tout perdu, exilés, frappés, humiliés, ils travaillent dans le vent glacé des routes, sous la pluie, ils creusent des trous dans la terre caillouteuse, ils brisent leurs mains et leur tête, rendus fous par les marteaux pneumatiques. Ils ont faim, ils ont peur, ils sont glacés par la solitude et par le vide. Et quand ils s’arrêtent, il y a la mort qui monte autour d’eux, là, sous leurs pieds, dans le magasin, au rez-de-chaussée de l’hôtel Sainte-Blanche. Là, les croque-morts aux yeux méchants les effacent, les éteignent, font disparaître leur corps, remplacent leur visage par un masque de cire, leurs mains par des gants qui sortent de leurs habits vides.
Où aller, où disparaître ? Lalla voudrait trouver une cachette, enfin, comme autrefois, dans la grotte du Hartani, en haut de la falaise, un endroit d’où on verrait seulement la mer et le ciel.
Elle arrive jusqu’à la placette, et elle s’assoit sur le banc de plastique, devant le mur de la maison abîmée, aux fenêtres vides comme les yeux d’un géant mort.
Ensuite, il y a eu une sorte de fièvre, un peu partout, dans la ville. Peut-être à cause du vent qui s’est mis à souffler, à la fin de l’hiver, non pas le vent de malheur et de maladie, comme lorsque le vieux Naman avait commencé à mourir ; mais un vent de violence et de froid, qui passait dans les grandes avenues de la ville en soulevant la poussière et les vieux journaux, un vent qui enivrait, qui faisait tituber. Lalla n’a jamais senti un vent pareil. Cela entre à l’intérieur de la tête et tourbillonne, traverse le corps comme un courant froid, en chassant de grands frissons. Alors, dès qu’elle est dehors, cet après-midi, elle part en courant, droit devant elle, sans même regarder la boutique des pompes funèbres où s’ennuie l’homme en noir.
Au-dehors, dans les grandes avenues, il y a beaucoup de lumière, parce que le vent l’a amenée avec lui. Elle bondit, elle étincelle sur les coques des autos, sur les vitres des maisons. Cela aussi entre à l’intérieur de la tête de Lalla, cela vibre sur sa peau, fait étinceler ses cheveux. Elle voit autour d’elle, aujourd’hui, pour la première fois depuis si longtemps, la blancheur éternelle des pierres et du sable, les éclats coupants comme le silex, les étoiles. Loin devant elle, au bout de la grande avenue, dans le brouillard de lumière apparaissent les mirages, les dômes, les tours, les minarets, et les caravanes qui se mêlent au grouillement des gens et des autos.
C’est le vent de la lumière, venu de l’ouest, et qui va dans la direction des ombres. Lalla entend, comme autrefois, le bruit de la lumière crépitant sur l’asphalte, le bruit long des reflets sur les vitres, tous les craquements de braise. Où est-elle ? Il y a tant de lumière qu’elle est comme isolée au centre d’un réseau d’aiguilles. Peut-être qu’elle marche maintenant sur l’immense étendue de pierres et de sable, là où attend le Hartani, au centre du désert ? Peut-être qu’elle rêve en marchant, à cause de la lumière et du vent, et que la grande ville va bientôt se dissoudre, s’évaporer dans la chaleur du soleil levant, après la terrible nuit ?
À l’angle d’une rue, près de l’escalier qui conduit à la gare, Radicz le mendiant est debout devant elle. Son visage est fatigué et anxieux, et Lalla a du mal à le reconnaître, parce que le jeune garçon est devenu semblable à un homme. Il porte des habits que Lalla ne connaît pas, un complet veston marron qui flotte sur son corps osseux, et de grandes chaussures de cuir noir qui doivent blesser ses pieds nus.
Lalla voudrait lui parler, lui dire que Monsieur Ceresola est mort, et qu’elle ne retournera plus jamais travailler à l’hôtel Sainte-Blanche, ni dans aucune de ces chambres où la mort peut venir à chaque instant, et vous transformer en masque de cire ; mais il y a trop de vent et trop de bruit pour parler, alors elle montre à Radicz la poignée de billets de banque tout froissés dans sa main.
« Regarde ! »
Radicz ouvre de grands yeux, mais il ne pose pas de questions. Peut-être qu’il croit que Lalla a volé cet argent, ou pire encore.
Lalla remet les billets dans la poche de son manteau. C’est tout ce qui reste de ces jours passés dans la noirceur de l’hôtel, à frotter les linos avec la brosse en chiendent, et à balayer les chambres grises qui sentent la sueur et le tabac. Quand elle a dit au patron de l’hôtel qu’elle s’en allait, lui non plus n’a rien dit. Il est sorti de son vieux lit jamais fait, et il est allé jusqu’au coffre-fort, au fond de sa pièce. Il a pris l’argent, il l’a compté, et il a ajouté une semaine d’avance, et il a donné tout ça à Lalla, puis il est allé se recoucher sans rien dire de plus. Il a fait tout ça sans se presser, en pyjama, avec ses joues mal rasées et ses cheveux sales, et ensuite il a repris la lecture de son journal, comme si rien d’autre n’avait d’importance.
Alors, maintenant, Lalla est ivre de liberté. Elle regarde tout autour d’elle, les murs, les fenêtres, les autos, les gens, comme s’ils étaient des formes seulement, des images, des fantômes, que le vent et la lumière allaient balayer.
Radicz a l’air si malheureux que Lalla a pitié de lui.
« Viens ! » Elle entraîne le jeune garçon par la main, à travers les remous de la foule. Ensemble ils entrent dans un magasin très grand, où brille la lumière, pas la belle lumière du soleil, mais une lueur blanche et dure, que renvoient les quantités de miroirs. Mais cette lueur enivre aussi, elle étourdit et aveugle. Avec Radicz qui titube un peu derrière elle, Lalla traverse la région des parfums, des cosmétiques, des perruques, des savonnettes. Elle s’arrête un peu partout, elle achète plusieurs savons de toutes les couleurs, qu’elle fait sentir à Radicz. Puis des petits flacons de parfum, qu’elle respire un instant en marchant le long des allées, et cela fait tourner la tête, jusqu’à l’écœurement. Rouges à lèvres, verts à paupières, noirs, ocres, fonds de teint, brillantines, crèmes, faux cils, fausses mèches, Lalla se fait montrer tout cela, et elle le montre à Radicz, qui ne dit rien ; puis elle choisit longuement une petite bouteille carrée de vernis à ongle couleur de brique, et un tube de rouge à lèvres écarlate.
Elle est assise sur un haut tabouret, devant un miroir, et elle essaie les couleurs sur le dessus de sa main, tandis que la vendeuse aux cheveux de paille la regarde avec des yeux stupides.
À l’étage, Lalla se faufile entre les vêtements, toujours en tenant Radicz par la main. Elle choisit un tee-shirt, une salopette de travail en denim bleu, puis des sandales de tennis et des chaussettes rouges. Elle laisse derrière, dans le salon d’essayage, sa vieille robe-tablier grise et ses sandales de caoutchouc, mais elle garde le manteau marron parce qu’elle l’aime bien. Maintenant, elle marche plus légèrement, en rebondissant sur ses semelles élastiques, une main dans la poche de sa salopette. Ses cheveux noirs tombent en lourdes boucles sur le col de son manteau, étincellent à la lumière de l’électricité blanche.
Radicz la regarde et la trouve belle, mais il n’ose pas le lui dire. Ses yeux sont brillants de joie. Il y a comme l’éclat du feu dans le noir des cheveux de Lalla, dans le cuivre rouge de son visage. Maintenant, c’est comme si la lumière de l’électricité avait ranimé la couleur du soleil du désert, comme si elle était venue là, dans le Prisunic, directement du chemin qui vient des plateaux de pierres.
Peut-être que tout a disparu, réellement, et que le grand magasin est seul au centre d’un désert sans fin, pareil à une forteresse de pierre et de boue. Mais c’est la ville entière que le sable entoure, que le sable enserre, et on entend craquer les superstructures des immeubles de béton, tandis que courent les fissures sur les murs, et que tombent les panneaux de verre miroir des gratte-ciel.
C’est le regard de Lalla qui porte la force brûlante du désert. La lumière est ardente sur ses cheveux noirs, sur la natte épaisse qu’elle tresse au creux de son épaule, en marchant. La lumière est ardente dans ses yeux couleur d’ambre, sur sa peau, sur ses pommettes saillantes, sur ses lèvres. Alors, dans le grand magasin plein de bruit et d’électricité blanche, les gens s’écartent, s’arrêtent sur le passage de Lalla et de Radicz le mendiant. Les femmes, les hommes s’arrêtent, étonnés, car ils n’ont jamais vu personne qui leur ressemble. Au centre de l’allée, Lalla avance, vêtue de sa salopette sombre, de son manteau brun qui s’ouvre sur son cou et sur son visage couleur de cuivre. Elle n’est pas grande, et pourtant elle semble immense quand elle avance au centre de l’allée, puis quand elle descend sur l’escalier roulant vers le rez-de-chaussée.
C’est à cause de toute la lumière qui jaillit de ses yeux, de sa peau, de ses cheveux, la lumière presque surnaturelle. Derrière elle vient l’étrange garçon maigre, dans ses habits d’homme, pieds nus dans ses chaussures de cuir noir. Ses cheveux noirs et longs entourent son visage triangulaire aux joues creuses, aux yeux enfoncés. Il va en arrière, sans bouger les bras, silencieux, un peu de travers comme les chiens peureux. Les gens aussi le regardent avec étonnement, comme s’il était une ombre détachée d’un corps. La peur se lit sur son visage, mais il essaie de la cacher avec un drôle de sourire dur qui ressemble plutôt à une grimace.
Parfois, Lalla se retourne, elle lui fait un petit signe, ou elle le prend par la main :
« Viens ! »
Mais le jeune garçon se laisse bien vite distancer. Quand ils sont à nouveau dehors, dans la rue, dans le soleil et le vent, Lalla lui demande :
« Tu as faim ? »
Radicz la regarde avec des yeux brillants, fiévreux.
« On va manger », dit Lalla. Elle montre ce qui reste de la poignée de billets froissés dans la poche de sa salopette neuve.
Le long des grandes avenues rectilignes, les gens marchent, les uns vite, les autres lentement, en traînant les pieds. Les autos roulent toujours le long des trottoirs, comme si elles guettaient quelque chose, quelqu’un, une place pour se garer. Il y a des martinets dans le ciel sans nuages, ils descendent les vallées des rues en poussant des cris stridents. Lalla est contente de marcher, comme cela, en tenant la main de Radicz, sans rien dire, comme s’ils allaient vers l’autre bout du monde pour ne plus jamais revenir. Elle pense aux pays qu’il y a de l’autre côté de la mer, les terres rouges et jaunes, les noirs rochers debout dans le sable, comme des dents. Elle pense aux yeux de l’eau douce ouverts sur le ciel, et au goût du chergui, qui soulève la peau de la poussière et fait avancer les dunes. Elle pense encore à la grotte du Hartani, en haut de la falaise, là où elle a vu le ciel, rien que le ciel. Maintenant c’est comme si elle marchait vers ce pays, le long des avenues, comme si elle retournait. Les gens s’écartent sur leur passage, les yeux étrécis par la lumière, sans comprendre. Elle passe devant eux sans les voir, comme à travers un peuple d’ombres. Lalla ne parle pas. Elle serre très fort la main de Radicz, elle va droit devant elle, dans la direction du soleil.
Quand ils arrivent à la mer, le vent souffle plus fort, bouscule. Les autos klaxonnent avec violence, prises dans les embouteillages du port. De nouveau, la peur se lit sur le visage de Radicz, et Lalla tient sa main bien serrée, pour le rassurer. Il ne faut pas qu’elle hésite, sinon l’ivresse du vent et de la lumière va partir, les laisser à eux-mêmes, et ils n’auront plus le courage d’être libres.
Ils marchent le long des quais, sans regarder les bateaux dont les mâts résonnent. Les reflets de l’eau dansent sur la joue de Lalla, font briller sa peau de cuivre, ses cheveux. La lumière est rouge autour d’elle, d’un rouge de braise. Le jeune garçon la regarde, il laisse entrer en lui la chaleur qui sort de Lalla, qui l’enivre. Son cœur bat avec force, résonne dans ses tempes, dans son cou.
Maintenant apparaissent les hauts murs blancs, les vitres larges du grand restaurant. C’est là qu’elle veut aller. Au-dessus de la porte, il y a des mâts avec des drapeaux de couleur qui claquent dans le vent. Lalla connaît bien cette maison, il y a longtemps qu’elle la voit de loin, très blanche, avec ses grandes vitres qui renvoient les éclairs du soleil couchant.
Elle entre sans hésiter, en poussant la porte de verre. La grande salle est sombre, mais sur les tables rondes, les nappes font des taches éblouissantes. En un instant, Lalla voit tout, distinctement : les bouquets de fleurs roses dans des vases de cristal, les couverts en argent, les verres à facettes, les serviettes immaculées, puis les chaises couvertes de velours bleu marine, et le parquet de bois ciré où passent les garçons vêtus de blanc. C’est irréel et lointain, et pourtant c’est ici qu’elle entre, en marchant lentement et sans bruit sur le parquet, et tenant très fort la main de Radicz le mendiant.
« Viens », dit Lalla. « On va s’asseoir là-bas. »
Elle montre une table, près d’une grande fenêtre. Ils traversent la salle du restaurant. Autour des tables rondes, les hommes, les femmes relèvent la tête au-dessus de leur assiette et s’arrêtent de mâcher, de parler. Les garçons restent en suspens, la cuiller plongée dans le plat de riz, ou la bouteille de vin blanc inclinée un peu, laissant couler dans le verre un filet très mince qui s’effiloche comme une flamme en train de s’éteindre. Puis Lalla et Radicz s’assoient devant la table ronde, chacun d’un côté de la belle nappe blanche, séparés par un bouquet de roses. Alors les gens recommencent à mâcher, à parler, mais plus bas, et le vin recommence à couler, la cuiller sert le riz, et les voix chuchotent un peu, couvertes par le brouhaha des autos qui passent devant les larges vitres comme de monstrueux poissons d’aquarium.
Radicz n’ose pas regarder autour de lui. Il regarde seulement le visage de Lalla, de toutes ses forces. Il n’a jamais vu de visage plus beau, plus clair. La lumière de la fenêtre illumine les lourds cheveux noirs, fait une flamme autour du visage de Lalla, sur son cou, sur ses épaules, jusque sur ses mains posées à plat sur la nappe blanche. Les yeux de Lalla sont pareils à deux silex, couleur de métal et de feu, et son visage est pareil à un masque de cuivre lisse.
Un homme de haute stature est debout devant leur table. Il est vêtu d’un complet noir, et sa chemise est aussi blanche que les nappes des tables. Il a une grosse figure ennuyée et molle, avec une bouche sans lèvres. Justement, il va ouvrir la bouche pour dire aux deux enfants de partir tout de suite, et sans faire d’histoires, quand son regard triste rencontre celui de Lalla, et d’un coup il oublie ce qu’il allait dire. Le regard de Lalla est dur comme le silex, plein d’une telle force que l’homme en noir doit détourner les yeux. Il fait un pas en arrière, comme s’il allait partir, puis il dit, d’une drôle de voix qui s’étrangle un peu :
« Vous… Vous voulez boire quelque chose ? »
Lalla le regarde toujours fixement, sans ciller.
« Nous avons faim », dit-elle seulement. « Apportez-nous à manger. »
L’homme en noir s’éloigne et revient avec la carte, qu’il dépose sur la table. Mais Lalla rend le carton, et ses yeux ne cessent pas de fixer ceux de l’homme. Peut-être que tout à l’heure, il se souviendra de sa haine, et qu’il aura honte de sa peur.
« Donnez-nous la même chose qu’à eux », commande Lalla. Elle montre le groupe à la table voisine, ceux qui les observent de temps à autre par-dessus leurs lunettes en se retournant à demi.
L’homme va parler à un des garçons qui vient en poussant un petit chariot chargé de plats de toutes les couleurs. Sur les assiettes, le garçon dépose des tomates, des feuilles de laitue, des filets d’anchois, des olives et des câpres, des pommes de terre froides, des œufs en poussière jaune, et beaucoup d’autres choses encore. Lalla regarde Radicz qui mange vite, penché sur son assiette comme un chien en train de ronger, et elle a envie de rire.
La lumière et le vent continuent à danser pour elle, même ici, au-dessus des verres et des assiettes, sur les miroirs des murs, sur les bouquets de fleurs. Les plats arrivent les uns après les autres sur la table, énormes, flamboyants, pleins de toutes sortes de mets que Lalla ne connaît pas : poissons nageant dans des sauces orange, monticules de légumes, assiettes de rouge, de vert, de brun couvertes d’un dôme d’argent que Radicz soulève pour humer les odeurs. Le maître d’hôtel cérémonieusement leur verse un vin couleur d’ambre, puis, dans un autre verre large et léger, un vin couleur de rubis, presque noir. Lalla trempe ses lèvres dans le breuvage, mais c’est la couleur qu’elle boit plutôt, en la regardant en transparence. C’est la lumière qui les enivre plus que le vin, et les couleurs et les odeurs de la nourriture. Radicz mange vite, de tout à la fois, et il boit l’un après l’autre les verres de vin. Mais Lalla ne mange presque pas ; elle regarde seulement le jeune garçon en train de manger, et les autres personnes, dans la salle, qui sont comme figées devant leurs assiettes. Le temps s’est ralenti, ou bien c’est son regard qui immobilise, avec la lumière. Dehors, les autos continuent de rouler devant les vitres, et on voit la couleur grise de la mer entre les bateaux.
Quand Radicz a fini de manger tout ce qu’il y a dans les plats, il s’essuie la bouche avec la serviette, et il s’appuie sur le dossier de sa chaise. Il est un peu rouge, et ses yeux brillent fort.
« C’était bon ? » demande Lalla.
« Oui », dit simplement Radicz. Il a un peu le hoquet, tellement il a mangé. Lalla lui fait boire un verre d’eau et lui dit de la regarder dans les yeux jusqu’à ce que son hoquet soit passé.
Le gros homme en noir s’approche de leur table.
« Café ? »
Lalla secoue la tête. Quand le maître d’hôtel apporte l’addition sur un plateau, Lalla la lui tend.
« Lisez-la. »
Elle sort de la poche de son manteau la liasse de billets froissés, et elle les déplie l’un après l’autre, sur la nappe. Le maître d’hôtel prend l’argent. Il va s’en aller, puis il se ravise.
« Il y a un monsieur qui voudrait vous parler, à la table, là-bas, près de la porte. »
Radicz prend Lalla par le bras, la tire violemment.
« Viens, on s’en va d’ici ! »
Quand elle s’approche de la porte, Lalla voit à la table voisine un homme d’une trentaine d’années, l’air un peu triste. Il se lève et vient vers elle. Il bafouille.
« Je, excusez-moi, de vous aborder comme cela, mais je — »
Lalla le regarde bien en face, en souriant.
« Voilà, je suis photographe, et j’aimerais bien faire des photos de vous, quand vous voudrez. »
Comme Lalla ne répond pas, et continue à sourire, il s’embrouille de plus en plus.
« C’est parce que — je vous aie vue, là, tout à l’heure, quand vous êtes entrée dans le restaurant et c’était — c’était extraordinaire, vous êtes — C’était vraiment extraordinaire. »
Il sort un crayon à bille de la poche de son veston, et il écrit vite son adresse et son nom sur un bout de papier. Mais Lalla secoue la tête et ne prend pas le papier.
« Je ne sais pas lire », dit-elle.
« Alors dites-moi où vous habitez ? » demande le photographe. Il a des yeux bleu-gris, très tristes et humides comme les yeux des chiens. Lalla le regarde avec ses yeux pleins de lumière, et l’homme cherche encore quelque chose à dire.
« J’habite à l’hôtel Sainte-Blanche », dit Lalla. Et elle s’en va très vite.
Dehors, Radicz le mendiant l’attend. Le vent rabat ses cheveux longs sur son visage maigre. Il n’a pas l’air content. Quand Lalla lui parle, il hausse les épaules.
Ensemble, ils marchent jusqu’à la mer, sans savoir où ils vont. Ici, la mer n’est pas comme la plage de Naman le pêcheur. C’est un grand mur de ciment qui longe la côte, accroché aux rochers gris. Les vagues courtes cognent dans les creux des rochers en faisant des explosions ; l’écume monte comme un brouillard. Mais c’est bien, Lalla aime passer sa langue sur ses lèvres et sentir le goût du sel. Avec Radicz, elle descend au milieu des rochers, jusqu’à une anfractuosité à l’abri du vent. Le soleil brûle très fort à cet endroit, il brille sur la mer, au large, et sur les rochers salés. Après le bruit de la ville, et après toutes ces odeurs bizarres du restaurant, c’est bien d’être ici, avec rien d’autre devant soi que la mer et le ciel. Un peu à l’ouest, il y a des îlots, quelques rochers noirs qui sortent de la mer comme des baleines — c’est Radicz qui dit cela. Il y a aussi de petits bateaux avec une grande voile blanche, et on dirait des jouets d’enfant.
Quand le soleil commence à baisser dans le ciel, et que la lumière s’adoucit, sur les vagues, sur les rochers, et que le vent aussi souffle moins fort, cela donne envie de rêver, de parler. Lalla regarde les minuscules plantes grasses qui sentent le miel et le poivre ; elles tremblent à chaque rafale de vent, dans les creux des rochers gris, devant la mer. Elle pense qu’elle voudrait devenir si petite qu’elle pourrait vivre dans un bosquet de ces petites plantes ; alors elle habiterait dans un trou de rocher, et une seule goutte d’eau suffirait à lui donner à boire pour un jour, et une seule miette de pain suffirait à lui donner à manger pour deux jours.
Radicz sort de la poche de son vieux veston marron un paquet de cigarettes un peu abîmé, et il en donne une à Lalla. Il dit qu’il ne fume jamais devant les autres, mais seulement quand il est dans un endroit qu’il aime. Il dit qu’avec Lalla, c’est la première fois qu’il fume devant quelqu’un. Ce sont des cigarettes américaines avec un morceau de carton et de coton à un bout, et qui sentent une odeur de miel écœurante. Ils fument tous les deux lentement, en regardant devant eux la mer. Le vent chasse la fumée bleue.
« Tu veux que je te raconte l’endroit où j’habite, là-bas, du côté des réservoirs ? »
La voix de Radicz est toute changée, maintenant, un peu rauque, comme si l’émotion lui serrait la gorge. Il parle sans regarder Lalla, en fumant la cigarette jusqu’à ce qu’elle brûle ses lèvres et le bout de ses doigts.
« Avant, je n’habitais pas avec le patron, tu sais. J’habitais avec mon père et ma mère dans une caravane, on allait de foire en foire, on avait un stand de tir, enfin, pas avec des carabines, avec des boules et des boîtes de conserve. Et puis mon père est mort, et comme on était nombreux et qu’on n’avait pas assez d’argent, ma mère m’a vendu au patron et je suis venu habiter ici, à Marseille. Au début, je ne savais pas que ma mère m’avait vendu, mais un jour, j’ai voulu m’en aller, et le patron m’a rattrapé et il m’a battu, et il m’a dit que je ne pouvais plus retourner avec ma mère parce qu’elle m’avait vendu et que maintenant c’était lui qui était devenu comme mon père, alors après cela, je ne suis plus parti de chez lui, parce que je ne voulais plus voir ma mère. Au début, j’étais très triste, parce que je ne connaissais personne, et j’étais tout seul. Mais après je me suis habitué, parce que le patron est gentil, il nous donne tout ce qu’on veut à manger, et ça valait mieux pour moi que de rester avec ma mère puisqu’elle ne voulait plus s’occuper de moi. On était six garçons avec le patron, enfin sept au début, et il y en a un qui est mort, il a eu une pneumonie et il est mort tout de suite. Alors on allait s’asseoir aux endroits que le patron avait payés, et on mendiait, et on ramenait l’argent le soir, on en gardait un peu, et le reste c’était pour le patron, il achetait la nourriture avec. Le patron nous disait toujours de faire attention à ne pas se faire ramasser par la police, parce qu’autrement on irait à l’assistance publique, et que lui ne pourrait pas nous sortir de là. On ne restait jamais très longtemps au même endroit à cause de ça, et le patron nous emmenait ensuite ailleurs. On a habité d’abord dans un hangar, au nord, et puis on a eu une caravane comme celle de mon père, et on allait camper avec les gitans dans les terrains, à la sortie de la ville. Maintenant, on a une grande maison pour nous tous, juste avant les réservoirs, et il y a d’autres enfants, ils travaillent pour un patron qui s’appelle Marcel, et il y a Anita avec d’autres enfants aussi, deux garçons et trois filles, je crois que la plus grande est vraiment sa fille. On travaille du côté de la gare, mais pas tous les jours, pour ne pas se faire repérer, et on va aussi sur le port, et puis sur le cours Belsunce, ou sur la Canebière. Mais maintenant le patron dit que je suis trop vieux pour mendier, il dit que ça c’est bon pour les petits, et pour les filles, mais il veut que je travaille sérieusement, il m’apprend à piquer dans les poches, dans les magasins, dans les marchés. Tiens, tu vois, ce complet veston, cette chemise, ces chaussures, tout ça il l’a piqué pour moi dans un magasin, pendant que je faisais le guet. Tout à l’heure, si tu avais voulu, tu aurais pu partir avec tes nippes pour rien, c’est facile, tu n’avais qu’à choisir, et moi je te les faisais passer, je connais les trucs. Par exemple, pour les portefeuilles, il faut être deux, il y en a un qui prend et il passe tout de suite à l’autre, pour ne pas se faire prendre avec. Le patron dit que je suis doué pour ce métier, parce que j’ai les mains longues et souples. Il dit que c’est bien pour faire de la musique ou pour voler. Maintenant, on est trois à faire ça, avec la fille d’Anita, on visite les super, un peu partout. Quelquefois, le patron dit à Anita, allez, on va faire les courses au supermarché, alors il prend deux garçons, et quelquefois la fille d’Anita et un garçon, eh bien, le garçon c’est toujours moi. Tu sais, les super, c’est très grand, il y a tellement d’allées que tu peux te perdre, avec des choses à manger, des vêtements, des chaussures, des savons, des disques, tout. Alors, à deux, on travaille vite. On a un sac à double fond pour les choses les plus petites, pour les choses à manger, et le reste c’est Anita qui le met sur son ventre, elle a un truc rond qu’elle met sous sa robe comme si elle était enceinte, et le patron, lui, il a un imperméable avec des poches partout à l’intérieur, alors on ramasse tout ce qu’on veut et on s’en va ! Tu sais, au début, j’avais peur de me faire pincer, mais ce qu’il faut, c’est choisir le bon moment, et ne pas hésiter. Si tu hésites, tu te fais repérer par les surveillants. Maintenant, je reconnais très bien les surveillants, même de très loin, ils ont tous la même façon de marcher, de regarder du coin de l’œil, je pourrais les reconnaître à un kilomètre. Moi, ce que je préfère, c’est travailler dans la rue, avec les bagnoles. Le patron dit qu’il va m’apprendre à travailler sur les bagnoles, c’est sa spécialité. Quelquefois, il va en ville, et il ramène une auto pour que je puisse m’entraîner. Il m’a appris à ouvrir les serrures avec un fil de fer, ou bien avec une fausse clé. La plupart des bagnoles, tu peux les ouvrir avec une fausse clé. Après, il m’apprend à tirer les fils sous le tableau, et à débloquer l’antivol. Mais il dit que je suis trop jeune pour conduire. Alors je prends ce qu’il y a dans les autos, il y a souvent des tas de choses dans la boîte à gants, des carnets de chèques, des papiers, même de l’argent, et sous les sièges, des appareils de photo, des postes de radio. Moi j’aime bien travailler très tôt le matin, tout seul, quand il n’y a personne dans les rues, juste un chat de temps en temps, et j’aime bien voir le soleil se lever, et le ciel bien propre le matin. Le patron veut que j’apprenne aussi à faire les serrures des portes des maisons, les villas riches, par ici, près de la mer, il dit qu’à deux, on pourrait faire du bon boulot, parce qu’on est légers et qu’on sait bien grimper aux murs. Alors il nous apprend les trucs, pour ouvrir les serrures, et aussi les fenêtres. Lui, il ne veut plus le faire, il dit qu’il est trop vieux et qu’il ne pourrait plus courir s’il le fallait, mais ça n’est pas pour ça, c’est parce qu’il a déjà été pris une fois et que ça lui fait peur. Je suis allé déjà une fois, avec un type qui s’appelle Rito, il est plus vieux que moi, il a travaillé autrefois pour le patron et il m’a emmené avec lui. On est allé dans une rue, près du Prado, il avait repéré une maison, il savait qu’il n’y avait personne. Moi je ne suis pas entré, je suis resté dans le jardin pendant que Rito déménageait tout ce qu’il pouvait, ensuite on a tout transporté jusqu’à la voiture où le patron attendait. J’ai eu peur, parce que c’est moi qui suis resté dans le jardin à faire le guet, et je crois que j’aurais eu moins peur si j’étais entré dans la maison pour travailler. Mais il faut savoir tout avant de commencer, sinon on se fait prendre. Pour entrer, d’abord, il faut savoir trouver la bonne fenêtre, et puis grimper, sur un arbre, ou bien avec la gouttière. Il ne faut pas avoir le vertige. Et puis il ne faut pas s’affoler, si les flics arrivent, il faut rester immobile, ou se cacher sur le toit, parce que si tu pars en courant, on te rattrape en cinq sec. Alors le patron il nous montre tout ça, chez nous, à l’hôtel, il nous fait escalader la maison, il nous fait marcher sur le toit la nuit, il nous apprend même à sauter comme les parachutistes, ça s’appelle faire un roulé-boulé. Mais il dit qu’on ne va pas rester indéfiniment là, qu’on va acheter une caravane, et partir pour l’Espagne. Moi j’aimerais mieux aller vers Nice, mais je crois que le patron préfère l’Espagne. Tu ne veux pas venir avec nous ? Tu sais, je dirais au patron que tu es une amie, il ne te demandera rien, je lui dirais seulement que tu es mon amie, et que tu vas vivre avec nous dans la caravane, ça serait bien. Peut-être que tu pourrais apprendre aussi à travailler dans les magasins, ou bien on pourrait faire les bagnoles ensemble, chacun son tour, comme ça les gens ne se méfieraient pas ? Tu sais, Anita est très gentille, je suis sûr que tu l’aimerais bien, c’est une femme avec des cheveux blonds et des yeux bleus, personne ne veut croire que c’est une gitane. Si tu venais avec nous, ça me serait égal de ne pas aller à Nice, ça me serait égal d’aller en Espagne, n’importe où… »
Radicz s’arrête de parler. Il voudrait bien demander des choses à Lalla, au sujet de l’enfant qui est dans son ventre, mais il n’ose pas. Il a allumé une autre cigarette, et il fume, et de temps en temps, il donne la cigarette à Lalla pour qu’elle aspire une bouffée. Tous les deux, ils regardent la mer si belle, les îles noires comme des baleines, et les bateaux jouets qui avancent lentement sur la mer pleine de lumière. De temps en temps, le vent souffle si fort qu’on dirait que le ciel et la mer vont basculer.
Maintenant, Lalla regarde ses photos sur les feuilles des magazines, sur les couvertures des journaux. Elle regarde les liasses de photos, les planches de contact, les maquettes en couleurs où son visage apparaît, presque grandeur nature. Elle feuillette les magazines d’arrière en avant, en les tenant un peu de travers et en penchant la tête de côté.
« Elles te plaisent ? » demande le photographe, avec un peu d’inquiétude dans la voix, comme si cela avait de l’importance.
Elle, ça la fait bien rire, de son rire sans bruit qui fait étinceler ses dents très blanches. Elle rit de tout cela, de ces photos, de ces journaux, comme si c’était une plaisanterie, comme si ce n’était pas elle qu’on voyait sur ces feuilles de papier. D’abord, ce n’est pas elle. C’est Hawa, c’est le nom qu’elle s’est donné, qu’elle a donné au photographe, et c’est comme cela qu’il l’appelle c’est comme cela qu’il l’a appelée, la première fois qu’il l’a rencontrée, dans les escaliers du Panier, et qu’il l’a amenée chez lui, dans son grand appartement vide, au rez-de-chaussée de l’immeuble neuf.
Maintenant, Hawa est partout, sur les pages des magazines, sur les planches de contact, sur les murs de l’appartement. Hawa, vêtue de blanc, une ceinture noire autour de la taille, seule au centre d’une aire de rochers, sans ombre ; Hawa, en soie noire, un foulard apache autour du front ; Hawa debout dans le dédale des rues de la vieille ville, ocre, rouge, or ; Hawa debout au-dessus de la mer Méditerranée, Hawa au milieu de la foule du cours Belsunce, ou bien sur les marches de l’escalier de la gare Hawa vêtue d’indigo, pieds nus sur l’asphalte de l’esplanade grande comme un désert, avec les silhouettes des réservoirs et les cheminées qui brûlent ; Hawa, en train de marcher, en train de danser, Hawa en train de dormir, Hawa au beau visage couleur de cuivre, au corps long et lisse, qui brille dans la lumière, Hawa au regard d’aigle, aux lourds cheveux noirs qui cascadent sur ses épaules, ou bien lissés par l’eau de mer comme un casque de galalithe.
Mais qui est Hawa ? Chaque jour, quand elle se réveille, dans le grand living-room gris-blanc où elle dort sur un matelas pneumatique, à même le sol, elle va se laver dans la salle de bains sans bruit, puis elle sort par la fenêtre, et elle s’en va à travers les rues du quartier, au hasard, elle marche jusqu’à la mer. Le photographe se réveille, il ouvre les yeux, mais il ne bouge pas, il fait comme s’il n’avait rien entendu, pour ne pas déranger Hawa. Il sait qu’elle est comme cela, qu’il ne faut pas essayer de la retenir. Simplement, il laisse la fenêtre ouverte, pour qu’elle puisse entrer, comme un chat.
Quelquefois elle ne rentre qu’à la nuit. Elle se glisse à l’intérieur de l’appartement par la fenêtre. Le photographe l’entend ; il sort de son laboratoire et il va s’asseoir à côté d’elle dans le living-room, pour lui parler un peu. Il est toujours ému quand il la voit, parce que son visage est si plein de lumière et de vie, et il cligne un peu les yeux parce qu’en venant de l’ombre du laboratoire, il est ébloui. Il croit toujours qu’il a beaucoup de choses à lui dire, mais quand Hawa est devant lui, il ne sait plus ce qu’il voulait raconter. C’est elle qui parle, elle raconte ce qu’elle a vu, ce qu’elle a entendu, dans les rues, et elle mange un peu en parlant, du pain qu’elle a acheté, des fruits, des dattes qu’elle ramène chez le photographe par kilos.
Le plus extraordinaire de tout cela, ce sont les lettres : elles arrivent de tous les côtés, qui portent le nom de Hawa sur l’enveloppe. Ce sont les journaux de mode, les magazines qui les font suivre, en ajoutant le nom du photographe et son adresse. Lui, est à la fois heureux et inquiet de recevoir toutes ces lettres. Hawa lui demande de les lire, et elle écoute tout le temps avec la tête un peu penchée de côté, en buvant du thé à la menthe (maintenant la cuisinette du photographe est pleine de boîtes de gunpowder et de thé au jasmin, et de petits paquets de menthe). Les lettres disent quelquefois des choses extraordinaires, des choses très bêtes qu’écrivent des jeunes filles qui ont vu la photo de Hawa quelque part et qui lui parlent comme si elles la connaissaient depuis toujours. Ou bien des lettres de jeunes garçons qui sont tombés amoureux d’elle, et qui disent qu’elle est belle comme Néfertiti ou comme une princesse inca, et qu’ils aimeraient bien la rencontrer un jour.
Lalla se met à rire :
« Quels menteurs ! »
Quand le photographe lui montre les photos qu’il vient de faire, Hawa avec ses yeux en amande, brillants comme des gemmes, et sa peau couleur d’ambre, pleine d’étincelles de lumière, et ses lèvres au sourire un peu ironique, et son profil aigu, Lalla Hawa se met à rire encore, elle répète :
« Quel menteur ! Quel menteur ! »
Parce qu’elle pense que ça ne lui ressemble pas.
Il y a aussi des lettres sérieuses, qui parlent de contrats, d’argent, de rendez-vous, de défilés de mode. C’est le photographe qui décide tout, qui s’occupe de tout. Il téléphone aux couturiers, il note les rendez-vous sur son agenda, il signe les contrats. C’est lui qui choisit les modèles, les couleurs, qui décide de l’endroit où on fera les photos. Puis il emmène Hawa dans sa camionnette Volkswagen rouge, et ils s’en vont très loin, là où il n’y a plus de maisons, rien que des collines grises couvertes de broussailles épineuses, ou bien dans le delta du grand fleuve, sur les plages lisses des marécages, là où le ciel et l’eau sont de la même couleur.
Lalla Hawa aime bien voyager dans la camionnette du photographe. Elle regarde le paysage glisser autour des vitres, la route noire qui sinue vers elle, les maisons, les jardins, les friches qui se défont sur le côté, qui s’en vont. Les gens sont debout au bord de la route, ils regardent d’un air vide, comme dans un rêve. C’est un rêve peut-être que vit Lalla Hawa, un rêve où il n’y a plus vraiment de jour ni de nuit, plus de faim ni de soif, mais le glissement des paysages de craie, de ronces, les carrefours des routes, les villes qui passent, avec leurs rues, leurs monuments, leurs hôtels.
Le photographe ne cesse pas de photographier Hawa. Il change d’appareil, il mesure la lumière, il appuie sur la détente. Le visage de Hawa est partout, partout. Il est dans la lumière du soleil, allumé comme une gloire dans le ciel d’hiver, ou bien au cœur de la nuit, il vibre dans les ondes des postes de radio, dans les messages téléphoniques. Le photographe s’enferme tout seul dans son laboratoire, sous la petite lampe orange, et il regarde indéfiniment le visage qui prend forme sur le papier dans le bain d’acide. D’abord les yeux, immenses, taches qui s’approfondissent, puis les cheveux noirs, la courbe des lèvres, la forme du nez, l’ombre sous le menton. Les yeux regardent ailleurs, comme fait toujours Lalla Hawa, ailleurs, de l’autre côté du monde, et le cœur du photographe se met à battre plus vite, chaque fois, comme la première fois qu’il a capté la lumière de son regard, au restaurant des Galères, ou bien quand il l’a retrouvée, plus tard, au hasard des escaliers de la vieille ville.
Elle lui donne sa forme, son image, rien d’autre. Parfois le contact de la paume de sa main, ou l’étincelle électrique quand ses cheveux frôlent son corps, et puis son odeur, un peu âcre, un peu piquante comme l’odeur des agrumes, et le son de sa voix, son rire clair. Mais qui est-elle ? Peut-être qu’elle n’est que le prétexte d’un rêve, qu’il poursuit dans son laboratoire obscur avec ses appareils à soufflet, et les lentilles qui agrandissent l’ombre de ses yeux, la forme de son sourire ? Un rêve qu’il fait avec les autres hommes, sur les pages des journaux et sur les photos glacées des magazines.
Il emmène Hawa en avion jusqu’à la ville de Paris, ils roulent en taxi sous le ciel gris, le long du fleuve Seine, vers les rendez-vous d’affaires. Il prend des photos sur les quais du fleuve boueux, sur les grandes places, sur les avenues sans fin. Il photographie sans se lasser le beau visage couleur de cuivre où la lumière glisse comme de l’eau. Hawa vêtue d’une combinaison de satin noir, Hawa vêtue d’un imperméable bleu de nuit, les cheveux tressés en une seule natte épaisse. Chaque fois que son regard rencontre celui de Hawa, cela lui fait un pincement au cœur, et c’est pour cela qu’il se hâte de prendre des photos, toujours davantage de photos. Il avance, il recule, il change d’appareil, il met un genou par terre. Lalla se moque de lui :
« On dirait que tu danses. »
Il voudrait se mettre en colère, mais c’est impossible. Il essuie son front mouillé de sueur, son arcade sourcilière qui glisse contre le viseur. Puis, tout d’un coup, Lalla sort du champ de lumière, parce qu’elle est fatiguée d’être photographiée. Elle s’en va. Lui, pour ne pas ressentir le vide, va continuer à la regarder encore pendant des heures, dans la nuit du laboratoire improvisé dans la salle de bains de sa chambre d’hôtel, attendant en comptant les coups de son cœur que le beau visage apparaisse dans le bac d’acide, surtout le regard, la lumière profonde qui jaillit des yeux obliques, la lumière couleur d’ombre. Du plus loin, comme si quelqu’un d’autre, de secret, regardait par ces pupilles, jugeait en silence. Et puis ce qui vient ensuite, lentement, pareil à un nuage qui se forme, le front, la ligne des pommettes hautes, le grain de la peau cuivrée, usée par le soleil et par le vent. Il y a quelque chose de secret en elle, qui se dévoile au hasard sur le papier, quelque chose qu’on peut voir, mais jamais posséder, même si on prenait des photographies à chaque seconde de son existence, jusqu’à la mort. Il y a le sourire aussi, très doux, un peu ironique, qui creuse les coins des lèvres, qui rétrécit les yeux obliques. C’est tout cela que le photographe voudrait prendre, avec ses appareils de photo, puis faire renaître dans l’obscurité de son laboratoire. Quelquefois, il a l’impression que cela va apparaître réellement, le sourire, la lumière des yeux, la beauté des traits. Mais cela ne dure qu’un très bref instant. Sur la feuille de papier plongée dans l’acide, le dessin bouge, se modifie, se trouble, se couvre d’ombre, et c’est comme si l’image effaçait la personne en train de vivre.
Peut-être que c’est ailleurs que dans l’image ? Peut-être que c’est dans la démarche, dans le mouvement ? Le photographe regarde les gestes de Lalla Hawa, sa façon de s’asseoir, de bouger les mains, avec la paume ouverte, formant une ligne courbe parfaite depuis la saignée du coude jusqu’au bout des doigts. Il regarde la ligne de la nuque, le dos souple, les mains et les pieds larges, les épaules, et la lourde chevelure noire aux reflets cendrés, qui tombe en boucles épaisses sur les épaules. Il regarde Lalla Hawa, et c’est comme si, par instants, il apercevait une autre figure, affleurant le visage de la jeune femme, un autre corps derrière son corps ; à peine perceptible, léger, passager, l’autre personne apparaît dans la profondeur, puis s’efface, laissant un souvenir qui tremble. Qui est-ce ? Celle qu’il appelle Hawa, qui est-elle, quel nom porte-t-elle vraiment ?
Quelquefois, Hawa le regarde, ou bien elle regarde les gens, dans les restaurants, dans les halls des aéroports, dans les bureaux, elle les regarde comme si ses yeux allaient simplement les effacer, les faire retourner au néant auquel ils doivent appartenir. Quand elle a ce regard étrange, le photographe ressent un frisson, comme un froid qui entre en lui. Il ne sait pas ce que c’est. C’est peut-être l’autre être qui vit en Lalla Hawa a qui regarde et qui juge le monde, par ses yeux, comme si à cet instant tout cela, cette ville géante, ce fleuve, ces places, ces avenues, tout disparaissait et laissait voir l’étendue du désert, le sable, le ciel, le vent.
Alors le photographe emmène Hawa dans les endroits qui ressemblent au désert ; les grandes plaines caillouteuses, les marais, les esplanades, les terrains vagues. Pour lui, Hawa marche dans la lumière du soleil, et son regard balaie l’horizon comme celui des oiseaux de proie, à la recherche d’une ombre, d’une silhouette. Elle regarde un long moment, comme si elle cherchait vraiment quelqu’un ; puis elle reste immobile sur son ombre, tandis que le photographe commence à photographier.
Que cherche-t-elle ? Que veut-elle de la vie ? Le photographe regarde ses yeux, son visage, et il sent la profondeur de l’inquiétude derrière la force de sa lumière. Il y a aussi la méfiance, l’instinct de fuite, cette sorte de drôle de lueur qui traverse par instants les yeux des animaux sauvages. Elle le lui a dit, un jour, alors qu’il s’y attendait, elle lui a parlé doucement de l’enfant qu’elle porte en elle, qui arrondit son ventre et gonfle ses seins, et :
« Un jour, tu sais, je m’en irai, je partirai, et il ne faudra pas essayer de me retenir, parce que je partirai pour toujours… »
Elle ne veut pas d’argent, cela ne l’intéresse pas. Chaque fois que le photographe lui donne de l’argent — le prix des heures de pose — Hawa prend les billets de banque, en choisit un ou deux, et elle lui rend le reste. Quelquefois, même, c’est elle qui lui donne de l’argent, des poignées de billets et de pièces qu’elle sort de la poche de sa salopette, comme si elle ne voulait rien garder pour elle.
Ou bien elle parcourt les rues de la ville, à la recherche des mendiants aux coins des murs, et elle leur donne l’argent, par poignées de pièces aussi, en appuyant bien sa main dans la leur pour qu’ils ne perdent rien. Elle donne de l’argent aux gitanes voilées qui errent pieds nus dans les grandes avenues, et aux vieilles femmes en noir accroupies à l’entrée des bureaux de poste ; aux clochards allongés sur les bancs, dans les squares, et aux vieux qui fouillent dans les poubelles des riches, à la nuit tombante. Tous, ils la connaissent bien, et quand ils la voient arriver, ils la regardent avec des yeux qui brillent. Les clochards croient qu’elle est une prostituée, parce qu’il n’y a que les prostituées qui leur donnent tant d’argent, et ils font des plaisanteries et ils rient très fort, mais ils ont l’air bien contents de la voir quand même.
Maintenant, partout on parle de Hawa. À Paris, les journalistes viennent la voir, et il y a une femme qui lui pose des questions, un soir, dans le hall de l’hôtel.
« On parle de vous, du mystère de Hawa. Qui est Hawa ? »
— Je ne m’appelle pas Hawa, quand je suis née je n’avais pas de nom, alors je m’appelais Bla Esm, ça veut dire « Sans Nom ».
— Alors, pourquoi Hawa ?
— C’était le nom de ma mère, et je m’appelle Hawa, fille de Hawa, c’est tout.
— De quel pays êtes-vous venue ?
— Le pays d’où je viens n’a pas de nom, comme moi.
— Où est-ce ?
— C’est là où il n’y a plus rien, plus personne.
— Pourquoi êtes-vous ici ?
— J’aime voyager.
— Qu’est-ce que vous aimez dans la vie ?
— La vie.
— Manger ?
— Les fruits.
— Votre couleur préférée ?
— Le bleu.
— Votre pierre préférée ?
— Les cailloux du chemin.
— La musique ?
— Les berceuses.
— On dit que vous écrivez des poèmes ?
— Je ne sais pas écrire.
— Et le cinéma ? Avez-vous des projets ?
— Non.
— Qu’est-ce que l’amour pour vous ?
Mais tout à coup, Lalla Hawa en a assez, et elle s’en va très vite, sans se retourner, elle pousse la porte de l’hôtel et elle disparaît dans la rue.
Il y a des gens maintenant qui la reconnaissent dans la rue, des jeunes filles qui lui donnent une de ses photos, pour qu’elle mette sa signature. Mais comme Hawa ne sait pas écrire, elle dessine seulement le signe de sa tribu, celui qu’on marque sur la peau des chameaux et des chèvres, et qui ressemble un peu à un cœur :
Il y a tant de monde partout, dans les avenues, dans les magasins, sur les routes. Tant de gens qui se bousculent, qui se regardent. Mais quand le regard de Lalla Hawa passe sur eux, c’est comme si tout s’effaçait, devenait muet et désert.
Lalla Hawa veut traverser ces endroits très vite, pour savoir ce qu’il y a après. Une nuit, le photographe l’emmène dans un dancing qui s’appelle le Palace, le Paris-Palace, un nom comme ça. Pour danser, elle a mis une robe noire décolletée dans le dos, parce que le photographe veut faire des photos.
Là aussi, c’est un endroit qui ressemble aux grandes places vides où il n’y a que les silhouettes des immeubles et les carrosseries des autos arrêtées au soleil. C’est un endroit terrible et vide, où les hommes et les femmes se pressent et grimacent dans l’ombre étouffante, avec les éclairs de la lumière électrique dans les nuages de la fumée des cigarettes, et le bruit du tonnerre qui cogne, qui fait vibrer le sol et les murs.
Lalla Hawa s’assoit dans un coin, sur une marche, et elle regarde ceux qui dansent, leurs visages luisants de sueur, leurs vêtements pleins d’étincelles. Au fond de la salle, dans une sorte de grotte, il y a les musiciens : ils bougent leurs guitares, ils frappent sur les tambours, mais le bruit de la musique semble venir d’ailleurs, pareil à des cris de géants.
Puis elle danse, à son tour, sur l’arène, au milieu des gens. Elle danse comme elle a appris autrefois, seule au milieu des gens, pour cacher sa peur, parce qu’il y a trop de bruit, trop de lumière. Le photographe reste assis sur la marche, sans bouger, sans même penser à la photographier. Au début, les gens ne font pas attention à Hawa, parce que la lumière les aveugle. Puis, c’est comme s’ils sentaient que quelque chose d’extraordinaire était arrivé, sans qu’ils s’en doutent. Ils s’écartent, ils s’arrêtent de danser, les uns après les autres, pour regarder Lalla Hawa. Elle est toute seule dans le cercle de lumière, elle ne voit personne. Elle danse sur le rythme lent de la musique électrique, et c’est comme si la musique était à l’intérieur de son corps. La lumière brille sur le tissu noir de sa robe, sur sa peau couleur de cuivre, sur ses cheveux. On ne voit pas ses yeux à cause de l’ombre, mais son regard passe sur les gens, emplit la salle, de toute sa force, de toute sa beauté. Hawa danse pieds nus sur le sol lisse, ses pieds longs et plats frappent au rythme des tambours, ou plutôt, c’est elle qui semble dicter avec la plante de ses pieds et ses talons le rythme de la musique. Son corps souple ondoie, ses hanches, ses épaules et ses bras sont légèrement écartés comme des ailes. La lumière des projecteurs rebondit sur elle, l’enveloppe, crée des tourbillons autour de ses pas. Elle est absolument seule dans la grande salle, seule comme au milieu d’une esplanade, seule comme au milieu d’un plateau de pierres, et la musique électrique joue pour elle seule, de son rythme lent et lourd. Peut-être qu’ils ont tous disparu, enfin, ceux qui étaient là autour d’elle, hommes, femmes, reflets passagers des miroirs éblouis, dévorés ? Elle ne les voit plus, à présent, elle ne les entend plus. Même le photographe a disparu, assis sur sa marche. Ils sont devenus pareils à des rochers, pareils à des blocs de calcaire. Mais elle, elle peut bouger, enfin, elle est libre, elle tourne sur elle-même, les bras écartés, et ses pieds frappent le sol, du bout des orteils, puis du talon, comme sur les rayons d’une grande roue dont l’axe monte jusqu’à la nuit.
Elle danse, pour partir, pour devenir invisible, pour monter comme un oiseau vers les nuages. Sous ses pieds nus, le sol de plastique devient brûlant, léger, couleur de sable, et l’air tourne autour de son corps à la vitesse du vent. Le vertige de la danse fait apparaître la lumière, maintenant, non pas la lumière dure et froide des spots, mais la belle lumière du soleil, quand la terre, les rochers et même le ciel sont blancs. C’est la musique lente et lourde de l’électricité, des guitares, de l’orgue et des tambours, elle entre en elle, mais peut-être qu’elle ne l’entend même plus. La musique est si lente et profonde qu’elle couvre sa peau de cuivre, ses cheveux, ses yeux. L’ivresse de la danse s’étend autour d’elle, et les hommes et les femmes, un instant arrêtés, reprennent les mouvements de la danse, mais en suivant le rythme du corps de Hawa, en frappant le sol avec leurs doigts de pieds et leurs talons. Personne ne dit rien, personne ne souffle. On attend, avec ivresse, que le mouvement de la danse vienne en soi, vous entraîne, pareil à ces trombes qui marchent sur la mer. La lourde chevelure de Hawa se soulève et frappe ses épaules en cadence, ses mains aux doigts écartés frémissent. Sur le sol vitrifié, les pieds nus des hommes et des femmes frappent de plus en plus vite, de plus en plus fort, tandis que le rythme de la musique électrique s’accélère. Dans la grande salle, il n’y a plus tous ces murs, ces miroirs, ces lueurs. Ils ont disparu, anéantis par le vertige de la danse, renversés. Il n’y a plus ces villes sans espoir, ces villes d’abîmes, ces villes de mendiants et de prostituées, où les rues sont des pièges, où les maisons sont des tombes. Il n’y a plus tout cela, le regard ivre des danseurs a effacé tous les obstacles, tous les mensonges anciens. Maintenant, autour de Lalla Hawa, il y a une étendue sans fin de poussière et de pierres blanches, une étendue vivante de sable et de sel, et les vagues des dunes. C’est comme autrefois, au bout du sentier à chèvres, là où tout semblait s’arrêter, comme si on était au bout de la terre, au pied du ciel, au seuil du vent. C’est comme quand elle a senti pour la première fois le regard d’Es Ser, celui qu’elle appelait le Secret. Alors, au centre de son vertige, tandis que ses pieds continuent à la faire tourner sur elle-même de plus en plus vite, elle sent à nouveau, pour la première fois depuis longtemps, le regard qui vient sur elle, qui l’examine. Au centre de l’aire immense et nue, loin des hommes qui dansent, loin des villes brumeuses, le regard du Secret entre en elle, touche son cœur. La lumière d’un seul coup se met à brûler avec une force insoutenable, une explosion blanche et chaude qui étend ses rayons à travers toute la salle, un éclair qui doit briser toutes les ampoules électriques, les tubes de néon, qui foudroie les musiciens leurs doigts sur les guitares, et qui fait éclater tous les haut-parleurs.
Lentement, sans cesser de tourner, Lalla s’écroule sur elle-même, glisse sur le sol vitrifié, pareille à un mannequin désarticulé. Elle reste un long moment, seule, étendue par terre, le visage caché par ses cheveux, avant que le photographe ne s’approche d’elle, tandis que les danseurs s’écartent, sans comprendre encore ce qui leur est arrivé.
La mort est venue. Elle a commencé par les moutons et les chèvres, les chevaux aussi, qui restaient sur le lit de la rivière, le ventre ballonné, les pattes écartées. Puis ce fut le tour des enfants et des vieillards, qui déliraient, et ne pouvaient plus se relever. Ils mouraient si nombreux qu’on dut faire un cimetière pour eux, en aval de la rivière, sur une colline de poussière rouge. On les emportait à l’aube, sans cérémonie, emmaillotés dans de vieilles toiles, et on les enterrait dans un simple trou creusé à la hâte, sur lequel on posait ensuite quelques pierres pour que les chiens sauvages ne les déterrent pas. En même temps que la mort, c’était le vent du Chergui qui était venu. Il soufflait par rafales, enveloppant les hommes dans ses plis brûlants, effaçant toute humidité de la terre. Chaque jour, Nour errait sur le lit du fleuve, avec d’autres enfants, à la recherche des crevettes. Il plaçait aussi des pièges faits avec des lacets d’herbe et des brindilles, pour capturer les lièvres et les gerboises, mais souvent les renards étaient passés avant lui.
C’était la faim qui rongeait les hommes et faisait mourir les enfants. Depuis des jours qu’ils étaient arrivés devant la ville rouge, les voyageurs n’avaient pas reçu de nourriture, et les provisions touchaient à leur fin. Chaque jour, le grand cheikh envoyait ses guerriers devant les murs de la ville, pour demander de la nourriture et des terres pour son peuple. Mais les notables promettaient toujours et ne donnaient rien. Ils étaient si pauvres eux-mêmes, disaient-ils. Les pluies avaient manqué, la sécheresse avait durci la terre, et les réserves de la moisson s’étaient épuisées. Quelquefois, le grand cheikh et ses fils allaient jusqu’aux remparts de la ville, pour demander des terres, des semences, une part des palmeraies. Mais il n’y avait pas assez de terres pour eux-mêmes, disaient les notables, de la tête du fleuve jusqu’à la mer les terres fertiles étaient prises, et les soldats des Chrétiens venaient souvent dans la ville d’Agadir, ils prenaient pour eux la plus grande part des récoltes.
Chaque fois, Ma el Aïnine écoutait la réponse des notables sans rien dire, puis il retournait sous sa tente, dans le lit du fleuve. Mais ce n’était plus la colère, ni l’impatience qui grandissaient maintenant dans son cœur. Avec la venue de la mort, chaque jour, et le vent brûlant du désert, c’était le désespoir qu’il partageait avec son peuple. C’était comme si les hommes errant le long des rivages vides du fleuve, ou bien accroupis dans l’ombre de leurs abris, avaient devant les yeux l’évidence de leur condamnation. Ces terres rouges, ces champs desséchés, ces maigres terrasses plantées d’oliviers et d’orangers, ces palmeraies sombres, tout cela leur était étranger, lointain, pareil aux mirages.
Malgré leur désespoir, Larhdaf et Saadbou voulaient attaquer la ville, mais le cheikh refusait cette violence. Les hommes bleus du désert étaient trop fatigués maintenant, il y avait trop longtemps qu’ils marchaient et jeûnaient. La plupart des guerriers étaient fiévreux, malades du scorbut, leurs jambes couvertes de plaies envenimées. Même leurs armes étaient hors d’usage.
Les gens de la ville se méfiaient des hommes du désert, et les portes restaient fermées tout le jour. Ceux qui avaient voulu s’aventurer du côté des remparts avaient reçu des coups de feu : c’était un avertissement.
Alors, quand il a compris qu’il n’y avait plus rien à espérer, qu’ils allaient mourir tous, les uns après les autres, sur le lit brûlant de la rivière, devant les remparts de la ville impitoyable, Ma el Aïnine a donné le signal du départ vers le nord. Cette fois, il n’y eut pas de prière, ni de chants ni de danse. Les uns après les autres, lentement, comme des animaux malades qui déplient leurs membres et se relèvent en titubant, les hommes bleus ont quitté le lit du fleuve, ils ont recommencé leur marche vers l’inconnu.
Maintenant la troupe des guerriers du cheikh n’avait plus la même apparence. Ils marchaient avec le convoi des hommes et des bêtes, harassés comme eux, leurs vêtements en lambeaux, le regard fiévreux et vide. Peut-être qu’ils avaient cessé de croire aux raisons de cette longue marche, qu’ils continuaient à avancer seulement par habitude, à la limite de leurs forces, prêts à tomber à chaque instant. Les femmes avançaient, penchées en avant, le visage caché par leurs voiles bleus, et beaucoup n’avaient plus leur enfant avec elle, parce qu’il était resté dans la terre rouge de la vallée du Souss. Puis, à la fin du convoi qui s’étirait dans toute la vallée, c’étaient les enfants, les vieillards, les guerriers blessés, tous ceux qui marchaient lentement. Nour était parmi eux, guidant le guerrier aveugle. Il ne savait même plus où était sa famille, perdue quelque part dans le nuage de poussière. Seuls, quelques guerriers avaient encore leur monture. Le grand cheikh allait parmi eux, sur son chameau blanc, enveloppé dans son manteau.
Personne ne parlait. On allait pour soi, le visage noirci, les yeux fiévreux regardant fixement la terre rouge des collines, vers l’ouest, pour trouver la piste qui franchit les montagnes jusqu’à la ville sainte de Marrakech. On marchait dans la lumière qui frappe le crâne, la nuque, qui fait vibrer la douleur dans les membres, qui brûle jusqu’au centre du corps. On n’entendait plus le vent, ni le bruit des pas des hommes raclant le désert. On n’entendait que le bruit de son cœur, le bruit de ses nerfs, la souffrance qui siffle et grince derrière les tympans.
Nour ne sentait plus la main du guerrier aveugle agrippée à son épaule. Il avançait seulement, sans savoir pourquoi, sans espoir de s’arrêter jamais. Peut-être que le jour où son père et sa mère avaient décidé d’abandonner les campements du Sud, ils avaient été condamnés à errer jusqu’à la fin de leur existence, dans cette marche sans fin, de puits en puits, le long des vallées desséchées ? Mais y avait-il au monde d’autres terres que celles-là, étendues infinies, mêlées au ciel par la poussière, montagnes sans ombre, pierres aiguës, rivières sans eau, buissons d’épines dont chacune peut, par une blessure minuscule, donner la mort ? Chaque jour, au loin, au flanc des collines, près des puits, les hommes voyaient de nouvelles maisons, des forteresses de boue rouge, entourées de champs et de palmiers. Mais ils les voyaient comme on voit des mirages, tremblantes dans l’air surchauffé, lointaines, inaccessibles. Les habitants des villages ne se montraient pas. Ils avaient fui dans les montagnes, ou bien ils se cachaient derrière leurs remparts, prêts à combattre les hommes bleus du désert.
En tête de la caravane, sur leurs chevaux, les fils de Ma el Aïnine montraient l’ouverture étroite de la vallée, au milieu du chaos des montagnes.
« La route ! La route du Nord ! »
Alors ils ont franchi les montagnes pendant des jours. Le vent brûlant soufflait dans les ravins. Le ciel bleu était immense au-dessus des rochers rouges. Il n’y avait personne ici, ni homme ni bête, seulement parfois la trace d’un serpent dans le sable, ou, très haut dans le ciel, l’ombre d’un vautour. On avançait sans chercher la vie, sans voir un signe d’espoir. Comme des aveugles, les hommes et les femmes cheminaient à la suite les uns des autres, plaçant leurs pieds sur les marques de pas qui les précédaient, mêlés aux bêtes du troupeau. Qui les guidait ? La piste de terre serpentait le long des ravins, franchissait les éboulis, se confondait avec les lits des torrents secs.
Enfin les voyageurs arrivèrent au bord de l’oued Issene, grossi par la fonte des neiges. L’eau était belle et pure, elle bondissait entre les rives arides. Mais les hommes la regardèrent sans émotion, parce que cette eau n’était pas à eux, qu’ils ne pouvaient pas la retenir. Ils restèrent plusieurs jours sur les bords de l’oued, tandis que les guerriers du grand cheikh, accompagnés de Larhdaf et de Saadbou, remontaient la piste de Chichaoua.
« Est-ce que nous sommes arrivés, est-ce ici, notre terre ? » demandait toujours le guerrier aveugle. L’eau froide du fleuve descendait en cascadant sur les rochers, et la route devenait plus difficile. Puis la caravane arriva devant un village chleuh, au fond de la vallée. Les guerriers du cheikh les attendaient là. Ils avaient dressé leur grande tente, et les cheikhs de la montagne avaient sacrifié des moutons pour recevoir Ma el Aïnine. C’était le village d’Aglagla, au pied de la haute montagne. Les gens du désert se sont installés près des murs du village, sans rien demander. Le soir, les enfants du village sont venus, apportant la viande grillée et le lait caillé, et chacun put se rassasier comme il ne l’avait pas fait depuis longtemps. Puis ils ont allumé de grands feux de cèdre, parce que la nuit était froide.
Nour a regardé longtemps la danse des flammes dans la nuit très noire. Il y a eu des chants aussi, une musique étrange comme il n’en avait jamais entendu, triste et lente, accompagnée du son de la flûte. Les hommes et les femmes du village ont demandé la bénédiction de Ma el Aïnine, pour qu’il les guérisse de leurs maladies.
Maintenant, les voyageurs allaient vers l’autre versant de la montagne, dans la direction de la ville sainte. C’était là peut-être que les gens du désert connaîtraient la fin de leur souffrance, selon ce que disaient les guerriers bleus de Ma el Aïnine, car c’était à Marrakech que Moulay Hafid, le Commandeur des Croyants, avait reçu l’acte d’allégeance de Ma el Aïnine, quatorze ans auparavant. C’était là que le roi avait donné au cheikh une terre, pour qu’il puisse y faire bâtir la maison de l’enseignement des Goudfia. Et puis, c’était dans la ville sainte que le fils aîné de Ma el Aïnine attendait son père pour se joindre à la guerre sainte ; et tous vénéraient Moulay Hiba, celui qu’on appelait Dehiba, la Parcelle d’Or, celui qu’on appelait Moulay Sebaa, le Lion, car il était celui qu’ils avaient choisi pour roi des terres du Sud.
Le soir, quand la caravane s’arrêtait, et que les feux s’allumaient, Nour conduisait le guerrier aveugle là où les soldats de Ma el Aïnine étaient assis, et ils écoutaient les récits de ce qui s’était passé autrefois, quand le grand cheikh et ses fils étaient venus avec les guerriers du désert, tous montés sur les chameaux rapides, et comment ils étaient entrés dans la ville sainte, ils avaient été reçus par le roi, avec les deux fils de Ma el Aïnine, Moulay Sebaa, le Lion, et Mohammed Ech Chems, celui qu’on appelait le Soleil ; ils racontaient aussi les offrandes que le roi avait faites pour que le cheikh puisse bâtir les remparts de la ville de Smara ; et le voyage qu’ils avaient fait, avec des troupeaux de chameaux si nombreux qu’ils recouvraient toute la plaine, tandis que les femmes et les enfants, et les provisions et les vivres étaient embarqués à bord du grand bateau à vapeur qu’on appelait Bachir, et avaient navigué plusieurs jours et plusieurs nuits de Mogador à Marsa Tarfaya.
Ils racontaient aussi la légende de Ma el Aïnine, avec leurs voix qui chantaient un peu, et c’était comme le récit d’un rêve qu’ils avaient fait autrefois. La voix des guerriers se mêlait au bruit des flammes, et Nour voyait par instants la silhouette légère du vieil homme, à travers les volutes de la fumée, pareil à une flamme, au centre du campement.
« Le grand cheikh est né loin, au sud, dans le pays qu’on appelle Hodh, et son père était fils de Moulay Idriss, et sa mère était de la lignée du Prophète. Quand le grand cheikh est né, son père l’a nommé Ahmed, mais sa mère l’a nommé Ma el Aïnine, l’Eau des Yeux, parce qu’elle avait pleuré de joie au moment de sa naissance… »
Nour écoutait dans la nuit, la tête appuyée contre une pierre, à côté du guerrier aveugle.
Quand il a eu sept ans, il a récité le Coran sans faire une faute, alors son père, Mohammed el Fadel, l’a envoyé à la grande ville sainte de La Mecque, et sur le chemin, l’enfant faisait des miracles… Il savait guérir les malades, et à ceux qui lui demandaient de l’eau, il disait, le ciel te donnera l’eau, et aussitôt la grande pluie ruisselait sur la terre… »
Le guerrier aveugle balançait un peu la tête, comme s’il rythmait les paroles, et Nour était lentement entraîné vers le sommeil.
« Alors les gens sont venus de tous les points du désert pour voir l’enfant qui savait faire des miracles, et l’enfant, le fils du grand Mohammed Fadel ben Maminna, mettait seulement un peu de salive sur les yeux du malade, il soufflait sur ses lèvres, et le malade se levait aussitôt et il embrassait la main de l’enfant, parce qu’il était guéri… »
Nour sentait le corps du guerrier aveugle qui tremblait contre lui, tandis qu’il balançait lentement la tête sur ses épaules. C’étaient la voix monotone du conteur et le balancement des flammes et de la fumée ; même la terre semblait bouger selon le rythme de la voix.
« Alors le grand cheikh s’est installé dans la ville sainte de Chinguetti, au puits de Nazaran, près d’Ed Dakhla, pour donner son enseignement, car il savait la science des astres et des nombres, et la parole de Dieu. Alors les hommes du désert sont devenus ses disciples, et on les appelait Berik Al-lah, ceux qui ont reçu la bénédiction de Dieu… »
La voix du guerrier bleu continuait à psalmodier dans la nuit, devant les flammes qui montaient, dansaient, avec la fumée qui enveloppait les hommes et les faisait tousser. Nour écoutait les récits des miracles, les sources jaillies du désert, les pluies qui recouvraient les champs arides, et les paroles du grand cheikh, sur la place de Chinguetti, ou devant sa demeure de Nazaran. Il écoutait le commencement de la longue marche de Ma el Aïnine à travers le désert, jusqu’à la smara, la terre des broussailles, où le grand cheikh avait fondé sa ville. Il écoutait la légende de ses combats contre les Espagnols, à El Aaiun, à Ifni, à Tiznit, avec ses fils, Rebbo, Taaleb, Larhdaf, Ech Chems, et celui qu’on appelait Moulay Sebaa, le Lion.
Ainsi, chaque soir, la même voix continuait la légende, comme cela, en chantonnant, et Nour oubliait où il était, comme si c’était sa propre histoire que l’homme bleu racontait.
De l’autre côté des montagnes, ils sont entrés sur la grande plaine rouge, et ils ont marché vers le nord, allant de village en village. À chaque village, des hommes au regard fiévreux, des femmes, des enfants venaient se joindre à la caravane, et prenaient la place de ceux qui étaient morts. Le grand cheikh allait au-devant, sur son chameau blanc, entouré de ses fils et de ses guerriers, et Nour voyait au loin le nuage de poussière qui semblait les guider.
Quand ils arrivèrent devant la grande ville de Marrakech, ils n’osèrent pas s’approcher et ils établirent leur camp près du fleuve desséché, au sud. Pendant deux jours, les hommes bleus attendirent, presque sans bouger, à l’abri de leurs tentes et dans les huttes de branches. Le vent chaud de l’été les couvrait de poussière, mais ils attendaient, toutes leurs forces étaient pour attendre.
Enfin, le troisième jour, les fils de Ma el Aïnine sont revenus. À côté d’eux, monté sur un cheval, il y avait un homme de haute stature, vêtu comme les guerriers du Nord, et son nom a couru sur toutes les lèvres : « Moulay Hiba, celui qu’on appelle Moulay Dehiba, la Parcelle d’Or, Moulay Sebaa, le Lion. »
Quand le guerrier aveugle a entendu son nom, il s’est mis à trembler, et des larmes coulaient de ses yeux brûlés. Il a couru droit devant lui, les bras écartés, en poussant un long cri, une sorte de gémissement aigu qui déchirait les oreilles.
Nour a essayé de le rattraper, mais l’aveugle courait de toutes ses forces, en butant sur les pierres, en titubant sur le sol poussiéreux. Les gens du désert s’écartaient devant lui, et quelques-uns même avaient peur et détournaient le regard, parce qu’ils pensaient que l’aveugle était possédé du démon. Le guerrier aveugle semblait dévoré par une joie et une souffrance surhumaines. Plusieurs fois il est tombé sur le sol, en butant sur une racine, ou sur une pierre, mais chaque fois il s’est relevé et il a continué à courir vers l’endroit où se trouvaient Ma el Aïnine et Moulay Hiba, sans les voir. Enfin, Nour l’a rejoint, l’a pris par le bras ; mais l’homme continuait à courir en criant, entraînant Nour avec lui. Il allait droit devant lui, comme s’il voyait Ma el Aïnine et son fils, il avançait vers eux sans se tromper. Alors les guerriers du cheikh ont eu peur, ils ont empoigné leurs fusils pour empêcher l’aveugle d’avancer. Mais le cheikh a dit simplement :
« Laissez-les venir. »
Puis il est descendu de son chameau et il s’est approché du guerrier aveugle.
« Que veux-tu ? »
Le guerrier aveugle s’est jeté sur le sol, les bras tendus en avant, et les sanglots secouaient son corps, l’étouffaient. Seul, le long gémissement aigu continuait à s’échapper de sa gorge, devenu faible et haletant comme une plainte. Alors c’est Nour qui a parlé :
« Donne-lui la vue, grand roi », a-t-il dit.
Ma el Aïnine a regardé un long moment l’homme allongé par terre, son corps secoué par les sanglots, ses habits en haillons, ses pieds et ses mains ensanglantés par le chemin. Sans rien dire, il s’est agenouillé à côté de l’aveugle, il a posé la main sur sa nuque. Les hommes bleus, et les fils du cheikh sont restés debout. Le silence était si grand à cet instant que Nour a ressenti un vertige. Une force étrange, inconnue, jaillissait de la terre poussiéreuse, enveloppait les hommes dans son tourbillon. C’était la lumière du couchant, peut-être, ou bien le pouvoir du regard qui s’était fixé sur ce lieu, qui cherchait à s’échapper comme une eau prisonnière. Lentement, le guerrier aveugle s’est redressé, son visage est apparu à la lumière, maculé par le sable et l’eau des larmes. Avec un coin de son haïk bleu ciel, Ma el Aïnine a essuyé le visage de l’homme. Puis il a passé la main sur son front, sur ses paupières brûlées, comme s’il voulait effacer quelque chose. Le bout de ses doigts mouillé de salive, il a frotté les paupières de l’aveugle, et il a soufflé doucement sur son visage, sans prononcer une parole. Le silence a duré si longtemps que Nour ne se souvenait plus de ce qu’il y avait eu avant, de ce qu’il avait dit. À genoux dans le sable à côté du cheikh, il regardait seulement le visage du guerrier aveugle où une lumière nouvelle semblait grandir. L’homme ne gémissait plus. Il restait immobile devant le cheikh, les bras un peu écartés, ses yeux blessés très grands ouverts, comme s’il s’enivrait lentement du regard du cheikh.
Ensuite les fils de Ma el Aïnine sont venus, et Moulay Hiba lui aussi s’est approché, et ils ont aidé le vieil homme à se relever. Très doucement, Nour a pris le guerrier par le bras, il l’a fait lever à son tour. L’homme s’est mis à marcher, appuyé sur l’épaule du jeune garçon, et la lumière du couchant brillait sur son visage comme une poussière d’or. Il ne parlait pas. Il avançait très lentement, comme un homme qui a traversé une longue maladie, en posant ses pieds bien à plat sur le sol caillouteux.
Il avançait en titubant un peu, mais ses bras n’étaient plus écartés, et il n’y avait plus de souffrance dans son corps. Les gens du désert restaient immobiles et silencieux, en le regardant marcher vers l’autre bout de la plaine. Il n’y avait plus de souffrance, et maintenant, son visage était calme et doux, et son regard était plein de la lumière dorée du soleil qui touchait l’horizon. Et sur l’épaule de Nour, sa main était devenue légère, comme celle d’un homme qui sait où il va.
Oued Tadla, 18 juin 1910
Les soldats ont quitté Zettat et Ben Ahmed avant l’aube. C’est le général Moinier qui commandait la colonne partie de Ben Ahmed, deux mille fantassins armés de fusils Lebel. Le convoi avançait lentement sur la plaine brûlée, dans la direction de la vallée du fleuve Tadla. En tête de la colonne, il y avait le général Moinier, deux officiers français, et un observateur civil. Un guide maure les accompagnait, vêtu comme les guerriers du Sud, monté à cheval, comme les officiers.
Le même jour, l’autre colonne, comptant seulement cinq cents hommes, avait quitté la ville de Zettat, pour former l’autre branche de la tenaille qui devait pincer les rebelles de Ma el Aïnine sur leur route vers le Nord.
Devant les soldats, la terre nue s’étendait à perte de vue, ocre, rouge, grise, brillante sous le bleu du ciel. Le vent ardent de l’été passait sur la terre, soulevait la poussière, voilait la lumière comme une brume.
Personne ne parlait. Les officiers à l’avant poussaient leurs chevaux pour se séparer du reste de la troupe, dans l’espoir d’échapper un peu au nuage de poussière suffocante. Leurs yeux guettaient l’horizon, pour voir ce qu’il y aurait : l’eau, les villages de boue, ou l’ennemi.
Il y avait si longtemps que le général Moinier attendait cet instant. Chaque fois qu’on parlait du Sud, du désert, il pensait à lui, Ma el Aïnine, l’irréductible, le fanatique, l’homme qui avait juré de chasser tous les Chrétiens du sol du désert, lui, la tête de la rébellion, l’assassin du gouverneur Coppolani.
« Rien de sérieux », disait l’état-major, à Casa, à Fort-Trinquet, à Fort-Gouraud. « Un fanatique. Une sorte de sorcier, un faiseur de pluie, qui a entraîné derrière lui tous les loqueteux du Draa, du Tindouf, tous les nègres de Mauritanie. »
Mais le vieil homme du désert était insaisissable. On le signalait dans le Nord, près des premiers postes de contrôle du désert. Quand on allait voir, il avait disparu. Puis on parlait de lui encore, cette fois sur la côte, au Rio de Oro, à Ifni. Naturellement, avec les Espagnols, il avait la partie belle ! Que faisait-on, là-bas, à El Aaiun, à Tarfaya, à cap Juby ? Son coup fait, le vieux cheikh, rusé comme un renard, retournait avec ses guerriers sur son « territoire », là-bas, au sud du Draa, dans la Saguiet el Hamra, dans sa « forteresse » de Smara. Impossible de l’en déloger. Et puis il y avait le mystère, la superstition. Combien d’hommes avaient pu traverser cette région ? Tandis qu’il chevauchait aux côtés des officiers, l’observateur se souvenait du voyage de Camille Douls, en 1887. Le récit de sa rencontre avec Ma el Aïnine, devant son palais de Smara : vêtu de son grand haïk bleu ciel, coiffé de son haut turban blanc, le cheikh s’était approché jusqu’à lui, il l’avait regardé longuement. Douls était prisonnier des Maures, les vêtements en haillons, le visage meurtri par la fatigue et par le soleil, mais Ma el Aïnine l’avait regardé sans haine, sans mépris. C’était ce regard long, ce silence, qui duraient encore, qui avaient fait frissonner l’observateur, chaque fois qu’il avait pensé à Ma el Aïnine. Mais il était peut-être le seul à avoir senti cela, en lisant autrefois le récit de Douls. « Un fanatique », disaient les officiers, « un sauvage, qui ne pense qu’à piller et à tuer, à mettre à feu et à sang les provinces du Sud, comme en 1904, quand Coppolani avait été assassiné dans le Tagant, comme en août 1905, quand Mauchamp avait été assassiné à Oujda. »
Pourtant, chaque jour, tandis qu’il marchait avec les officiers, l’observateur sentait en lui cette inquiétude, cette appréhension qu’il ne pouvait comprendre. C’est comme s’il redoutait de rencontrer tout à coup, au détour d’une colline, dans la crevasse d’un ru sec, le regard du grand cheikh, seul au milieu du désert.
« Il est fini maintenant, il ne peut plus tenir, c’est une question de mois, de semaines peut-être, il est obligé de se rendre, ou alors il devra se jeter à la mer ou se perdre dans le désert, plus personne ne le soutient et il le sait bien… »
Il y a si longtemps que les officiers attendent ce moment, et l’état-major de l’armée, à Oran, à Rabat, à Dakar même. Le « fanatique » est acculé, d’un côté à la mer, de l’autre au désert. Le vieux renard va être obligé de capituler. N’a-t-il pas été abandonné de tous ? Au nord, Moulay Hafid a signé l’Acte d’Algésiras, qui met fin à la guerre sainte. Il accepte le protectorat de la France. Et puis, il y a eu la lettre d’octobre 1909, signée du propre fils de Ma el Aïnine, Ahmed Hiba, celui qu’ils appellent Moulay Sebaa, le Lion, par laquelle il offre la soumission du cheikh à la loi du Makhzen, et il implore du secours. « Le Lion ! Il est bien seul, maintenant, le Lion, et les autres fils du cheikh, Ech Chems, à Marrakech, et Larhdaf, le bandit, le pillard de la Hamada. Ils n’ont plus de ressources, plus d’armes, et la population du Souss les a abandonnés… Ils n’ont plus qu’une poignée de guerriers, des loqueteux, qui n’ont pour armes que leurs vieilles carabines à canon de bronze, leurs yatagans et leurs lances ! Le Moyen Âge ! »
Tandis qu’il chevauche avec les officiers, l’observateur civil pense à tous ceux qui attendent la chute du vieux cheikh. Les Européens d’Afrique du nord, les « Chrétiens », comme les appellent les gens du désert — mais leur vraie religion n’est-elle pas celle de l’argent ? Les Espagnols de Tanger, d’Ifni, les Anglais de Tanger, de Rabat, les Allemands, les Hollandais, les Belges, et tous les banquiers, tous les hommes d’affaires qui guettent la chute de l’empire arabe, qui font déjà leurs plans d’occupation, qui se partagent les labours, les forêts de chêne-liège, les mines, les palmeraies. Les agents de la Banque de Paris et des Pays-Bas, qui relèvent le montant des droits de douane dans tous les ports. Les affairistes du député Etienne, qui ont créé la « Société des Émeraudes du Sahara », la « Société des Nitrates du Gourara-Touat », pour lesquelles la terre nue doit livrer passage aux chemins de fer imaginaires, aux voies transsaharienne, transmauritanienne, et c’est l’armée qui ouvre le passage à coups de fusil.
Que peut-il encore, le vieil homme de Smara, seul contre cette vague d’argent et de balles ? Que peut son regard farouche d’animal traqué contre ceux qui spéculent, qui convoitent les terres, les villes, contre ceux qui veulent la richesse que promet la misère de ce peuple ?
À côté de l’observateur civil, les officiers chevauchent, le visage impassible, sans prononcer une parole inutile. Leur regard est fixé sur l’horizon, au-delà des collines de pierres, là où s’étend la vallée brumeuse de l’oued Tadla.
Peut-être qu’ils ne pensent même pas à ce qu’ils font ? Ils chevauchent, sur la piste invisible qu’ouvre pour eux le guide targui sur son cheval fauve.
Derrière eux, les tirailleurs sénégalais, soudanais, vêtus de leurs uniformes gris de poussière, penchés en avant, marchent lourdement en levant très haut leurs jambes, comme s’ils franchissaient des sillons. Le bruit de leurs pas fait un raclement régulier sur la terre dure. Derrière eux, le nuage de poussière rouge et grise monte lentement, salit le ciel.
Il y a longtemps que cela a commencé. Maintenant, on ne peut plus rien, comme si cette armée allait à l’assaut de fantômes. « Mais il n’acceptera jamais de se rendre, surtout pas à des Français. Il préférera faire tuer tous ses hommes jusqu’au dernier, et se faire tuer lui aussi, à côté de ses fils, plutôt que d’être pris… Et ce sera mieux pour lui, parce que, croyez-moi, le gouvernement n’acceptera pas sa reddition, après l’assassinat de Coppolani, souvenez-vous. Non, c’est un fanatique, cruel, sauvage, il faut qu’il disparaisse, lui et toute sa tribu, les Berik Al-lah, les Bénis de Dieu comme ils s’appellent… Le Moyen Âge, n’est-ce pas ? »
Le vieux renard a été trahi par les siens, abandonné. Les unes après les autres, les tribus se sont séparées de lui, parce que les chefs sentaient que la progression des Chrétiens était irrésistible, au nord, au sud, ils venaient même par la mer, ils traversaient le désert, ils étaient aux portes du désert, à Tindouf, à Tabelbala, à Ouadane, ils occupaient même la ville sainte de Chinguetti, là où Ma el Aïnine avait d’abord donné son enseignement.
À Bou Denib, c’est peut-être la dernière grande bataille qui a eu lieu, quand le général Vigny a écrasé les six mille hommes de Moulay Hiba. Alors le fils de Ma el Aïnine s’est enfui dans les montagnes, il a disparu pour cacher sa honte sans doute, parce qu’il était devenu un lakhme, une chair sans os, comme ils disent, un vaincu. Le vieux cheikh est resté seul, prisonnier de sa forteresse de Smara, sans comprendre que ce n’étaient pas les armes, mais l’argent qui l’avait vaincu ; l’argent des banquiers qui avait payé les soldats du sultan Moulay Hafid et leurs beaux uniformes ; l’argent que les soldats des Chrétiens venaient chercher dans les ports, en prélevant leur part sur les droits de douane ; l’argent des terres spoliées, des palmeraies usurpées, des forêts données à ceux qui savaient les prendre. Comment aurait-il compris cela ? Savait-il ce qu’était la Banque de Paris et des Pays-Bas, savait-il ce qu’était un emprunt pour la construction des chemins de fer, savait-il ce qu’était une Société pour l’exploitation des nitrates du Gourara-Touat ? Savait-il seulement que, pendant qu’il priait et donnait sa bénédiction aux hommes du désert, les gouvernements de la France et de la Grande-Bretagne signaient un accord qui donnait à l’un un pays, nommé Maroc, à l’autre un pays nommé Égypte ? Tandis qu’il donnait sa parole et son souffle aux derniers hommes libres, aux Izarguen, aux Aroussiyine, aux Tidrarin, aux Ouled Bou Sebaa, aux Taubalt, aux Reguibat Sahel, aux Ouled Delim, aux Imraguen, tandis qu’il donnait son pouvoir à sa propre tribu, aux Berik Al-lah, savait-il qu’un consortium bancaire, dont le principal membre était la Banque de Paris et des Pays-Bas, accordait au roi Moulay Hafid un prêt de 62 500 000 francs-or, dont l’intérêt de 5 % était garanti par le produit de tous les droits de douane des ports de la côte, et que les soldats étrangers étaient entrés dans le pays pour surveiller qu’au moins 60 % des recettes journalières des douanes soient versés à la Banque ? Savait-il qu’au moment de l’Acte d’Algésiras qui mettait fin à la guerre sainte dans le Nord, l’endettement du roi Moulay Hafid était de 206 000 000 francs-or, et qu’il était alors évident qu’il ne pourrait jamais rembourser ses créanciers ? Mais le vieux cheikh ne savait pas cela, parce que ses guerriers ne combattaient pas pour de l’or, mais seulement pour une bénédiction, et que la terre qu’ils défendaient ne leur appartenait pas, ni à personne, parce qu’elle était seulement l’espace libre de leur regard, un don de Dieu.
« … Un sauvage, un fanatique, qui dit à ses guerriers avant le combat qu’il va les rendre invincibles et immortels, qui les envoie à l’assaut des fusils et des mitrailleuses simplement armés de leurs lances et de leurs sabres… »
Maintenant, la troupe des tirailleurs noirs occupe toute la vallée du fleuve Tadla, devant le gué, tandis que les notables de Kasbah Tadla sont venus apporter leur soumission aux officiers français. Les fumées des feux de camp montent dans l’air du soir, et l’observateur civil regarde, comme à chaque étape, le beau ciel nocturne qui se dévoile lentement. Il pense encore au regard de Ma el Aïnine, mystérieux et profond, ce regard qui s’est posé sur Camille Douls déguisé en marchand turc, et qui l’a scruté jusqu’au fond de son âme. Peut-être qu’alors il a deviné ce qu’apportait cet homme étranger vêtu de haillons, ce premier voleur d’images, qui écrivait son journal chaque soir sur les pages de son Coran ? Mais maintenant il est trop tard, et plus rien ne peut empêcher le destin de s’accomplir. D’un côté la mer, de l’autre le désert. Les horizons se referment sur le peuple de Smara, ils enserrent les derniers nomades. La faim, la soif les encerclent, ils connaissent la peur, la maladie, la défaite.
« Il y a bien longtemps qu’on aurait pu n’en faire qu’une bouchée, de votre cheikh et de ses loqueteux, si on avait voulu. Un canon de 75 devant son palais de torchis, quelques mitrailleuses, et il était balayé. Peut-être qu’on a cru qu’il n’en valait pas la peine. On s’est dit qu’il valait mieux attendre qu’il tombe tout seul, comme un fruit véreux… Mais maintenant, après l’assassinat de Coppolani, ce n’est plus de la guerre : c’est une opération de police contre une bande de brigands, voilà tout. »
Le vieil homme a été trahi par ceux-là mêmes qu’il voulait défendre. Ce sont les hommes du Souss, de Taroudant, d’Agadir qui ont donné la nouvelle : « Le grand cheikh Moulay Ahmed ben Mohammed el Fadel, celui qu’on appelle Ma el Aïnine, l’Eau des Yeux, est en marche vers le Nord avec ses guerriers du désert, ceux du Draa, ceux de la Saguiet el Hamra, et même les hommes bleus de Oualata, de Chinguetti. Ils sont si nombreux qu’ils couvrent une plaine entière. Ils marchent vers le Nord, vers la ville sainte de Fez, pour renverser le sultan, et faire nommer à sa place Moulay Hiba, celui qu’on appelle Sebaa, le Lion, le fils aîné de Ma el Aïnine. »
Mais l’état-major n’a pas cru à la nouvelle. Cela a bien fait rire les officiers.
« Le vieil homme de Smara est devenu fou. Comme s’il pouvait, avec sa troupe de loqueteux, renverser le sultan et chasser l’armée française ! » C’est ce qui semblait : le vieux renard est acculé à la mer et au désert, et il a choisi de se suicider ; c’est la seule issue qui lui reste, se faire tuer avec toute sa tribu.
Alors, aujourd’hui, 21 juin 1910, la troupe des tirailleurs noirs est en route, avec les trois officiers français et l’observateur civil en tête. Elle a obliqué vers le sud, pour rencontrer l’autre troupe qui est partie de Zettat. Les mâchoires de la tenaille se referment, pour pincer le vieux cheikh et ses loqueteux.
Le soleil brûle les yeux des soldats, de sa lumière mêlée de poussière. Au loin, sur la colline qui domine la plaine caillouteuse, un village ocre surgit, à peine distinct du désert. « Kasbah Zidaniya », dit seulement le guide. Mais aussitôt il arrête son cheval. Au loin, un groupe de guerriers à cheval galope le long des collines. Les tirailleurs noirs prennent position, tandis que les officiers poussent leurs chevaux à l’écart. Des coups de feu claquent, disséminés, sans qu’aucune balle siffle ou frappe. L’observateur civil pense que cela ressemble davantage au bruit que font les chasseurs, à la campagne. Un homme blessé est fait prisonnier, un Arabe de la tribu des Beni Amir. Le cheikh Ma el Aïnine n’est pas loin, ses guerriers marchent sur la route d’El Borouj, au sud. La troupe repart, mais maintenant les officiers restent près des soldats. Chacun scrute les broussailles. Le soleil est encore haut dans le ciel quand a lieu la deuxième escarmouche, sur la piste d’El Borouj. Les coups de feu résonnent à nouveau dans le silence torride. Le général Moinier donne l’ordre de charger vers le creux de la vallée. Les Sénégalais tirent genou en terre, puis ils courent, baïonnette en avant. La tribu des Beni Moussa a tué douze soldats noirs avant de s’enfuir à travers les broussailles, en laissant sur le terrain des dizaines de morts. Alors la troupe des Sénégalais continue sa charge, vers le bas de la vallée. Les soldats débusquent des hommes bleus partout, mais ce ne sont pas les guerriers invincibles qu’on attendait. Ce sont des hommes en haillons, hirsutes, sans armes, qui courent en boitant, qui tombent sur le sol caillouteux. Des mendiants, plutôt, maigres, brûlés par le soleil, rongés par la fièvre, qui se heurtent les uns aux autres et poussent des cris de détresse, tandis que les Sénégalais, en proie à une vengeance meurtrière, déchargent sur eux leurs fusils, les clouent à coups de baïonnette dans la terre rouge. En vain le général Moinier fait sonner le rappel. Devant les soldats noirs, les hommes et les femmes fuient en désordre, tombent sur le sol. Les enfants courent au milieu des buissons, muets de peur, et les troupeaux de moutons et de chèvres se bousculent en criant. Partout les corps des hommes bleus jonchent le sol. Les derniers coups de feu résonnent, puis l’on n’entend plus rien, à nouveau, le silence torride pèse sur le paysage.
Immobiles en haut d’une colline, sur leurs chevaux qui bronchent d’inquiétude, les officiers regardent la grande étendue de broussailles où les hommes bleus ont déjà disparu, comme s’ils avaient été avalés par la terre. Les tirailleurs sénégalais reviennent, portant leurs compagnons morts, sans un regard pour les centaines d’hommes et de femmes en haillons qui sont couchés par terre. Quelque part, sur la pente de la vallée, au milieu des buissons d’épines, un jeune garçon est assis à côté du corps d’un guerrier mort, et il regarde de toutes ses forces le visage ensanglanté où les yeux se sont éteints.
Dans la rue éclairée par le soleil levant, le jeune garçon avance sans hâte le long des voitures arrêtées. Son corps mince glisse le long des carrosseries, son reflet court sur les glaces, sur les ailes vernies, sur les phares, mais ce n’est pas cela qu’il regarde. Il se penche un peu sur chaque auto, et son regard scrute l’intérieur de la coque, les sièges, le plancher sous les sièges, la lunette arrière, la boîte à gants.
Il avance en silence, tout seul dans la grande rue vide où le soleil allume sa première lumière du matin, pure et nette. Le ciel est déjà très bleu, limpide, sans un nuage. Le vent de l’été souffle de la mer, s’engouffre dans les rues, le long des avenues rectilignes, tourbillonne dans les petits jardins en secouant les palmiers et les grands araucarias.
Radicz aime bien le vent de l’été ; ce n’est pas un vent mauvais, comme celui qui arrache la poussière, ou comme celui qui pénètre à l’intérieur du corps et glace jusqu’aux os. C’est un vent léger, chargé d’odeurs douces, un vent qui sent la mer et l’herbe, qui donne envie de dormir. Radicz est heureux, parce qu’il a dormi à la belle étoile, dans un jardin abandonné, la tête entre les racines d’un grand pin parasol, pas loin de la mer.
Avant le lever du soleil, il s’est réveillé et il a senti tout de suite que le vent de l’été avait commencé. Alors il s’est un peu roulé dans l’herbe comme font les chiens, et puis ensuite, il a couru sans s’arrêter jusqu’au bord de la mer. Il l’a regardée un long moment, du haut de la route, si belle et si calme, encore grise de la nuit, mais déjà tachée par endroits du bleu et du rose de l’aurore. Même, un instant, il a eu envie de descendre par les rochers encore froids, d’ôter tous ses habits, et de plonger dans l’eau. C’est le vent de l’été qui l’a appelé jusqu’à la mer, qui lui a montré l’eau. Mais il s’est souvenu qu’il n’avait plus beaucoup de temps devant lui, qu’il fallait se dépêcher parce que les gens allaient bientôt se réveiller. Alors il est remonté vers les rues, à la recherche des voitures.
Maintenant, il arrive devant un grand ensemble d’immeubles et de jardins. Il marche le long des allées du parc, là où sont garées les voitures. Il n’y a personne dans les jardins, aussi loin qu’on puisse voir. Les stores des immeubles sont encore baissés, les balcons sont vides. Le vent de l’été souffle sur la façade des immeubles et fait claquer les stores. Il y a aussi le bruit doux dans les branches des mimosas et des lauriers, et les grandes palmes qui se balancent en crissant.
La lumière arrive lentement, dans le ciel d’abord, puis sur le haut des immeubles, et les réverbères deviennent pâles. Radicz aime beaucoup cette heure, parce que les rues sont encore silencieuses, les maisons fermées, sans personne, et c’est comme s’il était seul au monde. Il marche lentement le long des allées de l’immeuble, et il pense que toute la ville est à lui, qu’il ne reste personne d’autre. Peut-être, comme après une catastrophe, pendant qu’il dormait dans le jardin abandonné, les hommes et les femmes ont fui, ils sont déjà partis en courant vers les montagnes, en abandonnant leurs maisons et leurs autos. Radicz avance le long des carrosseries immobiles, en regardant l’intérieur, les sièges vides, les volants immobiles, et il a l’impression étrange d’un regard qui l’observe, qui le menace. Il s’arrête, il lève la tête vers les hauts murs des immeubles. La lumière de l’aurore éclaire déjà le haut des façades avec sa teinte rose. Mais les stores et les fenêtres restent fermés, et les grands balcons sont vides. Le bruit du vent qui passe est un bruit très doux, très lent, un bruit qui n’est pas pour les hommes, et Radicz sent encore le vide qui s’est creusé sur la ville, qui a remplacé le bruit et le mouvement des hommes.
Peut-être que, pendant qu’il dormait, la tête entre les racines du vieux pin parasol, mystérieusement, comme venu d’un autre monde, le vent de l’été a endormi tous les habitants et toutes les habitantes, et qu’ils sont allongés dans leurs lits, dans leurs appartements aux volets clos, plongés dans un sommeil magique qui ne finira jamais. Alors la ville peut enfin se reposer, respirer, les grandes rues vides aux voitures immobiles, les magasins fermés, les réverbères et les feux rouges éteints ; alors l’herbe va pouvoir pousser tranquillement dans les fissures de la chaussée, les jardins vont redevenir comme des forêts, et les rats et les oiseaux vont pouvoir aller partout sans crainte, comme avant qu’il n’y eût des hommes.
Radicz s’arrête un peu pour écouter. Justement les oiseaux se réveillent dans les arbres, les étourneaux, les moineaux, les merles. Les merles surtout crient très fort, et ils volent lourdement d’un palmier à l’autre, ou bien ils avancent en sautillant sur le goudron mouillé des grands parkings. Le jeune garçon aime bien les merles. Ils ont une belle robe noire et un bec très jaune, et ils ont cette façon particulière de sautiller, la tête un peu tournée de côté, pour surveiller les dangers. Ils ressemblent à des voleurs, et c’est pour ça que Radicz les aime. Ils sont comme lui, un peu étourdis, un peu filous, et ils savent pousser des sifflements stridents pour prévenir quand il y a un danger ; ils savent rire, avec des sortes de roulements de la gorge qui le font bien rire, lui aussi. Radicz avance lentement sur les parkings, et de temps en temps, il siffle pour répondre aux merles. Peut-être que, pendant que le jeune garçon dormait dans le jardin abandonné, la tête entre les racines du grand pin parasol, les hommes et les femmes ont quitté la grande ville, comme ça, sans faire de bruit, et que ce sont les merles qui ont pris leur place. Cette idée fait beaucoup plaisir à Radicz, et il siffle plus fort, en s’aidant de ses doigts, pour dire aux merles qu’il est d’accord avec eux, que tout est à eux, tout, les maisons, les rues, les autos, et même les magasins et ce qu’il y a dedans.
La lumière grandit vite dans le parc, autour des immeubles. Les gouttes de rosée brillent sur les toits des voitures, sur les feuilles des arbustes. Radicz doit faire de grands efforts pour ne pas s’arrêter pour regarder toutes ces gouttes de lumière. Dans le vide du grand parking, avec ces hauts murs blancs, ces stores baissés, ces balcons vides, elles brillent avec une intensité accrue, comme si elles étaient les seules choses vraies et vivantes. Elles tremblent un peu dans le vent qui souffle de la mer, elles semblent des milliers d’yeux fixes en train de regarder le monde.
Alors, à nouveau, confusément, Radicz sent la menace qui pèse sur tout cela, ici, dans le parking des immeubles, le danger qui rôde. C’est un regard, ou bien une lumière, que le jeune garçon ne voit pas, ne peut pas comprendre. La menace est cachée sous les roues des autos arrêtées, dans le reflet des glaces, dans la lueur blême des réverbères qui continuent à brûler malgré le jour. Cela fait un frisson sur sa peau, et le jeune garçon sent son cœur ralentir, puis battre plus vite, et les paumes de ses mains se mouillent d’eau froide.
Les oiseaux ont disparu, maintenant, sauf des vols de martinets qui passent à toute vitesse en criant. Les merles se sont enfuis de l’autre côté des grands blocs de béton, et l’air est devenu silencieux. Même le vent cesse peu à peu. L’aube ne dure pas longtemps au-dessus de la grande ville, elle montre son miracle un moment, puis elle s’efface. Maintenant c’est le jour qui arrive. Le ciel n’est plus gris et rose, la couleur terne l’envahit. Il y a une sorte de brume, du côté de l’ouest, là où les grandes cheminées des réservoirs ont sans doute commencé à cracher leurs fumées empoisonnées.
Radicz voit tout cela, tout ce qui arrive, et son cœur se serre. Bientôt, les hommes et les femmes vont ouvrir leurs volets et leurs portes, ils vont soulever les stores et sortir sur les balcons, ils vont marcher dans les rues de la ville, et mettre en marche les moteurs de leurs autos et de leurs camions, et rouler en regardant tout avec leurs yeux méchants. C’est pour cela qu’il y a ce regard, cette menace. Radicz n’aime pas le jour. Il n’aime que la nuit, et l’aurore, quand tout est silencieux, inhabité, quand il n’y a plus que les chauves-souris et les chats errants.
Alors, il continue à remonter les allées du grand parking, en scrutant avec plus d’attention l’intérieur des autos arrêtées. De temps en temps, il voit quelque chose qui pourrait être intéressant, et il tâte la poignée des portières, comme cela, rapidement, en passant, pour le cas où elles seraient ouvertes. Il a repéré trois autos dont les portières ne sont pas verrouillées, mais il les laisse pour l’instant, parce qu’il n’est pas sûr que ça vaille la peine. Il se dit qu’il reviendra tout à l’heure, quand il aura fait le tour du bloc, parce que les voitures ouvertes, ça se fait vite.
La lueur du soleil grandit dans le ciel, au-dessus des arbres, mais on ne le voit pas encore. On voit seulement la belle lumière chaude qui s’ouvre, qui se répand dans le ciel. Radicz n’aime pas la journée, mais il aime bien le soleil, et il est content à l’idée de le voir apparaître. Il vient enfin, un disque incandescent qui jette un éclair au fond de ses yeux, et Radicz s’arrête de marcher un instant, ébloui.
Il attend, en écoutant les coups de son cœur dans ses artères. La menace l’environne, sans qu’il puisse savoir d’où elle vient. Le jour augmente, et avec lui le poids de la peur, du haut des grands murs blancs aux centaines de stores bleus, du haut des toits plats hérissés d’antennes, du haut des pylônes de ciment, du haut des grands palmiers aux troncs lisses. C’est le silence surtout qui fait peur, le silence du jour, et les lumières électriques des réverbères qui continuent à brûler en faisant un bourdonnement aigu. C’est comme si les bruits habituels des hommes et de leurs moteurs ne pourraient plus reparaître, comme si le sommeil les avait arrêtés, dans une gangue, moteurs grippés, gorges serrées, visages aux yeux fermés.
« Bon, on y va. »
C’est Radicz qui a parlé tout haut, pour se donner du courage. Sa main tâte à nouveau les poignées des portières, ses yeux scrutent l’intérieur froid des carrosseries. La lumière du soleil étincelle sur les gouttes de rosée accrochées aux coques et aux pare-brise.
« Rien… rien. »
La hâte maintenant efface un peu l’angoisse. Le jour est tendu, blanc, le soleil a bientôt dépassé les toits des grands immeubles. Il brille déjà sûrement sur la mer, en allumant des reflets étincelants sur les crêtes des vagues. Radicz avance sans regarder autour de lui.
« Ça va, merci. »
Une portière s’est ouverte. Sans bruit, le jeune garçon coule son corps à l’intérieur de la voiture ; ses mains tâtent partout, sous les sièges, dans les recoins, dans les poches des portières, ouvrent la boîte à gants. Ses mains tâtent vite, avec habileté, comme des mains d’aveugle.
« Rien ! »
Rien ; l’intérieur de l’auto est vide, froid et humide comme une cave.
« Salauds. »
À l’inquiétude succède la colère, et le jeune garçon remonte l’allée, le long de l’immeuble, en scrutant l’intérieur de chaque voiture. Soudain un bruit le fait sursauter, un grondement de moteur et un bruit de tôles. Caché derrière une station-wagon verte, Radicz regarde passer le camion des éboueurs qui vident les poubelles. Le camion tourne autour des immeubles, sans entrer sur le parking. Il s’en va, à demi caché par les haies de lauriers et par les troncs des palmiers, et Radicz trouve qu’il ressemble à un drôle d’insecte de métal, un bousier peut-être, avec son dos rond et sa démarche cahotante.
Quand tout est de nouveau silencieux, Radicz voit sur la plate-forme de la station-wagon des formes qui pourraient être intéressantes. Il s’approche de la vitre arrière et il distingue des vêtements, beaucoup de vêtements empilés à l’arrière, dans des housses de plastique orange. Il y a aussi des vêtements à l’avant, des cartons de chaussures et, sur le sol, tout près du siège, difficile à apercevoir pour quelqu’un qui ne s’y connaît pas, l’angle d’un poste de radio à transistors. Les portières de la station-wagon sont verrouillées, mais la vitre avant est entrouverte ; Radicz tire de toutes ses forces, se suspend au rebord de la glace, pour agrandir l’ouverture. Millimètre par millimètre, la glace cède, et bientôt Radicz peut passer son long bras maigre jusqu’à ce que le bout de ses doigts touche le bouton de sécurité, et le tire. Il ouvre la portière et il se glisse à l’avant de la voiture.
La station-wagon est très grande, avec des sièges profonds en skaï vert sombre. Radicz est content d’être à l’intérieur de l’auto. Il reste un instant assis sur le siège froid, les mains posées sur le volant, et il regarde le parking et les arbres à travers le grand pare-brise. Le haut du pare-brise est teinté de vert émeraude, et ça fait une drôle de lueur dans le ciel blanc, quand on bouge la tête. À droite du volant, il y a un poste de radio. Radicz tourne les boutons, mais le poste ne s’allume pas. Sa main appuie sur le bouton de la boîte à gants, et le couvercle s’ouvre. Dans la boîte, il y a des papiers, un crayon à bille et une paire de lunettes noires.
Radicz se glisse par-dessus le dossier du siège avant, jusqu’à la plate-forme arrière. Il examine rapidement les vêtements. Ce sont des habits neufs, des complets, des chemises, des tailleurs et des pantalons de femme, des chandails, tous pliés dans leur housse de plastique. Radicz fait à côté de lui une pile de vêtements, puis de cartons à chaussures, de cravates, de foulards. Il bourre les vêtements dans les pantalons, dont il noue les jambes pour faire des paquets. Tout, d’un coup, il se souvient du poste de radio à transistors. Il se glisse sur le siège avant, la tête sur le plancher, et ses mains tâtent l’objet, le soulèvent un peu. Il tourne un bouton, et cette fois, la musique jaillit, des notes de guitare qui glissent et coulent comme le chant des oiseaux à l’aurore.
C’est alors qu’il entend le bruit des policiers qui arrivent. Il ne les a pas vus venir, peut-être même qu’il ne les a pas entendus vraiment, le bruit doux des pneus sur le gravier goudronné de l’allée circulaire, le froissement du store qui se soulève, quelque part sur la façade immense et silencieuse du building blanc de lumière ; peut-être que c’est quelque chose d’autre qui l’a alerté, tandis qu’il était la tête en bas en train d’écouter la musique d’oiseaux du poste à transistors. À l’intérieur de son corps, derrière ses yeux, ou bien dans ses entrailles, quelque chose se nouait, se serrait, et le vide emplissait la coque de la station-wagon comme un froid. Alors il s’est relevé et il l’a vue.
L’auto noire des policiers arrive vite sur l’allée du parking. Ses pneus font un bruit d’eau sur le goudron et sur les gravillons, et Radicz voit avec netteté les visages des policiers, leurs uniformes noirs. Au même moment, il sent le regard dur et meurtrier qui l’observe du haut d’un des balcons de l’immeuble, là où le store vient de se lever rapidement.
Faut-il rester caché dans la grande voiture, terré comme un animal ? Mais c’est vers lui que viennent les policiers, il le sait, il n’en doute pas. Alors son corps se détend d’un bond, jaillit par la portière avant de la station-wagon, et il commence à courir sur le trottoir, dans la direction du mur d’enceinte du parking.
La voiture noire accélère d’un coup, parce que les policiers l’ont vu. Il y a des bruits de voix, des cris brefs qui résonnent dans le parc, qui se répercutent contre les grands murs blancs. Radicz entend les coups de sifflet stridents, et il rentre la tête entre ses épaules, comme si c’étaient des balles. Son cœur cogne si fort qu’il n’entend presque plus rien d’autre, comme si toute la surface du parking, les immeubles, les arbres du parc et les allées goudronnées se mettaient à palpiter avec lui, à tressauter et à avoir mal.
Ses jambes courent, courent, cognent le sol de goudron, cognent la terre meuble des plates-bandes. Ses jambes bondissent par-dessus les massifs de fleurs, par-dessus les murettes des pelouses. Elles détalent de toutes leurs forces, éperdues et secouées de panique, sans savoir où elles vont, sans savoir où elles s’arrêteront. Maintenant il y a le haut mur de séparation du parking, et les jambes ne peuvent pas s’envoler. Elles courent le long du mur, elles zigzaguent entre les voitures immobiles. Le jeune garçon n’a pas besoin de se retourner pour savoir que l’auto noire des policiers est toujours là, qu’elle est toute proche, qu’elle prend les virages à toute vitesse en faisant crisser ses pneus et ronfler son moteur. Puis elle est derrière, sur une longue ligne droite, au bout de laquelle il y a l’avenue ouverte, et le corps minuscule de Radicz qui galope comme un lapin débusqué. L’auto noire des policiers grandit, s’approche, ses roues dévorent l’allée de goudron et de gravillons. Tandis qu’il court, Radicz entend le bruit des stores qui se soulèvent, un peu partout, sur la façade de l’immeuble, et il pense que maintenant tous les gens sont sur les balcons pour le regarder courir. Et tout à coup, il y a une ouverture dans le mur, une porte peut-être et le corps de Radicz bondit à travers l’ouverture. Maintenant, il est de l’autre côté du mur, tout seul sur la grande avenue qui conduit à la mer, avec trois, quatre minutes d’avance, le temps que l’auto noire des policiers atteigne la sortie du parking, fasse demi-tour sur l’avenue. Cela aussi, le jeune garçon le sait sans y penser, comme si c’étaient son cœur éperdu et ses jambes qui pensaient pour lui. Mais où aller ? Au bout de l’avenue, à moins de cent mètres, il y a la mer, les rochers. C’est vers là que le jeune homme continue instinctivement, si vite que l’air chaud du jour fait pleurer ses yeux. Ses oreilles n’entendent pas le bruit du vent, et il ne peut plus rien voir d’autre que le ruban noir de la route où brille avec force la lumière du soleil, et, tout au bout, au-dessus du mur de la corniche, la couleur laiteuse de la mer et du ciel mélangés. Il court si vite qu’il ne peut plus entendre à présent les pneus de l’auto noire des policiers sur la chaussée, ni les deux tons terribles du klaxon en train de remplir tout l’espace entre les immeubles.
Encore quelques bonds, encore, jambes, encore quelques battements, cœur, encore, car la mer n’est plus très loin, la mer et le ciel mélangés, où il n’y a plus ni maisons, ni hommes, ni voitures. Alors, à l’instant même où le corps du jeune homme bondit sur la chaussée de la route de corniche, droit vers la mer et le ciel mélangés, comme un chevreuil que la meute va rejoindre, à cet instant-là arrive un grand autobus bleu, aux phares encore allumés, et le soleil levant percute comme un éclair son pare-brise recourbé, quand le corps de Radicz se brise sur le capot et sur les phares, dans un grand bruit de tôle et de freins qui crient. Pas très loin de là, à la lisière du parc des palmiers, il y a une jeune femme très sombre, immobile, comme une ombre, qui regarde de toutes ses forces. Elle ne bouge pas, elle regarde seulement, tandis que les gens viennent de tous les côtés, s’assemblent sur la route autour de l’autobus, de la voiture noire, et de la couverture qui cache le corps brisé du voleur.
Tiznit, 23 octobre 1910
À l’endroit où la ville se confond avec la terre rouge du désert, vieux murs de pierre sèche, ruines de maisons en pisé, au milieu des acacias dont certains ont brûlé, là où passe librement le vent de poussière, loin des puits, loin de l’ombre des palmiers, c’est là que le vieux cheikh est en train de mourir.
Il est arrivé ici, à la ville de Tiznit, au bout de sa longue marche inutile. Au nord, dans le pays du roi vaincu, les soldats étrangers progressent, de ville en ville, détruisant tout ce qui leur résiste. Au sud, les soldats des Chrétiens sont entrés dans la vallée sainte de la Saguiet el Hamra, ils ont même occupé la ville de Smara, le palais vide de Ma el Aïnine. Le vent de malheur a commencé à souffler sur les murs de pierre, par les meurtrières étroites, le vent qui use tout, qui vide tout.
Ici il souffle maintenant, le vent mauvais, le vent tiède qui vient du nord, qui apporte la brume de la mer. Autour de Tiznit, disséminés comme des bêtes perdues, les hommes bleus attendent, à l’abri de leurs huttes de branches.
Sur tout le camp, on n’entend pas d’autre bruit que celui du vent qui fait cliqueter les branches des acacias, et de temps à autre l’appel d’une bête entravée. Il y a un grand silence, un silence terrible qui n’a pas cessé depuis l’attaque des soldats sénégalais, dans la vallée de l’oued Tadla. Maintenant les voix des guerriers se sont tues, les chants se sont éteints. Plus personne ne parle de ce qui va venir, peut-être parce que plus rien ne doit venir.
C’est le vent de la mort qui souffle sur la terre desséchée, le vent mauvais qui vient des terres occupées par les étrangers, à Mogador, à Rabat, à Fez, à Tanger. Le vent tiède qui porte la rumeur de la mer, et au-delà même, le bourdonnement des grandes villes blanches où règnent les banquiers, les marchands.
Dans la maison de boue au toit à demi effondré, le vieux cheikh est couché, allongé sur son manteau à même la terre battue. La chaleur est suffocante, l’air est plein du bruit des mouches et des guêpes. Sait-il à présent que tout est perdu, tout est fini ? Hier, avant-hier, les messagers du Sud sont venus lui donner des nouvelles, mais il n’a pas voulu les entendre. Les messagers ont gardé les nouvelles du Sud, l’abandon de Smara, la fuite de Hassena et de Larhdaf, les fils cadets de Ma el Aïnine, vers le plateau de Tagant, la fuite de Moulay Hiba vers les montagnes de l’Atlas. Mais ils emportent maintenant avec eux la nouvelle qu’ils vont donner là-bas, à ceux qui les attendent : « Le grand cheikh Ma el Aïnine va mourir bientôt. Déjà ses yeux ne voient plus, et ses lèvres ne peuvent plus parler. » Ils diront que le grand cheikh est en train de mourir dans la maison la plus pauvre de Tiznit, comme un mendiant, loin de ses fils, loin de son peuple.
Autour de la maison en ruine, quelques hommes sont assis. Ce sont les derniers guerriers bleus de la tribu des Berik Ah-lah. Ils ont fui à travers la plaine du fleuve Tadla, sans se retourner, sans chercher à comprendre. Les autres sont retournés vers le Sud, vers leurs pistes, parce qu’ils ont compris qu’il n’y avait plus rien à espérer, que les terres promises ne leur seraient jamais données. Mais eux, ce n’était pas de la terre qu’ils voulaient. Ils aimaient le grand cheikh, ils le vénéraient à l’égal d’un saint. Il leur avait donné sa bénédiction divine, et cela les avait liés à lui comme les paroles d’un serment.
Nour est avec eux, aujourd’hui. Assis sur la terre poussiéreuse, à l’abri d’un toit de branches, il regarde fixement la maison de boue au toit à demi effondré où le grand cheikh est enfermé. Il ne sait pas encore que Ma el Aïnine est en train de mourir. Cela fait plusieurs jours qu’il ne l’a pas vu sortir, vêtu de son manteau blanc sali, appuyé sur l’épaule de son serviteur, suivi de Meymuna Laliyi, sa première femme, la mère de Moulay Sebaa, le Lion. Au début, quand il est arrivé à Tiznit, Ma el Aïnine a envoyé des messagers pour que ses fils viennent le chercher. Mais les messagers ne sont pas revenus. Chaque soir, avant la prière, Ma el Aïnine sortait de la maison pour regarder vers le nord, la piste où Moulay Hiba aurait dû venir. Maintenant il est tard, et il est clair que ses fils ne viendront plus.
Depuis deux jours il a perdu la vue, comme si la mort avait d’abord pris ses yeux. Déjà, quand il sortait pour se tourner vers le nord, ce n’étaient plus ses yeux qui cherchaient son fils, c’était son visage tout entier, ses mains, son corps qui désiraient la présence de Moulay Hiba. Nour le regardait, silhouette légère, presque fantomatique, entourée de ses serviteurs, suivie par l’ombre noire de Lalla Meymuna. Et il sentait le froid de la mort qui obscurcissait le paysage, comme si un nuage avait caché le soleil.
Nour pensait au guerrier aveugle, couché dans le ravin, sur le lit du fleuve Tadla. Il pensait au visage éteint de son ami, que maintenant les chacals avaient peut-être mangé, et il pensait aussi à tous ceux qui étaient morts sur le chemin, abandonnés au soleil et à la nuit.
Plus tard, il avait rejoint les restes de la caravane qui avaient échappé au massacre, et ils avaient marché pendant des jours, mourants de faim et de fatigue. Ils avaient fui comme des proscrits le long des chemins les plus durs, évitant les villes, osant à peine goûter à l’eau des puits. Alors le grand cheikh était tombé malade, et il avait fallu s’arrêter ici, aux portes de Tiznit, sur cette terre poussiéreuse où soufflait le vent mauvais.
La plupart des hommes bleus avaient continué leur route, sans but, sans fin, vers les plateaux du Draa, pour retrouver les pistes qu’ils avaient laissées. Le père et la mère de Nour étaient retournés vers le désert. Mais lui n’avait pas pu les suivre. Peut-être espérait-il encore un miracle, cette terre que le cheikh leur avait promise, où il y aurait la paix et l’abondance, où les soldats étrangers ne pourraient jamais entrer ? Les hommes bleus étaient partis, les uns après les autres, emportant leurs hardes. Mais il y avait tant de morts, sur leur route ! Jamais ils ne retrouveraient la paix d’autrefois, jamais le vent de malheur ne les laisserait en paix.
Parfois, venait la rumeur : « Moulay Hiba arrive, Moulay Sebaa, le Lion, notre roi ! » Mais ce n’était qu’un mirage, qui se dissolvait dans le silence torride.
Maintenant, il est bien tard, parce que le cheikh Ma el Aïnine est en train de mourir. Le vent ne souffle plus tout à coup, le poids de l’air fait lever les hommes. Tous se haussent sur leurs jambes, regardent vers l’ouest, du côté où le soleil descend vers l’horizon bas. La terre poussiéreuse, aux pierres aiguës comme des lames, se couvre d’une teinte qui brille comme le métal en fusion. Le ciel se voile d’une fine brume à travers laquelle le soleil apparaît comme un disque rouge, énormément dilaté.
Personne ne comprend pourquoi le vent a cessé soudain, ni pourquoi il y a sur l’horizon cette couleur étrange et brûlée. Mais Nour sent à nouveau le froid qui entre en lui, comme la fièvre, et il se met à trembler. Il se tourne vers la vieille maison en ruine, là où est Ma el Aïnine. Il marche lentement vers la maison, attiré malgré lui, le regard fixé sur la porte noire.
Les guerriers de Ma el Aïnine, les Berik Al-lah au visage sombre regardent le jeune garçon qui avance vers la maison, mais aucun d’eux ne s’interpose pour lui barrer le chemin. Leur regard est vide et fatigué, comme s’ils vivaient un rêve. Peut-être qu’eux aussi ont perdu la vue au long de la marche inutile, leurs yeux brûlés par le soleil et le sable du désert ?
Lentement Nour avance sur la terre caillouteuse, vers la maison aux murs de boue. Le soleil couchant fait briller les vieux murs, creuse l’ombre de la porte.
C’est par cette porte que Nour entre maintenant, comme autrefois, avec son père, dans le tombeau du saint. Un instant, il reste immobile, aveuglé par l’ombre, sentant la fraîcheur humide de la maison. Quand ses yeux se sont accoutumés, il voit la grande pièce nue, le sol de terre battue. Au bout de la pièce, le vieux cheikh est couché sur son manteau, la tête posée sur une pierre. Lalla Meymuna est assise à côté de lui, enveloppée dans son manteau noir, le visage voilé.
Nour ne fait aucun bruit, retient son souffle. Au bout d’un long temps, Lalla Meymuna tourne son visage vers le jeune garçon, parce qu’elle a senti son regard. Le voile noir s’écarte, découvre son beau visage couleur de cuivre. Ses yeux brillent dans la pénombre, des larmes coulent sur ses joues. Le cœur de Nour se met à battre très fort, et il sent une douleur poignante au centre de son corps. Il va reculer vers la porte, s’en aller, quand la vieille femme lui dit d’entrer. Il marche lentement vers le centre de la pièce, un peu courbé à cause de la douleur au milieu de son corps. Quand il est devant le cheikh, les jambes lui manquent, et il tombe sur le sol lourdement, les bras étendus en avant. Ses mains touchent le manteau blanc de Ma el Aïnine, et il reste étendu, le visage contre la terre humide. Il ne pleure pas, il ne dit rien, il ne pense à rien, mais ses mains sont accrochées au manteau de laine et le serrent si fort qu’elles en ont mal. À côté de lui, Lalla Meymuna est immobile, assise près de l’homme qu’elle aime, enveloppée dans son manteau noir, et elle ne voit plus rien, elle n’entend plus rien.
Ma el Aïnine respire lentement, douloureusement. Son souffle soulève avec peine sa poitrine, avec un bruit rauque qui emplit toute la maison. Dans la pénombre, son visage émacié paraît encore plus blanc, presque transparent.
Nour regarde le vieil homme, de toutes ses forces, comme si son regard pouvait ralentir la marche de la mort. Les lèvres entrouvertes de Ma el Aïnine prononcent des bribes de paroles, aussitôt étouffées par les râles. Peut-être qu’il chantonne encore les noms de ses fils, Mohammed Rebbo, Mohammed Larhdaf, Taaleb, Hassena, Saadbou, Ahmed Ech Chems, celui qu’on appelle le Soleil, et surtout le nom de celui qu’il a guetté chaque soir sur la piste du nord, celui qu’il attend encore, Ahmed Dehiba, celui qu’on appelle Moulay Sebaa, le Lion.
Lalla Meymuna essuie avec un pan de son manteau noir la sueur qui perle sur le visage de Ma el Aïnine, mais il ne sent même pas le contact de l’étoffe sur son front et sur ses joues.
Par moments, ses bras se raidissent, et son buste fait un effort, parce qu’il veut s’asseoir. Ses lèvres tremblent, ses yeux roulent dans ses orbites. Nour s’approche davantage, et il aide Meymuna à soulever Ma el Aïnine, ils le tiennent assis. Pendant quelques secondes, avec une énergie incroyable dans son corps si léger, le vieux cheikh reste assis, les bras tendus en avant, comme s’il allait se mettre debout. Son visage maigre exprime une angoisse intense, et Nour se sent plein de frayeur à cause de ce regard vide, de ces iris pâles. Nour se souvient du guerrier aveugle, de la main de Ma el Aïnine qui a touché ses yeux, de son souffle sur la face de l’homme blessé. Maintenant, Ma el Aïnine connaît la même solitude, celle dont on ne s’échappe pas, et personne ne peut apaiser le vide de son regard.
La souffrance que ressent Nour est si grande qu’il voudrait s’en aller, quitter cette maison d’ombre et de mort, s’enfuir en courant sur la plaine poussiéreuse, vers la lumière dorée du couchant.
Mais soudain, c’est dans ses mains qu’il ressent la puissance, dans son souffle. Lentement, comme s’il cherchait à se souvenir de gestes anciens, Nour passe la paume de sa main sur le front de Ma el Aïnine, sans prononcer une parole. Il mouille le bout de ses doigts avec sa salive, et il touche les paupières qui tremblent d’inquiétude. Il souffle doucement sur le visage, sur les lèvres, sur les yeux du vieil homme. Il entoure le buste de son bras et longuement le corps léger s’abandonne, se couche en arrière.
Maintenant, le visage de Ma el Aïnine semble apaisé, libéré de sa souffrance. Les yeux fermés, le vieil homme respire tout doucement, sans bruit, comme s’il allait s’endormir. Nour aussi sent la paix en lui, sa douleur s’est déliée à l’intérieur de son corps. Il se recule un peu, sans cesser de regarder le cheikh. Puis il sort de la maison, tandis que l’ombre noire de Lalla Meymuna s’étend sur le sol pour dormir.
Dehors, la nuit tombe lentement. On entend les cris des oiseaux qui survolent le lit de l’oued, vers la palmeraie. Le vent tiède de la mer recommence à souffler par intermittence, en froissant les feuilles du toit en ruine. Meymuna allume la lampe à huile, elle donne à boire au cheikh. Devant la porte de la maison, Nour sent sa gorge serrée et brûlante, il ne peut pas dormir. Plusieurs fois dans la nuit, sur un signe de Meymuna, il s’approche du vieillard, il passe sa main sur son front, il souffle sur ses lèvres et sur ses paupières. Mais la fatigue et la détresse ont détruit son pouvoir, et il ne parvient plus à effacer l’inquiétude qui fait trembler les lèvres de Ma el Aïnine. C’est peut-être la douleur à l’intérieur de son propre corps qui brise son souffle.
Juste avant la première aube, quand au-dehors l’air est silencieux et immobile, qu’il n’y a pas un bruit, pas un cri d’insecte, Ma el Aïnine meurt. Meymuna qui tient sa main s’en rend compte, et elle se couche par terre à côté de celui qu’elle aime, et elle commence à pleurer sans plus étouffer ses sanglots. Alors Nour, debout près de la porte, regarde une dernière fois la silhouette fragile du grand cheikh, couché dans son manteau blanc, si léger qu’il semble flotter au-dessus de la terre. Puis, à reculons, il s’éloigne, il se retrouve seul dans la nuit, sur la plaine couleur de cendre éclairée par la pleine lune. La peine et la fatigue l’empêchent de marcher loin. Il tombe sur le sol, près des buissons d’épines, et il s’endort tout de suite, sans entendre la voix de Lalla Meymuna qui pleure, comme une chanson.
C’est comme cela qu’elle est partie, un jour, sans prévenir. Elle s’est levée, un matin, juste avant l’aurore, comme elle avait l’habitude de le faire, là-bas, dans son pays, pour aller jusqu’à la mer, ou jusqu’aux portes du désert. Elle a écouté le souffle du photographe qui dormait dans son grand lit, accablé par la chaleur de l’été. Dehors, il y avait déjà les cris aigus des martinets, et dans le lointain, peut-être, le bruit doux du jet d’eau de l’arroseur public. Lalla a hésité, parce qu’elle voulait laisser quelque chose au photographe, un signe, un message, pour lui dire adieu. Comme elle n’avait rien, elle a pris un morceau de savon, et elle a dessiné le fameux signe de sa tribu, avec lequel elle signait ses photos dans la rue, à Paris :
parce que c’est le plus vieux dessin qu’elle connaisse, et qu’il ressemble à un cœur.
Ensuite elle est partie à travers les rues de la ville, pour ne plus jamais revenir.
Elle a voyagé en train pendant des jours et des nuits, de ville en ville, de pays en pays. Elle a attendu des trains dans des gares, si longtemps que ses jambes devenaient raides et que son dos et ses fesses étaient meurtris.
Les gens allaient et venaient, parlaient, regardaient. Mais ils ne faisaient pas attention à la silhouette de cette jeune femme au visage fatigué, qui était enveloppée malgré la chaleur dans un drôle de vieux manteau marron qui descendait jusqu’à ses pieds. Peut-être qu’ils pensaient qu’elle était pauvre, ou malade. Quelquefois les gens lui parlaient, dans les wagons, mais elle ne comprenait pas leur langue, et elle se contentait de sourire.
Ensuite, le bateau avance lentement sur la mer d’huile, il s’éloigne d’Algésiras, il va vers Tanger. Sur le pont brûlent le soleil et le sel, et les gens sont massés à l’ombre, hommes, femmes, enfants, assis à côté de leurs cartons et de leurs valises. Certains chantent, de temps en temps, pour chasser l’angoisse, une chanson nasillarde et triste, puis le chant s’éteint, et on n’entend plus que les trépidations de la machine.
Par-dessus le bastingage, Lalla regarde la mer bleu sombre, lisse, où les rouleaux de la houle avancent lentement. Dans le sillage blanc du bateau, les dauphins bondissent, se poursuivent, se séparent. Lalla pense à l’oiseau blanc, celui qui était un vrai prince de la mer, qui volait au-dessus de la plage, au temps du vieux Naman. Son cœur bat plus vite, et elle regarde avec ivresse, comme si elle allait réellement l’apercevoir, ses bras étendus au-dessus de la mer. Sur sa peau elle sent la brûlure du soleil, la brûlure ancienne, et elle voit la lumière si belle et si cruelle du ciel.
La voix des hommes qui chantent leur chanson nasillarde la trouble soudain, et elle sent les larmes qui coulent de ses yeux, sans bien comprendre pourquoi. Il y a si longtemps qu’elle a entendu cette chanson, comme dans un rêve ancien, à demi effacé. Ce sont des hommes à la peau noire, vêtus seulement d’une chemise léopard et d’un pantalon de toile trop court, pieds nus dans des sandales japonaises. L’un après l’autre, ils chantent la chanson nasillarde et triste, que personne d’autre ne peut comprendre, comme cela, en se balançant et les yeux à moitié fermés.
Et quand elle entend leur chanson, Lalla sent au fond d’elle, très secret, le désir de revoir la terre blanche, les hauts palmiers dans les vallées rouges, les étendues de pierres et de sable, les grandes plages solitaires, et même les villages de boue et de planches, aux toits de tôle et de papier goudronné. Elle ferme un peu les yeux, et elle voit cela, devant elle, comme si elle n’était pas partie, comme si elle avait seulement dormi une heure ou deux.
Au fond d’elle, à l’intérieur de son ventre gonflé, il y a ce mouvement aussi, ces secousses qui font mal, qui frappent l’intérieur de la peau. Maintenant, elle pense à l’enfant qui veut naître, qui vit déjà, qui rêve déjà. Elle frissonne un peu, et elle serre entre ses mains son ventre dilaté, elle laisse aller son corps au balancement lourd du bateau, le dos appuyé contre la paroi de fer qui tremble. Même, elle chante un peu pour elle-même, entre ses dents, un peu pour l’enfant qui cesse de la battre et l’écoute, la chanson ancienne, celle que chantait Aamma, et qui venait de sa mère :
« Un jour, le corbeau sera blanc, la mer s’asséchera, on trouvera le miel dans la fleur de cactus, on fera un lit avec les branches de l’acacia, un jour, oh, un jour, il n’y aura plus de venin dans la bouche du serpent, et les balles de fusil ne porteront plus la mort, car ce jour-là, je quitterai mon amour… »
Les trépidations des machines couvrent le son de sa voix, mais à l’intérieur de son ventre, l’enfant inconnu écoute bien les paroles, et il s’endort. Alors, pour faire plus de bruit, et pour se donner courage, Lalla chante plus fort les mots de la chanson qu’elle préférait :
« Médi-ter-ra-né-é-e… »
Le bateau glisse lentement sur la mer huileuse, sous le ciel lourd. Maintenant, il y a une vilaine tache grise à l’horizon, comme un nuage accroché à la mer : Tanger. Tous les visages sont tournés vers la tache, et les gens ont cessé de parler ; même les Noirs ne chantent plus. L’Afrique arrive lentement devant l’étrave du bateau, indécise, déserte. L’eau de la mer devient grise, moins profonde. Dans le ciel volent les premières mouettes, grises elles aussi, maigres et peureuses.
Tout a donc changé ? Lalla pense au premier voyage, vers Marseille, quand tout était encore neuf, les rues, les maisons, les hommes. Elle pense à l’appartement d’Aamma, à l’hôtel Sainte-Blanche, aux terrains vagues près des réservoirs, à tout ce qui est resté derrière elle dans la grande ville meurtrière. Elle pense à Radicz le mendiant, au photographe, aux journalistes, à tous ceux qui sont devenus comme des ombres. Maintenant, elle n’a plus rien que ses vêtements, et le manteau marron qu’Aamma lui a donné quand elle est arrivée. L’argent aussi, la liasse de billets de banque neufs, retenus par une épingle, qu’elle a prise dans la poche de la veste du photographe, avant de s’en aller. Mais c’est comme si rien ne s’était passé, comme si elle n’avait jamais quitté la Cité des planches et du papier goudronné, ni le plateau de pierres et les collines où vit le Hartani. Comme si elle avait dormi simplement une heure ou deux.
Elle regarde l’horizon vide, à la poupe du navire, puis la tache de terre grise et la montagne où s’agrandissent les espèces de macules des maisons de la ville arabe. Elle tressaille, parce que dans son ventre, l’enfant s’est mis à bouger très fort.
Dans l’autocar qui roule sur la route de poussière, qui s’arrête pour charger des paysans, des femmes, des enfants, Lalla sent encore l’ivresse étrange. La lumière l’enveloppe, et la poussière fine qui monte comme un brouillard de chaque côté de l’autocar, qui entre à l’intérieur de la carlingue, qui s’accroche à sa gorge et crisse sous ses doigts, la lumière, la sécheresse, la poussière : Lalla sent leur présence, et c’est comme une nouvelle peau sur elle, comme un nouveau souffle.
Est-il possible que quelque chose d’autre ait existé ? Y a-t-il un autre monde, d’autres visages, d’autre lumière ? Le mensonge des souvenirs ne peut pas survivre au bruit de l’autocar poussif, ni à la chaleur, ni à la poussière. La lumière nettoie tout, abrase tout, comme autrefois, sur le plateau de pierres. Lalla sent à nouveau le poids du regard secret sur elle, autour d’elle ; non plus le regard des hommes, plein de désir et d’envie, mais le regard de mystère de celui qui connaît Lalla et qui règne sur elle comme un dieu.
L’autocar roule sur la piste de poussière, monte en haut des collines. Partout, il n’y a que la terre sèche, brûlée, pareille à une vieille peau de serpent. Au-dessus du toit du car, le ciel et la lumière brûlent fort, et la chaleur augmente dans la carlingue comme à l’intérieur d’un four. Lalla sent les gouttes de sueur qui coulent sur son front, le long de son cou, dans son dos. Dans l’autocar, les gens sont immobiles, impassibles. Les hommes sont enveloppés dans leurs manteaux de laine, les femmes sont accroupies par terre, entre les sièges, couvertes de leurs voiles bleu-noir. Seul le chauffeur bouge, grimace, regarde dans le rétroviseur. Plusieurs fois son regard rencontre celui de Lalla, et elle détourne la tête. Le gros homme au visage plat règle le rétroviseur pour pouvoir mieux la regarder, puis, d’un geste coléreux, le remet en place. La radio, le bouton tourné à fond, siffle et crache, et laisse entendre, quand on passe près d’un pylône électrique, une longue traînée de musique nasillarde.
Tout le jour, l’autocar roule sur les routes de goudron et sur les pistes de poussière, traverse les fleuves desséchés, s’arrête devant des villages de boue où les enfants nus attendent. Les chiens maigres courent à côté de l’autocar, essaient de mordre ses roues. Quelquefois, l’autocar s’arrête au milieu d’une plaine désertique, parce que le moteur a des faiblesses. Pendant que le chauffeur au nez plat se penche dans le capot ouvert, pour nettoyer le gicleur, les hommes et les femmes descendent, s’assoient à l’ombre de l’autocar, ou bien vont uriner, accroupis au milieu des buissons d’euphorbe. Certains sortent de leur poche de petits citrons qu’ils sucent longuement, en faisant claquer la langue.
Puis l’autocar repart, cahote sur les routes, monte les collines, comme cela, interminablement, dans la direction du soleil couchant. La nuit vient vite sur l’étendue des plaines désertiques, elle recouvre les pierres et transforme la poussière en cendres. Alors, soudain, dans la nuit, l’autocar s’arrête, et Lalla aperçoit au loin les lumières, de l’autre côté de la rivière. Dehors, la nuit est chaude, pleine du bruissement des insectes, des cris des crapauds. Mais cela ressemble au silence après ces heures passées dans l’autocar.
Lalla descend, elle marche lentement le long de la rivière. Elle reconnaît la bâtisse des bains publics, puis le gué. La rivière est noire, la marée a repoussé le courant de l’eau douce. Lalla traverse le gué, avec l’eau jusqu’à mi-cuisse, mais la fraîcheur de la rivière lui fait du bien. Dans la pénombre, Lalla voit la silhouette d’une femme qui porte un paquet sur sa tête, sa longue robe retroussée jusqu’au ventre.
Un peu plus loin, sur l’autre rive, commence le sentier qui va jusqu’à la Cité. Puis les maisons de boue et de planches, une, encore une. Lalla ne reconnaît plus les maisons. Il y en a de nouvelles partout, même près de la rive du fleuve, là où passe l’eau quand il y a une crue. La lumière électrique éclaire mal les ruelles de terre battue, et les maisons de planches et de tôles ont l’air abandonnées. Quand elle marche le long des rues, Lalla entend des bruits de voix qui chuchotent, des pleurs de bébés. Quelque part, au-delà de la ville, irréel, le jappement d’un chien sauvage. Les pas de Lalla se posent sur des traces anciennes, et elle ôte ses sandales de tennis pour mieux sentir la fraîcheur et le grain de la terre.
C’est toujours le même regard qui guide, ici, dans les rues de la Cité ; c’est un regard très long et très doux, qui vient de tous les côtés à la fois, du fond du ciel, qui bouge avec le vent. Lalla marche devant les maisons qu’elle connaît, elle sent l’odeur du feu de braise qui est en train de s’éteindre, elle reconnaît le bruit du vent dans les feuilles de papier goudronné, sur les tôles. Tout cela revient en elle d’un coup, comme si elle n’était jamais partie, comme si elle avait seulement dormi une heure ou deux.
Alors, au lieu d’aller vers la maison d’Ikiker, là-bas, près de la fontaine, Lalla prend le chemin des dunes. La fatigue alourdit son corps, met une douleur dans ses reins, mais c’est le regard inconnu qui la guide, et elle sait qu’elle doit sortir du village. Pieds nus, elle marche le plus vite qu’elle peut, entre les broussailles épineuses et les palmiers nains, jusqu’aux dunes.
Là, rien n’a changé. Elle marche le long des dunes grises, comme autrefois. De temps en temps, elle s’arrête, elle regarde autour d’elle, elle cueille une tige de plante grasse pour l’écraser entre ses doigts et sentir l’odeur poivrée qu’elle aimait. Elle reconnaît tous les creux, tous les sentiers, ceux qui mènent aux collines caillouteuses, ceux qui vont au marais salant, ceux qui ne vont nulle part. La nuit est profonde et douce, et au-dessus d’elle les étoiles sont brillantes. Combien de temps a passé pour elles ? Elles n’ont pas changé de place, leur flamme ne s’est pas consumée, comme celle des lampes magiques. Peut-être que les dunes ont bougé, mais comment savoir ? La vieille carcasse qui sortait ses griffes et ses cornes, et qui lui faisait si peur, a disparu maintenant. Il n’y a plus les boîtes de conserve abandonnées, et certains arbustes ont brûlé ; leurs branches ont été cassées en morceaux pour le feu des braseros.
Lalla ne retrouve plus sa place, en haut des dunes. Le passage qui conduisait à la plage a été ensablé. Avec peine, Lalla escalade les dunes de sable froid, jusqu’à la crête. Son souffle siffle dans sa gorge, et la douleur de ses reins est si poignante qu’elle gémit, malgré elle. En serrant les dents, elle transforme son gémissement en chanson. Elle pense à la chanson qu’elle aimait chanter, autrefois, quand elle avait peur :
« Méditer-ra-né-é-e !… »
Elle essaie de chanter, mais sa voix n’a pas assez de force.
Elle marche maintenant sur le sable dur de la plage, tout près de l’écume de la mer. Le vent ne souffle pas très fort, et le bruit des vagues est doux dans la nuit, et Lalla sent à nouveau l’ivresse, comme sur le bateau et dans l’autocar, comme si tout cela l’attendait, l’espérait. C’est peut-être le regard d’Es Ser, celui qu’elle appelle le Secret, qui est sur la plage, mêlé à la lumière des étoiles, au bruit de la mer, à la blancheur de l’écume. C’est une nuit sans peur, une nuit lointaine, comme Lalla n’en a jamais connu.
Elle arrive maintenant près de l’endroit où le vieux Naman aimait tirer sa barque, pour faire chauffer la poix ou pour raccommoder les filets. Mais la place est vide, la plage s’étend dans la nuit, déserte. Il n’y a que le vieux figuier, debout contre la dune, avec ses larges branches rejetées en arrière par l’habitude du vent. Lalla reconnaît avec délices son odeur puissante et fade, elle regarde le mouvement de ses feuilles. Elle s’assoit au pied de la dune, non loin de l’arbre, et elle le regarde longuement, comme si à chaque instant le vieux pêcheur allait reparaître.
La fatigue pèse sur le corps de Lalla, la douleur a engourdi ses jambes et ses bras. Elle se laisse glisser en arrière dans le sable froid, et elle s’endort tout de suite, rassurée par le bruit de la mer et par l’odeur du figuier.
La lune se lève, à l’est, monte dans la nuit au-dessus des collines de pierres. Sa lumière pâle éclaire la mer et les dunes, baigne le visage de Lalla. Plus tard dans la nuit, le vent vient aussi, le vent tiède qui souffle de la mer. Il passe sur le visage de Lalla, sur ses cheveux, il saupoudre son corps de sable. C’est le ciel qui est si grand, et la terre absente. Au-dessous des constellations, les choses ont changé, ont bougé. Les cités ont agrandi leur cercle, espèces de moisissures au creux des vallées, à l’abri des baies et des estuaires. Des hommes sont morts, des maisons se sont écroulées, dans un nuage de poussière et de cafards. Et pourtant, sur la plage, près du figuier, là où venait le vieux Naman, c’est comme si rien ne s’était passé. C’est comme si la jeune femme n’avait pas cessé de dormir.
La lune avance lentement, jusqu’au zénith. Puis elle descend vers l’ouest, du côté de la haute mer. Le ciel est pur, sans nuage. Dans le désert, au-delà des plaines et des collines de pierres, le froid sourd du sable, se répand comme une eau. C’est comme si toute la terre, ici, et même le ciel, la lune et les étoiles, avaient retenu leur souffle, avaient suspendu leur temps.
Tous, ils sont maintenant arrêtés, tandis que vient le fijar, la première aube.
Dans le désert ne courent plus le renard, le chacal, après la gerboise ou le lièvre. La vipère cornue, le scorpion, la scolopendre sont arrêtés sur la terre froide, sous le ciel noir. Le fijar les a saisis, les a transformés en pierres, en poudre de pierre, en vapeur, parce que c’est l’heure où le temps du ciel se répand sur la terre, glace les corps, et parfois interrompt la vie et le souffle. Dans le creux de la dune, Lalla ne bouge pas. Sa peau frissonne, en de longs frissons qui secouent ses membres et font claquer ses dents, mais elle reste dans le sommeil.
Alors vient la deuxième aube, le blanc. La lumière commence à se mêler à la noirceur de l’air. Tout de suite elle étincelle dans l’écume de la mer, sur les croûtes de sel des rochers, sur les pierres coupantes au pied du vieux figuier. La lueur grise et pâle éclaire le sommet des collines de pierres, elle efface peu à peu les étoiles : la Chèvre, le Chien, le Serpent, le Scorpion, et les trois étoiles sœurs, Mintaka, Alnilam, Alnitak. Puis le ciel semble basculer, une grande taie blanchâtre le recouvre, éteint les derniers astres. Dans le creux des dunes, les petites herbes épineuses tremblent un peu, tandis que les gouttes de rosée font des perles dans leurs poils.
Sur les joues de Lalla, les gouttes roulent un peu, comme des larmes. La jeune femme se réveille et gémit tout bas. Elle n’ouvre pas encore les yeux, mais sa plainte monte, se mêle au bruit ininterrompu de la mer, qui vient à nouveau dans ses oreilles. La douleur va et vient dans son ventre, lance des appels de plus en plus proches, rythmés comme le bruit des vagues.
Lalla se redresse un peu sur le lit de sable, mais la douleur est si forte qu’elle lui coupe le souffle. Alors, tout d’un coup, elle comprend que le moment de la naissance de l’enfant est arrivé, maintenant, ici, sur cette plage, et la peur l’envahit, la traverse de son onde, parce qu’elle sait qu’elle est seule, que personne ne viendra l’aider, personne. Elle veut se lever, elle fait quelques pas dans le sable froid, en titubant, mais elle retombe et sa plainte se transforme en cri. Ici, il n’y a que la plage grise, et les dunes qui sont encore dans la nuit, et devant elle, la mer, lourde, grise et verte, sombre, mêlée encore à la noirceur.
Couchée sur le côté dans le sable, les genoux repliés, Lalla gémit à nouveau selon le rythme lent de la mer. La douleur vient par vagues, par longues lames espacées, dont la crête plus haute avance à la surface obscure de l’eau, accrochant par instants un peu de lumière pâle, jusqu’au déferlement. Lalla suit la marche de sa douleur sur la mer, chaque frisson venu du fond de l’horizon, de la zone obscure où la nuit reste épaisse, et s’irradiant lentement, jusqu’aux confins de la plage, à l’est, et s’étalant un peu de biais, en jetant des nappes d’écume, tandis que le crissement de l’eau sur le sable dur avance vers elle, la recouvre. Parfois, la douleur est trop forte, comme si son ventre se vidait, en se déchirant, et le gémissement augmente dans sa gorge, couvre le fracas de l’écrasement de la vague sur le sable.
Lalla se lève sur les genoux, elle essaie de marcher à quatre pattes le long de la dune, jusqu’au chemin. L’effort est si intense que, malgré le froid de l’aube, la sueur inonde son visage et son corps. Elle attend encore, les yeux fixés sur la mer. Elle se tourne vers le chemin, de l’autre côté des dunes, et elle crie, elle appelle : « Hartaa-ni ! Harta-a-ni ! » comme autrefois, quand elle allait sur le plateau de pierres, et qu’il se cachait dans un creux de rocher. Elle essaie de siffler aussi, comme les bergers, mais ses lèvres sont gercées et tremblantes.
Dans peu de temps, les gens vont se réveiller, dans les maisons de la Cité, ils vont rejeter leurs draps, et les femmes vont marcher jusqu’à la fontaine pour puiser leur première eau. Peut-être que les filles vont errer dans les broussailles, à la recherche de brindilles de bois mort pour le feu, et les femmes vont allumer le brasero, pour faire griller un peu de viande, pour faire chauffer la bouillie d’avoine, l’eau pour le thé. Mais tout cela est loin, dans un autre monde. C’est comme un rêve qui continue de se jouer, là-bas, sur la plaine boueuse où vivent les hommes, à l’embouchure du grand fleuve. Ou bien, plus loin encore, de l’autre côté de la mer, dans la grande ville des mendiants et des voleurs, la ville meurtrière aux immeubles blancs et aux voitures piégées. La fijar a répandu partout sa lueur blanche, froide, à l’instant où les vieillards rencontrent la mort, dans le silence, dans la peur.
Lalla sent qu’elle se vide, et son cœur se met à battre très lentement, très douloureusement. Les vagues de souffrance sont tellement rapprochées, maintenant, qu’il n’y a plus qu’une seule douleur continue qui ondoie et bat à l’intérieur de son ventre. Lentement, avec des peines infinies, Lalla traîne son corps, sur les avant-bras, le long de la dune. Devant elle, à quelques brasses, la silhouette de l’arbre se dresse sur le tas de pierres, très noire contre le ciel blanc. Jamais le figuier ne lui avait paru si grand, si fort. Son tronc large est tordu vers l’arrière, ses grosses branches rejetées, et les belles feuilles dentelées bougent un peu dans le vent frais, en brillant à la lumière du jour. Mais c’est l’odeur surtout qui est belle et puissante. Elle enveloppe Lalla, elle semble l’attirer, elle l’enivre et l’écœure à la fois, elle ondoie avec les vagues de la douleur. En respirant à peine, Lalla hisse son corps très lentement, le long du sable qui freine. Derrière elle, ses jambes écartées laissent un sillage sur le sable, comme un bateau qu’on hale au sec.
Lentement, avec peine, elle tire le fardeau trop lourd, en geignant quand la douleur devient trop forte. Elle ne quitte pas des yeux la silhouette de l’arbre, le grand figuier au tronc noir, aux feuilles claires qui luisent à la lueur du jour. À mesure qu’elle s’en approche, le figuier grandit encore, devient immense, semble occuper le ciel tout entier. Son ombre s’étend autour de lui comme un lac sombre où s’accrochent encore les dernières couleurs de la nuit. Lentement, en traînant son corps, Lalla entre à l’intérieur de cette ombre, sous les hautes branches puissantes comme des bras de géant. C’est cela qu’elle veut, elle sait qu’il n’y a que lui qui puisse l’aider, à présent. L’odeur puissante de l’arbre la pénètre, l’environne, et cela apaise son corps meurtri, se mêle à l’odeur de la mer et des algues. Au pied du grand arbre, le sable laisse à nu les rochers rouillés par l’air marin, polis, usés par le vent et par la pluie. Entre les rochers, il y a les racines puissantes, pareilles à des bras de métal.
En serrant les dents pour ne pas se plaindre, Lalla entoure le tronc du figuier de ses bras, et lentement elle se hisse, elle se met debout sur ses genoux tremblants. La douleur à l’intérieur de son corps est maintenant comme une blessure, qui s’ouvre peu à peu et se déchire. Lalla ne peut plus penser à rien d’autre qu’à ce qu’elle voit, ce qu’elle entend, ce qu’elle sent. Le vieux Naman, le Hartani, Aamma, et même le photographe, qui sont-ils, que sont-ils devenus ? La douleur qui jaillit du ventre de la jeune femme se répand sur toute l’étendue de la mer, sur toute l’étendue des dunes, jusque dans le ciel pâle, est plus forte que tout, elle efface tout, elle vide tout. La douleur emplit son corps, comme un bruit puissant, elle fait son corps grand comme une montagne, qui repose couchée sur la terre.
Le temps s’est ralenti à cause de la douleur, il bat au rythme du cœur, au rythme des poumons qui respirent, au rythme des contractions de l’utérus. Lentement, comme si elle soulevait un poids immense, Lalla dresse son corps contre le tronc du figuier. Elle sait qu’il n’y a que lui qui puisse l’aider, comme l’arbre qui a aidé autrefois sa mère, le jour de sa naissance. Instinctivement, elle retrouve les gestes ancestraux, les gestes dont la signification va au-delà d’elle-même, sans que personne n’ait eu à les lui apprendre. Accroupie au pied du grand arbre sombre, elle défait la ceinture de sa robe. Son manteau marron est étendu par terre, sur le sol caillouteux. Elle accroche la ceinture à la première maîtresse branche du figuier, après avoir torsadé le tissu pour le rendre plus résistant. Quand elle s’accroche des deux mains à la ceinture de toile, l’arbre oscille un peu, en faisant tomber une pluie de gouttes de rosée. L’eau vierge coule sur le visage de Lalla, et elle la boit avec délices en passant sa langue sur ses lèvres.
Dans le ciel, c’est l’heure rouge qui commence, maintenant. Les dernières taches de la nuit disparaissent, et la blancheur laiteuse laisse place à l’embrasement de la dernière aube, à l’est, au-dessus des collines de pierres. La mer devient plus sombre, presque violacée, tandis que, au sommet des vagues, s’allument les étincelles de pourpre, et que l’écume resplendit, encore plus blanche. Jamais Lalla n’a regardé avec autant de force l’arrivée du jour, les yeux dilatés, douloureux, le visage brûlé pas la splendeur de la lumière.
C’est le moment où les spasmes deviennent d’un seul coup violents, terribles, et la douleur est semblable à la grande lumière rouge qui aveugle. Pour ne pas crier, Lalla mord dans le tissu de sa robe, sur son épaule, et ses deux bras levés au-dessus de sa tête tirent sur la ceinture de toile, si fort que l’arbre bouge et que le corps se soulève. À chaque extrême douleur, en rythme, Lalla se suspend à la branche de l’arbre. La sueur coule maintenant sur son visage et l’aveugle, la couleur sanglante de la douleur est devant elle, sur la mer, dans le ciel, dans l’écume de chaque vague qui déferle. Parfois, entre ses dents serrées, un cri s’échappe malgré elle, étouffé par le bruit de la mer. C’est un cri de douleur et de détresse à la fois, à cause de toute cette lumière, de toute cette solitude. L’arbre se plie un peu à chaque secousse, fait miroiter ses larges feuilles.
À petites goulées, Lalla respire son odeur, l’odeur du sucre et de la sève, et c’est comme une odeur familière qui la rassure et l’apaise. Elle tire sur la maîtresse branche, ses reins cognent le tronc du figuier, les gouttes de rosée continuent à pleuvoir sur ses mains, sur son visage, sur son corps. Il y a même des fourmis noires très petites qui courent le long de ses bras agrippés à la ceinture, et qui descendent le long de son corps, pour s’échapper.
Cela dure très longtemps, si longtemps que Lalla sent les tendons de ses bras durcis comme des cordes, mais ses doigts sont serrés si fort sur la ceinture de toile que rien ne pourrait les détacher. Puis, tout d’un coup, elle sent que son corps se vide, incroyablement, tandis que ses bras tirent avec violence sur la ceinture. Très lentement, avec des gestes d’aveugle, Lalla se laisse glisser en arrière le long de la ceinture de toile, ses reins et son dos touchent les racines du figuier. L’air entre enfin dans ses poumons, et au même instant, elle entend le cri aigu de l’enfant qui commence à pleurer.
Sur la plage, la lumière rouge est devenue orange, puis couleur d’or. Le soleil doit déjà toucher les collines de pierres, à l’est, au pays des bergers. Lalla tient l’enfant dans ses bras, elle coupe le cordon avec ses dents, et elle le noue comme une ceinture autour du ventre minuscule secoué de pleurs. Très lentement, elle rampe sur le sable dur vers la mer, elle s’agenouille dans l’écume légère, et elle plonge l’enfant qui hurle dans l’eau salée, elle le baigne et le lave avec soin. Puis elle retourne vers l’arbre, elle pose le bébé dans le grand manteau marron. Avec les mêmes gestes instinctifs qu’elle ne comprend pas, elle creuse avec ses mains dans le sable, près des racines du figuier, et elle enterre le placenta.
Puis elle s’allonge enfin au pied de l’arbre, la tête tout près du tronc si fort ; elle ouvre le manteau, elle prend le bébé dans ses bras et elle l’approche de ses seins gonflés.
Quand l’enfant commence à téter, son visage minuscule aux yeux fermés appuyé sur son sein, Lalla cesse de résister à la fatigue. Elle regarde un instant la belle lumière du jour qui commence, et la mer si bleue, aux vagues obliques pareilles à des animaux qui courent. Ses yeux se ferment. Elle ne dort pas, mais c’est comme si elle flottait à la surface des eaux, longuement. Elle sent contre elle le petit être chaud qui se presse contre sa poitrine, qui veut vivre, qui suce goulûment son lait. « Hawa, fille de Hawa », pense Lalla, une seule fois, parce que cela est drôle, et lui fait du bien, comme un sourire, après tant de souffrance. Puis elle attend, sans impatience, que vienne quelqu’un de la Cité des planches et du papier goudronné, un jeune garçon pêcheur de crabes, une vieille à la chasse au bois mort, ou bien une petite fille qui aime simplement se promener sur les dunes pour regarder les oiseaux de mer. Ici, il finit toujours par venir quelqu’un, et l’ombre du figuier est bien douce et fraîche.
Agadir, 30 mars 1912
Alors ils sont venus pour la dernière fois, ils sont apparus sur la grande plaine, près de la mer, à l’embouchure du fleuve. Ils venaient de toutes les directions, ceux du Nord, les Ida ou Trouma, les Ida ou Tamane, les Aït Daoud, les Meskala, les Aït Hadi, les Ida ou Zemzen, les Sidi Amil, ceux de Bigoudine, d’Amizmiz, d’Ichemraren. Ceux de l’Orient, au-delà de Taroudant, ceux de Tazenakht, d’Ouarzazate, les Aït Kalla, les Assarag, les Aït Kedif, les Amtazguine, les Aït Toumert, les Aït Youss, Aït Zarhal, Aït Oudinar, Aït Moudzit, ceux des monts Sarhro, des monts Bani ; ceux des rivages de la mer, d’Essaouira jusqu’à Agadir la fortifiée, ceux de Tiznit, d’Ifni, d’Aoreora, de Tan-Tan, de Goulimine, les Aït Melloul, les Lahoussine, les Aït Bella, Ait Boukha, les Sidi Ahmed ou Moussa, les Ida Gougmar, les Aït Baha ; et ceux du grand Sud surtout, les hommes libres du désert, les Imraguen, les Arib, les Oulad Yahia, Oulad Delim, les Aroussiyine, les Khalifiya, les Reguibat Sahel, les Sebaa, les peuples de langue chleuh, les Ida ou Belal, Ida ou Meribat, les Aït ba Amrane.
Ils se sont réunis sur le lit du fleuve, si nombreux qu’ils recouvraient toute la vallée. Mais ce n’étaient pas des guerriers, pour la plupart. C’étaient des femmes et des enfants, des hommes blessés, des vieillards, tous ceux qui avaient fui sans cesse sur les routes de poussière, chassés par l’arrivée des soldats étrangers, et qui ne savaient plus où aller. La mer les avait arrêtés ici, devant la grande ville d’Agadir.
Pour la plupart, ils ne savaient pas pourquoi ils étaient venus ici, sur le lit du fleuve Souss. Peut-être que c’étaient seulement la faim, la fatigue, le désespoir qui les avaient conduits là, à l’embouchure du fleuve, devant la mer. Où pouvaient-ils aller ? Depuis des mois, des années, ils erraient à la recherche d’une terre, d’une rivière, d’un puits où ils pourraient installer leurs tentes et faire leurs corrals pour leurs moutons. Beaucoup étaient morts, perdus sur les pistes qui ne vont nulle part, dans le désert, autour de la grande ville de Marrakech, ou dans les ravins de l’oued Tadla. Ceux qui avaient pu s’enfuir étaient retournés vers le Sud, mais les anciens puits étaient taris, et les soldats étrangers étaient partout. Dans la ville de Smara, là où s’élevait le palais de pierres rouges de Ma el Aïnine, maintenant soufflait le vent du désert, qui abrase tout. Les soldats des Chrétiens avaient lentement refermé leur mur sur les hommes libres du désert, ils occupaient les puits de la vallée sainte de la Saguiet el Hamra. Que voulaient-ils, ces étrangers ? Ils voulaient la terre tout entière, ils n’auraient de cesse qu’ils ne l’aient dévorée toute, cela était sûr.
Depuis des jours, les gens du désert étaient ici, au sud de la ville fortifiée, et ils attendaient quelque chose. Aux tribus des montagnes s’étaient mêlés les derniers guerriers de Ma el Aïnine, les Berik Al-lah ; ceux-là portaient sur leur visage les marques de la détresse, de l’abandon, à cause de la mort de Ma el Aïnine. Dans leur regard brillaient la fièvre, la faim, étrangement. Chaque jour, les hommes du désert regardaient vers la citadelle, là où devait apparaître Moulay Sebaa, le Lion, avec ses guerriers à cheval. Mais, au loin, les murs rouges de la ville restaient silencieux, les portes étaient fermées. Et ce silence qui durait depuis des jours avait quelque chose de menaçant. De grands oiseaux noirs tournaient dans le ciel bleu, et la nuit, on entendait les glapissements des chacals.
Nour était là aussi, seul dans la foule des hommes vaincus. Depuis longtemps il s’était habitué à cette solitude. Son père, sa mère et ses sœurs étaient retournés vers le Sud, vers les pistes sans fin. Mais lui n’avait pas pu retourner, même après la mort du cheikh.
Chaque soir, allongé sur la terre froide, il pensait à la route que Ma el Aïnine avait ouverte vers le Nord, vers les terres nouvelles, et que le Lion allait suivre maintenant, pour devenir le vrai roi. Depuis deux ans, son corps s’était aguerri à la faim et à la fatigue, et il n’y avait rien d’autre dans son esprit que le désir de cette route qui allait s’ouvrir, bientôt.
Alors, le matin, la rumeur s’est propagée à travers le campement : « Moulay Hiba, Moulay Sebaa, le Lion ! Notre roi ! Notre roi ! » Des coups de feu ont claqué, et les enfants et les femmes ont crié en faisant grelotter leur voix. La foule s’est tournée vers la plaine poussiéreuse, et Nour a vu les cavaliers du cheikh, enveloppés dans un nuage rouge.
Les cris et les coups de fusil couvraient le bruit des sabots des chevaux. Le brouillard rouge s’élevait haut dans le ciel du matin, tournoyait au-dessus de la vallée du fleuve. La foule des guerriers a couru au-devant des cavaliers, en déchargeant vers le ciel leurs carabines à longs canons. C’étaient, pour la plupart, des hommes des montagnes, des Chleuhs vêtus de leurs manteaux de bure, des hommes sauvages, hirsutes, aux yeux flamboyants. Nour ne reconnaissait pas les guerriers du désert, les hommes bleus qui avaient suivi Ma el Aïnine jusqu’à sa mort. Ceux-ci n’avaient pas été marqués par la faim et la soif, n’avaient pas été brûlés par le désert pendant des jours et des mois ; ils venaient de leurs champs, de leurs villages, sans savoir pourquoi et contre qui ils allaient se battre.
Tout le jour, les guerriers ont couru à travers la vallée, jusqu’aux remparts d’Agadir, tandis que les chevaux de Moulay Sebaa, le Lion, galopaient en soulevant le grand nuage rouge. Que voulaient-ils ? Ils couraient et ils criaient, seulement, et les voix des enfants et des femmes grelottaient sur le lit du fleuve. Par moments, Nour voyait passer les cavaliers, dans leur nuage rouge, entourés d’éclairs de lumière, les cavaliers du Lion qui brandissaient leurs lances.
« Moulay Hiba ! Moulay Sebaa, le Lion ! » Les voix des enfants criaient autour de lui. Puis les cavaliers disparaissaient vers l’autre bout de la plaine, vers les remparts d’Agadir.
C’est l’ivresse qui a régné sur la vallée, durant tout ce jour, avec le feu du soleil qui brûlait les lèvres. Le vent du désert s’est mis à souffler vers le soir, recouvrant les campements sous un brouillard d’or, cachant les murs de la ville. Nour s’est mis à l’abri d’un arbre, enveloppé dans son manteau.
Peu à peu, l’ivresse est tombée, avec la nuit. La fraîcheur de l’ombre est venue sur la terre desséchée, à l’heure de la prière, quand les bêtes se sont agenouillées pour se protéger de l’humidité de la nuit.
Nour pensait encore à l’été qui allait venir, à la sécheresse, aux puits, aux lents troupeaux que son père allait mener jusqu’aux salines, de l’autre côté du désert, à Oualata, à Ouadane, à Chinchan. Il pensait à la solitude de ces terres sans limites, si lointaines qu’on ne sait plus rien de la mer ni des montagnes. Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas connu de repos. C’était comme s’il n’y avait plus que cela, de toutes parts : les étendues de poussière et de cailloux, les ravins, les fleuves secs, les rochers hérissés comme des couteaux, et la peur surtout, comme une ombre sur tout ce qu’on voit.
À l’heure du repas, quand il allait partager le pain et la bouillie de mil des hommes bleus, Nour regardait la nuit constellée qui recouvrait la terre. La fatigue brûlait sa peau, la fièvre aussi, qui jette ses grands frissons le long du corps.
Dans leur campement précaire, sous les abris de branchages et de feuilles, les hommes bleus ne parlaient plus. Ils ne racontaient plus la légende de Ma el Aïnine, ils ne chantaient plus. Enveloppés dans leurs manteaux troués, ils regardaient le feu de braise, en clignant des paupières quand le vent rabattait la fumée. Peut-être qu’ils n’attendaient plus rien maintenant, les yeux troubles, le cœur battant au ralenti.
Les uns après les autres, les feux s’éteignaient, et l’obscurité envahissait toute la vallée. Au loin, avancée dans la mer noire, la ville d’Agadir clignotait faiblement. Alors, Nour se couchait sur la terre, la tête tournée vers les lumières, et comme chaque soir, il pensait au grand cheikh Ma el Aïnine qui avait été enterré devant la maison en ruine, à Tiznit. On l’avait couché dans la fosse, le visage tourné vers l’Orient ; dans ses mains on avait mis ses seules richesses, son livre saint, son calame, son chapelet d’ébène. La terre meuble avait coulé sur son corps, la poudre rouge du désert, puis on avait placé de larges cailloux, pour que les chacals ne déterrent pas le corps ; et les hommes avaient frappé la terre avec leurs pieds nus, jusqu’à ce qu’elle soit lisse et dure comme une dalle. Près de la tombe, il y avait un jeune acacia à épines blanches, comme celui qui était devant la maison de la prière, à Smara.
Alors, les uns après les autres, les hommes bleus du désert, les Berik Al-lah, les derniers compagnons de la Goudfia s’étaient agenouillés sur la tombe, et ils avaient passé lentement leurs mains sur la terre lisse, puis sur leur visage, comme pour recevoir l’ultime bénédiction du grand cheikh.
Nour pensait à cette nuit-là, quand tous les hommes avaient quitté la plaine de Tiznit, et qu’il était resté seul avec Lalla Meymuna auprès du tombeau. Dans la nuit froide, il avait écouté la voix de la vieille femme qui pleurait interminablement, à l’intérieur de la maison en ruine, comme une chanson. Il s’était endormi par terre, couché à côté du tombeau, et son corps était resté sans bouger, sans rêver, comme s’il était mort aussi. Le lendemain, et les jours suivants, il n’avait presque pas quitté le tombeau, assis sur la terre brûlante, enveloppé dans son manteau de laine, les yeux et la gorge brûlants de fièvre. Déjà le vent apportait la poussière sur la terre du tombeau, l’effaçait doucement. Ensuite, la fièvre avait envahi son corps, et il avait perdu conscience. Des femmes de Tiznit l’avaient emmené chez elles et l’avaient soigné, tandis qu’il délirait, au bord de la mort. Quand il avait été guéri, après plusieurs semaines, il avait marché à nouveau vers la maison en ruine où Ma el Aïnine était mort. Mais il n’y avait plus personne ; Lalla Meymuna était repartie vers sa tribu, et le vent qui avait soufflé avait tellement apporté de sable qu’il n’avait pas pu retrouver l’emplacement du tombeau.
Peut-être que c’était ainsi que les choses devaient se passer, pensait Nour ; peut-être que le grand cheikh était retourné vers son vrai domaine, perdu dans le sable du désert, emporté par le vent. Maintenant, Nour regardait la grande étendue du fleuve Souss, dans la nuit, à peine éclairée par le brouillard de la galaxie, la grande lueur qui est la trace du sang de l’agneau de l’ange Gabriel, selon ce qu’on dit. C’était la même terre silencieuse, comme auprès de Tiznit, et Nour avait par instants l’impression d’entendre encore la longue plainte chantée de Lalla Meymuna, mais c’était probablement la voix d’un chacal qui glapissait dans la nuit. Ici, l’esprit de Ma el Aïnine vivait encore, il couvrait la terre entière, mêlé au sable et à la poussière, caché dans les crevasses, ou bien luisant vaguement sur chaque pierre aiguë.
Nour sentait son regard, là, dans le ciel, dans les taches d’ombre de la terre. Il sentait le regard sur lui, comme autrefois, sur la place de Smara, et un frisson passait sur son corps. Le regard entrait en lui, creusait son vertige. Que voulait-il dire ? Peut-être qu’il demandait quelque chose, comme cela, muettement, sur la plaine, environnant les hommes de sa lumière. Peut-être qu’il demandait aux hommes de le rejoindre, là où il était, mêlé à la terre grise, dispersé dans le vent, devenu poussière… Nour s’endormait, emporté par le regard immortel, sans bouger, sans rêver.
Quand ils ont entendu le bruit des canons pour la première fois, les hommes bleus et les guerriers se sont mis à courir vers les collines, pour regarder la mer. Le bruit ébranlait le ciel comme le tonnerre. Seul, au large d’Agadir, un grand bateau cuirassé, pareil à un animal monstrueux et lent, jetait ses éclairs. Le bruit arrivait un long moment après, un roulement suivi du bruit déchirant des obus qui explosaient à l’intérieur de la ville. En quelques instants, les hauts murs de pierre rouge n’étaient plus qu’un monceau de ruines d’où s’élevait la fumée noire des incendies. Puis, des murs brisés est sortie la population, hommes, femmes, enfants, ensanglantés et criant. Ils ont empli la vallée du fleuve, s’éloignant de la mer le plus vite qu’ils pouvaient, en proie à la panique.
La flamme courte a brillé plusieurs fois au bout des canons du croiseur Cosmao, et le bruit déchirant des obus qui éclataient dans la Kasbah d’Agadir a retenti sur toute la vallée du fleuve Souss. La fumée noire des incendies est montée haut dans le ciel bleu, couvrant de son ombre le campement des nomades.
Alors les guerriers à cheval de Moulay Sebaa, le Lion, sont apparus. Ils ont traversé le lit du fleuve, se repliant vers les collines, devant les habitants de la ville. Au loin, le croiseur Cosmao était immobile sur la mer couleur de métal, et ses canons se sont tournés lentement vers la vallée où fuyaient les gens du désert. Mais la flamme n’a plus brillé au bout des canons. Il y a eu un long silence, avec seulement le bruit des gens qui couraient et les cris des bêtes, tandis que la fumée noire continuait à monter dans le ciel.
Quand les soldats des Chrétiens sont apparus devant les remparts brisés de la ville, personne n’a compris tout de suite qui ils étaient. Peut-être même que Moulay Sebaa et ses hommes ont cru un instant que c’étaient les guerriers du Nord que Moulay Hafid, le Commandeur des Croyants, avait envoyés pour la guerre sainte.
Mais c’étaient les quatre bataillons du colonel Mangin, venus par marche forcée jusqu’à la ville rebelle d’Agadir — quatre mille hommes vêtus des uniformes des tirailleurs africains, sénégalais, soudanais, sahariens, armés de fusils Lebel et d’une dizaine de mitrailleuses Nordenfeldt. Les soldats se sont avancés lentement vers la rive du fleuve, se déployant en demi-cercle, tandis que, de l’autre côté du fleuve, au pied des collines caillouteuses, l’armée de trois mille cavaliers de Moulay Sebaa a commencé à tourner sur elle-même en formant un grand tourbillon qui soulevait la poussière rouge dans le ciel. À l’écart du tourbillon, Moulay Sebaa, vêtu de son manteau blanc, regardait avec inquiétude la longue ligne des soldats des Chrétiens, pareille à une colonne d’insectes en marche sur la terre desséchée. Il savait que la bataille était perdue d’avance, comme autrefois à Bou Denib, quand les balles des tirailleurs noirs avaient fauché plus d’un millier de ses cavaliers venus du Sud. Immobile sur son cheval qui tressaillait d’impatience, il regardait les hommes étranges qui avançaient lentement vers le fleuve, comme à l’exercice. Plusieurs fois, Moulay Sebaa a essayé de donner l’ordre de la retraite, mais les guerriers des montagnes n’écoutaient pas ses ordres. Ils poussaient leurs chevaux au galop dans cette ronde frénétique, ivres de poussière et de l’odeur de la poudre, poussant des cris dans leur langue sauvage, invoquant les noms de leurs saints. Quand la ronde s’achèvera, ils bondiront vers le piège qui leur est tendu, ils mourront tous.
Moulay Sebaa ne pouvait plus rien, à présent, et des larmes de douleur emplissaient déjà ses yeux. De l’autre côté du lit du fleuve desséché, le colonel Mangin a fait disposer les mitrailleuses à chaque aile de son armée, en haut des collines de pierres. Quand les cavaliers maures chargeront vers le centre, au moment où ils traverseront le lit du fleuve, le tir croisé des mitrailleuses les balaiera, et il n’y aura plus qu’à donner le coup de grâce, à la baïonnette.
Il y a eu encore un silence lourd, tandis que les cavaliers s’étaient arrêtés de tourner sur la plaine. Le colonel Mangin regardait avec ses jumelles, essayait de comprendre : est-ce qu’ils n’allaient pas battre en retraite, à présent ? Alors, il faudrait marcher à nouveau pendant des jours, sur cette terre désertique, au-devant de cet horizon qui fuit et désespère. Mais Moulay Sebaa restait immobile sur son cheval, parce qu’il savait que la fin était proche. Les guerriers des montagnes, les fils des chefs de tribu étaient venus ici pour combattre, non pour fuir. Ils s’étaient arrêtés de tourner pour prier, avant l’assaut.
Ensuite, tout s’est passé très vite, sous le soleil cruel de midi. Les trois mille cavaliers ont chargé en formation serrée, comme pour une parade, brandissant leurs fusils à pierre et leurs longues lances. Quand ils sont arrivés sur le lit du fleuve, les sous-officiers commandant les mitrailleuses ont regardé le colonel Mangin qui avait levé son bras. Il a laissé passer les premiers cavaliers, puis, tout à coup, il a baissé son bras, et les canons d’acier ont commencé à tirer leur flot de balles, six cents à la minute, avec un bruit sinistre qui hachait l’air et résonnait dans toute la vallée, jusqu’aux montagnes. Est-ce que le temps existe, quand quelques minutes suffisent pour tuer mille hommes, mille chevaux ? Quand les cavaliers ont compris qu’ils étaient dans un piège, qu’ils ne franchiraient pas ce mur de balles, ils ont voulu rebrousser chemin, mais c’était trop tard. Les rafales des mitrailleuses balayaient le lit du fleuve, et les corps des hommes et des chevaux ne cessaient de tomber, comme si une grande lame invisible les fauchait. Sur les galets, des ruisseaux de sang coulaient, se mêlant aux minces filets d’eau. Puis le silence est revenu, tandis que les derniers cavaliers s’échappaient vers les collines, éclaboussés de sang, sur leurs chevaux au poil hérissé par la peur.
Sans hâte, l’armée des soldats noirs s’est mise en marche le long du lit du fleuve, compagnie après compagnie, avec, à sa tête, les officiers et le colonel Mangin. Ils sont partis sur la piste de l’est, vers Taroudant, vers Marrakech, à la poursuite de Moulay Sebaa, le Lion. Ils sont partis sans se retourner sur le lieu du massacre, sans regarder les corps brisés des hommes étendus sur les galets, ni les chevaux renversés, ni les vautours qui étaient déjà arrivés sur les rives. Ils n’ont pas regardé non plus les ruines d’Agadir, la fumée noire qui montait encore dans le ciel bleu. Au loin, le croiseur Cosmao glissait lentement sur la mer couleur de métal, prenait le cap vers le nord.
Alors le silence a cessé, et on a entendu tous les cris des vivants, les hommes et les animaux blessés, les femmes, les enfants, comme un seul gémissement interminable, comme une chanson. C’était un bruit plein d’horreur et de souffrance qui montait de tous les côtés à la fois, sur la plaine et sur le lit du fleuve.
Maintenant, Nour marchait sur les galets, au milieu des corps étendus. Déjà les mouches voraces et les guêpes vrombissaient en nuages noirs au-dessus des cadavres, et Nour sentait la nausée dans sa gorge serrée.
Avec des gestes très lents, comme s’ils sortaient d’un rêve, les femmes, les hommes, les enfants écartaient les broussailles et marchaient sur le lit du fleuve, sans parler. Tout le jour, jusqu’à la tombée de la nuit, ils ont porté les corps des hommes sur la rive du fleuve pour les enterrer. Quand la nuit est venue, ils ont allumé des feux sur chaque rive, pour éloigner les chacals et les chiens sauvages. Les femmes des villages sont venues, apportant du pain et du lait caillé, et Nour a mangé et bu avec délices. Il a dormi ensuite, couché par terre, sans même penser à la mort.
Le lendemain, dès l’aube, les hommes et les femmes ont creusé d’autres tombes pour les guerriers, puis ils ont enterré aussi leurs chevaux. Sur les tombes, ils ont placé de gros cailloux du fleuve.
Quand tout fut fini, les derniers hommes bleus ont recommencé à marcher, sur la piste du sud, celle qui est si longue qu’elle semble n’avoir pas de fin. Nour marchait avec eux, pieds nus, sans rien d’autre que son manteau de laine, et un peu de pain serré dans un linge humide. Ils étaient les derniers Imazighen, les derniers hommes libres, les Taubalt, les Tekna, les Tidrarin, les Aroussiyine, les Sebaa, les Reguibat Sahel, les derniers survivants des Berik Al-lah, les Bénis de Dieu. Ils n’avaient rien d’autre que ce que voyaient leurs yeux, que ce que touchaient leurs pieds nus. Devant eux, la terre très plate s’étendait comme la mer, scintillante de sel. Elle ondoyait, elle créait ses cités blanches aux murs magnifiques, aux coupoles qui éclataient comme des bulles. Le soleil brûlait leurs visages et leurs mains, la lumière creusait son vertige, quand les ombres des hommes sont pareilles à des puits sans fond.
Chaque soir, leurs lèvres saignantes cherchaient la fraîcheur des puits, la boue saumâtre des rivières alcalines. Puis, la nuit froide les enserrait, brisait leurs membres et leur souffle, mettait un poids sur leur nuque. Il n’y avait pas de fin à la liberté, elle était vaste comme l’étendue de la terre, belle et cruelle comme la lumière, douce comme les yeux de l’eau. Chaque jour, à la première aube, les hommes libres retournaient vers leur demeure, vers le sud, là où personne d’autre ne savait vivre. Chaque jour, avec les mêmes gestes, ils effaçaient les traces de leurs feux, ils enterraient leurs excréments. Tournés vers le désert, ils faisaient leur prière sans paroles. Ils s’en allaient, comme dans un rêve, ils disparaissaient.