Alors ils sont venus de plus en plus nombreux dans la vallée de la Saguiet el Hamra. Ils arrivaient du sud, certains avec leurs chameaux et leurs chevaux, mais la plupart à pied, parce que les bêtes mouraient de soif et de maladie sur le chemin. Chaque jour, autour du rempart de boue de Smara, le jeune garçon voyait les nouveaux campements. Les tentes de laine brune ajoutaient de nouveaux cercles autour des murs de la ville. Chaque soir, à la tombée de la nuit, Nour regardait les voyageurs qui arrivaient dans des nuages de poussière. Jamais il n’avait vu tant d’hommes. C’était un brouhaha continu de voix d’hommes et de femmes, de cris aigus d’enfants, de pleurs, mêlés aux appels des chèvres et des brebis, aux fracas des attelages, aux grommellements des chameaux. Une odeur étrange que Nour ne connaissait pas bien montait du sable et venait par bouffées dans le vent du soir ; c’était une odeur puissante, âcre et douce à la fois, celle de la peau humaine, de la respiration, de la sueur. Les feux de charbon de bois, de brindilles et de bouse s’allumaient dans la pénombre. La fumée des braseros s’élevait au-dessus des tentes. Nour entendait les mélopées douces des femmes qui endormaient leurs bébés.
La plupart de ceux qui arrivaient maintenant étaient des vieux, des femmes et des enfants, fatigués par les marches forcées à travers le désert, les vêtements déchirés, les pieds nus ou entourés de chiffons. Les visages étaient noirs, brûlés par la lumière, les yeux pareils à des morceaux de charbon. Les jeunes enfants allaient nus, leurs jambes marquées de plaies, leurs ventres dilatés par la faim et la soif.
Nour parcourait le campement, se faufilant entre les tentes. Il était étonné de voir tant de monde, et en même temps il sentait une sorte d’angoisse, parce qu’il pensait, sans bien comprendre pourquoi, que beaucoup de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants allaient bientôt mourir.
Sans cesse il rencontrait de nouveaux voyageurs, qui marchaient lentement le long des allées, entre les tentes. Certains d’entre eux venaient du plus au sud, noirs comme des Soudanais, et parlant une langue que Nour ne connaissait pas. Les hommes étaient masqués pour la plupart, enveloppés dans des manteaux de laine et dans des linges bleus, les pieds chaussés de sandales de cuir de chèvre. Ils portaient de longs fusils à pierre au canon de bronze, des lances, des poignards. Nour s’écartait pour les laisser passer, et il les regardait marcher vers la porte de Smara. Ils allaient saluer le grand cheikh Moulay Ahmed ben Mohammed el Fadel, celui qu’on appelait Ma el Aïnine, l’Eau des Yeux.
Tous, ils allaient s’asseoir sur les banquettes de boue séchée, autour de la cour de la maison du cheikh. Puis ils allaient dire leur prière, au coucher du soleil, à l’est du puits, à genoux dans le sable, le corps tourné dans la direction du désert.
Lorsque la nuit était venue, Nour était retourné vers la tente de son père, et il s’était assis à côté de son frère aîné. Dans la partie droite de la tente, sa mère et ses sœurs parlaient, allongées sur les tapis, entre les vivres et le bât du chameau. Peu à peu le silence revenait sur Smara et dans la vallée, les bruits des voix humaines et les cris des bêtes s’éteignaient les uns après les autres. La pleine lune apparaissait dans le ciel noir, disque blanc magnifiquement dilaté. La nuit était froide, malgré toute la chaleur du jour qui était restée dans le sable. Quelques chauves-souris volaient devant la lune, basculaient rapidement vers le sol. Nour, étendu sur le côté, la tête appuyée contre son bras, les suivait du regard, en attendant le sommeil. Il s’endormit tout d’un coup, sans s’en apercevoir, les yeux ouverts.
Quand il se réveilla, il eut l’impression bizarre que le temps n’était pas passé. Il chercha des yeux le disque de la lune, et c’est en voyant qu’elle avait commencé sa descente vers l’ouest qu’il comprit qu’il avait dormi longtemps.
Le silence était oppressant sur les campements. On entendait seulement les cris lointains des chiens sauvages, quelque part à la limite du désert.
Nour se leva, et vit que son père et son frère n’étaient plus sous la tente. Seules, dans l’ombre, à gauche de la tente, les formes des femmes et des enfants enroulés dans les tapis apparaissaient vaguement. Nour commença à marcher sur le chemin de sable, entre les campements, dans la direction des remparts de Smara. Le sable éclairé par la lumière de la lune était très blanc, avec les ombres bleues des cailloux et des arbustes. Il n’y avait aucun bruit, comme si tous les hommes étaient endormis, mais Nour savait que les hommes n’étaient pas sous les tentes. Il n’y avait que les enfants qui dormaient, et les femmes qui regardaient au-dehors, sans bouger, enroulées dans les manteaux et les tapis. L’air de la nuit faisait frissonner le jeune garçon, et le sable était froid et dur sous ses pieds nus.
Quand il approcha des murs de la ville, Nour entendit la rumeur des hommes. Il vit, un peu plus loin, la silhouette immobile d’un gardien, accroupi devant la porte de la ville, sa longue carabine appuyée sur ses genoux. Mais Nour connaissait un endroit où le rempart de boue était écroulé, et il put entrer dans Smara sans passer devant la sentinelle.
Tout de suite, il découvrit l’assemblée des hommes dans la cour de la maison du cheikh. Ils étaient assis par terre, par groupes de cinq ou six autour des braseros où les grandes bouilloires de cuivre contenaient l’eau pour le thé vert. Nour se glissa sans bruit dans l’assemblée. Personne ne le regardait. Tous les hommes étaient occupés par un groupe de guerriers debout devant la porte de la maison. Il y avait quelques soldats du désert, vêtus de bleu, qui restaient absolument immobiles à regarder un homme âgé, vêtu d’un simple manteau de laine blanche qui recouvrait sa tête, et deux hommes jeunes, armés, qui parlaient à tour de rôle avec véhémence.
De là où Nour était assis, à cause de la rumeur des hommes qui répétaient ou commentaient ce qui avait déjà été dit, il n’était pas possible de comprendre leurs paroles. Quand ses yeux furent habitués au contraste de l’ombre et des lueurs rouges des braseros, Nour reconnut la silhouette du vieil homme. C’était le grand cheikh Ma el Aïnine, celui qu’il avait déjà aperçu quand son père et son frère aîné étaient venus le saluer, à leur arrivée au puits de Smara.
Nour demanda à son voisin qui étaient les deux jeunes hommes qui entouraient le cheikh. On lui donna les noms :
« Saadbou, et Larhdaf, les frères de Ahmed ed Dehiba, celui qu’on appelle la Parcelle d’Or, celui qui sera bientôt notre vrai roi. »
Nour ne cherchait pas à entendre les paroles des deux jeunes guerriers. Il regardait de toutes ses forces la figure frêle du vieil homme, immobile entre eux, et dont le manteau éclairé par la lune faisait une tache très blanche.
Tous les hommes le regardaient aussi, comme avec un seul regard, comme si c’était lui qui parlait vraiment, comme s’il allait faire un seul geste et qu’alors tout serait transformé, car c’était lui qui donnait l’ordre même du désert.
Ma el Aïnine ne bougeait pas. Il ne semblait pas entendre les paroles de ses fils, ni la rumeur continue qui venait des centaines d’hommes assis dans la cour, devant lui. Parfois il tournait un peu la tête, et il regardait ailleurs, au-delà des hommes et des murs de boue de sa ville, vers le ciel sombre, dans la direction des collines de pierres.
Nour pensait qu’il voulait peut-être simplement que les hommes retournent vers le désert, d’où ils étaient partis, et son cœur se serrait. Il ne comprenait pas les paroles des hommes autour de lui. Au-dessus de Smara, le ciel était sans fond, glacé, aux étoiles noyées par la nuée blanche de la lumière lunaire. Et c’était un peu comme un signe de mort, ou d’abandon, comme un signe de la terrible absence qui creusait un vide dans les tentes immobiles et dans les murs de la ville. Nour sentait cela surtout quand il regardait la silhouette fragile du grand cheikh, comme s’il entrait dans le cœur même du vieillard et qu’il entrait dans son silence.
Les autres cheikhs, les chefs de grande tente, et les guerriers bleus sont venus, l’un après l’autre. Tous disaient la même parole, la voix brisée par la fatigue et par la sécheresse. Ils parlaient des soldats des Chrétiens qui entraient dans les oasis du Sud, et qui apportaient la guerre aux nomades ; ils parlaient des villes fortifiées que les Chrétiens construisaient dans le désert, et qui fermaient l’accès des puits jusqu’aux rivages de la mer. Ils parlaient des batailles perdues, des hommes morts, si nombreux qu’on ne se souvenait même plus de leurs noms, des troupes de femmes et d’enfants qui fuyaient vers le nord à travers le désert, des carcasses de bêtes mortes qu’on rencontrait partout sur la route. Ils parlaient des caravanes interrompues, quand les soldats des Chrétiens libéraient les esclaves et les renvoyaient vers le sud, et quand les guerriers touareg recevaient de l’argent des Chrétiens pour chaque esclave qu’ils avaient volé dans les convois. Ils parlaient des marchandises et du bétail saisis, des troupes de brigands qui étaient entrées dans le désert en même temps que les Chrétiens. Ils parlaient aussi des troupes de soldats chrétiens, guidées par les Noirs du Sud, si nombreuses qu’elles couvraient les dunes de sable d’un bout à l’autre de l’horizon. Puis les cavaliers qui encerclaient les campements et qui tuaient sur place tous ceux qui leur résistaient, et qui emmenaient ensuite les enfants pour les mettre dans les écoles des Chrétiens, dans les forteresses sur les rivages de la mer. Alors, quand ils entendaient cela, les autres hommes disaient que c’était vrai, par Dieu, et la rumeur des voix s’enflait et bougeait sur la place comme le bruit du vent qui arrive.
Nour écoutait la rumeur des voix qui grandissait, puis retombait, comme le passage du vent du désert sur les dunes, et sa gorge se resserrait, parce qu’il y avait une menace terrible sur la ville et sur tous les hommes, une menace qu’il ne parvenait pas à comprendre.
Presque sans ciller, il regardait maintenant la silhouette blanche du vieil homme, immobile entre ses fils malgré la fatigue et le froid de la nuit. Nour pensait que seul lui, Ma el Aïnine, pouvait changer le cours de cette nuit, calmer la colère de la foule d’un geste de la main, ou au contraire, la déchaîner, avec seulement quelques paroles qui seraient répétées de bouche en bouche, et feraient grandir une vague de rage et d’amertume. Comme Nour, tous les hommes regardaient vers lui, avec leurs yeux brûlants de fatigue et de fièvre, leur esprit tendu par la souffrance. Tous sentaient leur peau durcie par la brûlure du soleil, et leurs lèvres étaient desséchées par le vent du désert. Ils attendaient, presque sans bouger, les yeux fixes, guettant un signe. Mais Ma el Aïnine ne semblait pas s’en apercevoir. Ses yeux étaient fixes et son regard lointain, passant au-dessus des têtes des hommes, au-delà des murs de boue séchée de Smara. Peut-être qu’il cherchait la réponse à l’angoisse des hommes dans le plus profond du ciel nocturne, dans l’étrange buée de lumière qui nageait autour du disque lunaire. Nour regarda au-dessus de lui, à l’endroit où d’ordinaire on voyait les sept étoiles du Petit Chariot, mais il ne vit rien. Seule la planète Jupiter apparaissait, figée dans le ciel glacé. La lumière de la lune avait tout recouvert de son brouillard. Nour aimait les étoiles, car son père lui avait appris leur nom depuis qu’il était tout petit ; mais cette nuit-là, c’était comme s’il ne parvenait pas à reconnaître le ciel. Tout était immense et froid, noyé dans la lumière blanche de la lune, aveuglé. Sur la terre, les feux des braseros faisaient des trous rouges qui éclairaient bizarrement les visages des hommes. C’était peut-être la peur qui avait tout changé, qui avait décharné les visages et les mains, et taché d’ombre noire les orbites vides ; c’était la nuit qui avait glacé la lumière dans le regard des hommes, qui avait creusé ce trou immense dans le fond du ciel.
Quand les hommes eurent fini de parler, chacun à son tour, debout à côté du cheikh Ma el Aïnine — tous ceux dont Nour avait entendu les noms prononcés autrefois par son père, les chefs de tribus guerrières, les hommes de la légende, les Maqil, Arib, Oulad Yahia, Oulad Delim, Aroussiyine, Icherguiguine, les Reguibat au visage voilé de noir, et ceux qui parlaient les langages des chleuhs, les Idaou Belal, Idaou Meribat, Aït ba Amrane, et ceux mêmes dont les noms étaient inconnus, venus des confins de la Mauritanie, de Tombouctou, ceux qui n’avaient pas voulu s’asseoir auprès des braseros, mais qui étaient restés près de l’entrée de la place, debout, enveloppés dans leurs manteaux, l’air à la fois craintif et méprisant, ceux qui n’avaient pas voulu parler. Nour les regardait tous, les uns après les autres, et il sentait le vide terrible qui se creusait sur leurs visages, comme s’ils allaient bientôt mourir.
Ma el Aïnine ne les voyait pas. Il n’avait regardé personne, sauf une fois, peut-être, quand son regard s’était arrêté un bref instant sur le visage de Nour, comme s’il était étonné de le rencontrer au milieu de tant d’hommes. C’était depuis cet instant, rapide comme un reflet, à peine perceptible, mais le cœur de Nour s’était mis à battre plus vite et plus fort, que Nour avait attendu le signe que le vieux cheikh devait donner aux hommes réunis devant lui. Le vieil homme restait immobile, comme s’il pensait à autre chose, tandis que ses deux fils, penchés vers lui, parlaient à voix basse. Enfin il sortit de sa robe son chapelet d’ébène et il s’accroupit dans la poussière, très lentement, la tête penchée en avant. Puis il commença à prier, en récitant la formule qu’il avait écrite pour lui-même, tandis que ses fils s’asseyaient à ses côtés. Bientôt, comme si ce simple geste avait suffi, la rumeur des voix humaines cessa, et le silence vint sur la place, intense et glacé dans la lumière trop blanche de la pleine lune. Les bruits lointains, à peine perceptibles, venus du désert, du vent, des pierres sèches des plateaux, et les cris hachés des chiens sauvages recommencèrent à emplir l’espace. Sans se saluer, sans dire un mot, sans faire un bruit, les hommes se levaient, les uns après les autres, et quittaient la place. Ils marchaient sur le chemin poussiéreux, un par un, parce qu’ils n’avaient plus envie de se parler. Quand son père toucha son épaule, Nour se leva et s’en alla lui aussi. Avant de quitter la place, il se retourna pour regarder l’étrange frêle silhouette du vieil homme, tout seul maintenant dans la clarté de la lune, qui psalmodiait sa prière en balançant le haut de son corps comme quelqu’un qui va à cheval.
Les jours suivants, l’inquiétude grandit encore dans le campement de Smara. C’était incompréhensible, mais tout le monde le sentait, comme une souffrance au cœur, comme une menace. Le soleil brûlait fort dans la journée, réverbérant sa lumière violente sur les angles des cailloux et sur le lit des torrents asséchés. Les contreforts de la Hamada rocheuse vibraient au loin, et on voyait sans cesse des mirages au-dessus de la vallée de la Saguiet. À chaque heure du jour arrivaient de nouvelles cohortes de nomades, harassés par la fatigue et par la soif, venus du sud par marches forcées, et leurs silhouettes se confondaient à l’horizon avec les fourmillements des mirages. Ils marchaient lentement, les pieds bandés dans des lanières de peau de chèvre, portant sur leur dos leurs maigres fardeaux. Ils étaient quelquefois suivis de chameaux faméliques et de chevaux boiteux, de chèvres, de moutons. Ils dressaient hâtivement leurs tentes à la lisière du campement. Personne n’allait les saluer, ni leur demander d’où ils venaient. Certains portaient les marques des blessures reçues dans les combats contre les soldats des Chrétiens ou contre les pillards du désert ; la plupart étaient à bout de forces, usés par les fièvres et par les maladies de ventre. Parfois arrivaient les restes d’une armée, décimée, sans chefs, sans femmes, des hommes à la peau noire presque nus dans leurs vêtements en loques, le regard vide et brillant de fièvre et de folie. Ils allaient s’abreuver à la fontaine, devant la porte de Smara, puis ils se couchaient par terre à l’ombre des murs de la ville, comme pour dormir, mais leurs yeux restaient grands ouverts.
Depuis la nuit de l’assemblée des tribus, Nour n’avait pas revu Ma el Aïnine ni ses fils. Mais il sentait bien que la grande rumeur qui s’était apaisée quand le cheikh avait commencé sa prière n’avait pas vraiment cessé. La rumeur n’était plus dans les paroles, maintenant. Son père, son frère aîné, sa mère ne disaient rien, et ils détournaient la tête comme s’ils ne voulaient pas qu’on les interroge. Mais l’inquiétude grandissait toujours, dans les bruits du campement, dans les cris des bêtes qui s’impatientaient, dans le bruit des pas des nouveaux voyageurs qui arrivaient du sud, dans les paroles dures que les hommes se jetaient entre eux ou contre leurs enfants. L’inquiétude était aussi dans les odeurs violentes, la sueur, l’urine, la faim, toute cette âcreté qui venait de la terre et des replis des campements. Elle grandissait dans la rareté de la nourriture, quelques dattes poivrées, le lait caillé et la bouillie d’orge qu’on mangeait vite, à la première heure du jour, quand le soleil n’était pas encore sorti des dunes. L’inquiétude était dans l’eau sale du puits que les pas des hommes et des bêtes avaient troublée, et que le thé vert ne parvenait pas à bonifier. Il y avait longtemps qu’il n’y avait plus de sucre, ni de miel, et les dattes étaient sèches comme des pierres, et la viande était celle, âcre et dure, des chameaux morts d’épuisement. L’inquiétude grandissait dans les bouches sèches et dans les doigts qui saignaient, dans la lourdeur qui pesait sur la tête et sur les épaules des hommes, dans la chaleur du jour, puis dans le froid de la nuit qui faisait grelotter les enfants dans les plis des vieux tapis.
Chaque jour, en passant devant les campements, Nour entendait les voix des femmes qui pleuraient parce que quelqu’un était mort pendant la nuit. Chaque jour, on était allé un peu plus loin dans le désespoir et la colère, et le cœur de Nour se serrait davantage. Il pensait au regard du cheikh qui flottait au loin sur les collines invisibles de la nuit, puis qui se posait sur lui, un bref instant, comme un reflet, et qui l’éclairait au-dedans de lui-même.
Tous, ils étaient venus de si loin vers Smara, comme si ce devait être là la fin de leur voyage. Comme si plus rien ne pouvait manquer. Ils étaient venus parce que la terre manquait sous leurs pieds, comme si elle s’était écroulée derrière eux, et qu’il n’était désormais plus possible de revenir en arrière. Et maintenant, ils étaient là, des centaines, des milliers, sur une terre qui ne pouvait pas les recevoir, une terre sans eau, sans arbres, sans nourriture. Leur regard allait sans cesse vers tous les points du cercle de l’horizon, vers les montagnes déchirantes du Sud, vers le désert de l’Est, ver les lits desséchés des torrents de la Saguiet, vers les hauts plateaux du Nord. Leur regard se perdait aussi dans le ciel vide, sans un nuage, où le soleil de feu aveuglait. Alors l’inquiétude devenait de la peur, et la peur de la colère, et Nour sentait une onde étrange qui passait sur le campement, une odeur peut-être, qui montait des toiles des tentes et qui tournait autour de la ville de Smara. C’était une ivresse aussi, l’ivresse du vide et de la faim qui transformait les formes et les couleurs de la terre, qui changeait le bleu du ciel, qui faisait naître de grands lacs d’eau pure sur les fonds brûlants des salines, qui peuplait l’azur des nuages d’oiseaux et de mouches.
Nour allait s’asseoir à l’ombre de la muraille de boue, quand le soleil déclinait, et il regardait l’endroit où Ma el Aïnine avait apparu, cette nuit-là, sur la place, l’endroit invisible où il s’était accroupi pour prier. Quelquefois d’autres hommes venaient comme lui, et restaient immobiles à l’entrée de la place, pour regarder la muraille de terre rouge aux étroites fenêtres. Ils ne disaient rien, ils regardaient seulement. Puis ils retournaient vers leur campement.
Ensuite, après tous ces jours de colère et de peur sur la terre et dans le ciel, après toutes ces nuits glacées où l’on dormait un peu, où l’on se réveillait tout à coup, sans raison, les yeux fiévreux et le corps ouvert d’une mauvaise sueur, après tout ce temps si long qui éteignait peu à peu les vieillards et les jeunes enfants, soudain, sans que personne sache comment, on a su que le moment du départ était arrivé.
Nour l’avait entendu, avant même que sa mère n’en parle, avant même que son frère ne lui dise en riant, comme si tout était changé : « Nous allons partir, demain, ou après-demain, écoute bien, nous allons partir vers le nord, c’est le cheikh Ma el Aïnine qui l’a dit, nous allons partir très loin d’ici ! » Peut-être que la nouvelle était venue dans l’air, ou dans la poussière, ou bien peut-être que Nour l’avait entendue en regardant la terre battue, sur la place de Smara.
C’était venu sur tout le campement très vite, et l’air résonnait comme une musique. Les voix des hommes, les cris des enfants, les sons des cuivres, les grognements des chameaux, les piétinements et les pétarades des chevaux, et cela ressemblait au bruit que fait la pluie quand elle arrive, descendant la vallée et roulant avec elle les eaux rouges des torrents. Les hommes et les femmes allaient en courant le long des allées, les chevaux piétinaient, les chameaux entravés mordaient leurs liens, parce que l’impatience était grande. Malgré la brûlure du ciel, les femmes restaient debout devant les tentes, à parler et à crier. Personne n’aurait pu dire comment la nouvelle était venue d’abord, mais tous répétaient la phrase qui les enivrait : « Nous allons partir, nous allons partir vers le nord. »
Les yeux du père de Nour brillaient d’une sorte de joie fiévreuse.
« Nous allons partir bientôt, notre cheikh l’a dit, nous allons partir bientôt. »
« Où ? » avait demandé Nour.
« Vers le nord, au-delà des montagnes du Draa, vers Souss, Tiznit. Là-bas, il y a de l’eau et des terres pour nous tous, qui nous attendent, c’est Moulay Hiba, notre vrai roi, le fils de Ma el Aïnine qui l’a dit, et Ahmed Ech Chems aussi. »
Les groupes d’hommes marchaient dans les allées, vers la ville de Smara, et Nour était pris dans leurs tourbillons. La poussière rouge montait sous les pas des hommes et sous les piétinements des bêtes, elle formait un nuage au-dessus du campement. Déjà les premières décharges des fusils se faisaient entendre, et l’odeur âcre de la poudre chassait l’odeur de la peur qui avait régné sur le campement. Nour avançait sans voir, bousculé par les hommes, rejeté contre les parois des tentes. La poussière desséchait sa gorge et brûlait ses yeux. La chaleur du soleil était terrible, jetant des éclairs de blancheur à travers l’épaisseur de la poussière. Nour marcha un moment comme cela, au hasard, les bras tendus devant lui. Puis il tomba par terre et il rampa à l’abri d’une tente. Dans la pénombre, il put reprendre ses sens. Une vieille femme était là, assise contre la partie basse de la toile, enveloppée dans son manteau bleu. Quand elle vit Nour, elle le prit d’abord pour un voleur et elle lui cria des injures en lui jetant des cailloux au visage. Puis elle s’approcha, et elle vit ses joues salies de poussière où les larmes avaient tracé des sillons rouges.
« Qu’as-tu ? Es-tu malade ? » dit-elle plus doucement.
Nour secoua la tête. La vieille avança vers lui à quatre pattes.
« Tu dois être malade », dit-elle. « Je vais te donner du thé. »
Elle versa le thé dans un gobelet de cuivre.
« Bois. »
Le thé brûlant et sans sucre réconforta Nour.
« Nous allons bientôt partir d’ici », dit-il, la voix un peu hésitante.
La vieille le regardait. Elle haussa les épaules.
« Oui, c’est ce qu’ils disent. »
« C’est un grand jour pour nous », dit Nour.
Mais la vieille femme n’avait pas l’air de croire que c’était aussi important, peut-être simplement parce qu’elle était vieille.
« Toi, tu arriveras peut-être là-bas, où ils disent, au nord. Mais moi je mourrai avant. »
Elle répéta cela :
« Moi, je mourrai avant d’arriver au nord. »
Plus tard, Nour sortit de la tente. Les allées du campement étaient de nouveau désertes, comme si tous les vivants étaient partis. Mais, à l’ombre des tentes, Nour aperçut les formes humaines : les vieillards, les malades qui tremblaient de fièvre malgré la fournaise, les jeunes femmes qui tenaient dans leurs bras des bébés et qui regardaient devant elles avec des yeux vides et tristes. Encore une fois, Nour sentit son cœur se serrer, parce que c’était l’ombre de la mort qui était sous les tentes.
Comme il approchait du mur d’enceinte de la ville, il entendit grandir le bruit rythmé de la musique. Les hommes et les femmes étaient assemblés devant la porte de Smara, formant un large demi-cercle autour des musiciens. Nour entendit le son aigre des flûtes qui montait, descendait, montait, puis s’arrêtait, tandis que les tambours et les rebecs reprenaient inlassablement la même phrase. Une voix d’homme, grave et monotone, chantait une chanson andalouse, mais Nour ne pouvait pas reconnaître les paroles. Au-dessus de la ville rouge, le ciel était lisse, très bleu, très dur. La fête des voyageurs allait commencer, maintenant, elle durerait jusqu’au lendemain, à l’aube, et peut-être jusqu’au jour suivant. Les drapeaux allaient flotter dans le vent, et les cavaliers feraient le tour des remparts en déchargeant leurs longs fusils, tandis que les jeunes femmes crieraient en faisant trembler leur voix comme des grelots.
Nour sentit l’ivresse de la musique et de la danse, et il oublia l’ombre mortelle qui restait sous les tentes. C’était comme s’il était déjà en marche vers les hautes falaises du Nord, là où commencent les plateaux, là où naissent les torrents d’eau claire, l’eau que personne n’a jamais regardée. Et pourtant, l’angoisse qui s’était installée en lui quand il avait vu arriver les troupes des nomades restait quelque part au fond de lui.
Il voulut voir Ma el Aïnine. Il contourna la foule, cherchant à l’apercevoir du côté des hommes qui chantaient. Mais le cheikh n’était pas avec la foule. Alors Nour repartit vers la porte des remparts. Il pénétra dans la ville par la même fissure qui lui avait servi lors de la nuit de l’Assemblée. La grande place de terre battue était tout à fait vide. Les murs de la maison du cheikh brillaient à la lumière du soleil. Autour de la porte de la maison, d’étranges dessins étaient peints à l’argile sur le mur blanc. Nour resta un long moment à les regarder, et à regarder les murs usés par le vent. Puis il marcha vers le centre de la place. La terre était dure et chaude sous ses pieds nus, comme les dalles de pierre du désert. Le bruit de la musique des flûtes s’éteignait ici, dans cette cour déserte, comme si Nour était à l’autre bout du monde. Tout devenait immense, tandis que le jeune garçon marchait vers le centre de la place. Il percevait avec netteté les battements de son sang dans les artères de son cou et de ses tempes, et le rythme de son cœur semblait résonner jusque dans le sol sous la plante de ses pieds.
Quand Nour arriva près du mur d’argile, à l’endroit où le vieil homme s’était accroupi pour dire sa prière, il se jeta sur le sol, la face contre la terre, sans bouger, sans plus penser à rien. Les mains tenaient la terre comme s’il était accroché au mur d’une très haute falaise, et le goût de cendre de la poussière emplissait sa bouche et ses narines.
Après un long moment, il osa relever le visage, et il vit le manteau blanc du cheikh.
« Que fais-tu là ? » demanda Ma el Aïnine. Sa voix était très douce et lointaine, comme s’il avait été à l’autre bout de la place.
Nour hésita. Il se releva sur les genoux, mais sa tête resta penchée en avant, parce qu’il n’avait pas le courage de regarder le cheikh.
« Que fais-tu là ? » répéta le vieillard.
« Je — je priais », dit Nour ; il ajouta : « Je voulais prier. »
Le cheikh sourit.
« Et tu n’as pas pu prier ? »
« Non », dit simplement Nour. Il prit les mains du vieil homme.
« S’il te plaît, donne-moi ta bénédiction de Dieu. »
Ma el Aïnine passa ses mains sur la tête de Nour, massa légèrement sa nuque. Puis il fit relever le jeune garçon et il l’embrassa.
« Quel est ton nom ? », demanda-t-il. « N’est-ce pas toi que j’ai vu la nuit de l’Assemblée ? »
Nour dit son nom, celui de son père et de sa mère. À ce dernier nom, le visage de Ma el Aïnine s’éclaira.
« Ainsi ta mère est de la lignée de Sidi Mohammed, celui qu’on appelait Al Azraq, l’Homme Bleu ? »
« Il était l’oncle maternel de ma grand-mère », dit Nour.
« Alors tu es vraiment le fils d’une chérifa », dit Ma el Aïnine. Il resta un long moment silencieux, son regard gris fixé sur celui de Nour, comme s’il cherchait un souvenir. Puis il parla de l’Homme Bleu, qu’il avait rencontré dans les oasis du Sud, de l’autre côté des rochers de la Hamada, à une époque où rien de ce qu’il y avait ici, pas même la ville de Smara, n’existait encore. L’Homme Bleu vivait dans une hutte de pierres et de branches, à l’orée du désert, sans rien craindre des hommes ni des bêtes sauvages. Chaque jour, au matin, il trouvait devant la porte de sa hutte des dattes et une écuelle de lait caillé, et une cruche d’eau fraîche, car c’était Dieu qui veillait sur lui et le nourrissait. Quand Ma el Aïnine était venu le voir, pour lui demander son enseignement, l’Homme Bleu n’avait pas voulu le recevoir. Pendant un mois, il l’avait fait dormir devant sa porte, sans lui adresser la parole ni même le regarder. Simplement, il laissait la moitié des dattes et du lait, et jamais Ma el Aïnine n’avait mangé de mets plus succulents ; quant à l’eau de la cruche, elle abreuvait tout de suite et emplissait de joie, car c’était une eau vierge, faite de la rosée la plus pure.
Au bout d’un mois, cependant, le cheikh était triste parce qu’Al Azraq ne l’avait pas encore regardé. Alors il avait décidé de retourner dans sa famille, parce qu’il pensait que l’Homme Bleu ne l’avait pas jugé digne de servir Dieu. Il marchait sans espoir sur le chemin de son village quand il vit un homme qui l’attendait. L’homme était Al Azraq, qui lui demanda pourquoi il l’avait quitté. Puis il l’invita à rester avec lui, à l’endroit même où il s’était arrêté. Ma el Aïnine était resté encore de nombreux mois auprès de lui, et un jour, l’Homme Bleu lui dit qu’il n’avait plus rien à lui enseigner. « Mais tu ne m’as pas encore donné ton enseignement », dit Ma el Aïnine. Alors Al Azraq lui avait montré le plat de dattes, l’écuelle de lait caillé et la cruche d’eau : « N’ai-je pas partagé cela avec toi, chaque jour, depuis que tu es arrivé ? » Ensuite il lui avait montré l’horizon, dans la direction du nord, vers la Saguiet el Hamra, et lui avait dit de construire une ville sainte pour ses fils, et il lui avait même prédit que l’un d’eux deviendrait roi. Alors Ma el Aïnine avait quitté son village avec les siens, et il avait construit la ville de Smara.
Quand le cheikh eut fini de raconter cette histoire, il embrassa encore Nour et il retourna dans l’ombre de sa maison.
Le lendemain, au déclin du soleil, Ma el Aïnine sortit de sa maison pour dire la dernière prière. Les hommes et les femmes du campement n’avaient presque pas dormi, car ils n’avaient pas cessé de chanter et de frapper le sol avec leurs pieds. Mais c’était déjà le grand voyage vers l’autre côté du désert qui avait commencé, et l’ivresse de la marche le long du chemin de sable était déjà dans leur corps, elle les emplissait déjà du souffle brûlant, elle faisait briller les mirages devant leurs yeux. Personne n’avait oublié la souffrance, la soif, la brûlure terrible du soleil sur les pierres et le sable sans fin, ni l’horizon qui recule toujours. Personne n’avait oublié la faim qui ronge, non seulement la faim des aliments, mais toute la faim, la faim d’espoir et de libération, la faim de tout ce qui manque et creuse le vertige sur le sol, la faim qui pousse en avant dans le nuage de poussière au milieu des troupeaux hébétés, la faim qui fait gravir la pente des collines jusqu’au point où il faut redescendre avec, devant soi, des dizaines, des centaines d’autres collines identiques.
Ma el Aïnine était de nouveau accroupi sur la terre battue, au milieu de la place, devant les maisons peintes à la chaux.
Mais cette fois, les chefs des tribus étaient assis à ses côtés. Tout près de lui, il avait fait asseoir Nour et son père, tandis que le frère aîné et la mère de Nour étaient restés dans la foule. Les hommes et les femmes du campement étaient massés en demi-cercle sur la place, certains accroupis, enveloppés dans leurs manteaux de laine pour se protéger du froid de la nuit, d’autres debout, ou marchant le long des murs de la place. Les musiciens faisaient résonner la musique triste, en pinçant les cordes des guitares et en frappant avec le bout de l’index sur la peau des petits tambours de terre.
Le vent du désert soufflait maintenant par intermittence, jetant au visage des hommes des grains de sable qui brûlaient la peau. Au-dessus de la place, le ciel était bleu sombre, déjà presque noir. Partout, autour de la ville de Smara, c’était le silence infini, le silence des collines de pierre rouge, le silence du bleu profond de la nuit. C’était comme s’il n’y avait jamais eu d’autres hommes que ceux-ci, prisonniers dans leur minuscule cratère de boue séchée, accrochés à la terre rouge autour de leur flaque d’eau grise. Ailleurs, c’était la pierre et le vent, les vagues des dunes, le sel, puis la mer, ou le désert.
Quand Ma el Aïnine commença à réciter son dzikr, sa voix résonna bizarrement dans le silence de la place, pareille à l’appel lointain d’une chèvre. Il chantait à voix presque basse, en balançant le haut de son corps d’avant en arrière, mais le silence sur la place, dans la ville, et sur toute la vallée de la Saguiet el Hamra avait sa source dans le vide du vent du désert, et la voix du vieil homme était claire et sûre comme celle d’un animal vivant.
Nour écouta le long appel en frissonnant. Chaque homme et chaque femme sur la place était immobile, le regard comme tourné vers l’intérieur du corps.
Déjà, à l’ouest, au-dessus des rochers cassés de la Hamada, le soleil avait fait une large tache rouge. Les ombres s’étaient allongées démesurément sur le sol, puis s’étaient unies les unes aux autres, comme l’eau qui monte.
« Gloire à Dieu, au Dieu vivant, au Dieu qui ne meurt jamais, gloire à Dieu qui n’a pas de père ni d’enfant, qui n’a pas de soutien, qui est seul et de lui-même, gloire à Dieu qui nous dirige, car les Envoyés de Dieu sont venus apporter la vérité… »
La voix de Ma el Aïnine tremblait à la fin de chaque invocation, à bout de souffle, ténue comme une flamme, et pourtant chaque syllabe longue, détachée et pure, éclatant au centre du silence.
« Gloire à Dieu qui est le seul donateur, le seul maître, celui qui sait, qui voit, celui qui comprend et qui commande, gloire à celui qui donne le bien et le mal, car sa parole est le seul refuge, car sa volonté est le seul désir, contre le mal que font les hommes, contre la mort, contre la maladie, contre le malheur qui ont été créés avec le monde… »
La nuit emplissait lentement, d’abord la terre et les creux de sable, au pied des murs de boue, devant les hommes immobiles, sous les toiles de tentes, dans les trous où dormaient les chiens, dans la profondeur glauque de l’eau du puits.
« C’est le nom de celui qui protège, le nom de celui qui vient à moi et me donne la force, car son nom est le plus grand, son nom est tel que je n’ai rien à craindre de mes ennemis, et je prononce son nom à l’intérieur de moi-même quand je vais au combat, car son nom est le nom qui règne sur la terre et dans le ciel… »
Dans le ciel, où la lumière du soleil fuyait vers l’ouest, tandis que le froid sortait des profondeurs de la terre, montait à travers le sable dur et pénétrait les jambes des hommes.
« Gloire au Dieu immense, il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu le haut, Dieu l’immense, Dieu le haut, Dieu l’immense, celui qui n’est pas de la terre ni du ciel, celui qui vit au-delà de mon regard, au-delà de mon savoir, celui qui me connaît mais que je ne peux pas connaître, Dieu le haut, Dieu l’immense… »
La voix de Ma el Aïnine résonnait loin dans le désert, comme si elle allait jusqu’aux confins de la terre désolée, loin au-delà des dunes et des failles, au-delà des plateaux nus et des vallées desséchées, comme si elle arrivait déjà jusqu’aux terres nouvelles, de l’autre côté des montagnes du Draa, sur les champs de blé et de mil où les hommes trouveraient enfin leur nourriture.
« Dieu le puissant, Dieu le parfait, car il n’y a d’autre divinité que Dieu, le sage doué de puissance, le haut doué de bonté, le proche doué de savoir, le donateur infini, le seul généreux, le favorable, celui qui commande aux armées du ciel et de la terre, le parfait, le tendre… »
Mais la voix faible et lointaine touchait chaque homme, chaque femme, comme à l’intérieur de leur corps, et c’était aussi comme si elle sortait de leur gorge, comme si elle se mêlait à leurs pensées et à leurs paroles pour faire sa musique.
« Gloire, louange à l’éternel, gloire, louange à celui qui ne s’anéantit pas, à celui dont l’existence est suprême, car il est celui qui entend et qui sait… »
L’air entrait dans la poitrine de Ma el Aïnine, puis il expirait avec force, presque sans bouger les lèvres, les yeux fermés, le haut du corps se balançant comme le fût d’un arbre.
« Notre Dieu, le maître, notre Dieu, le meilleur, notre Dieu, lumière de la lumière, astre de la nuit, ombre de l’ombre, notre Dieu, la vérité seule, la parole seule, gloire et louange à celui qui combat dans notre combat, gloire et louange à celui dont le nom renverse nos ennemis, le maître de la terre de Dieu… »
Alors, sans même s’en apercevoir, les hommes et les femmes prononcent les paroles du dzikr, c’est leur voix qui s’élève chaque fois que la voix du vieil homme cesse en tremblant.
« Il est grand, le puissant, le parfait, celui qui est notre maître et notre Dieu, celui dont le nom est écrit dans notre chair, le vénéré, le sanctifié, le révélé, celui qui n’a pas de maître, celui qui a dit : j’étais un trésor caché, j’ai voulu être connu, et pour cela j’ai créé les créatures… »
« Il est grand, il n’a pas d’égal, ni de rival, celui qui est antérieur à toute existence, celui qui a créé l’existence, celui qui dure, qui possède, celui qui voit, qui entend et qui sait, celui qui est parfait, celui qui est sans égal… »
« Il est grand, il est beau dans le cœur des hommes qui lui sont fidèles, il est pur dans le cœur de celui qui l’a reconnu, il est sans égal dans l’âme de celui qui l’a atteint, il est notre maître, le meilleur des maîtres… »
« Il n’a pas d’égal, ni de rival, il est celui qui vit au sommet de la plus haute montagne, celui qui est dans le sable du désert, celui qui est dans la mer, dans le ciel, dans l’eau, celui qui est la voie, il est celui de la nuit et des étoiles… »
Alors, sans même s’en apercevoir, les musiciens se sont mis à jouer, et leur musique légère parlait avec la voix de Ma el Aïnine, en marmottant avec les notes aigres et sourdes des mandolines, avec la rumeur des petits tambours, puis, rompant tout à coup comme le cri des oiseaux, avec la mélodie pure des flûtes de roseau.
La voix du vieil homme et la musique des chalumeaux se répondaient maintenant, comme si elles disaient la même chose, au-dessus de la voix des hommes et des bruits sourds des pas sur la terre durcie.
« Il n’a pas d’égal, ni de rival, car il est le puissant, celui qui n’a pas été créé, la lumière qui a donné vie aux chandelles, le feu qui a allumé les autres feux, le premier soleil, la première étoile de la nuit, celui qui naît avant toute naissance, celui qui donne le jour et donne la mort à toute la vie terrestre, celui qui fait et défait la forme des créatures… »
Alors la foule dansait, et criait avec un bruit de déchirement :
« Houwa ! Lui ! »
en secouant la tête et en levant les paumes des mains vers le ciel noir.
« Il est celui qui a porté la vérité à tous les saints, celui qui a béni le Seigneur Mohammed, celui qui a donné le pouvoir et la parole à notre Seigneur le prophète, l’envoyé de Dieu sur la terre… »
« Ah ! Lui ! »
« Gloire à Dieu, louange à Dieu, l’immense, le parfait, le cœur du secret, celui qui est écrit dans le cœur, le haut, l’immense… »
« Houwa ! Lui ! »
« Gloire à Dieu car nous sommes ses créatures, nous sommes pauvres, nous sommes ignorants, nous sommes aveugles, sourds, nous sommes imparfaits… »
« Ah ! Houwa ! »
« Ô celui qui sait, donne-nous la vérité ! Ô toi, le doux, le tendre, le patient, le généreux, toi qui n’as eu besoin de personne pour exister !
« Ah ! Houwa ! »
« Gloire à Dieu qui est le roi, le saint, le puissant, le victorieux, le glorieux, celui qui existe avant toute vie, le divin, l’immense, le seul, le victorieux de tous tes ennemis, celui qui sait, qui voit, qui entend, le divin, le savant, l’immense, le témoin, le créateur, seul, immense, voyant, entendant, le beau, le généreux, le fort, le parfait, le haut, l’immense… »
La voix de Ma el Aïnine criait maintenant. Puis d’un seul coup elle s’est interrompue, comme le chant d’un criquet dans la nuit. Alors la rumeur des voix et des tambours s’est arrêtée elle aussi, la musique des guitares et des flûtes a cessé, et il n’y a plus eu, à nouveau, que le long et terrible silence qui serrait les tempes et faisait palpiter le cœur. Les yeux pleins de larmes, Nour regardait le vieil homme penché vers la terre, les mains couvrant son visage, et il sentit au fond de lui-même, rapide comme une lame, l’extrémité inconnue de l’angoisse. Alors Larhdaf, le troisième fils de Ma el Aïnine, se mit à chanter à son tour. Sa voix forte éclata sur la place, non plus avec la netteté pure de celle de Ma el Aïnine, mais pareille à un son de colère, et aussitôt les musiciens recommencèrent à jouer.
« Ô Dieu, notre Dieu ! Reçois les témoins de la foi et de la vérité, les compagnons de Moulay bou Azza, de Bekkaïa, les compagnons des Goudfia, écoute les paroles du souvenir telles que les a dictées notre Seigneur le cheikh Ma el Aïnine ! »
La rumeur de la foule se transforma soudain en cris :
« Gloire à notre cheikh Ma el Aïnine, gloire à l’envoyé de Dieu !
« Gloire à Ma el Aïnine ! Gloire aux compagnons des Goudfia ! »
« Ô Dieu, écoute le souvenir de son fils, le cheikh Ahmed, celui qu’on appelle ech Chems, le Soleil, écoute le souvenir de son fils Ahmed ed Dehiba, celui qu’on appelle Parcelle d’Or, Moulay Hiba, notre vrai roi ! »
« Gloire à eux ! Gloire à Moulay Hiba, notre roi ! »
Maintenant l’ivresse avait repris les hommes, et la voix rauque du jeune homme semblait réveiller la colère et chasser la fatigue.
« Ô Dieu, notre Dieu, sois content de tes compagnons et de tes suivants ! Les hommes de la gloire et de la grandeur, que Dieu soit content d’eux ! Les hommes de l’amour et de la vérité, que Dieu soit content d’eux ! Les hommes de la fidélité et de la pureté, que Dieu soit content d’eux ! Les seigneurs, les nobles, les guerriers, que Dieu soit content d’eux ! Les saints, les bénis, les serviteurs de la foi, que Dieu soit content d’eux ! Les pauvres, les errants, les misérables, que Dieu soit content d’eux ! Que Dieu nous accorde sa grande bénédiction ! »
La rumeur de la foule grandissait, et les murs des maisons résonnaient, tandis que les voix criaient les noms, les inscrivaient pour toujours dans la mémoire, sur la terre froide et nue et dans le ciel constellé.
« Que la grande bénédiction du Seigneur l’Envoyé de Dieu soit sur nous, ô Dieu, et celle de l’Envoyé Ilias, la bénédiction d’El Khadir qui but à la source même de la vie, ô Dieu, et la bénédiction d’Ouways Qarni, ô Dieu, et celle du grand Abd el Qâdir al Jilani, le saint de Bagdad, l’Envoyé de Dieu sur la terre, ô Dieu… »
Les noms éclataient dans le silence de la nuit, au-dessus de la musique qui murmurait et bougeait, imperceptible comme un souffle.
« Tous les gens de la terre, et les gens de la mer, ô Dieu, les gens du Nord, les gens du Sud, ô Dieu. Les gens de l’Est, les gens de l’Ouest, ô Dieu. Les gens du ciel, les gens de la terre, ô Dieu… »
Les paroles du souvenir étaient les plus belles, celles qui venaient du plus lointain du désert, et qui retrouvaient enfin le cœur de chaque homme, de chaque femme, comme un ancien rêve qui recommence.
« Donne-nous, ô Dieu, la grande bénédiction des seigneurs, Abou Yaza, Yalannour, Abou Mahdi, Maarouf, Al Jounaïd, Al Hallaj, Al Chibli, les grands seigneurs saints de la ville de Bagdad… »
La lumière de la lune apparaissait lentement au-dessus des collines de pierres, à l’est de la Saguiet, et Nour la regardait en balançant son corps, les yeux immobiles devant la profondeur du ciel noir. Au centre de la place, le cheikh Ma el Aïnine était toujours penché sur lui-même, très blanc, presque fantomatique. Seuls ses doigts maigres bougeaient, égrenant le chapelet d’ébène.
« Donne-nous, ô Dieu, la bénédiction des seigneurs, Al Halwi, celui qui dansait pour les enfants, Ibn Haouari, Tsaouri, Younous ibn Obaïd, Baçri, Abou Yazrd, Mohammed as Saghir as Souhaïli qui enseigna la parole du grand Dieu, Abdesselaam, Ghazâli, Abou Chouhaïb, Abou Mandi, Malik, Abou Mohammed Abdelazziz ath Thobba, le saint de la ville de Marrakech, ô Dieu ! »
Les noms étaient l’ivresse même du souvenir, comme s’ils étaient pareils aux yeux des constellations, et que de leur regard perdu venait la force, ici, sur la place glacée où les hommes étaient rassemblés.
« Dieu, ô Dieu, donne-nous la bénédiction de tous les seigneurs, les compagnons, les suivants, l’armée de ta victoire, Abou Ibrahim Tounsi, Sidi bel Abbas Sebti, Sidi Ahmed el Haritsi, Sidi Jakir, Abou Zakri Yahia an Nawâni, Sidi Mohammed ben Issa, Sidi Ahmed er Rifaï, Mohammed bel Sliman al Jazoûli, le grand seigneur, l’envoyé de Dieu sur cette terre, le saint de la ville de Marrakech, ô Dieu ! »
Les noms allaient et venaient sur toutes les lèvres, noms d’hommes, noms d’étoiles, noms des grains de sable dans le vent du désert, noms des jours et des nuits sans fin, au-delà de la mort.
« Dieu, ô Dieu, donne-nous la bénédiction de tous les seigneurs de la terre, ceux qui ont connu le secret, ceux qui ont connu la vie et le pardon, les vrais seigneurs de la terre, de la mer et du ciel, Sidi Abderrhaman, celui qu’on appelait Çahabi, le compagnon du prophète, Sidi Abdelqâdir, Sidi Embarek, Sidi Belkheir qui tira du lait d’un bouc, Lalla Mançoura, Lalla Fathima, Sidi Ahmed al Haroussi, qui répara une cruche cassée, Sidi Mohammed, celui qu’on appelait Al Azraq, l’Homme Bleu, qui enseigna la voie au grand cheikh Ma el Aïnine, Sidi Mohammed ech Cheikh el Kaamel, le parfait, et tous les seigneurs de la terre, de la mer et du ciel… »
Le silence est revenu encore, plein d’ivresse et de lueurs. Par moments, la musique des chalumeaux s’élançait à nouveau, glissait, puis s’éteignait. Les hommes se levaient et marchaient vers les portes de la ville. Seul, Ma el Aïnine ne bougeait pas, penché vers le sol, regardant le même point invisible sur la terre éclairée par la lumière blanche de la lune.
Quand la danse a commencé, Nour s’est levé et s’est joint à la foule. Les hommes frappaient le sol dur sous leurs pieds nus, sans avancer ni reculer, serrés en un large croissant qui barrait la place. Le nom de Dieu était exhalé avec force, comme si tous les hommes souffraient et se déchiraient au même instant. Le tambour de terre marquait chaque cri :
« Houwa ! Lui !… »
et les femmes criaient en faisant trembler leur glotte.
C’était une musique qui s’enfonçait dans la terre froide, qui allait jusqu’au plus profond du ciel noir, qui se mêlait au halo de la lune. Il n’y avait plus de temps, à présent, plus de malheur. Les hommes et les femmes frappaient le sol de la pointe du pied et du talon, en répétant le cri invincible :
« Houwa ! Lui !… Hayy !… Vivant !… »
la tête tournée à droite, à gauche, à droite, à gauche, et la musique qui était à l’intérieur de leur corps traversait leur gorge et s’élançait jusqu’au plus lointain de l’horizon. Le souffle rauque et saccadé les portait comme un vol, les enlevait au-dessus du désert immense, le long de la nuit, vers les taches pâles de l’aurore, de l’autre côté des montagnes, sur le pays de Souss, à Tiznit, vers la plaine de Fès.
« Houwa ! Lui !… Dieu !… » criaient les voix rauques des hommes, ivres du bruit sourd des tambours de terre et des accents des flûtes de roseau, tandis que les femmes accroupies balançaient leur torse en frappant avec leurs paumes les lourds colliers d’argent et de bronze. Leur voix tremblait par instants comme celle des flûtes, à la limite de la perception humaine, puis s’arrêtait d’un coup. Alors les hommes reprenaient leur martèlement, et le bruit déchirant de leur souffle résonnait sur la place :
« Houwa ! Lui !… Hayy ! Vivant !… Houwa ! Hayy ! Houwa ! Hayy ! »
les yeux mi-clos, la tête renversée en arrière. C’était un bruit qui allait au-delà des forces naturelles, un bruit qui déchirait le réel, et qui apaisait en même temps, le va-et-vient d’une scie immense dévorant le tronc d’un arbre. Chaque expiration douloureuse et profonde agrandissait encore la plaie du ciel, celle qui unissait les hommes à l’espace, qui mêlait leur sang et leur lymphe. Chaque chanteur criait le nom de Dieu, de plus en plus vite, la tête tendue comme un bœuf qui mugit, les artères du cou pareilles à des cordes sous l’effort. La lumière des braseros et la lueur blanche de la lune éclairaient leurs corps vacillants, comme si des éclairs sautaient sans cesse au milieu des nuages de poussière. La respiration haletait de plus en plus vite, lançant ses appels presque muets, lèvres immobiles, gorge entrouverte, et sur la place, dans le vide de la nuit du désert, on n’entendait plus que le bruit de forge des gorges en train de respirer :
« Hh ! Hh ! Hh ! Hh »
Il n’y avait plus de paroles, maintenant. C’était comme cela, directement avec le centre du ciel et de la terre, uni par le vent violent des respirations des hommes, comme si en s’accélérant le rythme du souffle abolissait les jours et les nuits, les mois, les saisons, abolissait même l’espace sans espoir, et faisait approcher la fin de tous les voyages, la fin de tous les temps. La souffrance était très grande, et l’ivresse du souffle faisait vibrer les membres, dilatait la gorge. Au centre du demi-cercle des hommes, les femmes dansaient avec leurs pieds nus seulement, le corps immobile, les bras un peu écartés du corps et tremblant à peine. Le rythme sourd de leurs talons entrait dans la terre et faisait un grondement continu comme une armée qui passe. Près des musiciens, les guerriers du Sud, le visage voilé de noir, bondissaient sur place en levant très haut leurs genoux, comme de grands oiseaux cherchant à s’envoler. Puis, peu à peu, dans la nuit, ils ont cessé de bouger. Les uns après les autres, les hommes et les femmes se sont accroupis sur le sol, les bras étendus devant eux, la paume des mains tournée vers le ciel ; seul leur souffle rauque continuait à s’exhaler, lançant dans le silence les mêmes syllabes inlassables :
« Hh ! Hh ! Houwa ! Hayy !… Hh ! Hh ! »
Le bruit du déchirement des souffles était si grand, si puissant que c’était comme si tous étaient déjà partis très loin de Smara, à travers le ciel, dans le vent, mêlés à la lumière de la lune et à la fine poussière du désert. Le silence n’était pas possible, ni la solitude. Le bruit des souffles avait empli toute la nuit, avait couvert tout l’espace.
Assis au centre de la place, dans la poussière, Ma el Aïnine ne regardait personne. Ses mains serraient les grains du chapelet d’ébène, faisant tomber un grain à chaque expiration de la foule. C’était lui le centre du souffle, celui qui avait montré aux hommes la voie du désert, celui qui avait enseigné chaque rythme. Il n’attendait plus rien, maintenant. Il n’interrogeait plus personne. Il respirait, lui aussi, selon le souffle de la prière, comme si lui et les autres hommes n’avaient eu qu’une seule gorge, une seule poitrine. Et leur souffle avait ouvert la route, déjà, vers le nord, vers les terres nouvelles. Le vieil homme ne sentait plus la vieillesse, ni la fatigue, ni l’inquiétude. Le souffle circulait en lui, venu de toutes ces bouches, le souffle violent et doux à la fois qui accroissait son existence. Les hommes ne regardaient plus Ma el Aïnine.
Les yeux fermés, les bras écartés, leur visage tourné vers la nuit, ils planaient, ils glissaient sur le chemin du Nord.
Quand le jour est venu, à l’est, au-dessus des collines de pierres, les hommes et les femmes ont commencé à marcher vers les tentes. Malgré tous ces jours et toutes ces nuits d’ivresse, personne ne ressentait la fatigue. Ils ont sellé les chevaux, roulé les grandes toiles de laine des tentes, chargé les chameaux. Le soleil n’était pas très haut dans le ciel quand Nour et son frère ont commencé à marcher sur la route de poussière, vers le nord. Ils portaient sur leurs épaules un ballot de linge et de vivres. Devant eux, sur la route, d’autres hommes et d’autres enfants marchaient aussi, et le nuage de poussière grise et rouge commençait à monter vers le ciel bleu. Quelque part, aux portes de Smara, entouré des guerriers bleus à cheval, entouré de ses fils, Ma el Aïnine regardait la longue caravane qui s’étirait à travers la plaine désertique. Puis il refermait son manteau blanc, et il poussait son pied sur le cou de son chameau. Lentement, sans se retourner, il s’éloignait de Smara, il s’en allait vers sa fin.