Le soleil se lève au-dessus de la terre, les ombres s’allongent sur le sable gris, sur la poussière des chemins. Les dunes sont arrêtées devant la mer. Les petites plantes grasses tremblent dans le vent. Dans le ciel très bleu, froid, il n’y a pas d’oiseau, pas de nuage. Il y a le soleil. Mais la lumière du matin bouge un peu, comme si elle n’était pas tout à fait sûre.
Le long du chemin, à l’abri de la ligne des dunes grises, Lalla marche lentement. De temps à autre, elle s’arrête, elle regarde quelque chose par terre. Ou bien elle cueille une feuille de plante grasse, elle l’écrase entre ses doigts pour sentir l’odeur douce et poivrée de la sève. Les plantes sont vert sombre, luisantes, elles ressemblent à des algues. Quelquefois il y a un gros bourdon doré sur une touffe de ciguë, et Lalla le poursuit en courant. Mais elle n’approche pas trop près, parce qu’elle a un peu peur tout de même. Quand l’insecte s’envole, elle court derrière lui, les mains tendues, comme si elle voulait réellement l’attraper. Mais c’est juste pour s’amuser.
Ici, autour, il n’y a que cela : la lumière du ciel, aussi loin qu’on regarde. Les dunes vibrent sous les coups, de la mer qu’on ne voit pas, mais qu’on entend. Les petites plantes grasses sont luisantes de sel comme de sueur. Il y a des insectes çà et là, une coccinelle pâle, une sorte de guêpe à la taille si étroite qu’on la dirait coupée en deux, une scolopendre qui laisse des traces fines dans la poussière ; et des mouches plates, couleur de métal, qui cherchent les jambes et le visage de la petite fille, pour boire le sel.
Lalla connaît tous les chemins, tous les creux des dunes. Elle pourrait aller partout les yeux fermés, et elle saurait tout de suite où elle est, rien qu’en touchant la terre avec ses pieds nus. Le vent saute par instants la barrière des dunes, jette des poignées d’aiguilles sur la peau de l’enfant, emmêle ses cheveux noirs. La robe de Lalla colle sur sa peau humide, elle doit tirer sur le tissu pour le détacher.
Lalla connaît tous les chemins, ceux qui vont à perte de vue le long des dunes grises, entre les broussailles, ceux qui font une courbe et retournent en arrière, ceux qui ne vont jamais nulle part. Pourtant, chaque fois qu’elle marche ici, il y a quelque chose de nouveau. Aujourd’hui, c’est le bourdon doré qui l’a conduite très loin, au-delà des maisons des pêcheurs et de la lagune d’eau morte. Entre les broussailles, un peu plus tard, il y a eu tout d’un coup cette carcasse de métal rouillé qui dressait ses griffes et ses cornes menaçantes. Puis, dans le sable du chemin, une petite boîte de conserve en métal blanc, sans étiquette, avec deux trous de chaque côté du couvercle.
Lalla continue à marcher, très lentement, en regardant le sable gris avec tellement d’attention que ses yeux lui font un peu mal. Elle guette les choses sur la terre, sans penser à rien d’autre, sans regarder le ciel. Puis elle s’arrête sous un pin parasol, à l’abri de la lumière, et elle ferme un instant les yeux.
Elle joint ses mains autour de ses genoux, elle se balance un peu d’avant en arrière, puis sur les côtés, en chantonnant une chanson en français, une chanson qui dit seulement :
« Méditerra-né-é-e… »
Lalla ne sait pas ce que cela veut dire. C’est une chanson qu’elle a entendue à la radio, un jour, et elle n’a retenu que ce mot-là, mais c’est un mot qui lui plaît bien. Alors, de temps en temps, quand elle se sent bien, qu’elle n’a rien à faire, ou quand elle est au contraire un peu triste sans savoir pourquoi, elle chante le mot, quelquefois à voix basse pour elle, si doucement qu’elle s’entend à peine, ou bien très fort, presque à tue-tête, pour réveiller les échos et pour faire partir la peur.
Maintenant, elle chante le mot à voix basse, parce qu’elle est heureuse. Les grosses fourmis rouges à tête noire marchent sur les aiguilles de pin, hésitent, escaladent les brindilles. Lalla les écarte avec une branche sèche. Elle sent l’odeur des arbres qui arrive dans le vent, mêlée au goût âcre de la mer. Le sable jaillit par instants dans le ciel, forme des trombes oscillantes, en équilibre au sommet des dunes, qui se brisent ensuite d’un coup, en jetant des milliers d’aiguilles sur les jambes et sur le visage de l’enfant.
Lalla reste à l’ombre du grand pin jusqu’à ce que le soleil soit haut dans le ciel. Alors elle retourne en arrière, vers la ville, sans se presser. Elle reconnaît ses propres traces dans le sable. Les traces semblent plus petites et plus étroites que ses pieds, mais en se retournant, Lalla vérifie que ce sont bien les siennes. Elle hausse les épaules, et elle commence à courir. Les épines des chardons piquent ses orteils. Elle doit s’arrêter de temps à autre, après avoir boité quelques pas, pour ôter les épines de son gros orteil.
Il y a toujours des fourmis, où qu’on s’arrête. Elles semblent sortir entre les cailloux et courir sur le sable gris brûlant de lumière, comme si elles étaient des espions. Mais Lalla les aime bien tout de même. Elle aime aussi les scolopendres lentes, les hannetons mordorés, les bousiers, les lucanes, les doryphores, les coccinelles, les criquets pareils à des bouts de bois brûlés. Les grandes mantes religieuses font peur, et Lalla attend qu’elles s’en aillent, ou bien elle fait un détour sans les quitter des yeux, tandis que les insectes pivotent sur eux-mêmes en montrant leurs pinces.
Il y a même des lézards gris et vert. Ils détalent vers les dunes en lançant de grands coups de queue pour courir plus vite. Quelquefois Lalla réussit à en attraper un, et elle s’amuse à le tenir par la queue jusqu’à ce que la queue se détache. Elle regarde le tronçon qui se tortille seul dans la poussière. Un garçon lui a dit un jour que si on attendait, on verrait les pattes et la tête repousser sur la queue du lézard, mais Lalla n’y croit pas trop.
Il y a des mouches, surtout. Lalla les aime bien, malgré leur bruit et leurs piqûres. Elle ne sait plus très bien pourquoi elle les aime, mais c’est comme ça. C’est peut-être à cause de leurs pattes si fines, de leurs ailes transparentes, ou bien parce qu’elles savent voler vite, en avant, en arrière, en zigzag, et Lalla pense que ça doit être bien de savoir voler comme cela.
Elle se couche sur le dos dans le sable des dunes, et les mouches plates se posent sur sa figure, sur ses mains, sur ses jambes nues, les unes après les autres. Elles ne viennent pas toutes d’un seul coup, parce qu’elles ont un peu peur de Lalla, au commencement. Mais elles aiment venir boire la transpiration salée sur la peau, et elles s’enhardissent vite. Quand elles marchent avec leurs pattes légères, Lalla se met à rire, mais pas trop fort, pour ne pas les effrayer. Parfois, une mouche plate pique la joue de Lalla, et elle pousse un petit cri de colère.
Lalla joue longtemps avec les mouches. Ce sont les mouches plates qui vivent dans le varech, sur la plage. Mais il y a aussi les mouches noires dans les maisons de la Cité, sur les toiles cirées, sur les murs de carton, sur les vitres. Il y a les bâtiments des Glacières, avec des grosses mouches bleues qui volent au-dessus des containers d’ordures en faisant un bruit de bombardier.
Soudain, Lalla se lève. Elle court aussi vite qu’elle peut vers les dunes. Elle escalade la pente de sable qui s’éboule sous ses pieds nus. Les chardons piquent ses orteils, mais elle n’y prend pas garde. Elle veut monter en haut des dunes pour voir la mer, le plus vite possible.
Dès qu’on est en haut des dunes, le vent souffle à la figure avec violence, et Lalla manque de tomber à la renverse. Le vent froid de la mer serre ses narines et brûle ses yeux, la mer est immense, bleu-gris, tachée d’écume, elle gronde en sourdine, tandis que les lames courtes tombent sur la plaine de sable où se reflète le bleu presque noir du grand ciel.
Lalla est penchée en avant contre le vent. Sa robe (en fait, c’est une chemise de garçon en calicot dont sa tante a coupé les manches) colle à son ventre et à ses cuisses, comme si elle sortait de l’eau. Le bruit du vent et de la mer crie dans ses oreilles, tantôt à gauche, tantôt à droite, mêlé aux petites détonations que font les mèches de ses cheveux contre ses tempes. Parfois le vent prend une poignée de sable qu’il jette au visage de Lalla. Elle doit fermer les yeux pour ne pas être aveuglée. Mais le vent réussit quand même à faire pleurer ses yeux, et dans sa bouche, il y a des grains de sable qui crissent entre ses dents.
Alors, quand elle est bien saoulée de vent et de mer, Lalla redescend le rempart des dunes. Elle s’accroupit un moment au pied des dunes, le temps de reprendre son souffle. Le vent ne vient pas de l’autre côté des dunes. Il passe au-dessus, il va vers l’intérieur des terres, jusqu’aux collines bleues où traîne la brume. Le vent n’attend pas. Il fait ce qu’il veut, et Lalla est heureuse quand il est là, même s’il brûle ses yeux et ses oreilles, même s’il jette des poignées de sable à sa figure. Elle pense à lui souvent, et à la mer aussi, quand elle est dans la maison obscure, à la Cité, et que l’air est si lourd et sent si fort ; elle pense au vent, qui est grand, transparent, qui bondit sans cesse au-dessus de la mer, qui franchit en un instant le désert, jusqu’aux forêts de cèdres, et qui danse là-bas, au pied des montagnes, au milieu des oiseaux et des fleurs. Le vent n’attend pas. Il franchit les montagnes, il balaie les poussières, le sable, les cendres, il culbute les cartons, il arrive quelquefois jusqu’à la ville de planches et de carton goudronné, et il s’amuse à arracher quelques toits et quelques murs. Mais ça ne fait rien. Lalla pense qu’il est beau, transparent comme l’eau, rapide comme la foudre, et si fort qu’il pourrait détruire toutes les villes du monde s’il le voulait, même celles où les maisons sont hautes et blanches avec de grandes fenêtres de verre.
Lalla sait dire son nom, elle l’a appris toute seule, quand elle était petite, et qu’elle l’écoutait arriver entre les planches de la maison, la nuit. Il s’appelle w000000hhhhh, comme cela, en sifflant.
Un peu plus loin, au milieu des broussailles, Lalla le retrouve. Il écarte les herbes jaunes comme une main qui passe.
Un épervier est presque immobile au-dessus de la plaine d’herbes, ses ailes couleur de cuivre étendues dans le vent. Lalla le regarde, elle l’admire, parce que lui, il sait voler dans le vent. L’épervier déplace à peine le bout de ses rémiges, ouvre un peu sa queue en éventail, et il plane sans effort, avec son ombre en croix qui frémit sur les herbes jaunes. De temps à autre, il gémit, il dit seulement, kaiiiik ! kaiiiik ! et Lalla lui répond.
Puis d’un seul coup il plonge vers la terre, les ailes étrécies, il frôle longuement les herbes, pareil à un poisson qui glisse sur un fond sous-marin où bougent les algues. Comme cela il disparaît, loin, entre les feuilles d’herbe bouleversées. Lalla a beau gémir et faire sa plainte, kaiiiik ! kaiiiiiik ! l’oiseau ne revient pas.
Mais il reste longtemps dans ses yeux, ombre en forme de flèche qui glisse au ras des herbes jaunes comme une raie, sans faire de bruit, dans son onde de peur.
Lalla reste immobile maintenant, la tête renversée en arrière, les yeux grands ouverts sur le ciel blanc, à regarder les cercles qui nagent sur place, qui se coupent, comme quand on jette des cailloux dans une citerne. Il n’y a pas d’insectes, ni d’oiseaux, ni rien de ce genre, et pourtant on voit des milliers de points qui bougent dans le ciel, comme s’il y avait là-haut des peuples de fourmis, de charançons et de mouches. Ils ne volent pas dans l’air blanc ; ils marchent dans tous les sens, animés d’une hâte fiévreuse, comme s’ils ne savaient pas où s’échapper. Ce sont peut-être les visages de tous ces hommes qui vivent dans les villes, dans les villes si grandes qu’on ne peut jamais les quitter, là où il y a tant d’autos, tant d’hommes, et où on ne peut jamais voir deux fois le même visage. Cela, c’est le vieux Naman qui le raconte, quand il dit aussi les noms étranges, Algésiras. Madrid (il dit : Madris), Marseille, Lyon, Paris, Genève.
Lalla ne voit pas toujours ces visages. Il n’y a que certains jours, quand le vent souffle et chasse les nuages vers les montagnes, et que l’air est très blanc et vibre de la lumière du soleil ; alors on peut les voir, les hommes-insectes, eux, qui bougent, qui marchent, et qui courent et qui dansent, tout là-haut, à peine visibles comme de très jeunes moucherons.
Ensuite la mer l’appelle à nouveau. Lalla court à travers les broussailles jusqu’aux dunes grises. Les dunes sont comme des vaches couchées, le front bas, l’échine courbée. Lalla aime monter sur leur dos, en fabriquant un chemin rien que pour elle, avec ses mains et ses pieds, puis rouler en boule de l’autre côté, vers le sable de la plage. L’océan déferle sur la plage dure en faisant un grand bruit de déchirure, puis l’eau se retire et l’écume fond au soleil. Il y a tellement de lumière et de bruit, ici, que Lalla est obligée de fermer la bouche et les yeux. Le sel de la mer brûle ses paupières et ses lèvres, et le vent qui frappe par rafales arrête le souffle dans sa gorge. Mais Lalla aime être près de la mer. Elle entre dans l’eau, les vagues cognent sur ses jambes et sur son ventre, colle la chemise bleue à sa peau. Elle sent ses pieds qui s’enfoncent dans le sable comme deux poteaux. Mais elle ne s’aventure pas plus loin parce que la mer attrape de temps en temps des enfants, comme cela, presque sans y prendre garde, et puis elle les rend deux jours plus tard, sur le sable dur de la plage, le ventre et le visage tout gonflés d’eau, le nez, les lèvres, le bout des doigts et le sexe mangés par les crabes.
Lalla marche sur le sable, le long de la frange d’écume. Sa robe mouillée jusqu’à la poitrine sèche dans le vent. Ses cheveux très noirs sont tressés par le vent, d’un seul côté, et son visage est couleur de cuivre dans la lumière du soleil.
De loin en loin, il y a des méduses échouées sur le sable, avec leurs filaments éparpillés autour d’elles comme une chevelure. Lalla regarde les trous qui se forment dans le sable chaque fois que la vague se retire. Elle court aussi derrière les minuscules crabes gris qui détalent de travers, légers, pareils à des araignées, leurs pinces levées, et ça la fait bien rire. Mais elle n’essaie pas de les attraper, comme font les autres enfants ; elle les laisse se sauver dans la mer, disparaître dans l’écume éblouissante.
Lalla marche encore le long du rivage, en chantonnant, toujours la chanson qui dit seulement un mot :
« Méditerra-né-é-e… »
Ensuite elle va s’asseoir au pied des dunes, devant la plage, les bras autour des genoux et le visage caché dans les plis de la chemise bleue, pour ne pas respirer le sable que le vent jette sur elle.
Elle va s’asseoir, toujours à la même place, là où il y a un poteau de bois pourri qui sort de l’eau, dans le creux des vagues, et un grand figuier qui pousse dans les cailloux, entre les dunes. Elle attend Naman le pêcheur.
Naman le pêcheur n’est pas comme tout le monde. C’est un homme assez grand, maigre, avec des épaules larges, et un visage osseux à la peau couleur de brique. Il va toujours pieds nus, vêtu d’un pantalon de toile bleue et d’une chemise blanche trop grande pour lui qui flotte dans le vent. Mais même comme cela, Lalla pense qu’il est très beau et très élégant, et son cœur bat toujours un peu plus fort quand elle sait qu’il va venir. Il a un visage aux traits nets, durcis par le vent de la mer, la peau de son front et de ses joues est tendue et noircie par le soleil de la mer. Il a des cheveux épais, de la même couleur que sa peau. Mais ce sont surtout ses yeux qui sont d’une couleur extraordinaire, un bleu-vert mêlé de gris, très clairs et transparents dans son visage brun, comme s’ils avaient gardé la lumière et la transparence de la mer. C’est pour voir ses yeux que Lalla aime attendre le pêcheur sur la plage, près du grand figuier et aussi pour voir son sourire quand il l’apercevra.
Elle l’attend longtemps, assise dans le sable léger des dunes, à l’ombre du grand figuier. Elle chantonne un peu, la tête entre ses bras, pour ne pas avaler trop de sable. Elle chante le nom qu’elle aime bien, qui est long et beau, qui dit seulement :
« Méditerra-né-é-e… »
Elle attend en regardant la mer qui devient mauvaise, gris-bleu comme l’acier, et l’espèce de nuée pâle qui cache la ligne de l’horizon. Quelquefois, elle croit voir un point noir qui danse au milieu des reflets, entre les crêtes des vagues, et elle se dresse un peu, parce qu’elle croit que c’est la barque de Naman qui arrive. Mais le point noir disparaît. C’est un mirage sur la mer, ou peut-être le dos d’un dauphin.
C’est Naman qui lui a parlé des dauphins. Il lui a raconté les troupes aux dos noirs qui bondissent dans les vagues, devant l’étrave des bateaux, joyeusement, comme pour saluer les pêcheurs, puis qui s’en vont d’un seul coup, qui disparaissent vers l’horizon. Naman aime bien raconter à Lalla des histoires de dauphins. Quand il parle, la lumière de la mer brille plus fort dans ses yeux, et c’est comme si Lalla pouvait apercevoir les bêtes noires à travers la couleur des iris. Mais elle a beau regarder la mer de toutes ses forces, elle ne peut pas voir les dauphins. Sûrement ils n’aiment pas s’approcher des rivages.
Naman raconte l’histoire d’un dauphin qui a guidé le bateau d’un pêcheur jusqu’à la côte, un jour qu’il s’était perdu en mer dans la tempête. Les nuages étaient descendus sur la mer et la recouvraient comme un voile, et le vent terrible avait brisé le mât du bateau. Alors la tempête avait emporté le bateau du pêcheur très loin, si loin qu’il ne savait plus où était la côte. Le bateau avait dérivé pendant deux jours, au milieu des vagues qui menaçaient de le faire chavirer. Le pêcheur pensait qu’il était perdu et il récitait des prières, quand un dauphin de grande taille était apparu au milieu des vagues. Il bondissait autour du bateau, il jouait dans les vagues comme font les dauphins d’habitude. Mais celui-ci était tout seul. Puis, soudain, il avait commencé à guider le bateau. C’était difficile à comprendre, mais c’était ce qu’il avait fait : il avait nagé derrière le bateau, et il l’avait poussé devant lui. Quelquefois, le dauphin s’en allait, il disparaissait dans les vagues, et le pêcheur pensait qu’il l’avait abandonné. Puis il revenait, et il recommençait à pousser le bateau avec son front, en battant la mer de sa queue puissante. Comme cela, ils avaient navigué tout un jour, et à la nuit, dans une déchirure de nuage, le pêcheur avait enfin aperçu la lumière de la côte. Il avait crié et pleuré de joie, parce qu’il savait qu’il était sauvé. Quand le bateau est arrivé près du port, le dauphin a fait demi-tour et il est reparti vers le large, et le pêcheur l’a regardé s’en aller, avec son gros dos noir qui luisait dans la lumière du crépuscule.
Lalla aime bien cette histoire. Elle cherche souvent sur la mer, pour voir le grand dauphin noir, mais Naman lui a dit que tout cela s’était passé il y a très longtemps, et que le dauphin devait être bien vieux aujourd’hui.
Lalla attend, comme tous les matins, assise à l’ombre du grand figuier. Elle regarde la mer grise et bleue où avancent les crêtes pointues des vagues. Les vagues tombent sur la plage, en suivant un chemin un peu oblique ; elles déferlent d’abord à l’est, vers le cap rocheux puis à l’ouest, du côté de la rivière. Enfin elles déferlent au centre. Le vent bondit, attrape des paquets d’écume et les projette au loin, vers les dunes ; l’écume se mêle au sable et à la poussière.
Quand le soleil est bien haut dans le ciel sans nuage, Lalla retourne vers la Cité, sans se presser, parce qu’elle sait qu’elle va avoir du travail en arrivant. Il faut aller chercher de l’eau à la fontaine, en portant un vieux bidon rouillé en équilibre sur la tête, puis il faut aller laver le linge à la rivière — mais ça, c’est plutôt bien, parce qu’on peut bavarder avec les autres, et les entendre raconter toutes sortes d’histoires, incroyables, surtout cette fille qui s’appelle Ikikr, ce qui veut dire pois chiche en berbère, à cause d’une verrue qu’elle a sur la joue. Mais il y a deux choses que Lalla n’aime pas du tout, c’est aller chercher des brindilles pour le feu, et moudre le blé pour faire de la farine.
Alors elle revient très lentement, en traînant un peu ses pieds sur le sentier. Elle ne chante plus à ce moment-là, parce que c’est l’heure où on rencontre des gens sur les dunes, des garçons qui vont relever les pièges à oiseaux, ou des hommes qui vont travailler. Quelquefois les garçons se moquent de Lalla, parce qu’elle ne sait pas très bien marcher pieds nus, et parce qu’elle ne connaît pas les gros mots. Mais Lalla les entend venir de loin, et elle se cache derrière un buisson d’épines, près d’une dune, et elle attend qu’ils soient partis.
Il y a aussi cette femme qui fait peur. Elle n’est pas vieille, mais elle est très sale, avec des cheveux noirs et rouges emmêlés, des habits déchirés par les épines. Quand elle arrive sur le chemin des dunes, il faut faire très attention parce qu’elle est méchante, et qu’elle n’aime pas les enfants. Les gens l’appellent Aïcha Kondicha, mais ça n’est pas son vrai nom. Personne ne sait son vrai nom. Ils disent qu’elle enlève les enfants pour leur faire du mal. Quand Lalla entend Aïcha Kondicha arriver sur le chemin, elle se cache derrière un buisson, et elle retient sa respiration. Aïcha Kondicha passe en marmonnant des phrases incompréhensibles. Elle s’arrête un instant, elle relève la tête, parce qu’elle a senti qu’il y a quelqu’un. Mais elle est presque aveugle, et elle ne peut pas voir Lalla. Alors elle repart en boitillant, et en criant des injures avec sa vilaine voix.
Certains matins, il y a dans le ciel quelque chose que Lalla aime bien : c’est un grand nuage blanc, long et effilé, qui traverse le ciel à l’endroit où il y a le plus de bleu. Au bout du fil blanc, on voit une petite croix d’argent qui avance lentement, si haut qu’on la distingue à peine. Lalla regarde longtemps la petite croix qui avance dans le ciel, la tête renversée en arrière. Elle aime voir comment elle avance dans le grand ciel bleu, sans bruit, en laissant derrière ce long nuage blanc, formé de petites boules cotonneuses qui se mélangent et s’élargissent comme une route, puis le vent passe sur le nuage et lave le ciel. Lalla pense qu’elle aimerait bien être là-haut, dans la minuscule croix d’argent, au-dessus de la mer, au-dessus des îles, comme cela, jusqu’aux terres les plus lointaines. Elle reste encore longtemps à regarder le ciel, après que l’avion a disparu.
La Cité apparaît, au détour du chemin, quand on s’est éloigné de la mer et qu’on a marché une demi-heure dans la direction de la rivière. Lalla ne sait pas pourquoi ça s’appelle la Cité, parce qu’au début, il n’y avait qu’une dizaine de cabanes de planches et de papier goudronné, de l’autre côté de la rivière et des terrains vagues qui séparent de la vraie ville. Peut-être qu’on a donné ce nom pour faire oublier aux gens qu’ils vivaient avec des chiens et des rats, au milieu de la poussière.
C’est ici que Lalla est venue habiter, quand sa mère est morte, il y a si longtemps qu’elle ne se souvient plus très bien du temps où elle est arrivée. Il faisait très chaud, parce que c’était l’été, et le vent soulevait des nuages de poussière sur les huttes de planches. Elle avait marché les yeux fermés, derrière la silhouette de sa tante, jusqu’à cette cabane sans fenêtres où vivaient les fils de sa tante. Alors elle avait eu envie de s’en aller en courant, de partir sur la route qui va vers les hautes montagnes, pour ne plus jamais revenir.
Chaque fois que Lalla revient des dunes et qu’elle voit les toits de tôle ondulée et de papier goudronné, son cœur se serre et elle se souvient du jour où elle est arrivée à la Cité pour la première fois. Mais c’est si loin maintenant, c’est comme si tout ce qui s’était passé avant ne lui était pas réellement arrivé, comme si c’était une histoire qu’elle avait entendu raconter.
C’est comme pour sa naissance, dans les montagnes du Sud, là où commence le désert. Quelquefois, en hiver, quand il n’y a rien à faire dehors, et que le vent souffle fort sur la plaine de poussière et de sel, et siffle entre les planches mal jointes de la maison d’Aamma, Lalla s’installe par terre, et elle écoute l’histoire de sa naissance.
C’est une histoire très longue et étrange, et Aamma ne la raconte pas toujours de la même façon. Avec sa voix qui chante un peu, et en oscillant de la tête, comme si elle allait dormir, Aamma dit :
« Quand le jour où tu devais naître est arrivé, c’était peu de temps avant l’été, avant la sécheresse. Hawa a senti que tu allais venir, et comme tout le monde dormait encore, elle est sortie de la tente sans faire de bruit. Elle a simplement serré son ventre avec un linge, et elle a marché comme elle a pu au-dehors, jusqu’à un endroit où il y avait un arbre et une source, parce qu’elle savait que quand le soleil apparaîtrait, elle aurait besoin de l’ombre et de l’eau. C’est la coutume là-bas, il faut toujours naître auprès d’une source. Alors elle a marché jusque-là, et puis elle s’est couchée près de l’arbre, et elle a attendu la fin de la nuit. Personne ne savait que ta mère était dehors. Elle savait marcher sans faire de bruit, sans faire aboyer les chiens. Pourtant, moi je dormais près d’elle, et je ne l’avais pas entendue se plaindre, ni se lever pour sortir de la tente… »
« Ensuite, qu’est-ce qui s’est passé, Aamma ? »
« Ensuite, le jour est venu, alors les femmes se sont levées, et on a vu que ta mère n’était pas là, et on a compris pourquoi elle était sortie. Alors je suis partie à sa recherche, vers la source, et quand je suis arrivée, elle était debout contre l’arbre, avec les bras accrochés à une branche, et elle gémissait doucement, pour ne pas donner l’éveil aux hommes et aux enfants… »
« Que s’est-il passé ensuite, Aamma ? »
« Alors tu es née, tout de suite, comme cela, dans la terre entre les racines de l’arbre, et on t’a lavée dans l’eau de la source et on t’a enveloppée dans un manteau, parce qu’il faisait encore froid de la nuit. Le soleil s’est levé et ta mère est retournée sous la tente pour dormir. Je me souviens qu’il n’y avait pas de linge pour t’envelopper, et c’est dans le manteau bleu de ta mère que tu as dormi. Ta mère était contente parce que tu étais venue très vite, mais elle était triste aussi, parce qu’à cause de la mort de ton père, elle pensait qu’elle n’aurait pas assez d’argent pour t’élever, et elle avait peur d’être obligée de te donner à quelqu’un d’autre. »
Quelquefois Aamma raconte l’histoire différemment, comme si elle ne se souvenait plus très bien. Par exemple, elle dit que Hawa n’était pas agrippée à la branche de l’arbre, mais qu’elle était accrochée à la corde d’un puits, et qu’elle tirait de toutes ses forces pour résister aux douleurs. Ou bien elle dit que c’est un berger de passage qui a délivré l’enfant, et qui l’a enveloppé dans son manteau de laine. Mais tout cela est au fond d’un brouillard incompréhensible, comme si cela s’était passé dans un autre monde, de l’autre côté du désert, là où il y a un autre ciel, un autre soleil.
« Après quelques jours, ta mère a pu marcher pour la première fois jusqu’au puits, pour se laver et peigner ses cheveux. Elle te portait enveloppée dans le même manteau bleu, et elle le nouait autour de sa taille. Elle marchait à petits pas, parce qu’elle n’était pas encore solide comme avant, mais elle était très heureuse que tu sois venue, et quand on lui demandait ton nom, elle disait que tu t’appelais comme elle, Lalla Hawa, parce que tu étais fille d’une chérifa. »
« S’il te plaît, parle-moi de celui qu’on appelait Al Azraq, l’Homme Bleu. »
Mais Aamma secoue la tête.
« Pas maintenant, un autre jour. »
« S’il te plaît, Aamma, parle-moi de lui. »
Mais Aamma secoue la tête sans répondre. Elle se lève et elle va masser le pain dans le grand plat de terre, près de la porte. Aamma est comme cela ; elle ne veut jamais parler très longtemps, et elle ne dit jamais beaucoup de paroles quand il s’agit de l’Homme Bleu ou de Moulay Ahmed ben Mohammed el Fadel, celui qu’on appelait Ma el Aïnine, l’Eau des Yeux.
Ce qui est étrange, ici, dans la Cité, c’est que tout le monde est très pauvre, mais que personne ne se plaint jamais. La Cité, c’est surtout cet amoncellement de cabanes de planches et de zinc, avec, en guise de toit, ces grandes feuilles de papier goudronné maintenues par des cailloux. Quand le vent souffle trop fort sur la vallée, on entend claquer toutes les planches et tintinnabuler les morceaux de zinc, et le crépitement des feuilles de papier goudronné qui se déchirent dans une rafale. Ça fait une drôle de musique qui brinquebale et craquette, comme si on était dans un grand autobus déglingué sur une route de terre, ou comme s’il y avait des tas d’animaux et de rats qui galopaient sur les toits et le long des ruelles.
Parfois la tempête est très dure, elle balaie tout. Il faut reconstruire la ville le lendemain. Mais les gens font ça en riant, parce qu’ils sont si pauvres qu’ils n’ont pas peur de perdre ce qu’ils ont. Peut-être aussi qu’ils sont contents, parce qu’après la tempête, le ciel au-dessus d’eux est encore plus grand, plus bleu, et la lumière encore plus belle. En tout cas, autour de la Cité, il n’y a rien d’autre que la terre très plate, avec le vent de poussière, et la mer, si grande qu’on ne peut pas la voir tout entière.
Lalla aime beaucoup regarder le ciel. Elle va souvent du côté des dunes, là où le chemin de sable part droit devant lui, et elle se laisse tomber sur le dos, en plein dans le sable et les chardons, les bras en croix. Alors le ciel s’ouvre sur son visage lisse, il luit comme un miroir, calme, si calme, sans nuages, sans oiseaux, sans avions.
Lalla ouvre très grand les yeux, elle laisse le ciel entrer en elle. Cela fait un mouvement de balancier, comme si elle était sur un bateau, ou comme si elle avait trop fumé, et que la tête lui tournait. C’est à cause du soleil. Il brûle très fort, malgré le vent froid de la mer ; il brûle si fort que sa chaleur entre dans le corps de la petite fille, emplit son ventre, ses poumons, ses bras et ses jambes. Cela fait mal aussi, mal aux yeux et à la tête, mais Lalla reste immobile, parce qu’elle aime beaucoup le soleil et le ciel.
Quand elle est là, allongée sur le sable, loin des autres enfants, loin de la Cité pleine de bruits et d’odeurs, et quand le ciel est très bleu, comme aujourd’hui, Lalla peut penser à ce qu’elle aime. Elle pense à celui qu’elle appelle Es Ser, le Secret, celui dont le regard est comme la lumière du soleil, qui entoure et protège.
Personne ne le connaît ici, à la Cité, mais parfois, quand le ciel est très beau, et que la lumière resplendit sur la mer et sur les dunes, c’est comme si le nom d’Es Ser apparaissait partout, résonnait partout, jusqu’au fond d’elle-même. Lalla croit entendre sa voix, entendre le bruit léger de ses pas, elle sent sur la peau de son visage le feu de son regard qui voit tout, qui perce tout. C’est un regard qui vient de l’autre côté des montagnes, au-delà du Draa, du fond du désert, et qui brille comme une lumière qui ne peut pas disparaître.
Personne ne sait rien de lui. Quand Lalla lui parle d’Es Ser, Naman le pêcheur secoue la tête, parce qu’il n’a jamais entendu son nom, et il n’en parle jamais dans ses histoires. Pourtant c’est sûrement son vrai nom, pense Lalla, puisque c’est celui qu’elle a entendu. Mais peut-être que c’était seulement un rêve. Même Aamma ne doit rien savoir de lui. Pourtant c’est un beau nom que le sien, pense Lalla, un nom qui fait du bien quand on l’entend.
C’est pour entendre son nom, pour apercevoir la lumière de son regard, que Lalla s’en va toujours loin, entre les dunes, là où il n’y a plus rien d’autre que la mer, le sable, et le ciel. Car Es Ser ne peut pas faire entendre son nom, ni donner la chaleur de son regard, quand Lalla est dans la Cité de planches et de papier goudronné. C’est un homme qui n’aime pas le bruit et les odeurs. Il faut qu’il soit seul dans le vent, seul comme un oiseau suspendu dans le ciel.
Les gens d’ici ne savent pas pourquoi elle s’en va. Peut-être qu’ils croient qu’elle va jusqu’aux maisons des bergers, de l’autre côté des collines rocheuses. Ils ne disent rien.
Les gens attendent. Ici, à la Cité, ils ne font rien d’autre en vérité. Ils sont arrêtés, pas très loin du rivage de la mer, dans leurs cabanes de planches et de zinc, immobiles, couchés dans l’ombre épaisse. Quand le jour se lève sur les cailloux et la poussière, ils sortent, un instant, comme s’il allait se passer quelque chose. Ils parlent un peu, les filles vont à la fontaine, les garçons vont travailler dans les champs, ou bien vont flâner dans les rues de la vraie ville, de l’autre côté de la rivière, ou bien ils vont s’asseoir sur le bord de la route pour regarder passer les camions.
Chaque matin, Lalla traverse la Cité. Elle va chercher les seaux d’eau à la fontaine. Tandis qu’elle marche, elle écoute la musique de tous les postes de radio qui se continue d’une maison à l’autre, toujours la même interminable chanson égyptienne qui va et vient à travers les ruelles de la Cité. Lalla aime bien entendre cette musique, qui geint et racle en cadence, mêlée au bruit des pas des filles, et au bruit de l’eau de la fontaine. Quand elle arrive à la fontaine, elle attend son tour, en balançant le seau de zinc à bout de bras. Elle regarde les filles ; certaines sont noires comme des négresses, comme Ikikr, d’autres sont très blanches, avec des yeux verts, comme Mariem. Il y a des vieilles femmes voilées qui viennent chercher l’eau dans une marmite noire, et qui partent vite, en silence.
La fontaine, c’est un robinet en laiton en haut d’un long tuyau de plomb, qui vibre et gronde chaque fois qu’on l’ouvre et qu’on le ferme. Les filles lavent leurs jambes et leur visage sous le jet glacé. Quelquefois elles s’arrosent avec les seaux en poussant des cris stridents. Il y a toujours des guêpes qui tournent autour de leur tête, qui se prennent dans leurs cheveux emmêlés.
Lalla rapporte le seau sur sa tête, en marchant bien droit, pour ne pas faire tomber une goutte d’eau. Le matin, le ciel est beau et clair, comme si tout était encore absolument neuf. Mais quand le soleil approche du zénith, la brume se lève près de l’horizon, comme une poussière, et le ciel pèse plus lourd sur la terre.
Il y a un endroit où Lalla aime bien aller. Il faut prendre les sentiers qui s’éloignent de la mer et qui vont vers l’est, puis remonter le lit du torrent desséché. Quand on est arrivé en vue des collines de pierres, on continue à marcher sur les pierres rouges, en suivant les traces des chèvres. Le soleil brille fort dans le ciel, mais le vent est froid, parce qu’il vient des pays où il n’y a pas d’arbres ni d’eau ; c’est le vent qui vient du fond de l’espace. C’est ici que vit celui que Lalla appelle Es Ser, le Secret, parce que personne ne sait son nom.
Alors elle arrive devant le grand plateau de pierre blanche qui s’étend jusqu’aux limites de l’horizon, jusqu’au ciel. La lumière est éblouissante, le vent froid coupe les lèvres et met des larmes dans les yeux. Lalla regarde de toutes ses forces, jusqu’à ce que son cœur batte à grands coups sourds dans sa gorge et dans ses tempes, jusqu’à ce qu’un voile rouge couvre le ciel, et qu’elle entende dans ses oreilles les voix inconnues qui parlent et qui marmonnent toutes ensemble.
Puis elle avance au milieu du plateau de pierres, là où ne vivent que les scorpions et les serpents. Il n’y a plus de chemin sur le plateau. Ce ne sont que des blocs brisés, aigus comme des couteaux, où la lumière fait des étincelles. Il n’y a pas d’arbres, ni d’herbe, seulement le vent qui vient du centre de l’espace.
C’est là que l’homme vient quelquefois à sa rencontre. Elle ne sait pas qui il est, ni d’où il vient. Il est effrayant quelquefois, et d’autres fois il est très doux et très calme, plein d’une beauté céleste. Elle ne voit de lui que ses yeux, parce que son visage est voilé d’un linge bleu, comme celui des guerriers du désert. Il porte un grand manteau blanc qui étincelle comme le sel au soleil. Ses yeux brûlent d’un feu étrange et sombre, dans l’ombre de son turban bleu, et Lalla sent la chaleur de son regard qui passe sur son visage et sur son corps, comme quand on s’approche d’un brasier.
Mais Es Ser ne vient pas toujours. L’homme du désert vient seulement quand Lalla a très envie de le voir, quand elle a réellement besoin de lui, quand elle en a besoin aussi fort que de parler, ou de pleurer. Mais même quand il ne vient pas, il y a quand même quelque chose de lui qui est sur le plateau de pierres, son regard brûlant, peut-être, qui éclaire le paysage, qui va d’un bout à l’autre de l’horizon. Alors Lalla peut marcher au milieu de l’étendue de pierres brisées, sans prendre garde où elle va, sans chercher. Sur certaines roches il y a de drôles de signes qu’elle ne comprend pas, des croix, des points, des taches en forme de soleil et de lune, des flèches gravées dans la pierre. Ce sont des signes de magie, peut-être ; c’est ce que disent les garçons de la Cité, et pour cela ils n’aiment pas venir jusqu’au plateau blanc. Mais Lalla n’a pas peur des signes, ni de la solitude. Elle sait que l’homme bleu du désert la protège de son regard, et elle ne craint plus le silence, ni le vide du vent.
C’est un endroit où il n’y a personne, personne. Il n’y a que l’homme bleu du désert qui la regarde continuellement, sans lui parler. Lalla ne sait pas bien ce qu’il veut, ce qu’il demande. Elle a besoin de lui, et il vient en silence, avec son regard plein de puissance. Elle est heureuse quand elle est sur le plateau de pierres, dans la lumière du regard. Elle sait qu’elle ne doit pas en parler, à personne, pas même à Aamma, parce que c’est un secret, la chose la plus importante qui lui soit arrivée. C’est un secret aussi parce qu’elle est la seule qui n’ait pas peur de venir souvent sur le plateau de pierres, malgré le silence et le vide du vent. Seul, peut-être, le berger chleuh, celui qu’on appelle le Hartani, vient lui aussi quelquefois sur le plateau, mais c’est quand une des chèvres du troupeau s’est égarée en courant le long des ravins. Lui non plus n’a pas peur des signes sur les pierres, mais Lalla n’a jamais osé lui parler de son secret.
C’est le nom qu’elle donne à l’homme qui apparaît quelquefois sur le plateau de pierres. Es Ser, le Secret, parce que nul ne doit savoir son nom.
Il ne parle pas. C’est-à-dire, qu’il ne parle pas le même langage que les hommes. Mais Lalla entend sa voix à l’intérieur de ses oreilles, et il dit avec son langage des choses très belles qui troublent l’intérieur de son corps, qui la font frissonner. Peut-être qu’il parle avec le bruit léger du vent qui vient du fond de l’espace, ou bien avec le silence entre chaque souffle du vent. Peut-être qu’il parle avec les mots de la lumière, avec les mots qui explosent en gerbes d’étincelles sur les lames des pierres, les mots du sable, les mots des cailloux qui s’effritent en poudre dure, et aussi les mots des scorpions et des serpents qui laissent leurs traces légères dans la poussière. Il sait parler avec tous ces mots-là, et son regard bondit d’une pierre à l’autre, vif comme un animal, va d’un seul mouvement jusqu’à l’horizon, monte droit dans le ciel, plane plus haut que les oiseaux.
Lalla aime venir ici, sur le plateau de pierre blanche, pour entendre ces paroles secrètes. Elle ne connaît pas celui qu’elle appelle Es Ser, elle ne sait pas qui il est, ni d’où il vient, mais elle aime le rencontrer dans ce lieu, parce qu’il porte avec lui, dans son regard et dans son langage, la chaleur des pays de dunes et de sable, du Sud, des terres sans arbres et sans eau.
Même quand Es Ser ne vient pas, c’est comme si elle pouvait voir avec son regard. C’est difficile à comprendre, parce que c’est un peu comme dans un rêve, comme si Lalla n’était plus tout à fait elle-même, comme si elle était entrée dans le monde qui est de l’autre côté du regard de l’homme bleu.
Alors apparaissent les choses belles et mystérieuses. Des choses qu’elle n’a jamais vues ailleurs, qui la troublent et l’inquiètent. Elle voit l’étendue de sable couleur d’or et de soufre, immense, pareille à la mer, aux grandes vagues immobiles. Sur cette étendue de sable, il n’y a personne, pas un arbre, pas une herbe, rien que les ombres des dunes qui s’allongent, qui se touchent, qui font des lacs au crépuscule. Ici, tout est semblable, et c’est comme si elle était à la fois ici, puis plus loin, là où son regard se pose au hasard, puis ailleurs encore, tout près de la limite entre la terre et le ciel. Les dunes bougent sous son regard, lentement, écartant leurs doigts de sable. Il y a des ruisseaux d’or qui coulent sur place, au fond des vallées torrides. Il y a des vaguelettes dures, cuites par la chaleur terrible du soleil, et de grandes plages blanches à la courbe parfaite, immobiles devant la mer de sable rouge. La lumière rutile et ruisselle de toutes parts, la lumière qui naît de tous les côtés à la fois, la lumière de la terre, du ciel et du soleil. Dans le ciel, il n’y a pas de fin. Rien que la brume sèche qui ondoie près de l’horizon, en brisant des reflets, en dansant comme des herbes de lumière — et la poussière ocre et rose qui vibre dans le vent froid, qui monte vers le centre du ciel.
Tout cela est étrange et lointain, et pourtant cela semble familier. Lalla voit devant elle, comme avec les yeux d’un autre, le grand désert où resplendit la lumière. Elle sent sur sa peau le souffle du vent du sud, qui élève les nuées de sable, elle sent sous ses pieds nus le sable brûlant des dunes. Elle sent surtout, au-dessus d’elle, l’immensité du ciel vide, du ciel sans ombre où brille le soleil pur.
Alors, pendant longtemps, elle cesse d’être elle-même ; elle devient quelqu’un d’autre, de lointain, d’oublié. Elle voit d’autres formes, des silhouettes d’enfants, des hommes, des femmes, des chevaux, des chameaux, des troupeaux de chèvres ; elle voit la forme d’une ville, un palais de pierre et d’argile, des remparts de boue d’où sortent des troupes de guerriers. Elle voit cela, car ce n’est pas un rêve, mais le souvenir d’une autre mémoire dans laquelle elle est entrée sans le savoir. Elle entend le bruit des voix des hommes, les chants des femmes, la musique, et peut-être qu’elle danse elle-même, en tournant sur elle-même, en frappant la terre avec le bout de ses pieds nus et ses talons, en faisant résonner les bracelets de cuivre et les lourds colliers.
Puis, d’un seul coup, comme dans un souffle de vent, tout cela s’en va. C’est simplement le regard d’Es Ser qui la quitte, qui se détourne du plateau de pierre blanche. Alors Lalla retrouve son propre regard, elle ressent à nouveau son cœur, ses poumons, sa peau. Elle perçoit chaque détail, chaque pierre, chaque cassure, chaque dessin minuscule dans la poussière.
Elle retourne en arrière. Elle redescend vers le lit du torrent asséché, en faisant attention aux pierres coupantes et aux buissons d’épines. Quand elle arrive en bas, elle est très fatiguée, par toute cette lumière, par le vide du vent qui ne cesse jamais. Lentement, elle marche sur les chemins de sable jusqu’à la Cité, où les ombres des hommes et des femmes bougent encore. Elle va jusqu’à l’eau de la fontaine, et elle baigne son visage et ses mains, à genoux par terre, comme si elle revenait d’un long voyage.
Ce qui est bien aussi, ce sont les guêpes. Elles sont partout dans la ville, avec leurs longs corps jaunes rayés de noir, et leurs ailes transparentes. Elles vont partout, en volant lourdement, sans s’occuper des hommes. Elles cherchent leur nourriture. Lalla les aime bien, elle les regarde souvent, suspendues dans les rayons de soleil, au-dessus des tas d’ordures, ou bien autour des étals de viande, à la boucherie. Quelquefois elles s’approchent de Lalla quand elle mange une orange ; elles cherchent à se poser sur sa figure, sur ses mains. Quelquefois aussi, l’une d’elles la pique au cou, ou sur le bras, et ça fait une brûlure qui dure plusieurs heures. Mais ça ne fait rien. Lalla aime bien les guêpes quand même.
Les mouches sont moins bien. D’abord elles n’ont pas ce long corps jaune et noir, ni cette taille si fine, quand elles sont posées sur le bord d’une table. Les mouches vont vite, elles se posent d’un seul coup, toutes plates, avec leurs gros yeux gris-rouge écarquillés sur leur tête.
Dans la Cité il y a toujours beaucoup de fumée qui traîne au-dessus des cabanes de planches, le long des ruelles de terre battue. Il y a des femmes qui font cuire le repas sur les braseros de terre, il y a les feux qui brûlent les ordures, les feux pour faire chauffer le goudron pour enduire les toits.
Quand elle a le temps, Lalla aime bien s’arrêter pour regarder les feux. Ou bien elle va vers les torrents asséchés pour ramasser des brindilles d’acacia, elle les lie avec une ficelle, et elle rapporte le fagot à la maison d’Aamma. Les flammes bondissent joyeusement dans les brindilles, font éclater les tiges et les épines, font bouillir la sève. Les flammes dansent dans l’air froid du matin, en faisant une belle musique. Si on regarde à l’intérieur des flammes, on peut voir les génies, enfin c’est Aamma qui dit cela. On peut voir aussi des paysages, des villes, des rivières, toutes sortes de choses extraordinaires qui apparaissent et se cachent, un peu comme les nuages.
Ensuite les guêpes arrivent, parce qu’elles ont senti l’odeur de la viande de mouton en train de cuire dans la marmite en fer. Les autres enfants ont peur des guêpes, ils veulent les chasser, ils cherchent à les tuer à coups de pierres. Mais Lalla les laisse voler autour de ses cheveux, elle essaie de comprendre ce qu’elles chantonnent en faisant vrombir leurs ailes.
Quand l’heure du repas arrive, le soleil est haut dans le ciel, il brûle fort. Le blanc est si blanc qu’on ne peut pas le regarder en face, les ombres sont si noires qu’elles semblent des trous dans la terre. Alors viennent d’abord les fils d’Aamma. Ils sont deux, l’un de quatorze ans nommé Ali, l’autre de dix-sept ans qu’on appelle le Bareki, parce qu’il a été béni le jour de sa naissance. C’est eux qu’Aamma sert en premier, et ils mangent vite, gloutonnement, sans parler. Ils chassent toujours les guêpes en mangeant, avec des revers de main. Ensuite vient le mari d’Aamma, qui travaille sur les plantations de tomates, au sud. Il s’appelle Selim, mais on l’appelle le Soussi, parce qu’il vient de la région du fleuve Souss. Il est tout petit et maigre, avec de beaux yeux verts, et Lalla l’aime bien, quoiqu’on dise un peu partout que c’est un paresseux. Mais il ne tue pas les guêpes, au contraire, il les prend parfois entre le pouce et l’index, et il s’amuse à faire sortir leur dard, puis il les repose délicatement par terre et il les laisse s’envoler.
Il y a toujours des gens qui viennent d’ailleurs, et Aamma met un morceau de viande de côté pour ceux-là. Quelquefois c’est Naman le pêcheur qui vient manger dans la maison d’Aamma. Lalla est toujours bien contente quand elle sait qu’il va venir, parce que Naman l’aime aussi, et lui raconte de belles histoires. Il mange lentement, et de temps en temps, il dit quelque chose de drôle pour elle. Il l’appelle petite Lalla, parce qu’elle est descendante d’une véritable chérifa. Quand elle regarde dans ses yeux, Lalla a l’impression de voir la couleur de la mer, de traverser l’océan, d’être de l’autre côté de l’horizon, dans ces grandes villes où il y a des maisons blanches, des jardins, des fontaines. Lalla aime bien entendre les noms des villes, et elle demande souvent à Naman de les lui dire, comme cela, rien que les noms, lentement, pour avoir le temps de voir les choses qu’ils cachent :
Les garçons d’Aamma veulent en savoir davantage. Ils attendent que le vieux Naman ait fini de manger, et ils posent toutes sortes de questions, sur la vie là-bas, de l’autre côté de la mer. Eux, ce sont des choses sérieuses qu’ils veulent savoir, pas des noms pour rêver. Ils demandent à Naman l’argent qu’on peut gagner, le travail, combien coûtent les habits, la nourriture, combien coûte une auto, s’il y a beaucoup de cinémas. Le vieux Naman est trop vieux, il ne sait pas ces choses-là, ou bien il les a oubliées, et puis de toute façon la vie a dû changer depuis le temps où il vivait là-bas, avant la guerre. Alors les garçons haussent les épaules, mais ils ne disent rien, parce que Naman a un frère qui est resté à Marseille et qui peut leur être utile un jour.
Certains jours, Naman a envie de parler de ce qu’il a vu, et c’est à Lalla qu’il le raconte, parce que c’est elle qu’il préfère, et qu’elle ne pose pas de questions.
Même si ça n’est pas tout à fait vrai, Lalla aime ce qu’il raconte. Elle l’écoute attentivement, quand il parle des grandes villes blanches au bord de la mer, avec toutes ces allées de palmiers, ces jardins qui vont jusqu’en haut des collines, pleins de fleurs, d’orangers, de grenadiers, et ces tours aussi hautes que des montagnes, ces avenues si longues qu’on n’en aperçoit pas la fin. Elle aime aussi quand il parle des autos noires qui roulent lentement, surtout la nuit, avec leurs phares allumés, et les lumières de toutes les couleurs à la devanture des magasins. Ou encore les grands bateaux blancs qui arrivent à Algésiras, le soir, qui glissent lentement le long des quais mouillés, tandis que la foule crie et gesticule pour accueillir ceux qui arrivent. Ou bien le chemin de fer qui va vers le nord, de ville en ville, qui traverse les campagnes brumeuses, les fleuves, les montagnes, qui entre dans de longs tunnels obscurs, comme cela, avec tous les passagers et leurs bagages, jusqu’à la grande ville de Paris. Lalla écoute tout cela, et elle frissonne un peu d’inquiétude, et en même temps elle pense qu’elle aimerait bien être dans ce chemin de fer, de ville en ville, vers les lieux inconnus, vers ces pays où l’on ne sait plus rien de la poussière et des chiens affamés, ni des cabanes de planches où entre le vent du désert.
« Emmène-moi là-bas quand tu partiras », dit Lalla. Le vieux Naman secoue la tête :
« Je suis trop vieux maintenant, petite Lalla, je n’irai plus maintenant, je mourrais en route. »
Pour la consoler, il ajoute :
« Toi, tu iras. Tu verras toutes ces villes, et puis tu reviendras ici, comme moi. »
Elle se contente de regarder dans les yeux de Naman pour voir ce qu’il a vu, comme quand on regarde au fond de la mer. Elle pense longtemps aux beaux noms des villes, elle les chantonne dans sa tête comme si c’étaient les paroles d’une chanson.
Parfois, c’est Aamma qui lui demande de parler de ces pays étrangers. Alors il raconte encore une fois son voyage à travers l’Espagne, la frontière, puis la route au bord de la mer, et la grande ville de Marseille. Il raconte toutes les maisons, les rues, les escaliers, les quais sans fin, les grues, les bateaux grands comme des maisons, grands comme des villes, d’où l’on décharge des camions, des wagons, des pierres, du ciment, puis qui s’en vont sur l’eau noire du port en faisant résonner leur sirène. Les deux garçons n’écoutent pas trop cela, parce qu’ils ne croient pas le vieux Naman. Quand Naman s’en va, ils disent que tout le monde sait qu’il était cuisinier à Marseille, et pour se moquer de lui, ils l’appellent Tayyeb, parce que ça veut dire : « Il a fait la cuisine. »
Mais Aamma écoute ce qu’il dit. Ça lui est égal que Naman ait été cuisinier là-bas, et pêcheur ici. Elle lui pose d’autres questions, à chaque fois, pour entendre encore l’histoire du voyage, la frontière, et la vie à Marseille. Alors Naman parle aussi des batailles dans les rues, quand les hommes attaquent les Arabes et les Juifs dans les rues sombres, et qu’il faut se défendre à coups de couteau, ou bien jeter des pierres et courir le plus vite qu’on peut pour échapper aux camions de la police qui ramassent les gens et les conduisent en prison. Il parle aussi de ceux qui franchissent les frontières en fraude, par les montagnes, en marchant la nuit et en se cachant le jour dans les grottes et dans les broussailles. Mais quelquefois les chiens des policiers suivent leurs traces, et les attaquent quand ils arrivent en bas, de l’autre côté de la frontière.
Naman parle de tout cela avec un air sombre, et Lalla sent le froid qui passe dans les yeux du vieil homme. C’est une impression étrange, qu’elle ne connaît pas bien, mais qui fait peur et menace, comme le passage de la mort, le malheur. Peut-être que c’est cela aussi que le vieux Naman a ramené de là-bas, de ces villes de l’autre côté de la mer.
Quand il ne parle pas de ses voyages, le vieux Naman raconte les histoires qu’il a entendues autrefois. Il les raconte rien que pour Lalla et pour les très jeunes enfants, parce qu’ils sont les seuls à écouter sans trop poser de questions.
Certains jours, il est assis devant la mer, à l’ombre de son figuier, et il répare ses filets. C’est à ce moment-là qu’il raconte les plus belles histoires, celles qui se passent sur l’océan, sur les bateaux, dans les tempêtes, celles où les gens font naufrage et arrivent dans des îles inconnues. Naman est capable de raconter une histoire à propos de n’importe quelle chose, c’est cela qui est bien. Par exemple, Lalla est assise à côté de lui, à l’ombre du figuier, et elle le regarde réparer ses filets. Ses grandes mains brunes aux ongles cassés vont vite, savent faire des nœuds avec légèreté. À un moment, il y a une grande déchirure dans les mailles du filet, et Lalla demande, naturellement :
« C’est un gros poisson qui a fait cela ? »
Au lieu de répondre, Naman réfléchit et dit :
« Je ne t’ai pas raconté le jour où nous avons pêché un requin, n’est-ce pas ? »
Lalla secoue la tête, et Naman commence une histoire. Comme dans la plupart de ses histoires, il y a une tempête, avec des éclairs qui vont d’un bout à l’autre du ciel, des vagues hautes comme des montagnes, des trombes de pluie. Le filet est lourd, si lourd à remonter que le bateau penche sur le côté et que les hommes ont peur de chavirer. Quand le filet arrive, ils voient qu’il y a dedans un requin bleu gigantesque, qui se débat et ouvre une mâchoire pleine de dents terribles. Alors les pêcheurs doivent se battre contre le requin qui essaie d’emporter le filet. Ils le frappent à coups de gaffe, à coups de hache. Mais le requin mord le bord du bateau et le déchire comme si c’était du bois de caisse. Enfin, le capitaine parvient à assommer le requin avec un bâton, et on hisse la bête sur le pont du bateau.
« Alors on lui a ouvert le ventre pour voir ce qu’il y avait dedans, et on a trouvé une bague tout en or sur laquelle était montée une pierre précieuse toute rouge, si belle que tout le monde ne pouvait plus en détacher son regard. Naturellement, chacun d’entre nous a voulu la bague pour lui, et bientôt tout le monde était prêt à s’entre-tuer pour la possession de cette maudite bague. Alors j’ai proposé qu’on la joue aux dés, parce que le capitaine avait sur lui une paire de dés en os. Nous avons donc joué aux dés sur le pont, malgré la tempête terrible qui menaçait à chaque instant de renverser le bateau. Nous étions six, et nous avons joué six fois, à celui qui lancerait le chiffre le plus fort. Après le premier tour, il n’y avait plus que moi et le capitaine, car nous avions lancé onze chacun, six et cinq. Tout le monde se pressait autour de nous pour voir qui gagnerait. J’ai lancé, et j’ai fait double six ! C’est moi qui ai donc reçu la bague, et pendant quelques instants j’ai été heureux comme je n’avais jamais été de ma vie. Mais j’ai regardé la bague longtemps, et sa pierre rouge brillait comme le feu de l’enfer, avec une lumière mauvaise, rouge comme le sang. Alors j’ai vu aussi que les yeux de mes compagnons brillaient avec la même lueur mauvaise, et j’ai compris que c’était une bague maudite, comme celui qui l’avait portée et que le requin avait mangé, et j’ai compris que celui qui la garderait serait maudit à son tour.
Quand je l’ai eu bien regardée, je l’ai ôtée de mon doigt et je l’ai jetée dans la mer. Le capitaine et mes compagnons étaient pleins de fureur et ils ont voulu me jeter à la mer moi aussi. Alors je leur ai dit : « Pourquoi êtes-vous en colère contre moi ? Ce qui est venu de la mer est retourné à la mer, et maintenant, c’est comme s’il n’y avait rien eu. » À ce moment-là, la tempête s’est calmée d’un seul coup, et le soleil s’est mis à briller sur la mer. Alors les marins se sont apaisés eux aussi, et le capitaine lui-même qui avait eu tant envie de cette bague l’a oubliée d’un seul coup, et il m’a dit que j’avais bien agi en la rejetant à la mer. Nous en avons fait autant avec le corps du requin, et nous sommes rentrés au port pour réparer le filet. »
« Tu crois vraiment que cette bague était maudite ? » demande Lalla.
« Je ne sais pas si elle était maudite », dit Naman ; « mais ce que je sais, c’est que si je ne l’avais pas rejetée à la mer, le jour même un de mes compagnons m’aurait tué pour la voler, et tout le monde aurait péri de cette façon, jusqu’au dernier. »
Ce sont des histoires que Lalla aime bien entendre, comme cela, assise à côté du vieux pêcheur, en face de la mer, à l’ombre du figuier, quand le vent souffle et fait battre les feuilles. C’est un peu comme si elle entendait la voix de la mer, et les paroles de Naman pèsent sur ses paupières et font monter le sommeil dans son corps. Alors elle se love dans le sable, la tête contre les racines du figuier, tandis que le pêcheur continue à réparer son filet de corde rouge, et que les guêpes vrombissent au-dessus des gouttes de sel.
« Ohé ! Hartani ! »
Lalla crie très fort dans le vent, tandis qu’elle approche des collines de cailloux et de ronces. Par ici il y a toujours plus ou moins de lézards qui détalent entre les pierres, quelquefois même des serpents qui s’esquivent en crissant. Il y a de grandes herbes qui coupent comme des couteaux, et beaucoup de ces palmiers nains avec lesquels on fait des paniers et des nattes. On entend les insectes siffler partout, parce qu’il y a des sources d’eau minuscules entre les roches, et de grands puits cachés dans les avens, où l’eau froide attend. Lalla, en passant, jette des cailloux dans les crevasses, et écoute le bruit qui résonne profondément dans l’ombre.
« Harta-a-ani ! »
Souvent il se cache, pour se moquer d’elle, simplement allongé par terre au pied d’un buisson d’épines. Il est toujours vêtu de sa longue robe de bure effilochée aux manches et au bas, et d’un long linge blanc qu’il enroule autour de sa tête et de son cou. Il est long et mince comme une liane, avec de belles mains brunes aux ongles couleur d’ivoire, et des pieds faits pour la course. Mais c’est son visage que Lalla aime surtout, parce qu’il ne ressemble à personne de ceux qui vivent ici, à la Cité. C’est un visage très mince et lisse, un front bombé et des sourcils très droits, et de grands yeux sombres couleur de métal. Ses cheveux sont courts, presque crépus, et il n’a ni moustache ni barbe. Mais il a l’air fort et sûr de lui, avec un regard qui va droit, qui vous scrute sans crainte, et il sait rire quand il veut d’un rire sonore qui vous rend tout de suite heureux.
Aujourd’hui, Lalla le trouve facilement, parce qu’il n’est pas caché. Il est simplement assis sur une grosse pierre, et il regarde droit devant lui, dans la direction du troupeau de chèvres. Il ne bouge pas. Le vent fait flotter un peu sa robe brune sur son corps, agite le bout de son turban blanc. Lalla marche vers lui sans l’appeler, parce qu’elle sait qu’il l’a entendue arriver. Le Hartani a l’oreille fine, il peut entendre bondir un lièvre à l’autre bout d’une colline, et il montre à Lalla les avions dans le ciel longtemps avant qu’elle ait perçu le bruit de leurs moteurs.
Quand elle est tout près de lui, le Hartani se lève et se retourne. Le soleil brille sur son visage noir. Il sourit et ses dents brillent aussi à la lumière. Bien qu’il soit plus jeune que Lalla, il est aussi grand qu’elle. Il tient un petit couteau sans manche dans sa main gauche.
« Que fais-tu avec ce couteau ? » demande Lalla.
Comme elle est fatiguée par tout le chemin qu’elle a fait, elle s’assoit sur le rocher. Lui, reste debout devant elle, en équilibre sur une jambe. Puis tout d’un coup, il bondit en arrière, il se met à courir à travers la colline caillouteuse. Quelques instants plus tard il ramène une poignée de roseaux qu’il a coupés dans les marécages. Il les montre à Lalla en souriant. Il halète un peu, comme un chien qui a couru trop vite.
« C’est beau », dit Lalla. « C’est pour jouer de la musique ? »
Elle ne demande pas cela vraiment. Elle murmure les mots, en faisant des gestes avec ses mains. Chaque fois qu’elle parle, le Hartani reste immobile et la regarde avec une attention sérieuse, parce qu’il cherche à comprendre.
Peut-être que Lalla est la seule personne qu’il comprenne, et qu’elle est la seule à le comprendre. Quand elle dit « musique », le Hartani saute sur place, en écartant ses longs bras, comme s’il allait danser. Il siffle entre ses doigts, si fort que les chèvres et bouc tressaillent, sur la pente de la colline.
Puis il prend quelques roseaux coupés, il les assemble dans ses mains. Il souffle dedans, et cela fait une drôle de musique un peu rauque, comme le cri des engoulevents dans la nuit, une musique un peu triste, comme le chant des bergers chleuhs.
Le Hartani joue un moment, sans reprendre son souffle. Ensuite, il tend les roseaux à Lalla, et elle joue à son tour, tandis que le jeune berger s’arrête de bouger, avec une lumière de plaisir dans son regard sombre. Ils s’amusent comme cela à souffler à tour de rôle dans les tubes de roseau de longueurs différentes, et la musique triste semble sortir du paysage blanc de lumière, des trous des grottes souterraines, du ciel même où bouge le vent lent.
De temps à autre, ils s’arrêtent, à bout de souffle, et le jeune garçon éclate de son rire sonore, et Lalla se met à rire elle aussi, sans savoir pourquoi.
Ensuite, ils marchent à travers les champs de pierres, et le Hartani prend la main de Lalla, parce que c’est plein de rochers pointus qu’elle ne connaît pas, entre les touffes de broussailles. Ils sautent par-dessus les petits murs de pierre sèche, ils zigzaguent entre les buissons d’épines. Le Hartani montre à Lalla tout ce qu’il y a dans les champs de pierres et sur les pentes des collines. Il connaît les cachettes mieux que personne : celles des insectes dorés, celles des criquets, celles des mantes religieuses et des insectes-feuilles. Il connaît aussi toutes les plantes, celles qui sentent bon quand on froisse leurs feuilles entre les doigts, celles qui ont des racines pleines d’eau, celles qui ont le goût de l’anis, du poivre, de la menthe, du miel. Il connaît les graines qui craquent sous la dent, les baies minuscules qui teignent les doigts et les lèvres en bleu. Il connaît même les cachettes où on trouve de petits escargots en pierre, ou de minuscules grains de sable en forme d’étoile. Il entraîne Lalla loin avec lui, par-delà les murs de pierre sèche, le long des sentiers qu’elle ne connaît pas, jusqu’aux collines d’où on voit le commencement du désert. Ses yeux brillent fort, la peau de son visage est sombre et luisante, quand il arrive en haut des collines. Alors il montre à Lalla la direction du sud, là où il est né.
Le Hartani n’est pas comme les autres garçons. Personne ne sait d’où il vient réellement. Seulement, un jour, il y a déjà longtemps de cela, un homme est venu, monté sur un chameau. Il était vêtu comme les guerriers du désert, avec un grand manteau bleu ciel et le visage voilé de bleu. Il s’est arrêté au puits pour abreuver son chameau, et lui-même a bu longuement l’eau du puits. C’est Yasmina, la femme du chevrier, qui l’a vu quand elle allait chercher de l’eau. Elle s’est arrêtée pour laisser l’étranger boire à sa soif, et quand il est reparti sur son chameau, elle a vu que l’homme avait laissé au bord du puits un tout petit enfant enveloppé dans un morceau de tissu bleu. Comme personne n’en voulait, c’est Yasmina qui a gardé l’enfant. Elle l’a élevé, et il a grandi dans sa famille, comme s’il était son fils. L’enfant était le Hartani, c’est le surnom qu’on lui a donné parce qu’il avait la peau noire comme les esclaves du Sud.
Le Hartani a grandi à l’endroit même où le guerrier du désert l’a laissé, près des champs de pierres et des collines, là où commence le désert. C’est lui qui a gardé les chèvres de Yasmina, il est devenu comme les autres garçons qui sont des bergers. Il sait s’occuper des bêtes, il sait les conduire où il veut, sans les frapper, rien qu’en sifflant entre ses doigts, car les bêtes n’ont pas peur de lui. Il sait parler aussi aux essaims d’abeilles, simplement en sifflotant entre ses dents, en les guidant avec ses mains. Le gens ont un peu peur du Hartani, ils disent qu’il est mejnoun, qu’il a des pouvoirs qui viennent des démons. Ils disent qu’il sait commander aux serpents et aux scorpions, qu’il peut les envoyer pour donner la mort aux bêtes des autres bergers. Mais Lalla ne croit pas cela, elle n’a pas peur de lui. Peut-être qu’elle est la seule personne qui le connaisse bien, parce qu’elle lui parle autrement qu’avec les mots. Elle le regarde, et elle lit dans la lumière de ses yeux noirs, et lui regarde au fond de ses yeux d’ambre ; il ne regarde pas seulement son visage, mais vraiment tout au fond de ses yeux, et c’est comme cela qu’il comprend ce qu’elle veut lui dire.
Aamma n’aime pas beaucoup que Lalla aille voir si souvent le berger dans ses champs de pierres et dans ses collines. Elle lui dit que c’est un enfant trouvé, un étranger, qu’il n’est pas un garçon pour elle. Mais dès que Lalla a fini son travail dans la maison d’Aamma, elle court sur le chemin qui va vers les collines, et elle siffle entre ses doigts comme les bergers, et elle crie :
« Ohé ! Hartani ! »
Elle reste là-haut avec lui quelquefois jusqu’à la nuit tombante. Alors le jeune garçon rassemble ses bêtes pour les conduire au corral, en bas ; près de la maison de Yasmina. Souvent, comme ils ne parlent pas, ils restent immobiles, assis sur les rochers devant les collines de pierres. C’est difficile de comprendre ce qu’ils font à ce moment-là. Peut-être qu’ils regardent devant eux, comme s’ils voyaient à travers les collines, jusque derrière l’horizon. Lalla ne comprend pas bien elle-même comment cela se fait, car le temps semble ne plus exister quand elle est assise à côté du Hartani. Les paroles circulent librement, vont vers le Hartani et reviennent vers elle, chargées d’un autre sens, comme dans les rêves où l’on est deux à la fois.
C’est le Hartani qui lui a appris à rester ainsi sans bouger, à regarder le ciel, les pierres, les arbustes, à regarder voler les guêpes et les mouches, à écouter le chant des insectes cachés, à sentir l’ombre des oiseaux de proie et les tressaillements des lièvres dans les broussailles.
Le Hartani n’a pas vraiment de famille, comme Lalla, il ne sait pas lire ni écrire, il ne connaît même pas les prières, il ne sait pas parler, et pourtant c’est lui qui sait toutes ces choses. Lalla aime son visage lisse, ses longues mains, ses yeux de métal sombre, son sourire, elle aime sa façon de marcher, vif et léger comme un lévrier, puis comme il sait bondir de roche en roche, et disparaître en un clin d’œil dans une de ses cachettes.
Il ne vient jamais à la ville. Peut-être qu’il a peur des autres garçons, parce qu’il n’est pas comme eux. Quand il part, c’est vers le sud qu’il va, dans la direction du désert, là où passent les pistes des nomades montés sur leurs chameaux. Il s’en va plusieurs jours comme cela, sans qu’on sache où il est. Puis il revient un matin, il reprend sa place dans le champ de pierres, avec les chèvres et le bouc, comme s’il n’était parti que quelques instants.
Quand elle est assise, comme cela, sur un rocher à côté du Hartani, et qu’ils regardent ensemble l’étendue des pierres dans la lumière du soleil, avec le vent qui souffle de temps en temps, avec les guêpes qui vrombissent au-dessus des petites plantes grises, et le bruit des sabots des chèvres sur les cailloux qui s’éboulent, il n’y a besoin de rien d’autre vraiment. Lalla sent la chaleur au fond d’elle, comme si toute la lumière du ciel et des pierres venait jusqu’au centre de son corps, grandissait. Le Hartani prend la main de Lalla dans sa longue main brune aux doigts effilés, il la serre si fort qu’elle en a presque mal.
Lalla sent dans la paume de sa main passer le courant de chaleur, comme une drôle de vibration ténue. Elle n’a pas envie de parler, ni de penser. Elle est si bien ainsi qu’elle pourrait rester tout le jour, jusqu’à ce que la nuit emplisse les ravins, sans bouger. Elle regarde devant elle, elle voit chaque détail du paysage de pierre, chaque touffe d’herbe, elle entend chaque craquement, chaque cri d’insecte. Elle sent le mouvement lent de la respiration du berger, elle est si près de lui qu’elle voit avec ses yeux, qu’elle sent avec sa peau. Cela dure un bref instant, mais il semble si long qu’elle en oublie tout le reste, prise par le vertige.
Puis, tout à coup, comme s’il avait peur de quelque chose, le jeune berger bondit sur ses pieds, abandonne la main de Lalla. Sans même la regarder, il se met à courir vite comme un chien, bondissant par-dessus les rochers et les ravins asséchés. Il franchit les murs de pierre sèche, et Lalla voit sa silhouette claire qui disparaît entre les buissons d’épines.
« Hartani Hartani ! Reviens ! »
Lalla crie, debout sur le rocher, et sa voix tremble, parce qu’elle sait que cela n’y fera rien. Le Hartani a disparu soudain, avalé par un de ces creux sombres dans la roche calcaire. Il ne se montrera plus aujourd’hui. Demain, peut-être, ou plus tard ? Alors Lalla descend la colline à son tour, lentement, d’une roche à l’autre, maladroitement, et elle se retourne de temps en temps pour essayer d’apercevoir le berger. Elle quitte les champs de pierres et les enclos de pierre sèche, elle retourne vers le bas, vers le creux de la vallée, pas très loin de la mer, là où les hommes vivent dans les maisons de planches, de tôle et de papier goudronné.
Les jours sont tous les jours les mêmes, ici, dans la Cité, et parfois on n’est pas bien sûr du jour qu’on est en train de vivre. C’est un temps déjà ancien, et c’est comme s’il n’y avait rien d’écrit, rien de sûr. Personne d’ailleurs ne pense vraiment à cela, ici, personne ne se demande vraiment qui il est. Mais Lalla y pense souvent, quand elle va sur le plateau de pierres où vit l’homme bleu qu’elle appelle Es Ser.
C’est peut-être à cause des guêpes aussi. Il y a tellement de guêpes dans la Cité, beaucoup plus que d’hommes et de femmes. Depuis l’aurore jusqu’au crépuscule elles vrombissent dans l’air, à la recherche de leur nourriture, elles dansent dans la lumière du soleil.
Pourtant, dans un sens, les heures ne sont jamais toutes pareilles, comme les mots que dit Aamma, comme les visages des filles qui se retrouvent autour de la fontaine. Il y a des heures torrides, quand le soleil brûle la peau à travers les habits, quand la lumière enfonce des aiguilles dans les yeux et fait saigner les lèvres. Alors Lalla s’enveloppe complètement dans les toiles bleues, elle attache un grand mouchoir derrière sa tête, qui couvre son visage jusqu’aux yeux, et elle entoure sa tête d’un autre voile de toile bleue qui descend jusque sur sa poitrine. Le vent brûlant vient du désert, souffle les grains de poussière dure. Au-dehors, dans les ruelles de la Cité, il n’y a personne. Même les chiens sont cachés dans des trous de terre, au pied des maisons, contre les bidons d’essence vides.
Mais Lalla aime être dehors ces jours-là, peut-être justement parce qu’il n’y a plus personne. C’est comme s’il n’y avait plus rien sur la terre, plus rien qui appartienne aux hommes. C’est alors qu’elle se sent le plus loin d’elle-même, comme si plus rien de ce qu’elle avait fait ne pouvait compter, comme s’il n’y avait plus de mémoire.
Alors elle va vers la mer, là où commencent les dunes. Elle s’assoit dans le sable, enveloppée dans ses voiles bleus, elle regarde la poussière qui monte dans l’air. Au-dessus de la terre, au zénith, le ciel est d’un bleu très dense, presque couleur de nuit, et quand elle regarde vers l’horizon, au-dessus de la ligne des dunes, elle voit cette couleur rose, cendrée, comme à l’aube. Ces jours-là, on est libre aussi des mouches et des guêpes, parce que le vent les a chassées vers les creux de rochers, dans leurs nids de boue séchée, ou dans les coins sombres des maisons. Il n’y a pas d’hommes, ni de femmes, ni d’enfants. Il n’y a pas de chiens, pas d’oiseaux. Il y a seulement le vent qui siffle entre les branches des arbustes, dans les feuilles des acacias et des figuiers sauvages. Il y a seulement les milliers de particules de pierre qui fouettent le visage, qui se divisent autour de Lalla, qui forment de longs rubans, des serpents, des fumées. Il y a le bruit du vent, le bruit de la mer, le bruit crissant du sable, et Lalla se penche en avant pour respirer, son voile bleu plaqué sur ses narines et sur ses lèvres.
C’est bien parce que c’est comme si on était parti sur un bateau, comme Naman le pêcheur et ses compagnons, perdu au milieu de la grande tempête. Le ciel est nu, extraordinaire. La terre a disparu, ou presque, à peine visible par les échancrures de sable, déchirée, usée, quelques taches noires de récifs au milieu de la mer.
Lalla ne sait pas pourquoi elle est dehors ces jours-là. C’est plus fort qu’elle, elle ne peut pas rester enfermée dans la maison d’Aamma, ni même marcher dans les ruelles de la Cité. Le vent brûlant sèche ses lèvres et ses narines, elle sent le feu qui descend en elle. C’est peut-être le feu de la lumière du ciel, le feu qui vient de l’Orient, et que le vent enfonce dans son corps. Mais la lumière ne fait pas que brûler : elle libère, et Lalla sent son corps devenir léger, rapide. Elle résiste, accrochée des deux mains au sable de la dune, le menton contre ses genoux. Elle respire à peine, à petits coups, pour ne pas devenir trop légère.
Elle essaie de penser à ceux qu’elle aime, parce que cela empêche le vent de l’emporter. Elle pense à Aamma, au Hartani, à Naman surtout. Mais ces jours-là il n’y a rien qui compte vraiment, ni personne de ceux qu’elle connaît, et sa pensée s’enfuit tout de suite, s’échappe comme si le vent l’arrachait et l’emportait le long des dunes.
Puis, soudain, elle sent le regard de l’homme bleu du désert, sur elle. C’est le même regard que là-haut, sur le plateau de pierre, à la frontière du désert. C’est un regard vide et impérieux qui pèse sur ses épaules, avec le poids du vent et de la lumière, un regard de terrible sécheresse qui la fait souffrir, un regard durci comme les particules de pierre qui frappent son visage et ses vêtements. Elle ne comprend pas ce qu’il veut, ce qu’il demande. Peut-être qu’il ne veut rien d’elle, simplement il passe sur le paysage de la mer, sur le fleuve, sur la Cité, et qu’il va plus loin encore, pour embraser les villes et les maisons blanches, les jardins, les fontaines, les grandes avenues des pays qui sont de l’autre côté de la mer.
Lalla a peur, maintenant. Elle voudrait arrêter ce regard, l’arrêter sur elle, pour qu’il n’aille pas au-delà de cet horizon, pour qu’il cesse sa vengeance, son feu, sa violence. Elle ne comprend pas pourquoi l’orage de l’homme du désert veut détruire ces villes. Elle ferme les yeux pour ne plus voir les serpents de sable qui se tordent autour d’elle, ces fumées dangereuses. Alors dans ses oreilles elle entend la voix du guerrier du désert, celui qu’elle appelle Es Ser, le Secret. Elle ne l’avait jamais entendue avec tant de netteté, même lorsqu’il était apparu à ses yeux, sur le plateau de pierres, vêtu de son manteau blanc, le visage voilé de bleu. C’est une drôle de voix qu’elle entend à l’intérieur de sa tête, qui se mêle au bruit du vent et aux crissements des grains de sable. C’est une voix lointaine qui dit des mots qu’elle ne comprend pas bien, qui répète sans fin les mêmes mots, les mêmes paroles.
« Fais que le vent s’arrête ! » dit Lalla à haute voix, sans ouvrir les yeux. « Ne détruis pas les villes, fais que le vent s’arrête, que le soleil ne brûle pas, que tout soit en paix ! »
Puis encore, malgré elle :
« Que veux-tu ? Pourquoi viens-tu ici ? Je ne suis rien pour toi, pourquoi me parles-tu, à moi seulement ? »
Mais la voix continue son murmure, son frisson à l’intérieur du corps de Lalla. C’est seulement la voix du vent, la voix de la mer, du sable, la voix de la lumière qui éblouit et grise la volonté des hommes. Elle vient en même temps que le regard étranger, elle brise et arrache tout ce qui lui résiste sur la terre. Ensuite elle continue plus loin, vers l’horizon, elle se perd sur la mer aux vagues puissantes, elle emporte les nuages et le sable vers les côtes rocheuses, de l’autre côté de la mer, vers les grands deltas où brûlent les cheminées des raffineries.
« Parle-moi de l’Homme Bleu », dit Lalla. Mais Aamma est en train de pétrir la pâte pour le pain sur le grand plat de terre. Elle secoue la tête.
« Pas maintenant. »
Lalla insiste.
« Si, maintenant, Aamma, je t’en prie. »
« Je t’ai déjà raconté tout ce que je savais sur lui. »
« Ça ne fait rien, je voudrais entendre encore parler de lui, et de celui qu’on appelait Ma el Aïnine, l’Eau des Yeux. »
Alors Aamma cesse de masser la pâte. Elle s’assoit par terre, et elle parle, parce qu’au fond elle aime bien raconter des histoires.
« Je t’ai déjà parlé de cela, c’était il y a longtemps, à une époque que ta mère ni moi n’avons connue, car c’était du temps de l’enfance de la grand-mère de ta mère que le grand Al Azraq, celui qu’on appelait l’Homme Bleu, est mort, et Ma el Aïnine n’était encore qu’un jeune homme en ce temps-là. »
Lalla connaît bien leurs noms, elle les a entendus souvent depuis sa petite enfance, et pourtant, chaque fois qu’elle les entend, elle frissonne un peu, comme si cela remuait quelque chose au fond d’elle-même.
« Al Azraq était de la tribu de la grand-mère de ta mère, il vivait tout à fait au sud, au-delà du Draa, au-delà même de la Saguiet el Hamra, et en ce temps-là il n’y avait pas un seul étranger dans ce pays, les Chrétiens n’avaient pas le droit d’entrer. En ce temps-là les guerriers du désert étaient invaincus, et toutes les terres au sud du Draa étaient à eux, très loin, jusqu’au cœur du désert, jusqu’à la ville sainte de Chinguetti. »
Chaque fois qu’Aamma raconte l’histoire d’Al Azraq, elle ajoute un détail nouveau, une phrase nouvelle, ou bien elle change quelque chose, comme si elle ne voulait pas que l’histoire fût jamais achevée. Sa voix est forte, un peu chantante, elle résonne étrangement dans la maison obscure, avec le bruit de la tôle qui craque au soleil et le vrombissement des guêpes.
« On l’appelait Al Azraq parce qu’avant d’être un saint, il avait été un guerrier du désert, tout à fait au sud, dans la région de Chinguetti, car il était noble et fils de cheikh. Mais un jour, Dieu l’a appelé et il est devenu un saint, il a abandonné ses habits bleus du désert et il s’est vêtu d’une robe de laine comme les hommes pauvres, et il a marché à travers le pays, de ville en ville, pieds nus, avec un bâton, comme s’il était un mendiant. Mais Dieu ne voulait pas qu’on le confonde avec les autres mendiants, et il avait fait en sorte que la peau de son visage et de ses mains reste bleue, et cette couleur ne partait jamais, malgré l’eau avec laquelle il se lavait. La couleur bleue restait sur son visage et sur ses mains, et quand les gens voyaient cela, malgré la robe de laine usée, ils comprenaient que ce n’était pas un mendiant, mais un vrai guerrier du désert, un homme bleu que Dieu avait appelé, et c’est pour cela qu’ils lui avaient donné ce nom. Al Azraq, l’Homme Bleu… »
Quand elle parle, Aamma se balance un peu d’avant en arrière, comme si elle rythmait une musique. Ou bien elle se tait pendant un long moment, penchée sur le grand plat de terre, occupée à briser la pâte du pain et à la réunir de nouveau, puis à l’écraser avec ses poings fermés.
Lalla attend qu’elle continue, sans rien dire.
« Personne de ce temps-là n’est encore vivant », dit Aamma. « Ce qu’on dit de lui est ce qu’on raconte, sa légende, son souvenir. Mais il y a des gens maintenant qui ne veulent plus croire cela, ils disent que ce sont des mensonges. »
Aamma hésite, parce qu’elle choisit avec soin ce qu’elle va raconter.
« Al Azraq était un grand saint », dit-elle. « Il savait guérir les malades, même ceux qui étaient malades au-dedans, ceux qui avaient perdu la raison. Il vivait partout, dans les cabanes des bergers, les abris de feuilles qui sont construits autour des arbres, ou bien même dans les grottes, au cœur de la montagne. Les gens venaient de toutes parts pour le voir et lui demander secours. Un jour, un vieil homme a amené son fils qui était aveugle, et il lui a dit : guéris mon fils, toi qui as reçu la bénédiction de Dieu, guéris-le et je te donnerai tout ce que j’ai. Et il lui a montré un sac plein d’or qu’il avait apporté avec lui. Al Azraq lui a dit : à quoi peut servir ton or ici ? Et il lui montrait le désert, sans une goutte d’eau, sans un fruit. Et il a pris l’or du vieil homme et il l’a jeté sur le sol, et l’or s’est transformé en scorpions et en serpents qui fuyaient au loin, et le vieil homme s’est mis à trembler de peur. Alors Al Azraq a dit au vieil homme : acceptes-tu d’être aveugle à la place de ton fils ? Le vieil homme a répondu : je suis très vieux, à quoi me servent mes yeux ? Fais que mon fils voie, et je serai content. Aussitôt le jeune homme a recouvré la vue et il était ébloui par la lumière du soleil. Mais quand il s’est aperçu que son père était aveugle, il a cessé d’être heureux. Rends la vue à mon père, a-t-il dit, car c’est moi que Dieu avait condamné. Alors Al Azraq leur a donné la vue à tous deux, parce qu’il savait que leur cœur était bon. Et il a continué sa route vers la mer, et il s’est arrêté pour vivre dans un endroit comme ici, près des dunes, au bord de la mer. »
Aamma se tait encore un peu. Lalla pense aux dunes, là où vivait Al Azraq, elle entend le bruit du vent et de la mer.
« Les pêcheurs lui donnaient à manger tous les jours, parce qu’ils savaient que l’Homme Bleu était un saint, et ils demandaient sa bénédiction. Certains venaient de très loin, des villes fortifiées du Sud, ils venaient pour entendre sa parole. Mais Al Azraq n’enseignait pas la Sunna avec les mots, et quand quelqu’un venait lui demander : enseigne-moi la Voie, il se contentait de réciter le chapelet pendant des heures, sans rien dire d’autre. Puis il disait au visiteur : va chercher du bois pour le feu, va chercher de l’eau, comme s’il était son serviteur. Il lui disait : évente-moi, et même il lui parlait durement, il le traitait de paresseux et de menteur, comme s’il était son esclave. »
Aamma parle lentement, dans la maison obscure, et Lalla croit entendre la voix de l’Homme Bleu.
« Il enseignait comme cela la Sunna, pas avec les mots de la parole, mais avec des gestes et des prières, pour obliger les visiteurs à s’humilier dans leur cœur. Mais quand c’étaient des gens simples qui venaient, ou des enfants, Al Azraq était très doux avec eux, il leur disait des paroles très douces, il leur racontait des légendes merveilleuses, parce qu’il savait qu’eux n’avaient pas le cœur endurci et qu’ils étaient vraiment près de Dieu. C’est pour eux qu’il faisait parfois des miracles, pour les aider, parce qu’ils n’avaient pas d’autre recours. »
Aamma hésite :
« Je t’ai raconté le miracle de la source d’eau qu’il a fait jaillir sous un rocher ? »
« Oui, mais raconte-le encore une fois », dit Lalla.
C’est l’histoire qu’elle aime le mieux au monde. Chaque fois qu’elle l’entend, elle sent quelque chose d’étrange qui bouge au fond d’elle, comme si elle allait pleurer, comme un frisson de fièvre. Elle pense comment tout s’est passé, il y a très longtemps, aux portes du désert, dans un village de boue et de palmes, avec une grande place vide où vrombissent les guêpes, et l’eau de la fontaine qui brille au soleil, lisse comme un miroir où se reflètent les nuages et le ciel. Sur la place du village il n’y a personne, car le soleil brûle très fort, et tous les hommes sont à l’abri, dans la fraîcheur de leurs maisons. Sur l’eau de la fontaine immobile, ouverte comme un œil qui regarde le ciel, passe de temps en temps le lent frisson de l’air embrasé qui jette une poudre fine et blanche à la surface, comme une taie imperceptible qui fond aussitôt. L’eau est belle et profonde, bleu-vert, silencieuse, immobile dans le creux de la terre rouge où les pieds nus des femmes ont laissé des traces luisantes. Seules les guêpes vont et viennent au-dessus de l’eau, frôlent la surface, repartent vers les maisons où montent les fumées des braseros.
« C’était une femme qui allait chercher une cruche d’eau à la fontaine. Personne ne se souvient plus de son nom maintenant, parce que cela s’est passé il y a très longtemps. Mais c’était une très vieille femme, qui n’avait plus de forces, et quand elle est arrivée à la fontaine, elle pleurait et elle se lamentait parce qu’elle avait beaucoup de chemin à faire pour rapporter l’eau chez elle. Elle restait là, accroupie par terre, à pleurer et à gémir. Alors tout d’un coup, sans qu’elle l’ait entendu venir, Al Azraq était debout à côté d’elle… »
Lalla le voit distinctement maintenant. Il est grand et maigre, enveloppé de son manteau couleur de sable. Son visage est caché par son voile, mais ses yeux brillent d’une étrange lumière qui apaise et fortifie comme la flamme d’une lampe. Elle le reconnaît maintenant. C’est lui qui apparaît sur le plateau de pierre, là où commence le désert, et qui entoure Lalla de son regard, avec tant d’insistance et de force qu’elle en ressent un vertige. Il vient comme cela, silencieusement comme une ombre, il sait être là quand il le faut.
« La vieille femme continuait à pleurer, alors Al Azraq lui a demandé doucement pourquoi elle pleurait. »
Mais on ne peut avoir peur quand il arrive silencieusement, comme surgi du désert. Son regard est plein de bonté, sa voix est lente et calme, son visage même resplendit de lumière.
« La vieille femme lui a dit sa tristesse, sa solitude, parce que sa maison était très loin de l’eau et qu’elle n’avait pas la force de rentrer en portant la cruche… »
Sa voix et son regard sont une seule et même chose, comme s’il savait déjà ce qui doit venir, dans l’avenir, et qu’il connaissait le secret des destinées humaines.
« Ne pleure pas pour cela, a dit Al Azraq, je vais t’aider à retourner chez toi. Et il l’a guidée par le bras jusque chez elle, et quand ils sont arrivés devant sa maison, il lui a dit simplement : soulève cette pierre au bord du chemin, et tu ne manqueras plus jamais d’eau. Et la vieille femme a fait ce qu’il a dit, et sous la pierre, il y avait une source d’eau très claire qui a jailli, et l’eau s’est répandue alentour, jusqu’à former une fontaine plus belle et plus fraîche que nulle autre dans le pays. Alors la vieille femme a remercié Al Azraq, et plus tard, les gens sont venus de tous les environs pour voir la fontaine, et pour goûter de son eau, et tous louaient Al Azraq qui avait reçu un tel pouvoir de Dieu. »
Lalla pense à la fontaine jaillie de sous la pierre, elle pense à l’eau très claire et lisse qui brillait dans la lumière du soleil. Elle y pense longtemps, dans la pénombre, tandis qu’Aamma continue à pétrir la pâte du pain. Et l’ombre de l’Homme Bleu se retire, silencieusement, comme elle était venue, mais son regard plein de force reste suspendu au-dessus d’elle, et l’enveloppe comme un souffle.
Aamma se tait maintenant, elle ne dit plus rien du tout. Elle continue à frapper et à masser la pâte dans le grand plat de terre qui oscille. Peut-être qu’elle pense, elle aussi, à la belle fontaine d’eau profonde jaillie sous la pierre du chemin, comme la vraie parole d’Al Azraq, la vraie voie.
La lumière est belle, ici, sur la Cité, tous les jours. Lalla n’avait jamais fait tellement attention à la lumière, jusqu’à ce que le Hartani lui apprenne à la regarder. C’est une lumière très claire, surtout le matin, juste après le lever du soleil. Elle éclaire les rochers et la terre rouges, elle les rend vivants. Il y a des endroits pour voir la lumière. Le Hartani a conduit Lalla, un matin, jusqu’à un de ces endroits. C’est un gouffre qui s’ouvre au fond d’un ravin de pierres, et le Hartani est le seul à connaître cette cachette. Il faut bien savoir le passage. Le Hartani a pris la main de Lalla, et il l’a guidée le long de l’étroit boyau qui descend vers l’intérieur de la terre. Tout de suite, on sent la fraîcheur humide de l’ombre, et les bruits cessent, comme quand on plonge la tête sous l’eau. Le boyau s’enfonce loin sous la terre. Lalla a un peu peur, parce que c’est la première fois qu’elle descend à l’intérieur de la terre. Mais le berger serre fort sa main, et cela lui donne du courage.
Tout d’un coup, ils s’arrêtent : le long boyau est inondé de lumière, parce qu’il débouche en plein sur le ciel. Lalla ne comprend pas comment cela est possible, parce qu’ils n’ont pas cessé de descendre, mais c’est pourtant vrai : le ciel est là, devant elle, immense et léger. Elle reste immobile, le souffle arrêté, les yeux grands ouverts. Ici, il n’y a plus que le ciel, si clair qu’on croit être un oiseau en train de voler.
Le Hartani fait signe à Lalla de s’approcher de l’ouverture. Puis il s’assoit sur les pierres, lentement, pour ne pas créer d’éboulements. Lalla s’assoit un peu derrière lui, frissonnante à cause du vertige. En bas, tout en bas de la falaise, elle aperçoit-dans la brume la grande plaine déserte, les torrents asséchés. À l’horizon, il y a une vapeur ocre qui s’étale : c’est le commencement du désert. C’est là que Hartani s’en va, quelquefois, tout seul, sans rien emporter d’autre qu’un peu de pain enveloppé dans un mouchoir. C’est à l’est, là où la lumière du soleil est la plus belle, si belle qu’on voudrait faire comme le Hartani, courir pieds nus dans le sable, bondir par-dessus les pierres coupantes et les ravins, aller toujours plus loin dans la direction du désert.
« C’est beau, Hartani ! »
Parfois Lalla oublie que le berger ne peut pas comprendre. Quand elle lui parle, il tourne son visage vers elle, et ses yeux brillent, ses lèvres cherchent à imiter les mouvements du langage. Puis, il fait une grimace et Lalla se met à rire.
« Oh ! »
Elle lui montre du doigt un point noir immobile au centre de l’espace. Le Hartani regarde un instant dans la direction du point, et il fait avec la main le signe de l’oiseau, index replié, les trois derniers doigts écartés comme les plumes de l’oiseau. Le point glisse lentement au centre du ciel, il tourne un peu sur lui-même, il descend, il s’approche. Maintenant, Lalla distingue bien son corps, sa tête, ses ailes aux rémiges écartées. C’est un épervier qui cherche sa proie, et qui glisse sur les courants du vent, silencieusement, comme une ombre.
Lalla le regarde longtemps, le cœur battant. Elle n’a jamais rien vu d’aussi beau que cet oiseau qui trace ses cercles lents dans le ciel, très haut au-dessus de la terre rouge, seul et silencieux dans le vent, dans la lumière du soleil, et qui bascule par moments vers le désert, comme s’il allait tomber. Le cœur de Lalla bat plus fort, parce que le silence de l’oiseau fauve entre en elle, fait naître la peur. Son regard est fixé sur l’épervier, elle ne peut pas l’en détacher. Le terrible silence du centre du ciel, le froid de l’air libre, surtout la lumière qui brûle, tout cela l’étourdit, creuse un vertige. Elle appuie sa main sur le bras du Hartani, pour ne pas tomber en avant vers le vide. Lui aussi regarde l’épervier. Mais c’est comme si l’oiseau était son frère, et que rien ne les séparait. Ils ont le même regard, le même courage, ils partagent le silence interminable du ciel, du vent et du désert.
Quand Lalla s’aperçoit que le Hartani et l’épervier sont semblables, elle frissonne, mais son vertige cesse. Le ciel devant elle est immense, la terre est une buée grise et ocre qui flotte à l’horizon. Puisque le Hartani connaît tout cela, Lalla n’a plus peur d’entrer dans le silence. Elle ferme les yeux, elle se laisse glisser dans l’air, au milieu du ciel, accrochée au bras du jeune berger. Lentement, ensemble, ils tracent de grands cercles au-dessus de la terre, si loin qu’on n’entend plus aucun bruit, rien que le froissement léger du vent dans les rémiges, si haut qu’on ne voit presque plus les rochers, les buissons d’épines, les maisons de planches et de papier goudronné.
Puis, quand ils ont longtemps volé ensemble, et qu’ils sont tout ivres de vent, de lumière et de bleu de ciel, ils reviennent vers la bouche de la grotte, en haut de la falaise rouge ; ils se posent légèrement, sans faire rouler une pierre, sans faire bouger un grain de sable. Ça, ce sont les choses que sait faire le Hartani, comme cela, sans parler, sans penser, rien qu’avec son regard.
Il connaît toutes sortes d’endroits où on peut voir les lumières, parce qu’il n’y a pas seulement une lumière, mais beaucoup de lumières différentes. Au début, quand il conduisait Lalla à travers les rochers, dans les creux, vers les vieilles crevasses asséchées, ou bien en haut d’un roc rouge, elle croyait que c’était pour aller chasser les lézards ou pour piller les nids des oiseaux, comme font les autres garçons. Mais le Hartani lui montrait alors, en tendant la main, les yeux brillants de plaisir, et au bout de son geste, il n’y avait rien que le ciel, immense, éclatant de blancheur, ou bien la danse des rayons de soleil le long des cassures de pierre, ou encore ces espèces de lunes que fait le soleil à travers le feuillage des arbustes. Quelquefois aussi il montrait les moucherons suspendus dans l’air, pareils à des bulles entre deux touffes d’herbe, comme s’il y avait eu une immense toile d’araignée. Ces choses étaient plus belles quand il les regardait, plus neuves, comme si personne ne les avait regardées avant lui, comme au commencement du monde.
Lalla aime suivre le Hartani. Elle marche derrière lui, le long du sentier qu’il ouvre. Ce n’est pas exactement un sentier, parce qu’il n’y a pas de traces, et pourtant, quand le Hartani s’avance, on voit que c’est bien là qu’est le passage, et pas ailleurs. Peut-être que ce sont des sentiers pour les chèvres et pour les renards, pas pour les hommes. Mais lui, le Hartani, il est comme l’un d’eux, il sait des choses que les hommes ne savent pas, il les voit avec tout son corps, pas seulement avec ses yeux.
C’est comme pour les odeurs. Quelquefois le Hartani marche très loin sur la plaine de pierres, dans la direction de l’est. Le soleil brûle sur les épaules et sur le visage de Lalla, et elle a du mal à suivre le berger. Lui ne s’occupe pas d’elle alors. Il cherche quelque chose, presque sans s’arrêter, un peu penché vers le sol, bondissant de roche en roche. Puis tout d’un coup il s’arrête, et il met son visage contre la terre, à plat ventre comme s’il était en train de boire. Lalla s’approche doucement, tandis que le Hartani se relève un peu. Ses yeux de métal brillent de plaisir, comme s’il avait trouvé la chose la plus précieuse du monde. Entre les cailloux, dans la terre poudreuse, il y a une touffe verte et grise, un tout petit arbuste aux feuilles maigres comme il y en a tant ici, mais quand Lalla approche son visage à son tour, elle sent le parfum, faible d’abord, puis de plus en plus profond, le parfum des plus belles fleurs, l’odeur de la menthe et de l’herbe chiba, l’odeur des citrons aussi, l’odeur de la mer et du vent, des prairies en été. Il y a tout cela, et bien davantage, dans cette plante minuscule, sale et fragile, qui pousse à l’abri des cailloux au milieu du grand plateau aride ; et seul le Hartani le sait.
C’est lui qui montre à Lalla toutes les belles odeurs, parce qu’il connaît leurs cachettes. Les odeurs sont comme les cailloux et les animaux, elles ont chacune sa cachette. Mais il faut savoir les chercher, comme les chiens, à travers le vent, en flairant les pistes minuscules, puis en bondissant, sans hésiter, jusqu’à la cachette.
Le Hartani a montré à Lalla comment il faut faire. Autrefois, elle ne savait pas. Autrefois, elle pouvait passer à côté d’un buisson, ou d’une racine, ou d’un rayon de miel, sans rien percevoir. L’air est si plein de senteurs ! Elles bougent tout le temps, comme des souffles, elles montent, elles descendent, elles se croisent, se mélangent, se séparent. Au-dessus des traces d’un lièvre flotte l’étrange odeur de la peur, et un peu plus loin, le Hartani fait signe à Lalla d’approcher. Sur la terre rouge, d’abord, il n’y a rien, mais peu à peu, la jeune fille distingue quelque chose d’âcre, de dur, l’odeur de l’urine et de la sueur, et d’un seul coup elle reconnaît l’odeur : c’est celle d’un chien sauvage, affamé, au poil hérissé, qui courait à travers le plateau à la poursuite du lièvre.
Lalla aime passer les jours avec le Hartani. Elle est la seule à qui il montre toutes ces choses. Les autres, il s’en méfie, parce qu’ils n’ont pas le temps d’attendre, pour chercher les odeurs, ou pour voir voler les oiseaux du désert. Il n’a pas peur des gens. Ce serait plutôt lui qui ferait peur aux gens. Ils disent qu’il est « mejnoun », possédé des démons, qu’il est magicien, qu’il a le mauvais œil. Lui, le Hartani, est celui qui n’a pas de père ni de mère, celui qui est venu de nulle part, celui qu’un guerrier du désert a déposé un jour, près du puits, sans dire un mot. Il est celui qui n’a pas de nom. Quelquefois Lalla voudrait bien savoir qui il est, elle voudrait bien lui demander :
« D’où viens-tu’ ? »
Mais le Hartani ne connaît pas le langage des hommes, il ne répond pas aux questions. Le fils aîné d’Aamma dit que le Hartani ne sait pas parler parce qu’il est sourd. C’est en tout cas ce que le maître d’école lui a dit un jour ; cela s’appelle des sourds-muets. Mais Lalla sait bien que ce n’est pas vrai, parce que le Hartani entend mieux que personne. Il sait entendre des bruits si fins, si légers, que même en mettant l’oreille contre la terre on ne les entend pas. Il sait entendre un lièvre qui bondit de l’autre côté du plateau de pierres, ou bien quand un homme approche sur le sentier, à l’autre bout de la vallée. Il est capable de trouver l’endroit où chante le criquet, ou bien le nid des perdrix dans les hautes herbes. Mais le Hartani ne veut pas entendre le langage des hommes, parce qu’il vient d’un pays où il n’y a pas d’hommes, seulement le sable des dunes et le ciel.
Quelquefois, Lalla parle au berger, elle lui dit, par exemple, « Biluuu-la ! », lentement, en le regardant au fond des yeux, et il y a une drôle de lumière qui éclaire ses yeux de métal sombre. Il pose la main sur les lèvres de Lalla, et il suit leur mouvement quand elle parle ainsi. Mais jamais il ne prononce une parole à son tour.
Puis, au bout d’un moment, il en a assez, il détourne son regard, il va s’asseoir plus loin, sur une autre pierre. Mais ça n’a pas d’importance au fond, parce que maintenant Lalla sait que les paroles ne comptent pas réellement. C’est seulement ce qu’on veut dire, tout à fait à l’intérieur, comme un secret, comme une prière, c’est seulement cette parole-là qui compte. Et le Hartani ne parle pas autrement, il sait donner et recevoir cette parole. Il y a tant de choses qui passent par le silence. Cela non plus, Lalla ne le savait pas avant d’avoir rencontré le Hartani. Les autres n’attendent que des paroles, ou bien des actes, des preuves, mais lui, le Hartani, il regarde Lalla, avec son beau regard de métal, sans rien dire, et c’est dans la lumière de son regard qu’on entend ce qu’il dit, ce qu’il demande.
Quand il est inquiet, ou quand il est au contraire très heureux, il s’arrête, il pose ses mains sur les tempes de Lalla, c’est-à-dire qu’il les tend de chaque côté de la tête de la jeune fille, sans la toucher, et il reste un long moment, le visage tout éclairé de lumière. Et Lalla sent la chaleur des paumes contre ses joues et contre ses tempes, comme s’il y avait un feu qui la chauffait. C’est une impression étrange, qui la remplit de bonheur à son tour, qui entre jusqu’au fond d’elle-même, qui la dénoue, l’apaise. C’est pour cela surtout que Lalla aime le Hartani, parce qu’il a ce pouvoir dans les paumes de ses mains. Peut-être qu’il est vraiment un magicien.
Elle regarde les mains du berger, pour comprendre. Ce sont de longues mains aux doigts minces, aux ongles nacrés, à la peau fine et brune, presque noire sur le dessus, et d’un rose un peu jaune en dessous, comme ces feuilles d’arbre qui ont deux couleurs.
Lalla aime beaucoup les mains du Hartani. Ce ne sont pas des mains comme celles des autres hommes de la Cité, et elle croit bien qu’il n’y en a pas d’autres comme celles-là dans tout le pays. Elles sont agiles et légères, pleines de force aussi, et Lalla pense que ce sont les mains de quelqu’un de noble, le fils d’un cheikh peut-être, ou peut-être même d’un guerrier de l’Orient, venu de Bagdad.
Le Hartani sait tout faire avec ses mains, pas seulement saisir les cailloux ou rompre le bois, mais faire des nœuds coulants avec les fibres du palmier, des pièges pour prendre les oiseaux, ou encore siffler, faire de la musique, imiter le cri de la perdrix, de l’épervier, du renard, et imiter le bruit du vent, de l’orage, de la mer. Surtout, ses mains savent parler. C’est cela que Lalla préfère. Quelquefois, pour parler, le Hartani s’assoit sur une grosse pierre plate, au soleil, les pieds sous sa grande robe de bure. Ses habits sont très clairs, presque blancs, et on ne voit alors que son visage et ses mains couleur d’ombre, et c’est comme cela qu’il commence à parler.
Ce ne sont pas vraiment des histoires qu’il raconte à Lalla. Ce sont plutôt des images qu’il fait naître dans l’air, rien qu’avec les gestes, avec ses lèvres, avec la lumière de ses yeux. Des images fugitives qui tracent des éclairs, qui s’allument et s’éteignent, mais jamais Lalla n’a rien entendu de plus beau, de plus vrai. Même les histoires que raconte Naman le pêcheur, même quand Aamma parle d’Al Azraq, l’Homme Bleu du désert, et de la fontaine d’eau claire qui a jailli sous une pierre, ce n’est pas aussi beau. Ce que dit le Hartani avec ses mains est insensé comme lui, mais c’est comme un rêve, parce que chaque image qu’il fait paraître vient à l’instant où on s’y attendait le moins, et pourtant c’était elle qu’on attendait. Il parle comme cela, pendant longtemps, il fait apparaître des oiseaux aux plumes écartées, des rochers fermés comme les poings, des maisons, des chiens, des orages, des avions, des fleurs géantes, des montagnes, le vent qui souffle sur les visages endormis. Tout cela ne veut rien dire, mais quand Lalla regarde son visage, le jeu de ses mains noires, elle voit ces images apparaître, si belles et neuves, éclatantes de lumière et de vie, comme si elles jaillissaient vraiment au creux de ses mains, comme si elles sortaient de ses lèvres, sur le rayon de ses yeux.
Ce qui est beau surtout quand le Hartani parle comme cela, c’est qu’il n’y a rien qui trouble le silence. Le soleil brûle sur le plateau de pierres, sur les falaises rouges. Le vent arrive, par instants, un peu froid, ou bien on entend à peine le froissement du sable qui coule dans les rainures des roches. Avec ses longues mains aux doigts souples, le Hartani fait apparaître un serpent qui glisse au fond d’un ravin, puis qui s’arrête, tête dressée. Alors un grand ibis blanc s’échappe, en faisant claquer ses ailes. Dans le ciel, la nuit, la lune est ronde, et de son index, le Hartani allume les étoiles, une, une, encore une… L’été, la pluie commence à tomber, l’eau coule dans les ruisseaux, agrandit une mare ronde où volent des moustiques. Droit vers le centre du ciel bleu, le Hartani lance une pierre triangulaire qui monte, monte, et hop ! d’un seul coup elle s’ouvre et se transforme en un arbre au feuillage immense rempli d’oiseaux.
Quelquefois le Hartani se sert de son visage pour imiter les gens, ou les animaux. Il sait très bien faire la tortue, en pinçant ses lèvres, la tête rentrée entre ses épaules, le dos rond. Ça fait toujours bien rire Lalla, comme la première fois. Ou bien il fait le chameau, les lèvres tendues en avant, les incisives découvertes. Il imite très bien aussi les héros qu’il a vus au cinéma. Tarzan, ou Maciste, et ceux des bandes dessinées.
Lalla lui apporte de temps à autre des petits journaux illustrés qu’elle a pris au fils aîné d’Aamma, ou qu’elle a achetés avec ses économies. Il y a les histoires d’Akim, de Roch Rafal, les histoires qui se passent dans la lune ou sur les autres planètes, et des petits livres de Mickey Mouse ou Donald. C’est ceux-là qu’elle préfère. Elle ne peut pas lire ce qui est écrit, mais elle s’est fait raconter l’histoire deux ou trois fois par le fils d’Aamma, et elle les connaît par cœur. Mais de toute façon, le Hartani n’a pas envie d’entendre l’histoire. Il prend les petits livres, et il a une drôle de façon de les regarder, en les mettant de travers, et en penchant un peu la tête de côté. Ensuite, quand il a bien regardé les dessins, il bondit sur ses pieds, et il imite Roch Rafal ou bien Akim sur le dos d’un éléphant (c’est un rocher qui fait l’éléphant).
Mais Lalla ne reste jamais très longtemps avec le Hartani, parce qu’il y a toujours un moment où son visage semble se fermer. Elle ne comprend pas bien ce qui se passe, quand le visage du jeune berger devient dur et fixe, et que son regard est si lointain. C’est comme quand un nuage passe devant le soleil, ou quand la nuit descend très vite sur les collines et dans le creux des vallées. C’est terrible, parce que Lalla voudrait bien retenir le temps où le Hartani avait l’air heureux, son sourire, la lumière qui brillait dans ses yeux. Mais c’est impossible. Tout d’un coup le Hartani s’en va, comme un animal. Il bondit et disparaît en un clin d’œil, sans que Lalla ait pu voir où il allait. Mais elle ne cherche plus à le retenir maintenant. Même, certains jours, quand il y a eu tant de lumière sur le plateau de pierres, quand le Hartani a parlé avec ses mains et fait naître tant de choses extraordinaires, Lalla préfère s’en aller la première. Elle se lève, et elle s’en va sans courir, sans se retourner, jusqu’au chemin qui conduit à la Cité de planches et de papier goudronné. Peut-être qu’à force de voir le Hartani, elle est devenue comme lui, maintenant.
D’ailleurs, les gens n’aiment pas trop qu’elle aille si souvent voir le Hartani. Peut-être qu’ils ont peur qu’elle devienne « mejnoun » elle aussi, qu’elle prenne les esprits malins qu’il y a dans le corps du berger. Le fils aîné d’Aamma dit que le Hartani est un voleur, parce qu’il a de l’or dans un petit sac de cuir qu’il porte autour de son cou.
Mais Lalla sait que ce n’est pas vrai. L’or, c’est le Hartani qui l’a trouvé un jour, dans le lit d’un torrent à sec. Il a pris Lalla par la main et il l’a guidée jusqu’au fond de la crevasse, et là, dans le sable gris du torrent, Lalla a vu la poudre d’or qui brillait.
« Ce n’est pas un garçon pour toi », dit Aamma, quand Lalla revient du plateau de pierres.
Le visage de Lalla est maintenant aussi noir que celui du Hartani, à cause du soleil qui brûle plus fort là-haut. Quelquefois Aamma ajoute :
« Tu ne vas tout de même pas te marier avec le Hartani ? »
« Pourquoi pas ? » dit Lalla. Et elle hausse les épaules.
Elle n’a pas envie de se marier, elle n’y pense jamais. À l’idée qu’elle pourrait se marier avec le Hartani, elle se met à rire.
Pourtant, chaque fois qu’elle peut, quand elle a décidé qu’elle a terminé son travail, Lalla sort de la Cité et elle va vers les collines où sont les bergers. C’est à l’est de la Cité, là où commencent les terres sans eau, les hautes falaises de pierre rouge. Elle aime bien marcher sur le sentier très blanc qui serpente entre les collines, en écoutant la musique aiguë des criquets, en regardant les traces des serpents dans le sable.
Un peu plus loin, elle entend les sifflements des bergers. Ce sont pour la plupart des jeunes enfants, garçons et filles, qui sont dispersés un peu partout dans les collines avec leurs troupeaux de moutons et de chèvres. Ils sifflent comme cela pour s’appeler, pour se parler, ou pour faire peur aux chiens sauvages.
Lalla aime bien marcher entre les collines, les yeux plissés très fort à cause de la lumière blanche, avec tous ces sifflements qui jaillissent de tous les côtés. Ça la fait frissonner un peu, malgré la chaleur, ça fait battre son cœur plus vite. Quelquefois elle s’amuse à leur répondre.
C’est le Hartani qui lui a montré comment on fait, en mettant deux doigts dans sa bouche.
Quand les jeunes bergers viennent la voir sur le chemin, ils restent d’abord un peu à distance, parce qu’ils sont plutôt méfiants. Ils ont des visages lisses, couleur de cuivre brûlé, avec des fronts bombés et des cheveux d’une drôle de couleur, presque rouges. C’est le soleil et le vent du désert qui ont brûlé leur peau et leurs cheveux. Ils sont en haillons, vêtus seulement de longues chemises de toile écrue, ou de robes faites dans des sacs de farine. Ils n’approchent pas parce qu’ils parlent le chleuh, et qu’ils ne comprennent pas la langue que parlent les gens dans la vallée. Mais Lalla les aime bien, et ils n’ont pas peur d’elle. Elle leur porte quelquefois à manger, ce qu’elle a pu prendre en cachette dans la maison d’Aamma, un peu de pain, des biscuits, des dattes séchées.
Il n’y a que le Hartani qui puisse rester avec eux, parce qu’il est berger comme eux, et parce qu’il ne vit pas avec les gens de la Cité. Quand Lalla est avec lui, loin au milieu du plateau de pierres, ils arrivent en sautant d’un rocher à l’autre, sans faire de bruit. Mais ils sifflent de temps en temps pour prévenir. Quand ils arrivent, ils entourent le Hartani, en parlant très vite dans leur langue étrange, qui fait un bruit d’oiseaux. Puis ils repartent très vite, bondissant à travers le plateau de pierres, toujours en sifflant, et quelquefois le Hartani se met à courir avec eux, et même Lalla essaie de les suivre, mais elle ne sait pas bondir aussi vite qu’eux. Tous, ils rient très fort en la regardant, et ils continuent à courir en poussant de grands éclats de rire joyeux.
Ils partagent leur repas, sur les rochers blancs, au milieu du plateau. Sous leur chemise, ils portent noué contre leur poitrine un linge qui contient un peu de pain noir, des dattes, des figues, du fromage séché. Ils donnent un morceau au Hartani, un morceau à Lalla, et en échange, elle leur donne un peu de son pain blanc. Parfois elle apporte une pomme rouge, qu’elle a achetée à la Coopérative. Le Hartani sort son petit couteau sans manche et il partage la pomme en lamelles, pour que chacun en ait un morceau.
C’est bien, l’après-midi, sur le plateau de pierres. La lumière du soleil n’arrête pas de bondir sur les angles des cailloux, on est tout entouré d’étincelles. Le ciel est bleu profond, sombre, sans cette vapeur blanche qui vient de la mer et des fleuves. Quand le vent souffle avec force, il faut s’enfoncer dans les trous des rochers pour se protéger du froid, et alors on n’entend plus que le bruit de l’air qui siffle sur la terre, entre les broussailles. Ça fait un bruit comme la mer, mais plus lent, plus long. Lalla écoute le bruit du vent, elle écoute les voix grêles des enfants bergers et aussi les bêlements lointains des troupeaux. Ce sont les bruits qu’elle aime le mieux au monde, avec les cris des mouettes et le fracas des vagues. Ce sont des bruits comme s’il ne pouvait jamais rien arriver de mal sur la terre.
Un jour, comme cela, après avoir mangé du pain et des dattes, Lalla a suivi le Hartani jusqu’au pied des collines rouges, là où sont les grottes. C’est là que dort le berger, à la saison sèche, quand le troupeau de chèvres doit s’éloigner pour trouver de nouvelles pâtures. Dans la falaise rouge, il y a ces trous noirs, à demi cachés par les buissons d’épines. Certains de ces trous sont à peine grands comme des terriers, mais quand on entre, la caverne s’agrandit et devient vaste comme une maison, et si fraîche.
Lalla est entrée comme cela, à plat ventre, en suivant le Hartani. Au commencement, elle ne voyait plus rien, et elle avait peur. Tout d’un coup, elle s’est mise à crier :
« Hartani ! Hartani ! »
Le berger est revenu en arrière, il l’a prise par le bras, et il l’a hissée à l’intérieur de la grotte. Alors, quand la vue lui est revenue, Lalla a aperçu la grande salle. Les murs étaient si hauts qu’on n’en voyait pas la fin, avec des taches grises et bleues, des marques d’ambre, de cuivre. L’air était gris, à cause de la lumière rare qui venait des trous dans la falaise. Lalla a entendu un grand battement d’ailes, et elle s’est serrée contre le berger. Mais ce n’étaient que des chauves-souris dérangées dans leur sommeil. Elles sont allées se percher un peu plus loin, en grinçant et en crissant.
Le Hartani s’est assis sur une grande pierre plate, au centre de la grotte, et Lalla s’est assise à côté de lui. Ensemble, ils ont regardé la lumière éblouissante qui entre par l’ouverture de la grotte, devant eux. Dans la grotte, il y a l’ombre, l’humidité de la nuit perpétuelle, mais au-dehors, sur le plateau de pierres, la lumière blesse les yeux. C’est comme d’être dans un autre pays, dans un autre monde. C’est comme d’être au fond de la mer.
Lalla ne parle pas, maintenant, elle n’a pas envie de parler. Comme le Hartani, elle est du côté de la nuit. Son regard est sombre comme la nuit, sa peau est couleur d’ombre.
Lalla sent la chaleur du corps du berger, tout près d’elle, et la lumière de son regard entre en elle peu à peu. Elle voudrait bien arriver jusqu’à lui, jusqu’à son règne, être tout à fait avec lui, pour qu’il puisse enfin l’entendre. Elle approche sa bouche de son oreille, elle sent l’odeur de ses cheveux, de sa peau, et elle dit son nom très doucement, presque muettement. L’ombre de la grotte est autour d’eux, elle les enveloppe comme un voile léger et solide. Lalla entend avec netteté les bruits de l’eau qui ruisselle le long des murs de la grotte, et les petits cris que font les chauves-souris dans leur sommeil. Quand sa peau touche celle du Hartani, cela fait une onde de chaleur bizarre dans son corps, un vertige. C’est la chaleur du soleil qui est entrée tout le jour dans leurs corps, et qui jaillit maintenant, en longues ondes fiévreuses. Leurs souffles se touchent aussi, se mêlent, car il n’y a plus besoin de paroles, mais seulement de ce qu’ils sentent. C’est une ivresse qu’elle ne connaît pas encore, née de l’ombre de la grotte, en quelques instants, comme si depuis longtemps les murailles de pierre et l’ombre humide attendaient qu’ils viennent, pour libérer son pouvoir. Le vertige tourne de plus en plus vite dans le corps de Lalla, et elle entend distinctement les battements de son sang, mêlés aux bruits des gouttes d’eau sur les murs et aux petits cris des chauves-souris. Comme si leurs corps ne faisaient plus qu’un avec l’intérieur de la grotte, ou bien prisonniers dans les entrailles d’un géant.
L’odeur de chèvre et de mouton du Hartani se mêle à l’odeur de la jeune fille. Elle sent la chaleur de ses mains, la sueur mouille son front et colle ses cheveux.
Tout d’un coup, Lalla ne comprend plus ce qui lui arrive. Elle a peur, elle secoue la tête et cherche à échapper à l’étreinte du berger qui maintient ses bras contre la pierre et noue ses longues jambes dures contre les siennes. Lalla voudrait crier, mais comme dans un rêve, pas un son ne peut sortir de sa gorge. L’ombre humide l’enserre et voile ses yeux, le poids du corps du berger l’empêche de respirer. Enfin, dans un déchirement, elle peut crier, et sa voix résonne comme le tonnerre sur les parois de la grotte. Les chauves-souris, brusquement réveillées, commencent à tourbillonner entre les murs, avec leur bruit d’ailes et leur grincement.
Déjà le Hartani est debout sur la pierre, il s’écarte un peu. Ses longs bras gesticulent pour écarter les nuages de chauves-souris ivres qui oscillent autour de lui. Lalla ne voit pas son visage, parce que l’ombre de la grotte est devenue plus épaisse, mais elle devine l’angoisse qui est en lui. Une grande tristesse vient en elle, monte sans s’arrêter. Elle n’a plus peur de l’ombre, ni des chauves-souris. C’est elle maintenant qui prend la main du Hartani, et elle sent qu’il tremble terriblement, qu’il est tout agité de soubresauts. Il ne bouge pas. Le buste rejeté en arrière, un bras devant les yeux pour ne plus voir les chauves-souris, il tremble si fort que ses dents claquent. Alors Lalla le guide vers la porte de la grotte, et c’est elle qui le tire au-dehors, jusqu’à ce que le soleil inonde leurs têtes et leurs épaules.
À la lumière du jour, le Hartani a un visage si défait, si piteux que Lalla ne peut pas s’empêcher de rire. Elle essuie les traces de terre mouillée sur sa robe déchirée, et sur la longue chemise du Hartani. Puis ensemble ils redescendent la pente vers le plateau de pierres. Le soleil brille fort sur les cailloux aigus, la terre est blanche et rouge sous le ciel presque noir.
C’est comme de plonger la tête la première dans l’eau froide quand on a eu très chaud, et de nager longtemps, pour laver tout son corps. Puis ils se mettent à courir à travers le plateau de pierres, aussi vite qu’ils peuvent, en bondissant par-dessus les rochers, jusqu’à ce que Lalla s’arrête, à bout de souffle, pliée en deux par un point de côté. Le Hartani continue à bondir de roche en roche comme un animal, puis il s’aperçoit que Lalla n’est plus derrière lui, et il fait un grand cercle pour revenir en arrière. Ensemble ils restent assis au soleil, sur une pierre, en se tenant très fort par la main. Le soleil décline vers l’horizon, le ciel devient jaune. De loin en loin, dans les collines, dans les creux des vallées, les sifflements aigus des bergers se parlent, se répondent.
Lala aime le feu. Il y a toutes sortes de feux, ici, dans la Cité. Il y a les feux du matin, quand les femmes et les petites filles font cuire le repas dans les grandes marmites noires, et que la fumée court le long de la terre, mêlée à la brume de l’aube, juste avant que le soleil apparaisse au-dessus des collines rouges. Il y a les feux d’herbes et de branches, qui brûlent longtemps, tous seuls, presque étouffés, sans flammes. Il y a les feux des braseros, vers la fin de l’après-midi, dans la belle lumière du soleil qui décline, au milieu des reflets de cuivre. La fumée basse rampe comme un long serpent vague, appuyée de maison en maison, jetant des anneaux gris vers la mer. Il y a les feux qu’on allume sous les vieilles boîtes de conserve, pour faire chauffer le goudron, pour boucher les trous des toits et des murs.
Ici tout le monde aime le feu, surtout les enfants et les vieux. Chaque fois qu’un feu s’allume, ils vont s’asseoir tout autour, accroupis sur leurs talons, et ils regardent les flammes qui dansent avec des yeux vides. Ou bien ils jettent de temps à autre de petites brindilles sèches qui s’embrasent d’un coup en crépitant, et des poignées d’herbe qui se consument en faisant des tourbillons bleutés.
Lalla va s’asseoir dans le sable, au bord de la mer, là où Naman le pêcheur a allumé son grand feu de branches pour chauffer la poix, pour calfater son bateau. C’est vers le soir, l’air est très doux, très tranquille. Le ciel est bleu léger, transparent, sans un nuage.
Au bord de la mer, il y a toujours ces arbres un peu maigres, brûlés par le sel et par le soleil, au feuillage fait de milliers de petites aiguilles gris-bleu. Quand Lalla passe près d’eux, elle cueille une poignée d’aiguilles pour le feu de Naman le pêcheur, et elle en met aussi quelques unes dans sa bouche, pour mâcher lentement, en marchant. Les aiguilles sont salées, âcres, mais cela se mélange avec l’odeur de la fumée et c’est bien.
Naman fait son feu n’importe où, là où il trouve de grosses branches mortes échouées dans le sable. Il fait un tas avec les branches, et il bourre les creux avec des brindilles sèches qu’il va chercher dans la lande, de l’autre côté des dunes. Il met aussi du varech séché, et des chardons morts. Ça, c’est quand le soleil est encore haut dans le ciel. La sueur coule sur le front et sur les joues du vieil homme. Le sable brûle comme du feu.
Ensuite il allume le feu avec son briquet à amadou, en faisant bien attention à mettre la flamme du côté où il n’y a pas de vent. Naman sait très bien faire le feu, et Lalla regarde tous ses gestes avec attention, pour apprendre. Il sait choisir l’endroit, ni trop exposé, ni trop abrité, dans le creux des dunes.
Le feu prend et s’éteint deux ou trois fois, mais Naman n’a pas l’air d’y faire attention. Chaque fois que la flamme s’étouffe, il fourrage dans les brindilles avec sa main, sans craindre de se brûler. Le feu est comme cela, il aime ceux qui n’ont pas peur de lui. Alors la flamme jaillit de nouveau, pas très grande d’abord, on voit juste sa tête qui brille entre les branches, puis d’un coup elle embrase toute la base du foyer, en faisant une grande lumière et en craquant beaucoup.
Quand le feu est fort, Naman le pêcheur dresse au-dessus le trépied de fonte sur lequel il pose la grande marmite de poix. Puis il s’assoit dans le sable, et il regarde le feu, en jetant de temps à autre une brindille que les flammes dévorent aussitôt. Alors les enfants viennent aussi s’asseoir. Ils ont senti l’odeur de la fumée, et ils sont venus de loin, en courant le long de la plage. Ils poussent des cris, ils s’appellent, ils rient aux éclats, parce que le feu est magique, il donne aux gens l’envie de courir et de crier et de rire. À ce moment-là, les flammes sont bien hautes et claires, elles bougent et craquent, elles dansent, et on voit toutes sortes de choses dans leurs plis. Ce que Lalla aime surtout, c’est à la base du foyer, les tisons très chauds que les flammes enveloppent, et cette couleur brûlante, qui n’a pas de nom, et qui ressemble à la couleur du soleil.
Elle regarde aussi les étincelles qui montent le long de la fumée grise, qui brillent et s’éteignent, qui disparaissent dans le ciel bleu. La nuit, les étincelles sont encore plus belles, pareilles à des nuées d’étoiles filantes.
Les mouches de sable sont venues elles aussi, attirées par l’odeur du varech qui brûle et par l’odeur de la poix chaude, et irritées par les volutes de fumée. Naman ne fait pas attention à elles. Il regarde seulement le feu. De temps à autre, il se lève, il trempe un bâton dans la marmite de poix pour voir si elle est assez chaude, puis il tourne le liquide épais, en clignant des yeux à cause de la fumée qui tourbillonne. Son bateau est à quelques mètres, sur la plage, la quille en l’air, prêt à être calfaté. Le soleil décline vite, maintenant, il s’approche des collines desséchées, de l’autre côté des dunes. L’ombre augmente. Les enfants sont assis sur la plage, serrés les uns contre les autres, et leurs rires diminuent un peu. Lalla regarde Naman, elle essaie de voir la lumière claire, couleur d’eau, qui luit dans son regard. Naman la reconnaît, il lui fait un petit signe amical de la main, puis il dit tout de suite, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde :
« Est-ce que je t’ai déjà parlé de Balaabilou ? »
Lalla secoue la tête. Elle est heureuse parce que c’est tout à fait le moment d’entendre une histoire, comme cela, sur la plage, en regardant le feu qui fait clapoter la poix dans la marmite, la mer très bleue, en sentant le vent tiède qui bouscule la fumée, avec les mouches et les guêpes qui vrombissent, et pas très loin, le bruit des vagues de la mer qui viennent jusqu’à la vieille barque renversée sur le sable.
« Ah, donc, je ne t’ai jamais raconté l’histoire de Balaabilou ? »
Le vieux Naman se met debout pour regarder la poix qui bout très fort. Il tourne lentement le bâton dans la marmite, et il a l’air de trouver que tout va bien. Alors il donne une vieille casserole au manche brûlé à Lalla.
« Bon, tu vas remplir ça avec de la poix et tu vas me l’apporter là-bas, quand je serai près de la barque. »
Il n’attend pas la réponse et il va s’installer sur la plage à côté de son bateau. Il prépare toutes sortes de pinceaux faits avec des chiffons noués sur des bouts de bois.
« Viens ! »
Lalla remplit la casserole. La poix bouillante fait éclater des petites bulles qui piquent, et la fumée brûle les yeux de Lalla. Mais elle court en tenant la casserole pleine de poix devant elle, à bout de bras. Les enfants la suivent en riant et s’assoient autour de la barque.
« Balaabilou, Balaabilou… »
Le vieux Naman chantonne le nom du rossignol comme s’il cherchait à bien se souvenir de tout ce qu’il y a dans l’histoire. Il trempe les bâtons dans la poix chaude et il commence à peindre la coque de la barque, là où il y a des tampons d’étoupe, entre les jointures des planches.
« C’était il y a très longtemps », dit Naman ; « ça s’est passé dans un temps que ni moi, ni mon père, ni même mon grand-père n’avons connu, mais pourtant on se rappelle bien ce qui s’est passé. En ce temps-là, il n’y avait pas les mêmes gens que maintenant, et on ne connaissait pas les Romains, ni tout ce qui vient des autres pays. C’est pourquoi il y avait encore des djinns, en ce temps-là, parce que personne ne les avait chassés. Donc, en ce temps-là, il y avait dans une grande ville de l’Orient un émir puissant qui n’avait pour enfant qu’une fille, nommée Leila, la Nuit. L’émir aimait sa fille plus que tout au monde, et c’était la plus belle jeune fille du royaume, la plus douce, la plus sage, et on lui avait promis tout le bonheur du monde… »
Le soir descend lentement dans le ciel, il fait le bleu de la mer plus sombre, et l’écume des vagues semble encore plus blanche. Le vieux Naman plonge régulièrement ses pinceaux dans la casserole de poix et les passe en les roulant un peu le long des rainures garnies d’étoupe. Le liquide brûlant pénètre dans les interstices, dégouline sur le sable de la plage. Tous les enfants et Lalla regardent les mains de Naman.
« Alors il est arrivé quelque chose de terrible dans ce royaume », continue Naman. « Il est arrivé une grande sécheresse, un fléau de Dieu sur tout le royaume, et il n’y avait plus d’eau dans les rivières, ni dans les réservoirs, et tout le monde mourait de soif, les arbres et les plantes d’abord, puis les troupeaux de bêtes, les moutons, les chevaux, les chameaux, les oiseaux, et enfin les hommes, qui mouraient de soif dans les champs, au bord des routes, c’était une chose terrible à voir, et c’est pour cela qu’on s’en souvient encore… »
Les mouches plates viennent, elles se posent sur les lèvres des enfants, elles vrombissent à leurs oreilles. C’est l’odeur âcre de la poix qui les enivre, et la fumée aux lourdes volutes qui tourbillonne entre les dunes. Il y a des guêpes aussi, mais personne ne les chasse, parce que quand le vieux Naman raconte une histoire, c’est comme si elles devenaient un peu magiques, elles aussi, des sortes de djinns.
« L’émir de ce royaume était triste, et il a fait convoquer les sages pour prendre leur conseil, mais personne ne savait comment faire pour arrêter la sécheresse. Alors est venu un voyageur étranger, un Égyptien, qui savait la magie. L’émir l’a convoqué aussi, et lui a demandé de faire cesser la malédiction sur le royaume. L’Égyptien a regardé dans une tache d’encre, et voici qu’il a eu peur tout à coup, il s’est mis à trembler et a refusé de parler. Parle ! disait l’émir, parle, et je ferai de toi l’homme le plus riche de ce royaume. Mais l’étranger refusait de parler, Seigneur, disait-il en se mettant à genoux, laisse-moi partir, ne me demande pas de te révéler ce secret. »
Quand Naman s’arrête de parler pour plonger ses pinceaux dans la casserole, les enfants et Lalla n’osent presque plus respirer. Ils écoutent les craquements du feu et le bruit de la poix qui bout dans la marmite.
« Alors l’émir s’est mis en colère et il a dit à l’Égyptien : parle, ou c’en est fait de toi. Et les bourreaux s’emparaient de lui et sortaient déjà leurs sabres pour lui couper la tête. Alors l’étranger a crié : arrête ! Je vais te dire le secret de la malédiction. Mais sache que tu es maudit ! »
Le vieux Naman a une façon très particulière de dire, lentement : Mlaaoune, maudit de Dieu, qui fait frissonner les enfants. Il s’interrompt un instant, pour passer ce qui reste de poix dans la casserole. Puis il la tend à Lalla, sans dire un mot, et elle doit courir jusqu’au feu pour la remplir avec de la poix bouillante. Heureusement, il attend qu’elle revienne pour continuer l’histoire.
« Alors l’Égyptien a dit à l’émir : n’as-tu pas fait punir autrefois un homme, pour avoir volé de l’or à un marchand ? Oui, je l’ai fait, a dit l’émir, parce que c’était un voleur. Sache que cet homme était innocent, a dit alors l’Égyptien, et faussement accusé, et qu’il t’a maudit, et c’est lui qui a envoyé cette sécheresse, car il est l’allié des esprits et des démons. »
Quand le soir vient, comme cela, sur la plage, tandis qu’on entend la voix grave du vieux Naman, c’est un peu comme si le temps n’existait plus, ou comme s’il était revenu en arrière, à un autre temps, très long et doux, et Lalla aimerait bien que l’histoire de Naman ne finisse jamais, même si elle devait durer des jours et des nuits, et qu’elle et les autres enfants s’endormaient, et quand ils se réveilleraient, ils seraient encore là à écouter la voix de Naman.
« Que faut-il faire pour arrêter cette malédiction, demanda l’émir, et l’Égyptien le regarda droit dans les yeux : sache qu’il n’y a qu’un seul remède, et je vais te le dire puisque tu m’as demandé de te le révéler. Il faut que tu sacrifies ta fille unique, celle que tu aimes plus que tout au monde. Va, donne-la en pâture aux bêtes sauvages de la forêt, et la sécheresse qui frappe ton pays s’arrêtera. Alors l’émir s’est mis à pleurer, et à crier de douleur et de colère, mais comme il était homme de bien, il a laissé l’Égyptien partir librement. Quand les gens du pays ont appris cela, ils ont pleuré aussi, car ils aimaient Leila, la fille de leur roi. Mais il fallait que ce sacrifice se fasse, et l’émir a décidé de conduire sa fille dans la forêt, pour la donner en pâture aux bêtes sauvages. Pourtant il y avait dans le pays un jeune homme qui aimait Leila plus que les autres, et il était décidé à la sauver. Il avait hérité d’un parent magicien un anneau qui donnait à celui qui le possédait le pouvoir d’être transformé en animal, mais jamais il ne pourrait retrouver sa forme première, et il serait immortel. La nuit du sacrifice est arrivée, et l’émir est parti dans la forêt, accompagné de sa fille… »
L’air est lisse et pur, l’horizon une ligne sans fin. Lalla regarde le plus loin qu’elle peut, comme si elle était changée en mouette, et qu’elle volait droit devant elle au-dessus de la mer.
« L’émir est arrivé au milieu de la forêt, il a fait descendre sa fille de cheval et il l’a attachée à un arbre. Puis il est parti, pleurant de douleur, car on entendait déjà les cris des bêtes féroces qui s’approchaient de leur victime… »
Le bruit des vagues sur la plage est plus net par instants, comme si la mer arrivait. Mais c’est seulement le vent qui tourne, et quand il se love au creux des dunes, il fait jaillir des trombes de sable qui se mêlent à la fumée.
« Dans la forêt, attachée à l’arbre, la pauvre Leila tremblait de peur, et elle appelait son père au secours, parce qu’elle n’avait pas le courage de mourir ainsi, dévorée par les bêtes sauvages… Déjà un loup de grande taille s’approchait d’elle, et elle voyait ses yeux briller comme des flammes dans la nuit. Alors tout d’un coup, dans la forêt, on a entendu une musique. C’était une musique si belle et si pure que Leila a cessé d’avoir peur, et que toutes les bêtes féroces de la forêt se sont arrêtées pour l’écouter… »
Les mains du vieux Naman prennent les pinceaux, l’un après l’autre, et les font glisser en tournant le long de la coque du bateau. Ce sont elles aussi que Lalla et les enfants regardent, comme si elles racontaient une histoire.
« La musique céleste résonnait dans toute la forêt, et en l’écoutant, les bêtes sauvages se couchaient par terre, et elles devenaient douces comme des agneaux, parce que le chant qui venait du ciel les retournait, troublait leur âme. Leila aussi écoutait le musique avec ravissement, et bientôt ses liens se sont défaits d’eux-mêmes, et elle s’est mise à marcher dans la forêt, et partout où elle allait, le musicien invisible était au-dessus d’elle, caché dans le feuillage des arbres. Et les bêtes sauvages étaient couchées le long du chemin, et elles léchaient les mains de la princesse, sans lui faire le moindre mal… »
L’air est si transparent maintenant, la lumière si douce, qu’on croit être dans un autre monde.
« Alors Leila est revenue au matin vers la maison de son père, après avoir marché toute la nuit, et la musique l’avait accompagnée jusque devant les portes du palais. Quand les gens ont vu cela, ils ont été très heureux, parce qu’ils aimaient beaucoup la princesse. Et personne n’a fait attention à un petit oiseau qui volait discrètement de branche en branche. Et le matin même, la pluie a commencé à tomber sur la terre… »
Naman s’arrête de peindre un instant ; les enfants et Lalla regardent son visage de cuivre où brillent ses yeux verts. Mais personne ne pose de question, personne ne dit un mot pour savoir.
« Et sous la pluie, l’oiseau Balaabilou chantait toujours, parce que c’était lui qui avait apporté la vie sauve à la princesse qu’il aimait. Et comme il ne pouvait plus reprendre sa forme première, il est venu chaque nuit se poser sur la branche d’un arbre, près de la fenêtre de Leila, et il lui a chanté sa belle musique. On dit même, qu’après sa mort, la princesse a été changée en oiseau, elle aussi, et qu’elle a pu rejoindre Balaabilou, et chanter éternellement avec lui, dans les forêts et les jardins. »
Quand l’histoire est finie, Naman ne dit plus rien. Il continue à soigner sa barque, en roulant les pinceaux de poix le long de la coque. La lumière décline, parce que le soleil glisse de l’autre côté de l’horizon. Le ciel devient très jaune, et un peu vert, les collines semblent découpées dans du papier goudronné. La fumée du brasier est fine, légère, elle s’aperçoit à peine à contre-jour, comme la fumée d’une seule cigarette.
Les enfants s’en vont, les uns après les autres. Lalla reste seule avec le vieux Naman. Lui termine son travail sans rien dire. Puis il s’en va à son tour, en marchant lentement le long de la plage, emportant ses pinceaux et la casserole de poix. Alors il ne reste plus, auprès de Lalla, que le feu qui s’éteint. L’ombre gagne vite la profondeur du ciel, tout le bleu intense du jour qui devient peu à peu noir de nuit. La mer s’apaise, à cet instant-là, on ne sait pourquoi. Les vagues tombent, toutes molles, sur le sable de la plage, allongent leurs nappes d’écume mauve. Les premières chauves-souris commencent à zigzaguer au-dessus de la mer, à la recherche d’insectes. Il y a quelques moustiques, quelques papillons gris égarés. Lalla écoute au loin le cri étouffé de l’engoulevent. Dans le brasier, seules quelques braises rouges continuent à brûler, sans flamme ni fumée, comme de drôles de bêtes palpitantes cachées au milieu des cendres. Quand la dernière braise s’éteint, après avoir brillé plus fort pendant quelques secondes, comme une étoile qui meurt. Lalla se lève et s’en va.
Il y a des traces, un peu partout, dans la poussière des vieux chemins, et Lalla s’amuse à les suivre. Quelquefois elles ne mènent nulle part, quand ce sont des traces d’oiseau ou d’insecte. Quelquefois elles vous conduisent jusqu’à un trou dans la terre, ou bien jusqu’à la porte d’une maison. C’est le Hartani qui lui a montré comment suivre les traces, sans se laisser dérouter par ce qui est autour, les herbes, les fleurs ou les cailloux qui brillent. Quand le Hartani suit une trace, il est tout à fait pareil à un chien. Ses yeux sont luisants, ses narines sont dilatées, tout son corps est tendu en avant. De temps en temps, même, il se couche sur le sol pour mieux sentir la piste.
Lalla aime bien les sentiers, près des dunes. Elle se souvient des premiers jours, après son arrivée à la Cité, après que sa mère était morte dans les fièvres. Elle se souvient de son voyage dans le camion bâché, et la sœur de son père, celle qui s’appelle Aamma, était enveloppée dans le grand manteau de laine grise, le visage voilé à cause de la poussière du désert. Le voyage avait duré plusieurs jours, et chaque jour Lalla était assise à l’arrière du camion, sous la bâche étouffante, au milieu des sacs et des fardeaux poussiéreux. Puis un jour, par l’ouverture de la bâche, elle avait vu la mer très bleue, le long de la plage bordée d’écume, et elle s’était mise à pleurer, sans savoir si c’était de plaisir ou de fatigue.
Chaque fois que Lalla marche sur le sentier, au bord de la mer, elle pense à la mer si bleue, au milieu de toute la poussière du camion, et à ces longues lames silencieuses qui avançaient de travers, très loin, le long de la plage. Elle pense à tout ce qu’elle a vu, d’un coup, comme cela, à travers la fente de la bâche du camion, et elle sent les larmes dans ses yeux, parce que c’est un peu le regard de sa mère qui vient sur elle, qui l’enveloppe, la fait frissonner.
C’est cela qu’elle cherche le long du chemin des dunes, le cœur palpitant, tout son corps tendu en avant, comme le Hartani quand il suit une trace. Elle cherche les endroits où elle est venue, après ces jours-là, il y a si longtemps qu’elle ne se souvient même plus d’elle-même.
Elle dit quelquefois : « Oummi », comme cela, très doucement, en murmurant. Quelquefois elle lui parle, toute seule, très bas, dans un souffle, en regardant la mer très bleue entre les dunes. Elle ne sait pas bien ce qu’elle doit dire, parce qu’il y a si longtemps qu’elle a même oublié comment était sa mère. Peut-être qu’elle a oublié jusqu’au son de sa voix, jusqu’aux mots qu’elle aimait entendre alors ?
« Où es-tu allée, Oummi ? Je voudrais bien que tu viennes ici pour me voir, je le voudrais bien… »
Lalla s’assoit dans le sable, face à la mer, et elle regarde les mouvements lents des vagues. Mais ce n’est pas tout à fait comme le jour où elle a vu la mer pour la première fois, après la poussière étouffante du camion, sur les routes rouges qui viennent du désert.
« Oummi, ne veux-tu pas revenir, pour me voir ? Tu vois, je ne t’ai pas oubliée, moi. »
Lalla cherche dans sa mémoire la trace des mots que sa mère disait, autrefois, les mots qu’elle chantait. Mais c’est difficile de les retrouver. Il faut fermer les yeux et basculer en arrière, le plus loin qu’on peut, comme si on tombait dans un puits sans fond. Lalla rouvre les yeux, parce qu’il n’y a plus rien dans sa mémoire.
Elle se lève, elle marche sur la plage, en regardant l’eau qui allonge l’écume sur le sable. Le soleil brûle ses épaules et sa nuque, la lumière l’éblouit. Lalla aime bien cela. Elle aime le sel aussi, que le vent dépose sur ses lèvres. Elle regarde les coquillages abandonnés sur le sable, les nacres roses, jaune paille, les vieux escargots usés et vides, et les longs rubans d’algues vert-noir, gris, pourpres. Elle fait attention à ne pas mettre le pied sur une méduse, ou sur une raie. Il y a, de temps à autre, un drôle de remue-ménage dans le sable, quand l’eau se retire, là où il y avait un poisson plat. Lalla marche très loin le long de la côte, poussée par le bruit des vagues. De temps en temps, elle s’arrête, elle reste immobile, regardant son ombre noire coulée à ses pieds, ou bien l’éblouissement de l’écume.
« Oummi », dit encore Lalla. « Ne peux-tu pas revenir, juste un instant ? J’ai envie de te voir, parce que je suis toute seule. Quand tu es morte, et qu’Aamma est venue me chercher, je ne voulais pas venir avec elle, parce que je savais que je ne pourrais plus te revoir. Reviens, juste un instant, reviens ! »
En fermant à demi les yeux, et en regardant la lumière qui se réverbère sur le sable blanc, Lalla peut voir les grands champs de sable qui étaient partout, là-bas, au pays d’Oummi, autour de la maison. Elle tressaille même, tout d’un coup, parce qu’elle a cru un instant voir l’arbre sec.
Son cœur bat plus vite, et elle se met à courir vers les dunes, là où cesse le vent de la mer. Elle se jette à plat ventre dans le sable chaud, les petits chardons déchirent un peu sa robe et plantent leurs aiguilles minuscules dans son ventre et dans ses cuisses, mais elle n’y prête pas garde. Il y a une douleur fulgurante au milieu de son corps, un coup si fort qu’elle a l’impression qu’elle va s’évanouir. Ses mains s’enfoncent dans le sable, elle s’arrête de respirer. Elle devient très dure, comme une planche de bois. Enfin, elle peut rouvrir les yeux, très lentement, comme si elle allait réellement voir la silhouette de l’arbre sec qui l’attend. Mais il n’y a rien, le ciel est très grand, très bleu, et elle entend le long bruit des vagues derrière les dunes.
« Oummi, oh, Oummi », dit encore Lala, en geignant.
Mais maintenant elle voit cela, très clairement : il y a un grand champ de pierres rouges, et la poussière, là, devant l’arbre sec, un champ si vaste qu’il semble s’étendre jusqu’aux confins de la terre. Le champ est vide, et la petite fille court vers l’arbre sec dans la poussière, et elle est si petite qu’elle est perdue tout à coup au milieu du champ, près de l’arbre noir, sans voir où aller. Alors elle crie de toutes ses forces, mais sa voix rebondit sur les pierres rouges, se disperse dans la lumière du soleil. Elle crie, et le silence qui l’entoure est terrible, un silence qui serre, qui fait mal. Alors la petite fille perdue va droit devant elle, elle tombe, elle se relève, elle écorche ses pieds nus aux angles des pierres, et sa voix est toute brisée par les sanglots, et elle ne peut plus respirer.
« Oummi ! Oummi ! » C’est cela qu’elle crie, elle entend clairement sa voix maintenant, sa voix déchirée qui ne peut pas sortir du champ de pierres et de poussière, qui revient sur elle-même et s’étouffe. Mais ce sont ces mots-là qu’elle entend, à l’autre bout du temps, et qui lui font mal, parce qu’ils signifient qu’Oummi ne va pas revenir.
Alors tout à coup devant la petite fille perdue, au beau milieu du champ de pierres et de poussière, il y a cet arbre, l’arbre sec. C’est un arbre qui est mort de soif ou de vieillesse, ou bien frappé par la foudre. Il n’est pas très grand, mais il est extraordinaire, parce qu’il est tordu dans tous les sens, avec quelques vieilles branches hérissées comme des arêtes, et un tronc noir, fait de brins torsadés, avec de longues racines noires qui sont nouées autour des rochers. La petite fille marche vers l’arbre, lentement, sans savoir pourquoi, elle s’approche du tronc calciné, elle le touche avec ses mains. Et d’un seul coup, la peur la glace tout entière du haut de l’arbre sec, très longuement, un serpent se déroule et descend. En glissant le long des branches, interminablement, ses écailles crissent sur le bois mort en faisant un bruit métallique. Le serpent descend sans se presser, il avance son corps gris-bleu vers le visage de la petite fille. Elle le regarde sans ciller, sans bouger, presque sans respirer, et aucun cri ne peut plus sortir de sa gorge. Soudain, le serpent s’arrête, la regarde. Alors elle bondit en arrière, elle se met à courir de toutes ses forces, seule à travers le champ de pierres, elle court comme si elle allait traverser toute la terre, la bouche sèche, les yeux aveuglés par la lumière, le souffle sifflant, elle court vers une maison, vers l’ombre d’Oummi qui la serre très fort et caresse son visage ; et elle sent l’odeur douce des cheveux d’Oummi, et elle entend sa parole douce.
Mais aujourd’hui il n’y a personne, personne au bout de l’étendue de sable blanc, et le ciel est encore plus grand, plus vide. Lalla est assise au creux de la dune, le corps plié en deux, la tête enfouie entre ses genoux. Elle sent la brûlure du soleil sur sa nuque, là où les cheveux se divisent, et sur ses épaules, à travers le tissu cassant de sa robe.
Elle pense à Es Ser, celui qu’elle appelle le Secret, et qu’elle a rencontré sur le plateau de pierres, dans la direction du désert. Peut-être qu’il voulait lui dire quelque chose, lui dire qu’elle n’était pas seule, lui montrer le chemin qui va vers Oummi. Peut-être que c’est encore son regard qui brûle maintenant ses épaules et sa nuque.
Mais quand elle rouvre les yeux, il n’y a personne sur le rivage. Sa peur s’est effacée. L’arbre sec, le serpent, le grand champ de pierres rouges et de poussière se sont effacés, comme s’ils n’avaient jamais existé. Lalla retourne vers la mer. Elle est presque aussi belle que le jour où Lalla l’a vue pour la première fois, à travers l’ouverture de la bâche du camion, et qu’elle s’est mise à pleurer. Le soleil a nettoyé l’air au-dessus de la mer. Il y a des étincelles qui dansent au-dessus des vagues, et de grands rouleaux d’écume. Le vent est tiède, chargé des senteurs des profondeurs, algues, coquilles, sel, écume.
Lalla recommence à marcher lentement le long du rivage, et elle sent une sorte d’ivresse au fond d’elle, comme s’il y avait vraiment un regard qui venait de la mer, de la lumière du ciel, de la plage blanche. Elle ne comprend pas bien ce que c’est, mais elle sait qu’il y a quelqu’un partout, qui la regarde, qui l’éclaire de son regard. Cela l’inquiète un peu, et en même temps lui donne une chaleur, une onde qui rayonne en elle, qui va du centre de son ventre jusqu’aux extrémités de ses membres.
Elle s’arrête, elle regarde autour d’elle : il n’y a personne, aucune forme humaine. Il y a seulement les grandes dunes arrêtées, semées de chardons, et les vagues qui viennent, une à une, vers le rivage. Peut-être que c’est la mer qui regarde comme cela sans cesse, regard profond des vagues de l’eau, regard éblouissant des vagues des dunes de sable et de sel ? Naman le pêcheur dit que la mer est comme une femme, mais il n’explique jamais cela. Le regard vient de tous les côtés à la fois.
Alors, à ce moment-là, il y a un grand vol de mouettes et de sternes qui passe le long du rivage, couvrant la plage d’ombre. Lalla s’arrête, les jambes enfoncées dans le sable mêlé d’eau, la tête rejetée en arrière : elle regarde passer les oiseaux de mer.
Ils passent lentement, remontant le courant du vent tiède, leurs longues ailes effilées brassant l’air. Leurs têtes sont un peu tendues de côté, et leurs becs entrouverts laissent passer de drôles de gémissements, de drôles de grincements.
Au milieu du vol, il y a une mouette que Lalla connaît bien, parce qu’elle est toute blanche, sans une seule tache noire. Elle passe lentement au-dessus de Lalla, ramant lentement contre le vent, les plumes de ses ailes un peu écartées, le bec entrouvert, et quand elle passe comme cela, elle regarde Lalla, sa petite tête inclinée vers le rivage, son œil rond brillant comme une goutte.
« Qui es-tu ? Où vas-tu ? » demande Lalla. La mouette blanche la regarde et ne répond pas. Elle s’en va rejoindre les autres, elle vole longuement le long du rivage, à la recherche de quelque chose à manger. Lalla pense que la mouette blanche la connaît, mais qu’elle n’ose pas venir jusqu’à elle, parce que les mouettes ne sont pas faites pour vivre avec les hommes.
Le vieux Naman dit quelquefois que les oiseaux de mer sont les esprits des hommes qui sont morts en mer dans une tempête, et Lalla pense que la mouette blanche est l’esprit d’un pêcheur très grand et mince, avec le teint clair et les cheveux couleur de lumière, et dont les yeux brillaient comme une flamme. C’était peut-être un prince de la mer.
Alors elle s’assoit sur la plage, entre les dunes, et elle regarde la troupe des mouettes qui vole le long du rivage. Elles volent facilement, sans faire beaucoup d’efforts, leurs longues ailes courbes appuyées sur le vent, la tête rejetée un peu de côté. Elles cherchent à manger, parce que non loin de là il y a la grande décharge de la ville, là où viennent les camions. Elles crient toujours, en faisant leur drôle de gémissement ininterrompu où éclatent tout à coup, sans raison, des cris aigus, des glapissements, des rires.
Et puis, de temps en temps, la mouette blanche, celle qui est comme un prince de la mer, vient voler auprès de Lalla, elle trace de grands cercles au-dessus des dunes, comme si elle l’avait reconnue. Lalla lui fait des signes avec les bras, elle essaie de l’appeler, elle cherche tous les noms, dans l’espoir de dire le vrai, celui qui peut-être lui rendra sa forme première, qui fera apparaître au milieu de l’écume le prince de la mer aux cheveux de lumière, aux yeux brillants comme des flammes.
« Souleïman ! »
« Moumine ! »
« Daniel ! »
Mais la grande mouette blanche continue à tournoyer dans le ciel, vers la mer, frôlant les vagues de la pointe de son aile, son œil dur fixé sur la silhouette de Lalla, sans répondre. Quelquefois, parce qu’elle est un peu dépitée, Lalla court derrière les mouettes, en agitant les bras, et elle crie des noms au hasard, pour énerver celui qui est le prince de la mer :
« Poulets ! Moineaux ! Petits pigeons ! »
Et même :
« Éperviers ! Vautours ! » Parce que ce sont des oiseaux que les mouettes n’aiment pas. Mais lui, l’oiseau blanc, qui n’a pas de nom, continue son vol très lent, indifférent, il s’éloigne le long du rivage, il plane dans le vent d’est, et Lalla a beau courir sur le sable dur de la plage, elle ne parvient pas à le rejoindre.
Il s’en va, il glisse au milieu des autres oiseaux le long de l’écume, il s’en va, bientôt ils ne sont plus que d’imperceptibles points qui se fondent dans le bleu du ciel et de la mer.
C’est l’eau qui est belle, aussi. Quand il commence à pleuvoir, au milieu de l’été, l’eau ruisselle sur les toits de tôle et de papier goudronné, elle fait sa chanson douce dans les grands bidons, sous les gouttières. C’est la nuit que la pluie vient, et Lalla écoute le bruit du tonnerre qui roule et qui grandit sur la vallée, ou bien au-dessus de la mer. À travers les interstices des planches, elle regarde la belle lumière blanche qui s’allume et s’éteint sans arrêt, qui fait tressauter les choses à l’intérieur de la maison. Aamma ne bouge pas sur sa couche, elle continue à dormir la tête sous le drap, sans entendre le bruit de l’orage. Mais à l’autre bout de la pièce, les deux garçons sont réveillés, et Lalla les entend qui parlent à voix basse, qui rient sans faire de bruit. Ils sont assis sur leur matelas, et ils cherchent eux aussi à voir au-dehors, par les interstices des planches.
Lalla se lève, elle marche sans faire de bruit jusqu’à la porte, pour voir les dessins des éclairs. Mais le vent commence à souffler, et les larges gouttes froides tombent sur la terre et crépitent sur le toit ; alors Lalla va se recoucher dans les couvertures, parce que c’est comme cela qu’elle aime entendre le bruit de la pluie : les yeux grands ouverts dans le noir, voyant par moments le toit s’éclairer, et écoutant toutes les gouttes frapper la terre et les plaques de tôle avec violence, comme si c’étaient de petites pierres qui tombaient du ciel.
Au bout d’un instant, Lalla entend le jet d’eau qui jaillit des gouttières, et qui frappe le fond des tonneaux de kérosène vides ; elle est heureuse, comme si c’était elle qui buvait l’eau. Au commencement, cela fait un fracas de métal, et puis, peu à peu, les tonneaux se remplissent et le bruit devient plus profond. Et l’eau ruisselle de tous les côtés à la fois, sur la terre, dans les flaques, dans les vieilles marmites abandonnées au-dehors. La poussière sèche de l’hiver monte dans l’air quand la pluie bat le sol, et ça fait une drôle d’odeur de terre mouillée, de paille et de fumée qui est bonne à respirer. Il y a des enfants qui courent dans la nuit. Ils ont enlevé tous leurs habits et ils courent tout nus sous la pluie, le long des rues, en poussant des cris et des rires. Lalla voudrait bien faire comme eux, mais elle est trop vieille maintenant, et les filles de son âge ne peuvent pas aller toutes nues. Alors elle se rendort, sans cesser d’écouter les crépitements de l’eau sur les plaques de tôle, sans cesser de penser aux deux belles fontaines qui jaillissent de chaque côté du toit et qui font déborder d’eau claire les tonneaux de kérosène.
Ce qui est bien, quand l’eau est tombée du ciel comme cela pendant des jours et des nuits, c’est qu’on peut aller prendre des bains d’eau chaude, dans l’établissement de bains, de l’autre côté de la rivière, à la ville. Aamma a décidé d’emmener Lalla aux bains, vers la fin de l’après-midi, quand la chaleur du soleil a un peu décliné, et que les gros nuages blancs commencent à s’accumuler dans le ciel.
C’est le jour des bains des femmes, et tout le monde va vers l’établissement, en suivant le sentier étroit qui remonte le long de la rivière. À trois ou quatre kilomètres en amont, il y a le pont, avec la route des camions : mais avant d’y arriver, il y a le gué. C’est là que les femmes franchissent la rivière.
Aamma marche devant, avec Zubida, et sa cousine qui s’appelle Zora, et d’autres femmes que Lalla connaît de vue, mais dont elle a oublié le nom. Elles retroussent leurs robes pour franchir le gué, elles rient et parlent très fort. Lalla marche un peu en arrière, et elle est bien contente, parce que ces après-midi-là, il n’y a pas de tâches à faire à la maison, ni de bois à aller chercher pour le feu. Et puis elle aime bien les grands nuages blancs, très bas dans le ciel, et la couleur verte des herbes au bord de la rivière. L’eau de la rivière est glacée, couleur de terre, elle vibre entre les jambes quand Lalla traverse le gué. Quand elle arrive au canal, au centre de la rivière, il y a une marche, et Lalla tombe dans l’eau jusqu’au ventre ; elle se dépêche de sortir, sa robe colle à son ventre et à ses cuisses. Il y a des garçons sur l’autre rive, qui regardent les femmes relever leurs robes pour traverser la rivière, et qu’on bombarde à coups de cailloux.
La maison des bains est un grand hangar de briques, construit tout à fait à côté de la rivière. C’est là qu’Aamma a emmené Lalla, quand elle est arrivée ici, à la Cité, pour la première fois, et Lalla n’avait jamais rien vu de semblable. Il n’y a qu’une grande salle, avec des baignoires d’eau chaude et des fours où on fait chauffer les pierres. C’est un jour pour les femmes, un jour pour les hommes. Lalla aime bien cette salle, parce qu’il y a beaucoup de lumière qui entre par les fenêtres, tout à fait en haut des murs, sous le toit de tôle ondulée. La maison des bains ne fonctionne que pendant l’été, parce que l’eau est rare, ici. L’eau vient d’une grande citerne construite en hauteur, et elle coule le long d’une canalisation à ciel ouvert jusqu’à l’établissement de bains, où elle cascade dans un grand bassin de ciment qui ressemble à un lavoir. C’est là qu’Aamma et Lalla vont se baigner ensuite, après le bain d’eau chaude, en se jetant de grandes jattes d’eau froide sur le corps, et en criant un peu, parce que ça les fait grelotter.
Il y a quelque chose aussi que Lalla aime bien ici. C’est la vapeur qui emplit toute la salle comme un brouillard blanc, et qui fait des nappes jusqu’au plafond, et qui s’échappe par les fenêtres en faisant vaciller la lumière. Quand on entre dans la salle, on suffoque pendant un instant, à cause de la vapeur. Puis on enlève ses vêtements et on les laisse pliés sur une chaise, au fond du hangar. Les premiers temps, Lalla avait honte, elle ne voulait pas se mettre toute nue devant les autres femmes, parce qu’elle n’avait pas l’habitude des bains. Elle croyait qu’on la regardait et qu’on se moquait d’elle, parce qu’elle n’avait pas de seins et que sa peau était très blanche. Mais Aamma la grondait, et l’obligeait à ôter tous ses vêtements, puis à relever en chignon ses longs cheveux, en les serrant avec un cordon de toile. Maintenant, ça lui est égal de se déshabiller. Même, elle ne fait plus attention aux autres. Au début, elle trouvait cela horrible, parce qu’il y avait des femmes très laides, et très vieilles, avec la peau fripée comme un arbre mort, ou bien des grosses, adipeuses, avec des seins qui ballaient comme des outres, ou bien d’autres qui étaient malades, qui avaient des jambes abîmées par des ulcères et des varices. Mais maintenant, Lalla ne les regarde plus de la même façon. Elle a pitié des femmes laides ou malades, elle n’a plus peur d’elles. Et puis, l’eau est si belle, si pure, l’eau tombée directement du ciel dans la grande citerne, l’eau est si neuve qu’elle doit guérir celles qui en ont besoin.
C’est comme cela, quand Lalla entre dans l’eau de la baignoire, pour la première fois après les longs mois de sécheresse : elle enveloppe son corps d’un coup, elle serre sa peau si fort, sur ses jambes, sur son ventre, sur sa poitrine, que Lalla s’arrête un instant de respirer.
L’eau est très chaude, très dure, elle fait venir le sang sous la peau, elle dilate les pores, elle envoie les ondes de sa chaleur jusqu’à l’intérieur du corps, comme si elle avait la force du ciel et du soleil. Lalla glisse dans le fond de la baignoire, jusqu’à ce que l’eau brûlante dépasse son menton et touche ses lèvres, puis s’arrête juste en dessous de ses narines. Alors elle reste un long moment comme cela, sans bouger, en regardant le plafond de tôle ondulée qui semble avancer sous la nuée de vapeur.
Puis Aamma vient avec la poignée de saponaire et la poudre de lave, et elle frotte le corps de Lalla, pour enlever la sueur et la poussière, sur son dos, sur ses épaules, sur ses jambes. Lalla se laisse faire, parce qu’Aamma sait très bien savonner et poncer ; ensuite elle va jusqu’au lavoir, et elle se plonge dans l’eau fraîche, presque froide, et l’eau resserre ses pores, lisse sa peau, tend ses nerfs et ses muscles. C’est le bain qu’elle prend avec les autres femmes, en écoutant le bruit de cascade de l’eau qui vient de la citerne. C’est cette eau-là que Lalla préfère. Elle est claire comme l’eau des sources de la montagne, elle est légère, elle glisse sur sa peau propre comme sur une pierre usée, elle rebondit dans la lumière, elle rejaillit en milliers de gouttes. Sous la fontaine d’eau, les femmes lavent leurs longs cheveux noirs alourdis. Même les corps les plus laids deviennent beaux à travers le cristal de l’eau pure, et le froid réveille les voix, fait résonner les rires aigus. Aamma jette de grandes brassées au visage de Lalla, et ses dents très blanches brillent sur son visage cuivré. Les gouttes étincelantes glissent lentement sur ses seins sombres, sur son ventre, sur ses cuisses. L’eau use et polit la peau, fait la paume des mains très douce. Il fait froid, malgré la vapeur qui emplit le hangar.
Aamma enveloppe Lalla dans une grande serviette, elle s’enroule elle-même dans une sorte de drap qu’elle noue sur sa poitrine. Ensemble, elles marchent vers le fond du hangar, là où leurs habits sont restés pliés sur des chaises. Elles s’assoient, et Aamma commence à peigner longuement les cheveux de Lalla, mèche par mèche, en les lissant bien entre les doigts de la main gauche pour ôter les lentes.
Cela aussi, c’est bien, comme dans un rêve, parce que Lalla regarde droit devant elle, sans penser à rien, fatiguée par toute l’eau, ensommeillée par la lourde vapeur qui monte avec peine jusqu’aux fenêtres où tremble la lumière du soleil, étourdie par le bruit des voix et par les rires des femmes, par les éclats de l’eau, par le ronronnement des fours où cuisent les pierres. Alors elle est assise sur la chaise de métal, ses pieds nus posés sur le ciment frais du sol, frissonnante dans sa grande serviette mouillée, et les mains adroites d’Aamma peignent inlassablement ses cheveux, les étirent, les lissent, tandis que les dernières gouttes d’eau coulent sur ses joues et le long de son dos.
Ensuite, quand tout est terminé, et qu’elles ont remis leurs habits, ensemble elles vont s’asseoir dehors, dans la chaleur du soleil couchant, et elles boivent de la menthe dans de petits verres ornés de dessins dorés, presque sans se parler, comme si elles avaient fait un long voyage et qu’elles étaient rassasiées de merveilles. La route est longue, pour revenir jusqu’à la Cité de planches et de papier goudronné, de l’autre côté de la rivière. La nuit est déjà bleu-noir, et les étoiles brillent entre les nuages, quand elles arrivent à la maison.
Il y a les jours qui ne sont pas comme les autres, les jours de fête, et c’est un peu pour ces jours-là qu’on vit, qu’on attend, qu’on espère. Quand le jour est proche, tout le monde ne parle plus que de cela, dans les rues de la Cité, dans les maisons, près de la fontaine. Tout le monde est impatient, et voudrait bien que le jour de la fête arrive plus vite. Quelquefois Lalla se réveille le matin, le cœur battant, avec de drôles de fourmillements dans les bras et dans les jambes, parce qu’elle croit que c’est aujourd’hui le jour. Elle se lève à toute vitesse, sans même prendre le temps de se passer les mains dans les cheveux, et elle sort dans la rue pour courir dans l’air froid du matin, alors que le soleil n’est pas encore apparu et que tout est gris et silencieux, sauf quelques oiseaux. Mais comme personne ne bouge dans la Cité, elle comprend que le jour n’est pas encore arrivé, et il ne lui reste plus qu’à retourner sous ses couvertures, à moins qu’elle ne décide d’en profiter pour aller s’asseoir dans les dunes pour voir les premiers rayons de soleil sur les crêtes des vagues.
Ce qui est long, et lent, ce qui fait vibrer l’impatience dans le corps des hommes et des femmes, c’est le jeûne. Parce que tous les jours qui précèdent la fête, on mange peu, seulement avant et après le soleil, et on ne boit pas non plus. Alors, à mesure que le temps passe, c’est comme un vide qui grandit à l’intérieur du corps, qui brûle, qui fait bourdonner les oreilles. Lalla aime bien jeûner pourtant, parce que, quand on ne mange pas et qu’on ne boit pas pendant des heures, et des jours, c’est comme si on lavait l’intérieur de son corps. Les heures paraissent plus longues, et plus pleines, car on fait attention à la moindre chose. Les enfants ne vont plus à l’école, les femmes ne travaillent plus dans les champs, les garçons ne vont plus à la ville. Tout le monde reste assis à l’ombre des huttes et des arbres, en parlant un peu et en regardant les ombres bouger avec le soleil.
Quand on n’a pas mangé pendant des jours, le ciel paraît plus propre aussi, plus bleu et lisse au-dessus de la terre blanche. Les bruits résonnent plus, ils durent, comme si on était à l’intérieur d’une grotte, et la lumière semble plus pure et plus belle.
Même les jours sont plus longs, c’est difficile à expliquer, mais depuis le moment du lever jusqu’au crépuscule, on dirait parfois qu’il s’est passé un mois tout entier.
Lalla aime bien jeûner comme cela, quand le soleil brûle et que la sécheresse envahit tout. La poussière grise laisse un goût de pierre dans la bouche, et il faut sucer de temps en temps les petites herbes au parfum de citron, ou bien les feuilles âpres de la chiba, mais en faisant bien attention à cracher sa salive.
Quand c’est le temps du jeûne, Lalla va voir tous les jours le Hartani, dans les collines de pierres. Lui aussi reste sans manger et sans boire tout le jour, mais cela ne change rien à sa façon d’être, et son visage reste toujours de la même couleur brûlée. Ses yeux brillent fort dans l’ombre de son visage, ses dents luisent dans son sourire. La seule différence, c’est qu’il s’enveloppe complètement dans son manteau de bure, pour ne pas perdre l’eau de son corps. Il reste comme cela, immobile au soleil, debout sur une jambe, l’autre pied appuyé sur son mollet au-dessous du genou, et il regarde au loin, vers les reflets de l’air qui danse, vers le troupeau de moutons et de chèvres.
Lalla s’assoit à côté de lui sur une pierre plate, elle écoute les bruits qui viennent de tous les côtés de la montagne, les cris des insectes, les sifflements des bergers, et aussi les bruits de craquements de la chaleur qui dilate les pierres, et le passage du vent. Elle a tout son temps, parce que pendant la période du jeûne, il n’y a plus besoin d’aller chercher de l’eau ou du bois mort pour faire la cuisine.
C’est bien d’être dans toute cette sécheresse pendant qu’on jeûne, parce que c’est comme une souffrance aiguë qui est tendue de toutes parts, comme un regard qui ne cesse pas. La nuit, la lune apparaît au bord des collines de pierres, toute ronde, dilatée. Alors Aamma sert la soupe de pois chiches et le pain, et tout le monde mange vite ; même Selim, le mari d’Aamma, celui qu’on appelle le Soussi, se hâte de manger, sans mettre d’huile d’olive sur son pain comme d’habitude. Personne ne dit rien, il n’y a pas d’histoires. Lalla voudrait bien parler, elle aurait des tas de choses à dire, un peu fébrilement, mais elle sait que ça n’est pas possible, car il ne faut pas troubler le silence du jeûne. Quand on jeûne, c’est comme cela, on jeûne aussi avec les mots et avec toute la tête. Et on marche lentement, en traînant un peu les pieds, et on ne montre pas les choses ou les gens du doigt, on ne siffle pas avec la bouche.
Les enfants oublient de temps en temps qu’on jeûne, parce que c’est difficile de se contenir tout le temps. Alors ils éclatent de rire, ou bien ils partent en courant à travers les rues, en soulevant des nuages de poussière et en faisant aboyer tous les chiens. Mais les vieilles leur crient après et leur jettent des pierres, et ils s’arrêtent de courir au bout d’un moment, peut-être aussi parce qu’ils manquent de forces à cause du jeûne.
Cela dure si longtemps que Lalla ne se souvient plus très bien comment c’était avant que le jeûne commence. Puis, un jour, Aamma part vers les collines pour acheter un mouton, et tout le monde sait que le jour approche. Aamma part seule, parce qu’elle dit que Selim le Soussi n’est pas capable d’acheter quoi que ce soit de bon. Elle s’en va sur l’étroit sentier qui serpente vers les collines de pierres, là où vivent les bergers. Lalla et les enfants la suivent de loin. Quand elle arrive aux collines, Lalla regarde si le Hartani est là, mais elle sait bien que c’est inutile : le berger n’aime pas les gens, et il s’en va quand ceux de la Cité viennent acheter les moutons. Ce sont les parents adoptifs du Hartani qui tondent les moutons. Ils ont fabriqué un corral avec des branches plantées dans la terre, et ils attendent, assis à l’ombre.
Il y a d’autres marchands de moutons, des bergers aussi. Il y a une drôle d’odeur de suif et d’urine qui plane sur la terre sèche, et on entend les cris aigus des bêtes prisonnières de leurs enclos de branches. Il y a beaucoup de monde qui vient de la Cité, quelquefois même de la ville ; ils ont laissé leur auto à l’entrée de la Cité, là où la route se termine, et ils sont venus à pied par le sentier. Ce sont des gens du Nord, à la peau jaune, des messieurs habillés en complet veston, ou bien des paysans du Sud, des Soussi, des Fassi, des gens de Mogador. Ils savent qu’il y a beaucoup de bergers par ici, ils connaissent parfois des parents, des amis, et ils espèrent trouver une belle bête à bon prix, faire une affaire. Alors ils sont debout devant les enclos, et ils discutent, ils font des gestes, ils se penchent pour mieux voir les moutons.
Aamma traverse le marché sans se presser. Elle ne s’arrête pas, elle fait seulement le tour des enclos, elle regarde vite, mais elle voit tout de suite ce que valent les bêtes. Quand elle a regardé tous les enclos il n’y a pas de doute qu’elle a déjà choisi le mouton qu’il lui faut. Alors elle va voir le marchand, et elle lui demande son prix. Et comme elle veut ce mouton-là, et pas un autre, elle ne marchande presque pas, et elle donne tout de suite l’argent au propriétaire. Elle a pris la précaution d’apporter une corde, et un berger passe la corde autour du cou du mouton. C’est fait, il ne reste plus qu’à ramener le mouton à la maison. C’est l’aîné d’Aamma, celui qu’on appelle Bareki, qui a l’honneur de ramener le mouton. C’est un mouton grand et fort, avec une toison jaune sale qui sent fort l’urine, mais Lalla a quand même un peu pitié de lui quand il passe, le front bas et les yeux effrayés, parce que le garçon tire de toutes ses forces sur la corde qui l’étrangle. Ensuite, on attache le mouton derrière la maison d’Aamma, dans un réduit de vieilles planches qui a été fait spécialement pour lui, et on lui donne à manger et à boire tout ce qu’il veut pour les jours qui lui restent à vivre.
Alors, un beau matin, quand Lalla se réveille, elle sait tout de suite que c’est le jour de la fête. Elle le sait sans que personne ait eu à le lui dire, simplement en ouvrant les yeux et en voyant la lueur du jour. Elle est debout en une seconde, dans la rue, avec les autres enfants, et déjà la rumeur de la fête commence à courir dans l’air, à monter au-dessus des maisons de planches et de papier goudronné, comme le bruit des oiseaux.
Lalla court sur la terre encore froide, aussi vite qu’elle peut, elle va à travers champs, le long du sentier étroit qui conduit à la mer. Quand elle arrive en haut des dunes, le vent de la mer la frappe d’un seul coup, si violemment que ses narines se ferment et qu’elle titube en arrière. La mer est sombre et brutale, mais le ciel est encore d’un gris si doux, si léger, que Lalla n’a plus peur. Elle se déshabille vite, et sans hésiter, elle plonge la tête la première dans l’eau. La vague qui déferle la recouvre, cogne sur ses paupières et dans ses tympans, pénètre dans ses narines.
L’eau salée emplit sa bouche, coule dans sa gorge. Mais Lalla n’a pas peur de la mer, ce jour-là, elle boit l’eau salée à grandes gorgées, et elle sort de la vague en vacillant, comme ivre, aveuglée par le sel. Ensuite elle retourne dans la vague, et elle nage longuement, parallèlement au rivage, ses genoux raclant le sable quand la mer se retire, puis portée en haut de la vague qui se gonfle autour d’elle.
Alors la mouette toute blanche que Lalla aime bien passe lentement au-dessus de sa tête, en criant un peu. Lalla lui fait signe, et elle crie au hasard des noms, pour la faire venir :
« Hé ! Kalla ! Illa ! Zemzar ! Horriya ! Habib ! Cherara ! Haïm !… »
Quand elle crie le dernier nom, la mouette penche sa tête et la regarde, et elle se met à faire des cercles au-dessus de la jeune fille.
« Haïm ! Haïm ! » crie encore Lalla, et elle est sûre maintenant que c’est le nom du marin qui s’est perdu autrefois en mer, parce que c’est un nom qui veut dire : l’Errant.
« Haïm ! Haïm ! Viens, je t’en prie ! »
Mais la mouette blanche trace encore un cercle, puis elle s’en va dans le vent, le long de la plage, vers l’endroit où se rassemblent les autres mouettes, chaque matin, avant de prendre leur vol vers le dépotoir de la ville.
Lalla frissonne un peu, parce qu’elle vient de ressentir le froid de la mer et du vent. Le soleil n’est pas loin maintenant. La lueur rose et jaune est en train de naître derrière les collines de pierres où vit le Hartani. Sur la peau de Lalla, la lumière fait briller les gouttes d’eau de mer, parce qu’elle a la chair de poule. Le vent souffle fort, et le sable a presque entièrement recouvert la robe bleue de Lalla. Sans attendre d’être sèche, elle se rhabille et elle repart, moitié en courant, moitié en marchant, vers la Cité.
Accroupie devant la porte de sa maison, Aamma est en train de faire cuire les beignets de farine dans la grande marmite pleine d’huile bouillante. Le brasero de terre fait une lueur rouge dans l’ombre qui traîne encore près des maisons.
Ça, c’est peut-être le moment de la fête que Lalla préfère. Encore frissonnante de la fraîcheur de la mer, elle s’assoit devant le brasero brûlant, et elle mange les beignets qui crépitent, en savourant le goût de la pâte douce et le parfum âcre de l’eau de mer qui est resté au fond de sa gorge. Aamma voit ses cheveux mouillés et elle la gronde un peu, mais pas trop parce que c’est un jour de fête. Les enfants d’Aamma viennent s’asseoir à leur tour près du brasero, les yeux encore gonflés de sommeil, puis Selim le Soussi. Ils mangent les beignets sans rien dire, en puisant dans le grand plat de terre-plein de beignets couleur d’ambre. Le mari d’Aamma mange lentement, en faisant aller ses mâchoires comme s’il ruminait, et de temps à autre il s’arrête de manger pour lécher les gouttes d’huile qui coulent le long de ses mains. Il parle un peu tout de même, pour dire des choses sans importance que personne n’écoute.
Ce jour-là, il y a comme un goût de sang, parce que c’est le jour où le mouton doit être tué. Ça fait une impression bizarre, comme s’il y avait quelque chose de dur et de tendu, le souvenir d’un mauvais rêve qui fait battre le cœur. Les hommes et les femmes sont joyeux, tout le monde est joyeux parce que c’est la fin du jeûne et qu’on va pouvoir manger sans s’arrêter jusqu’à ce qu’on soit repu. Mais Lalla n’arrive pas à être tout à fait contente à cause du mouton. C’est difficile à dire, c’est comme une hâte à l’intérieur de son corps, une envie de s’enfuir. Elle pense à cela surtout les jours de fête. Peut-être qu’elle est comme le Hartani, et que les fêtes ne sont pas pour elle.
Vient le boucher, pour tuer le mouton. Quelquefois c’est Naman le pêcheur, parce qu’il est juif et qu’il peut tuer le mouton sans déshonneur. Ou bien c’est un homme venu d’ailleurs, un Aissaoua qui a de grands bras musclés et un visage méchant. Lalla le déteste. Pour Naman, ce n’est pas pareil, il fait cela seulement quand on le lui demande, pour rendre service, et il n’accepte pas d’autre paye qu’un morceau de viande rôtie. Mais le boucher, lui, est méchant, et il ne tue le mouton que si on lui donne de l’argent. L’homme emmène la bête en tirant sur la corde, et Lalla s’échappe jusqu’à la mer, pour ne pas entendre les cris déchirants du mouton qu’on tire jusqu’à la place de terre battue, non loin de la fontaine, et pour ne pas voir le sang qui jaillit par saccades quand le boucher tranche la gorge de l’animal avec son grand couteau aigu, le sang noir qui emplit les cuvettes émaillées en fumant. Mais Lalla ne tarde pas à revenir, parce qu’il y a au fond d’elle ce désir qui vibre, cette faim. Quand elle retourne près de la maison d’Aamma, elle entend le bruit clair du feu qui crépite, elle sent l’odeur exquise de la viande qui grille. Pour faire rôtir les meilleurs morceaux du mouton, Aamma ne veut pas qu’on l’aide. Elle préfère rester seule accroupie devant le feu, et elle tourne elle-même les broches, les bouts de fil de fer sur lesquels sont enfilés les morceaux de viande. Quand les gigots et les côtes sont bien cuits, elle les retire du feu et elle les met dans un grand plat de terre cuite posé à même les braises. Ensuite, elle appelle Lalla, parce que c’est le moment de boucaner. Ça, c’est aussi un des moments de la fête que Lalla préfère. Elle s’assoit près du feu, pas très loin d’Aamma. Lalla regarde son visage à travers les flammes et les fumées. De temps en temps, il y a des volutes de fumée noire, quand Aamma jette dans le feu une poignée d’herbes humides, ou du bois vert.
Aamma parle un peu, par instants, en préparant la viande, et Lalla l’écoute, en même temps que les craquements du feu, les cris des enfants qui jouent autour, et les voix des hommes ; elle sent l’odeur chaude et forte qui imprègne son visage, ses cheveux, ses vêtements. Avec un petit couteau, Lalla découpe la viande en fines lanières, et elle les place sur des claies de bois vert, suspendues au-dessus du feu, là où la fumée se sépare des flammes. C’est le moment aussi où Aamma parle des temps anciens, de la vie dans les terres du Sud, de l’autre côté des montagnes, là où commence le sable du désert et où les sources d’eau sont bleues comme le ciel.
« Parle-moi d’Hawa, s’il te plaît, Aamma », dit encore Lalla.
Et comme la journée est longue, et qu’il n’y a rien d’autre à faire que regarder les lanières de viande qui sèchent dans les tourbillons de fumée, en les déplaçant un peu de temps en temps avec une brindille, ou bien en se léchant les doigts pour ne pas se brûler, alors Aamma commence à parler. Sa voix est lente et hésitante au début, comme si elle faisait des efforts pour se souvenir, et ça va bien avec la chaleur du soleil qui avance très lentement dans le ciel bleu, avec le craquement des flammes, avec l’odeur de la viande et de la fumée.
« Lalla Hawa (c’est comme cela qu’Aamma l’appelle) était plus âgé que moi, mais je me souviens bien la première fois qu’elle est entrée dans la maison, quand ton père est venu avec elle. Elle venait du Sud, du grand désert, et c’est là qu’il l’avait connue, parce que sa tribu était du Sud, dans la Saguiet el Hamra, près de la ville sainte de Smara, et sa tribu était de la famille du grand Ma el Aïnine, celui qu’on appelait l’Eau des Yeux. Mais sa tribu avait dû partir de ses terres, parce que les soldats des Chrétiens les avaient chassés de chez eux, hommes, femmes et enfants, et ils avaient marché pendant des jours et des mois à travers le désert. C’est ce que ta mère nous a raconté plus tard. Nous étions pauvres en ce temps-là, dans le Souss, mais nous étions heureux ensemble, parce que ton père aimait beaucoup Lalla Hawa. Elle savait rire et chanter, elle jouait même de la guitare, elle s’asseyait au soleil devant la porte de notre maison, et elle chantait des chansons… »
« Qu’est-ce qu’elle chantait, Aamma ? »
« C’étaient des chants du Sud, certains dans la langue des chleuhs, des chants d’Assaka, de Goulimine, de Tan-Tan, mais je ne pourrais pas les chanter comme elle. »
« Cela ne fait rien, Aamma, chante seulement pour que j’entende. »
Alors Aamma chante à voix basse, à travers le bruit de la flamme qui crépite. Lalla retient son souffle pour mieux entendre la chanson de sa mère.
« Un jour, oh, un jour, le corbeau deviendra blanc, la mer s’asséchera, on trouvera le miel dans la fleur du cactus, on fera un lit avec les branches de l’acacia, oh, un jour, il n’y aura plus de venin dans la bouche du serpent, et les balles des fusils ne porteront plus la mort, mais ce sera le jour où je quitterai mon amour… »
Lalla écoute la voix qui murmure dans le feu, sans voir le visage d’Aamma, comme si c’était la voix de sa mère qui arrivait jusqu’à elle.
« Un jour, oh, un jour, le vent ne soufflera plus dans le désert, les grains de sable deviendront doux comme le sucre, sous chaque pierre blanche il y aura une source qui m’attendra, un jour, oh, un jour, les abeilles chanteront pour moi une chanson, car ce jour-là j’aurai perdu mon amour… »
Mais la voix d’Aamma a changé maintenant, elle est plus forte et légère, elle monte haut comme la voix de la flûte, elle résonne comme les clochettes de cuivre ; ce n’est plus sa voix, maintenant, c’est une voix toute neuve, la voix d’une jeune femme inconnue, qui chante à travers le rideau des flammes et des fumées, pour Lalla, pour elle seulement.
« Un jour, oh, un jour, il y aura le soleil dans la nuit, et l’eau de la lune laissera ses flaques dans le désert, quand le ciel sera si bas que je pourrai toucher les étoiles, un jour, oh, un jour, je verrai mon ombre danser devant moi, et ce sera le jour où je perdrai mon amour… »
La voix lointaine glisse sur Lalla comme un frisson, l’enveloppe, et son regard se trouble tandis qu’elle regarde les flammes danser dans la lumière du soleil. Le silence qui suit les paroles de la chanson est très long, et Lalla peut entendre au loin les bruits de la musique et les rythmes des tambours de la fête. Elle est seule à présent, comme si Aamma était partie, la laissant avec la voix étrangère qui chante la chanson.
« Un jour, oh, un jour, je regarderai dans le miroir et je verrai ton visage, et j’entendrai le son de ta voix au fond du puits, et je connaîtrai la marque de tes pas dans le sable, un jour, oh, un jour, je connaîtrai le jour de ma mort, car ce sera le jour où je perdrai mon amour… »
La voix devient plus grave et sourde, pareille à un soupir, elle tremble un peu dans la flamme qui vacille, elle se perd dans les volutes de fumée bleue.
« Un jour, oh, un jour, le soleil sera obscur, la terre s’ouvrira jusqu’au centre, la mer recouvrira le désert, un jour, oh, un jour, mes yeux ne verront plus la lumière, ma bouche ne pourra plus dire ton nom, mon cœur cessera de souffrir, car ce sera le jour où je quitterai mon amour… »
La voix étrangère s’éteint en murmurant, elle disparaît dans le feu et la fumée bleue, et Lalla doit attendre longtemps, sans bouger, avant de comprendre que la voix ne reviendra plus. Ses yeux sont pleins de larmes et son cœur lui fait mal, mais elle ne dit rien, tandis qu’Aamma recommence à découper des lanières de viande, et à les placer sur le treillis de bois, au milieu de la fumée.
« Parle-moi encore d’elle, Aamma. »
« Elle savait beaucoup de chansons, Lalla Hawa, elle avait une jolie voix, comme toi, et elle savait jouer de la guitare et de la flûte, et danser. Puis, quand ton père a eu cet accident, elle a changé tout d’un coup, et elle n’a plus jamais chanté ni joué de la guitare, même quand tu es née, elle n’a plus voulu chanter, sauf pour toi, quand tu pleurais, dans la nuit, pour te bercer, pour t’endormir… »
Les guêpes sont venues, maintenant. L’odeur de la viande grillée les a attirées, et elles sont venues par centaines. Elles vrombissent autour du foyer, en cherchant à se poser sur les lanières de viande. Mais la fumée les chasse, les étouffe, et elles traversent le feu, ivres. Certaines tombent dans les braises et brûlent d’une brève flamme jaune, d’autres tombent par terre, assommées, à demi brûlées. Pauvres guêpes ! Elles sont venues pour avoir leur part de la viande, mais elles ne savent pas s’y prendre. La fumée âcre les saoule et les rend furieuses, parce qu’elles ne peuvent pas se poser sur le treillis de bois. Alors elles vont droit devant elles, aveuglées, stupides comme des papillons de nuit, et elles meurent. Lalla leur jette un morceau de viande, pour calmer leur faim, pour les éloigner du feu. Mais l’une d’elles frappe Lalla, la pique au cou. « Aïe ! » crie Lalla, qui l’arrache et la jette au loin, tout endolorie mais pleine de pitié, parce qu’elle aime bien les guêpes dans le fond.
Aamma, elle, ne fait pas attention aux guêpes. Elle les écarte à coups de chiffon, et elle continue à tourner les lanières de viande sur le treillis, et à parler :
« Elle n’aimait pas beaucoup rester à la maison… » dit-elle ; sa voix est un peu étouffée, comme si elle racontait un très vieux rêve. « Elle partait souvent, avec toi accrochée dans son dos par un foulard, et elle allait loin, loin… Personne ne savait où elle allait. Elle prenait l’autobus et elle allait jusqu’à la mer, ou bien dans les villages voisins. Elle allait dans les marchés, près des fontaines, là où il y avait des gens qu’elle ne connaissait pas, et elle s’asseyait sur un caillou et elle les regardait. Peut-être qu’ils croyaient qu’elle était une mendiante… Mais elle ne voulait pas travailler à la maison, parce que ma famille était dure avec elle, mais moi je l’aimais bien, comme si elle avait été ma sœur. »
« Parle-moi encore de sa mort, Aamma. »
« Ce n’est pas bien de parler de cela, un jour de fête », dit Aamma.
« Ça ne fait rien, Aamma, parle-moi quand même du jour de sa mort. »
Séparées par les flammes, Aamma et Lalla ne se voient pas bien. Mais c’est comme s’il y avait un autre regard, qui touchait l’intérieur de leur corps, à l’endroit où cela fait mal.
Les volutes grises et bleues de la fumée dansent, s’ouvrent et se referment comme les nuages, et sur le treillis de bois vert, les lanières de viande sont devenues très brunes comme du vieux cuir. Ailleurs, il y a le soleil qui décline doucement, la marée qui monte avec le vent, le chant des criquets, les cris des enfants qui courent dans les rues de la Cité, les voix des hommes, la musique. Mais Lalla ne les entend guère. Elle est tout entière dans le chuchotement de la voix qui raconte la mort de sa mère, il y a très longtemps.
« On ne savait pas ce qui allait arriver, personne ne le savait. Un jour, Lalla Hawa s’est couchée, parce qu’elle se sentait très fatiguée, et elle avait un grand froid dans tout son corps. Elle est restée comme cela plusieurs jours sans manger, sans bouger, mais elle ne se plaignait pas. Quand on lui demandait ce qu’elle avait, elle disait seulement, rien, rien, je suis fatiguée, c’est tout. Alors c’est moi qui m’occupais de toi, qui te donnais à manger, parce que Lalla Hawa ne pouvait même plus se lever de sa couche…
Mais il n’y avait pas de médecin au village, et le dispensaire était très loin, et personne ne savait ce qu’il fallait faire. Et puis un jour, c’était le sixième jour, je crois, Lalla Hawa m’a appelée, et sa voix était très faible, et elle m’a fait signe d’approcher, et elle m’a dit seulement : je vais mourir, c’est tout. Sa voix était étrange, et son visage était tout gris, et ses yeux brûlaient. Alors j’ai eu peur, et je suis sortie de la maison en courant, et je t’ai emmenée le plus loin que j’ai pu, à travers la campagne, jusqu’à une colline, et je suis restée là tout le jour, assise sous un arbre, pendant que tu jouais à côté. Et quand je suis revenue à la maison, toi tu dormais, mais j’ai entendu les voix de ma mère et de mes sœurs qui pleuraient, et j’ai rencontré mon père devant la maison, et il m’a dit que Lalla Hawa était morte… »
Lalla écoute de toutes ses forces, les yeux fixés sur les flammes qui dansent et qui crépitent, devant les tourbillons de fumée qui montent vers le ciel bleu. Les guêpes continuent leur vol ivre, elles traversent les flammes comme des projectiles, elles tombent sur le sol, leurs ailes brûlées. Lalla écoute aussi leur musique, la seule vraie musique de la Cité des planches et du papier goudronné.
« Personne ne savait que cela devait arriver, dit Aamma. Mais quand cela est arrivé, tout le monde a pleuré, et moi j’ai ressenti le froid, comme si j’allais mourir aussi, et tout le monde était triste à cause de toi, parce que tu étais trop jeune pour savoir. Plus tard, c’est moi qui t’ai emmenée, quand mon père est mort et que j’ai dû venir ici à la Cité, pour vivre avec le Soussi. »
Il reste encore beaucoup de temps avant que les morceaux de viande aient fini de boucaner, alors Aamma continue à parler, mais elle ne dit plus rien de Lalla Hawa. Elle parle d’Al Azraq, celui qu’on appelait l’Homme Bleu, qui savait commander au vent et à la pluie, celui qui savait se faire obéir de toutes les choses, même des cailloux et des buissons. Elle parle de la hutte de branches et de palmes qui était sa maison, seule au milieu du grand désert. Elle dit qu’au-dessus de l’Homme Bleu, le ciel se peuplait d’oiseaux de toutes sortes qui chantaient des chansons célestes, pour s’unir à sa prière. Mais seuls les hommes dont le cœur était pur savaient trouver la maison de l’Homme Bleu. Les autres s’égaraient dans le désert.
« Est-ce qu’il savait parler aux guêpes, aussi » demande Lalla.
« Aux guêpes, et aux abeilles sauvages, car il était leur maître, il connaissait les paroles qui les apprivoisent. Mais il connaissait aussi le chant qui envoie les nuées de guêpes, d’abeilles et de mouches sur les ennemis, et il aurait pu détruire une ville tout entière s’il l’avait voulu. Mais il était juste, et il ne se servait de son pouvoir que pour faire le bien. »
Elle parle aussi du désert, du grand désert qui naît au sud de Goulimine, à l’est de Taroudant, au-delà de la vallée du Draa. C’est là, dans le désert, que Lalla est née, au pied d’un arbre, comme le raconte Aamma. Là, dans le pays du grand désert, le ciel est immense, l’horizon n’a pas de fin, car il n’y a rien qui arrête la vue. Le désert est comme la mer, avec les vagues du vent sur le sable dur, avec l’écume des broussailles roulantes, avec les pierres plates, les taches de lichen et les plaques de sel, et l’ombre noire qui creuse ses trous quand le soleil approche de la terre. Aamma parle longtemps du désert, et tandis qu’elle parle, les flammes baissent peu à peu, la fumée devient légère, transparente, et les braises se couvrent lentement d’une sorte de poussière d’argent qui frissonne.
« … Là-bas, dans le grand désert, les hommes peuvent marcher pendant des jours, sans rencontrer une seule maison, sans voir un puits, car le désert est si grand que personne ne peut le connaître en entier. Les hommes vont dans le désert et ils sont comme des bateaux sur la mer, nul ne sait quand ils reviendront. Quelquefois, il y a des tempêtes, mais pas comme ici, des tempêtes terribles, et le vent arrache le sable et le jette jusqu’au ciel, et les hommes sont perdus. Ils meurent noyés dans le sable, ils meurent perdus comme les bateaux dans la tempête, et le sable garde leur corps. Tout est si différent dans ce pays, le soleil n’est pas le même qu’ici, il brûle plus fort, et il y a des hommes qui reviennent aveuglés, le visage brûlé. La nuit, le froid fait crier de douleur les hommes perdus, le froid brise leurs os. Même les hommes ne sont pas comme ici… Ils sont cruels, ils guettent leur proie comme le renard, ils s’approchent en silence. Ils sont noirs comme le Hartani, vêtus de bleu, le visage voilé. Ce ne sont pas des hommes, mais des djinns, des enfants du démon, et ils ont commerce avec le démon, ils sont comme des sorciers… »
Alors Lalla pense de nouveau à Al Azraq, à l’Homme Bleu, le maître du désert, celui qui savait faire naître l’eau sous les pierres du désert. Aamma aussi pense à lui, et elle dit :
« L’Homme Bleu était comme les hommes du désert, puis il a reçu la bénédiction de Dieu, et il a quitté sa tribu, sa famille, pour vivre seul… Mais il savait les choses que savent les gens du désert. Il avait reçu le pouvoir de guérir avec ses mains, et Lalla Hawa avait elle aussi ce pouvoir, et elle savait interpréter les rêves, et dire l’avenir, et retrouver les objets perdus. Et quand les gens savaient qu’elle était de la lignée d’Al Azraq, ils venaient lui demander conseil, et quelquefois elle leur disait ce qu’ils demandaient, et quelquefois elle ne voulait pas répondre… »
Lalla regarde ses mains, et elle cherche à comprendre ce qu’il y a en elles. Ses mains sont grandes et fortes, comme celles des garçons, mais la peau est douce et les doigts sont effilés.
« Est-ce que j’ai aussi ce pouvoir, Aamma ? »
Aamma se met à rire. Elle se lève et elle s’étire.
« Ne pense pas à cela », dit-elle. « Maintenant la viande est prête, il faut la mettre dans le plat. »
Quand Aamma s’en va, Lalla retire le treillis, et elle étend les lanières de viande sur le grand plat de terre, en grignotant un morceau par-ci, un morceau par-là. Depuis que le feu s’est apaisé, les guêpes sont revenues en grand nombre, elles vrombissent très fort, elles dansent autour des mains de Lalla, elles s’accrochent dans ses cheveux. Lalla n’a pas peur d’elles. Elle les écarte doucement, et elle leur lance encore un morceau de viande boucanée, puisque pour elles aussi, c’est le jour d’exception.
Ensuite, elle va vers la mer, elle suit le chemin étroit qui conduit jusqu’aux dunes. Mais elle ne va pas jusqu’à l’eau. Elle reste de l’autre côté des dunes, à l’abri du vent, et elle cherche un creux dans le sable, pour s’allonger. Quand elle a trouvé un coin où il n’y a pas trop de chardon, ni de fourmis, elle s’étend sur le dos, les bras le long du corps, et elle reste les yeux ouverts sur le ciel. Il y a de gros nuages blancs qui circulent. Il y a le bruit lent de la mer qui racle le sable de la plage, et c’est bien de l’entendre sans la voir. Il y a les cris des goélands qui glissent sur le vent, qui font clignoter la lumière du soleil. Il y a les bruits des arbustes secs, les petites feuilles des acacias, le froissement des aiguilles des filaos, comme de l’eau. Il y a encore quelques guêpes qui vrombissent autour des mains de Lalla, parce qu’elles sentent l’odeur de la viande.
Alors Lalla essaie à nouveau d’entendre la voix étrangère qui chante, très loin, comme d’un autre pays, la voix qui monte et descend souplement, claire, pareille au bruit des fontaines, pareille à la lumière du soleil. Le ciel, devant elle, se voile peu à peu, mais la nuit met très longtemps à venir, parce que c’est la fin de l’hiver et le commencement de la saison de la lumière. Le crépuscule est gris d’abord, puis rouge, avec de grands nuages pareils à des crinières de flamme. Lalla reste allongée dans son creux de sable, entre les dunes, sans quitter le ciel et les nuages des yeux. Elle entend réellement, à l’intérieur du bruit de la mer et du vent, dans les cris aigus des mouettes qui cherchent leur plage de la nuit, elle entend la douce voix qui répète sa complainte, la voix claire mais qui tremble un peu comme si elle savait déjà que la mort va venir l’éteindre, la voix pure comme l’eau qu’on boit sans se rassasier après les longs jours de feu. C’est une musique qui naît du ciel et des nuages, qui résonne dans le sable des dunes, qui s’étend partout et qui vibre, même dans les feuilles sèches des chardons. Elle chante pour Lalla, pour elle seulement, elle l’enveloppe et la baigne de son eau douce, elle passe la main dans ses cheveux, sur son front, sur ses lèvres, elle dit son amour, elle descend sur elle et donne sa bénédiction. Alors Lalla se retourne et cache son visage dans le sable, parce que quelque chose se défait en elle, se brise, et les larmes coulent silencieusement. Personne ne vient poser sa main sur ses épaules, et dire : « Pourquoi pleures-tu, petite Lalla ? » Mais la voix étrangère fait couler ses larmes tièdes, elle remue au fond d’elle des images qui étaient immobiles depuis des années. Les larmes coulent dans le sable et font une petite tache sous son menton, collent le sable à ses joues, à ses lèvres. Puis, tout d’un coup, il n’y a plus rien. La voix au fond du ciel s’est tue. La nuit est venue, maintenant, une belle nuit de velours bleu sombre où les étoiles brillent entre les nuages phosphorescents. Lalla frissonne, comme au passage de la fièvre. Elle marche au hasard, le long des dunes, au milieu du clignotement des lucioles. Comme elle a peur des serpents, elle retourne sur l’étroit chemin où il y a encore la marque de ses pieds, et elle va lentement vers la Cité où la fête continue.
Lalla attend quelque chose. Elle ne sait pas très bien quoi, mais elle attend. Les jours sont longs, à la Cité, les jours de pluie, les jours de vent, les jours de l’été. Quelquefois Lalla croit qu’elle attend seulement que les jours arrivent, mais quand ils sont là, elle s’aperçoit que ce n’étaient pas eux. Elle attend, c’est tout. Les gens ont beaucoup de patience, peut-être qu’ils attendent toute leur vie quelque chose, et que jamais rien n’arrive.
Les hommes restent assis souvent, sur une pierre, au soleil, la tête couverte d’un pan de manteau ou d’une serviette-éponge. Ils regardent devant eux. Qu’est-ce qu’ils regardent ? L’horizon poussiéreux, les chemins où roulent les camions, pareils à de gros scarabées de toutes les couleurs, et les silhouettes des collines de pierres, les nuages blancs qui avancent dans le ciel. C’est cela qu’ils regardent. Ils n’ont pas envie d’autre chose. Les femmes attendent aussi, devant la fontaine, sans parler, voilées de noir, leurs pieds nus posés bien à plat sur la terre.
Même les enfants savent attendre. Ils s’assoient devant la maison de l’épicier, et ils attendent, comme cela, sans jouer, sans crier. De temps à autre, l’un d’entre eux se lève et va échanger ses pièces de monnaie contre une bouteille de Fanta, ou contre une poignée de bonbons à la menthe. Les autres le regardent, sans rien dire.
Il y a des jours où l’on ne sait pas où on va, où l’on ne sait pas ce qui va arriver. Tout le monde guette dans la rue, et sur le bord de la route, les enfants en haillons attendent l’arrivée de l’autocar bleu, ou le passage des gros camions qui apportent le gas-oil, le bois, le ciment. Lalla connaît bien le bruit des camions. Quelquefois, elle va s’asseoir avec les autres enfants, sur le talus de pierres neuves, à l’entrée de la Cité. Quand un camion arrive, tous les enfants se tournent vers le bout de la route, très loin, là où l’air danse au-dessus du goudron et fait onduler les collines. On entend le bruit du moteur longtemps avant que le camion n’ait apparu. C’est un grondement aigu, presque un sifflement, avec de temps en temps un coup de klaxon qui résonne et fait des échos sur les murs des maisons. Puis on voit un nuage de poussière, un nuage jaune où se mêle la fumée bleue du moteur. Le camion rouge arrive à toute vitesse sur la route de goudron. Au-dessus de la cabine du chauffeur, il y a une cheminée qui crache la vapeur bleue, et le soleil brille fort sur le pare-brise et sur les chromes. Les pneus dévorent la route de goudron, il va en zigzaguant un peu à cause du vent, et chaque fois que les roues de la semi-remorque mordent sur les bas-côtés de la route, cela fait un nuage de poussière qui jaillit vers le ciel. Puis, il passe devant les enfants, en klaxonnant très fort, et la terre tremble sous ses quatorze pneus noirs, et le vent de poussière et l’odeur âcre de l’essence brûlée passe sur eux comme une haleine chaude.
Longtemps après, les enfants parlent encore du camion rouge, et ils racontent des histoires de camions, de camions rouges, de camions citernes blancs, et de camions-grues jaunes.
C’est comme cela, quand on attend. On va beaucoup voir les routes, les ponts et la mer, pour voir passer ceux qui ne restent pas, ceux qui s’en vont.
Il y a des jours qui sont plus longs que les autres, parce qu’on a faim. Lalla connaît bien ces jours-là, quand il n’y a plus du tout d’argent à la maison, et qu’Aamma n’a pas trouvé de travail à la ville. Même Selim, le Soussi, le mari d’Aamma ne sait plus où chercher de l’argent, et tout le monde devient sombre, triste, presque méchant. Alors Lalla reste dehors toute la journée, elle va le plus loin possible, sur le plateau de pierres, là où vivent les bergers, et elle recherche le Hartani.
C’est toujours comme cela ; quand elle a très envie de le voir, il apparaît dans un creux, assis sur une pierre, la tête enveloppée dans un linge blanc. Il surveille ses moutons et ses chèvres. Son visage est noir, ses mains sont maigres et puissantes comme les mains d’un vieillard. Il partage son pain noir et ses dattes avec Lalla, et il donne même quelques morceaux aux bergers qui se sont approchés. Mais il fait cela sans orgueil, comme si ce qu’il donnait n’avait pas d’importance.
Lalla le regarde de temps à autre. Elle aime son visage impassible, son profil d’aigle, et la lumière qui brille au fond de ses yeux sombres. Lui aussi, le Hartani, il attend quelque chose, mais il est peut-être le seul à savoir ce qu’il attend. Il ne le dit pas, puisqu’il ne sait pas parler le langage des hommes. Mais dans son regard on peut deviner ce qu’il attend, ce qu’il cherche. C’est comme si une partie de lui-même était restée au lieu de sa naissance, au-delà des collines de pierres et des montagnes enneigées, dans l’immensité du désert, et qu’il devait un jour retrouver cette partie de lui-même, pour être tout à fait un.
Lalla reste avec le berger tout le jour, seulement elle n’approche pas trop de lui. Elle s’assoit sur une pierre, pas très loin de lui, et elle regarde devant elle, elle regarde l’air qui danse et se bouscule au-dessus de la vallée desséchée, la lumière blanche qui fait des étincelles, et les cheminements lents des moutons et des chèvres au milieu des pierres blanches.
Lorsque ce sont des jours tristes, des jours d’angoisse, il n’y a que le Hartani qui puisse être là, et qui n’ait pas besoin de paroles. Un regard suffit, et il sait donner du pain et des dattes sans rien attendre en échange. Il préfère même qu’on reste à quelques pas de lui, comme font les chèvres et les moutons, qui n’appartiennent jamais tout à fait à personne.
Tout le jour, Lalla écoute les cris des bergers dans les collines, les coups de sifflet qui trouent le silence blanc. Quand elle retourne vers la Cité de planches et de papier goudronné, elle se sent plus libre, même si Aamma la gronde parce qu’elle n’a rien apporté à manger.
C’est un de ces jours-là qu’Aamma a conduit Lalla chez la marchande de tapis. C’est de l’autre côté de la rivière, dans un quartier pauvre de la ville, dans une grande maison blanche aux fenêtres étroites garnies de grillage. Quand elle entre dans la salle qui sert d’atelier, Lalla entend le bruit des métiers à tisser. Il y en a vingt, peut-être plus, alignés les uns derrière les autres, dans la pénombre laiteuse de la grande salle, où clignotent trois barres de néon. Devant les métiers, de petites filles sont accroupies, ou assises sur des tabourets. Elles travaillent vite, poussent la navette entre les fils de la chaîne, prennent les petits ciseaux d’acier, coupent les mèches, tassent la laine sur la trame. La plus âgée doit avoir quatorze ans, la plus jeune n’a probablement pas huit ans. Elles ne parlent pas, elles ne regardent même pas Lalla qui entre dans l’atelier avec Aamma et la marchande de tapis. La marchande s’appelle Zora, c’est une grande femme vêtue de noir, qui tient toujours dans ses mains grasses une baguette souple avec laquelle elle frappe les jambes et les épaules des petites filles qui ne travaillent pas assez vite, ou qui parlent à leur voisine.
« Est-ce qu’elle a déjà travaillé ? » demande-t-elle, sans même un regard pour Lalla.
Aamma dit qu’elle lui a montré comment on tissait, autrefois. Zora hoche la tête. Elle semble très pâle, peut-être à cause de sa robe noire, ou bien parce qu’elle ne sort jamais de son magasin. Elle marche lentement jusqu’à un métier inoccupé, où il y a un grand tapis rouge sombre points blancs.
« Elle va terminer celui-ci », dit-elle.
Lalla s’assoit, et commence le travail. Pendant plusieurs heures, elle travaille dans la grande salle sombre, en faisant des gestes mécaniques avec ses mains. Au début, elle est obligée de s’arrêter parce que ses doigts se fatiguent, mais elle sent sur elle le regard de la grande femme pâle, et elle reprend aussitôt le travail. Elle sait que la femme pâle ne lui donnera pas de coups de baguette, parce qu’elle est plus âgée que les autres filles qui travaillent. Quand leurs regards se croisent, cela fait comme un choc au fond d’elle, et il y a une étincelle de colère dans les yeux de Lalla. Mais la grosse femme vêtue de noir se venge sur les plus petites, celles qui sont maigres et craintives comme des chiennes, les filles de mendiants, les filles abandonnées qui vivent toute l’année dans la maison de Zora, et qui n’ont pas d’argent. Dès qu’elles ralentissent leur travail, ou si elles échangent quelques mots en chuchotant, la grosse femme pâle se précipite sur elles avec une agilité surprenante, et elle cingle leur dos avec sa baguette. Mais les petites filles ne pleurent jamais. On n’entend que le sifflement de la baguette et le coup sourd sur leurs dos. Lalla serre les dents, elle penche sa tête vers le sol pour ne pas voir ni entendre, parce qu’elle voudrait crier et frapper à son tour sur Zora. Mais elle ne dit rien à cause de l’argent qu’elle doit ramener à la maison pour Aamma. Seulement, pour se venger, elle fait de travers quelques nœuds dans le tapis rouge.
Le jour suivant, pourtant, Lalla n’en peut plus. Comme la grosse femme pâle recommence à donner des coups de canne à Mina, une petite fille de dix ans à peine, toute Maigre et chétive, parce qu’elle avait cassé sa navette, Lalla se lève et dit froidement :
« Ne la battez plus ! »
Zora regarde un moment Lalla, sans comprendre. Son visage gras et pâle a pris une telle expression de stupidité que Lalla répète :
« Ne la battez plus ! »
Tout à coup le visage de Zora se déforme, à cause de la colère. Elle donne un violent coup de canne à la figure de Lalla, mais la baguette ne la touche qu’à l’épaule gauche, parce que Lalla a su esquiver le coup.
« Tu vas voir si je vais te battre ! » crie Zora, et son visage est maintenant un peu coloré.
« Lâche ! Méchante femme ! »
Lalla empoigne la canne de Zora et elle la casse sur son genou. Alors c’est la peur qui déforme le visage de la grosse femme. Elle recule, en bégayant :
« Va-t’en ! Va-t’en ! Tout de suite ! Va-t’en ! »
Mais déjà Lalla court à travers la grande salle, elle bondit au-dehors, à la lumière du soleil ; elle court sans s’arrêter, jusqu’à la maison d’Aamma. La liberté est belle. On peut regarder de nouveau les nuages qui glissent à l’envers, les guêpes qui s’affairent autour des petits tas d’ordures, les lézards, les caméléons, les herbes qui tremblotent dans le vent. Lalla s’assoit devant la maison, à l’ombre du mur de planches, et elle écoute avidement tous les bruits minuscules. Quand Aamma revient, vers le soir, elle lui dit simplement :
« Je n’irai plus travailler chez Zora, plus jamais. » Aamma la regarde un instant, mais elle ne dit rien.
C’est à partir de ce jour-là que les choses ont changé réellement pour Lalla, ici, à la Cité. C’est comme si elle était devenue grande tout d’un coup, et que les gens avaient commencé à la voir. Même les fils d’Aamma ne sont plus comme avant, durs et méprisants. Elle regrette un peu, parfois, le temps où elle était vraiment petite, quand elle venait juste d’arriver à la Cité, et que personne ne savait son nom, et qu’elle pouvait se cacher derrière un arbuste, dans un seau, dans une boîte de carton. Elle aimait bien cela, être comme une ombre, aller et venir sans qu’on la voie, sans qu’on lui parle.
Il n’y a que le vieux Naman, et le Hartani, qui n’aient pas changé. Naman le pêcheur raconte toujours des histoires invraisemblables, tandis qu’il répare ses filets sur la plage, ou quand il vient manger des galettes de maïs chez Aamma. Il n’attrape plus guère de poisson, mais les gens l’aiment bien et continuent à l’inviter chez eux. Ses yeux clairs sont transparents comme de l’eau, et son visage est cousu de rides profondes comme les cicatrices d’anciennes blessures.
Aamma l’écoute parler de l’Espagne, de Marseille, de Paris, et de toutes ces villes qu’il a vues, où il a marché, où il connaît les noms des rues et les noms des gens. Aamma lui pose des questions, lui demande si son frère peut l’aider, là-bas, à trouver du travail. Naman hoche la tête : « Pourquoi pas ? » C’est sa réponse à tout, mais il promet tout de même d’écrire à son frère. Mais c’est compliqué de partir, il faut de l’argent, des papiers. Aamma reste pensive, les yeux fixés au loin, elle rêve aux villes blanches où il y a tant de rues, de maisons, d’autos. C’est cela qu’elle attend, peut-être.
Lalla n’y pense pas trop, elle. Ça lui est égal. Elle regarde les yeux de Naman, et c’est un peu comme si elle avait connu ces mers, ces pays, ces maisons.
Le Hartani n’y pense pas non plus. Lui, il reste toujours comme un enfant, bien qu’il soit aussi grand et aussi fort qu’un adulte. Son corps est mince et allongé, son visage est pur et lisse comme un morceau d’ébène. C’est peut-être parce qu’il ne sait pas parler le langage des autres hommes.
Il est toujours assis sur un rocher, les yeux fixés au loin, Vêtu de sa robe de bure et de son linge blanc rabattu sur son visage. Autour de lui, il y a toujours les bergers noirs comme lui, sauvages, vêtus de haillons, qui bondissent de roche en roche en sifflant. Lalla aime bien venir chez eux, dans cet endroit plein de lumière blanche, là où le temps ne passe pas, là où on ne peut pas grandir.
L’homme est entré dans la maison d’Aamma, un matin, au commencement de l’été. C’était un homme de la ville habillé avec un complet veston gris à reflets verts, des chaussures de cuir noir qui brillaient comme des miroirs. Il est venu avec quelques cadeaux pour Aamma et pour ses fils, un miroir électrique encastré dans du plastique blanc, un poste de radio à transistors pas plus grand qu’une boîte d’allumettes, des stylos à capuchon doré, et un sac plein de sucre et de boîtes de conserve. Quand il est entré dans la maison, il a croisé Lalla sur la porte, mais il l’a à peine regardée. Il a déposé tous ses cadeaux par terre, Aamma lui a dit de s’asseoir, et il a cherché des yeux un siège, mais il n’y avait que des coussins et le coffre en bois de Lalla Hawa, qu’Aamma avait rapporté du Sud avec Lalla. C’est sur le coffre que l’homme s’est assis, après l’avoir un peu essuyé avec le plat de sa main. L’homme a attendu qu’on lui apporte du thé et des gâteaux sucrés.
Quand elle a appris, un peu plus tard, que l’homme était venu pour la demander en mariage, Lalla a eu très peur. Cela a fait comme un étourdissement dans sa tête, et son cœur s’est mis à battre très fort. Ce n’est pas Aamma qui lui a parlé de cela, mais le Bareki, le fils aîné d’Aamma :
« Notre mère a décidé de te marier avec lui, parce qu’il est très riche.
« Mais je ne veux pas me marier ! » a crié Lalla.
« Tu n’as rien à dire, tu dois obéir à ta tante », a dit le Bareki.
« Jamais ! Jamais !… » Lalla est partie en criant, les yeux pleins de larmes de rage.
Puis elle est revenue dans la maison d’Aamma. L’homme au complet veston gris-vert était parti, mais les cadeaux étaient là. Ali, le plus jeune fils d’Aamma, écoutait même de la musique, le minuscule poste à transistors appuyé contre son oreille. Quand Lalla est entrée, il l’a regardée d’un air sournois.
Lalla a parlé durement à Aamma :
« Pourquoi as-tu gardé les cadeaux de cet homme ? Je ne me marierai pas avec lui. »
Le fils d’Aamma a ricané.
« Elle veut peut-être se marier avec le Hartani ! »
« Sors » a dit Aamma. Le jeune garçon s’en va avec le transistor.
« Tu ne peux pas m’obliger à épouser cet homme ! » dit Lalla.
« Ce sera un bon mari pour toi », dit Aamma. « Il n’est plus très jeune, mais il est riche, il a une grande maison, à la ville, et il connaît beaucoup de gens puissants. Tu dois l’épouser. »
« Je ne veux pas me marier, jamais ! »
Aamma reste silencieuse un bon moment. Quand elle parle de nouveau, sa voix s’est radoucie, mais Lalla reste sur ses gardes.
« Je t’ai élevée comme ma fille, je t’aime, et toi, aujourd’hui, tu veux me faire cet affront. »
Lalla regarde Aamma avec colère, parce qu’elle découvre pour la première fois ce qu’il y a de mensonger en elle.
« Ça m’est égal », dit-elle. « Je ne veux pas me marier avec cet homme. Je ne veux pas de ces cadeaux ridicules ! »
Elle montre le miroir électrique qui est debout sur son socle, posé sur le sol de terre battue.
« Tu n’as même pas l’électricité ! »
Puis, tout d’un coup, elle en a assez. Elle sort de la maison d’Aamma, et elle va jusqu’à la mer. Mais cette fois, elle ne court pas sur le sentier ; elle marche très lentement. Aujourd’hui, plus rien n’est pareil. C’est comme si toutes les choses étaient ternies, usées à force d’être vues.
« Il va falloir partir », dit Lalla à haute voix, pour elle-même. Mais elle pense tout de suite qu’elle ne sait même pas où aller. Alors, elle passe de l’autre côté des dunes, et elle marche sur la grande plage, à la recherche du vieux Naman. Elle voudrait bien qu’il soit là, comme toujours, assis sur une racine du vieux figuier, en train de réparer ses filets. Elle lui poserait toutes sortes de questions, au sujet de ces villes d’Espagne aux noms magiques, Algésiras, Malaga, Granada, Teruel, Saragoza, et de ces ports d’où partent les navires grands comme des villes, des routes où les autos vont vers le nord, des trains qui s’en vont, des avions. Elle voudrait l’écouter parler pendant des heures de ces montagnes enneigées, de ces tunnels, des fleuves qui sont grands comme la mer, des plaines couvertes de blé, des forêts immenses, et surtout de ces villes parfumées, où sont les palais blancs, les églises, les fontaines, les magasins rutilants de lumière. Paris, Marseille, et toutes ces rues, les maisons si hautes qu’on voit à peine le ciel, les jardins, les cafés, les hôtels, et les carrefours où l’on rencontre des gens venus de tous les côtés de la terre.
Mais Lalla ne trouve pas le vieux pêcheur. Il n’y a que la mouette blanche qui vole lentement, face au vent, qui fait des virages au-dessus de sa tête. Lalla crie :
« Ohé ! Ohé ! Prince ! »
L’oiseau blanc fait encore quelques passages au-dessus de Lalla, puis il s’en va très vite, emporté par le vent dans la direction du fleuve.
Alors Lalla reste longtemps sur la plage, rien qu’avec le bruit du vent et de la mer dans les oreilles.
Les jours suivants, personne n’a plus parlé de rien, dans la maison d’Aamma, et l’homme au complet veston gris-vert n’est pas revenu. Le petit poste de radio à transistors était déjà démoli, et les boîtes de conserve avaient été toutes mangées. Seul le miroir électrique en matière plastique est resté à l’endroit où on l’avait posé, sur la terre battue, près de la porte.
Lalla a mal dormi toutes ces nuits-là, tressaillant au moindre bruit. Elle se souvenait des histoires qu’on racontait, des filles qu’on avait enlevées de force, pendant la nuit, parce qu’elles ne voulaient pas se marier. Chaque matin, au lever du soleil, Lalla sortait avant tout le monde, pour se laver et pour aller chercher de l’eau à la fontaine. Comme cela, elle pouvait surveiller l’entrée de la Cité.
Et puis il y a eu le vent de malheur qui a soufflé sur le pays, plusieurs jours de suite. Le vent de malheur est un vent étrange, qui ne vient ici qu’une ou deux fois dans l’année, à la fin de l’hiver, ou en automne. Ce qui est le plus étrange, c’est qu’on ne le sent pas bien au début. Il ne souffle pas très fort, et par moments il s’éteint complètement, et on l’oublie. Ce n’est pas un vent froid comme celui des tempêtes, au cœur de l’hiver, quand la mer lève ses vagues furieuses. Ce n’est pas non plus un vent brûlant et desséchant comme celui qui vient du désert, et qui allume la lueur rouge des maisons, qui fait crisser le sable sur les toits de tôle et de papier goudronné. Non, le vent de malheur est un vent très doux qui tourbillonne, qui lance quelques rafales, puis qui pèse sur les toits des maisons, qui pèse sur les épaules et sur la poitrine des hommes.
Quand il est là, l’air devient plus chaud et plus lourd, comme s’il y avait du gris partout.
Quand il vient, ce vent lent et doux, les gens tombent malades, un peu partout, les petits enfants et les gens âgés surtout, et ils meurent. C’est pour cela qu’on l’appelle le vent de malheur.
Quand il a commencé à souffler, cette année-là, sur la Cité, Lalla l’a tout de suite reconnu. Elle a vu les nuages de poussière grise qui avançaient sur la plaine, qui brouillaient la mer et l’estuaire de la rivière. Alors les gens ne sortaient plus qu’enveloppés dans leurs manteaux, malgré la chaleur. Il n’y avait plus de guêpes, et les chiens se sont cachés, le nez dans la poussière, dans les creux au pied des maisons. Lalla était triste, parce qu’elle pensait à ceux que le vent allait emmener avec lui. Alors, quand elle a entendu dire que le vieux Naman était malade, son cœur s’est serré et elle n’a plus pu respirer pendant un instant. Elle n’avait jamais vraiment ressenti cela auparavant, et elle a dû s’asseoir pour ne pas tomber.
Ensuite elle a marché et couru jusqu’à la maison du pêcheur. Elle pensait qu’il y aurait du monde auprès de lui, pour l’aider, pour le soigner, mais Naman était tout seul, couché sur sa natte de paille, la tête appuyée sur son bras. Il grelotte si fort que ses dents claquent, et qu’il ne peut même pas se redresser sur les coudes quand Lalla entre dans sa maison. Il sourit un peu, et ses yeux brillent plus fort quand il reconnaît Lalla. Ses yeux ont toujours la couleur de la mer, mais son visage maigre est devenu d’un blanc un peu gris qui fait peur.
Elle s’assoit à côté de lui et elle lui parle, à voix presque basse. D’habitude, c’est lui qui raconte les histoires et elle qui écoute, mais aujourd’hui, tout est changé. Lalla lui parle de n’importe quoi, pour calmer son angoisse et pour essayer de donner de la chaleur au vieil homme. Elle lui raconte ce qu’il a lui-même conté autrefois, à propos de ses voyages dans les villes de l’Espagne et de la France. Elle lui parle de cela comme si c’était elle qui les avait vues, ces villes, comme si c’était elle qui avait fait ces grands voyages. Elle lui parle des rues d’Algésiras, des rues étroites et sinueuses près du port, où l’on sent le vent de la mer et l’odeur du poisson, puis la gare aux quais recouverts de carreaux bleus, et les grands ponts du chemin de fer qui enjambent les ravins et les rivières. Elle lui parle des rues de Cádiz, des jardins aux fleurs multicolores, des grands palmiers alignés devant les palais blancs, et de toutes ces rues où va et vient la foule, avec les autos noires, les autobus, au milieu des reflets de miroirs, devant les immeubles hauts comme des falaises de marbre. Elle parle des rues de toutes les villes, comme si elle y avait marché, Sevilla, Córdoba, Granada, Almaden, Toledo, Aranjuez, et de la ville si grande qu’on pourrait s’y perdre pendant des jours. Madris, où les gens viennent de tous les coins de la terre.
Le vieux Naman écoute Lalla sans rien dire, sans bouger, mais ses yeux clairs brillent fort, et Lalla sait qu’il aime bien entendre ces histoires. Quand elle s’arrête de parler, elle entend le corps du vieil homme qui tremble et sa respiration qui siffle : alors elle se dépêche de continuer pour ne plus entendre ces bruits terribles.
Maintenant elle parle de la grande ville de Marseille en France, du port aux quais immenses où sont amarrés les bateaux de tous les pays du monde, les cargos grands comme des citadelles, avec des châteaux très hauts et des mâts plus larges que des arbres, les paquebots si blancs, aux milliers de fenêtres, et qui portent des noms étranges, des pavillons mystérieux, des noms de villes, Odessa, Riga, Bergen, Limasol. Dans les rues de Marseille, la foule se presse, avance, entre et sort sans cesse des magasins géants, se bouscule devant les cafés, les restaurants, les cinémas, et les autos noires roulent dans les avenues dont on ne connaît pas la fin, et les trains survolent les toits sur les ponts suspendus, et les avions décollent et tournent lentement dans le ciel gris, au-dessus des immeubles et des terrains vagues. Quand c’est midi, les cloches des églises carillonnent, et leur bruit se répercute le long des rues, sur les esplanades, dans la profondeur des tunnels souterrains. La nuit, la ville s’illumine, les phares balayent la mer de leurs pinceaux de lumière, les feux des voitures scintillent. Les rues étroites sont silencieuses, et les bandits armés de couteaux américains guettent dans l’encoignure des portes les passants attardés. Quelquefois il y a de terribles batailles dans les terrains vagues, ou bien sur les quais, à l’ombre des cargos endormis.
Lalla parle si longtemps, et sa voix est si douce que le vieux Naman s’endort. Quand il est endormi, son corps cesse de trembler et la respiration devient plus régulière. Alors Lalla peut sortir enfin de la maison du pêcheur, les yeux tout endoloris par la lumière du dehors.
Il y a beaucoup de gens qui souffrent du vent de malheur, les pauvres, les enfants très jeunes. Quand elle passe devant leurs maisons, Lalla entend leurs plaintes, les voix geignardes des femmes, les pleurs des enfants, et elle sait que là aussi, peut-être, quelqu’un va mourir. Elle est triste, elle voudrait bien être loin, de l’autre côté de la mer, dans ces villes qu’elle a inventées pour le vieux Naman.
Mais l’homme au complet veston gris-vert est revenu. Lui, il ne sait sûrement pas qu’il y a le vent de malheur qui souffle sur la Cité de planches et de papier goudronné ; de toute façon, ça lui serait bien égal, parce que le vent de malheur ne touche pas les gens comme lui. Lui, il est étranger au malheur, à tout cela.
Il est revenu dans la maison d’Aamma, et il a rencontré Lalla devant la porte. Quand elle l’a vu, elle a eu peur, et elle a poussé un petit cri, parce qu’elle était sûre qu’il reviendrait, et qu’elle appréhendait ce moment-là. L’homme au complet veston gris-vert l’a regardée avec un drôle d’air. Il a des yeux fixes et durs, comme les gens qui commandent, et la peau de son visage est blanche et sèche, avec l’ombre bleue de la barbe sur le menton et sur les joues. Il porte d’autres sacs qui contiennent des cadeaux. Lalla s’écarte quand il passe devant elle, et elle regarde les paquets. L’homme se trompe sur son regard, il fait un pas vers elle, en tendant les cadeaux. Mais Lalla bondit aussi vite qu’elle peut, elle s’en va en courant, sans se retourner, jusqu’à ce qu’elle sente sous ses pieds le sable du sentier qui mène vers les collines de pierres.
Elle ne sait pas où le sentier s’arrête. Les yeux brouillés de larmes, le cœur serré, Lalla marche le plus vite qu’elle peut. Ici, le soleil brûle toujours plus fort, comme si on était plus près du ciel. Mais le vent lourd ne souffle pas sur les collines couleur de brique et de craie. Les pierres sont dures, cassées en lames, hérissées ; les arbustes noirs sont couverts d’épines, auxquelles sont accrochées par-ci par-là des touffes de laine de moutons ; même les brins d’herbe coupent comme des couteaux. Lalla marche longtemps à travers les collines. Certaines sont hautes et abruptes avec des falaises pareilles à des murs ; d’autres sont petites, à peine comme des tas de cailloux, et on dirait qu’elles ont été construites par des enfants.
Chaque fois que Lalla arrive dans ce pays, elle sent qu’elle n’appartient plus au même monde, comme si le temps et l’espace devenaient plus grands, comme si la lumière ardente du ciel entrait dans ses poumons et les dilatait, et que tout son corps devenait semblable à celui d’une géante, qui vivrait très longuement, très lentement.
Sans se presser, maintenant, Lalla monte le long du lit d’un torrent sec, vers le grand plateau de pierres, là où demeure celui qu’elle appelle Es Ser.
Elle ne sait pas bien pourquoi elle va dans cette direction ; c’est un peu comme s’il y avait deux Lalla, une qui ne savait pas, aveuglée par l’angoisse et par la colère, fuyant le vent de malheur, et l’autre qui savait et qui faisait marcher les jambes dans la direction de la demeure d’Es Ser. Alors elle monte vers le plateau de pierres, la tête vide, sans comprendre. Ses pieds nus retrouvent les traces anciennes, que le vent et le soleil n’ont pu effacer.
Lentement, elle monte vers le plateau de pierres. Le soleil brûle son visage et ses épaules, brûle ses jambes et ses mains. Mais elle le sent à peine. C’est la lumière qui libère, qui efface la mémoire, qui rend pur comme une pierre blanche. La lumière lave le vent du malheur, brûle les maladies, les malédictions.
Lalla avance, les yeux presque fermés à cause de la réverbération de la lumière, et la sueur colle la robe à son ventre, à sa poitrine, sur son dos. Jamais peut-être il n’y a eu autant de lumière sur la terre, et jamais Lalla n’a eu pareillement soif d’elle, comme si elle venait d’une vallée sombre où règnent toujours la mort et l’ombre. L’air ici est immobile, il tremble et vibre sur place, et on croit entendre le bruit des ondes de la lumière, l’étrange musique qui ressemble au chant des abeilles.
Quand elle arrive sur l’immense plateau désert, le vent souffle à nouveau contre elle, la fait vaciller. C’est un vent froid et dur, qui ne cesse pas, qui s’appuie sur elle et la fait grelotter dans ses habits trempés de sueur. La lumière est très éblouissante, elle éclate dans le vent, ouvrant des étoiles au sommet des rochers. Ici, il n’y a pas d’herbes, il n’y a pas d’arbres ni d’eau, seulement la lumière et le vent depuis des siècles. Il n’y a pas de chemins, pas de traces humaines. Lalla avance au hasard, au centre du plateau où ne vivent que les scorpions et les scolopendres. C’est un lieu où personne ne va, ni même les bergers du désert, et quand une de leurs bêtes s’y égare, ils bondissent en sifflant et la font courir en arrière à coups de pierres.
Lalla marche lentement, les yeux presque fermés, posant le bout de ses pieds nus sur les roches brûlantes. C’est comme d’être dans un autre monde, près du soleil, en équilibre, près de tomber. Elle avance, mais le cœur d’elle est absent, ou plutôt, tout son être est en avant d’elle-même, dans son regard, dans ses sens aux aguets ; seul son corps est en retard, encore hésitant sur les roches aux arêtes qui coupent.
Elle attend avec impatience celui qui doit venir maintenant, elle le sait, il le faut. Dès qu’elle a commencé à courir, pour échapper à l’homme au complet veston gris-vert, pour échapper à la mort du vieux Naman, elle a su que quelqu’un l’attendait sur le plateau de pierres, là où il n’y a pas d’hommes. C’est le guerrier du désert voilé de bleu, dont elle ne connaît que le regard aigu comme une lame. Il l’a regardée du haut des collines désertes, et son regard est venu jusqu’à elle et l’a touchée, l’a attirée jusqu’ici, sans détour.
Maintenant elle est immobile au centre du grand plateau de pierres. Autour d’elle il n’y a rien, seulement ces amoncellements de cailloux, cette poudre de lumière, ce vent froid et dur, ce ciel intense, sans nuage, sans vapeur.
Lalla reste sans bouger, debout sur une grande dalle de pierre un peu en pente, une dalle dure et sèche qu’aucune eau n’a polie. La lumière du soleil frappe sur elle, vibre sur son front, sur sa poitrine, dans son ventre, la lumière qui est un regard.
Le guerrier bleu va sûrement venir, maintenant. Il ne peut plus tarder. Lalla croit entendre le crissement de ses pas dans la poussière, son cœur bat très fort. Les tourbillons de lumière blanche l’enveloppent, enroulent leurs flammes autour de ses jambes, se mêlent à ses cheveux, et elle sent la langue râpeuse qui brûle ses lèvres et ses paupières. Les larmes salées coulent sur ses joues, entrent dans sa bouche, la sueur salée coule goutte à goutte de ses aisselles, pique ses côtes, descend en ruisseaux le long de son cou, entre ses omoplates. Le guerrier bleu du désert doit venir, maintenant, son regard sera brûlant comme la lumière du soleil.
Mais Lalla reste seule au milieu du plateau désert, debout sur sa dalle un peu penchée. Le vent froid la brûle, le vent terrible qui n’aime pas la vie des hommes, il souffle pour l’abraser, pour la réduire en poudre. Le vent qui souffle ici n’aime guère que les scorpions et les scolopendres, les lézards et les serpents, à la rigueur les renards au pelage brûlé. Mais Lalla n’a pas peur de lui, parce qu’elle sait que quelque part, entre les rochers, ou bien dans le ciel, il y a le regard de l’Homme Bleu, celui qu’elle appelle Es Ser, le Secret, parce qu’il se cache. C’est lui qui va venir certainement, son regard va aller droit au fond d’elle et lui donnera la force de combattre l’homme au complet veston, et la mort qui est près de Naman ; la transformera en oiseau, la lancera au milieu de l’espace ; alors peut-être qu’elle pourra enfin rejoindre la grande mouette blanche qui est un prince, et qui vole infatigablement au-dessus de la mer.
Quand le regard arrive sur elle, cela fait un grand tourbillon dans sa tête, comme une vague de lumière qui se déroule. Le regard d’Es Ser est plus brillant que le feu, d’une lueur bleue et brûlante à la fois comme celle des étoiles.
Lalla cesse de respirer quelques instants. Ses yeux sont dilatés. Elle s’accroupit dans la poussière, les yeux fermés, la tête renversée en arrière, parce qu’il y a un poids terrible dans cette lumière, un poids qui entre en elle et la rend lourde comme la pierre.
Il est venu. Encore une fois, sans faire de bruit, en glissant au-dessus des cailloux aigus, vêtu comme les anciens guerriers du désert, avec un grand manteau de laine blanche, et son visage est voilé d’un tissu bleu de nuit. Lalla le regarde de toutes ses forces, qui avance dans son rêve. Elle voit ses mains teintées d’indigo, elle voit la lueur qui jaillit de son regard sombre. Il ne parle pas. Il ne parle jamais. C’est avec son regard qu’il sait parler, car il vit dans un monde où il n’y a plus besoin des paroles des hommes. Autour de son manteau blanc, il y a de grands tourbillons de lumière d’or, comme si le vent soulevait des nuages de sable. Mais Lalla n’entend que les coups de son propre cœur, qui bat très lentement, très loin.
Lalla n’a pas besoin de paroles. Elle n’a pas besoin de poser de questions, ni même de penser. Les yeux fermés, accroupie dans la poussière, elle sent le regard de l’Homme Bleu posé sur elle, et la chaleur pénètre son corps, vibre dans ses membres. C’est cela qui est extraordinaire. La chaleur du regard va dans chaque recoin d’elle, chasse les douleurs, la fièvre, les caillots, tout ce qui obstrue et fait mal.
Es Ser ne bouge pas. Maintenant il est debout devant elle, tandis que les vagues de lumière s’enroulent et glissent autour de son manteau. Que fait-il ? Lalla n’a plus de crainte, elle sent la chaleur grandir en elle, comme si les rayons traversaient son visage, illuminaient tout son corps.
Elle voit ce qu’il y a dans le regard de l’Homme Bleu. C’est autour d’elle, à l’infini, le désert qui rutile et ondoie, les gerbes d’étincelles, les lentes vagues des dunes qui avancent vers l’inconnu. Il y a des cités, de grandes villes blanches aux tours fines comme les troncs des palmiers, des palais rouges ornés de feuillages, de lianes, de fleurs géantes. Il y a de grands lacs d’eau bleue comme le ciel, une eau si belle et si pure qu’il n’y en a nulle part ailleurs sur terre. C’est un rêve que fait Lalla, les yeux fermés, la tête renversée en arrière dans la lumière du soleil, les bras serrant ses genoux. C’est un rêve qui vient d’ailleurs, qui existait ici sur le plateau de pierres longtemps avant elle, un rêve dans lequel elle entre maintenant, comme en dormant, et qui étend sa plage devant elle.
Où va la route ? Lalla ne sait pas où elle va, à la dérive, entraînée par le vent du désert qui souffle, tantôt brûlant ses lèvres et ses paupières, aveuglant et cruel, tantôt froid et lent, le vent qui efface les hommes et fait crouler les roches au pied des falaises. C’est le vent qui va vers l’infini, au-delà de l’horizon, au-delà du ciel jusqu’aux constellations figées, à la Voie Lactée, au Soleil.
Le vent l’emporte sur la route sans limites, l’immense plateau de pierres où tourbillonne la lumière. Le désert déroule ses champs vides, couleur de sable, semés de crevasses, ridés, pareils à des peaux mortes. Le regard de l’Homme Bleu est là, partout, jusqu’au plus lointain du désert, et c’est par son regard que Lalla voit maintenant la lumière. Elle ressent sur sa peau la brûlure du regard, le vent, la sécheresse, et ses lèvres ont le goût du sel. Elle voit la forme des dunes, de grands animaux endormis, et les hautes murailles noires de la Hamada, et l’immense ville desséchée de terre rouge. C’est le pays où il n’y a pas d’hommes, pas de villes, rien qui s’arrête et qui trouble. Il y a seulement la pierre, le sable, le vent. Mais Lalla ressent le bonheur, parce qu’elle reconnaît chaque chose, chaque détail du paysage, chaque arbuste calciné de la grande vallée. C’est comme si elle avait marché là, autrefois, pieds nus brûlés par le sol, les yeux fixés sur l’horizon, dans l’air qui danse. Alors son cœur bat plus vite et plus fort, et elle voit devant elle les signes, les traces perdues, les brindilles brisées, les buissons qui frémissent dans le vent. Elle attend, elle sait qu’elle va arriver bientôt, c’est tout près maintenant. Le regard de l’Homme Bleu la guide à travers les failles, les éboulis, le long des torrents desséchés. Puis, tout d’un coup, elle entend cette drôle de chanson, incertaine, nasillarde, qui tremble très loin, qui semble sortir du sable même, mêlée au froissement continu du vent sur les pierres, au bruit de la lumière. La chanson tressaille à l’intérieur de Lalla, elle la reconnaît ; c’est la chanson de Lalla Hawa, que chantait Aamma, et qui disait : « Un jour, oh, un jour, le corbeau deviendra blanc, la mer s’asséchera, on trouvera le miel dans la fleur du cactus, on fera un lit avec les branches de l’acacia… » Mais Lalla ne comprend plus les paroles, maintenant, parce que c’est quelqu’un qui chante avec une voix très lointaine, dans la langue des Chleuhs. La chanson pourtant va droit jusqu’à son cœur, et ses yeux s’emplissent de larmes, malgré les paupières qu’elle tient fermées de toutes ses forces.
La musique dure longtemps, elle berce si longtemps que les ombres des cailloux s’allongent sur le sable du désert. Alors Lalla perçoit aussi la ville rouge qui est au bout de l’immense vallée. Ce n’est pas vraiment une ville, comme celles que Lalla connaît, avec des rues et des maisons. C’est une ville de boue, ruinée par le temps et usée par le vent, pareille aux nids des termites ou des guêpes. La lumière est belle au-dessus de la ville rouge, elle forme un dôme de douceur, clair et pur dans le ciel d’aurore éternelle. Les maisons sont groupées autour de la bouche du puits, et il y a quelques arbres immobiles, des acacias blancs pareils à des statues. Mais ce que Lalla voit surtout, c’est un tombeau blanc, simple comme une coquille d’œuf, posé sur la terre rouge. C’est de là que semble venir la lumière du regard, et Lalla comprend que c’est la demeure de l’Homme Bleu.
C’est quelque chose de terrible, et en même temps de très beau, qui arrive jusqu’à Lalla. C’est comme si quelque chose, au fond d’elle, se déchirait et se brisait, et laissait passer la mort, l’inconnu. La brûlure du désert en elle se répand, remonte ses veines, se mêle à ses viscères. Le regard d’Es Ser est terrible et fait mal, parce que c’est la souffrance qui vient du désert, la faim, la peur, la mort, qui arrivent, qui déferlent. La belle lumière d’or, la ville rouge, le tombeau blanc et léger d’où émane la clarté surnaturelle, portent en eux aussi le malheur, l’angoisse, l’abandon. C’est un long regard de détresse qui vient, parce que la terre est dure et que le ciel ne veut pas des hommes.
Lalla reste immobile, affaissée sur elle-même, les genoux contre les cailloux. Le soleil brûle ses épaules et sa nuque. Elle n’ouvre pas les yeux. Les larmes font deux ruisseaux qui tracent des sillons dans la poussière rouge collée à ses joues.
Quand elle relève la tête, et qu’elle ouvre les yeux, sa vue est brouillée. Elle doit faire un effort pour accommoder. Les silhouettes aiguës des collines apparaissent, puis l’étendue déserte du plateau, où il n’y a pas une herbe, pas un arbre, seulement la lumière et le vent.
Alors elle commence à marcher, en titubant, elle redescend lentement le sentier qui conduit vers la vallée, vers la mer, vers la Cité de planches et de papier goudronné. Les ombres sont longues maintenant, le soleil est près de l’horizon. Lalla sent son visage enflé par la brûlure du désert, et elle pense que personne ne pourra la reconnaître, à présent, qu’elle est devenue comme le Hartani.
Quand elle arrive en bas, près de l’estuaire de la rivière, il fait nuit sur la Cité. Les ampoules électriques font des points jaunes. Sur la route, les camions avancent en lançant droit devant eux les pinceaux blancs de leurs phares, stupidement.
Lalla va tantôt en courant, tantôt très lentement, comme si elle allait s’arrêter, faire demi-tour et prendre la fuite. Il y a quelques radios qui font leur musique machinale dans la nuit. Les feux des braseros s’éteignent tout seul, et dans les maisons aux planches mal jointes, les femmes et les enfants sont déjà enroulés dans leurs couvertures, à cause de l’humidité de la nuit. De temps en temps le vent faible fait rouler une boîte vide, fait battre un morceau de tôle. Les chiens sont cachés. Au-dessus de la Cité, le ciel noir est plein d’étoiles.
Lalla marche sans faire de bruit dans les allées, et elle pense que personne n’a besoin d’elle ici, que tout est parfait sans elle, comme si elle était partie depuis des années, comme si elle n’avait jamais existé.
Au lieu d’aller vers la maison d’Aamma, Lalla marche lentement vers l’autre bout de la Cité, là où vit le vieux Naman. Elle frissonne, parce que l’air de la nuit est très humide, et ses genoux tremblent sous elle, parce qu’elle n’a rien mangé depuis la veille. La journée a été si longue, là-haut, sur le plateau de pierres, que Lalla a l’impression d’être partie depuis des jours, des mois peut-être. C’est comme si elle reconnaissait à peine les rues de la Cité, les baraques de planches, les bruits des postes de radio et les pleurs des enfants, l’odeur d’urine et de poussière. Tout d’un coup, elle pense qu’il y a peut-être réellement des mois qui ont passé, là-haut, sur le plateau de pierres, et qui n’ont semblé qu’une seule et longue journée. Alors elle pense au vieux Naman, et son cœur se serre. Malgré sa faiblesse, elle se met à courir dans les rues vides de la Cité. Les chiens l’entendent courir, ça les fait grogner et aboyer un peu. Quand elle arrive devant la maison de Naman, son cœur bat très fort, et elle peut à peine respirer. La porte est entrouverte, il n’y a pas de lumière.
Le vieux Naman est couché sur sa natte, comme elle l’a laissé. Il respire encore, très lentement, en sifflant, et ses yeux sont grands ouverts dans le noir. Lalla se penche vers son visage, mais il ne la reconnaît pas. Sa bouche ouverte est tellement occupée à essayer de respirer qu’elle ne peut plus sourire.
« Naman… Naman… » murmure Lalla.
Le vieux Naman n’a plus de force. Le vent de malheur lui a donné la fièvre, celle qui pèse sur le corps et sur la tête, et qui empêche de manger. Le vent va peut-être l’emporter. Avec angoisse, Lalla se penche près du visage du pêcheur, elle lui dit :
« Tu ne vas pas partir maintenant ? Pas maintenant, pas encore ? »
Elle voudrait tant entendre Naman lui parler, raconter encore une fois l’histoire de l’oiseau blanc qui était prince de la mer, ou bien l’histoire de la pierre que l’ange Gabriel a donnée aux hommes, et qui est devenue noire à cause de leurs péchés. Mais le vieux Naman ne peut plus raconter d’histoires, il a tout juste assez de force pour soulever sa poitrine, pour respirer, comme s’il y avait un poids invisible sur lui. La sueur mauvaise et l’urine baignent son corps maigre qui semble brisé sur le sol.
Lalla est trop fatiguée maintenant pour raconter d’autres histoires, pour continuer à dire ce qu’il y a là-bas, de l’autre côté de la mer, toutes ces villes de l’Espagne et de la France.
Alors elle s’assoit à côté du vieil homme, et elle regarde par la porte entrouverte la lumière de la nuit. Elle écoute la respiration sifflante, elle entend le bruit mauvais du vent au-dehors, qui roule les boîtes de conserve et fait battre les tôles. Puis elle s’endort, comme cela, assise, la tête appuyée contre ses genoux. De temps en temps, la respiration suffocante du vieux Naman la réveille, et elle demande :
« Tu es là ? Tu es toujours là ? »
Lui ne répond pas, il ne dort pas ; son visage gris est tourné vers la porte, mais ses yeux brillants semblent ne plus voir, comme s’ils percevaient ce qui est au-delà.
Lalla essaie de lutter contre le sommeil, parce qu’elle redoute ce qui va arriver si elle s’endort. C’est comme les pêcheurs, ceux qui sont loin, perdus en mer sans rien voir, balancés par les vagues, pris dans les tourbillons de la tempête. Ils ne doivent pas s’endormir, jamais, parce qu’alors la mer les prendrait, les jetterait dans ses profondeurs, les engloutirait. Lalla veut résister, mais ses paupières se ferment malgré elle, et elle sent qu’elle tombe en arrière. Elle nage longtemps, sans savoir où elle va, portée par le bruit lent de la respiration du vieux Naman.
Puis, avant que le jour se lève, elle se réveille en sursaut. Elle regarde le vieil homme qui est allongé sur le sol, son visage paisible posé contre son bras. Il ne fait plus de bruit maintenant, parce qu’il a cessé de respirer. Au-dehors, le vent a cessé de souffler, il n’y a plus de danger. Tout est paisible, comme s’il n’y avait jamais de mort, nulle part.
Quand Lalla a décidé de partir, elle n’a rien dit à personne. Elle a décidé de partir parce que l’homme au complet veston gris-vert est revenu plusieurs fois dans la maison d’Aamma, et chaque fois, il a regardé Lalla avec ses yeux brillants et durs comme des cailloux noirs, et il s’est assis sur le coffre de Lalla Hawa pour boire un verre de thé à la menthe. Lalla n’a pas peur de lui, mais elle sait que si elle ne s’en va pas, un jour il la conduira de force dans sa maison pour l’épouser, parce qu’il est riche et puissant, et qu’il n’aime pas qu’on lui résiste.
Elle est partie, ce matin, avant le lever du soleil. Elle n’a même pas regardé au fond de la maison la silhouette d’Aamma endormie, enveloppée dans son drap. Elle a seulement pris un morceau de tissu bleu dans lequel elle a mis le pain rassis et quelques dattes sèches, et un bracelet en or qui appartenait à sa mère.
Elle est sortie sans faire de bruit, sans même réveiller un chien. Elle a marché pieds nus sur la terre froide, entre les rangées de maisons endormies. Le ciel, devant elle, est un peu pâle, parce que le jour va venir. La brume vient de la mer, elle fait un grand nuage doux qui remonte le long de la rivière, étendant deux bras recourbés comme un gigantesque oiseau aux ailes grises.
Un instant, Lalla a envie d’aller jusqu’à la maison de Naman le pêcheur, pour la voir une dernière fois, parce qu’il est la seule personne que Lalla ait perdue avec tristesse. Mais elle a peur d’être en retard, et elle s’éloigne de la Cité, le long du sentier des chèvres, vers les collines de pierres. Quand elle commence à escalader les rochers, elle sent le vent froid qui la pénètre. Ici, il n’y a personne non plus. Les bergers dorment encore dans leurs huttes de branches, près des corrals, et c’est la première fois que Lalla entre dans la région des collines sans entendre leurs sifflements aigus. Ça lui fait un peu peur, comme si le vent avait transformé la terre en désert. Mais la lumière du soleil apparaît peu à peu, de l’autre côté des collines, une tache rouge et jaune qui se mélange au gris de la nuit. Lalla est contente de la voir, et elle pense que c’est là qu’elle ira, plus tard, à l’endroit où le ciel et la terre sont remplis par la grande tache de la première lumière.
Les idées se bousculent un peu dans sa tête, tandis qu’elle marche sur les rochers. C’est parce qu’elle sait qu’elle ne reviendra plus à la Cité, qu’elle ne reverra plus tout cela qu’elle aimait bien, la grande plaine aride, l’étendue de la plage blanche, où les vagues tombent l’une après l’autre ; elle est triste, parce qu’elle pense aux dunes immobiles où elle avait l’habitude de s’asseoir pour regarder les nuages avancer dans le ciel. Elle ne reverra plus l’oiseau blanc qui était prince de la mer, ni la silhouette du vieux Naman assis à l’ombre du figuier, près de sa barque renversée. Alors elle ralentit un peu sa marche, et elle a envie un instant de regarder en arrière. Mais il y a devant elle les collines silencieuses, les pierres aiguës où la lumière commence à étinceler, et les petits buissons d’épines, où tremblotent quelques gouttes de l’humidité du ciel, et aussi les légers moucherons qui se laissent porter par le vent.
Alors elle marche, sans se retourner, en serrant le paquet de pain et de dattes contre sa poitrine. Quand le sentier se termine, c’est qu’il n’y a plus d’hommes alentour. Alors les cailloux aigus sortent de la terre, et il faut bondir d’une roche à l’autre, en montant vers la plus haute colline. C’est là que l’attend le Hartani, mais elle ne le voit pas encore. Il est peut-être caché dans une grotte, du côté de la falaise, à l’endroit d’où il peut surveiller toute la vallée, jusqu’à la mer. Ou bien il est tout près, derrière un arbuste brûlé, enfoncé jusqu’au cou dans un trou de pierre, comme un serpent.
Il est toujours aux aguets, comme les chiens sauvages, prêt à bondir, à prendre la fuite. Peut-être qu’aujourd’hui, il ne veut plus partir ? Pourtant, hier, Lalla a dit qu’elle viendrait, et elle lui a montré l’étendue lointaine, la grande barre de craie qui semble soutenir le ciel, là où commence le désert. Ses yeux ont brillé plus fort, parce qu’il a toujours eu cette idée, depuis qu’il est tout petit, il n’a pas cessé d’y penser un seul instant. Cela se voit dans la façon qu’il a de regarder vers l’horizon, avec ses yeux fixes dans son visage tendu. Il ne s’assoit jamais, il reste sur ses talons, comme pour bondir. C’est lui qui a montré à Lalla la route du désert, la route où l’on se perd, celle d’où personne jamais ne revient, et le ciel, si pur et si beau, là-bas.
Le soleil s’est levé maintenant, il apparaît comme un grand disque de feu devant elle, éblouissant, il monte lentement en se gonflant au-dessus du chaos de pierre. Jamais il n’a semblé aussi beau. Malgré la douleur, et les larmes qui jaillissent de ses yeux et coulent sur ses joues, Lalla le regarde en face, sans ciller, comme le vieux Naman a dit que font les princes de la mer. La lumière pénètre au fond d’elle, touche tout ce qui est caché dans son corps, le cœur surtout.
Maintenant, il n’y a plus de passage tracé. Lalla doit chercher son chemin à travers les rochers. Elle saute de pierre en pierre, par-dessus les torrents secs, elle contourne les murailles des falaises. Le soleil qui se lève a fait une grande tache éblouie sur ses rétines, et elle avance un peu au hasard, penchée en avant pour ne pas tomber. Elle passe les collines, les unes après les autres, puis elle marche au milieu d’un très grand champ de pierres. Il n’y a personne. Aussi loin qu’elle peut voir, il n’y a que ces étendues de pierre sèche, avec quelques touffes d’euphorbe, des cactus. C’est le soleil qui a dépeuplé la terre, il l’a brûlée et usée jusqu’à ce qu’il ne reste plus que ces pierres blanches, ces broussailles. Lalla ne le regarde plus en face, maintenant ; il est trop haut dans le ciel, et ses prunelles seraient brûlées en une seconde, comme par la foudre. Le ciel est embrasé. Il est bleu et brûle comme une grande flamme, et Lalla doit plisser très fort ses yeux pour regarder devant elle. Au fur et à mesure que le soleil monte dans le ciel, les choses de la terre se gonflent, s’imprègnent de lumière. Il n’y a pas de bruit ici, mais on croit entendre de temps en temps les cailloux qui se dilatent, qui craquent.
Il y a longtemps qu’elle marche. Combien de temps ? Des heures, sans doute, sans savoir où elle va, simplement dans la direction opposée à son ombre, vers l’autre bout de l’horizon. Là-bas, il y a de hautes montagnes rouges qui semblent suspendues dans le ciel, des villages, une rivière peut-être, des lacs d’eau couleur de ciel.
Puis tout d’un coup, sans qu’elle sache d’où il est venu, le Hartani est là, debout devant elle. Il est immobile, vêtu comme tous les jours de sa robe de bure, la tête enveloppée dans un morceau de toile blanche. Son visage est noir, mais son sourire l’éclaire quand Lalla s’approche de lui :
« Oh, Hartani ! Hartani !… »
Lalla se serre contre lui, elle reconnaît l’odeur de sa sueur dans ses vêtements poussiéreux. Lui aussi a emporté un peu de pain et des dattes dans un chiffon mouillé accroché à sa ceinture.
Lalla ouvre son paquet, elle partage un peu de pain avec lui. Ils mangent sans s’asseoir, vite, parce qu’il y a longtemps qu’ils ont faim. Le jeune berger regarde autour de lui. Ses yeux scrutent tous les points du paysage, et il ressemble à un oiseau rapace dont le regard ne cligne pas. Il montre un point, loin, à l’horizon, du côté des montagnes rouges. Il met la paume de sa main sous ses lèvres : là-bas, il y a de l’eau.
Ils recommencent à marcher. Le Hartani est en avant, il bondit légèrement sur les rochers. Lalla essaie de mettre ses pieds sur ses traces. Elle voit tout le temps devant elle la silhouette frêle et légère du garçon, qui semble danser sur les pierres blanches ; elle le regarde comme une flamme, comme un reflet, et ses pieds semblent marcher tout seuls au rythme du Hartani.
Le soleil est dur maintenant, il pèse sur la tête et sur les épaules de Lalla, il fait mal à l’intérieur de son corps. C’est comme si la lumière qui était entrée en elle le matin, se mettait à brûler, à déborder, et elle sent les longues ondes douloureuses qui remontent le long de ses jambes, de ses bras, qui se logent dans la cavité de sa tête. La brûlure de la lumière est sèche et poudreuse. Il n’y a pas une goutte de sueur sur le corps de Lalla, et sa robe bleue frotte sur son ventre et sur ses cuisses en faisant des crépitements électriques. Dans ses yeux, les larmes ont séché, les croûtes de sel font de petits cristaux aigus comme des grains de sable au coin de ses paupières. Sa bouche est sèche et dure. Elle passe le bout de ses doigts sur ses lèvres, et elle pense que sa bouche est devenue pareille à celle des chameaux, et qu’elle pourra bientôt manger des cactus et des chardons sans rien sentir.
Lui, le Hartani, continue à bondir de roche en roche, sans se retourner. Sa silhouette blanche et légère est de plus en plus loin, il est pareil à un animal qui fuit, sans s’arrêter, sans se retourner. Lalla voudrait le rejoindre, mais elle n’en a plus la force. Elle titube à travers les chaos de pierres, au hasard, les yeux fixés droit devant elle. Ses pieds écorchés saignent, et en tombant, plusieurs fois, elle s’est blessée aux genoux. Mais elle sent à peine la douleur. Elle ne sent que la terrible réverbération de la lumière, de toutes parts. Cela fait comme des tas d’animaux qui bondissent autour d’elle sur les pierres, des chiens sauvages, des chevaux, des rats, des chèvres qui font des bonds prodigieux. Il y a aussi de grands oiseaux blancs, des ibis, des serpentaires, des cigognes ; ils battent leurs grandes ailes flamboyantes, comme s’ils cherchaient à s’envoler, et ils commencent une danse qui n’en finit pas. Lalla sent le souffle de leurs ailes dans ses cheveux, elle perçoit le froissement de leurs rémiges dans l’air épais. Alors elle tourne la tête, elle regarde en arrière, pour les voir, tous ces oiseaux, tous ces animaux, même ces lions qu’elle a aperçus du coin de l’œil. Mais quand elle les regarde, ils fondent tout de suite, ils disparaissent comme des mirages, pour se reformer derrière elle.
Le Hartani est à peine visible. Sa silhouette légère danse au-dessus des cailloux blancs, comme une ombre détachée de la terre. Lalla n’essaie plus de suivre ses pas, maintenant. Elle ne voit même plus la masse rouge de la montagne immobile dans le ciel, à l’autre bout de la plaine. Peut-être qu’elle n’avance plus ? Ses pieds nus cognent sur les cailloux, s’écorchent, trébuchent dans les trous. Mais c’est comme si le chemin sans cesse se défaisait derrière elle, comme l’eau des fleuves qui glisse entre les jambes. C’est la lumière surtout qui passe, elle descend sur la grande plaine vide, elle passe avec le vent, elle balaie l’espace. La lumière fait un bruit d’eau, et Lalla entend son chant, sans pouvoir boire. La lumière vient du centre du ciel, elle brûle sur la terre dans le gypse, dans le mica. De temps en temps, au milieu de la poussière ocre, entre les cailloux blancs, il y a une pierre de feu, couleur de braise, aiguë comme un croc. Lalla marche en regardant fixement l’étincelle, comme si la pierre lui donnait de la force, comme si elle était un signe laissé par Es Ser, pour lui montrer la route à suivre. Ou bien, plus loin, une plaque de mica pareille à l’or, dont les reflets sont comme un nid d’insectes, et Lalla croit entendre le vrombissement de leurs ailes. Mais quelquefois, sur la terre poussiéreuse, au hasard, il y a un caillou rond, gris et mat, un simple galet de la mer, et Lalla le regarde de toutes ses forces ; elle le prend dans sa main et elle le tient serré, pour se sauver. Le caillou est brûlant, tout strié de veines blanches qui dessinent une route en son centre, où viennent se ramifier d’autres routes fines comme des cheveux d’enfant. En le tenant dans son poing, Lalla va droit devant elle. Le soleil descend déjà, vers l’autre bout de la plaine blanche. Le vent du soir soulève par instants des trombes de poussière qui cachent la grande montagne rouge au pied du ciel.
« Hartani ! Harta-a-ni ! » crie Lalla. Elle est tombée à genoux sur les cailloux, parce que ses jambes ne veulent plus marcher. Au-dessus d’elle, le ciel est vide, plus grand encore, plus vide encore. Il n’y a pas un seul écho.
Tout est net et pur, Lalla peut voir le moindre caillou, le moindre arbuste, presque jusqu’à l’horizon. Personne ne bouge. Elle voudrait bien voir les guêpes, elle pense qu’elle aimerait bien cela, les voir faire leurs nœuds invisibles dans l’air, autour des cheveux des enfants. Elle voudrait bien voir un oiseau, même un corbeau, même un vautour. Mais il n’y a rien, personne. Seulement son ombre noire allongée derrière elle, comme une fosse dans la terre trop blanche.
Alors elle se couche par terre, et elle pense qu’elle va mourir bientôt, parce qu’il n’y a plus de force dans son corps, et que le feu de la lumière consume ses poumons et son cœur. Lentement, la lumière décroît, et le ciel se voile, mais c’est peut-être la faiblesse qui est en elle qui éteint le soleil.
Soudain, le Hartani est là, de nouveau. Il est devant elle, debout sur une jambe, en équilibre comme un oiseau. Il vient vers elle, il se penche. Lalla l’agrippe par sa robe de bure, elle serre de toutes ses forces le tissu, elle ne veut pas le lâcher, et elle manque de faire tomber le garçon. Lui s’accroupit à côté d’elle. Son visage est sombre, mais ses yeux brillent très fort, pleins d’une expression intense. Il touche le visage de Lalla, son front, ses yeux, il passe les doigts sur ses lèvres fendues. Il montre un point sur la plaine de pierres, dans la direction du soleil couchant, là où il y a un arbre près d’un rocher : l’eau. Est-ce près, est-ce loin ? L’air est si pur qu’il est impossible de le savoir. Lalla fait un effort pour se relever, mais son corps ne répond plus.
« Hartani, je ne peux plus… » Lalla murmure, en montrant ses jambes écorchées, pliées sous elle.
« Va-t’en ! Laisse-moi, va-t’en ! »
Le berger hésite, toujours accroupi à côté d’elle. Il va peut-être s’en aller ? Lalla le regarde sans rien dire, elle a envie de dormir, de disparaître. Mais le Hartani passe ses bras autour du corps de Lalla, il la hisse lentement. Lalla sent les muscles des jambes du garçon qui tremblent sous l’effort, et elle serre ses bras autour de son cou, elle essaie de confondre son poids avec celui du berger.
Le Hartani marche sur les cailloux, il bondit vite, comme s’il était seul. Il court sur ses longues jambes vacillantes, il traverse les ravins, il enjambe les crevasses. Le soleil et le vent de poussière ont fini leurs tourbillons sur la plaine de pierres, mais il y a encore de lents mouvements qui viennent de l’horizon rouge, qui jettent des étincelles sur les silex. Il y a comme un grand entonnoir de lumière, devant eux, là où le soleil a basculé vers la terre. Lalla écoute le cœur du Hartani qui bat dans les artères de son cou, elle entend sa respiration qui halète.
Avant la nuit, ils sont arrivés devant le rocher et l’arbre, là où il y a l’œil de l’eau. C’est un simple trou dans la caillasse, avec de l’eau grise. Le Hartani dépose doucement Lalla au bord de l’eau, et il lui donne à boire dans le creux de sa main. L’eau est froide, un peu âcre. Puis le berger se penche à son tour, et il boit longuement, la tête près de l’eau.
Ils attendent la nuit. Elle vient très vite ici, dans le genre d’un rideau qu’on tire, sans fumées, sans nuages, sans spectacle. C’est comme s’il n’y avait presque plus d’air, ni d’eau, seulement la lueur du soleil que les montagnes éteignent.
Lalla est couchée par terre, contre le Hartani. Elle ne bouge pas. Ses jambes sont rompues, lacérées, et le sang caillé a fait une croûte pareille à une semelle noire sous ses pieds. Par instants, la douleur monte des pieds, traverse les jambes, le long des os et des muscles, jusqu’à l’aine. Elle geint un peu, les dents serrées pour ne pas crier, ses mains se crispent sur les bras du jeune garçon. Lui ne la regarde pas ; il regarde droit vers l’horizon, du côté des montagnes noires, ou peut-être est-ce vers le ciel nocturne. Son visage est devenu très sombre, à cause de l’ombre. Est-ce qu’il pense à quelque chose ? Lalla voudrait bien entrer en lui, pour savoir ce qu’il veut, où il va… Pour elle, plus que pour lui, elle parle. Le Hartani l’écoute à la manière des chiens, qui dressent la tête et suivent le bruit des syllabes.
Elle lui parle de l’homme au complet-veston gris-vert, de ses yeux durs et noirs comme des bouts de métal, et puis de la nuit auprès de Naman, quand le vent mauvais soufflait sur la Cité. Elle dit :
« Maintenant que c’est toi que j’ai choisi pour mari, plus personne ne pourra m’enlever, ni m’emmener de force devant le juge pour me marier… Maintenant, nous allons vivre ensemble, et nous aurons un enfant, et plus personne d’autre ne voudra m’épouser, tu comprends, Hartani ? Même s’ils nous rattrapent, je dirai que c’est toi qui es mon mari, et que nous allons avoir un enfant, et cela, ils ne pourront pas l’empêcher. Alors ils nous laisseront partir, et nous pourrons aller vivre dans les pays du sud, très loin, dans le désert… »
Elle ne ressent plus la fatigue, ni la douleur, mais seulement l’ivresse de cette liberté, au milieu du champ de pierres, dans le silence de la nuit. Elle serre très fort le corps du jeune berger, jusqu’à ce que leurs odeurs et leurs haleines soient complètement mêlées. Très doucement, le garçon entre en elle et la possède, et elle entend le bruit précipité de son cœur contre sa poitrine.
Lalla tourne son visage vers le centre du ciel, et elle regarde de toutes ses forces. La nuit froide et belle les enveloppe, les serre dans son bleu profond. Jamais Lalla n’a vu une nuit aussi belle. Là-bas, à la Cité, ou aux rivages de la mer, il y avait toujours quelque chose qui séparait de la nuit, une vapeur, une poussière. Il y avait toujours un voile qui ternissait, parce que les hommes étaient là, autour, avec leurs feux, leur nourriture, leur haleine. Mais ici, tout est pur. Le Hartani maintenant se couche à côté d’elle, et c’est un très grand vertige qui les traverse, qui agrandit leurs pupilles.
Le visage du Hartani est tendu, comme si la peau de son front et de ses joues était en pierre polie. Lentement, au-dessus d’eux, l’espace se peuple d’étoiles, de milliers d’étoiles. Elles jettent des éclats blancs, elles palpitent, elles dessinent leurs figures secrètes. Les deux fugitifs les regardent, presque sans respirer, les yeux grands ouverts. Ils sentent sur leurs visages se poser le dessin des constellations, comme s’ils n’étaient plus que par leur regard, comme s’ils buvaient la lumière douce de la nuit. Ils ne pensent plus à rien, ni au chemin du désert, ni à la souffrance du lendemain, ni aux autres jours ; ils ne sentent plus leurs blessures, ni la soif et la faim, ni rien de terrestre ; ils ont même oublié la brûlure du soleil qui a noirci leurs visages et leurs corps, qui a dévoré l’intérieur de leurs yeux.
La lumière des étoiles tombe doucement comme une pluie. Elle ne fait pas de bruit, elle ne soulève pas de poussière, elle ne creuse aucun vent. Elle éclaire maintenant le champ de pierres, et près de la bouche du puits, l’arbre calciné devient léger et faible comme une fumée. La terre n’est plus très plate, elle s’est allongée comme l’avant d’une barque, et maintenant elle avance doucement, elle glisse en tanguant et roulant, elle va lentement au milieu des belles étoiles, tandis que les deux enfants, serrés l’un contre l’autre, le corps léger, font les gestes d’amour.
À chaque instant, une étoile nouvelle apparaît, minuscule, à peine possible dans le noir, et les fils imperceptibles de sa lumière se joignent aux autres. Il y a des forêts de lumière grise, rouge, blanche, qui se mêlent au bleu profond de la nuit, et se figent comme des bulles.
Plus tard, tandis que le Hartani s’endort tranquillement, le visage contre elle, Lalla regarde tous les signes, tous les éclats de lumière, tout ce qui bat, tremble, ou reste immobile comme des yeux. Plus haut encore, droit au-dessus d’elle, il y a la grande voie lactée, le chemin tracé par le sang de l’agneau de Gabriel, selon ce que racontait le vieux Naman.
Elle boit la lumière très pâle qui vient de l’amas d’étoiles, et tout à coup il lui semble qu’elle est si près, comme dans la chanson que chantait la voix de Lalla Hawa, qu’il lui suffirait de tendre la main pour prendre une poignée de la belle lumière étincelante. Mais elle ne bouge pas. Sa main appuyée sur le cou du Hartani écoute le sang qui bat dans ses artères, et le passage calme de sa respiration. La fièvre du soleil et de la sécheresse est éteinte par la nuit. La soif, la faim, l’angoisse se sont apaisées par la lumière de la galaxie, et sur sa peau il y a, comme des gouttes, la marque de chaque étoile du ciel.
Ils ne voient plus la terre, à présent. Les deux enfants serrés l’un contre l’autre voyagent en plein ciel.
Chaque jour ajoutait un peu de terre. La caravane s’était divisée en trois rangées, distantes de deux ou trois heures de marche. Celle de Larhdaf était à gauche, près des contreforts du Haua, dans la direction de Sidi el Hach. Celle de Saadbou, le fils cadet du grand cheikh, à l’extrême droite, remontant le lit asséché du Jang Saccum, au centre de la vallée de la Saguiet el Hamra. Au milieu, et en retrait, avançait Ma el Aïnine avec ses guerriers montés sur des chameaux. Puis la caravane des hommes, des femmes et des enfants, poussant devant eux leur bétail, et qui suivaient le grand nuage de poussière rouge qui montait devant eux dans le ciel.
Chaque jour, ils marchaient dans le fond de la vallée immense, tandis que le soleil, au-dessus d’eux, suivait le chemin inverse. C’était la fin de l’hiver, et les pluies n’avaient pas encore adouci la terre. Le fond de la Saguiet el Hamra était craquelé et durci comme une vieille peau.
Même sa couleur rouge brûlait les yeux et la peau du visage.
Le matin, avant même le lever du soleil, le cri retentissait pour la première prière. Puis on entendait le bruit des bêtes. Les fumées des braseros emplissaient la vallée. Au loin, il y avait les cris psalmodiés des soldats de Larhdaf, auxquels répondaient les gens de Saadbou. Mais les hommes bleus du grand cheikh priaient en silence. Quand la première poussière rouge montait dans l’air, les hommes mettaient les troupeaux en marche. Chacun ramassait sa charge, et recommençait à marcher sur la terre encore grise et froide.
Lentement, la lumière naissait à l’horizon, au-dessus de la Hamada. Les hommes regardaient le disque resplendissant qui éclairait le fond de la vallée, et ils plissaient les yeux et se courbaient déjà un peu, comme s’ils voulaient lutter contre le poids et la douleur de la lumière sur leurs fronts et sur leurs épaules.
Parfois, les troupes de Larhdaf et de Saadbou étaient si proches qu’on entendait le bruit des sabots de leurs chevaux et les grognements des chameaux. Alors les trois nuages de poussière s’unissaient dans le ciel et voilaient presque le soleil.
Quand le soleil arrivait au zénith, le vent se levait et balayait l’espace, chassant des murailles de poussière rouge et de sable. Les hommes arrêtaient les troupeaux en demi-cercle, et ils s’abritaient derrière les chameaux accroupis, ou bien contre les arbustes épineux. La terre semblait aussi grande que le ciel, aussi vide, aussi éblouissante.
Derrière la troupe du grand cheikh, Nour marchait en portant sa charge vivres dans une grande toile nouée autour de sa poitrine. Chaque jour, depuis l’aube, jusqu’au coucher du soleil, il marchait sur les traces des chevaux et des hommes, sans savoir où il allait, sans voir son pèle, ni sa mère, ni ses sœurs. Il les retrouvait quelquefois le soir, quand les voyageurs allumaient les feux de brindilles pour le thé et la bouillie de gruau. Il ne parlait à personne, et personne ne lui parlait. C’était comme si la fatigue et la sécheresse avaient brûlé les mots dans sa gorge.
Quand la nuit était venue, et que les bêtes avaient fait un trou pour dormir. Nour pouvait regarder autour de lui, l’immense vallée déserte. En s’éloignant un peu du campement, en se tenant debout sur la plaine desséchée, Nour avait l’impression d’être aussi grand qu’un arbre. La vallée semblait n’avoir pas de limites, étendue infinie de pierres et de sable rouge inchangée depuis le commencement des temps. De loin en loin, il y avait les silhouettes calcinées des petits acacias, des buissons, et les touffes des cactées et des palmiers nains, là où l’humidité de la vallée mettait de vagues taches sombres. Dans la pénombre de la nuit, la terre prenait une couleur minérale. Nour attendait debout, absolument immobile, que la noirceur descende et emplisse la vallée, lentement, comme une eau impalpable.
Plus tard, d’autres groupes de nomades sont venus se joindre à la troupe de Ma el Aïnine. Ils ont parlementé avec les chefs des tribus, pour leur demander où ils allaient, et ils ont suivi la même route. Ils étaient plusieurs milliers maintenant, qui marchaient dans la vallée, vers les puits de Hausa, d’el Faunat, de Yorf.
Nour ne savait plus depuis combien de jours avait commencé le voyage. Peut-être que ce n’était qu’une seule et interminable journée qui se passait ainsi, tandis que le soleil montait et redescendait dans le ciel ardent, et que le nuage de poussière roulait sur lui-même, déferlait comme une vague. Les hommes des fils de Ma el Aïnine étaient loin en avant, ils devaient avoir déjà atteint le fond de la Saguiet el Hamra, au-delà du tombeau de Rayem Mohamed Embarec, là où s’ouvre dans le plateau de la Hamada la vallée lunaire du Mesuar. Peut-être même que leurs chevaux gravissaient déjà les pentes des collines rocheuses, et qu’ils voyaient s’ouvrir derrière eux l’immense vallée de la Saguiet el Hamra où tourbillonnaient les nuages ocre rouge des hommes et des troupeaux de Ma el Aïnine.
Maintenant, les hommes et les femmes ralentissaient la marche de la dernière colonne. De temps à autre, Nour s’arrêtait pour attendre la troupe où étaient sa mère et ses sœurs. Il s’asseyait sur les pierres brûlantes, le pan de son manteau rabattu sur sa tête, et il regardait le troupeau qui avançait lentement sur la piste. Les guerriers sans monture marchaient courbés en avant, écrasés par les fardeaux sur leurs, épaules. Certains s’appuyaient sur leurs longs fusils, sur leurs lances. Leurs visages étaient noirs, et à travers le crissement de leurs pas dans le sable, Nour entendait le bruit douloureux de leur respiration.
Derrière, venaient les enfants et les bergers, qui poursuivaient le troupeau de chèvres et de moutons, les chassaient devant eux à coups de pierres. Les tourbillons de poussière les enveloppaient comme un brouillard rouge, et Nour regardait les silhouettes étranges, échevelées, qui semblaient danser dans la poussière. Les femmes marchaient à côté des chameaux de bât, certaines portant leurs bébés dans leurs manteaux, cheminant lentement, pieds nus sur la terre brûlante. Nour entendait le bruit clair de leurs colliers d’or et de cuivre, les anneaux de leurs chevilles. Elles marchaient en chantonnant une chanson interminable et triste qui allait et venait comme le bruit du vent.
Mais tout à fait en dernier venaient ceux qui n’en pouvaient plus, les vieillards, les enfants, les blessés, les jeunes femmes dont tous les hommes étaient morts, et qui n’avaient plus personne pour les aider a trouver la nourriture et l’eau. Ils étaient nombreux, éparpillés le long de la piste dans la vallée de la Saguiet, et ils continuaient d’arriver pendant des heures, après que les soldats du cheikh étaient passés. C’étaient eux que Nour regardait surtout avec compassion.
Debout au bord de la piste, il les voyait marcher lentement, levant à peine leurs jambes alourdies par la fatigue. Ils avaient des visages gris, émaciés, aux yeux qui brillaient de fièvre. Leurs lèvres saignaient, leurs mains et leur poitrine étaient marquées de plaies où le sang caillé s’était mêlé à l’or de la poussière. Le soleil frappait sur eux, comme sur les pierres rouges du chemin, et c’étaient de vrais coups qu’ils recevaient. Les femmes n’avaient pas de chaussures, et leurs pieds nus étaient brûlés par le sable et rongés par le sel. Mais ce qui était le plus douloureux en eux, ce qui faisait naître l’inquiétude et la pitié, c’était leur silence. Aucun d’eux ne parlait, ne chantait. Personne ne pleurait ni ne gémissait. Tous, hommes, femmes, enfants aux pieds ensanglantés, ils avançaient sans faire de bruit, comme des vaincus, sans prononcer une parole. On entendait seulement le bruit de leurs pas dans le sable, et le halètement court de leur souffle. Puis ils s’éloignaient lentement, en faisant rouler leurs fardeaux sur leurs reins, pareils à de drôles d’insectes après la tempête.
Nour restait debout au bord de la piste, son fardeau déposé à ses pieds. De temps en temps, quand une vieille femme, ou un soldat blessé marchait vers lui, il essayait de leur parler, il s’approchait d’eux, il disait :
« Salut, salut, tu n’es pas trop fatigué, veux-tu que je t’aide à porter ta charge ? »
Mais eux restaient silencieux, ils ne le regardaient même pas, et leur visage était dur comme les pierres de la vallée, serré par la douleur et par la lumière.
Arrivait un groupe d’hommes du désert, des guerriers de Chinguetti. Leurs grands manteaux bleu ciel étaient en lambeaux. Ils avaient bandé leurs jambes et leurs pieds avec des chiffons tachés de sang. Eux ne portaient rien, pas même un sac de riz, pas même une gourde d’eau. Ils n’avaient plus que leurs fusils et leurs lances, et ils marchaient douloureusement, comme les vieillards et les enfants.
L’un d’eux était aveugle, et tenait aux autres par un pan de manteau, titubant sur les pierres du chemin, butant contre les racines des mauvais buissons.
Quand il est passé près de Nour et qu’il a entendu la voix du jeune garçon qui le saluait, il a lâché le manteau de son camarade et il s’est arrêté :
« Est-ce que nous sommes arrivés ? » a-t-il demandé.
Les autres ont continué leur route, sans même se retourner. Le guerrier du désert avait un visage encore jeune, mais épuisé par la fatigue, et un morceau d’étoffe sale barrait ses yeux brûlés.
Nour lui a donné à boire un peu de son eau, il a remis sa charge sur ses épaules, et il a placé la main du guerrier sur son manteau :
« Viens, c’est moi qui te guiderai maintenant. »
Ils ont recommencé à marcher sur la piste, au-devant du grand nuage de poussière rouge, vers le bout de la vallée.
L’homme ne parlait pas. Sa main était agrippée à l’épaule de Nour, si fort qu’elle lui faisait mal. Le soir, quand ils s’arrêtèrent au puits de Yorf, le jeune garçon était à bout de forces. Ils étaient maintenant au pied des falaises rouges, là où commencent les mesas du Haua, et la vallée qui va vers le nord.
Ici, toutes les caravanes s’étaient retrouvées, celles de Larhdaf et de Saadbou et les hommes bleus du grand cheikh. Dans la lumière du crépuscule, Nour regardait les milliers d’hommes assis sur la terre desséchée, autour de la tache noire du puits. La poussière rouge retombait peu à peu, et les fumées des braseros montaient déjà dans le ciel.
Quand Nour fut reposé, il ramassa son fardeau, mais sans le nouer autour de sa poitrine. Il prit la main du guerrier aveugle, et ils marchèrent jusqu’au puits.
Tous avaient bu déjà, les hommes et les femmes à l’est du puits, les animaux à l’ouest. L’eau était trouble, mêlée à la boue rouge des rives. Pourtant, jamais elle n’avait semblé plus belle aux hommes. Le ciel sans nuages brillait à sa surface noire, comme sur un métal poli.
Nour s’est penché vers l’eau, et il a bu à longs traits, sans reprendre son souffle. À genoux au bord du puits, le guerrier aveugle buvait aussi, avidement, presque sans s’aider du creux de sa main. Quand il a été rassasié, il s’est assis au bord du puits, son visage sombre et sa barbe ruisselants d’eau.
Ensuite, ils sont retournés en arrière, vers les troupeaux. C’était l’ordre du cheikh, car personne ne pouvait rester près du puits, afin de ne pas troubler l’eau.
La nuit tombait vite, près de la Hamada. L’ombre entrait dans le fond de la vallée, ne laissant que les pitons de pierre rouge dans la flamme du soleil.
Nour a cherché un instant son père et sa mère, sans les voir. Peut-être étaient-ils déjà repartis vers l’entrée de la piste du nord, avec les soldats de Larhdaf. Nour a choisi l’endroit pour la nuit, près des troupeaux. Il a posé son fardeau, et il a partagé un morceau de pain de mil et des dattes avec le guerrier aveugle. L’homme a mangé vite, puis il s’est allongé sur le sol, avec les mains sous la tête. Alors Nour lui a parlé, pour lui demander qui il était. L’homme a raconté lentement, avec sa voix un peu enrouée à force de s’être tue, tout ce qui s’était passé là-bas, très loin, à Chinguetti, près du grand lac salé de Chinchan, les soldats des Chrétiens qui avaient attaqué les caravanes, qui avaient brûlé les villages, qui avaient emmené les enfants dans les camps. Quand les soldats des Chrétiens étaient venus de l’ouest, des rivages de la mer, ou bien du sud, des guerriers vêtus de blanc montés sur des chameaux, et des hommes noirs du Niger, les gens du désert avaient dû fuir vers le nord. C’est au cours d’un combat qu’il avait été blessé par un fusil et qu’il avait perdu la vue. Alors ses compagnons l’avaient emmené vers le nord, vers la ville sainte de Smara, parce qu’ils disaient que le grand cheikh savait guérir les blessures faites par les Chrétiens, qu’il avait le pouvoir de rendre la vue. Pendant qu’il parlait, les larmes coulaient de ses paupières fermées, parce qu’il pensait maintenant à tout ce qu’il avait perdu.
« Sais-tu où nous sommes maintenant » C’était cela qu’il demandait tout le temps à Nour, comme s’il avait peur d’être abandonné là, au milieu du désert.
« Sais-tu où nous sommes ? Est-ce que nous sommes encore loin de l’endroit où nous pourrons nous arrêter ? »
« Non », disait Nour, « nous allons bientôt arriver dans les terres que le cheikh a promises, là où nous ne manquerons de rien, là où ce sera comme le royaume de Dieu. »
Mais il n’en savait rien, et au fond de son cœur, il pensait qu’ils n’arriveraient peut-être jamais dans ce pays, même s’ils franchissaient le désert, les montagnes, et même la mer, jusqu’à l’endroit où le soleil naît à l’horizon.
Le guerrier aveugle continuait à parler, maintenant, mais il ne parlait plus de la guerre. Il racontait à voix presque basse son enfance à Chinguetti, la route du sel, avec son père et ses frères. Il racontait l’enseignement, dans la mosquée de Chinguetti, puis le départ des caravanes immenses, à travers les étendues du désert, vers l’Adrar, et plus loin encore à l’est, vers les montagnes du Hank, vers le puits d’Abd el Malek, là où se trouve le tombeau miraculeux. Il parlait de cela doucement, presque en chantonnant, allongé sur la terre, avec la nuit qui couvrait d’ombre fraîche son visage et ses yeux brûlés.
Nour se couchait à côté de lui, enveloppé dans son manteau de laine, la tête appuyée sur le fardeau, et il s’endormait les yeux ouverts, en regardant le ciel et en écoutant la voix de l’homme qui parlait pour lui seul.
Les nuits du désert étaient froides, mais la langue et les lèvres de Nour continuaient à brûler, et il lui semblait que des pièces chauffées au feu étaient posées sur ses paupières. Le vent passait sur les rochers, soufflait sur les dunes, faisait grelotter de fièvre les hommes dans leurs haillons. Quelque part, au milieu de ses guerriers endormis, le vieux cheikh vêtu de son manteau blanc regardait la nuit sans dormir, comme il avait fait depuis des mois. Son regard allait dans le fouillis d’étoiles qui baignait la terre de sa clarté diffuse. À certains moments, il marchait un peu au milieu des hommes endormis. Puis il retournait s’asseoir à sa place, et il buvait du thé, lentement, en écoutant les craquements du charbon dans le brasero.
Les jours ont passé comme cela, brûlants et terribles, tandis que le troupeau des hommes et des bêtes remontait la vallée, vers le nord. Ils suivaient maintenant la piste du Tindouf, à travers le plateau aride de la Hamada. Les fils de Ma el Aïnine, avec les hommes les plus valides, chevauchaient en éclaireurs par les vallées resserrées des monts Ouarkziz, mais c’était une route trop dure pour les femmes et les enfants, et le cheikh avait choisi de suivre la piste de l’est.
À l’arrière de la caravane, Nour marchait, avec la main du guerrier aveugle qui serrait son épaule. Chaque jour le fardeau de nourriture devenait plus léger, et Nour savait bien qu’il n’y en aurait pas assez pour aller jusqu’au bout du voyage.
Maintenant ils marchaient sur l’immense plateau de pierres, tout près du ciel. Ils traversaient parfois des crevasses, de grandes blessures noires dans la roche blanche, des éboulis de cailloux pareils à des couteaux. Le guerrier aveugle serrait très fort l’épaule et le bras de Nour, pour ne pas tomber.
Les hommes avaient usé leurs chaussures en cuir de chèvre, et beaucoup avaient bandé leurs pieds avec des lambeaux de leurs habits, pour arrêter le sang qui coulait. Les femmes allaient pieds nus, parce qu’elles étaient habituées depuis leur enfance, mais quelquefois, un caillou plus aigu entamait leur chair et elles geignaient en marchant.
Le guerrier aveugle ne parlait jamais, durant le jour. Son visage sombre était caché par son manteau bleu, et par le pansement qui recouvrait ses yeux comme le capuchon d’un faucon. Il marchait sans se plaindre, et depuis que Nour le guidait, il n’avait plus peur de se perdre. Seulement, quand il sentait venir le soir, quand les hommes de Larhdaf et de Saadbou, loin au-devant dans les vallées, criaient avec leurs voix chantantes le signal de la halte, le guerrier aveugle demandait, toujours avec la même inquiétude :
« Est-ce que c’est ici ? Est-ce que nous y sommes ? Dis-moi, est-ce que nous sommes arrivés à l’endroit où nous devons nous arrêter pour toujours ? »
Nour regardait autour de lui, et il ne voyait que l’étendue sans fin de la pierre et de la poussière, la terre toujours pareille sous le ciel. Il détachait son fardeau, et il disait simplement :
« Non, ce n’est pas encore ici. »
Alors, comme chaque soir, le guerrier aveugle buvait quelques gorgées à l’outre, mangeait quelques dattes et du pain, puis il s’étendait sur la terre, et il continuait à parler des choses de son pays, de la grande ville sainte de Chinguetti, près du lac de Chinchan. Il parlait de l’oasis où l’eau est verte, où les palmiers sont immenses et donnent des fruits doux comme le miel, où l’ombre est pleine du chant des oiseaux et du rire des jeunes filles qui vont puiser l’eau. Il racontait cela avec sa voix qui chantonnait un peu, comme s’il se berçait lui-même pour atténuer sa souffrance. Quelquefois, ses compagnons venaient s’asseoir auprès de lui, ils partageaient avec Nour le pain et les dattes, ou bien ils faisaient du thé avec l’herbe chiba. Ils écoutaient le monologue du guerrier aveugle, puis ils parlaient eux aussi de leur terre, des puits du Sud, Atar, Oujeft, Tamchakatt, et de la grande ville d’Oualata. Ils parlaient une langue étrange et douce comme celle des prières, et leurs visages maigres étaient couleur de métal. Quand le soleil était près de l’horizon, et que le plateau désert devenait brillant de lumière, ils s’agenouillaient et faisaient leur prière, le front dans la poussière. Nour aidait le guerrier aveugle à se prosterner dans la direction du levant, puis il se couchait, enveloppé dans son manteau, et il écoutait le bruit de voix des hommes, jusqu’au sommeil.
Comme cela ils ont traversé les monts du Ouarkziz, en suivant les failles et les lits des torrents desséchés. La caravane s’étirait sur tout le plateau, d’un bout à l’autre de l’horizon. Le grand nuage de poussière rouge montait chaque jour dans le ciel bleu, se penchait dans le vent. Les troupeaux de chèvres et de moutons, les chameaux de bât marchaient au milieu des hommes, les aveuglaient de poussière. Loin derrière eux, les vieillards, les femmes malades, les enfants abandonnés, les guerriers blessés, marchaient dans la douleur de la lumière, la tête penchée, les jambes faibles, laissant parfois sur leurs traces des gouttes de sang.
La première fois que Nour avait vu quelqu’un tomber, au bord de la piste, sans un cri, il avait voulu s’arrêter ; mais les guerriers bleus, et ceux qui marchaient avec lui, l’avaient poussé en avant, sans rien dire, parce qu’il n’y avait plus rien à faire. Maintenant, Nour ne s’arrêtait plus. Quelquefois il y avait la forme d’un corps, dans la poussière, bras et jambes repliés, comme s’il dormait. C’était un vieil homme, ou une femme, que la fatigue et le mal avaient arrêté là, sur le côté de la piste, frappé derrière la tête comme avec un marteau, le corps déjà desséché. Le vent qui souffle jetterait les poignées de sable sur lui, le recouvrirait bientôt, sans qu’on ait besoin de creuser de tombe.
Nour pensait à la vieille femme qui lui avait donné du thé, là-bas, dans le campement de Smara. Peut-être qu’elle était tombée, elle aussi, un jour, frappée par le soleil, et que le sable du désert l’avait recouverte. Mais il ne pensait pas longtemps à elle, parce que chaque pas qu’il faisait était comme la mort d’une personne, qui effaçait ses souvenirs ; comme si la traversée du désert devait tout détruire, tout brûler dans sa mémoire, faire de lui un autre garçon. La main du guerrier aveugle le poussait en avant quand la fatigue ralentissait ses jambes, et peut-être que sans cette main posée sur son épaule, il serait tombé, lui aussi, bras et jambes repliés, au bord de la piste.
Il y avait toujours de nouvelles montagnes à l’horizon, le plateau de pierres et de sable semblait sans fin, comme la mer. Chaque soir, le guerrier aveugle disait à Nour, quand il entendait les cris de la halte :
« Est-ce que c’est ici ? Est-ce que nous sommes arrivés ? »
Et puis il disait :
« Dis-moi ce que tu vois. »
Mais Nour répondait simplement :
« Non, ce n’est pas ici. Il n’y a que le désert, nous devons marcher plus loin. »
Maintenant, le désespoir gagnait les hommes. Même les guerriers du désert, les hommes bleus invincibles de Ma el Aïnine étaient fatigués, et leur regard était honteux, comme celui des hommes qui ont cessé de croire.
Ils restaient assis par petits groupes, leurs fusils allongés dans leurs bras, sans parler. Quand Nour allait voir son père et sa mère pour leur demander de l’eau, c’était leur silence qui l’effrayait le plus. C’était comme si la menace de la mort avait atteint les hommes, et qu’ils n’avaient plus de force pour s’aimer.
La plupart des gens de la caravane, les femmes, les enfants, étaient prostrés sur la terre, attendant que le soleil s’éteigne à l’horizon. Ils n’avaient même plus la force de dire la prière, malgré l’appel des religieux de Ma el Aïnine qui résonnait sur le plateau. Nour s’étendait sur le sol, la tête posée sur son fardeau presque vide, et il regardait le ciel sans fond qui changeait de couleur, en écoutant la voix de l’aveugle qui chantonnait.
Parfois il avait l’impression que tout cela était un rêve, un terrible, interminable rêve qu’il faisait les yeux ouverts, et qui l’entraînait le long des routes des étoiles, sur la terre lisse et dure comme une pierre polie. Alors les souffrances étaient des lances tendues, et il avançait sans comprendre ce qui le déchirait. C’était comme s’il sortait de lui-même, abandonnant son corps sur la terre brûlée, son corps immobile sur le désert de pierres et de sable, pareil à une tache, à un tas de vieux chiffons jeté sur le sol parmi tous les autres tas de chiffons délaissés, et son âme s’aventurait dans le ciel glacé, au milieu des étoiles, parcourant en un clin d’œil tout l’espace que sa vie ne suffirait pas à reconnaître. Il voyait alors, surgis comme des mirages, les villes extraordinaires aux palais de pierre blanche, les tours, les dômes, les grands jardins ruisselants d’eau pure, les arbres chargés de fruits, les massifs de fleurs, les fontaines ou s’assemblaient les jeunes filles aux rires légers. Il voyait cela distinctement, il glissait dans l’eau fraîche, il buvait aux cascades, il goûtait chaque fruit, il respirait chaque odeur. Mais ce qui était le plus extraordinaire, c’était la musique qu’il entendait, quand il s’en allait de son corps. Il n’avait jamais rien entendu de semblable. C’était une voix de jeune femme qui chantait dans la langue chleuh, une chanson douce qui bougeait dans l’air et qui répétait tout le temps la même parole, ainsi :
« Un jour, oh, un jour, le corbeau deviendra blanc, la mer s’asséchera, on trouvera le miel dans la fleur du cactus, on fera une couche avec les branches de l’acacia, oh, un jour, il n’y aura plus de venin dans la bouche du serpent, et les balles des fusils ne porteront plus la mort, car ce sera le jour où je quitterai mon amour… »
D’où venait cette voix, si claire, si douce ? Nour sentait son esprit glisser encore plus loin, au-delà de cette terre, au-delà de ce ciel, vers le pays où il y a des nuages noirs chargés de pluie, des rivières profondes et larges où l’eau ne cesse jamais de couler.
« Un jour, oh, un jour, le vent ne soufflera pas sur la terre, les grains de sable seront doux comme le sucre, sous chaque pierre du chemin il y aura une source qui m’attendra, un jour, oh, un jour, les abeilles chanteront pour moi, car ce sera le jour où je quitterai mon amour… »
Là grondent les bruits mystérieux de l’orage, là règnent le froid, la mort.
« Un jour, oh, un jour, il y aura le soleil de la nuit, l’eau de la lune laissera ses flaques sur la terre, le ciel donnera l’or des étoiles, un jour, oh, un jour, je verrai mon ombre danser pour moi, car ce sera le jour où je quitterai mon amour… »
C’est de là que vient l’ordre nouveau, celui qui chasse les hommes bleus du désert, qui fait naître la peur de toutes parts.
« Un jour, oh, un jour, le soleil sera noir, la terre s’ouvrira jusqu’au centre, la mer recouvrira le sable, un jour, oh, un jour, mes yeux ne verront plus la lumière, ma bouche ne pourra plus dire ton nom, mon cœur cessera de battre, car ce sera le jour où je quitterai mon amour… »
La voix étrangère s’éloignait en murmurant, et Nour entendait à nouveau la chanson lente et triste du guerrier aveugle qui parlait tout seul, son visage tourné vers le ciel qu’il ne pouvait pas voir.
La caravane de Ma el Aïnine est arrivée un soir au bord du Draa, de l’autre côté des montagnes. Là, en descendant vers l’ouest, ils ont aperçu les fumées des campements des troupes de Larhdaf et de Saadbou. Quand les hommes se sont retrouvés, il y a eu un regain d’espoir. Le père de Nour est venu à sa rencontre, et il l’a aidé à porter sa charge.
« Où est-ce que nous sommes ? Est-ce que c’est ici ? » demandait le guerrier aveugle.
Nour lui expliqua qu’on avait franchi le désert, et qu’on n’était plus très loin du but.
Il y eut comme une fête cette nuit-là. Pour la première fois depuis longtemps, on entendait le son des guitares et des tambours, et le chant clair des flûtes.
La nuit était plus douce dans la vallée, il y avait de l’herbe pour les bêtes. Avec son père et sa mère, Nour mangea le pain de mil et les dattes, et le guerrier aveugle reçut aussi sa part. Il parla avec eux du chemin qu’ils avaient parcouru, de la Saguiet el Hamra jusqu’au tombeau de Sidi Mohammed el Quenti. Puis ils marchèrent ensemble, guidant le guerrier aveugle à travers les champs de broussailles, jusqu’au lit desséché du Draa.
Il y avait beaucoup d’hommes et de bêtes, car aux hommes et aux troupeaux de la caravane du grand cheikh s’étaient joints les nomades du Draa, ceux des puits du Tassouf, les hommes de Messeïed, de Tcart, d’El Gaba, de Sidi Brahim el Aattami, tous ceux que la misère et la menace de l’arrivée des Français avaient chassés des régions de la côte, et qui avaient appris que le grand cheikh Ma el Aïnine était en route pour la guerre sainte, pour chasser les étrangers des terres des Croyants.
Alors on ne voyait plus les trous que la mort avait creusés dans les rangs des hommes et des femmes. On ne voyait plus que la plupart des hommes étaient blessés ou malades, ni que les petits enfants mouraient lentement dans les bras de leur mère, brûlés par la fièvre et par la déshydratation.
On voyait seulement, de toutes parts, sur le lit noir du fleuve desséché, ces silhouettes qui marchaient lentement, et ces troupeaux de chèvres et de moutons, et ces hommes montés sur leurs chameaux, sur leurs chevaux, qui allaient quelque part, vers leur destin.
Pendant des jours ils ont remonté l’immense vallée du Draa, sur l’étendue de sable craquelé, durci comme la terre cuite au four, sur le lit noir du fleuve où le soleil du zénith brûlait comme une flamme. De l’autre côté de la vallée, les hommes de Larhdaf et de Saadbou ont lancé leurs chevaux le long d’un torrent étroit, et les hommes, les femmes, les troupeaux ont suivi la route qu’ils avaient ouverte. Maintenant c’étaient les guerriers de Ma el Aïnine qui allaient en dernier, montés sur leurs chameaux, et Nour marchait avec eux, guidant le guerrier aveugle. La plupart des soldats de Ma el Aïnine allaient à pied, en s’aidant de leurs fusils et de leurs lances pour escalader les ravins.
Le soir même, la caravane atteignit le puits profond, celui qu’on appelait Aïn Rhatra, non loin de Torkoz, au pied des montagnes. Comme chaque soir, Nour alla chercher l’eau pour le guerrier aveugle, et ils firent leurs ablutions et leur prière. Puis Nour s’installa pour la nuit, non loin des guerriers du cheikh. Ma el Aïnine ne dressait pas sa tente. Il dormait dehors, comme les hommes du désert, simplement enveloppé de son manteau blanc, accroupi sur son tapis de selle. La nuit tombait vite, parce que les hautes montagnes étaient proches. Le froid faisait frissonner les hommes. À côté de Nour, le guerrier aveugle ne chantait plus. Peut-être qu’il n’osait pas à cause de la présence du cheikh, ou bien il était trop fatigué pour parler.
Quand Ma el Aïnine prit son repas du soir avec ses guerriers, il fit porter un peu de nourriture et du thé pour Nour et pour son compagnon. Le thé surtout leur fit du bien, et Nour pensait qu’il n’avait jamais rien bu de meilleur. Les aliments, et l’eau fraîche du puits étaient comme une lumière dans leur corps, qui leur rendait toute leur force. Nour mangeait le pain en regardant la silhouette assise du vieil homme, enveloppée dans le grand manteau blanc.
De temps en temps, des gens venaient vers le cheikh, pour lui demander sa bénédiction. Lui les recevait, les faisait asseoir à côté de lui, leur offrait une part de son pain, leur parlait. Ils s’en allaient, après avoir baisé un pan de son manteau. C’étaient des hommes nomades du Draa, des bergers en haillons, ou des femmes bleues qui portaient leurs petits-enfants enroulés dans leurs manteaux. Ils voulaient voir le cheikh, pour recevoir un peu de force, un peu d’espoir, pour qu’il calme les plaies de leur corps.
Plus tard, dans la nuit, Nour se réveilla en sursaut. Il vit le guerrier aveugle qui était penché vers lui. La clarté des étoiles faisait luire vaguement son visage plein de souffrance. Comme Nour se reculait, presque effrayé, l’homme dit à voix basse :
« Est-ce qu’il va me rendre la vue ? Est-ce que je pourrai voir à nouveau ? »
« Je ne sais pas », dit Nour.
Le guerrier aveugle gémit et retomba sur le sol, la tête dans la poussière.
Nour regardait autour de lui. Au fond de la vallée, au pied des montagnes, il n’y avait plus un mouvement, plus un bruit. Partout les hommes dormaient, enroulés dans leurs toiles, pour lutter contre le froid. Seul, assis sur son tapis de selle, comme si pour lui la fatigue n’existait pas, Ma el Aïnine était immobile, les yeux fixés sur le paysage nocturne.
Alors, Nour se couchait sur le côté, la joue contre son bras, et il regardait longuement le vieil homme qui priait, et c’était comme s’il partait encore une fois le long d’un rêve interminable, un rêve plus grand que lui, qui le conduisait vers un autre monde.
Chaque jour, quand le soleil se levait, les hommes étaient debout. Ils prenaient leur charge sans rien dire, et les femmes enroulaient les jeunes enfants dans leur dos. Les animaux se redressaient aussi, ils piétinaient le sol en faisant jaillir la première poussière, car c’était l’ordre du vieil homme qui passait en eux, qui montait avec la chaleur du soleil et l’ivresse du vent.
Ils continuaient leur marche vers le nord, à travers les montagnes déchiquetées du Taïssa, le long des défilés brûlants comme les flancs d’un volcan.
Parfois, le soir, quand ils arrivaient devant le puits, des hommes et des femmes bleus, sortis du désert, accouraient vers eux avec des offrandes de dattes, du lait caillé, du pain de mil. Le grand cheikh leur donnait sa bénédiction, car ils avaient conduit leurs petits enfants malades du ventre ou des yeux. Ma el Aïnine les oignait avec un peu de terre mêlée à sa salive, il posait ses mains sur leur front ; puis les femmes s’en allaient, elles retournaient vers le désert rouge, comme elles étaient venues. Parfois aussi, des hommes venaient avec leurs fusils et leurs lances, pour se joindre à la troupe. C’étaient des paysans aux visages rudes, avec des cheveux blonds ou roux et des yeux verts étranges.
De l’autre côté des montagnes la caravane est arrivée à la palmeraie de Taïdalt, là où commencent le fleuve Noun, et la piste de Goulimine. Nour pensait qu’ils pourraient se reposer et boire à satiété, mais la palmeraie était petite, rongée par la sécheresse et par le vent du désert. Les grandes dunes grises avaient mangé l’oasis, et l’eau était couleur de boue. Il n’y avait presque personne dans la palmeraie, seulement quelques vieillards épuisés par la faim. Alors la troupe de Ma el Aïnine est repartie le jour suivant, le long du fleuve desséché, vers Goulimine.
Avant d’arriver à la ville, les troupes des fils de Ma el Aïnine sont parties en avant. Ils sont revenus deux jours plus tard, apportant les mauvaises nouvelles les soldats des Chrétiens avaient débarqué à Sidi Ifni, et ils remontaient eux aussi vers le nord. Larhdaf voulait quand même aller à Goulimine, pour se battre contre les Français et les Espagnols, mais le cheikh lui a montré les hommes qui campaient sur la plaine, et il lui a demandé seulement : « Est-ce que ce sont tes soldats ? » Alors Larhdaf a baissé la tête, et le grand cheikh a donné l’ordre du départ, au large de Goulimine, vers la palmeraie des Aït Boukha, puis à travers les montagnes, jusqu’à la piste de Bou Izakarn, à l’est.
Malgré leur fatigue, les hommes et les femmes ont cheminé pendant des semaines à travers les montagnes rouges, le long des torrents sans eau. Les hommes bleus, les femmes, les bergers avec leurs troupeaux, les chameaux de bât, les cavaliers, tous devaient se faufiler entre les blocs de pierre, trouver un passage sur les éboulis. Comme cela, ils sont arrivés à la ville sainte de Sidi Ahmed ou Moussa, le patron des acrobates et des jongleurs. La caravane s’est installée partout dans la vallée aride. Seuls le cheikh et ses fils, et ceux de la Goudfia sont restés dans l’enceinte du tombeau, tandis que les hommes nobles venaient leur donner acte d’allégeance.
Ce soir-là, il y eut une prière commune, sous le ciel étoilé, et les hommes et les femmes se sont rassemblés autour du tombeau du saint. Près des feux allumés, le silence était seulement interrompu par le crépitement des branches sèches, et Nour voyait la silhouette légère du cheikh accroupi par terre, en train de réciter à voix basse la formule du dzikr. Mais ce soir-là, c’était une prière sans cris et sans musique, parce que la mort était trop proche, et que la fatigue avait serré leurs gorges. Il y avait seulement la voix très douce, légère comme une fumée, qui chantonnait dans le silence. Nous regardait autour de lui, et il voyait les milliers d’hommes vêtus de leurs manteaux de laine, assis sur la terre, éclairés de loin en loin par les feux. Ils restaient immobiles et silencieux. C’était la prière la plus intense, la plus douloureuse qu’il eût jamais entendue. Aucun ne bougeait, sauf, de temps à autre, une femme qui allaitait son enfant pour l’endormir, ou un vieillard qui toussait. Dans la vallée aux murs hauts, il n’y avait pas un souffle d’air, et les feux brûlaient très droit et très fort. La nuit était belle et glacée, emplie d’étoiles. Puis la lueur de la lune venait à l’horizon, au-dessus des falaises noires, et le disque d’argent, absolument rond, montait heure par heure vers le zénith.
Le cheikh a prié toute la nuit, tandis que les feux s’éteignaient, les uns après les autres. Les hommes, accablés de fatigue, se couchaient là où ils étaient pour dormir. Nour ne s’était éloigné que deux ou trois fois, pour aller uriner derrière les broussailles, au fond de la vallée. Il ne pouvait pas dormir, comme si la fièvre brûlait son corps. Près de lui, son père, sa mère et ses sœurs s’étaient assoupis, enveloppés dans leurs manteaux, et le guerrier aveugle dormait aussi, la tête sur la terre froide.
Nour continuait à regarder le vieil homme assis près du tombeau blanc, en train de chanter doucement, dans le silence de la nuit, comme s’il berçait un enfant.
Au lever du jour, la caravane est repartie, accompagnée des Aït ou Moussa et des montagnards venus d’Ilirh, de Tafermit, les Ida Gougmar, les Ifrane, les Tirhmi, tous ceux qui voulaient suivre Ma el Aïnine dans sa guerre pour le royaume de Dieu.
Il y a eu encore beaucoup de jours à travers les montagnes désertes, le long des ravins et des torrents desséchés. Chaque jour la brûlure du soleil recommençait, la soif, l’éblouissement du ciel trop blanc, les rochers trop rouges, la poussière qui suffoquait les bêtes et les hommes. Nour ne se souvenait plus de ce qu’était la terre quand on était immobile. Il ne se souvenait plus des puits, quand les femmes vont puiser l’eau dans leurs jarres, et qu’elles parlent comme les oiseaux. Il ne se souvenait plus de la chanson des bergers qui laissent les troupeaux s’égarer, ni des jeux des enfants, dans le sable des dunes. C’était comme s’il avait marché depuis toujours, voyant sans cesse des collines identiques, des ravins, des rochers rouges. Par moments, il aurait tellement voulu s’asseoir sur une pierre, n’importe quelle pierre au bord de la piste, et regarder partir la longue caravane, les silhouettes noires des hommes et des chameaux dans l’air tremblant, comme si ç’avait été un mirage en train de se dissoudre. Mais la main du guerrier aveugle ne lâchait pas son épaule, elle le poussait en avant, elle l’obligeait à marcher.
Quand ils arrivaient en vue d’un village, ils s’arrêtaient. Le nom du village courait d’homme à homme, bourdonnait sur toutes les lèvres : « Tirhmi, Anezi, Assaka, Asserssif… » Ils longeaient maintenant une vraie rivière, où coulait un filet d’eau.
Les rives étaient peuplées d’acacias blancs et d’aganiers. Puis ils marchaient sur une immense plaine de sable, blanche comme le sel, où la lumière du soleil aveuglait.
Un soir, tandis que la caravane s’installait pour la nuit, une troupe de guerriers est arrivée au nord, accompagnant un homme à cheval, vêtu d’un grand manteau blanc.
C’était le grand cheikh Lahoussine qui venait apporter l’aide de ses guerriers, et distribuer de la nourriture pour les voyageurs. Alors, les hommes ont compris que le voyage touchait à sa fin, car on arrivait dans la vallée du grand fleuve Souss, là où il y aurait de l’eau et des pâturages pour les bêtes, et de la terre pour tous les hommes.
Lorsque la nouvelle s’est répandue parmi les voyageurs, Nour a senti encore une fois l’impression du vide et de la mort, comme avant de partir de Smara. Les gens allaient et venaient en courant dans la poussière, ils jetaient des cris, ils s’interpellaient : « Nous sommes arrivés ! Nous sommes arrivés ! » Le guerrier aveugle serrait très fort l’épaule de Nour, et il criait, lui aussi : « Nous sommes arrivés ! »
Mais ce n’est que le surlendemain qu’ils sont arrivés dans la vallée du grand fleuve, devant la ville de Taroudant. Pendant des heures, ils ont remonté le cours de la rivière, marchant dans les minces filets d’eau qui coulaient sur les galets rouges. Malgré l’eau du fleuve, les rives étaient sèches et nues, et la terre était dure, cuite par le soleil et par le vent.
Nour marchait sur les galets de la rivière, entraînant le guerrier aveugle. Malgré le feu du soleil, l’eau était glacée. Quelques arbustes maigres avaient poussé au milieu de la rivière, sur les îlots de galets. Il y avait aussi les grands troncs blancs que les crues avaient apportés de la montagne.
Nour avait oublié déjà l’impression de mort. Il était heureux parce qu’il pensait, lui aussi, que c’était la fin du voyage, que c’était ici la terre que Ma el Aïnine leur avait promise, avant de quitter Smara.
L’air chaud était chargé d’odeurs, car c’était le début du printemps. Nour respirait cette odeur pour la première fois. Au-dessus des cours d’eau, des insectes dansaient, des guêpes, des mouches légères. Il y avait si longtemps que Nour n’avait pas vu d’animaux qu’il était heureux de voir ces mouches et ces guêpes. Même quand un taon le piqua tout à coup à travers ses vêtements, il ne se mit pas en colère, et se contenta de le chasser de la main.
De l’autre côté de la rivière Souss, accotée à la montagne rouge, il y avait cette grande ville aux maisons de boue, qui se dressait comme une vision céleste. Irréelle, comme suspendue dans la lumière du soleil, la ville semblait attendre les hommes du désert, pour leur offrir le refuge. Jamais Nour n’avait vu une ville aussi belle. Les hauts murs de pierre rouge et de boue, sans fenêtres, resplendissaient dans la lumière du couchant. Un halo de poussière flottait au-dessus de la ville comme du pollen, l’entourait de son nuage magique.
Les voyageurs se sont arrêtés dans la vallée, en contrebas de la ville ; et ils l’ont regardée longtemps, avec amour et crainte à la fois. Maintenant, pour la première fois depuis le commencement de leur voyage, ils sentaient combien ils étaient las, leurs vêtements en lambeaux, leurs pieds enveloppés de chiffons sanglants, leurs lèvres et leurs paupières brûlées par le soleil du désert. Ils étaient assis sur les galets du fleuve, et certains avaient dressé leurs tentes, ou bien avaient construit des abris de branches et de feuilles. Comme s’il ressentait lui aussi la crainte de la foule, Ma el Aïnine s’était arrêté avec ses fils et ses guerriers, sur la rive du fleuve.
Maintenant on dressait les grandes tentes des chefs de tribu, on déchargeait les chameaux de bât. La nuit est venue sur les remparts de la ville, le ciel s’est éteint, et la terre rouge est devenue sombre. Seuls, les hauts sommets de l’Atlas, le mont Tichka, le mont Tinergouet, couverts de givre, luisaient encore au soleil quand la vallée était déjà dans la nuit. On entendait l’appel pour la prière du soir, dans la ville ; une voix qui résonnait étrangement comme une plainte. Sur les galets du fleuve, les voyageurs se prosternaient et priaient eux aussi, sans élever la voix, avec le bruit doux de l’eau qui coulait.
C’est au matin que Nour fut ébloui. Il avait dormi d’une traite, sans ressentir les cailloux qui meurtrissaient ses côtes, ni le froid et l’humidité de la rivière. Quand il s’éveilla, il vit la brume qui descendait lentement le long de la vallée, comme si la lumière du jour la poussait devant elle. Sur le lit du fleuve, au milieu des hommes endormis, les femmes marchaient déjà pour puiser l’eau, ou pour ramasser quelques brindilles. Les enfants cherchaient les crevettes sous les pierres plates.
Mais c’est en regardant la ville que Nour était émerveillé. Dans l’air pur de l’aurore, au pied des montagnes, la ville de Taroudant dressait sa forteresse. Ses murs de pierre rouge, ses terrasses, ses tours étaient nets et précis, semblaient avoir été sculptés dans le roc même de la montagne. La brume blanche passait par instants entre le lit du fleuve et la ville, la cachait à demi, comme si la citadelle flottait au-dessus de la vallée, sorte de vaisseau de terre et de pierre qui glissait lentement devant les îles des montagnes neigeuses.
Nour regardait cela, sans pouvoir détourner son regard. Les hautes murailles sans fenêtres fascinaient ses yeux. Il y avait quelque chose de mystérieux et de menaçant dans ces murs, comme si ce n’étaient pas des hommes qui vivaient là, mais des esprits surnaturels. Lentement la lumière apparaissait dans le ciel, rose, puis couleur d’ambre, comme cela, jusqu’à ce que le bleu éclatant soit partout. La lumière crépitait sur les murs de boue, sur les terrasses, sur les jardins d’orangers et sur les grands palmiers. Plus bas, les terrains arides, traversés par les acéquias, étaient d’un rouge presque violacé.
Immobile sur la plage au milieu des hommes du désert, dans le silence, Nour regardait la ville magique qui s’éveillait. Les fumées légères montaient dans l’air, et on entendait, presque irréels, les bruits familiers de la vie, les voix, les rires des enfants, le chant d’une jeune femme.
Pour les hommes du désert, immobiles sur le lit de la rivière, ces fumées, ces bruits semblaient immatériels, comme s’ils étaient en train de rêver cette ville fortifiée au flanc de la montagne, ces champs, ces palmiers, ces orangers.
Maintenant, le soleil était haut dans le ciel, brûlant déjà les cailloux du lit de la rivière. Une odeur étrange venait jusqu’au campement des nomades, et Nour avait de la peine à la reconnaître. Ce n’était pas l’odeur aigre et froide des jours de fuite et de peur, cette odeur qu’il respirait depuis si longtemps à travers le désert. C’était une odeur de musc et d’huile, puissante, enivrante, l’odeur des braseros où brûle le charbon de cèdre, l’odeur de la coriandre, du poivre, de l’oignon.
Nour respirait cette odeur, sans oser bouger de peur de la perdre, et le guerrier aveugle, lui aussi, reconnaissait ce bonheur. Tous les hommes étaient immobiles, leurs yeux agrandis regardant sans ciller, jusqu’à la souffrance, la haute muraille rouge de la ville. Ils regardaient la ville à la fois si proche et lointaine, la ville qui peut-être allait ouvrir ses portes, et leur cœur battait plus vite. Autour d’eux, les plages de galets de la rivière tremblaient déjà dans la chaleur du jour. Ils regardaient sans bouger la ville magique. Puis, comme le soleil montait encore dans le ciel bleu, les uns après les autres, ils couvraient leur tête avec un pan de leur manteau.