— 10 —

Fin octobre, Bertrand me délégua son rendez-vous avec le comptable de l’agence. Jamais personne n’avait eu accès aux comptes et aux finances. J’étais donc la seule à obtenir ce privilège et avoir la certitude que l’agence ne connaissait pas la crise ! Malgré la saturation que je sentais poindre, j’étais plus fière que jamais de la confiance que Bertrand m’accordait.

Bien qu’il ne fût pas du genre à évoquer une quelconque vie privée ou à s’intéresser aux petits secrets de ses salariés, je craignais à chaque instant une question au sujet de Marc et de mon temps libre. J’avais beau être en permanence sur le qui-vive, je n’avais aucune idée de ce que je lui répondrais. Après tout, ça ne le regardait pas ! Je me trompais lourdement, il ne fit aucune remarque et son attitude à mon égard ne changea pas d’un iota. Ce n’était finalement que le soir sous la couette que je pouvais laisser librement vagabonder mes pensées, me demandant comment Marc allait, je l’imaginais dans sa brocante avec son grand-père. J’aurais voulu savoir s’il pensait à moi et où tout ça allait nous mener. Il ne m’appelait pas, et, de mon côté, je repoussais au maximum le moment de le faire, pour mettre un peu de distance, et tester ma résistance à l’emprise qu’il semblait avoir déjà sur moi. Cependant, lorsque je fermais les yeux dans mon lit, sans plus avoir à lutter ni user d’artifice, je ne pensais qu’à lui, il me manquait ; ce n’était pas bon. Bizarrement, je ne m’étais jamais endormie si facilement depuis des années.


Ce samedi-là, je pris mon temps en rentrant de la piscine. Sans savoir pourquoi, mon regard fut aimanté par une famille, ils faisaient leurs courses du samedi, les enfants étaient déchaînés et les parents avaient le teint brouillé et le regard partagé entre l’amour pour leurs petits et la colère d’avoir été réveillés trop tôt un matin de week-end. La femme dut sentir que je les regardais, elle me jeta un coup d’œil peu amène et envieux ; j’avais grosso modo le même âge qu’elle, elle devait se dire que je me pavanais dans ma tenue de sport dernier cri, avant de rentrer dans mon appartement design et impeccablement rangé pour prendre une douche qui pourrait durer plus d’une heure, pendant laquelle personne ne m’embêterait, et qu’ensuite, si je le voulais, je pourrais profiter des derniers rayons de soleil de l’automne et déjeuner d’un croque-madame en terrasse, avant de faire quelques boutiques et de dépenser tout cet argent que j’emmagasinais en me défonçant au travail. Elle se disait probablement que ce soir j’irais dîner dans un resto à la mode, dans une superbe tenue de créateur, avec des amis, beaux, libres, sans contraintes, et peut-être même que je me trouverais un partenaire d’un soir qui m’enverrait au septième ciel. Alors qu’eux allaient courir toute la journée d’une activité à une autre, avant de mettre leurs enfants dans un bain et de se retrouver avec plus d’eau à l’extérieur qu’à l’intérieur de la baignoire ; elle s’énerverait après son mari, qui, pendant la transformation de la salle de bains en piscine, se serait accordé une toute petite pause devant Turbo, car ils étaient attendus chez des amis pour dîner, ces mêmes amis qui seraient à la même heure en pleine panique parce que rien n’était prêt. Elle finirait par arriver dans le séjour, s’égosillant sur l’amour de sa vie parce qu’elle allait devoir se préparer en quatrième vitesse et qu’elle se trouverait moche, et il lui répondrait qu’elle était très bien comme ça, qu’elle n’avait besoin de ne rien faire, elle lui renverrait qu’il n’en pensait pas un mot et tout finirait en éclats de rire. Le soir, chez leurs amis, ils parleraient de leurs enfants, comme toujours, mais aussi de leur recherche de location pour les prochaines vacances au ski, partageant leurs bons plans pour faire des économies parce qu’élever des enfants à Paris « oh… je n’en peux plus, j’ai l’impression de passer mon temps à payer ! »… Et puis, ils évoqueraient les uns les autres leur boulot, critiquant leur patron, rêvant à leur retraite, comptant le nombre de jours de congés ou de RTT qu’il leur restait. Ils rentreraient chez eux en réalisant qu’il était trop tard même s’ils avaient passé une très bonne soirée, que ça serait l’enfer le lendemain avec les enfants. Lui demanderait à sa femme : « Tu as bien dit à la baby-sitter qu’elle pouvait les laisser regarder la télé ? Je veux dormir demain matin ! » Ils s’endormiraient dans les bras l’un de l’autre, riant d’être trop feignants pour faire l’amour, se promettant de s’organiser un week-end en amoureux où ils ne sortiraient pas de la chambre d’hôtel et se disant qu’ils n’avaient pas envie de retourner au bureau lundi.

La femme et moi nous regardâmes dans les yeux ; elle venait de voir le même film que moi. Elle sourit, posa un regard tendre sur ses enfants et son mari, secoua la tête et les entraîna avec elle. Qui enviait qui, maintenant ? J’étais bien incapable de répondre.

À peine eus-je posé le pied dans mon appartement qu’il me sembla tout vide, je restai plantée dans l’entrée et attrapai mon portable. Je craquai. Après de nombreuses sonneries, je tombai sur le répondeur : « Salut, Marc, comment vas-tu ? Euh… je voulais savoir si tu avais envie qu’on se voie… ce soir ? Ou demain, si tu veux ? Rappelle-moi… je… je t’embrasse. » Je lâchai le téléphone sur la console de l’entrée comme le pire des objets de tentation et gagnai la salle de bains en parlant toute seule :

— Purée, ce que je suis conne !

Je pris tout mon temps pour me laver, j’optai pour la tenue qu’Alice m’avait choisie lors de notre journée shopping à la rentrée et m’habillai enfin. Je tournai en rond dans le salon, me demandant ce que j’allais faire du reste de ma journée. L’entrée, ou plutôt la console, m’attirait comme un aimant ; je m’en approchais régulièrement, des papillons dans le ventre, et vérifiais sur mon téléphone que je n’avais rien manqué : Marc ne m’avait pas rappelée. En même temps, ça ne faisait pas longtemps que je lui avais laissé un message. Ayant un petit creux, je me dis que le croque-madame auquel j’avais pensé un peu plus tôt n’était peut-être pas une si mauvaise idée. Naturellement, je me retrouvai du côté de l’agence, il n’y avait que par là que j’avais de bonnes adresses. Avantage de ce quartier d’affaires, je dénichai une place en terrasse. Me retrouver sous les rayons du soleil me fit penser à la Petite Fleur, et donc à mes parents. Avant d’être servie et de sortir ma tablette pour travailler, j’eus envie de les entendre. La voix de ma mère me fit à la fois sourire et monter les larmes aux yeux.

— Ma sweet Yaël, comment vas-tu ?

— Ça va, maman.

— Tu as une petite voix ? Tu es sûre que tout va bien ?

Face à mes parents, j’avais toujours le sentiment de ne plus être adulte et de redevenir la Yaël petite fille, sans doute une des raisons qui me retenait de les appeler ou d’aller les voir.

— Oui, oui, je t’assure. Vous me manquez, c’est tout.

— Oh… J’ai pris nos billets pour Noël.

— C’est bien.

— Viens nous voir un week-end d’ici là !

J’en mourais d’envie, ça faisait plus de six mois que je ne les avais pas vus. J’avais dû annuler à la dernière minute un voyage chez eux : le travail…

— La fin d’année va être chargée, maman. Mais je viendrai au printemps.

— Prends soin de toi… Ma puce, rappelle-moi demain, ton père m’attend, on va déjeuner avec les voisins !

— Embrasse papa pour moi.

— Bisous.

Je raccrochai. Mon croque-madame — bien appétissant — arriva à cet instant, mais il ne me faisait plus envie. Je chipotai quelques bouchées. Marc ne me rappelait pas ; peut-être qu’il n’avait pas vu mon message, après tout, son téléphone semblait être le cadet de ses soucis, et puis, on était samedi, la brocante était ouverte, il travaillait… Je n’avais qu’à faire pareil, je demandai l’addition et fus à l’agence en à peine cinq minutes.

Après avoir déposé mon sac, j’allai préparer deux cafés à la kitchen. Je laissai le mien près de mon ordinateur, puis toquai à la porte ouverte du bureau de Bertrand, penché sur des dossiers.

— Bonjour.

— Yaël, je ne m’attendais pas à te voir aujourd’hui.

— Et si, me voilà !

Notre conversation n’alla pas plus loin, je lui tendis sa tasse, il me remercia d’un signe de tête et se concentra à nouveau sur ce qui l’occupait. Les heures s’égrainèrent sans que je réussisse véritablement à me concentrer, je passai mon temps à jeter des coups d’œil à mon portable, m’assurant plusieurs fois de suite qu’il n’était ni sur vibreur ou en mode silencieux, ni déchargé. Cette attitude me fit rire jaune ; la dernière fois que j’avais scruté mon téléphone de cette façon, c’était pendant les vacances à Lourmarin, et j’attendais désespérément des nouvelles de Bertrand. Celui-là même qui travaillait à quelques mètres de moi. Aujourd’hui, c’était Marc qui ne me répondait pas. Allais-je devoir passer le reste de ma vie à attendre des coups de téléphone providentiels qui ne viendraient pas ? Je fus déconcentrée par un éclat de rire de Bertrand ; il faisait les cent pas dans son bureau, oreillette en action, et parlait affaires dans son anglais US pur jus. Quel coup fumant était-il en train de préparer ? Après avoir raccroché, il vint vers moi. À l’instant où il allait ouvrir la bouche, mon téléphone bipa.

— Deux petites minutes, Bertrand !

C’était un SMS de Marc, me proposant de le rejoindre chez Louis, le restaurant où nous avions dîné le soir de nos retrouvailles. Je me retins de pouffer ; je m’étais promis de ne jamais y remettre les pieds ! Je lui répondis : « Avec plaisir, je t’y retrouve vers 20 heures. »

— Je suis à vous, dis-je alors à un Bertrand impassible, un sourire démesuré aux lèvres.

— Tu avances sur la rencontre entre Gabriel et Sean ?

— Bien sûr ! C’est la semaine prochaine.

Il hocha la tête, satisfait. Eh oui, Bertrand, je tiens le cap ! Ces derniers temps, avec lui, je ne savais pas trop sur quel pied danser. Un coup, j’avais droit à toute sa confiance et plus encore, et, le lendemain, il me prenait de haut, comme s’il pensait que je ne m’en sortais pas !

— Tu dînes à l’agence ce soir ?

— Euh… non, je reste encore une heure et je m’en vais.

— Très bien.

Il tourna les talons et partit s’enfermer dans son bureau. Je fus plus efficace les soixante minutes suivantes que durant tout le début d’après-midi où j’avais bugué sur le téléphone.


Bien que la soirée avec Marc se fût merveilleusement bien passée, tout comme le dernier verre chez lui, je ne pus m’empêcher de m’enfuir pour ne pas passer la nuit avec lui, malgré son insistance pour que je reste. Il me servit une excuse en or pour m’échapper, lorsqu’il m’annonça qu’il se levait tôt le lendemain, pour aller avec son grand-père aux puces de Saint-Ouen. Dormir avec lui, me réveiller contre lui me terrifiait, c’était la dernière limite que je m’imposais, me persuadant qu’une fois cette intimité franchie, plus rien ne serait maîtrisable.


5 novembre. Le grand jour ! J’allais me retrouver coincée entre mes deux meilleurs pires clients, les présenter l’un à l’autre et tout mettre en œuvre pour qu’ils fassent affaire ensemble. Dans l’ascenseur menant aux bureaux de Gabriel, j’eus envie de rire, j’avais dû développer des tendances maso ces derniers temps. Ces deux hommes m’insupportaient et je me jetais de mon plein gré dans la gueule du loup. Bizarrement, ça me donnait la pêche. Tandis que nous patientions à l’accueil, Sean me parut étrangement silencieux, il scrutait les lieux et les collaborateurs de Gabriel, qui pour une fois avaient rangé leur regard lubrique au fond de leur poche. Mon téléphone vibra dans mon sac. Message de Marc : « Tu es libre ce soir ? Je passe te récupérer à l’agence ? Je t’embrasse. » J’eus une décharge d’adrénaline et lui répondis dans la foulée : « Oui, vers 20 h 30, je pense. Je t’embrasse. » Je m’apprêtais à ranger mon portable et tiltai sur mon oubli : je lui renvoyai l’adresse de Gabriel en lui précisant que j’avais un rendez-vous client de la plus haute importance. Je souriais encore de toutes mes dents lorsque je relevai la tête et tombai sur le regard de Sean, qui ne semblait plus du tout intéressé par notre environnement, mais bien par moi. Il affichait un petit rictus.

— Que vous arrive-t-il ? Ce n’est pas si souvent que vous êtes enjouée à ce point-là.

— J’ai mes petits secrets, Sean.

— Yaël ! Yaël ! Yaël !

Entrée en scène de Gabriel. Sean se tendit imperceptiblement. Je me tournai vers notre hôte, de mon air le plus aimable, décidée à jouer sur le même terrain que lui et à ne pas lui permettre de prendre l’ascendant sur moi. Il marqua un temps d’arrêt un peu avant d’arriver devant nous, il planta ses yeux dans les miens, pencha la tête sur le côté, et marmonna un « intéressant ». Puis il nous rejoignit. Je les présentai ; ils échangèrent une poignée de main virile en se défiant du regard. Je compris à cet instant que j’allais devoir gérer une guerre d’ego, digne d’une cour d’école. Ils restaient là à s’évaluer, se jauger. On ne va pas y passer la journée non plus, j’ai des projets pour ce soir !

— Messieurs ! m’interposai-je. Nous pouvons débuter ?

Gabriel se fendit d’un sourire en coin.

— J’adore, souffla-t-il en me lançant un regard en biais. Suivez-moi.

Sans plus se préoccuper de Sean, il posa sa main dans mon dos et m’invita à avancer dans le couloir. Mon client britannique ne se laissa pas distancer et vint se poster de l’autre côté. Je traversai donc tout le bureau sous escorte. C’en était drôle tellement ils étaient pathétiques. Nous nous installâmes autour de la grande table de réunion du bureau de Gabriel. Ils s’assirent chacun à une extrémité, je pris place au beau milieu, ce qui visiblement les surprit. Eh oui, messieurs, vous allez devoir me partager ! À partir de là, ce fut le grand n’importe quoi. La courtoisie n’était que de surface. Sean était distant, froid, hautain. Gabriel, insolent, impatient, dissipé. J’avais beau traduire en instantané, ils ne s’écoutaient pas, se coupaient la parole, se contredisaient, me prenant à partie l’un après l’autre. Je perdais mon temps avec ces guignols. J’étais pourtant certaine qu’ils avaient tout intérêt à faire affaire ensemble. À ce rythme-là, c’était l’échec assuré. Inconcevable. Tout simplement inenvisageable.

Je me sentis pousser des ailes. Pour la première fois, j’allais mettre à profit les connaissances accumulées toutes ces années sur cette espèce si particulière qu’étaient les hommes d’affaires — vaniteux, arrogants, sûrs d’eux, possessifs —, ils allaient comprendre vite fait qu’ils avaient affaire à une nouvelle Yaël et que, pour une fois, je comptais bien mener la danse des négociations. Fini, le respect poussé jusqu’à l’obséquiosité avec Sean et l’attitude défensive vis-à-vis de Gabriel. Allez, je vais secouer le cocotier ! Je me levai, ils se turent instantanément. Je déambulai dans la pièce, puis me figeai à égale distance de ces deux imbéciles, les bras croisés. Je les défiai du regard l’un après l’autre.

— Messieurs, pouvez-vous cesser immédiatement de vous comporter comme des coqs de basse-cour ? Vous êtes ridicules.

— Qu’est-ce qui vous prend, Yaël ? s’étonna Sean.

— De mieux en mieux, ricana Gabriel. Ça me plaît !

— Nous n’arriverons à rien si vous continuez comme ça. Je vous connais tous les deux, mieux que vous le pensez.

Je m’adressai à Sean, en anglais, sachant que Gabriel était tout à fait capable de comprendre ce que j’allais dire.

— Vous étiez d’accord pour rencontrer Gabriel. N’est-ce pas ? Alors arrêtez de jouer au patriarche avec lui, il n’a pas besoin d’un mentor, écoutez-le, c’est un instinctif, un audacieux, qui n’a pas peur de prendre des risques.

Puis je me tournai vers Gabriel, fier comme un paon après ma tirade élogieuse.

— Quant à vous, ôtez de votre visage cet air suffisant et ne jouez pas au sale gosse, vous avez devant vous un Capital Risk de renommée, réfléchi, qui pourrait vous embarquer dans des projets des plus fructueux. Ne faites pas votre beau et écoutez sa proposition. C’est compris ? Bien. Reprenons, maintenant.

Je me calai confortablement dans le fond de mon fauteuil. Gabriel siffla d’un air admiratif. Sa grossièreté était sans limites.

— Vous nous aviez caché ce tempérament de feu ! Vous êtes une femme, une vraie ! Ça vibre enfin !

Je ne pus retenir un sourire, satisfaite de ma prestation et, je dus me l’avouer, touchée par sa remarque.

— Ma chère Yaël, embraya Sean. Venez travailler pour moi ! Je vous veux plus que jamais dans mon équipe. J’en ai quelques-uns qui auraient aussi grandement besoin de se faire secouer les puces.

Je lui souris à son tour, et balayai négligemment d’un revers de main leurs remarques. Comme par hasard, la rencontre fut d’un coup plus productive, nous nous mîmes enfin au travail. Intérieurement, je jubilais, je savais que ça marcherait. Ils n’avaient quasiment pas besoin de moi, Gabriel baragouinait en anglais avec son accent de camelot, Sean faisait l’effort de le comprendre, et ils parlaient de futurs projets sans que je n’aie plus besoin d’intervenir ou presque.

La nuit était tombée depuis bien longtemps lorsque nous décidâmes de nous en tenir là pour une première fois. En commandant un taxi pour Sean, je pris conscience de l’heure tardive — 21 h 25 — et connaissance des dix appels en absence de Marc. Après tout, il savait que j’avais un rendez-vous professionnel important, je l’avais prévenu, et lui était toujours en retard. Gabriel, casque de moto sous le bras, nous escorta. Je sortis de l’immeuble, encadrée encore une fois par les deux hommes. Le taxi de Sean patientait.

— Je vous dépose, Yaël ? me demanda-t-il.

— Euh…

Je tournai la tête de tous les côtés, et finis par tomber sur Marc, adossé à sa Porsche, visage fermé, à quelques mètres de nous, pompant sur une roulée.

— Non, Sean. Désolée, je suis attendue…

— Vous me brisez le cœur, déclara-t-il d’un ton badin.

Puis il me fit un baisemain. Je sentis la main de Gabriel dans mon dos, il se pencha légèrement vers moi.

— Je comprends mieux, maintenant. Vous êtes une petite coquine, Yaël, en réalité ! Amusez-vous bien cette nuit.

Je me tournai plus franchement vers lui. Il avait repéré Marc, et le fixait, l’air canaille.

— Ne dépassez pas les bornes, Gabriel, tout de même, lui murmurai-je gentiment.

Il éclata de rire.

— Je suis heureux pour vous, Yaël. Vous voyez que j’ai toujours raison.

— Transmettez mes amitiés à votre femme. Je compte bientôt prendre rendez-vous avec elle à l’Atelier. C’est promis.

— Elle en sera ravie.

Je m’éloignai légèrement d’eux. Ils se serrèrent la main.

— Bonne soirée, messieurs. À très bientôt.

Je tournai les talons et marchai vers Marc, toujours aussi stoïque. Je lui souris, il resta de marbre. Ambiance. Au moment où j’arrivai devant lui, il grimpa dans la Porsche. Il n’allait quand même pas me faire une scène ! J’étais folle de joie d’avoir remporté mon pari, j’avais envie de partager ça avec lui, lui raconter de quelle manière je les avais retournés, il n’allait pas tout gâcher. J’eus à peine le temps de fermer ma portière qu’il démarra en trombe, et s’inséra agressivement dans la circulation. Des coups de klaxon retentirent derrière nous. Au bout de longues minutes, je brisai le silence :

— Je suis désolée pour mon retard.

— J’espère bien que tu es désolée ! J’ai poireauté une heure ! Ça va ? Le taxi te convient ?

Je soupirai.

— Écoute, c’était hyper important, je ne pouvais pas t’appeler.

Il me jeta un regard froid. Il serrait son volant de toutes ses forces, visiblement son moyen de canaliser la colère.

— Tu ne pouvais pas ou tu n’y as même pas pensé ?

Touchée.

— Je suis navrée… vraiment… j’étais coincée à ce rendez-vous.

— Coincée ! Ah oui, c’est vrai que tu avais l’air de souffrir entre ces deux mecs qui te pelotaient !

J’ouvris les yeux comme des billes. Il lui prend quoi, là ?

— Hein ? Non, mais attends, tu es malade ! C’est quoi cette crise de jalousie ?

— Tu es merveilleuse ! Franchement, ça ne va pas me retomber dessus ! On prévoit de passer la soirée ensemble, tu me fais attendre sans la moindre considération pour moi ou nos projets. Et quand enfin madame daigne sortir, c’est pour glousser collée serrée entre deux types qui se prennent pour des nababs !

Il commençait à me taper sur les nerfs, avec son instinct de mâle alpha ! Autant j’étais prête à m’excuser platement pour mon retard, mais certainement pas pour mon travail.

— Arrête-moi là, je monte dans un taxi et toi, va faire une pointe sur le périph’ si tu as besoin de te défouler ! Je n’ai pas d’énergie à consacrer à ta puérilité ! Tu crois que je le fais comment, mon job ? À trois mètres de mes clients, avec une burka ?

— Ça te parle, le respect ? me rétorqua-t-il.

— Je te retourne la question !

Je finis le trajet sans lui jeter un regard, mutique. Il s’arrêta en double file devant mon immeuble. Je me tournai vers lui, il me fixait, mâchoires serrées. Il se pencha vers moi. Je me reculai. Ah, non mon p’tit bonhomme ! C’est trop facile !

— Bonne soirée, crachai-je.

— Attends, Yaël !

Je sortis de la voiture, claquai la portière et rentrai chez moi, sans un geste. Il démarra en trombe.


Toute la matinée du lendemain, j’hésitai à envoyer un message à Marc pour lui proposer de déjeuner, je n’avais pas envie que la situation pourrisse. On avait été ridicules la veille. Vers midi, j’interpellai Bertrand qui passait non loin de mon bureau :

— Je vous fais le débrief’ de la rencontre d’hier entre Sean et Gabriel ?

— Aujourd’hui, non. Demain, à 8 heures. Je pars en entretiens extérieurs pour le reste de la journée.

Que mijotait-il ? Il s’absentait de plus en plus. Pas le temps de m’interroger sur ce qu’il trafiquait. Le rythme était si intense que, certains jours, j’étais comme saisie de panique, hantée par mon craquage du mois de juillet. La différence, et non des moindres, était que toute l’agence se trouvait dans le même bateau. Mais je n’avais pas besoin que viennent s’y ajouter les chicaneries avec Marc. Je devais arranger les choses.

— Je vais déjeuner à l’extérieur, annonçai-je à mon assistante.

— Chez le coiffeur ?

J’étouffai un rire.

— Je vais prendre rendez-vous…

Elle me fit un clin d’œil et retourna à son travail. Finalement, je l’aimais bien, cette fille. Pour être honnête avec moi-même, elle était plus professionnelle que celle que j’avais été à son âge ! Plus le temps s’écoulait, plus je me demandais comment j’avais pu me passer de cette entente avec mes collègues. La bonne humeur qui prévalait dans nos relations me plaisait, tout était tellement moins pesant. Cela dit, l’ambiance bien plombée ne me gênait pas avant. Étais-je en train de changer ? Cette question me turlupinait fréquemment, ayant de plus en plus de mal à reconnaître certaines de mes réactions. Tout ça réveillait un quelque chose enfoui en moi, je sentais de plus en plus l’ancienne Yaël combattre pour reconquérir du terrain. Qui étais-je, en fin de compte ?


Un peu plus tard, en poussant la porte de la brocante, j’eus la surprise ou plutôt, devrais-je dire, la déception et l’embarras de tomber sur le grand-père de Marc.

— Ma petite Yaël ! Si je m’attendais à ça !

— Bonjour… je viens voir Marc, il est là ?

— Je me doute bien qu’un vieux grigou comme moi ne t’intéresse pas ! me dit-il en pouffant.

Je ris à mon tour. Abuelo était un vieillard charmant, je devais le reconnaître. Il avait le don de se faire aimer.

— Il n’est pas là, je n’ai aucune idée du moment où il va rentrer. Tu sais, quand il part se balader, il ne sait jamais où ça va le mener.

Il l’a déjà fait. Comment pourrais-je l’oublier ?

— Tant pis.

— Tu ne vas pas rester là sur le pas de la porte ! Viens donc te réchauffer à l’intérieur, tu as l’air gelé.

Il n’avait pas tort, j’avais la chair de poule, d’un coup.

— Je ne vais pas vous déranger, lui répondis-je, la main déjà sur la poignée.

Il me prit par le bras et m’entraîna au fond de la boutique. Il était toujours beau avec sa masse de cheveux blancs, les rides lui allaient à merveille. À son regard pétillant, on devinait le séducteur qu’il avait dû être. Sa ressemblance avec Marc me frappa. C’était le même avec quarante ans de plus.

— Tu ne vas quand même pas priver un vieil homme comme moi d’une conversation avec une jolie femme ?

Le petit-fils écoutait Gainsbourg, le grand-père Django Reinhardt et Stéphane Grappelli. Quelle gaieté et quelle légèreté ! Il m’escorta jusqu’à un des fauteuils club Le Corbusier, me fit signe de m’asseoir et de ne plus bouger, puis il partit en dodelinant de la tête au rythme de la guitare et farfouilla dans un petit meuble Art déco en palissandre. Je me retenais de rire tellement la situation était cocasse, j’étais venue pour présenter des excuses à Marc, je me retrouvais avec Abuelo qui me faisait du charme sur fond de jazz manouche. Il s’installa en face de moi, déposa sur la table basse deux verres à porto qu’il remplit de Suze. Avec ça, j’allais me détendre, sans aucun doute !

— Et puis, on ne peut même pas l’appeler pour lui dire que tu es là !

Je me figeai.

— Pourquoi ?

Je trempai mes lèvres dans la Suze. Mon Dieu, ce que c’est mauvais !

— Il a oublié son téléphone. Ça lui fera les pieds de te rater. Grignote donc un peu !

Je respirai à nouveau. Il me tendit un ramequin en cristal de Baccarat avec des cacahuètes et des fruits secs, je piochai dedans et en avalai une petite poignée ; tout était rance, au moins ça m’éviterait les brûlures d’estomac. Alors que j’essayais de me débarrasser discrètement avec ma langue d’un raisin sec collant coincé entre deux dents, il m’apprit qu’il était content de reprendre du service de temps en temps, mais ce qu’il préférait c’était quand Marc l’emmenait aux puces de Saint-Ouen le dimanche. Il s’estimait trop vieux pour l’accompagner à la journée des professionnels le vendredi, et surtout il ne voulait pas gêner le flair inégalable de son petit-fils. Il adorait se replonger dans l’ambiance, payer à Marc le resto et retrouver sa voiture quelques heures en se faisant conduire. L’espace d’un instant, je les imaginai tous les deux, complices, dans la Porsche.

— Vous lui direz que je suis passée ?

— Bien sûr !

Au loin, nous entendîmes la porte s’ouvrir, mon ventre fit un triple salto. Mon excitation retomba dans la seconde, ce n’était pas Marc, mais un couple de clients.

— Ne bouge pas ! Finis tranquillement, ma petite Yaël, je vais aller gagner un peu d’argent.

Il eut les plus grandes difficultés à se déhaler de son fauteuil et partit en chancelant, je me retins de l’aider, ne voulant pas froisser son orgueil. Après plus de cinq minutes à attendre, je commandai un taxi et décidai de partir, même si je me sentais bien dans cet endroit, protégée de la tension, cocoonée par ce vieil homme attachant. Je pris deux minutes pour observer le foutoir de Marc sur le secrétaire à rouleau. C’était son joyeux bordel, ça lui allait, rien que d’y penser, je souris avec l’envie de plus en plus forte de rembobiner la dispute de la veille pour qu’elle n’ait jamais eu lieu. Puis, je m’avançai dans la pièce principale de la boutique et assistai à une scène hilarante ; Abuelo en train de réinventer la langue de Shakespeare pour des touristes au bord du fou rire qui ne comprenaient pas un traître mot de ce qu’il leur racontait.

— Abuelo, je vais vous aider.

Puis me tournant vers les clients :

Good afternoon madam, good afternoon sir…

Leur regard me donna l’impression d’être une envoyée du paradis. Et dans celui du grand-père de Marc, je vis de la gratitude et de la fierté. Je renouai avec le bonheur simple d’être celle qui rendait la communication possible entre deux personnes ; les mots étaient fluides, délicats, généreux, paisibles, sans enjeu, ils riaient les uns avec les autres grâce à ma voix, juste ma voix, et, pour une fois, je participais à la conversation, je n’étais pas que l’ordinateur/traducteur. J’écoutais attentivement ce qu’Abuelo expliquait sur les meubles, le designer, l’époque qu’il aimait, j’apprenais et je retrouvais cette même passion qui animait Marc lors de notre journée à L’Isle-sur-la-Sorgue. L’un et l’autre vibraient pour leur métier et le savouraient à chaque instant. Chasseurs de trésors de grand-père en petit-fils. C’était beau à voir et ça me faisait du bien. Je ne me laissai pas perturber par l’arrivée inattendue et inespérée de Marc, il se mit dans un petit coin pour nous observer. Les touristes quittèrent la brocante le porte-monnaie plus léger et les bras chargés. Je n’étais pas loin d’applaudir tellement j’étais heureuse ! Marc s’en chargea en s’approchant de nous, le regard aussi pétillant que celui de son grand-père.

— Vous formez un sacré duo, tous les deux !

— Elle est merveilleuse, fais en sorte de la garder, celle-là !

Nous échangeâmes un regard gêné, avec Marc.

— Je dois me sauver, annonçai-je à Abuelo. Merci, j’ai passé un superbe moment avec vous.

— Tu es mignonne.

Je lui fis une bise. Marc me suivit sur le trottoir.

— Yaël.

— Marc, dis-je en même temps que lui.

On se sourit en soupirant l’un comme l’autre.

— On oublie hier soir ? me demanda-t-il.

— C’est pour ça que je suis venue ce midi.

— Il faudra que tu me racontes comment tu t’es retrouvée dans cette situation avec Abuelo.

— Hors de question, c’est un secret entre lui et moi, déclarai-je, la mine conspiratrice.

— Incroyable, je suis même jaloux de mon grand-père… Si j’avais su que ça m’arriverait ! Tu me fais quoi, Yaël ?

J’éclatai de rire.

— Rien, je ne te fais rien… Il faut vraiment que j’y aille.

— On se voit ce soir ?

— Je n’ai aucune idée de l’heure à laquelle je finis, je préfère te prévenir. Je ferai mon maximum…

— Passe chez moi après. Pas de scène, promis. Je t’attendrai.

Mon cœur battit plus vite.

— D’accord.

Je déposai un baiser sur sa joue, et partis plus légère qu’à mon arrivée. Rien ne s’était passé comme je l’imaginais, pourtant, je me sentais bien, requinquée. En grimpant dans le taxi, je regardai par-dessus mon épaule, Marc était appuyé sur le seuil de la brocante, et ne me quittait pas des yeux ; mon sourire s’élargit encore plus.


J’arrivai à la brocante à plus de 22 h 30, les lumières étaient encore allumées, je frappai deux petits coups à la porte, Marc arriva immédiatement et m’ouvrit. Il m’attendait. Comment croire une chose pareille ? Quelle sensation étrange, délicate, apaisante… et rassurante après l’accrochage de la veille.

— Salut, me dit-il en m’attirant dans ses bras.

C’était la première fois qu’il avait ce genre de geste, je nichai mon visage dans son cou, en repoussant avec mon nez l’encolure de sa chemise, j’avais envie de sa peau et de son parfum. J’aurais pu rester là des heures, sauf qu’il en décida autrement : il prit mon cou entre ses mains et m’embrassa, d’une façon qui me dérouta, il était tendre et dur à la fois ; je m’accrochai à ses poignets, sentant sa montre dans ma paume.

— On monte ? me chuchota-t-il à l’oreille.

— Oui.

Marc baissa le rideau de la brocante et ferma tout à clé. Puis il prit ma main dans la sienne pour rejoindre son appartement au premier étage. Sitôt passé la porte, il me lâcha pour allumer deux lampes près du canapé. Je retirai mon trench et mes chaussures avant de détacher mes cheveux, puis avançai vers lui. Il caressa ma joue et détailla mon visage.

— J’aime bien quand tu es petite comme ça… tu veux un verre ?

Je ris légèrement.

— La Suze de ton grand-père n’est toujours pas passée…

— Non ! Il t’a fait ce coup-là ? Il s’est bien gardé de me le raconter. Comment as-tu fait pour avaler cette horreur ?

— Mes parents m’ont bien élevée !

— C’est certain ! Alors, tu as envie de quelque chose ?

— Si tu as de quoi faire un thé… je ne serais pas contre.

Il déposa un baiser sur mes lèvres et se dirigea vers la cuisine. Je me pelotonnai dans le canapé, et pris le temps d’observer son chez-lui, l’exact opposé de mon chez-moi. Non que ce fût en bazar, mais c’était vivant. Oui, c’était le terme : vivant. Sa bibliothèque, qui occupait un pan de mur entier, regorgeait de beaux livres sur les Arts décoratifs, les grands designers, les montres, les vieilles voitures, absolument pas rangés en fonction de leur taille, sa collection de livres de poche écornés et jaunis allant des classiques à une collection de SAS menaçait de s’écrouler, ses vinyles étaient entassés les uns sur les autres, je ne fus pas surprise d’y trouver son idole, Gainsbourg, qui côtoyait Supertramp et les Rolling Stones. J’eus un flash de nos chamailleries d’étudiants, même si j’adorais ce qu’il écoutait, j’avais mes chansons honteuses, j’étais capable de m’égosiller sur Wannabe des Spice Girls, ce qui le rendait dingue à l’époque. Ce joyeux bordel organisé aurait été choquant chez moi, pas ici. Aucun meuble n’était fait dans un matériau moderne ; le Plexiglas, le plastique, par exemple avaient été bannis dans ce quatre-vingt-cinq mètres carrés. Je ne voyais que du bois, tel l’acajou, du velours, du cuir… Chaque élément avait une odeur, une histoire. Dans son canapé, on avait juste envie de se vautrer avec un bouquin à la main, certes il était beau, mais sa première utilité était d’être agréable, confortable, de s’y sentir bien. J’eus une pensée pour le mien — qui soudain ne me faisait plus envie — avec ses lignes strictes, épurées, et je songeai que, même si j’avais eu le temps de m’y allonger, ce qui n’était d’ailleurs pas près d’arriver, je n’aurais jamais pu trouver une position propice à la détente. Alors que là, lorsque Marc me rejoignit, un mug de thé fumant à la main, qu’il s’assit à côté de moi en mettant les pieds sur la table basse, je pus me caler contre son épaule, et allonger mes jambes de tout leur long sur le cuir.

— Merci pour le coup de main que tu as filé à Abuelo, il a été impressionné par ta prestation. Il est prêt à me virer pour t’embaucher !

— C’était génial, et on a beaucoup ri. Tu ne peux pas imaginer le bien que ça m’a fait.

— Tu l’aimes vraiment, mon Abuelo ? C’était magnifique, toi et lui faisant la paire.

Nous restâmes dans la même position tandis que je buvais tranquillement mon thé, à discuter, à nous raconter notre journée. J’autorisai mon esprit à penser à l’impensable ; c’était donc ça une vie de couple où l’on avait quelqu’un à qui parler ou avec qui se frictionner le soir, des bras dans lesquels se blottir pour se réconforter et se réconcilier. Jamais je ne m’étais dit que ça devait être bien. Et puis, des réminiscences de nos années étudiantes m’envahirent ; durant les mois qui avaient précédé son départ, Marc avait passé une grande partie de ses soirées dans mon studio, nous y mangions nos pâtes au thon, assis en tailleur par terre, parlant sans interruption, imaginant notre future vie, refaisant le monde. Combien de fois avait-il fini par s’endormir chez moi ? Les propos d’Alice me revinrent en mémoire une fois de plus : « Tu as toujours été amoureuse de lui. » Les pièces du puzzle commençaient à s’imbriquer les unes dans les autres. Mon boulot m’aurait-il permis de combler le vide béant qu’il avait laissé en partant ? Son absence m’avait fait comprendre à quel point mon existence tournait autour de lui. En dehors de ce que nous partagions tous les deux, le reste du monde ne m’intéressait pas à cette époque. Quand il avait disparu, j’avais eu besoin d’un exutoire. Bertrand, peut-être après avoir senti le futur requin en moi, m’avait ouvert la voie à l’agence, dans le monde du travail. Et j’avais verrouillé mes émotions, refusant de connaître à nouveau ce vide, cette douleur, n’accordant à mon corps que ponctuellement un soulagement dénué de plaisir et de sensualité. Pourquoi fallait-il qu’il réapparaisse dans ma vie au moment précis où grâce à sa disparition mon travail allait payer et où, bientôt je l’espérais, je n’aurais plus de place pour personne ? Plus nous vivrions d’épisodes tendres comme celui-ci, pire ce serait pour moi, plus j’allais me donner et me fragiliser. Mais j’en avais besoin, ça me faisait mal tellement j’avais envie de lui. Je n’avais aucune idée de ce qu’il cherchait avec moi, lui qui se révélait jaloux de mes clients, alors qu’il avait eu une vie toutes ces années, qu’il avait aimé, qu’il était encore marié il y a peu. Ses paroles me revinrent en mémoire ; il voulait fonder une famille, alors que moi je m’en sentais incapable.

— Tu es avec moi ? l’entendis-je me dire.

— Oui… oui…

Je me relevai, posai ma tasse sur la table basse, et me tournai vers lui ; il me fixait, d’un air heureux, détendu. J’allais profiter de ce qu’il me donnait en essayant de me protéger avec les moyens à ma disposition. Et puis je verrais bien ce qui se passerait. Ne m’avait-il pas dit que nous devions prendre les choses comme elles venaient, sans réfléchir ? Ça voulait bien dire qu’il n’attendait peut-être rien de particulier, rien de plus que ça… En dix ans, j’avais changé, j’étais plus forte. Je m’assis à califourchon sur lui, retirai mon pull et l’embrassai avec tout ce qui bouillonnait en moi.


— Yaël…

Nous nous étions endormis sur le canapé sous une couverture de flanelle. Je n’avais aucune idée de l’heure.

— Viens, on va aller se mettre au lit, on sera mieux que là…

J’ouvris difficilement mes paupières, et attrapai son poignet pour découvrir qu’il était 2 heures du matin.

— Je vais appeler un taxi.

— Pour te conduire jusqu’à ma chambre !

— Pour rentrer chez moi, je me lève tôt demain matin.

Marc s’éloigna de moi et posa le bras au-dessus de sa tête, en soupirant. Je m’extirpai du canapé et allai récupérer mon téléphone dans mon sac. Une fois le taxi commandé, je me rhabillai. Marc ne bougea pas, se contentant de me suivre du regard, d’un air particulièrement contrarié.

— Je peux te prêter une brosse à dents.

Je m’assis sur le bord du canapé, mes chaussures à la main.

— Bertrand m’a convoquée à 8 heures demain matin pour une réunion, je ne peux pas me permettre d’être en retard. C’est plus raisonnable que je m’en aille.

Pour de multiples raisons, eus-je envie d’ajouter… La colère traversa son visage. Il se leva brusquement, enfila son caleçon et se roula une cigarette. Il fuma en faisant les cent pas dans la pièce, sans dire un mot. Mon téléphone bipa, signe que la voiture m’attendait en bas de l’immeuble. Il m’accompagna jusqu’à la porte d’entrée et, contre toute attente, me prit dans ses bras.

— Je me dis simplement que ça pourrait être bien de passer quelques nuits entières ensemble, c’est tout…

Et moi donc.

— Une prochaine fois…

— File, le chauffeur ne va pas t’attendre.

Nous échangeâmes un baiser et je partis.


En arrivant à l’agence le lendemain à 7 h 58, je fus décontenancée de ne pas y trouver Bertrand. À 8 h 30, étant toujours la seule pauvre idiote dans l’agence, crevée de surcroît, je bouillais de l’intérieur en regrettant amèrement de ne pas être restée dans les bras de Marc. Étais-je bête ! Je voulais être raisonnable ! Pour me défouler, j’envoyai quelques mails en tapant comme une furieuse sur mon clavier. À 9 heures, je n’étais pas loin de partir pour débarquer avec les croissants à la brocante, il me manquait du cran pour braver Bertrand. À 10 heures, monsieur débarqua la bouche en cœur.

— Bonjour, Yaël, me dit-il en arrivant devant mon bureau.

— Bonjour. On avait rendez-vous à 8 heures ou j’ai mal compris ?

— J’ai eu un petit déjeuner qui s’est greffé à la dernière minute.

C’était la meilleure ! Il aurait pu me prévenir ! Et les excuses, c’est pour les chiens ?

— Je n’ai pas oublié que nous devions faire un point ensemble. On se cale ça ce soir, je serai ici vers 19 h 30, 20 heures. Ça ne te pose pas de problème, j’espère ?

Bah, non, Bertrand, ça ne me pose pas de problème ! Yaël est toujours là, toujours disponible. Tu m’emmerdes à la fin ! Je n’en peux plus d’être ton larbin, à qui tu refiles le sale boulot !

— Aucun.

Son téléphone sonna à cet instant, il tourna les talons, sans plus se préoccuper de moi, et s’enferma dans son bureau. Je partis dans la kitchen : j’avais besoin d’un café, pas raisonnable vu mon état de nerfs, mais je devais faire quelque chose de mes mains. J’étais folle de rage. Mon patron me sortait par les yeux, j’avais eu envie de le baffer, je devais en permanence être à sa disposition, ne pas avoir de vie privée. Et lui, pendant ce temps-là, que faisait-il ? Voilà des jours qu’il faisait le beau en paradant et qu’il partait en rendez-vous extérieurs sans que personne à l’agence ait la moindre idée de ce qu’il traficotait. Ce qui était désormais certain, c’était que je savais faire tourner la boutique sans lui. J’allais passer la journée à courir d’un dossier à un autre tout en sachant très bien comment les choses allaient se dérouler ce soir : Bertrand n’arriverait pas avant 20 heures, notre débrief’ s’attarderait, il finirait par commander ses sushis, qui même à moi maintenant me donnaient la gerbe, en me demandant de bosser, de vérifier un dossier, ou encore un client débarquerait de je ne savais où, et je devrais jouer à la baby-sitter !

— Machine de merde ! m’énervai-je lorsque la capsule me résista.

— On se calme ! s’exclama Benjamin. Ce truc ne t’a rien fait de mal.

Il prit ma place et, tout en douceur, me lança un café.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? Un problème avec un client ?

— C’est Bertrand.

— Toi !? Tu as un problème avec le boss ?

— Ne te moque pas de moi ! Il m’a posé un lapin ce matin et me fait rester ce soir, je te jure, il croit quoi ? J’ai une vie à côté !

Il explosa de rire, plié en deux. Tout le monde devenait dingue à l’agence !

— Excuse-moi, Yaël ! Mais c’est l’hôpital qui se fout de la charité ! Non, je te jure, c’est hilarant !

— Si c’est pour te payer ma tête, c’est pas la peine.

— Surtout pas ! Reste comme ça ! Ne change rien ! Je vais aller mettre un cierge à Notre-Dame pour remercier Dieu et tous les saints pour ce miracle !

— Que veux-tu dire par là ?

— À l’agence nous avons tous subi ce genre de réunion improvisée et, bien souvent, c’était toi la responsable !

L’espace de quelques secondes, je me revis les mois précédant les vacances harceler mes collègues, leur imposer de rester plus tard, de venir plus tôt, leur faire suivre des mails à n’importe quelle heure, le week-end, durant leurs congés, en pleine nuit… Pas plus tard qu’il y avait quelques jours pour satisfaire Bertrand.

— Ça fait bizarre quand on devient la victime, me fit-il remarquer en me sortant de mes pensées. Hein ?

— Je suis désolée, je ne me rendais pas compte…

— Donne-moi l’adresse de ton mec, on va faire une cagnotte avec le staff pour lui envoyer une caisse de vin, me dit-il avec le sourire.

— Ça se voit tant que ça ? m’exclamai-je, sidérée.

— Plus encore… Allez, au boulot ! finit-il avec un clin d’œil.


Le partenariat entre Gabriel et Sean avançait à la perfection et, à trois semaines du Salon nautique, l’organisation était presque au point. Ça bossait dur, mais ça roulait. À ma grande satisfaction, j’avais une niaque d’enfer, avec parfois l’impression d’être plus réactive, de savoir aller à l’essentiel, sans me perdre dans les détails. Comme si, désormais, j’étais capable de transformer la pression en énergie positive. J’avais régulièrement Alice au téléphone, pour prendre de ses nouvelles. Elle semblait décidée à ne pas m’embêter avec Marc, elle me laissait venir à elle si j’en avais envie, c’était son fonctionnement, je la sentais pourtant ronger son frein, je ne cédais pas, me posant déjà bien assez de questions existentielles pour que ma sœur en rajoute une couche. Ça ne m’empêcha pas d’accepter une nouvelle invitation pour un poulet petits pois du dimanche midi, surtout qu’Adrien et Jeanne étaient de la partie, Marc ayant décliné pour cause de balade à Saint-Ouen avec Abuelo. Avec lui, nous passions des bouts de soirée ensemble plusieurs fois par semaine ; nous dînions chez lui, chez moi, au resto, même une fois avec Abuelo, avec qui de nouveau je m’amusai beaucoup ; il y eut aussi un pique-nique à la brocante, un midi. Notre relation évoluait ; nous ne nous sautions plus dessus comme les premières fois, prenant plus notre temps, chaque moment, chaque étreinte partagée avec lui me faisait toujours plus découvrir l’homme qu’il était devenu, et la femme que j’étais moi aussi devenue. Cependant, parfois, je trouvais qu’il se fermait, et était à deux doigts de se braquer quand je refusais de rester la nuit ou quand je sortais tard du travail. Il m’arrivait d’avoir l’impression d’être pressée de tous les côtés, coincée, avec la désagréable prémonition que cette situation me sauterait un jour à la figure. Je ne contrôlais plus rien, n’étant plus capable de refréner mes désirs.


Nous étions début décembre. Ce vendredi soir-là, je comptais les heures qui me séparaient de Marc, sauf qu’il y avait une véritable atmosphère de guerre nucléaire. À l’agence, tout le monde était sur le pont, Bertrand sur les dents, moi sur les nerfs. Personne n’oserait partir avant un quelconque feu vert. Nous venions de gérer toutes les merdes de dernière minute avec mon assistante. Tout semblait enfin au point. Nous étions encore toutes les deux autour de la table de réunion lorsque mon téléphone sonna.

— Salut, dis-je à Marc en décrochant.

J’avais envie d’oublier que Bertrand pouvait débarquer à n’importe quel instant. Je croisai le regard de mon assistante, qui me fit un clin d’œil avant de se lever pour fermer discrètement la porte de la salle de la réunion et monter la garde.

— As-tu une idée de l’heure à laquelle tu finis ? me demanda Marc.

— J’espère pouvoir m’échapper dans peu de temps, je suis crevée… et vu la semaine qui se prépare…

— Je passe te prendre et on file chez toi, après ?

— D’accord, je t’embrasse.

— Moi aussi.

Je raccrochai, l’esprit déjà avec lui.

— C’était le coiffeur ?

J’éclatai de rire, elle aussi.

— Brocanteur… il est brocanteur.

— Merci, Yaël.

— De quoi ?

— De me faire partager un petit bout de votre vie. L’ambiance est tellement meilleure depuis quelque temps. Je voulais vous dire qu’avant, j’avais peur de vous. Maintenant, vous me laissez faire des choses auxquelles je n’aurais pas eu accès, vous m’apprenez beaucoup et vous me donnez des responsabilités. C’est chouette de bosser pour une personne heureuse, et vous l’êtes.

Je m’attendais à tout sauf à ça. Ce petit bout de femme que j’avais tant martyrisée venait de me chambouler. Où étais-je passée ces derniers temps pour avoir pu être aussi horrible avec elle, alors qu’elle se démenait et faisait son maximum pour moi ?

— Oh… merci. Vous faites du très bon boulot, Angélique. Vous avez de l’avenir, soyez-en sûre.

Il y eut de la lumière dans ses yeux.

— J’ai un service à vous demander et après vous êtes en week-end.

— Dites-moi ce que je peux faire.

— Rassemblez tout le monde.

— Pas de problème.

Je la remerciai et me dirigeai immédiatement vers le bureau de Bertrand. Sa porte était ouverte, je toquai, il leva le nez de son écran.

— Tout est au point ?

— Vous pouvez venir deux minutes ?

Il se carra dans son fauteuil et me fixa.

— Tu veux motiver les troupes ?

— En quelque sorte.

Je tournai les talons et découvris toute l’équipe m’attendant, perplexe à l’idée de ce qui allait leur tomber dessus. Bertrand me suivit et s’appuya sur mon bureau en croisant les bras. Je pris une profonde respiration et me lançai :

— Je voulais vous remercier pour tout le travail fourni ces dernières semaines. Tous sans distinction. C’était mon projet, mais je voulais qu’il soit collectif. Je n’y serais pas arrivée sans vous, vous m’avez merveilleusement bien relayée avec mes clients habituels, et aujourd’hui certains vous préfèrent à moi d’ailleurs !

Quelques visages pâlirent.

— Eh ! Pas de panique ! Je n’en veux à personne, au contraire ! C’est le jeu. Toujours est-il que je tenais à vous souhaiter à toutes et à tous un excellent week-end. Rentrez chez vous, reposez-vous, profitez de vos proches, parce qu’à partir de la semaine prochaine il n’y aura pas de temps morts, la fin de l’année va être chargée. À lundi matin !

— On part si tu pars, Yaël, me dit Benjamin.

— J’y vais aussi ! Merci.

Mes collègues, sans demander leur reste, récupérèrent leurs affaires et enfilèrent leur manteau. Je pris la direction de mon bureau, contente, et sentis le regard de Bertrand braqué sur moi, son visage se fendant d’un rictus indéchiffrable.

— Belle prestation, me dit-il lorsque j’arrivai près de lui.

Il se redressa et me domina de toute sa hauteur.

— Bon week-end, Yaël !

— Merci, vous aussi, Bertrand.

Il ne bougea pas, et resta là à m’observer attraper mon sac et ma veste.

— À lundi, lui dis-je avec un dernier regard.

Puis je rejoignis toute l’équipe qui m’attendait à la porte d’entrée. Jamais ça n’était arrivé, que je parte en même temps qu’eux. Nous nous retrouvâmes sur le trottoir, en cette soirée humide de décembre, la circulation était dense, les réverbères et les phares des voitures se reflétaient dans les flaques d’eau. Des parapluies s’ouvrirent, l’un me protégea des gouttes de pluie.

— Tu pars par où ? me demanda Benjamin.

— On passe me prendre.

— Oh… c’est bon, ça !

Je rougis.

— Tu nous le présentes ?

— Non ! lui répondis-je en riant.

J’entendis la Porsche avant de la voir, je décochai un grand sourire à tous mes collègues.

— Je vous laisse ! Bon week-end !

À l’instant où je prononçais cette phrase, Marc, qui venait de garer sa voiture en double file, en sortit et me repéra. Je courus pour le rejoindre, tout ça sous les sifflements et les remarques admiratives sur son vieux bolide. Ce fut plus fort que moi, je l’embrassai, me moquant de l’environnement, de Bertrand qui devait nécessairement assister à la scène depuis les fenêtres de l’agence.

— On y va ? dis-je à Marc.

— Heureuse d’être en week-end ?

— Tu n’imagines même pas !

Il fit le tour de la voiture et ouvrit ma portière. Avant de grimper à son tour, il fit un signe de main à toute l’équipe, toujours scotchée devant l’immeuble.


Pour une fois, pas de cuisine ni de repas pantagruélique ; Marc s’était laissé convaincre par une planche de charcuterie et de fromages avec du pain frais, et ça semblait lui avoir convenu. Après dîner, on resta à discuter dans le canapé, un verre de vin rouge à la main.

— Si j’ai bien compris, il faut que tu décompresses les deux prochains jours ?

— Exactement !

Il arbora un petit air malicieux.

— Tu ne vas pas bosser ? Vraiment ? Même pas un tout petit peu ?

— Non ! Enfin j’espère.

— Tu fais quoi dimanche ?

Où voulait-il en venir ?

— Rien de spécial, je pense que j’irai nager… pourquoi ?

— Viens avec moi aux Puces.

— Et Abuelo ?

— Il peut s’en passer pour une fois et, si je lui dis que c’est pour t’y emmener, il va me dérouler le tapis rouge. Il faut que ça te fasse envie !

— Bien sûr ! lui répondis-je avec un sourire démesuré aux lèvres. Ça me fait trop plaisir. Je te promets, ça m’éclate d’y aller avec toi. Merci !

Tu fais quoi, là, Yaël ? J’étais au bord d’un précipice et un de mes pieds était déjà dans le vide. Il s’approcha de moi, m’attrapa par le cou, posa son front sur le mien en fermant les yeux.

— Tu m’as manqué, murmura-t-il.

Il ne me laissa pas la possibilité de lui répondre ou de réfléchir à sa déclaration ; il m’embrassa intensément, je tremblai des pieds à la tête, puis je nouai mes bras autour de son cou, cherchant à me rapprocher toujours plus de lui. Il me souleva et me porta jusqu’à ma chambre, sur mon lit. Il s’étendit sur moi, je rivai mon regard au sien. J’eus l’impression de n’avoir jamais fait l’amour de cette façon, lentement, doucement, attendant et donnant toujours plus de caresses et de baisers, nos peaux s’appelaient et restaient collées l’une à l’autre.


— Tu t’endors, chuchota-t-il plus tard alors que j’étais blottie contre lui. Je vais y aller.

— Reste.

Ça y était, j’étais dans le vide. Je sortis du lit, et fis le tour de mon appartement nue en éteignant chacune des lumières, sans oublier de couper mon téléphone. Près du lit, je remarquai sa montre sur ma table de nuit ; ce simple geste me bouleversa, il était chez lui chez moi. Je remerciai la pénombre de dissimuler mes yeux embués, puis me glissai sous la couette et retrouvai ma place, l’endroit que j’aimais, dans le creux de son épaule, il referma son bras sur moi, sa main se balada sur ma peau, nos jambes s’emmêlèrent.


Un baiser sur mon front, un deuxième, un troisième. Paupières closes, je souris. Je me réveillais dans la même position qu’au moment de m’endormir, blottie tout contre lui.

— Bonjour, murmura Marc.

— Bonjour.

Je frottai mon nez contre sa peau, et respirai profondément. Ses mains caressaient mon dos, mes jambes, tout mon corps. Ce qui arrivait était tout simplement inimaginable, débuter ma journée, un samedi, dans ses bras. Je quittai son cou en levant les yeux vers lui, les siens étaient encore pleins de sommeil, mais ils riaient.

— Je resterais bien là toute la journée, me dit-il. Mais il faut quand même que j’ouvre un peu aujourd’hui.

— Quelle heure est-il ? Tu es en retard ?

— Ça, ce n’est pas grave, je n’ai pas d’horaires. Et je ne vais pas me priver d’un petit déjeuner au lit, avec toi.

Il embrassa le bout de mon nez.

— Tu ne bouges pas ? Je vais chercher des croissants.

— Tu m’autorises à faire un café ?

Il fronça les sourcils, fit une moue boudeuse, puis son visage s’éclaira.

— Pour une fois, je te laisse faire.

Il m’embrassa doucement, puis s’extirpa du lit. Sans bouger, la tête toujours sur l’oreiller, je le regardai pendant qu’il s’habillait. Avant de sortir de la chambre, il me lança un coup d’œil.

— Je reviens.

J’écoutai le bruit de ses pas sur le parquet, ma respiration se bloqua, de panique, de bonheur, d’incertitude, d’envie de plus. Je me jetai sur la place qu’il avait laissée vide, et inspirai son parfum profondément ; mon esprit s’apaisa. Je me levai et me rendis dans la salle de bains. Je pris de longues secondes pour m’observer ; mes cheveux en vrac, les prunelles brillantes, la bouche rougie. Ce reflet dans le miroir me rendit heureuse, j’eus l’impression de me ressembler, ça faisait bien longtemps que ça ne m’était pas arrivé.

Un quart d’heure plus tard, alors que je posais deux tasses de café sur ma table de nuit, la porte d’entrée claqua. En moins de deux minutes, l’odeur de croissants chauds envahit ma chambre, ça n’était jamais arrivé. Je me glissai sous la couette, Marc lança le sachet de la boulangerie sur le lit, et s’allongea sur moi, en glissant les mains sous le tee-shirt que j’avais enfilé. Je poussai un cri.

— Tu es gelé !

Il me chatouilla, je ris de plus belle. Il finit par s’arrêter et s’installa à côté de moi, en me proposant un croissant. Je mordis dedans, puis lui tendis un café.

— Tu dors chez moi ce soir ? me demanda-t-il une fois le petit déjeuner fini alors que j’étais calée dans ses bras.

— Oui… Je peux venir à quelle heure ?

Il me retourna sur le dos, grimpa sur moi, et m’embrassa.

— Dès que tu veux, dès que tu es prête… je t’attends, me dit-il sa bouche contre la mienne.


Le dimanche matin, je redécouvris les Puces, j’y allais enfant avec mes parents, mais j’avais tout oublié ; les allées, les dédales, les passages secrets, couverts, les stands collés les uns aux autres à l’allure de cavernes d’Ali Baba. Le terrain de jeu des chasseurs de trésors. Les antiquaires assis dans un fauteuil vintage attendaient le chaland, discutaient à voix basse entre eux, leur conversation s’émaillant parfois d’un éclat de rire. À l’image de Marc, ils étaient tous calmes, patients, ni énervés ni excités pour deux sous, leur métier voulant ça. Cet état d’esprit était contagieux, j’avais envie de prendre mon temps, de regarder autour de moi. Un détail m’amusa : dès qu’ils étaient seuls, les brocanteurs étaient vissés à leur portable. J’en profitai pour charrier Marc, je n’étais donc pas la seule à souffrir de cette excroissance de la main. Nous venions de passer plus de deux heures à arpenter les allées du marché Paul-Bert et, aux dires de Marc, nous en avions à peine parcouru la moitié. Rien d’étonnant à ça, puisqu’il s’arrêtait à chaque stand… Il connaissait tout le monde, avait un commentaire pour chaque meuble, chaque nouvelle trouvaille, acceptant tous les cafés dans un premier temps, puis les coups de rouge et les tranches de saucisson quand midi approcha. Il me présentait à chacun, comme « Yaël… c’est Yaël », présentation qui suscita plusieurs bourrades sur l’épaule et des clins d’œil complices. Contrairement à notre virée à L’Isle-sur-la-Sorgue, Marc était chez lui à Saint-Ouen, son autre vie avec des amis que les autres et moi ne connaissions pas, qui voyaient en lui le dénicheur hors pair, le successeur de son grand-père : et, de fait, leur réputation dépassait les frontières de leur petite brocante parisienne. Marc était doué et il ne le montrait pas, n’étalait jamais ses « bons coups », les lots qu’il avait emportés face à tous les autres, ni l’article de presse qu’il avait eu dernièrement et dont je découvrais à l’instant l’existence.

— C’est quoi cette histoire ? lui demandai-je en l’entraînant à l’écart.

— Rien de particulier. Un journaliste de Côté Paris a débarqué à la brocante, on a discuté et, quelques mois plus tard, il y avait cet article.

Côté Paris ! m’écriai-je, folle de joie pour lui. Ça va t’attirer du monde et de la notoriété, c’est génial pour tes affaires.

— Oh tu sais… je n’en demande pas autant, ça marche et je ne veux pas plus…

— Ne fais pas le modeste, tu fais partie des meilleurs, à entendre tes amis, agrandis-toi !

Il eut une moue indulgente.

— Pourquoi vouloir plus ?

— Mais…

Il plongea ses yeux dans les miens en caressant délicatement ma joue.

— J’ai tout ce qu’il me faut.

Mon cœur eut un raté. Ça veut dire quoi, ça ? Il s’éloigna de moi et avança de quelques pas.

— On continue encore un peu, avant d’aller déjeuner ? me dit-il par-dessus son épaule.

Je hochai la tête et le rattrapai en courant. Arrivée à son niveau, je collai mon bras au sien, en effleurant sa main, puis nos doigts s’accrochèrent pour ne plus se quitter.


Un peu plus tard, il nous fraya un chemin dans la cohue à l’entrée du café Paul-Bert, sa cantine aux Puces, et celle d’Abuelo avant lui. En moins de temps qu’il ne fallait pour le dire, on nous dénicha une petite table près de la cuisine, j’héritai de la vue sur les coulisses. Pour une fois, pas de nappes à carreaux, mais des tables en bois transpirant l’authenticité et la convivialité, dans la plus pure tradition bistrotière. Le chef s’égosillait sur les serveurs et, pourtant, quelle efficacité ! Cet homme imposant, son torchon sur l’épaule, vérifiait chaque plat avec attention, rien qu’à le regarder, on sentait que tous les clients devaient être logés à la même enseigne, l’habitué, le curieux, le touriste américain qui, dans ce resto, devait avoir l’impression d’être entré dans la cinquième dimension. Une fois de plus, avec Marc, j’étais bien loin des bars à sushis, impersonnels et sans saveur. L’imaginer un instant dans les lieux que je fréquentais avec l’agence équivalait à la vision d’un lion tout droit sorti de la savane et enfermé dans une cage de la SPA avec des croquettes en guise de repas. Alors que là, avec ses lunettes et son tabac à rouler posés sur la table, ses baskets plus modernes que toutes celles de mes collègues bien qu’elles proviennent d’un lot datant de 1975, salivant à l’idée de son bœuf bourguignon, il était bien à sa place et respirait à pleins poumons. Cependant, je me promis de lui coller des baguettes entre les doigts, juste pour m’amuser. Il attrapa ma main par-dessus la table, et caressa le dessus avec son pouce, je frissonnai.

— Si on m’avait dit il y a dix ans que je vivrais ça, je n’y aurais pas cru…

— Moi non plus.

— Toi, moi, ici, ensemble… Tu te rends compte ?

— Difficilement, lui répondis-je en souriant.

— J’ai eu Cédric au téléphone dans la semaine, il venait en espion pour le compte de ta sœur.

J’éclatai de rire.

— Plus sérieusement, il m’a annoncé qu’ils attendaient le troisième, tu ne me l’avais pas dit.

Sister secret !

— Leur bonheur fait plaisir à entendre, ils feraient envie.

— C’est vrai.

Sauf que l’envie d’une telle chose me quittait aussi sec rien qu’à l’idée d’imaginer la tête de Bertrand si je lui annonçais que je partais en congé maternité. Le serveur nous interrompit en apportant nos plats. Le déjeuner se déroula tranquillement, simplement entrecoupé de quelques gueulantes du chef que j’oubliai très rapidement, Marc me raconta des anecdotes sur les Puces, sur la carrière d’Abuelo. Cette journée était tout simplement magique, je ne pensais qu’à profiter de lui, l’entendre, le regarder, comme si le travail, les amis, plus rien d’autre n’existait. Notre repas traîna en longueur, de notre fait ; après le dessert et le café, nous reprîmes encore un second café, nous étions bien, au chaud ; par moments, même, nous ne disions plus rien, regardant simplement autour de nous, je sentais une caresse légère comme une plume sur ma main et je souriais. Le chef en personne finit par nous déloger de notre place en me demandant si le spectacle m’avait plu, Marc était un habitué et connaissait le personnage. Dans le reste de l’établissement, ça dépotait ; dès que des clients quittaient une table, elle était prise d’assaut par de nouvelles personnes, je ne m’étais rendu compte de rien. J’imaginais facilement à quel point nous avions dû taper sur le système des serveurs. Le pourboire que laissa Marc allait calmer les esprits ! En sortant, un courant d’air froid venu des allées du marché me saisit, je me crispai. Je rentrai les mains dans les manches de mon blouson, et cachai mon nez dans le col.

— Viens là, me dit Marc en ouvrant ses bras.

Je m’y blottis, alors que lui aussi devait crever de froid avec son éternelle veste en velours et une pauvre petite écharpe.

— Comment fais-tu pour tenir ? lui demandai-je en levant le visage vers lui.

Il pencha la tête et m’embrassa sur le bout du nez. Puis, il posa son front contre le mien, et me regarda dans les yeux en souriant.

— On rentre tranquillement ? J’imagine que tu veux te préparer pour ta semaine.

— Oui.

Il savait lire en moi. Ne sentir aucun reproche dans sa voix me soulagea.


Marc venait de garer la Porsche devant mon immeuble, la nuit d’hiver était déjà tombée, je détachai ma ceinture et me tournai vers lui.

— Merci pour la journée, j’ai adoré.

— C’est vrai ? Pas trop gênée par les vieilleries ?

— Non.

— Tu sais de quoi j’aurais envie ?

— Dis-moi.

— Je voudrais qu’on trace la route, qu’on parte sur un coup de tête passer deux, trois jours loin de tout, tous les deux pour que la journée ne s’arrête pas.

— Ne me tente pas, lui murmurai-je.

Il me jeta un coup d’œil.

— Et toi, ne me fais pas rêver…

— Un jour, peut-être…

Je m’approchai de lui et, alors que j’entourais ses joues de mes mains pour l’embrasser, il me serra contre lui.

— Je t’appelle, lui dis-je avant de l’embrasser une dernière fois. On se voit vite ?

— C’est toi qui décides…

— Bon, bah… j’y vais.

J’ouvris ma portière, posai un pied sur le bitume et me retournai.

— Tu restes avec moi ce soir et cette nuit ? Je sais que ce n’est pas une escapade, mais c’est mieux que rien, non ? Et je vais te proposer un truc super exotique pour le dîner…

— Ne me dis pas que tu veux commander des…

— Sushis !

— Je vais rentrer chez moi, en fait, me dit-il, l’air hilare.

Je me propulsai à l’intérieur de la Porsche et l’embrassai passionnément.

— Va pour les sushis ! m’annonça-t-il quand j’eus cessé de l’étouffer.


Un peu plus tard, nous étions l’un contre l’autre dans le canapé, quand mon téléphone vibra sur la table basse. Je l’attrapai.

— C’est Alice, annonçai-je à Marc.

— Et tu ne décroches pas ?

— Allô.

— Je venais aux nouvelles, tu ne m’as pas donné signe de vie depuis des jours.

— J’ai été occupée…

Marc mit sa main devant sa bouche pour éviter de rire.

— D’accord, d’accord, enchaîna-t-elle. Comme d’habitude, le boulot, enfin bon, ce n’est pas une raison.

Je mis le haut-parleur.

— J’ai passé le week-end avec Marc. D’ailleurs, il est là.

— Hein ?

— Salut, Alice, lui dit-il.

— Ah… et… vous avez fait quoi ?

— Des choses, lui répondis-je.

— Tsss… Bon, je ne veux rien entendre de plus ! On vous a un soir à dîner à la maison, cette semaine ?

Nous échangeâmes un regard avec Marc.

— Avec plaisir, se chargea-t-il de lui répondre.

— Allez, on dit mercredi !

Elle raccrocha. J’allais dîner avec Marc chez ma sœur, comme un couple normal. Ça pouvait paraître bête, alors qu’ils connaissaient Marc comme leur poche, mais la situation m’effrayait, plus encore que si ç’avait été avec mes parents. Je n’avais jamais présenté quelqu’un à Alice et Cédric, pour cause, je n’avais jamais été dans cette situation. Tout ça prenait une tournure sérieuse que j’étais bien incapable de maîtriser ; je perdais le contrôle sur une partie de ma vie. Marc, dans la voiture, avait évoqué l’idée de partir sur un coup de tête, mais il ignorait que depuis qu’il avait à nouveau envahi mon existence, j’avais l’impression de tout faire sur un coup de tête ; allant même jusqu’à reléguer mes mails et mon téléphone au fond de mon sac. Je croisais d’ailleurs les doigts pour que Bertrand n’ait pas cherché à me joindre, sinon demain, ça allait dérouiller. Je pris une profonde inspiration.

— Ça ne va pas ? me demanda Marc.

— Si, si, ça va.

— Certaine ? Parce que je te jure, depuis trois minutes, j’ai l’impression que ça chauffe là-dedans, déclara-t-il en posant un doigt sur mon front.

Je ris, et je me sentis mieux.

— C’est à cause du dîner chez ta sœur ?

— Non, mais prépare-toi, ça va être comique.

— Elle veut voir pour y croire, c’est ça ?

— Peut-être bien.

— Compte sur moi pour lui donner de la matière. Je vais commencer comme ça.

Il m’embrassa dans le cou.

— Et puis, je pourrais faire ça, aussi.

Il m’attrapa par la taille et me prit sur ses genoux.

— C’est vrai, tu pourrais.

— Sauf qu’à un moment il faudra passer aux choses sérieuses, pour qu’elle n’ait plus aucun doute sur les choses qu’on fait ensemble.

Il m’embrassa à pleine bouche.

— Et le coup de grâce, on partira précipitamment en lui expliquant que notre lit nous appelle.

Je me collai à lui en me cambrant.

— Bah oui, il sera tard, très tard, enchaînai-je. Comme ce soir, d’ailleurs. On devrait peut-être répéter notre spectacle.

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