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Dix ans plus tard…

Le couloir moquetté possédait un avantage ; en étouffant le bruit de mes talons tandis que je faisais les cent pas, la migraine provoquée par ma sœur ne s’aggravait pas. Je lui répondais par monosyllabes, pour économiser mon énergie, alors qu’elle continuait à piailler, refusant visiblement de prendre en considération le temps qu’elle me bouffait. J’étais attendue en réunion, et Alice, ne comprenant pas que je puisse encore travailler à 19 h 30, me tenait le crachoir depuis cinq minutes, et insistait lourdement pour que je vienne chez elle. Impossible de m’en dépêtrer !

— Yaël, je t’en prie, viens dîner à la maison, les enfants te réclament. Ça fait des semaines qu’on ne t’a pas vue.

Je levai les yeux au ciel en serrant les dents.

— Combien de fois va-t-il falloir que je te l’explique ? J’ai du…

— Travail, me coupa-t-elle, exaspérée. Oui, je sais ! Tu n’as que ce mot-là à la bouche !

Première nouvelle. Si elle avait vraiment su, elle ne m’aurait pas appelée pour me parler de ses gosses ! Je cessai de marcher et serrai le poing.

— Exactement, et là, tu me mets en retard ! Je suis attendue. À plus tard.

J’appuyai sur mon oreillette sans lui laisser le temps d’en placer une. J’inspirai profondément pour me calmer et chercher la concentration dont j’avais besoin. Une fois mon rythme cardiaque un minimum apaisé, je me dirigeai vers la salle de réunion et poussai la porte, l’air le plus neutre possible.

— Désolée, j’étais retenue.

Ils me répondirent d’un signe de tête tandis que je rejoignais ma place auprès de l’heureux futur acquéreur britannique d’une quelconque usine perdue en campagne. Ses avocats français, comme lui, jubilaient du plumage en règle qu’ils faisaient subir à son futur ex-propriétaire. Cela ne me concernait pas. Je pris place à sa gauche, légèrement en retrait, en croisant les jambes, et me penchai pour être au plus près de son visage. À partir de là, les paroles des avocats des deux parties pénétrèrent mes oreilles en français pour ressortir de ma bouche en anglais, en de légers chuchotis. À vrai dire, je n’avais aucune idée de ce que je racontais, le sens était secondaire pour moi, ma mission était de transmettre l’information et uniquement ça. Peu importaient la situation et l’enjeu, je devais être capable de traduire quelles que soient les affaires pour lesquelles l’agence était sollicitée.

Deux heures plus tard, les contrats étaient paraphés et signés. Des sourires fatigués, mais soulagés et satisfaits, fleurissaient sur tous les visages autour de moi. J’avais la tête farcie, je dus pourtant les accompagner jusqu’au bar de l’hôtel où la négociation avait eu lieu pour trinquer à leur réussite. Lorsqu’un des avocats me tendit une coupe de champagne avec un clin d’œil aguicheur, je lui jetai mon regard le plus froid ; j’étais là uniquement pour travailler. Et il croyait quoi, celui-là ? Je n’étais pas à vendre. Sous prétexte que nous passions plusieurs heures autour d’une table, certains partaient du principe que la prestation d’interprète incluait la gâterie. Pauvre mec ! Ma journée touchait à son terme, ils étaient désormais capables de communiquer sans mes compétences ; tous parlaient un anglais suffisant pour se congratuler mutuellement d’avoir fait une bonne affaire. Je trempai mes lèvres dans le champagne par pure politesse, demandai au barman de m’appeler un taxi et, tout en abandonnant ma coupe, me tournai vers ce groupe d’hommes contents d’eux-mêmes. Je serrai leurs mains et pris la direction de la sortie. Sean, le client britannique, me rattrapa alors que je franchissais le tourniquet de l’hôtel. J’expirai un long soupir avant de lui faire face. Comme d’habitude, je restais professionnelle jusqu’au bout.

— Yaël, votre aide m’a été très précieuse toute la journée. J’aurais besoin de vos services dans les prochaines semaines, susurra-t-il.

Il ne manquait plus que ça ! Intérieurement, je rongeai mon frein. Sean était un client habituel, il n’y avait que moi qui m’occupais de lui, à sa demande expresse et non négociable. Il s’était mis en tête que nous partagions une connivence particulière, tout ça parce que j’avais eu le malheur, une fois, de déraper, en lui apprenant que ma mère était anglaise comme lui.

— Contactez Bertrand et nous ajusterons notre planning en fonction de vous.

Il sourit en secouant légèrement la tête, faisant semblant de ne rien comprendre. Il mit une main dans sa poche, me détailla, sans se départir de son air charmeur.

— Yaël… je voulais vous dire… ça serait plus simple, pour vous, pour moi… Nous pourrions nous arranger sans passer par lui, et votre rémunération n’en serait que plus importante.

Je connaissais sa phrase par cœur ; chaque fois que je lui servais d’interprète, il me sortait le même couplet. À ceci près qu’aujourd’hui il venait d’aborder la question de l’argent. Je plantai un regard déterminé dans le sien.

— Contactez Bertrand, lui répondis-je sèchement.

Il rit brièvement. Le message était passé. Enfin !

— Votre loyauté envers votre patron est définitivement inébranlable.

Imperturbable, je me redressai sur mes talons et fis un pas vers lui.

— La qualité de nos prestations en dépend, Sean. Je l’avertis à la première heure de votre demande.

— J’aurais besoin de collaborateurs tels que vous.

Il ne me lâchera donc jamais ! C’était le revers de la médaille, j’étais la meilleure.

— Je ne suis pas disponible, et vous le savez. Bonne soirée.

Le taxi arriva à cet instant, je lui lançai un dernier regard froid et montai dans la voiture en indiquant mon adresse au chauffeur. Sitôt ma ceinture bouclée, je ne perdis pas de temps en regardant Paris défiler — je connaissais par cœur le trajet entre le Pullman Montparnasse et chez moi. J’attrapai mon téléphone dans mon sac. Alice avait poursuivi son harcèlement par SMS en m’implorant de venir prendre au moins le goûter chez eux le dimanche suivant. Soit, je ferais ma BA, et j’aurais ainsi la paix pour quelques semaines. Une fois la réponse envoyée, je pus enfin me consacrer à mes mails ; Bertrand m’en avait fait suivre plus d’une vingtaine ces dernières heures, concernant l’organisation de voyages de clients, des repérages d’appartements, de nouvelles négociations, ça me plaisait.

Il n’y avait jamais de temps morts dans mon travail. J’étais en permanence dans l’action, capable de switcher d’une séance d’interprète à un démarchage agressif de contrats, puis, dans l’heure suivante, de gérer de A à Z les détails d’un séjour parisien d’un de nos clients. Même lorsque je trouvais le temps d’être à mon bureau, au lieu d’avaler un sandwich, j’utilisais cette pause pour relancer, prendre des nouvelles des clients, ou encore savoir s’ils avaient besoin d’un de nos services. C’est en entendant le chauffeur réclamer le paiement de la course que je compris que j’étais arrivée chez moi, rue Cambronne, dans le quinzième.


À l’origine, mon appartement était tout ce qu’il y a de plus typique ; parquet pas droit, moulures défraîchies au plafond, vieille cheminée en marbre — tout juste bonne pour ramener de la poussière. La première fois que j’y étais entrée, il ne m’avait fallu que quelques minutes pour voir le potentiel de cet appart et savoir que j’y serais chez moi, après quelques travaux, évidemment. J’avais tout fait sauter ; placo sur tous les murs, peinture blanc pur, parquet rénové et vitrifié — entretien facile et efficace —, disparition totale de la cheminée au profit d’un grand placard. Mon lieu d’habitation se devait d’être pratique, organisé, propre. Dans le séjour, un canapé, qui tenait plus d’une banquette ; j’avais refusé les coussins lors de son achat — inconcevable de travailler vautrée. Devant, j’avais une table basse en Plexiglas, sa transparence me rassurait et, visuellement, ça ne prenait pas de place. J’avais acheté un pack TV/Hi-Fi, qu’un livreur était venu installer, je n’utilisais tout ça que pour les chaînes d’info en continu. Je n’avais pas souvenir d’avoir allumé la musique une seule fois depuis mon emménagement, son mode d’emploi, que je n’avais jamais feuilleté, était classé dans la pochette spécifique, à côté de celle des garanties. Dans l’entrée, on trouvait uniquement une console avec un vide-poche pour mes clés, ainsi qu’un portemanteau, bien suffisant. Quant à ma chambre, elle ne possédait qu’un lit, dont les draps étaient toujours blancs, et une table de nuit sur laquelle reposait un chargeur de téléphone. Pour la cuisine aménagée, j’avais malgré tout investi dans une batterie d’ustensiles — que j’avais bien déballée, mais jamais utilisée. Le soir, quand j’arrivais après ma journée de travail, je m’asseyais dans ma banquette, j’observais autour de moi, j’étais bien dans cet environnement blanc, à la propreté clinique, l’ordre me tranquillisait.


Ce soir-là, un œil sur la chaîne d’info en continu, l’autre sur l’écran de mon MacBook Air, j’avalai une soupe miso avant de croquer dans une granny smith. L’actualité du jour n’était pas particulièrement intéressante, mais je me devais d’être au courant de tout, pour être prête à réagir aux demandes de certains de nos clients, les joueurs d’argent. Il était déjà tard, et vu la journée qui m’attendait le lendemain, je ne devais pas traîner. J’avais toutefois réussi à m’aménager quinze minutes de pause que j’utiliserais pour remonter les bretelles à mon assistante. Cette idiote avait perturbé l’organisation de mon bureau, en déposant un dossier sur la mauvaise pile ! Ça faisait pourtant des mois que je lui répétais qu’elle n’avait pas droit de toucher à quoi que ce soit. Je rangeai mon bol, mon assiette et mes deux couverts dans le lave-vaisselle et le lançai. Je trouvais répugnant de laisser traîner sa vaisselle sale ; en plus, ça empestait. Je me servis un grand verre d’eau minérale glacée avec lequel je rejoignis ma chambre. Les draps et les serviettes de toilette avaient été changés par la femme de ménage, comme elle devait le faire, deux fois par semaine. Dans le dressing, je retirai mes Louboutin, les rangeai à leur place et préparai mon tailleur du lendemain, ainsi que mon sac de piscine. Mes vêtements de la journée atterrirent dans le panier à linge sale. Nue, les cheveux toujours attachés, j’entrai dans la douche. Le contact avec le carrelage froid et l’eau glacée me fit du bien, je passai un long moment sous le jet, me lavant avec application. Une fois propre, séchée et revigorée, je m’occupai de mes dents avec la brosse électrique. Pour finir, comme chaque soir, j’utilisai du fil dentaire, traquant le moindre résidu. Satisfaite du résultat, je pus passer à mes cheveux. Je les détachai enfin, ils tombèrent dans mon dos, et je les brossai consciencieusement jusqu’à ce qu’ils soient lisses. J’enfilai un pyjama propre et rejoignis mon lit. Assise au bord, j’ouvris le tiroir de la table de nuit, sortis la plaquette de somnifères, en avalai un avec mon verre d’eau et réglai le réveil de mon portable sur 6 h 30. Après avoir tout remis en place, je me glissai sous la couette bordée au maximum, j’aimais dormir comme ça. Je pus enfin éteindre la lumière. Je fixai le plafond, profitant de la demi-heure que me laissait le comprimé avant de sombrer dans le sommeil pour revoir mentalement mon planning du lendemain.


J’ouvris les yeux à 6 h 28, comme chaque matin. L’alarme du réveil, deux minutes plus tard, me fit sortir du lit. Comme chaque matin, j’attachai mes cheveux avec un élastique et enfilai ma tenue de sport. Je traversai l’appartement, mon sac sur l’épaule, attrapai mes clés dans le vide-poche, claquai la porte et descendis par l’escalier. Comme chaque matin, je me rendis à la piscine en courant et, comme chaque matin, j’étais la première à l’eau, plus exactement la seule. Ma cabine réservée m’attendait. En quelques minutes, je me changeai, mis le téléphone à l’abri dans sa housse waterproof que je fixai ensuite à mon bras. Je plaquai mes cheveux dans un bonnet infâme, mais indispensable, chaussai mes lunettes et pris mon pince-nez. Mon parcours jusqu’à l’eau n’était pas celui des autres usagers de la piscine, qui n’arriveraient que plus tard. Grâce à un billet glissé chaque mois à l’agent de service, je passais par l’accès du personnel ; j’avais en horreur les pédiluves, que je savais infestés de microbes. À 7 h 10, je plongeai dans un bassin désert et silencieux. Les quarante minutes suivantes, je crawlai sans interruption, relevant uniquement le nombre de fois où mon téléphone vibrait sur mon bras. La vibration fut plus forte à 7 h 50, je finis la longueur entamée et sortis de l’eau. Je repris le passage secret et retournai dans ma cabine me rhabiller. Je regagnai mon appartement au pas de course jusqu’en haut de l’escalier. La matinale de la télé m’accompagna durant mon cérémonial du matin. Après ma douche, j’enfilai la jupe crayon noire et le top crème soigneusement sélectionnés la veille. Je brossai mes cheveux méticuleusement et les attachai en queue-de-cheval stricte. Pour être certaine qu’aucune mèche ne dépasse dans la journée, je les laquai. Ensuite, le maquillage : d’abord l’application de ma crème de jour, suivie du fond de teint et de la Terracotta pour matifier mon visage toute la journée. Je ne supportais aucune brillance sur ma peau, ça faisait négligé. J’assombris légèrement mes paupières avant d’appliquer un léger coup de crayon et le mascara, pour faire ressortir mes yeux verts. La touche finale, le baume mat et transparent sur les lèvres. La souillon que j’avais été dans une autre vie avait dû se résoudre à prendre des cours avec des pros, et savait désormais se mettre en valeur et entretenir son corps. Je terminai par deux vaporisations de parfum — pas plus pas moins — dans le creux de mon cou, Un jardin sur le toit, le même depuis des années. Ma veste de tailleur enfilée, je me rendis dans la cuisine. Debout, accoudée au plan de travail, j’avalai une barre énergisante aux céréales et une capsule d’espresso avant de filer. Mon taxi m’attendait en bas de l’immeuble. Timing parfait, me félicitai-je en grimpant à l’arrière de la berline, le téléphone déjà à la main.


L’agence de Bertrand était située dans un immeuble à Miromesnil. Les lieux n’avaient plus grand-chose d’haussmannien. Lorsque Bertrand avait investi dans ces trois cents mètres carrés, cinq ans auparavant, il avait tout fait démolir. Pas d’accueil, un open space sans même une demi-cloison de séparation entre les collaborateurs. Le couloir s’élargissait uniquement pour définir les services. Les bureaux étaient organisés en plateaux de deux. L’intimité était plus que relative, il fallait le reconnaître ; de son bureau — le seul à posséder des cloisons vitrées —, notre patron pouvait en permanence garder un œil sur nous. Pour ma part, mon espace de travail était le plus proche du sien, et ma dernière promotion m’avait permis d’obtenir un bureau pour moi seule, d’où je pouvais surveiller mon assistante. Notre environnement de travail avait été calqué sur les start up américaines où Bertrand avait passé un bon bout de temps à la fin des années 90 et début 2000. Nous bénéficiions d’une kitchen où nous avions à disposition du thé vert, des jus de légumes et différentes variétés de café. Tous les midis, on nous livrait des plateaux de sushis ainsi que des salades composées et des soupes bio ; Bertrand nous ayant tous convertis les uns après les autres à son alimentation saine et à son hygiène de vie irréprochable. Notre cadre de travail était lumineux, confortable, optimisé, pour que nous nous sentions le mieux possible au bureau. Bertrand avait raison, c’était l’endroit où nous passions le plus de temps. Il n’était avare ni en matériel ni en investissement haute technologie. Nous étions suréquipés en ordinateurs, tablettes et téléphones dernier cri, ce qui nous permettait de rester connectés à l’agence vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept.


En dix ans, la petite agence d’interprètes en conseils et services dans laquelle j’avais fait mon stage de fin d’études avait bien changé ; l’effectif avait triplé, nous étions désormais quinze salariés, pour la plupart français, à nous répartir les missions en deux équipes distinctes : ceux qui parlaient et ceux qui écrivaient. Ces derniers étaient souvent apporteurs d’affaires, malgré eux, puisqu’ils ne sortaient jamais du bureau. La subtilité et la précision de leur savoir-faire en matière de traduction permettait de fidéliser des clients et d’en accrocher de nouveaux, de même que les précieux conseils de rédaction de contrats qu’offraient nos deux juristes. Forts de cette réputation et de notre excellence, Bertrand et moi donnions le coup de grâce. Au-delà de notre capacité à naviguer d’une langue à l’autre, nous leur proposions dans la foulée nos compétences d’accompagnateur et d’organisateur de voyages d’affaires de clients étrangers. Ma position dans l’agence était centrale, je n’étais plus seulement interprète, j’avais pour mission de décrocher des contrats, de nous faire connaître, de « réseauter », comme on dit. Mes compétences en business et ma culture anglophone m’offraient aussi l’opportunité de soutenir des négociations dans tous les secteurs d’activité. Merci l’école de commerce ! L’anglais hérité de ma mère me donnait accès au monde entier. Mon portefeuille clientèle était le plus important, je pouvais passer d’un scientifique agoraphobe qui ne sortait de son labo que deux fois par an pour un colloque à un riche homme d’affaires qui, lui, partait à l’autre bout du monde dans son jet privé une fois par mois pour s’assurer que son argent faisait des petits. De même, lorsque Bertrand n’avait pas le temps ou qu’il estimait que mon bilinguisme était impératif, il pouvait me confier ses plus gros clients. Dans ce cas précis, nous travaillions en binôme. Cette étroite collaboration me donnait droit au respect et à la crainte de mes collègues — ce qui me convenait parfaitement. J’adorais, lorsque j’arrivais à une conférence économique où j’accompagnais un client, entendre les murmures sur mon passage ; oui, j’étais enviée, crainte et courtisée. J’étais la plus ancienne à l’agence ; le turn-over ne faiblissait jamais. J’avais beau essayer de saisir leurs raisons de quitter le navire, j’étais littéralement sidérée à l’idée qu’ils préfèrent faire passer leur temps libre, les gamins et que sais-je encore avant leur vie professionnelle. Comment était-il possible de quitter un job pareil ! L’activité s’était amplifiée avec les années, le carnet d’adresses ne cessait d’enfler et nous réfléchissions en permanence au développement de nos services. Nous ne nous bornions plus au seul monde anglophone. Trois d’entre nous s’occupaient de l’Asie, et deux autres de toute l’Europe de l’Est, et même de l’Allemagne. Lorsque Bertrand avait décroché comme clients de prospères industriels de la vallée de la Ruhr, nos salaires avaient fait un bond.


J’étais assise devant mon écran, avec un café servi par mon assistante lorsque Bertrand arriva, oreillette en action. La cinquantaine sportive, mâchoire carrée, tempes grisonnantes, toujours impeccable dans son incontournable costume noir. En dix ans, il n’avait pas changé, contrairement à moi. Son regard bleu acier parcourut l’open space, traquant tout éventuel signe de relâchement, puis il se posa sur moi. D’un signe de tête, il m’invita à le suivre dans son bureau. Il faisait les cent pas dans la pièce, téléphone toujours activé au moment où je m’assis.

— Comment ça s’est passé hier ? me demanda-t-il une fois sa conversation achevée, un œil déjà sur son écran.

Quelle question !

— Parfaitement, lui répondis-je, d’un ton détaché.

Et pour cause, j’étais sûre de mon coup. Il s’enfonça dans son fauteuil et joignit ses mains sous son menton d’un air concentré mais satisfait.

— Il t’a encore proposé un poste ?

Je me contentai de hocher la tête. Les lèvres de Bertrand se fendirent d’un rictus mauvais.

— C’est bon pour les affaires.

Il se redressa et se lança dans un briefing sur ma prochaine mission, s’assurant que tout était prêt de mon côté. J’avais en charge de séduire des Américains qui avaient fait fortune dans le gaz de schiste et rêvaient d’investir en France, particulièrement dans l’immobilier parisien. Mon rôle serait de servir d’intermédiaire entre les agents immobiliers et eux, et ainsi de réaliser leur souhait le plus cher.

— Je compte sur toi, me lança-t-il en plantant un regard dur et déterminé dans le mien. Donne tout ce que tu as. Si tu décroches ce contrat pour l’immo, nous devrions pouvoir gérer toutes leurs affaires en France. Autant te dire qu’ils n’ont pas que le gaz de schiste.

Il me lança un regard appuyé.

— Je te laisse imaginer ce qui se passerait en cas d’échec…

L’adrénaline pulsait dans mes veines.

— C’est bien ce qui est prévu, lui répondis-je sans me laisser impressionner.

— Je n’en attends pas moins de toi.

Son téléphone vibra : fin de notre entretien.


J’avais loué les services d’un chauffeur de voitures de luxe pour aller récupérer les clients à l’hôtel. Je leur avais programmé six rendez-vous. Je les baladai d’agence immobilière en agence immobilière tout l’après-midi, nos partenaires « entreprises-habitat » les plus prestigieux présentaient leur catalogue, en leur déroulant le tapis rouge. C’était un sans-faute. Ils semblaient m’accorder toute leur confiance, ils se laissèrent porter d’un endroit à l’autre, décrivant à foison leurs besoins, envies et impératifs. Je pris des notes sans interruption sur le carnet qui ne me quittait jamais.

Après le dernier rendez-vous, je les invitai à dîner. J’avais fait réserver une table chez un chef étoilé et fait envoyer un taxi classe affaires récupérer leurs femmes, qui étaient du voyage. Au cours du repas, j’alternai entre conversations business et conversations plus légères. Ne jamais oublier de séduire les épouses, puisque bien souvent elles accompagnaient leurs maris en déplacement pour leur plaisir ou leurs propres affaires. Nous devions pouvoir les occuper, leur donner l’impression qu’elles avaient de l’importance, et ne jamais oublier de prendre en compte leur planning. Une femme se sentant délaissée par son businessman de mari pouvait faire capoter des collaborations historiques. J’avais sauvé in extremis le contrat du plus vieux client de Bertrand grâce à ce constat, ce qui d’ailleurs m’avait là aussi valu une promotion. Je glissai aux épouses, dans la discussion, que nous pouvions les accompagner dans leur shopping ou les mettre en relation avec les meilleurs guides touristiques de Paris si elles le souhaitaient, au cours d’un prochain voyage. Nous revêtions parfois les atours d’une super conciergerie de luxe. Ce petit plus dans nos prestations remportait un franc succès, particulièrement auprès de ces dames, elles-mêmes souvent femmes d’affaires, nous permettant de créer des liens privilégiés qui ne se limitaient pas qu’aux seuls contrats. Cette incursion dans l’intimité de nos clients faisait la différence avec nos concurrents.


En rentrant chez moi un peu avant minuit, je pris le temps de répondre au mail de Bertrand qui s’inquiétait, pour la forme, de la réussite de ma mission.

« Bertrand,

Les contrats seront disponibles sur la table en salle de réunion demain à 15 h. Nos nouveaux clients souhaiteraient vous rencontrer à l’occasion de la signature.

À demain,

Bien à vous,

Yaël. »

Je ne quittai pas l’écran des yeux la minute qui suivit, et bien évidemment sa réponse apparut :

« C’est noté, je passerai. »

Avant de me doucher, je pris le temps de retranscrire mes notes et la fiche technique de ces nouveaux clients ; les informations qu’ils m’avaient délivrées ainsi que ce que j’avais relevé de leurs habitudes et préférences. C’était le même coup à chaque fois, ils parlaient, ils parlaient, ils se confiaient, sans se douter une seule seconde que j’enregistrais tout pour mieux les ferrer en vue de l’avenir et ainsi me rendre particulièrement indispensable. Chaque personne de l’agence avait accès à ce document dans notre base de données pour ne jamais commettre d’impairs.

Le lendemain, à 15 heures précises, après avoir vérifié méticuleusement que tout était en place, j’invitai nos nouveaux clients à pénétrer en salle de réunion. Chacun prit place et je pus lire le contrat rédigé par un collègue du service juridique, expliquant point par point les prestations délivrées et leur coût. Bertrand arriva juste avant que je tende le stylo. Il serra les mains sans oublier la tape sur l’épaule à l’américaine, laissant entendre qu’ils étaient des connaissances de longue date. Nos clients ne tarirent pas d’éloges à mon sujet, mais je restai impassible comme chaque fois que ça arrivait — ne jamais montrer d’autosatisfaction.

— Vous êtes entre les mains de la meilleure, assura fermement Bertrand. Je savais ce que je faisais en vous confiant aux bons soins de Yaël.

À aucun moment, il ne m’avait regardée durant sa tirade. Les clients, non plus d’ailleurs. J’étais leur rouage transparent ; transparent certes, mais indispensable. Une fois la porte de l’ascenseur refermée sur nos nouveaux clients ravis, Bertrand tourna les talons, une main dans la poche.

— Félicitations, Yaël ! Continue comme ça, me dit-il d’un air détaché.

Pour la première fois depuis deux jours, je m’autorisai à sourire.

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