— J’ai tranché cette nuit pour les salons, se contenta de m’annoncer Bertrand avant même que je sois assise dans son bureau.
— Je n’ai pas fini la prospection, me permis-je de lui répondre.
— Je l’ai fait à ta place, ça prenait trop de temps, et je veux avancer. Il faut être réactif, maintenir l’équipe dans le jus.
Il exagérait tout de même, ça faisait deux semaines qu’il m’avait donné le feu vert et quatre jours que l’ensemble de l’agence avait été informé du projet. Ça sentait mauvais, tout ça.
— Il te reste peu de temps pour obtenir les accréditations.
— Pourquoi ?
— Nous serons présents au Salon nautique pour proposer nos services aux participants.
Il se moque de moi, là !
— Quoi ? Mais Bertrand ! C’est dans à peine deux mois, je l’avais exclu d’emblée. Je visais le printemps.
Il arqua un sourcil, et se carra dans le fond de son fauteuil.
— Tu ne t’en sens pas capable ? Préviens-moi si c’est le cas et je mets quelqu’un d’autre sur le coup.
— Non, non ! Ce n’est pas ce que j’ai dit. Je voulais simplement éviter à tout le monde de trop travailler sous pression, mais je vais très bien m’en sortir.
— Je préfère ça. Autre chose maintenant. Choisis deux personnes pour le salon, tu n’iras pas. J’ai d’autres missions à te confier. Tu vas récupérer certains de mes clients, dont je n’ai plus le temps de m’occuper, et concentre-toi sur le reste.
Il se redressa et son attention se dirigea vers son écran ; il en avait donc fini.
— Yaël, entendis-je mon assistante m’appeler. Vous voulez déjeuner ? Il est 13 h 30.
— Quoi ? Déjà !
Je soupirai et me calai au fond de mon fauteuil en la regardant, dépitée.
— Vous n’irez pas chez le coiffeur ce midi ? me demanda-t-elle d’un air complice.
Tout sauf ça ! Aurais-je perdu tout mon crédit la veille ? Je n’avais ni le temps ni l’énergie à consacrer au souvenir du 5 à 7 avec Marc. Elle voulait être gentille, aussi ne m’énervai-je pas après elle. Malgré tout, elle n’avait pas intérêt à prendre trop de liberté, on n’était pas copines, loin de là !
— Je n’ai pas le temps, Bertrand veut que les choses avancent, lui répondis-je en me redressant.
— Venez grignoter quelque chose avec nous dans la kitchen, alors.
— J’arrive, merci.
Elle tourna les talons. Et je marquai un temps d’arrêt. Était-ce vraiment moi qui avais dit « j’arrive, merci » ? À première vue, oui, puisque je pris ma tablette et la suivis. Une grande partie de l’équipe déjeunait là, dans une ambiance détendue, joviale, même. À ma grande surprise, ça sentait la cuisine, les épices. Et le gras ! Personne ne mangeait les plats livrés par les traiteurs de Bertrand. Dès qu’ils remarquèrent ma présence, les rires cessèrent. En silence, ils me firent une place autour de l’îlot. Sans que je sache qui me l’envoyait, un plateau de sushis glissa jusqu’à moi. J’en attrapai un avec des baguettes, et continuai mes recherches sur le net. Comment allais-je faire pour m’en sortir ?
— J’ai besoin de vous, annonçai-je brusquement à mes collègues.
Ils me regardèrent bouche bée. Au point que je fus à deux doigts de me retourner pour voir si quelque chose ou quelqu’un se cachait dans mon dos.
— On t’écoute, me répondit Benjamin.
— On finit de déjeuner tranquillement, et on s’installe après en salle de réunion, pour ceux qui n’ont rien de prévu, évidemment. Ça vous va ?
J’eus droit à des hochements de tête en guise de réponses. Au moment de quitter la kitchen, j’eus envie de rire, en les voyant sortir un vaporisateur de Febreze pour camoufler les odeurs de cuisine. Je découvrais dans cette agence des habitudes dignes d’une double vie.
Lorsqu’un peu plus tard toute l’équipe fut réunie autour de la table, je leur annonçai la décision de Bertrand et le délai très court qu’il nous restait pour déterminer un nouveau plan d’attaque. Des murmures de mécontentement s’élevèrent. Ensuite, je fis ce que j’avais toujours refusé, tant c’était inconcevable pour moi :
— Voilà mes rendez-vous de cette semaine, comme vous le constatez, il y en a beaucoup : une vente aux enchères, une négo, une conf’ call, etc. En sachant que Bertrand va me transférer plusieurs des siens. Qui peut prendre en charge les miens ?
Mes collègues me fuyaient du regard, aucun ne se proposant.
— Vous êtes tous pris ?
Silence…
— Tout le temps ? paniquai-je.
Benjamin soupira profondément et s’accouda à la table en jetant des regards à droite et à gauche, avant de me scruter.
— Non, écoute, ce n’est pas ça, me dit-il.
— C’est quoi alors ?
Il lança un dernier coup d’œil aux autres, qui le fixaient l’air l’affolé, comme s’il relevait de l’hôpital psychiatrique.
— OK, je m’y colle. Je vais te dire ce qui nous retient de te rendre service… On va t’avoir sur le dos si on te remplace, tu vas nous faire vivre l’enfer.
C’est de bonne guerre.
— Je comprends. Mais je vous jure que c’est fini, ça. Consultez le fichier clients pour connaître leurs habitudes et demandez-moi s’il vous manque des infos, je serai disponible. Et après, je vous promets de vous laisser travailler en paix et de ne pas vous emmerder… S’il vous plaît ?
— Incroyable, tu as dit le mot magique, se moqua gentiment Benjamin. Allez, balance !
Il tendit la main, je lui passai mon emploi du temps, et il fit signe à tous les autres de regarder de plus près. Timidement, ils se dévouèrent chacun à son tour.
— Merci beaucoup…
Quel soulagement ! Je n’en revenais pas d’avoir fait ça, et sans trop de difficulté.
— Maintenant, passons à la prospection. Ça a beau être mon projet, je ne le mènerai pas à terme sans la mobilisation de chacun, j’ai besoin de vous et je souhaite que cela soit un travail collectif. J’attends vos idées, vos connaissances, bref tout ce que vous pouvez apporter ! Commençons par le salon. Ça vous parle, le nautisme ?
— Je fais de la voile depuis que je suis gamine, j’aurais deux ou trois petites choses à vous apprendre, nous déclara l’interprète de russe, visiblement satisfaite et fière d’elle.
C’était bien la première fois que je la voyais sourire en ma compagnie.
— Génial ! Tu sais où tu seras la première semaine de décembre.
Ce brainstorming improvisé permit de défricher le terrain, chacun y allant de son idée, dans la concentration et la bonne humeur générale. Ceux qui n’avaient pas d’obligations restèrent tout l’après-midi avec moi. Je fus soulagée de sentir que je pouvais m’appuyer sur toute l’équipe et je travaillai avec eux sans feindre le plaisir d’être en leur compagnie. Ça me donnait la pêche et pas de migraines, malgré nos conversations à bâtons rompus.
J’aurais pu continuer encore longtemps comme ça si on ne m’avait pas fait remarquer qu’il était plus de 20 heures et que certains étaient attendus chez eux.
— Je suis désolée, je n’ai pas vu le temps passer. Merci à tous, à demain. Je vous tiendrai au courant du feed-back de Bertrand. Bonne soirée.
L’agence me parut bien vide d’un coup. Je n’étais pas loin de me sentir seule ; ça m’arracha un sourire ! Moi, je me sentais seule sans mes collègues, c’était risible. Après avoir envoyé à Bertrand mon compte rendu, je m’attaquai aux mails du jour, auxquels je n’avais pas pu répondre dans la journée. Entre deux, j’écoutai un message d’Alice : « Salut, sœurette, je venais aux nouvelles. Chez nous, tout va bien. On a prévu de faire garder les enfants samedi soir pour se faire un resto avec tout le monde. Tu viens ? Rappelle-moi vite. Bisous. » Ça n’avait pas duré longtemps pour que je me retrouve dans la situation que je craignais. Tout le monde, ça voulait dire Marc compris. Fatiguée à l’avance par ce qui m’attendait, je posai le front sur le clavier en braillant un « merde ».
— Un problème, Yaël ?
— Oups…
C’était sorti tout seul. Je sursautai, écarlate. Bertrand, visiblement amusé par mon attitude, pénétra en salle de réunion, et s’assit sur le rebord de la table en positionnant correctement son pantalon de costard.
— Non, non, tout va bien. Vous avez eu mon mail ?
— C’est pour ça que je viens te voir, c’est du bon boulot. Tu as réagi vite en impliquant toute l’agence, c’est une très bonne idée.
Yes ! Yaël : Two points ! J’eus brusquement envie d’écouter de la musique et de danser de joie. Il y avait quoi dans le café de ce midi ?
— Tant mieux, j’espère récupérer les accréditations en fin de semaine.
— Très bien. Et à tes heures perdues, commence déjà à préparer un prochain salon pour le printemps en piochant dans ceux que tu avais déjà repérés.
Quelles heures perdues ? La masse de travail s’accumulait de façon exponentielle. Il se releva, prit la direction de la sortie, mais stoppa son geste et me regarda par-dessus son épaule, l’œil plein d’ironie.
— Tu as délégué… tu as eu raison… C’est le métier qui rentre…
Association, association.
Mes collègues s’en sortirent à merveille. Je n’avais pas besoin d’être inquiète, et c’était tant mieux. Je le vivais plutôt bien, tout en espérant pouvoir bientôt récupérer mes clients. Malgré ma fatigue, le somnifère restait indispensable pour que mon esprit ne soit pas parasité par le reste. Je n’avais pas cherché à joindre Marc, le travail avait bon dos. Lui non plus n’avait pas essayé de m’appeler. Alice se contenta de ma promesse de faire de mon mieux pour venir. Adrien et Jeanne, ce fut une autre paire de manches. Si je n’acceptais pas, ils menaçaient de tous débouler chez moi, tenant à me rappeler mon pari perdu des vacances. Le vendredi soir, je pris mon courage à deux mains en envoyant un SMS de groupe : « Salut, je serai là demain ! » Mon téléphone bipa dans la seconde qui suivit, tout le monde manifesta son bonheur de me savoir parmi eux. Tous sauf un. Ç’allait être sympa comme soirée !
Qu’allais-je faire en me retrouvant face à Marc ? Et lui ? L’avantage d’être en compagnie de toute la troupe ; je pourrais éviter tout contact direct, ou faire semblant. Du moment qu’on ne se retrouvait pas coincés à table à côté, ça devrait le faire… Après avoir vidé mon dressing pour choisir ma tenue — et écarté les vêtements choisis par Alice une semaine plus tôt : j’avais besoin de toutes mes capacités et de me sentir forte pour affronter les prochaines heures —, je me rabattis vers l’option tailleur de week-end, slim et Pigalle. Moi d’habitude si ponctuelle, je trouvai le moyen d’arriver en retard. Enfin pas tant que ça, puisqu’en poussant la porte du restaurant, je les découvris tous autour du bar, attendant notre table et bavardant un verre à la main. Au moins, je pourrais choisir ma place. Marc était là, d’une main il tenait sa veste sur son épaule, les manches de sa chemise retroussées, il riait avec Cédric. Il me repéra avant les autres et riva ses yeux aux miens. Des réminiscences de nos baisers, de ses caresses m’envahirent, mon corps fut traversé de frissons, ma respiration se coupa un bref instant. L’espace de quelques secondes, j’eus l’impression que le resto était désert, que nous étions seuls. Je me forçai à me soustraire à son regard. Ça s’avérait déjà plus compliqué que prévu. Je me frayai un chemin jusqu’à eux, des exclamations m’accueillirent.
— Waouh ! Tu es là ! Comment va ton patron ? ricana Adrien. Il passe te choper à quelle heure ?
— Je lui ai proposé de passer prendre le dessert avec vous, ça te convient ?
Il éclata de rire. J’entamai la ronde des bises, en prenant tout mon temps. Et puis, avant que je n’arrive jusqu’à Marc, miracle ; le serveur nous annonça que notre table était prête, j’aurais pu lui embrasser les pieds pour le remercier. Personne ne sembla repérer que nous nous évitions, en tout cas je l’espérais. Pour détourner plus encore l’attention, je pris ma sœur par le bras et lui fis remarquer à quel point je la trouvais radieuse :
— Tu as une mine magnifique ! Tu as des choses à me raconter ?
— Rien de spécial, je suis heureuse, c’est tout, me dit-elle avec un grand sourire.
Prends-moi pour une idiote, Alice. Elle me cachait un truc, je comptais bien ne pas la lâcher du dîner pour qu’elle me crache le morceau… accessoirement, me concentrer sur elle éviterait que mon regard ne dévie trop vers Marc. Le savoir tout près de moi mettait mes sens en ébullition ; c’était insupportable de me sentir si faible face aux hormones ! Jeanne annonça qu’il était hors de question qu’on fasse « un côté mecs, un côté gonzesses à table ». Bingo ! La seule chose que je voulais éviter. Ce dîner allait s’avérer infernal, puisque, comme par un fait exprès, je me retrouvai à côté de lui. J’osai lui jeter un coup d’œil lorsque la sentence tomba ; il baissa le visage, en se pinçant l’arête du nez, puis mit ses lunettes. Je fis le tour de la table pour rejoindre ma place, il m’aida avec ma chaise, sans dire un mot ni me regarder et attendit que je sois assise pour s’installer à son tour. À partir de là, je discutai, ris, répondis aux questions qu’on me posait, en étant pleinement consciente que si le lendemain on me demandait de quoi nous avions parlé, je n’en aurais aucune idée. Mais j’étais bien, je nageais comme un poisson dans l’eau avec eux. Et dire que pendant des mois, des années, je m’étais passée de ça. Sans échanger un mot avec Marc, nous avions une chorégraphie bien rodée faisant en sorte de ne jamais nous adresser directement l’un à l’autre. Quand il posait son bras sur la table, je reculais dans le fond de ma chaise, et inversement. La seule chose qui me fit palper sa tension fut qu’il passa son temps à remonter sa montre ; au moins, elle ne risquait pas de s’arrêter ! Sauf qu’après le plat, il se mit à gesticuler, ne tenant plus en place, sa jambe gigotant compulsivement sous la table, je me retins de poser la main sur sa cuisse pour qu’il cesse, car nous avions beau mettre le maximum de distance physique entre nous, je sentais son corps de plus en plus près de moi, et ça devenait intenable. Je n’avais qu’une envie ; que tous les autres disparaissent, me retrouver en tête à tête avec lui pour régler cette histoire, ou bien me jeter sur lui, j’hésitais encore. Il craqua le premier :
— Je vous abandonne cinq minutes, nous annonça-t-il en se levant.
Il se pencha et fouilla dans les poches de sa veste en velours. Je ne pus m’empêcher de me tourner ; nos visages furent tout proches, je fixai ses lèvres, lui les miennes. Il se redressa vivement, son tabac à rouler à la main et prit le chemin de l’extérieur. J’avalai la fin de mon verre de vin rouge et croisai le regard curieux et amusé d’Alice. Il me fallait d’urgence une issue de secours. Les joues en feu, j’interpellai Adrien :
— Ce sont tes quarante ans l’année prochaine ! Tu vas nous organiser une fête ?
— Plutôt deux fois qu’une ! La date est presque calée !
— Déjà ?
Je n’avais plus qu’à croiser les doigts pour que je puisse y aller, hors de question que je rate cette soirée. J’avais besoin de mes amis, j’avais repris goût à être avec eux, je les aimais, ils avaient retrouvé une place dans ma vie.
— Pas d’embrouille, Yaël ? Tu seras là ? C’est en partie à cause de toi que je me décide si tôt ! Je veux te voir danser sur les tables !
— Je ferai tout pour… je te le promets… En revanche, pour ce qui est de danser sur les tables…
— C’est ce qu’on verra !
Adrien partit dans son délire, l’attention se tourna vers lui, je m’enfonçai sur ma chaise. Quelques minutes plus tard, je sentis la présence de Marc avant même qu’il soit revenu à sa place. Le parfum de son tabac me tourna la tête et me donna envie de me coller à lui.
— Ça vaut pour toi aussi ! lui ordonna Adrien. En même temps, je sais déjà que tu seras là, puisque vous viendrez ensemble avec Yaël.
Il passa à autre chose dans la foulée alors que Cédric s’étouffait en buvant une gorgée de vin. Quant à Jeanne et Alice, elles gloussèrent comme si elles avaient quinze ans. Je restai imperturbable.
— De quoi parle-t-il ? me demanda Marc en se penchant vers moi, un bras sur le dossier de ma chaise.
Tu cherches quoi, Marc, là ? À me provoquer ?
— Ses quarante ans, lui répondis-je sans le regarder. L’année prochaine…
Je me redressai pour reprendre le fil de la conversation de groupe. Marc ne changea pas de position et s’inséra à son tour dans la discussion. J’allais devoir rester raide comme un piquet pour éviter d’avoir l’impression d’être dans ses bras si je me calais à nouveau dans le fond de ma chaise.
La fin du dîner traîna en longueur, nous étions les derniers clients encore présents dans le restaurant. Progressivement, je décrochai des conversations, le sourire aux lèvres, et même si mes nerfs étaient à fleur de peau, je ne cherchai pas à m’échapper. La présence de Marc me mettait sur le qui-vive, et en même temps je me sentais bien, presque à ma place, avec lui tout près. Pourtant, au fond de moi, je savais qu’il fallait que je me retienne, pour ne pas trop prendre goût à tout ça. Si comme je l’espérais je devenais l’associée de Bertrand d’ici la fin de l’année — maximum deux mois — j’aurais encore moins de temps à consacrer à ma famille et mes amis, et devrais me contenter de sauts de puce pour les voir. C’était tout le paradoxe de ma situation ; j’avais appris durant les vacances que le travail ne me suffisait pas pour être bien dans ma peau et ne plus risquer de pétage de câble comme en juillet. Sauf que pour devenir l’associée de Bertrand, il fallait tout donner et pas de distraction. Les uns et les autres me parlaient de la Yaël d’avant, je la sentais se réveiller en moi, comme si elle souhaitait qu’on se retrouve et qu’on ne forme plus qu’une seule et même femme. Mais cette Yaël-là ne pouvait pas être celle de l’agence, elle exaspérait Bertrand. Je me tournai vers Marc, qui s’était rapproché à nouveau de la table. Que faire de lui et de l’effet qu’il me faisait au milieu de tout ça ? Il dut sentir que je le regardais ; il me lança un coup d’œil, je détournai la tête en soupirant.
— Il va être l’heure de se rentrer, déclara Cédric, en passant la main sur les traits fatigués de ma sœur.
— La plaie ! Il est hyper tard, embraya Jeanne. On va encore dérouiller avec la baby-sit’ !
Tout le monde se leva dans la minute qui suivit, à part moi, qui ne quittais pas Alice des yeux ; elle me cachait définitivement quelque chose. Je ne fis pas attention en suivant le mouvement à mon tour et me retrouvai contre Marc.
— Pardon, murmurai-je sans le regarder.
Il se décala et me laissa passer devant lui sans dire un mot.
— Alors, tu le retrouves où, ton boss ? me demanda Adrien.
— Au bureau, lundi, lui répondis-je en riant. Je commande simplement un taxi.
Je gagnai la rue pour passer mon appel. Marc me suivit et s’alluma une cigarette.
— Laisse tomber le taxi, je te ramène, me dit-il en plantant son regard dans le mien.
— Je vais me débrouiller.
Son visage se ferma.
— Et moi, je te dis que je te ramène, me rétorqua-t-il sèchement.
Il fit les deux pas qui nous séparaient.
— Non…
— Je vous dérange, tous les deux ? nous interrompit innocemment Alice.
— Pas du tout, lui répondit Marc. Je proposais à Yaël de la ramener chez elle.
— Bonne idée, lui dit-elle avant de m’attraper par le bras en m’entraînant à l’écart. Convocation demain à la maison pour le poulet petits pois du dimanche midi !
— Euh… je ne sais pas…
— Tsss ! Je crois que j’ai quelques épisodes de retard dans la vie de ma petite sœur.
Je levai les yeux au ciel.
— D’accord, je passe à table, mais toi aussi ! lui répondis-je. Je ne suis pas la seule à cacher des choses.
Elle me prit dans ses bras, je restai bête. Cédric lança le signal de départ :
— Allez, au lit !
Adrien, Jeanne, Cédric et Alice partaient d’un côté, Marc et moi de l’autre. Ils nous dirent au revoir. Adrien se mit à lever le pouce en signe de victoire, à grand renfort de clins d’œil. Jeanne le calma en nous disant « Ne vous occupez pas de lui ! ». Ils éclatèrent de rire tous les quatre et tournèrent les talons. Marc se contenta de m’envoyer un regard et se mit en route à son tour, je le suivis. Il cala son pas sur le mien, nous fîmes le chemin épaule contre épaule, sans échanger un mot. Il s’engouffra dans un parking souterrain. Dans l’allée silencieuse, je commençai à bouillir intérieurement, je ralentis le pas à quelques mètres de la Porsche.
— Ça ne rime à rien ! Je vais prendre un taxi, finis-je par lui dire en arrêtant d’avancer.
Il ne réagit pas et poursuivit son chemin. Arrivé devant sa voiture, il ouvrit la portière passager et me fit signe de grimper. Je restai quelques secondes, sans bouger, avant de céder et de m’approcher. Je marquai un temps d’arrêt lorsque je fus tout près de lui, puis je m’installai, en respirant les effluves de cuir et de moteur. Marc finit par prendre place à son tour, il mit la clé dans le contact, mais ne démarra pas.
— On est ridicules, Yaël. Tu le sais, ça ?
Je soupirai et regardai par la vitre.
— OK, je vais faire un monologue… Je t’embrasse, je m’enfuis comme un crétin. J’ai merdé, j’ai paniqué… Trois jours plus tard, tu débarques à la brocante comme une furie, on fait l’amour et c’est toi qui t’enfuis sans que je lève le petit doigt pour que tu restes et qu’on parle de tout ça. Depuis, rien, pas un mot, pas un contact. Tu as bien conscience qu’on est passés pour des allumés ce soir devant tout le monde ? Ça, je m’en contrefous, ce n’est pas le problème. Mais on a quelque chose à régler, ça ne peut pas continuer comme ça…
— Faisons comme s’il ne s’était jamais rien passé, le coupai-je dans son élan.
— Tu te fous de moi, là ?
Je tripotai mes mains, la tête baissée.
— Regarde-moi, m’ordonna-t-il. Yaël, regarde-moi et dis-moi que tu n’y as pas repensé, que tu te moques de ce qui s’est passé entre nous.
Je pris une profonde inspiration avant de l’affronter, persuadée de réussir à mentir. Être si près de lui, sentir qu’il respirait rapidement me fit flancher.
— Je suis paumée, Marc. J’ai trop de choses en tête, si peu de temps pour… je ne sais pas comment faire avec ça…
— Tu crois que je ne suis pas perdu ? s’énerva-t-il. Je vous ai retrouvés, ça m’a complètement chamboulé… et puis, merde ! Yaël, ça fait à peine deux mois que je suis divorcé… je n’avais pas vraiment en tête de me retrouver si vite dans cette situation…
Je déglutis en détournant le regard ; il secoua la tête et démarra la voiture, le bruit du moteur résonnant dans le parking me fit sursauter.
— Je n’ai pas ton adresse, marmonna-t-il.
Je la lui donnai, et tout le trajet se déroula sans que ni l’un ni l’autre n’essaie de dire un mot de plus. Je restai collée contre ma vitre, yeux braqués vers la rue, telle une gamine boudeuse. Plus je sentais le poids de son regard sur moi, plus je me recroquevillais. Par je ne sais quel miracle, il réussit à se garer devant mon immeuble et coupa le moteur. Effrayée à l’idée d’une nouvelle conversation qui ne mènerait à rien, je ne lui laissai pas le temps d’en placer une et ouvris ma portière.
— À bientôt, chuchotai-je.
Je sortis de la voiture et me précipitai dans l’entrée de mon immeuble sans me retourner. Je grimpai quatre à quatre l’escalier et me barricadai à double tour chez moi. Sans allumer une lumière, je traversai l’appartement et regardai la rue à travers la fenêtre du séjour ; la Porsche n’avait pas bougé, Marc oui. Il était dehors et fumait une cigarette, assis sur le capot. J’attrapai mon téléphone, cherchai son numéro, gardant le doigt suspendu de longues secondes sur la touche appel. Et puis, sans le quitter des yeux, j’appuyai dessus. Je souris en le voyant chercher son portable dans toutes ses poches.
— Deuxième étage, porte droite, 27A13, pour le code, lui dis-je simplement quand il décrocha.
Je m’éloignai de la fenêtre et posai le téléphone sur la table basse. Qu’est-ce que je venais de faire ? Je balançai mes chaussures en m’approchant de la porte d’entrée, l’appartement uniquement éclairé par les lumières de la rue ; je respirai plus vite. Le temps me parut long : un instant, je commençai à me dire que j’avais fait une erreur, pourtant je crevais d’envie d’être avec lui. Et puis il y eut deux petits coups frappés, j’ouvris ; Marc, le visage fermé, avança vers moi en refermant la porte d’un coup de pied ; je reculai, prisonnière de son regard chargé de questions. Il attrapa mon poignet, m’attira à lui et m’embrassa sans attendre plus longtemps. J’avais attendu ça toute la soirée.
— Ça va être encore plus compliqué, me dit-il, sa bouche contre la mienne en me suivant à travers le séjour.
— Juste encore une fois, une dernière fois, murmurai-je alors que nous arrivions au seuil de ma chambre.
Il esquissa un sourire, le premier depuis que nous venions de nous retrouver en tête à tête.
— Le principal, c’est que tu y croies…
— Pas toi ? lui répondis-je avec le même sourire.
Il m’embrassa lentement, intensément, ses mains se baladaient déjà sur moi, pendant que moi, je me débattais pour lui retirer sa veste. Nous basculâmes sur le lit.
— Si, bien sûr, me dit-il, ses lèvres dans mon cou. On ne recommencera plus.
Un peu plus tard, j’étais calée dans ses bras, apaisée, somnolente, marquée par ses caresses sur chaque centimètre de ma peau, sur chaque partie de mon corps. Je redécouvrais que mon épiderme était doté de sensibilité. J’aurais voulu que cette douceur et cette sensation ne cessent jamais ; j’oubliais tout le reste, c’était apaisant et c’était agréable de ne pas avoir l’esprit occupé par mille choses, mais uniquement tourné vers ce bien-être. Et je n’avais aucune envie que ça soit la dernière fois.
— Nous voilà bien, me dit Marc.
Je levai le visage vers lui ; il souriait en me regardant.
— Rappelle-moi, enchaîna-t-il, tu m’as bien dit « juste une dernière fois », c’est ça ?
Je ris, puis retrouvai mon sérieux. Rien n’avait changé et c’était de plus en plus compliqué. Je m’éloignai de lui et m’assis en remontant la couette sur mes seins.
— Ça reste compliqué. Je ne sais pas… je n’ai pas le… Qu’allons-nous faire ?
Il se leva et se rhabilla. Quand il fut prêt, il s’assit sur le lit à côté de moi et caressa ma joue.
— Ne cherchons pas à comprendre ce qui se passe et prenons les choses comme elles viennent, d’accord ?
Je hochai la tête. Il se leva, j’en fis de même et attrapai un tee-shirt long dans le dressing. Une fois devant la porte d’entrée, Marc m’embrassa du bout des lèvres.
— On s’appelle ? me demanda-t-il.
— Oui.
Il partit. Je fis le chemin inverse d’il y avait deux heures et me retrouvai devant la fenêtre du séjour. Quelques secondes plus tard, Marc ouvrait sa portière. Avant de monter dans sa voiture, il leva la tête ; en m’apercevant derrière la vitre, il me sourit avant de disparaître.
Alice fut ravie de me voir dévorer son poulet petits pois et chiper la peau grillée du volatile dans les assiettes de ses enfants. M’étant réveillée en retard, j’avais sauté le petit déjeuner et, en arrivant chez eux, je mourais de faim. Ma sœur me laissa manger sans rien demander ; elle me lançait des coups d’œil toutes les deux minutes en assurant la conversation, en parlant des parents et de la pluie et du beau temps avec moi. De toute façon, si elle passait à l’attaque, je m’y mettais aussi. Et je doutais que la table de la salle à manger entourée de ses enfants et Cédric lui convienne pour des confidences. Je savais où tout ça se terminerait ; soit dans la cuisine la tête au-dessus de l’évier, soit dans le canapé après le café. Une vingtaine de minutes plus tard, elle me fit comprendre son choix :
— Je vais coucher Léa pour une sieste et on se retrouve dans le salon.
Sans me laisser la moindre chance de remettre en cause sa décision, elle attrapa Marius, lui proposant de regarder un DVD dans leur chambre ; elle était donc déterminée à avoir la paix la prochaine heure et demie ! Je finis de ranger la cuisine en compagnie de Cédric, qui avait bien du mal à contenir son fou rire.
— Elle est en forme, lui dis-je en mettant la pastille dans le lave-vaisselle.
— Ah ça ! Elle est déchaînée, c’est toujours la même chose !
— Qu’est-ce qu’elle a ?
Il leva les mains en l’air.
— Ne compte pas sur moi pour jouer les balances. Et je serais toi, je préparerais vite fait ce que je compte lui dire ! Elle continuait encore à causer sur ce qu’elle supposait la nuit dernière alors que je ronflais. Et j’étais à peine réveillé ce matin que c’était reparti !
— Oh non…
— Et si, me dit-il en riant.
Le voir remplir la bouilloire et préparer une théière pour Alice me confirma à quel point le moment était sérieux. J’exigeai un espresso et il m’accompagna dans mon choix. Nous étions dans le séjour en train de le boire lorsqu’elle arriva. Elle se planta non loin de son mari, les mains sur les hanches en le fixant.
— OK ! Je vous laisse !
Il secoua la tête, quitta son fauteuil et déposa un baiser sur les lèvres de sa femme. Il tapota mon épaule en passant à côté de moi, et souffla « bon courage ». Puis il disparut dans la maison, non sans agrémenter son départ d’un éclat de rire libérateur. Alice se pelotonna sur le canapé, se calant un coussin dans le dos, son mug de thé à la main.
— Vous êtes bien rentrés avec Marc, hier soir ?
— Oui, oui… tu racontes quoi, toi ?
Elle avala une gorgée de thé et me regarda avec indulgence.
— La dernière fois, tu n’as pas remarqué parce que tu étais trop obnubilée par ton boulot. Ce coup-ci, c’est à cause de Marc que tu n’as rien vu hier, je préfère ça, tu me diras…
— Sois plus claire, je ne comprends rien. Tu veux jouer aux devinettes ?
— Indice : on va devoir pousser les murs de la maison…
Je fronçai les sourcils ; maison trop petite, Alice sourire radieux, Cédric encore plus aux petits soins que d’habitude… ma sœur était…
— Enceinte ! Tu es enceinte !?
— Tu as été plus rapide que d’habitude !
Je bondis sur elle en la serrant fort contre moi, faisant taire le pincement au cœur qui m’étreignit un bref instant.
— Dis-moi tout ! C’est pour quand ? Tu vas bien ? Tu n’es pas trop fatiguée ? Vous savez ce que c’est ?
— Retourne t’asseoir, tu m’étouffes !
— D’accord, d’accord…
Une fois à ma place, je me donnai des claques mentalement ; comment avais-je pu passer à côté de ça ? Alice était mère dans toute sa splendeur, épanouie, surpuissante, comme à chacune de ses grossesses, toute en rondeurs et délicatesse.
— C’est pour fin avril ou les premiers jours de mai, je suis en pleine forme et on garde la surprise, comme d’habitude.
— Dis-m’en plus…
— On est fous de joie, que veux-tu que je te dise d’autre…
— Les parents sont au courant ?
— Non, je leur dirai à Noël, sinon maman va débarquer demain !
J’éclatai de rire, notre mère était pire qu’une louve protégeant ses louveteaux quand Alice était enceinte.
— Bon, maintenant, à toi !
Oh non… pas déjà. Pour la forme, j’allais tenter de botter en touche, bien que je sache pertinemment que ça ne servirait à rien.
— Moi… tout va bien… le boulot… la routine…
— Crache la Valda ! Que se passe-t-il avec Marc ? Ne t’avise pas de me répondre rien, parce qu’après votre sketch d’hier soir, ça serait ridicule. Soit dit en passant, qu’est-ce qu’on a ri !
— Bon, soupirai-je. Je reprends depuis le début !
Alice m’écouta attentivement pendant que je lui racontais ce qui s’était passé entre Marc et moi depuis le dernier jour de vacances à Lourmarin jusqu’à la nuit précédente.
— Vous vous revoyez quand ? me demanda-t-elle sitôt que j’eus fini.
— Aucune idée.
— Comment ça ?
— Bah… non.
— Attends, Yaël, il y a un truc que je ne comprends pas… vous êtes quoi au juste l’un pour l’autre ?
— Je n’en sais rien…
— Ne me dis pas que c’est juste pour le… plaisir ? s’étrangla-t-elle en haussant un sourcil.
— Euh… je ne vais pas te cacher que c’est plus que bien…
— Stop ! Pas de détails sur ta vie sexuelle, s’il te plaît !
Je pouffai. Cependant, mon rire s’évanouit rapidement en voyant ma sœur se décomposer.
— Ça te pose un problème ? lui demandai-je.
— Écoute… Marc vient de divorcer, je crois que ça n’a pas été facile pour lui, il en a parlé à Cédric pendant les vacances… il n’a jamais été du genre à s’amuser avec une femme, mais après tout, il a pu changer en dix ans, on n’en sait rien… J’espère que tu ne lui sers pas simplement à passer le temps…
Je n’avais pas pensé à ça. Si ma sœur avait pu éviter de le faire, ça n’aurait pas été plus mal… Mais bon, après tout…
— Et alors ? Je n’attends rien de mon côté.
Elle tapa sur l’accoudoir du canapé, interloquée.
— Oh, ce n’est pas vrai, Yaël… Quand vas-tu ouvrir les yeux ?
— Sur quoi ?
— Mais enfin ! Tu es bête, ma parole ! Tes sentiments pour lui.
Je me contractai :
— De quoi parles-tu ?
— Tu as toujours été amoureuse de Marc, reconnais-le…
La grossesse rendait Alice complètement cinglée. C’était du délire ! Pourtant, plus je la regardais plus elle me faisait peur, avec son regard déterminé. Elle était sûre d’elle, visiblement convaincue par les âneries qu’elle s’apprêtait à me débiter.
— Non ! Pas du tout !
Elle semblait accablée, j’avais vraiment l’impression d’être une simplette.
— Tu veux que je te rafraîchisse la mémoire ?
Je croisai les bras et détournai la tête pour ne plus la voir.
— Ne boude pas et écoute-moi !
— Je boude si je veux et je ne t’écoute pas !
— Mais quelle sale gosse quand tu t’y mets !
Je ne voulais pas entendre ce qu’elle avait à me dire.
— On a tous été bouleversés par sa disparition, mais toi plus que nous tous réunis…
— Ce n’est pas vrai, la coupai-je en piquant du nez. Et je ne supporte pas de parler de cette période.
Elle ricana.
— Tiens, comme c’est étrange ! Mais ne compte pas sur moi pour te ménager ! Ça suffit, les conneries ! Tu veux que je te rappelle qui a pleuré sur notre clic-clac des nuits entières parce qu’il n’était plus là ? Qui a attendu devant la sortie de la fac tous les soirs ? Qui a failli ne pas dépasser sa période d’essai parce que Marc avait disparu ?
Je lui fis face brusquement.
— N’importe quoi !
— J’aurais donc rêvé qu’un jour ton patron t’a convoquée parce que tu ne t’étais pas présentée à un rendez-vous tout ça parce que tu faisais le pied de grue devant l’appartement du grand-père de Marc ?
— Peut-être, mais tout ça, c’était il y a longtemps ! On était amis, c’est tout ! J’étais folle d’inquiétude et basta !
Elle se leva du canapé, et vint vers moi, me dominant de toute sa hauteur tandis que je me ratatinais dans mon fauteuil.
— Tu as de la merde dans les yeux dès qu’il s’agit de Marc ! Et ça depuis toujours ! Pour nous tous, ça a toujours été évident, ce truc entre vous. Vous étiez pires que des siamois ! Dès qu’il y en avait un qui bougeait, l’autre en faisait autant, vous…
— Et après ! On était des gamins, on avait vingt-cinq ans !
— Franchement, Yaël ! Il ne vous a pas fallu longtemps pour que ça recommence !
Je me mis debout à mon tour et lui adressai un sourire mauvais.
— Ça n’a rien à voir. Aujourd’hui, on se fait du bien, c’est tout !
Je faisais exprès de la mettre mal à l’aise, mais ça ne marchait pas, elle enfonça le clou :
— Arrête de faire l’autruche… Fais attention à toi et un peu à lui aussi, c’est tout ce que je te demande…
— Tu fais dans la psychologie de comptoir, maintenant ? ironisai-je.
— Je fais peut-être dans la psychologie de comptoir. Mais au moins, moi, je vis, je ressens, j’aime et je l’assume.
J’eus un mouvement de recul. Alice me planta là, et alla voir ce que traficotait sa petite famille. Je saisis l’occasion pour m’éclipser. La piscine me permettrait de me défouler : trop de choses en tête. Pour commencer la grossesse d’Alice qui, même si elle me rendait très heureuse pour eux, me renvoyait à quelque chose de plus en plus éloigné de ma vie et de mon avenir. Il fallait être honnête ; tout portait à croire que je ne connaîtrais jamais cette lumière, cet état de grâce de l’attente d’un bébé, ni la protection quasi animale de ma mère. Quand trouverais-je le temps d’en faire un ? Et avec qui ? Et comment l’élever ? Est-ce que je saurais faire, d’ailleurs ? Non, bien évidemment. Ensuite, son discours sur Marc, mes prétendus sentiments pour lui et ma déprime après sa disparition m’embrouillait : de qui devais-je me protéger ? De Marc ? De moi-même ?
Un matin vers 9 h 30, oreillettes en place, je préparais mon point quotidien avec Bertrand, quand mon téléphone sonna et brisa ma pseudo-quiétude :
— Oui, répondis-je sans vérifier le nom de mon interlocuteur.
— Yaël, c’est Marc.
— Salut, finis-je par lui dire après plusieurs secondes.
— Je te dérange ?
— Je suis au travail.
— Moi aussi !
— Désolée, je…
— Tu es attendue, je sais. Mais ne t’inquiète pas, je n’en ai pas pour longtemps. Je voulais savoir si tu étais libre ce soir, on pourrait dîner ensemble, tous les deux.
Oh… et puis après tout !
— Avec plaisir, mais je ne sais pas à quelle heure je vais sortir. Pas avant 20 heures ou 20 h 30.
— Si on fait resto chez toi et que je m’occupe de tout, ça te va ?
— Oui…
— Je peux passer te prendre à ton boulot quand tu as fini ?
Là, ça se complique… Marc à l’agence…
— Euh… je ne sais pas…
— C’est aussi simple, non ?
J’aperçus la tête de Bertrand passer le pas de la porte de son bureau. Panique à bord ! Pourquoi il est toujours là, lui ? Je ne peux pas avoir la paix deux minutes, deux toutes petites minutes. Je répondis à Marc sans réfléchir :
— Je t’envoie un texto quand je suis prête avec l’adresse de l’agence.
— À ce soir, je t’embrasse.
Pourquoi dans une conversation anodine avec n’importe qui, le « je t’embrasse » ne signifiait rien de plus qu’une marque de gentillesse entre copains, genre « on se claque la bise » tandis que là, précisément lorsque c’était Marc qui me le disait, je fermais les yeux, le corps et l’esprit dirigés vers ce qui invariablement se passerait entre nous ? L’expression sérieuse de Bertrand avançant vers mon bureau eut l’effet d’une douche froide.
— Moi aussi, répondis-je brusquement à Marc avant de raccrocher.
J’arrachai mon oreillette et bondis de ma chaise.
— Bertrand ? Nous pouvons nous voir maintenant ?
— Je croyais que tu m’avais oublié, me dit-il avec une expression indéchiffrable. Ça fait cinq minutes que je t’attends, mais si tu as un imprévu…
À 20 heures, j’envoyai comme prévu un SMS à Marc qui me répondit immédiatement : « Je serai là d’ici une bonne vingtaine de minutes. » Il fut d’une ponctualité remarquable. Il m’attendait, une cigarette aux lèvres, les mains dans les poches, adossé à sa voiture garée devant l’immeuble. Impossible de retenir mon sourire. Sourire qui se figea en apercevant Bertrand à quelques mètres de moi, qui, lui, revenait au bureau. C’est bien ma veine. Marc me fixait, un rictus coquin aux lèvres, sans bouger, ne se doutant pas de ce qui était sur le point de se jouer dans les prochaines secondes, il fallait faire vite, j’avançai vers lui en envoyant un signe de la main à mon patron :
— Bonne soirée, Bertrand. À demain !
Ce dernier vint plus franchement dans ma direction, ce qui stoppa mon élan.
— Yaël, tu te sauves déjà ?
Sans le savoir, il s’interposa entre Marc et moi.
— Oui… vous aviez besoin de me voir, ce soir ?
— Effectivement.
— C’est-à-dire que…
Mon regard dévia vers Marc, Bertrand le remarqua — rien ne lui échappait — et se retourna. Il le détailla des pieds à la tête, jeta un bref coup d’œil à la Porsche, Marc, de son côté, haussa un sourcil, sans se départir de son petit air ironique ni abandonner sa pose nonchalante. L’espace d’un instant, je fus totalement perdue : devais-je les présenter l’un à l’autre ? Pour quoi faire ? Bertrand me facilita la tâche, puisque son intérêt pour Marc retomba au bout de dix secondes, se focalisant à nouveau sur moi.
— Tu es attendue, j’ai l’impression que tu as des projets.
— Si j’avais su que vous…
— Reste à proximité de ton téléphone.
Sans un mot ni un regard de plus, il s’engouffra dans l’immeuble. J’expulsai l’air retenu dans mes poumons, puis je secouai la tête.
— Salut, dis-je à Marc.
— Ça va ?
— J’espère.
— On peut y aller ?
Lorsque les portières furent claquées et que le moteur ronronna, nous échangeâmes un long regard. La rencontre avec Bertrand m’avait contrariée.
— Je peux ? demandai-je à Marc, le doigt sur l’autoradio.
— Si ça peut te faire plaisir !
J’appuyai sur le bouton pour finalement totalement me moquer du son qui sortit des enceintes. Je me retenais de récupérer mon téléphone dans mon sac, ce ne fut pas si difficile, puisque mon chauffeur ne manquait pas de me lancer des coups d’œil ni d’effleurer avec insistance ma cuisse à chaque changement de vitesse.
— C’était qui le type avec qui tu as parlé ? me demanda-t-il au bout d’un moment.
— Mon patron.
— Non ? Le fameux Bertrand ?
— Oui, répondis-je, mi-amusée, mi-agacée. Tu vas rendre les autres complètement dingues quand ils sauront ça, tu es le seul à l’avoir ne serait-ce qu’entraperçu !
— Encore faudrait-il justifier la raison de ma présence à la sortie de ton boulot…
Je me tournai vers lui en m’appuyant contre la vitre.
— Pas faux… mais bon, on est adultes et on fait un peu ce qu’on veut, non ? Ils n’ont qu’à imaginer ce qu’ils veulent.
— C’est clair, on ne va pas leur envoyer un bristol pour les informer de ce qu’on fait tous les deux !
À un feu rouge, la musique, à laquelle je n’avais prêté aucune attention jusque-là, changea. Je n’étais pas étonnée de reconnaître Gainsbourg, mais parfois le hasard faisait bizarrement les choses, puisque Jane Birkin lui répondait pour nous expliquer La décadanse. Tourne-toi. — Non. — Contre moi. — Non, pas comme ça. — Et danse la décadanse. Oui, c’est bien. Bouge tes reins. Lentement devant les miens. — Reste là, derrière moi. Balance la décadanse… Marc regardait droit devant lui, le sourire aux lèvres. De mon côté ; impossible de me retenir : j’éclatai de rire. Mon Dieu que ça faisait du bien !
— Tu avais préparé ton coup ?
— Mais non ! se défendit-il en riant. Je te jure, je n’y suis pour rien ! C’est toi qui as mis la musique !
Je profitai de l’arrêt de la voiture et m’approchai de lui. J’attrapai son visage entre mes mains et l’embrassai. D’abord surpris, il lâcha son volant et me saisit par la taille. Un tonnerre de klaxons nous fit redescendre sur terre, et déclencha aussi un second fou rire.
— Dieu, pardonnez nos offenses, la décadanse… chanta Marc à l’attention des conducteurs énervés.
— Merci, lui dis-je après qu’il eut redémarré.
— De quoi ?
— De me détendre, de me faire oublier le boulot et de me faire vivre autre chose.
— À ton service, me répondit-il avec un clin d’œil.
Après avoir lutté pour garer la voiture, nous avancions tranquillement vers chez moi, Marc, les bras chargés de sacs de courses.
— Ça ne t’embête pas que j’investisse ta cuisine ?
— Pour une fois, elle servira à quelque chose.
J’ouvrais la porte de l’immeuble quand mon téléphone vibra.
— Ce n’est pas vrai, ronchonnai-je.
— Quoi ? demanda Marc.
Je lui mis sous le nez mon portable.
— OK ! J’ai compris…
Il tint la porte et me laissa passer dans la cour intérieure.
— Oui, Bertrand, dis-je en décrochant.
Suivie par Marc, j’entamai la montée de l’escalier, tout en calant mon téléphone dans le cou pour extirper mes clés du fond de mon sac à main.
— Changement de programme. Comme je m’en doutais tout à l’heure, tu laisses tomber tout ce que tu as de prévu demain, m’annonça-t-il sans préambule.
Je m’arrêtai net, Marc me bouscula et eut tout juste le temps de me rattraper par la taille avant que je me prenne un gadin. Mon cerveau se coupa en deux ; d’un côté, celui qui gérait difficilement la sensation de la main de Marc sur moi, de l’autre, celui qui analysait tout aussi difficilement l’annonce de Bertrand.
— Pourquoi ? Mais ce n’est pas possible !
Marc me lâcha, et nous finîmes par arriver devant la porte de mon appartement. Il s’appuya au mur en me lançant un regard interrogatif, je haussai les épaules et introduisis la clé dans la serrure.
— Tu me remplaces demain matin pour une négo.
— Impossible. J’ai une réunion avec l’équipe pour les prospections. Je ne peux pas leur faire ça.
— Décale, tu n’auras qu’à les voir en fin de journée.
— J’ai une conf’ call tout l’après-midi à l’autre bout de Paris.
— Écoute, Yaël ! Tu n’y mets aucune bonne volonté. Ce n’est pas bien compliqué, tu les convoques à 20 heures à l’agence et tu ne leur laisses pas le choix. C’est ça aussi être patron ! Il faut savoir ce que tu veux.
— Très bien, m’écrasai-je en pénétrant chez moi.
Marc referma la porte, et resta derrière moi, tout proche.
— Autre chose, Bertrand ?
— Viens tôt demain matin pour un briefing.
— Je serai là à 8 heures, sans faute.
— 7 h 30.
Il raccrocha. Avec une lenteur infinie, je baissai mon bras en éloignant Bertrand de mon esprit.
— Désolée, murmurai-je.
Je sentis sa main sur la mienne, celle tenant mon téléphone.
— Tu permets ?
Sans attendre ma réponse, il s’empara de mon portable, et le posa sur la console.
— Ne t’inquiète pas, je ne vais pas chercher à le balancer par la fenêtre. J’ai simplement envie qu’on soit juste tous les deux et que ton patron ne dîne pas avec nous.
Ses lèvres effleurèrent mon cou ; instinctivement, je lui offris davantage ma nuque, les sens déjà en ébullition.
— De qui me parles-tu ? soufflai-je.
Un peu plus tard, nous étions face à face dans mon lit, le drap nous recouvrant jusqu’à la taille, Marc caressait distraitement mon bras.
— Il serait peut-être temps que tu me fasses visiter ton appartement. Ce n’est pas que je n’aime pas ta chambre, ni ton lit… mais je suis curieux de voir le reste.
— Ce n’est pas ma faute si tu ne sais pas te tenir, lui rétorquai-je en riant.
Il grimpa sur moi, me cloua au matelas et me calma d’un baiser.
— Je vais me débrouiller tout seul.
Il sauta dans son jean et partit explorer mon chez-moi. Je m’étirai avant de me mettre sur le ventre, les mains sous l’oreiller, l’entendant siffloter dans le séjour, à côté, tout près. Moi qui ne supportais aucune intrusion dans mon appartement, j’aimais le savoir là, en train d’observer mes affaires, de les toucher, d’investir les lieux. Jamais personne n’avait eu ce droit-là, et ça me semblait naturel que ce soit lui. Mais Yaël, tu es malade. Je ne devais pas trop ouvrir la porte, ni laisser enfler une quelconque dépendance affective avec lui, ça me rendrait fragile. En culotte et pull long, je rejoignis Marc dans la cuisine. Je me figeai sur le seuil et ne pus retenir un rire. Ma cuisine, rutilante, immaculée, impeccable, ordonnée, s’était transformée en champ de bataille. Il y en avait partout, à croire qu’il avait vidé les placards. À l’instant, il venait de balancer dans l’évier une cuillère pleine de crème fraîche qui fit des projections sur la crédence en inox. Quel bordélique ! Mais impossible de lui en vouloir alors qu’il fredonnait — toujours faux — du Gainsbourg en surveillant les plaques de cuisson : Écoute ma voix, écoute ma prière. Écoute mon cœur qui bat, laisse-toi faire. Je t’en prie, ne sois pas farouche, quand me vient l’eau à la bouche. Je te veux confiante, je te sens captive. Je te veux docile, je te sens craintive… Il faisait tout pour m’achever. Je m’avançai et me postai à côté de lui. Il avait l’air amusé par quelque chose, mais je ne savais pas quoi. En tout cas, ça sentait merveilleusement bon ; il nous concoctait des pâtes fraîches aux légumes râpés, qu’il faisait revenir à la poêle.
— Alors ? me demanda-t-il en me faisant goûter sa sauce.
Je fermai les yeux de plaisir, c’était à la hauteur du parfum qui s’en dégageait.
— Divin !
— Ôte-moi d’un doute, t’es-tu déjà servie de tout ça ? chercha-t-il à savoir en désignant ma batterie de cuisine.
— Jamais ! C’est toi qui inaugures !
— Rappelle-moi depuis combien de temps tu vis là ?
— Quatre ans, pourquoi ?
— Tu es incroyable !
— Je dois le prendre comment ?
Il effleura mes lèvres des siennes.
— C’est vrai que c’est pas mauvais… tu me fais rire, ajouta-t-il.
Lorsque ce fut prêt, je m’assis en tailleur sur le canapé, mon assiette sur les jambes, Marc, quant à lui, s’installa sur le parquet et utilisa la table basse, après avoir maugréé que mon canapé n’en était pas un. Le repas se déroula au rythme de notre conversation et de quelques baisers échangés. Je finis sans même m’en rendre compte l’énorme portion de pâtes que Marc m’avait servie. Mon appartement ne s’était jamais retrouvé dans un tel foutoir : bizarrement, je m’en moquais. Étais-je soudainement tombée dans une dimension parallèle ?
— Tu sais que je n’ai jamais vu un appart aussi bien rangé et si propre, me dit Marc en penchant la tête sur mes jambes. Rien ne dépasse !
— Tu rigoles ? J’étais en train de me dire qu’il fallait que la femme de ménage fasse du rab demain !
— De mieux en mieux ! s’esclaffa-t-il. Quand es-tu devenue maniaque ? C’est clinique chez toi. Tout est blanc, aseptisé, tu n’as pas de meubles, rien de perso. À se demander si quelqu’un vit là. Non, sérieux, je te jure, ça pourrait être un appartement témoin ! Je comprends mieux pourquoi les autres l’appellent le labo.
— Tu as fini de te foutre de moi ?
Il rit de plus belle, se hissa sur le canapé et s’allongea sur moi.
— En même temps, pour le peu que j’y suis, me défendis-je. J’ai déjà songé à dormir au bureau certains soirs. Ça me faciliterait les choses !
Il se redressa en prenant appui sur ses mains, et me fixa d’un air inquisiteur.
— Ça a déjà dérapé avec ton patron ?
Je fronçai les sourcils quelques secondes avant de percuter.
— Non ! lui répondis-je, une moue dégoûtée aux lèvres. Tu n’es pas bien ?
— Vu le temps que vous passez ensemble…
— Jamais ça ne m’a effleuré l’esprit. Pourtant, il est pas mal, pour son âge…
Je me tus et l’observai plus attentivement ; sans être complètement sérieux, sa mine n’était pas loin d’être contrariée. Incroyable.
— Tu es jaloux !?
— Pas du tout !
Je gloussai comme une ado.
— Mauvaise foi masculine ! C’est toi qui es incroyable.
— Je me renseigne sur ce que tu as fait ces dernières années, c’est tout, me dit-il avec un sourire de gamin pris en faute. Y a quand même deux, trois trucs que je ne comprends pas avec toi.
Je nouai mes bras autour de son cou en l’attirant à moi et l’embrassai. Notre baiser s’intensifia, je l’emprisonnai entre mes jambes, le désir nous tiraillant l’un comme l’autre. Pourtant Marc finit par éloigner sa bouche de la mienne, puis il posa sa joue sur ma poitrine.
— Il est tard, soupira-t-il avant de relever la tête vers moi. Tu te lèves tôt demain matin, je vais te laisser dormir.
Au fond de moi, je mourais d’envie de lui dire de rester toute la nuit avec moi, pourtant je me retins. J’étais en train de tomber dans un gouffre dont il me serait difficile de sortir si je continuais ainsi.
— Tu as raison, lui répondis-je en le libérant.
Il se leva, alla dans ma chambre, et finit de se rhabiller. Pendant ce temps, je débarrassai les restes de notre dîner. Quelques minutes après, je le raccompagnais jusqu’à la porte d’entrée.
— J’ai passé une magnifique soirée, Marc.
Je tirai sur mon pull pour cacher mes jambes. Il me sourit et passa sa main dans mes cheveux en bataille, puis déposa un baiser sur ma joue.
— Dors bien.
Il partit. En titubant, j’éteignis les lumières de mon appartement, me couchai directement, et sombrai aussitôt dans le sommeil.