Andy Sanders se trouvait effectivement au salon funéraire Bowie. Il y était venu à pied, écrasé par un lourd fardeau : stupéfaction, chagrin, cœur brisé.
Il était assis dans le salon du souvenir, avec pour seule compagnie le cercueil qui se trouvait au milieu de la pièce. Gertrude Evans était morte d’une crise cardiaque à l’âge de quatre-vingt-sept (ou quatre-vingt-huit) ans deux jours plus tôt. Andy avait envoyé ses condoléances, même si Dieu seul savait qui finirait par les recevoir ; le mari de Gert était mort dix ans auparavant. Peu importait. Il envoyait systématiquement ses condoléances lorsque décédait l’un de ses administrés, rédigées à la main sur du papier à en-tête : BUREAU DU PREMIER CONSEILLER. Il estimait que cela faisait partie de ses devoirs.
Big Jim ne s’embarrassait pas de ce genre de détails. Big Jim était bien trop occupé à gérer ce qu’il appelait « notre petite entreprise », voulant dire par là Chester’s Mill. À la vérité, il la gérait comme si c’était sa ligne de chemin de fer privée, mais Andy ne s’en offusquait pas ; il comprenait que Big Jim était malin. Andy comprenait aussi autre chose : sans Andrew DeLois Sanders, Big Jim n’aurait jamais été élu, même pas pour gérer la fourrière. Big Jim savait vendre des voitures d’occasion en promettant des affaires en or, des taux de financement ridicules et des bonus genre aspirateur coréen de pacotille, mais lorsqu’il avait essayé d’obtenir la concession Toyota, la dernière fois, le fabricant lui avait préféré Will Freeman. Étant donné son chiffre d’affaires et sa situation privilégiée sur la Route 119, Big Jim n’avait jamais compris comment Toyota avait pu se montrer aussi stupide.
Andy, lui, l’avait compris. Il n’était peut-être pas l’ours le plus malin du bois, mais il savait que Big Jim n’avait rien de chaleureux. Qu’il était un homme dur (certains — parmi ceux qui s’étaient fait avoir par ses prétendus financements à taux privilégié, par exemple — auraient même dit sans cœur) et savait se montrer persuasif, mais qu’il était aussi glacial. Andy, en revanche, était tout ce qu’il y avait de plus chaleureux. Quand il faisait ses tournées préélectorales, Andy disait aux gens que lui et Big Jim étaient comme les jumeaux Doublemint, ou Click et Clack, ou le beurre et la tartine, et que Chester’s Mill ne serait plus Chester’s Mill sans leur tandem (avec le numéro trois temporaire qui pouvait être n’importe qui — en ce moment la sœur de Rose Twitchell, Andrea Grinnell). Andy avait toujours apprécié son association avec Big Jim. Financièrement, oui, en particulier durant les deux ou trois dernières années, mais aussi dans son cœur. Big Jim savait comment faire avancer les choses, savait pourquoi il fallait que les choses soient faites. On est sur le coup pour le long terme, disait-il. Nous faisons ça pour la ville. Pour les gens. Pour leur propre bien. Et c’était bien. Faire le bien était bien.
Mais aujourd’hui… ce soir…
« J’ai tout de suite détesté l’idée de ces leçons de pilotage », dit-il en se remettant à pleurer. Il ne tarda pas à sangloter bruyamment, mais ce n’était pas un problème, car Brenda Perkins était partie, en larmes mais silencieuse, après avoir vu les restes de son mari, et les frères Bowie étaient en bas. Ils avaient beaucoup de travail (Andy avait compris, de manière vague, qu’il s’était passé quelque chose d’absolument terrible). Fern Bowie était aller manger un morceau au Sweetbriar Rose et Andy pensait que Fern le mettrait à la porte à son retour, mais Fern passa dans le couloir sans même un regard pour Andy qui se tenait assis les mains serrées entre ses genoux, la cravate en berne, les cheveux en désordre.
Fern était descendu dans ce que lui et son frère appelaient « la salle de travail ». (Horrible ! horrible !) Duke Perkins s’y trouvait. Il y avait aussi ce fichu Chuck Thompson, l’homme qui avait peut-être convaincu la femme d’Andy de prendre ces leçons de pilotage, mais qui l’avait encore plus radicalement convaincue d’arrêter. Il y en avait peut-être d’autres, là en bas.
Claudette, en tout cas.
Andy émit un grognement mouillé et serra ses mains encore plus fort. Il ne pourrait pas vivre sans elle. Il lui serait impossible de vivre sans elle. Et pas seulement parce qu’il l’aimait plus que sa propre vie. C’était Claudette (outre des versements réguliers en liquide, au noir, de plus en plus considérables, de la part de Jim Rennie) qui faisait tourner la pharmacie. S’il avait été seul, Andy l’aurait conduite à la faillite avant la fin du siècle. Sa spécialité, c’était les gens, pas les livres de comptes ni les chiffres. Sa femme était la spécialiste des chiffres. Ou plutôt, l’avait été.
Lorsque ce passage au plus-que-parfait retentit dans son esprit, il gémit à nouveau.
Claudette et Big Jim avaient même collaboré à la préparation des livres de comptes de la ville en vue de l’audit commandité par l’État. L’audit aurait dû être une surprise, mais Big Jim avait été averti à l’avance. De peu. Juste assez pour qu’ils aient le temps de mettre en route le programme d’ordinateur que Claudette appelait Mister Propre. Ils lui avaient donné ce nom parce qu’il produisait toujours des résultats impecs. Ils sortiraient de cet audit côté pile immaculé au lieu d’aller en prison (ce qui n’aurait pas été juste, vu que la plus grande partie de ce qu’ils faisaient — presque tout, en fait — était pour le bien de la ville).
La vérité, en ce qui concernait Claudette Sanders, était celle-ci : elle avait été une Jim Rennie en plus joli, une Jim Rennie en plus aimable, une femme avec qui il couchait et à qui il racontait tous ses petits secrets, et la vie sans elle était impensable.
Andy fondit de nouveau en larmes et c’est à ce moment-là que Big Jim lui mit une main sur l’épaule. Andy ne l’avait pas entendu arriver, mais il ne sursauta pas. Il avait presque attendu cette main, car son propriétaire avait le don d’apparaître chaque fois qu’Andy avait le plus besoin de lui.
« Je pensais bien te trouver ici, dit Big Jim. Andy, mon vieux… je suis tellement désolé, tellement désolé. »
Andy se mit debout, chancelant, passa maladroitement ses bras autour de la masse imposante de Big Jim et se mit à sangloter de plus belle contre la veste de son deuxième conseiller. « Je lui avais dit que ces leçons de pilotage, c’était risqué ! Je lui avais dit que Chuck Thompson était une bourrique, comme son père ! »
Big Jim lui frotta le dos d’une main apaisante. « Je sais. Mais elle est dans un monde meilleur, à présent, Andy — elle partage le repas de Jésus ce soir — rôti de bœuf, petits pois frais, purée au jus ! Est-ce que c’est pas une idée formidable ? Accroche-toi à ça. Tu penses pas que nous devrions prier ?
— Si ! sanglota Andy. Si, Big Jim ! Prie avec moi ! »
Ils se mirent à genoux et Big Jim pria longtemps et avec ferveur pour l’âme de Claudette Sanders. (En dessous, dans la salle de travail, Stewart Bowie entendit, leva les yeux vers le plafond et fit observer : « Ce type-là chie par les deux bouts. »)
Après quatre ou cinq minutes de Nous voyons à travers un verre obscur et de Quand j’étais un enfant je parlais comme un enfant (Andy ne voyait pas trop ce que cette deuxième prière avait comme rapport avec la mort de Claudette, mais il s’en fichait ; le seul fait d’être agenouillé à côté de Big Jim était réconfortant), Rennie termina par un Au-nom-de-Jésus-amen et aida Andy à se relever.
Face à face, bedaine contre bedaine, Big Jim prit Andy par les épaules et le regarda dans les yeux. « Bon, collègue », dit-il. Il appelait toujours Andy ainsi quand la situation était sérieuse. « Tu es prêt à te mettre au boulot ? »
Andy le regarda, l’air stupide.
Big Jim hocha la tête comme si le premier conseiller venait de lui présenter une objection raisonnable (étant donné les circonstances). « Je sais que c’est dur. Pas juste. Que ce n’est vraiment pas le moment de te le demander. Et Dieu sait que tu aurais tous les droits du monde de me balancer ton poing de cueilleur de coton dans la figure. Mais des fois, il faut faire passer le bien-être des autres avant le sien — pas vrai ?
— Le bien de la ville », dit Andy.
Pour la première fois depuis qu’il avait appris pour Claudie il entrevoyait un rayon de lumière.
Big Jim acquiesça. Il arborait une expression grave, mais ses yeux brillaient. Une idée bizarre vint à l’esprit d’Andy : Il a l’air d’avoir dix ans de moins. « Exactement. Nous sommes les gardiens, collègue. Les gardiens du bien commun. Pas toujours facile, mais jamais inutile. J’ai envoyé Wettington chercher Andrea. Je lui ai dit de la ramener à la salle de conférences. Menottes aux poignets, s’il le fallait. » Big Jim rit. « Elle sera là. Et Pete Randolph est en train d’établir la liste de tous les flics disponibles de la ville. Il n’y en a pas assez. Nous devons régler le problème, collègue. Si cette situation perdure, la question de l’autorité sera cruciale. Alors, qu’est-ce que tu en dis ? Tu peux faire ça pour moi ? »
Andy hocha la tête. Il se dit que cela lui permettrait peut-être de penser à autre chose. Et même si ce n’était pas le cas, il lui fallait bouger, s’occuper. La vue du cercueil de Gert Evans commençait à lui foutre les boules. Les larmes silencieuses de la veuve du shérif lui avaient aussi foutu les boules. D’autant que ce ne serait pas bien dur. Tout ce qu’il aurait à faire se réduirait à rester assis dans la salle de conférences et à lever la main à chaque fois que Big Jim lèverait la sienne. Andrea Grinnell, qui n’avait jamais l’air tout à fait réveillée, ferait de même. S’il fallait prendre des mesures d’urgence d’un genre ou d’un autre, Big Jim s’en occuperait. Big Jim s’occuperait de tout.
« Allons-y », répondit Andy.
Big Jim lui donna une claque dans le dos, passa un bras autour des frêles épaules du premier conseiller et l’entraîna hors du salon du souvenir. C’était un bras lourd. Charnu. Mais ça faisait du bien.
Il ne pensa même pas à sa fille. Dans son chagrin, Andy Sanders l’avait complètement oubliée.
Julia Shumway marchait à pas lents sur Commonwealth Street, la rue des résidents fortunés de Chester’s Mill, en direction de Main Street. Divorcée (et heureuse de l’être) depuis dix ans, elle habitait au-dessus des bureaux du Democrat en compagnie de son chien Horace, un vieux corgi. Elle lui avait donné ce nom en l’honneur du célèbre Horace Greeley — célèbre pour un seul bon mot : « Partez pour l’Ouest, jeune homme, partez pour l’Ouest » — mais dont le véritable mérite, selon Julia, avait été son talent comme rédacteur en chef d’un journal. Si elle arrivait à faire à moitié aussi bien que Greeley au New York Tribune elle aurait le sentiment d’avoir réussi.
Bien entendu, son Horace à elle considérait qu’elle était une réussite, ce qui en faisait le chien le plus sympa de la terre, selon les critères de Julia. Elle lui ferait faire sa promenade dès qu’elle serait arrivée chez elle, puis l’amadouerait en ajoutant quelques restes de steak à sa pâtée. Cela leur ferait du bien à tous les deux, et pour une raison ou pour une autre, elle avait besoin de se faire du bien — parce qu’elle était troublée, ce soir.
Ce qui n’avait rien de nouveau pour elle. Cela faisait quarante-trois ans qu’elle habitait Chester’s Mill et, depuis dix ans, elle aimait de moins en moins ce qui se passait dans sa ville natale. Elle s’inquiétait de l’inexplicable détérioration du réseau d’égouts et de l’usine de traitement des eaux usées, en dépit de tout l’argent qui avait été mis dedans ; elle s’inquiétait de la fermeture prochaine de Cloud Top, la station de ski de la ville ; elle craignait que Jim Rennie ne pille davantage les caisses de la municipalité que ce qu’elle soupçonnait déjà (et elle le soupçonnait de s’en mettre plein les poches depuis des années). Et elle était bien entendu inquiète à cause des derniers éléments, qui lui paraissaient trop énormes pour être compréhensibles. Chaque fois qu’elle essayait de les analyser, son esprit se rabattait sur un élément secondaire, mais concret : par exemple, la difficulté croissante qu’elle avait à utiliser son téléphone portable. Et elle n’avait pas reçu un seul appel, ce qui était des plus troublants. Sans même parler des parents et amis à l’extérieur de la ville qui avaient certainement tenté de la joindre, elle aurait dû être noyée sous les appels des autres journaux : le Lewiston Sun, le Press Herald de Portland et peut-être même le New York Times.
Tout le monde avait-il le même problème à Chester’s Mill ?
Elle devrait se rendre jusqu’à la ligne de démarcation de Motton et voir par elle-même ce qu’il en était. Si elle n’arrivait pas à joindre Pete Freeman, son meilleur photographe, au téléphone, elle pourrait prendre quelques clichés avec son appareil numérique, qu’elle appelait son Nikon de secours. Elle avait entendu dire que des zones de quarantaine avaient été établies côté Motton et Tarker’s Mill de la barrière — et probablement du côté de toutes les autres villes mitoyennes — mais il était possible de s’en approcher, de l’intérieur. On pourrait bien lui crier tout ce qu’on voudrait, si la barrière était aussi imperméable qu’on le disait, cela n’irait pas plus loin.
« Bâtons et pierres me jetteront à terre, jamais les mots ne seront source de maux », dit-elle à voix haute. Tout à fait vrai. Si les mots avaient pu la blesser, Jim Rennie l’aurait expédiée depuis longtemps en soins intensifs, après l’article qu’elle avait pondu sur la mascarade de l’audit ordonné par l’État, trois ans auparavant. Certes, il s’était beaucoup répandu en menaces de procès, mais ce n’était que des menaces ; elle avait même un instant envisagé un éditorial sur la question, surtout parce qu’elle avait trouvé une manchette sensationnelle : OÙ SONT DU PROCÈS LES MENACES PASSÉES ?
Si bien que oui, elle avait des raisons de s’inquiéter. Des raisons inhérentes à son boulot. Elle avait moins l’habitude de s’inquiéter de son propre comportement ; mais aujourd’hui, alors qu’elle se tenait à l’angle de Main Street et de Commonwealth Street, c’était le cas. Au lieu de tourner à gauche sur Main, elle regarda le chemin qu’elle venait de parcourir. Et murmura, du ton qu’elle employait d’ordinaire avec Horace : « Je n’aurais pas dû laisser cette gamine tout seule. »
Ce que n’aurait pas fait Julia si elle avait été en voiture. Mais elle était à pied et, de plus, Dodee avait beaucoup insisté. Elle dégageait une odeur, aussi. De l’herbe ? On aurait bien dit. Non pas que Julia y fût foncièrement opposée. Elle avait pas mal fumé elle-même, dans le temps. Et cela aurait peut-être un effet calmant sur la fille. Émousserait un peu un chagrin si aigu qu’elle risquait de s’y blesser.
« Ne vous inquiétez pas pour moi, lui avait dit Dodee, je trouverai mon papa. Mais il faut tout d’abord que je me change. » Elle avait montré la robe qu’elle portait.
« Je vais t’attendre », avait répondu Julia… qui n’en avait aucune envie. La journée était loin d’être terminée, à commencer par le chien qu’il fallait promener. Horace devait être sur le point d’exploser, n’ayant pas pu sortir à cinq heures, et il devait avoir faim. Quand cette question serait réglée, il lui faudrait aller voir ce que les gens appelaient la barrière. Aller la voir de ses propres yeux. Photographier ce qu’il y avait à photographier.
Elle n’en aurait pas fini pour autant. Elle allait devoir prévoir une édition spéciale du Democrat. C’était important pour elle, et cela pouvait être important pour la ville. Certes, toute l’affaire risquait d’être terminée dès demain, mais Julia avait l’impression — que ce soit dans sa tête ou dans son cœur — qu’il n’en serait rien.
N’empêche. Dodee Sanders n’aurait pas dû se retrouver toute seule. Elle avait paru tenir le coup, mais ce n’était peut-être que le choc et le déni passant pour du calme. Et l’herbe, bien sûr. Cependant, elle s’était montrée cohérente.
« Ce n’est pas la peine, avait-elle répondu. Je ne veux pas que vous m’attendiez.
— Je ne suis pas sûre qu’il soit très sage que tu restes toute seule, mon petit.
— Je vais aller chez Angie », avait répondu Dodee. Elle avait paru se rasséréner un peu à cette idée, même avec les larmes qui continuaient à couler sur sa figure. « Elle m’accompagnera pour chercher papa. » Elle avait hoché la tête. « C’est avec Angie que j’ai envie d’être. »
De l’avis de Julia, la petite McCain n’avait guère plus de jugeote que la petite Sanders, laquelle avait hérité du physique de sa mère mais, hélas, des capacités intellectuelles de son père. Angie était une amie, cependant, et s’il y avait jamais eu amie ayant besoin d’une amie, ce soir, c’était bien Dodee Sanders.
« Je pourrais vous accompagner… » Sauf qu’elle n’en avait pas envie et que la fille, en dépit de son chagrin tout neuf, devait sans doute s’en rendre compte.
« Non, c’est juste à quelques coins de rue.
— Eh bien…
— Ms Shumway… êtes-vous certaine ? Êtes-vous certaine que ma mère… »
À contrecœur, Julia avait acquiescé. C’était Ernie Calvert qui lui avait donné confirmation du numéro, sur la queue de l’avion. Il lui avait donné aussi un autre élément, quelque chose qu’il aurait davantage convenu de confier à la police. Julia aurait peut-être insisté pour qu’Ernie le fasse, s’il n’y avait eu cette nouvelle affligeante que Duke Perkins était mort et que c’était cette fouine incompétente de Randolph qui le remplaçait.
Ce qu’Ernie avait donné à Julia était le permis de conduire taché de sang de Claudette. Il était dans sa poche au moment où elle se tenait sur le porche des Sanders, et dans sa poche il était resté. Elle le restituerait à Andy ou à cette gamine pâle aux cheveux frisottés le moment venu… car ce n’était pas le moment.
« Merci », avait dit Dodee d’une voix polie et triste. Et maintenant, partez. Je n’ai pas envie d’être désagréable, mais… »
Et qu’avait fait Julia Shumway ? Obéi à l’ordre d’une jeune fille bourrelée de chagrin qui était peut-être trop shootée pour être entièrement responsable d’elle-même. Mais Julia avait, elle aussi, des responsabilités à prendre ce soir, aussi délicate qu’eût été la situation. Horace, déjà. Et le journal. Les gens pouvaient bien rigoler des photos granuleuses en noir et blanc de Pete Freeman, ou bien des longs articles que The Democrat consacrait à des événements comme la fête de l’école (« Le bal de la nuit enchantée du collège de Chester’s Mill ») ; ils pouvaient bien prétendre que la seule utilité pratique de ce canard était de servir de litière pour les chats, ils en avaient besoin, en particulier quand il se passait quelque chose de dramatique. Julia entendait bien livrer le journal le lendemain, même si elle devait rester debout toute la nuit pour ça. C’était d’autant plus probable que les deux reporters qu’elle employait régulièrement se trouvaient hors de la ville pour le week-end.
En fait, il tardait à Julia de relever ce défi, et le visage affligé de Dodee Sanders commença à s’effacer de son esprit.
Quand elle entra, Horace lui adressa un regard de reproche. Mais il n’y avait aucune tache humide sur le tapis ni de petits paquets marron sous la chaise de l’entrée — endroit magique que le chien paraissait croire invisible aux yeux humains. Elle lui passa sa laisse, le sortit et attendit patiemment pendant qu’il pissait dans son caniveau préféré, oscillant un peu sur place ; Horace avait quinze ans, ce qui était vieux pour un corgi. Pendant ce temps, Julia regarda la bulle blanche de lumière à l’horizon. Elle lui faisait l’effet d’une image sortie tout droit d’un film de science-fiction de Steven Spielberg. Son éclat était plus puissant que jamais, et Julia entendait les bourdonnements des hélicoptères, lointains mais permanents. Elle aperçut même la silhouette de l’un d’eux, traversant l’immense arc illuminé. Combien de fichus projecteurs étaient donc branchés là-bas ? Motton-nord donnait l’impression d’être devenu un terrain d’atterrissage militaire en Irak.
Horace décrivait maintenant des cercles paresseux, reniflant partout afin de déterminer l’endroit parfait pour le rituel d’élimination de ce soir, effectuant la si populaire danse canine, le tango-crotte. Julia en profita pour essayer une fois de plus son portable. Comme cela s’était produit trop souvent depuis le début de la soirée, elle eut droit à la série normale des bips… puis rien que le silence.
Je vais devoir photocopier le journal. Ce qui signifie que je ne pourrai pas le tirer à plus de sept cent cinquante exemplaires.
Depuis vingt ans, The Democrat n’était plus imprimé sur place. Jusqu’en 2002, Julia avait apporté chaque semaine la maquette à une imprimerie de Castle Rock, mais aujourd’hui elle n’avait même plus à se déplacer. Elle envoyait les pages par courriel tous les jeudis soir, le journal imprimé étant livré par View Printing avant sept heures le lendemain matin, maintenu par du plastique en liasses impeccables. Pour Julia, qui avait connu les corrections faites à la main et les copies tapées à la machine striées de ratures, cela relevait de la magie. Et, comme toute magie, pas tout à fait digne de confiance.
Méfiance justifiée ce soir : elle réussirait peut-être à envoyer la maquette à View Printing, mais personne ne pourrait livrer les exemplaires demain matin. Elle avait bien l’impression que demain matin, personne ne pourrait s’approcher à moins de huit kilomètres des limites de Chester’s Mill. Heureusement pour elle, il y avait un superbe et gros générateur dans l’ancienne salle d’imprimerie, la photocopieuse était un monstre, et elle disposait de plus de cinq cents rames de papier dans la réserve du fond. Si elle pouvait demander un coup de main à Pete Freeman… ou à Tony Guay, qui couvrait les sports…
Horace, pendant ce temps, avait enfin pris position. Quand il eut terminé, elle entra en action avec un petit sac vert étiqueté Doggie Doo, se demandant ce que Horace Greeley aurait pensé d’un monde dans lequel recueillir les crottes de chien dans le caniveau était non seulement socialement recommandé, mais imposé par la loi. Il se serait tiré une balle dans la tête, pensa-t-elle.
Une fois le sac rempli et fermé, elle essaya de nouveau son téléphone.
Rien.
Elle fit rentrer Horace et lui donna à manger.
Son portable sonna pendant qu’elle boutonnait son manteau, s’apprêtant à se rendre en voiture jusqu’à la barrière. Elle avait son appareil photo en bandoulière et faillit le laisser tomber en farfouillant nerveusement dans sa poche. Elle regarda le numéro et ne vit que les mots APPEL PRIVÉ.
« Allô ? » dit-elle, avec sans doute une certaine tension dans la voix car Horace — qui attendait près de la porte, plus que prêt pour une expédition nocturne à présent qu’il était soulagé et rassasié — dressa les oreilles et la regarda.
« Mrs Shumway ? » Une voix d’homme. Nette. Un ton officiel.
« Ms Shumway, le corrigea-t-elle. Qui est à l’appareil ?
— Colonel James Fox, Ms Shumway. Armée de terre des États-Unis.
— Et à quoi dois-je l’honneur de cet appel de l’armée de terre des États-Unis ? »
Elle entendit le sarcasme dans sa voix et le regretta aussitôt — ce n’était pas professionnel — mais elle avait peur, et la raillerie était toujours sa première réaction dans ces cas-là.
« J’ai besoin d’entrer en contact avec un homme du nom de Dale Barbara. Est-ce que vous le connaissez ? »
Bien entendu, qu’elle le connaissait. Et elle avait été étonnée de le voir au Sweetbriar Rose, un peu plus tôt dans la soirée. Il était cinglé d’être resté en ville — et Rose ne lui avait-elle pas dit elle-même, hier, qu’il lui avait rendu son tablier ? L’histoire de Barbara était l’une des centaines que Julia connaissait mais qu’elle n’avait jamais écrites. Lorsqu’on publie un journal dans une petite ville, on laisse le couvercle sur bon nombre de pots nauséabonds. Il faut choisir ses combats. À la manière dont Junior Rennie et ses amis avaient choisi le leur, elle en était certaine. Et elle doutait beaucoup que les rumeurs concernant Barbara et la bonne amie de Dodee, Angie, fussent vraies, de toute façon. Ne serait-ce que parce qu’elle pensait que Barbara avait meilleur goût.
« Ms Shumway ? » Voix sèche, officielle. Une voix de l’extérieur. Elle en voulait à son correspondant rien que pour cela. « Vous êtes encore en ligne ?
— Oui, toujours. Oui, je connais Dale Barbara. Il est cuisinier au restaurant de Main Street. Pourquoi ?
— Il n’a pas de téléphone, semble-t-il, et le restaurant ne répond pas.
— Il est fermé…
— Et les lignes fixes ne fonctionnent évidemment pas.
— Rien dans cette ville ne semble très bien fonctionner, ce soir, colonel Cox. Y compris les portables. Je remarque cependant que vous n’avez eu aucun mal à me joindre, ce qui me fait me demander si vos petits camarades ne sont pas responsables de cet état de fait. » Sa fureur — née de sa peur, comme son ton sarcastique — la surprit elle-même. « Qu’avez-vous fait ? Qu’est-ce que vous nous avez fait ?
— Rien. Pour autant que je le sache, rien. »
Elle était tellement stupéfaite qu’aucune répartie ne lui vint à l’esprit. Ce qui ne ressemblait vraiment pas à la Julia Shumway que les résidents de Chester’s Mill connaissaient.
« Sauf pour les téléphones portables, en effet, dit-il. Les appels en provenance de ou vers Chester’s Mill sont à peu près tous coupés. Pour des questions de sécurité nationale. Et avec tout le respect que je vous dois, madame, vous auriez pris la même décision, si vous aviez été à notre place.
— Vous me permettrez d’en douter.
— Vraiment ? » Il paraissait intéressé, pas en colère. « Dans une situation sans précédent dans l’histoire du monde, alors que nous sommes en présence, semble-t-il, d’une technologie allant bien au-delà de ce que nous ou n’importe qui d’autre serait capable de comprendre ? »
Une fois de plus, elle se trouva à court de réplique.
« Il est de la plus haute importance que je parle avec le capitaine Barbara », reprit le colonel, revenant à son point de départ.
D’une certaine manière, Julia fut surprise qu’il se soit autant écarté de son message initial.
« Le capitaine Barbara ?
— À la retraite. Pouvez-vous le trouver ? Emportez votre portable. Je vais vous donner un numéro pour me rappeler. Ça passera.
— Et pourquoi moi, colonel Cox ? Pourquoi ne pas avoir appelé la police de Chester’s Mill ? Ou l’un des conseillers municipaux ? Je crois que le premier conseiller et ses deux adjoints sont sur place.
— Je n’ai même pas essayé. J’ai grandi dans une petite ville, Ms Shumway…
— C’est pas de chance…
— Et d’après mon expérience, les politiciens locaux ne savent pas grand-chose, les flics du patelin en savent un peu plus, mais le rédacteur en chef du journal local est au courant de tout. »
Elle ne put s’empêcher de rire.
« Pourquoi prendre la peine de téléphoner alors que vous pouvez vous voir en face à face ? Avec moi comme chaperon, bien entendu. Je vais aller de mon côté de la barrière — j’étais d’ailleurs sur le point d’y partir lorsque vous m’avez appelée. Je vais chercher Barbie…
— Ah, on l’appelle encore comme ça ? dit Cox, l’air amusé.
— Je vais le chercher et je vous l’amène. Nous pourrons avoir une mini-conférence de presse.
— Je ne me trouve pas dans le Maine, mais à Washington. Avec les chefs d’état-major.
— Et ça devrait m’impressionner ? demanda-t-elle — elle l’était un peu, en vérité.
— Ms Shumway, je suis très occupé et vous aussi, probablement. C’est pourquoi, dans l’intérêt de nos efforts pour résoudre ce problème…
— Parce que vous croyez cela possible ?
— Arrêtez ça, dit-il. Vous avez certainement été reporter avant de diriger un journal, et je ne doute pas que poser des questions soit une seconde nature chez vous, mais le temps presse. Pouvez-vous faire ce que je vous demande ?
— Oui. Mais si vous le voulez, lui, vous m’aurez aussi, moi.
— Non.
— Parfait, dit-elle d’un ton charmant. J’ai eu beaucoup de plaisir à parler avec vous, colo…
— Laissez-moi finir. Votre côté de la 119 est totalement FUBAR[8]. Cela veut dire…
— Je connais l’expression, colonel, j’ai lu Tom Clancy, autrefois. Et dans le cas précis de la Route 119, qu’est-ce que cela veut dire ?
— Cela veut dire, pardonnez mon langage, que le coin ressemble à une soirée portes ouvertes dans un bar à putes. La moitié de la ville a garé ses bagnoles et ses pick-ups de part et d’autre de la route et dans les champs de la ferme voisine. »
Elle posa son appareil photo sur le sol, prit le carnet de notes qu’elle avait dans la poche de son manteau et griffonna Col James Fox et soirée portes ouvertes dans un bar à putes. Puis elle ajouta, la ferme Dinsmore ? Oui, il faisait probablement allusion aux champs d’Alden Dinsmore.
« Très bien, dit-elle. Qu’est-ce que vous proposez ?
— Eh bien, je ne peux pas vous empêcher de venir, vous avez tout à fait raison sur ce point. » Il soupira d’une manière qui suggérait que ce monde était vraiment trop injuste. « Et je ne peux pas non plus vous empêcher d’imprimer ce que vous voulez dans votre journal, même si je pense que c’est sans importance, puisque personne, en dehors des citoyens de Chester’s Mill, ne pourra le lire. »
Le sourire de Julia s’effaça. « Cela vous ennuierait-il de m’expliquer pourquoi ?
— Je n’y verrais pas d’inconvénient, mais il faudra que vous compreniez toute seule. Ma proposition est que, si vous voulez voir la barrière — ce qui est une façon de parler, car elle est invisible, on a certainement dû vous le dire —, vous allez vous rendre avec le capitaine Barbara à l’endroit où elle coupe le chemin vicinal n°3. Connaissez-vous le chemin vicinal n°3, Ms Shumway ? »
Un instant, elle ne vit pas de quoi il parlait. Puis cela lui revint et elle eut un petit rire.
« Quelque chose d’amusant, Ms Shumway ?
— Ici, les gens l’appellent Little Bitch, le chemin de la Petite Garce. Parce que à la mauvaise saison, c’est le genre bourbier traître.
— Très imagé.
— Personne du côté de la Petite Garce, si je comprends bien ?
— Personne, pour le moment.
— Très bien. »
Elle remit le carnet de notes dans sa poche et reprit son appareil photo. Horace attendait toujours patiemment près de la porte.
« Parfait. Quand pensez-vous me rappeler ? Ou plutôt, quand Barbie pourra-t-il me rappeler sur votre portable ? »
Elle consulta sa montre, il était dix heures à peine passées. Comment était-il possible, au nom du Ciel, qu’il soit déjà si tard ? « On devrait y être vers dix heures et demie, en supposant que je le trouve tout de suite. Ce qui me paraît possible.
— C’est très bien. Dites-lui qu’il a le bonjour de Ken. C’est…
— Une blague entre vous, j’ai compris. Quelqu’un sera-t-il là pour nous accueillir ? »
Il y eut un silence. Quand le colonel reprit la parole, elle sentit qu’il hésitait : « Il y aura des lumières, des sentinelles, des soldats pour contrôler le barrage routier. Mais ils ont pour instructions de ne pas parler aux résidents de Chester’s Mill.
— De ne pas… pourquoi ? mon Dieu, pourquoi ?
— Si cette situation se prolonge, Ms Shumway, tout cela deviendra clair pour vous. Mais vous trouverez la plupart des réponses toute seule — vous me faites l’effet d’une femme particulièrement intelligente.
— Eh bien allez vous faire foutre, colonel ! » s’écria-t-elle, vexée.
Horace dressa les oreilles.
Cox éclata de rire, un grand rire nullement offensé. « Oui madame, je vous reçois cinq sur cinq. Vingt-deux heures trente ? »
Elle fut tentée de lui répondre non, mais c’était bien entendu hors de question.
« Soit vous, soit lui, mais c’est à lui que j’ai besoin de parler. J’attendrai une main sur le téléphone.
— Alors donnez-moi le numéro magique. »
Elle coinça l’appareil contre son oreille et reprit son carnet de notes. Car bien entendu, on a toujours besoin de reprendre son carnet de notes dès qu’on vient de le ranger ; c’est un fait de la vie, quand on est reporter, ce qu’elle était maintenant. À nouveau. Le numéro qu’il lui donna l’effraya encore plus que tout ce qu’il avait pu lui dire. Le code de zone était 000.
« Une dernière chose, Ms Shumway : avez-vous un pacemaker ? Un appareil auditif ? Rien de cette nature ?
— Non. Pourquoi ? »
Elle crut qu’il allait de nouveau refuser de répondre, mais pas du tout. « Une fois que vous êtes proche du Dôme, il se produit certaines interférences. Elles ne sont pas dangereuses pour la plupart des gens ; ils ne ressentent qu’un léger choc électrique de faible puissance qui disparaît au bout d’une ou deux secondes, mais qui fout en l’air les appareils électroniques. Il en arrête certains — comme les téléphones portables, par exemple, quand on en est à moins de deux mètres, environ, et fait exploser les autres. Il arrêtera par exemple un magnétophone. Mais amenez un truc plus sophistiqué, comme un iPod ou un BlackBerry, et il y a des chances pour qu’il explose.
— Est-ce que le pacemaker du chef Perkins a explosé ? C’est ça qui l’a tué ?
— Vingt-deux heures trente. Amenez Barbie et n’oubliez pas de lui dire qu’il a le bonjour de Ken. »
Il coupa la communication, laissant une Julia silencieuse devant sa porte. Elle essaya d’appeler sa sœur à Lewiston. Les numéros bipèrent… puis plus rien. Silence sur la ligne, comme avant.
Le Dôme, pensa-t-elle. Il ne l’a pas appelé la barrière, à la fin. Il l’a appelé le Dôme.
Barbie avait déjà enlevé sa chemise et était assis au bord de son lit pour délacer ses chaussures lorsqu’on frappa à sa porte — une porte que l’on gagnait en escaladant une volée de marches extérieures, sur le côté de la pharmacie Sanders. Son visiteur n’était pas le bienvenu. Barbie avait marché pendant une bonne partie de la journée, puis enfilé son tablier de cuistot et tenu les fourneaux pendant le plus clair de la soirée. Il était claqué.
Et si jamais c’était Junior et quelques-uns de ses amis, prêts à lui organiser une petite réception en l’honneur de son retour ? On pouvait toujours prétendre que c’était improbable, sinon parano, mais la journée avait été un festival d’événements improbables. De plus, Junior, Frank DeLesseps et le reste de leur bande faisaient partie des rares personnes qu’il n’avait pas vues au Sweetbriar Rose ce soir. Il supposa qu’ils traînaient sur la 119 ou la 117, jouant les voyeurs, mais quelqu’un leur avait peut-être dit qu’il était de retour en ville, et qui sait s’ils n’avaient pas un petit projet pour plus tard dans la soirée ? Plus tard comme maintenant, par exemple.
On frappa à nouveau. Barbie se leva et posa la main sur la petite télé portable. Ce n’était pas grand-chose en guise d’arme, mais elle pourrait faire des dégâts sur le premier ou les deux premiers qui essaieraient de forcer sa porte. Il y avait bien la barre du placard, mais les trois pièces étaient minuscules et il aurait manqué de place pour la manœuvrer efficacement. Ou bien son couteau suisse, mais il était tout juste bon à faire des égratignures. À moins qu’il…
« Mr Barbie ? » C’était une voix de femme. « Barbie ? Vous êtes là ? »
Il lâcha la poignée de la télé et traversa la kitchenette. « Qui est-ce ? » Mais le temps de poser la question, il avait reconnu la voix.
« Julia Shumway. J’ai un message de la part de quelqu’un qui veut vous parler. Il m’a dit de vous dire que vous aviez le bonjour de Ken. »
Barbie ouvrit la porte et la fit entrer.
Dans la salle de réunion lambrissée de pin, au sous-sol de l’hôtel de ville de Chester’s Mill, le grondement du générateur (un Kelvinator d’un certain âge) était réduit à un murmure sourd. La table, au milieu de la pièce, en érable rouge de première qualité, polie et brillante comme un miroir, mesurait quatre mètres de long. Ce soir la plupart des fauteuils qui l’entouraient étaient vides. Les quatre personnes présentes à ce que Big Jim appelait la Réunion d’Évaluation d’Urgence étaient regroupées à une extrémité. Big Jim lui-même, bien que deuxième conseiller, était assis au bout de la table. Derrière lui était accrochée une carte où l’on voyait le territoire en forme de chaussette de sport de Chester’s Mill.
Outre Big Jim il y avait donc Peter Randolph, shérif par intérim, et les deux autres conseillers. Le seul qui semblait avoir gardé son sang-froid était Rennie. Randolph paraissait sous le choc, effrayé. Andy Sanders était bien entendu assommé de chagrin. Quant à Andrea Grinnell — version grisonnante et en surpoids de sa sœur cadette, Rose —, elle donnait l’impression d’être hébétée. Ce n’était pas nouveau.
Quatre ou cinq ans auparavant, par un matin de janvier, Andrea avait glissé dans son allée verglacée en allant relever sa boîte aux lettres. Elle était tombée si lourdement qu’elle s’était rompu deux disques intervertébraux (peser trente ou quarante kilos de trop n’avait pas dû aider). Le Dr Haskell lui avait prescrit la dernière merveille en matière de médicament, l’OxyContin, pour soulager ce qui était sans aucun doute des douleurs insupportables. Et il continuait à lui en administrer depuis. Grâce à son excellent ami Andy, patron de la pharmacie de la ville, Big Jim savait qu’Andrea avait commencé à quarante milligrammes par jour et en était arrivée au chiffre astronomique de quatre cents. L’information était utile.
« Du fait du deuil terrible que connaît Andy, commença Big Jim, je vais présider cette réunion, si personne ne soulève d’objection. Nous sommes tous profondément désolés, Andy.
— Et comment, monsieur, dit Randolph.
— Merci », répondit Andy.
Et lorsque Andrea posa brièvement sa main sur la sienne, les larmes lui montèrent à nouveau aux yeux.
« Bon. Nous commençons tous à avoir une petite idée de ce qui s’est passé ici, reprit Big Jim, bien que personne parmi nous n’y comprenne quoi que ce soit…
— Ni personne de l’autre côté, je parie », le coupa Andrea.
Big Jim l’ignora. « … et les militaires présents sur place n’ont pas jugé bon d’entrer en contact avec les élus de la ville.
— On a des problèmes avec le téléphone, monsieur », intervint Randolph.
Il appelait toutes les personnes présentes par leur prénom et considérait même Big Jim comme un ami ; mais, pour une telle réunion, il trouvait judicieux de s’en tenir aux madame et aux monsieur. Perkins faisait de même et au moins, là-dessus, le vieux avait sans doute eu raison.
Big Jim balaya l’objection d’un geste de la main, comme on chasse une mouche importune. « Quelqu’un aurait pu s’approcher, du côté de Motton ou de Tarker’s Mill, pour qu’on vienne me — nous — chercher, mais personne n’a jugé bon de le faire.
— Monsieur, la situation est encore très… euh, instable.
— Je n’en doute pas, je n’en doute pas. Et il est tout à fait possible que ce soit pour cette raison que personne n’ait encore fait appel à nous. Cela se pourrait, oh oui, et je prie que ce soit pour cette raison. J’espère que vous avez tous prié. »
Toutes les têtes opinèrent avec componction.
« Mais pour le moment… » Big Jim regarda autour de lui, la mine grave. Il se sentait grave. Mais aussi excité. Et prêt. Il ne pensait pas impossible que sa photo fasse la couverture de Time Magazine avant la fin de l’année. Les désastres — en particulier ceux déclenchés par des terroristes — n’avaient pas toujours que des retombées néfastes. Regardez le bénéfice qu’en avait tiré Rudy Giuliani, le maire de New York au moment du 11 Septembre. « Pour le moment, madame et messieurs, nous devons envisager comme une possibilité sérieuse d’être entièrement livrés à nous-mêmes. »
Andrea porta une main à sa bouche. Ses yeux brillaient, soit de peur, soit de l’abus de came. Voire des deux. « C’est impossible, Jim !
— Espérer le mieux, se préparer au pire, c’est ce que dit toujours Claudette », Andy avait parlé sur le ton de la plus profonde méditation. « Disait, je veux dire. Elle a préparé un petit déjeuner extra, ce matin. Des œufs brouillés avec un reste de tacos au fromage. Nom d’un chien ! »
Le flot de larmes, qui avait ralenti, repartit de plus belle. Andrea posa de nouveau sa main sur celle d’Andy. Cette fois-ci, Andy la serra. Andy et Andrea, songea Big Jim, un léger sourire venant creuser les plis du bas de son visage poupin.Les jumeaux Crétinos.
« Espérer le mieux, se préparer au pire, répéta-t-il, quel bon conseil. Le pire, dans ce cas, pourrait vouloir dire plusieurs jours coupés du reste du monde. Une semaine. Ou même un mois. » En fait, il n’y croyait pas mais ils fileraient plus doux s’ils avaient peur.
Andrea répéta : « C’est impossible !
— Nous n’en savons tout simplement rien », lui fit remarquer Big Jim. C’était, sans conteste, la vérité sans fard. « Comment le pourrions-nous ?
— Nous devrions peut-être faire fermer le Food City, dit Randolph. Au moins pour le moment. Sinon, les gens vont s’y précipiter comme avant un blizzard. »
Rennie fut agacé. Il avait un programme, cette mesure y figurait, mais pas parmi les priorités.
« Ce n’est peut-être pas une bonne idée, au fond, dit Randolph en voyant l’expression du deuxième conseiller.
— Exact, Pete, je ne pense pas que ce soit une bonne idée. C’est le même principe que de ne pas fermer la banque quand on est à court de liquidités. Ça ne fait que déclencher une panique.
— Vous voulez qu’on ferme les banques, aussi ? demanda Andy. Et qu’est-ce qu’on fait pour les distributeurs automatiques ? Il y en a un au Brownie’s Store… au Mill Gas & Grocery… à ma pharmacie, bien entendu… » Son expression devint vague, puis son visage s’éclaira. « Je crois que j’en ai vu un au centre de soins, mais je ne suis pas très sûr pour celui-là… »
Rennie se demanda si Andrea n’avait pas offert quelques-unes de ses pilules à son pharmacien. « Ce n’était qu’une métaphore, Andy. » Il avait parlé à voix basse, gentiment. C’était exactement le genre de choses auxquelles il fallait s’attendre quand les gens se mettaient à divaguer. « Dans une situation comme celle-ci, la nourriture, c’est de l’argent, d’une certaine manière. Ce que je dis, c’est que les choses devraient continuer comme d’habitude. De cette façon, les gens garderont leur calme.
— Ah », fit Randolph. Ça il le comprenait. « Bien vu.
— Mais il faudra que tu parles au gérant du supermarché — c’est quoi son nom, déjà ? Cade ?
— Non, Cale, répondit Randolph. Jack Cale.
— Également à Johnny Carver, à l’épicerie, et à… qui diable est le gérant du Brownie’s, depuis la mort de Dil Brown ?
— Velma Winter, intervint Andrea. Elle n’est pas d’ici, mais elle est très gentille. »
Rennie fut satisfait de voir que Randolph écrivait tous ces noms dans son calepin. « Tu diras à tous ces gens que la vente de bière et d’alcool est interdite jusqu’à nouvel ordre. » Son visage se plissa, adoptant une expression de plaisir qui était effrayante. « Quant au Dipper’s, il est fermé.
— Des tas de gens ne vont pas apprécier, fit remarquer Randolph. À commencer par Sam Verdreaux. »
Verdreaux était l’ivrogne le plus notoire de Chester’s Mill ; son existence était la preuve parfaite — du point de vue de Big Jim — qu’il n’aurait jamais fallu abroger la Prohibition.
« Sam et ses semblables devront se faire une raison quand leurs réserves de bière et de gnôle seront épuisées. On ne peut pas se permettre d’avoir la moitié de la ville ivre comme si on était la veille du nouvel an.
— Pourquoi pas ? demanda Andrea. Quand ils auront tout bu, la question sera réglée.
— Et s’ils flanquent la pagaille, en attendant ? »
Andrea garda le silence. Elle ne voyait pas pour quelle raison les gens flanqueraient la pagaille — pas s’ils avaient de quoi manger — mais discuter avec Rennie, avait-elle découvert, était en général stérile et toujours usant.
« Je vais envoyer deux de mes hommes pour leur parler, dit Randolph.
— Va voir en personne Tommy et Willow Anderson. » Les Anderson étaient les gérants du Dipper’s. « Ils peuvent faire des histoires. » Il ajouta, d’un ton plus bas : « Ce sont des extrémistes. »
Randolph acquiesça. « Des extrémistes de gauche. Ils ont la photo de Tonton Barack au-dessus du bar.
— Exactement. » Et — ce n’était même pas utile de le dire — Duke Perkins avait laissé ces deux hippies de cueilleurs de coton faire leur trou ici, avec leurs danses de sauvages, leur rock and roll tapageur et les gens qui picolaient jusqu’à une heure du matin. Il les protégeait. Et regardez ce qui est arrivé à mon fils et à ses amis. Il se tourna vers Andy Sanders. « Il faudra aussi que tu mettes tous les médicaments sur ordonnance sous clef. Bon, pas le Nasonex ou le Lyrica, ni les trucs de ce genre. Tu sais ce que je veux dire.
— Tout ce que les gens peuvent prendre pour se droguer est déjà sous clef », répondit Andy.
Il parut mal à l’aise. Rennie savait pourquoi, mais, pour le moment, il ne se souciait pas de la régularité des ventes de la pharmacie ; ils avaient bien d’autres chats à fouetter.
« Mieux vaut renforcer les précautions, de toute façon. »
Andrea parut inquiète. Andy lui tapota la main. « Ne t’inquiète pas, j’ai assez de réserves pour les personnes qui en ont vraiment besoin. »
Andrea lui sourit.
« En un mot, Chester’s Mill va rester au régime sec jusqu’à la fin de la crise, dit Big Jim. Nous sommes d’accord ? Levez la main. »
Les mains se levèrent.
« Je peux en venir à ce par quoi je voulais commencer, à présent ? » Rennie regarda Randolph, qui ouvrit les mains en un geste qui voulait dire à la fois bien sûr et désolé.
« Nous devons bien reconnaître que les gens ont tendance à avoir la frousse. Et lorsque les gens ont la frousse, ils sont capables de n’importe quoi, alcool ou pas. »
Andrea eut un coup d’œil pour la console située à la droite de Big Jim : c’était de celle-ci qu’on contrôlait la télé, la radio AM/FM et le magnétoscope intégré, une innovation que Big Jim détestait. « On ne devrait pas brancher ce truc ?
— Je n’en vois pas la nécessité. »
Ce fichu système d’enregistrement (lointain héritage de Richard Nixon) avait été l’idée d’un assistant médical du nom d’Eric Everett, un casse-bonbons fouineur d’une trentaine d’années connu dans le patelin sous le surnom de Rusty. Everett avait proposé cette absurdité de magnétophone deux ans auparavant, lors d’une réunion du conseil municipal, le présentant comme un progrès considérable. Proposition qui avait été une surprise désagréable pour Rennie, lequel se laissait pourtant rarement surprendre, en particulier par des amateurs en politique.
Rennie avait commencé par objecter que le coût serait prohibitif. Tactique en général efficace auprès de ces radins de Yankees, mais pas cette fois ; Everett avait présenté des chiffres (peut-être fournis par Duke Perkins) qui montraient que le gouvernement fédéral en paierait quatre-vingts pour cent. Au motif que c’était un système de prévention des catastrophes, un truc comme ça. Héritage, cette fois, des années de folles dépenses de l’ère Clinton. Rennie s’était bien fait avoir.
Ce n’était pas le genre de chose qui arrivait souvent, et cela ne lui avait pas plu, mais il faisait de la politique depuis bien plus longtemps que Rusty Everett ne chatouillait des prostates et n’ignorait pas qu’il existait une grande différence entre perdre une bataille et perdre la guerre.
« Ou au moins que quelqu’un prenne des notes ? demanda timidement Andrea.
— Je crois qu’il faut mieux que cette réunion reste informelle, pour le moment, dit Big Jim. Juste entre nous quatre.
— Bon… si c’est ce que tu penses…
— Deux personnes peuvent garder un secret si l’une d’elles est morte, dit alors Andy d’un ton rêveur.
— Tout juste, vieux », fit remarquer Big Jim comme si c’était le bon sens même. Puis il se tourna vers Randolph. « Je dirais que notre premier souci — notre première responsabilité vis-à-vis de cette ville — est le maintien de l’ordre pendant la durée de la crise. Autrement dit, la police.
— Fichtrement vrai ! s’exclama Randolph.
— Je suis certain que le chef Perkins nous regarde de là-haut.
— Avec ma femme, dit Andy. Avec Claudie. »
Il poussa un hennissement embourbé de morve dont Big Jim se serait volontiers passé. Il n’en tapota pas moins la main libre d’Andy.
« Tu as raison, Andy, tous les deux ensemble, baignant dans la gloire de Jésus. Mais pour nous autres, ici-bas sur terre… Pete, de combien de personnes disposes-tu, en matière de personnel ? »
Big Jim Rennie connaissait la réponse. Il connaissait la réponse à la plupart des questions qu’il posait. Voilà qui rendait la vie plus facile. Il y avait dix-huit officiers de police salariés par Chester’s Mill, douze à plein temps et six à temps partiel (ces derniers avaient tous plus de soixante ans, si bien qu’ils revenaient délicieusement peu cher). Sur les dix-huit, il était à peu près certain que cinq se trouvaient hors de la ville ; soit qu’ils aient été assister à la partie de football du jour, avec leur épouse et leur famille, soit qu’ils se soient rendus à l’exercice d’incendie de Castle Rock. Un sixième, le chef Perkins, était mort. Certes, Rennie n’aurait jamais dit du mal d’un mort, mais il était convaincu que la ville se porterait mieux avec Perkins au Ciel qu’ici-bas, essayant de gérer un sac d’embrouilles très au-delà de ses capacités limitées.
« Je vais vous dire quelque chose, les gars, commença Randolph. La situation n’est pas fameuse. Il y a Henry Morrison et Jackie Wettington, les deux qui ont réagi en même temps que moi au premier Code 3. Il y a aussi Rupe Libby, Fred Denton et George Frederick — sauf que George est tellement asthmatique que je ne garantis pas qu’il puisse être bien utile. Il envisageait de prendre sa retraite dès la fin de l’année.
— Pauvre vieux George, dit Andy. Il ne survit que grâce à l’Advair.
— Et comme vous le savez, on ne peut pas tellement compter sur Marty Arsenault et Toby Whelan, ces temps-ci. Le seul temps-partiel en état de servir, c’est Linda Everett. Entre ce fichu exercice d’incendie et le match de foot, ça n’aurait pas pu plus mal tomber.
— Linda Everett ? demanda Andrea. La femme de Rusty ?
— Bah ! » s’exclama Big Jim. Big Jim disait souvent Bah ! quand il était irrité. « C’est tout juste si elle est capable de faire traverser les enfants devant l’école.
— Oui, monsieur, mais elle a passé le concours d’adjoint à Castle Rock, l’an dernier, et elle a une autorisation de port d’arme. Elle n’a aucune raison de ne pas la porter et de ne pas prendre son service. Peut-être pas à temps plein, les Everett ont deux enfants, mais elle peut faire sa part. N’oublions pas que nous sommes en temps de crise.
— Pas de doute, pas de doute », grommela Rennie. Mais qu’il soit pendu s’il laissait l’un ou l’autre Everett jaillir devant lui comme un diable de sa boîte à chaque fois qu’il ferait un pas. En un mot : il ne voulait pas de cette bonne femme cueilleuse de coton dans son équipe de choc. Pour commencer elle était jeune, elle n’avait pas plus de trente ans, et elle était belle comme le diable. Il était sûr qu’elle aurait une mauvaise influence sur les hommes. C’est toujours le cas avec les jolies femmes. Wettington et ses nénés en obus suffisaient largement.
« Si bien, reprit Randolph, que nous ne disposons que de huit personnes sur dix-huit.
— Tu as oublié de te compter », lui fit observer Andrea.
Randolph se donna un coup sur la tête de la paume de la main, comme s’il essayait de mettre son cerveau en route. « Oh. Ouais. Exact. Neuf.
— Ce n’est pas assez, dit Rennie. Nous devons prévoir des renforts. Sur une base temporaire, bien sûr ; jusqu’à ce que la situation s’éclaircisse.
— À qui pensiez-vous, monsieur ? demanda Randolph.
— À mon fils, pour commencer.
— Junior ? s’étonna Andrea, sourcils levés. Il n’est même pas en âge de voter… si ? »
Big Jim se représenta brièvement le cerveau d’Andrea : quinze pour cent étaient consacrés à ses sites d’achat en ligne préférés ; quatre-vingts pour cent étaient des récepteurs de came ; deux pour cent constituaient sa mémoire et les trois pour cent restants se chargeaient de penser. Et c’était avec ça qu’il devait travailler. Toutefois, se rappela-t-il,la stupidité des collègues vous simplifie l’existence.
« Il a vingt et un ans, en fait. Il en aura vingt-deux en novembre prochain. Et soit par chance, soit par la grâce de Dieu, il est revenu de la fac pour le week-end. »
Peter Randolph savait que Junior était rentré de façon permanente à la maison — il l’avait vu écrit en toutes lettres sur le carnet de notes du téléphone, dans le bureau du chef de la police, un peu plus tôt dans la semaine ; mais il n’avait aucune idée du canal par lequel Duke avait obtenu cette information et ne voyait pas non plus en quoi elle était assez importante pour qu’on l’ait notée. Il y avait eu aussi autre chose d’écrit dessous : Troubles du comportement ?
Néanmoins, ce n’était probablement pas le temps de partager cette information avec Big Jim.
Rennie continuait, avec l’enthousiasme du bonimenteur dans un spectacle télévisé, et annonça le super-super-bonus : « De plus, Junior a trois amis qui conviendraient parfaitement : Frank DeLesseps, Melvin Searles et Carter Thibodeau. »
Encore une fois, Andrea eut l’air mal à l’aise. « Heu… est-ce que ce ne sont pas… les jeunes gens… qui ont été impliqués dans l’altercation du Dipper’s ? »
Big Jim lui adressa un sourire empreint d’une telle joviale férocité qu’Andrea eut un mouvement de recul.
« Cette affaire a été exagérée. Et elle a été déclenchée par l’alcool, comme presque toujours. Sans compter que celui par qui tout a commencé est ce type, Barbara. Raison pour laquelle aucune plainte n’a été déposée. Ce n’était rien. À moins que je me trompe, Peter ?
— Absolument pas, répondit Randolph qui paraissait néanmoins mal à l’aise lui aussi.
— Tous ces gaillards ont dépassé vingt et un ans, et je crois que Carter Thibodeau en a même vingt-trois. »
Thibodeau, âgé effectivement de vingt-trois ans, travaillait depuis peu comme mécanicien à temps partiel au Mill Gas & Grocery. Il s’était déjà fait mettre à la porte de deux jobs auparavant — pour des manifestations de colère, avait entendu dire Randolph — mais il paraissait s’être calmé à l’épicerie-station-service. Johnny lui avait dit qu’il n’avait jamais eu meilleur ouvrier pour ce qui était des pots d’échappement et des circuits électriques.
« Ils ont tous chassé ensemble, ils savent tirer.
— À Dieu ne plaise qu’on mette leur expérience à l’épreuve, observa Andrea.
— Personne ne se fera tirer dessus, Andrea, et personne ne suggère de faire de ces jeunes gens des policiers à plein temps. Ce que je dis, c’est que nous sommes devant la nécessité de remplumer un effectif très sérieusement diminué, et vite. Alors, qu’en pensez-vous, chef ? Ils peuvent servir jusqu’à la fin de la crise, et nous les paierons sur les fonds spéciaux. »
L’idée de voir Junior se balader avec une arme dans les rues de Chester’s Mill déplaisait à Randolph — Junior et ses éventuels troubles du comportement — mais il lui déplaisait tout autant de contrarier Big Jim. Et cela pourrait être une bonne idée de disposer d’un petit groupe de suppléants. Même s’ils étaient jeunes. Il ne prévoyait pas d’agitation particulière, dans sa juridiction, mais il pouvait leur faire contrôler les endroits où les routes principales se heurtaient à la barrière. Si la barrière était toujours là demain. Et si elle n’y était pas ? Question réglée.
Il afficha le sourire du bon coéquipier. « Vous savez, monsieur, je pense que c’est une excellente idée. Envoyez-les-moi au poste demain à dix heures…
— Neuf heures serait peut-être mieux, Pete.
— Neuf heures, très bien, intervint Andy de sa voix rêveuse.
— Des remarques ? » demanda Rennie.
Il n’y en eut pas. Andrea eut l’air d’avoir peut-être quelque chose à dire, mais de ne plus se rappeler quoi.
« Alors je mets aux voix, dit Rennie. Le conseil doit-il demander au chef Randolph de prendre comme adjoints, avec un salaire de base, Junior, Frank DeLesseps, Melvin Searles et Carter Thibodeau ? Avec pour période de service le temps que cette fichue affaire soit réglée ? Ceux qui votent pour font comme d’habitude. »
Tous levèrent la main.
« La mesure est approu… »
Rennie fut interrompu par deux détonations qui faisaient nettement penser à des coups de feu. Tous sursautèrent. Puis il y en eut une troisième, et Rennie, qui avait travaillé toute sa vie au milieu de moteurs, comprit de quoi il s’agissait.
« Détendez-vous, les gars. C’est juste un raté. Le générateur se racle la gorge… »
L’antique machine lança une dernière détonation, puis mourut. Les lumières s’éteignirent, les laissant quelques instants dans les ténèbres. Andrea poussa un cri.
Sur sa gauche, Andy s’écria, « Ah mon Dieu, le propane… »
Rennie tendit la main et saisit par le bras Andy, qui se tut. Tandis que Rennie relâchait son étreinte, la lumière revint timidement dans la longue salle lambrissée de pin. Non pas le brillant éclairage de la suspension, mais celui des boîtiers de secours installés aux quatre coins. Dans leur faible lueur, les visages regroupés à la pointe nord de la table de conférences paraissaient jaunâtres et plus âgés de plusieurs années. Ils avaient aussi l’air effrayés. Big Jim Rennie lui-même paraissait effrayé.
« Pas de problème, dit Randolph avec une jovialité qui sonnait faux. Le réservoir est sans doute à sec, c’est tout. Les bonbonnes ne manquent pas dans la remise de la ville. »
Andy adressa un coup d’œil à Big Jim. Ce ne fut qu’un léger mouvement oculaire, mais Rennie eut l’impression qu’Andrea l’avait remarqué. Ce qu’elle pouvait en déduire, en fin de compte, concernait tout autre chose.
Elle l’aura oublié avec son prochain cachet d’Oxy, se dit-il. Ou demain matin, c’est certain.
Pour le moment, les réserves en propane de la ville — ou leur absence — ne l’inquiétaient pas plus que cela. Il s’occuperait du problème quand cela serait nécessaire.
« OK, les amis, je sais qu’il vous tarde autant qu’à moi de sortir d’ici, alors passons à l’autre point de l’ordre du jour. Je crois que nous devrions déclarer officiellement Peter Randolph chef de la police de Chester’s Mill.
— Oui, pourquoi pas ? » demanda Andy.
Il paraissait fatigué.
« S’il n’y a pas de discussion, reprit Rennie, je mets aux voix. »
Tout le monde vota selon le souhait de Big Jim.
Comme toujours.
Junior était assis sur les marches, devant la grande maison des Rennie de Mill Street, quand les phares du Hummer de son père vinrent inonder l’allée. Junior se sentait en paix. La migraine n’était pas revenue. Andie et Dodee étaient remisées dans l’arrière-cuisine des McCain, où elles seraient très bien — du moins pour le moment. Il avait remis dans le coffre paternel l’argent qu’il y avait pris. Il avait un pistolet dans sa poche — le calibre 38 à crosse de nacre que son père lui avait offert pour ses dix-huit ans. Ils allaient parler, tous les deux. Junior allait écouter très attentivement ce que le Roi du Crédit Total avait à lui dire. S’il avait l’impression que son père savait ce que lui, Junior, avait fait — il ne voyait pas comment c’était possible, mais son père savait tant de choses — alors Junior le tuerait. Après quoi, il retournerait l’arme contre lui. Parce qu’il n’y aurait aucun moyen de fuir. Pas cette nuit. Ni demain, probablement. À son retour de chez les McCain, il s’était arrêté sur la place principale, et avait écouté les conversations. Ce qu’il avait entendu relevait du délire, mais la grande bulle de lumière au sud — et la plus petite au sud-ouest, là où la 117 passe sur le territoire de Castle Rock — lui avaient laissé à penser que ce soir, c’était les trucs délirants qui étaient vrais.
La portière du Hummer s’ouvrit puis claqua. Big Jim Rennie marcha vers Junior, son porte-documents claquant contre sa cuisse. Il ne paraissait ni soupçonneux, ni sur ses gardes, ni en colère. Il s’assit sans un mot sur les marches à côté de son fils. Puis, avec un geste qui prit complètement Junior par surprise, il posa la main sur la nuque du jeune homme et la serra doucement.
« Tu es au courant ? demanda-t-il.
— En partie, oui, répondit Junior. Mais je n’y comprends rien.
— Personne ne comprend. Je crois que des jours difficiles nous attendent jusqu’à ce que tout rentre dans l’ordre. C’est pourquoi j’ai quelque chose à te demander.
— C’est quoi ? »
La main de Junior se referma sur la crosse de son pistolet.
« Jouerez-vous votre rôle ? Toi et tes amis ? Frankie, Carter et le fils Searle ? »
Junior attendit en silence. Qu’est-ce que c’était que ces conneries ?
« Pete Randolph est le chef de la police, à présent. Il va avoir besoin d’hommes pour compléter ses effectifs. Des types bien. Veux-tu servir comme adjoint jusqu’à ce qu’on en ait terminé avec ce fichu sac d’embrouilles ? »
Junior se sentit pris d’un besoin presque irrépressible de hurler de rire. Ou de triomphe. Ou des deux. La main de Big Jim était encore posée sur sa nuque. Sans serrer. Sans le pincer. Presque… caressante.
Junior lâcha la crosse de son arme, dans sa poche. Il se rendit compte que ça marchait comme sur des roulettes pour lui. Comme sur des super-roulettes.
Aujourd’hui, il avait tué deux filles qu’il connaissait depuis l’enfance.
Demain, il serait policier de la ville.
« Bien sûr, p’pa. Si tu as besoin de nous, nous serons là. »
Et, pour la première fois depuis peut-être quatre ans (sinon davantage), il embrassa son père sur la joue.