Nyuck-nyuck-nyuck

1

Jim Rennie et Andy Sanders regardaient l’étrange coucher de soleil depuis les marches du salon funéraire Bowie. Il devait y avoir une nouvelle « réunion d’évaluation des urgences » à l’hôtel de ville à dix-neuf heures et Big Jim tenait à arriver en avance pour la préparer ; mais ils restaient cloués sur place, fascinés par cette tombée de la nuit au milieu des souillures du Dôme.

« C’est comme la fin du monde, dit Andy à mi-voix, d’un ton plein d’effroi.

— Quelle ânerie ! » répliqua Big Jim.

Et s’il y avait de la dureté dans sa voix (même pour lui), c’était parce qu’une pensée similaire lui avait traversé l’esprit. Pour la première fois depuis que le Dôme s’était abattu sur Chester’s Mill, il prenait conscience que la situation risquait de dépasser leur capacité d’y faire face — sa capacité d’y faire face —, une idée qu’il rejetait furieusement. « Aurais-tu vu par hasard notre Seigneur Jésus-Christ descendre des cieux ?

— Non », reconnut Andy.

Ce qu’il voyait, c’étaient des gens qu’il connaissait depuis toujours réunis en petits groupes sur Main Street, silencieux, et qui se contentaient de regarder cet étrange coucher de soleil en s’abritant les yeux de la main.

« Tu me vois, moi ? » insista Big Jim.

Andy se tourna vers lui. « Bien sûr, répondit-il, perplexe. Bien sûr que je te vois.

— Ce qui signifie que je n’ai pas été emporté au ciel. J’ai donné mon cœur à Jésus il y a des années, et si c’était la Fin des Temps, je ne serais plus ici. Ni toi, d’ailleurs. D’accord ?

— J’imagine, oui », dit Andy.

Mais il était dubitatif. S’ils étaient sauvés — lavés par le Sang de l’Agneau —, pourquoi venaient-ils de parler avec Stewart Bowie de la perspective d’arrêter ce que Big Jim appelait « nos petites affaires » ? Et comment s’étaient-ils retrouvés en train de faire ces « petites affaires », au fait ? Quel rapport y avait-il entre faire tourner une usine de méthadone et être sauvé ?

S’il avait posé la question à Big Jim, Andy connaissait la réponse : la fin justifie parfois les moyens. La fin, dans ce cas, lui avait paru admirable : la nouvelle église du Christ-Rédempteur (l’ancienne n’avait été rien de plus qu’un cabanon en bois surmonté d’une croix, également en bois) ; la station de radio qui avait sauvé Dieu seul savait combien d’âmes ; la contribution de dix pour cent — faite prudemment, via un compte bancaire aux îles Caïmans — à la Société des missions du Seigneur Jésus, pour aider ceux que le pasteur Coggins appelait « les petits frères bruns ».

Mais à la vue de ce coucher de soleil gigantesque et brouillé qui semblait suggérer que toutes les affaires humaines étaient insignifiantes, sans importance, Andy devait admettre que ces fins n’étaient que des prétextes. Sans les revenus de la méthadone, sa pharmacie aurait été en faillite six ans auparavant. Pareil pour le salon funéraire. Et pareil aussi — sans doute, parce que l’homme qui se tenait à côté de lui n’aurait jamais voulu le reconnaître — pour le magasin de voitures d’occasion de Jim Rennie.

« Je sais ce que tu penses, mon vieux », dit Big Jim.

Andy le regarda timidement. Big Jim souriait… mais pas férocement. C’était un sourire gentil, plein de compréhension. Andy lui rendit son sourire, ou du moins essaya. Il devait beaucoup à Big Jim. Sauf que maintenant, la pharmacie et la BMW de Claudie lui paraissaient des choses beaucoup moins importantes. Quel intérêt avait une BMW, y compris avec son système pour se garer toute seule et sa radio à commande vocale, alors qu’il avait perdu sa femme ?

Quand tout cela sera terminé et que Dodee reviendra, décida Andy, je lui donnerai la BMW. C’est ce qu’aurait voulu Claudie.

Big Jim tendit un doigt au bout carré vers le soleil déclinant qui paraissait s’étaler sur tout l’horizon occidental, tel un grand jaune d’œuf empoisonné. « Tu penses que tout cela est de notre faute. Que Dieu nous punit parce que nous avons magouillé pour garder la ville à flot quand les temps étaient durs. Mais c’est tout simplement faux, mon vieux. Ceci n’est pas l’œuvre de Dieu. Si tu me disais que nous avons été battus au Vietnam par la volonté de Dieu — que Dieu nous avertissait ainsi que nous perdions notre spiritualité — je serais obligé d’être d’accord avec toi. Si tu me disais que le 11 Septembre était la réaction de l’Être suprême à la Cour suprême décrétant que les petits enfants ne commenceraient plus leur journée par une prière au Dieu qui les a créés, je serais aussi d’accord. Mais Dieu punissant Chester’s Mill parce que nous avons fait en sorte qu’elle ne devienne pas une ville fantôme de plus sur la carte, comme Jay ou Millinocket ? (Il secoua la tête.) Non, m’sieur. Non.

— Nous avons aussi mis pas mal d’argent dans notre poche au passage », fit timidement remarquer Andy.

C’était vrai. Ils avaient fait bien plus que renflouer leurs propres commerces et offrir une main secourable aux petits frères bruns ; Andy avait un compte personnel aux îles Caïmans. Et pour chaque dollar qu’Andy avait là-bas — Andy ou les Bowie, d’ailleurs —, il était prêt à parier que Big Jim en avait trois. Sinon quatre.

« Car l’ouvrier mérite sa nourriture, répondit Big Jim d’un ton pédant. Matthieu, 10–10. » Il ne prit pas la peine de citer les lignes qui précédaient : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement. Ne prenez ni or, ni argent, ni monnaie… »

Il consulta sa montre. « Et à propos de boulot, mon vieux, on ferait mieux d’y aller. On a pas mal de décisions à prendre. » Sur quoi, il se mit en marche. Andy lui emboîta le pas, mais sans quitter des yeux le coucher de soleil, encore assez brillant pour lui faire penser à des chairs avariées. Big Jim s’arrêta soudain.

« De toute façon, t’as entendu ce qu’a dit Stewart — la boutique ne tourne plus. Tout fini et reboutonné, comme dit le petit garçon la première fois qu’il fait pipi tout seul. Il l’a dit lui-même au chef.

— Ce type », gronda Andy.

Big Jim eut un petit rire. « Ne t’en fais pas pour Phil. Nous avons fermé et ça va rester fermé jusqu’à ce que la crise soit passée. En fait, c’est peut-être un signe que nous allons devoir fermer définitivement. Un signe du Tout-Puissant.

— Ce serait bien », dit Andy.

Mais il eut une intuition déprimante : si le Dôme disparaissait, Big Jim allait changer d’avis, et il suivrait. Stewart Bowie et son frère Fernald aussi. Avec enthousiasme. En partie à cause des gains considérables — et nets d’impôts — qu’ils en tiraient, en partie parce qu’ils étaient trop impliqués. Il se rappela un propos tenu par une ancienne star de cinéma, morte depuis longtemps : « Le temps que je découvre que je n’aimais pas tourner, j’étais trop riche pour laisser tomber. »

« Ne t’inquiète pas comme ça, reprit Big Jim. Nous commencerons à ramener les bouteilles de propane en ville dans deux semaines, que cette situation soit résolue ou non. Avec les camions de déneigement de la commune. Tu es capable de te servir d’un levier de vitesse, pas vrai ?

— Oui, répondit Andy d’un ton morose.

— Sans compter, ajouta Big Jim à qui l’idée rendit sa bonne humeur, que nous pouvons nous servir de l’ambulance des Bowie ! on pourra même les ramener plus vite ! »

Andy ne répondit rien. Il détestait l’idée d’avoir détourné (comme disait Big Jim) autant de bouteilles de propane des différents services de la ville, mais cela avait paru la voie la plus sûre. Ils produisaient à grande échelle, ce qui signifiait beaucoup de cuisson et beaucoup de ventilation pour les gaz toxiques. Big Jim avait fait observer qu’acheter de grandes quantités de gaz risquait de soulever des questions. Tout comme acheter de grandes quantités de médicaments autorisés pour les fourguer dans ce machin aurait pu être remarqué et engendrer des ennuis.

Le fait de posséder une pharmacie avait été utile sur ce plan, bien que les quantités de trucs comme le Robitussin et le Sudafed aient rendu Andy horriblement nerveux. Il s’était dit que cela serait leur perte, si jamais ils étaient pris. Il n’avait jamais pensé à l’énorme réserve de bonbonnes de propane planquée derrière le studio de WCIK, jusqu’à maintenant.

« Au fait, on ne manquera pas d’électricité à l’hôtel de ville, ce soir. » Big Jim avait parlé sur le ton de celui qui fait une agréable surprise. « J’ai demandé à Randolph d’envoyer mon fils et son copain Frankie prendre l’une des bonbonnes de l’hôpital pour notre générateur. »

Andy parut inquiet. « Mais nous avions déjà pris…

— Je sais, je sais ce que nous avons fait, dit Big Jim, adoptant un ton apaisant. Ne t’inquiète pas pour l’hôpital, ils en ont assez pour le moment.

— Tu aurais pu prendre celles de la station de radio… il y en a tellement là-bas…

— C’était plus près, dit Big Jim en guise d’explication. Et plus sûr. Peter Randolph est notre homme, mais ça ne veut pas dire que je veux le mettre au courant de nos petites affaires. Ni maintenant ni jamais. »

Voilà qui confirma, aux yeux d’Andy, que Big Jim n’avait en réalité aucune intention d’abandonner leur trafic.

« Mais dis-moi, Jim, si nous commençons à ramener en douce du gaz en ville, où dirons-nous qu’il était ? On ne va tout de même pas raconter aux gens que c’est la méchante fée Propane qui l’a emporté puis qui a changé d’avis et nous l’a rendu ? »

Rennie fronça des sourcils. « Tu trouves ça drôle ?

— Non, je trouve ça inquiétant !

— J’ai un plan. Nous annoncerons l’existence d’un dépôt de carburant et nous rationnerons le propane en fonction des besoins. Le fioul domestique aussi, si nous trouvons comment le faire fonctionner sans électricité. L’idée de rationner me fait horreur — c’est tellement peu américain — mais c’est comme l’histoire de la cigale et de la fourmi, tu sais. Il y a des chapardeurs, en ville, qui sont capables de tout liquider en un mois et de venir nous crier à la première vague de froid qu’il faut s’occuper d’eux.

— Tu ne penses tout de même pas que ce truc-là va durer un mois, si ?

— Bien sûr que non, mais tu sais ce que disaient les anciens : Espérer le meilleur, se préparer au pire. »

Andy envisagea un instant de faire remarquer qu’ils avaient déjà utilisé une bonne partie des réserves en question pour faire de la méthadone crystal, mais il savait d’avance ce que lui répondrait Big Jim : Comment diable aurions-nous pu savoir ?

Ils n’auraient pas pu, bien entendu. Quelle personne normale aurait pu s’attendre à une aussi soudaine diminution de toutes leurs ressources ? On prévoit toujours d’avoir plus que ce qui est nécessaire. C’est la façon d’agir américaine. Pas tout à fait assez était une insulte pour la raison et l’esprit.

« Tu n’es pas le seul qui ne va pas aimer l’idée d’un rationnement, observa Andy.

— Raison pour laquelle nous avons une force de police. Nous déplorons tous la mort de Henry Perkins, mais il est maintenant avec Jésus et c’est Peter Randolph qui a pris sa place. Et qui conviendra mieux à la ville, dans cette situation. Parce qu’il écoute, lui. (Il tendit un doigt vers Andy.) Les habitants d’une ville comme celle-ci — comme partout, d’ailleurs — ne sont guère plus que des enfants quand il s’agit de leur propre intérêt. Combien de fois l’ai-je répété ?

— Des tas de fois, répondit Andy avec un soupir.

— Et qu’est-on obligé de faire faire aux enfants ?

— Leur faire manger leurs légumes s’ils veulent avoir du dessert.

— Oui ! Et parfois, cela signifie qu’il faut faire claquer le fouet.

— Tiens, ça me rappelle autre chose, dit Andy. J’ai parlé avec Samantha Bushey, quand j’étais encore à la ferme Dinsmore — c’est l’une des amies de Dodee. Elle m’a dit que certains flics avaient été brutaux. Très brutaux. Il faudrait peut-être en parler avec le chef Randolph. »

Jim lui fit les gros yeux. « Et tu t’attendais à quoi, mon vieux ? À ce qu’ils prennent des gants ? C’est tout juste s’il n’y a pas eu d’émeute, là-bas. Nous avons failli avoir une émeute de cueilleurs de coton à Chester’s Mill !

— Je sais, tu as raison, c’est juste que…

— Je la connais, la petite Bushey. Je connais toute la famille. Des drogués, des voleurs de voitures, toujours en délicatesse avec la loi, avec les banques, avec le fisc. Ce qu’on appelait la racaille blanche, jusqu’à ce que ça devienne politiquement incorrect. Ce sont les gens que nous devons surveiller, maintenant. Justement ceux-là. Ce sont ceux qui vont flanquer la pagaille dans la ville, si tu leur donnes la moitié d’une chance. C’est ça que tu veux ?

— Non, évidemment pas… »

Mais Big Jim était lancé plein pot : « Toutes les villes ont leurs fourmis, ce qui est bien, et leurs cigales, qui ne sont pas si bien mais qu’on peut supporter parce qu’on peut leur faire faire ce qui est dans leur propre intérêt, même si on doit un peu leur serrer la vis. Mais chaque ville a aussi ses sauterelles, comme dans la Bible, des gens dans le genre de Bushey. Pour ceux-là, il faut pas y aller avec le dos de la cuillère. Ça ne te plaît peut-être pas et ça ne me plaît peut-être pas, mais les libertés individuelles vont devoir aller faire un petit tour jusqu’à ce que ce truc-là soit terminé. Et nous aussi, nous ferons des sacrifices. À commencer par la fermeture de notre petite affaire, pas vrai ? »

Andy ne voulut pas lui faire remarquer qu’en réalité ils n’avaient pas le choix, étant donné qu’ils ne disposaient d’aucun moyen d’expédier leur came au-delà des limites de la ville, et s’en tint à un simple oui. Il n’avait aucune envie d’en discuter davantage, et il redoutait la réunion qui devait suivre et traînerait peut-être jusqu’à minuit. Tout ce dont il avait envie, c’était de rentrer chez lui, dans sa maison vide, d’avaler une bonne rasade, puis de se coucher, de penser à Claudie et de s’endormir à force de pleurer.

« Ce qui compte à présent, mon vieux, c’est de maintenir les choses en place. Ce qui est synonyme de loi, d’ordre, d’anticipation. Notre anticipation, parce que nous ne sommes pas des cigales, nous. Nous sommes des fourmis. Des fourmis soldats. »

Big Jim prit un temps de réflexion. Lorsqu’il parla à nouveau, il avait retrouvé son ton d’entrepreneur. « Je repense à notre décision de laisser le Food City continuer à ouvrir comme d’habitude. Je ne dis pas que nous allons le faire fermer — en tout cas pas tout de suite — mais nous allons surveiller de près ce qui s’y passe au cours des deux prochains jours. Le surveiller avec un œil de faucon. Pareil avec le Gas & Grocery. Et ce ne serait peut-être pas une si mauvaise idée de nous approprier une partie des denrées les plus périssables pour notre usage person… »

Il s’arrêta, les yeux plissés, scrutant les marches de l’hôtel de ville. Il avait du mal à croire à ce qu’il voyait et il leva une main pour bloquer la lumière du couchant. C’était toujours là : Brenda Perkins et ce casse-pieds de première de Dale Barbara. Pas côte à côte, d’ailleurs. Assise entre eux et parlant avec animation avec la veuve de l’ancien chef de la police, se trouvait Andrea Grinnell, troisième conseiller. Apparemment, ils échangeaient des feuilles de papier.

Big Jim n’aimait pas ça.

Pas du tout.

2

Il fonça, avec la ferme intention de mettre un terme à cette conversation, quel qu’en fût le sujet. Mais il n’avait pas fait une douzaine de pas qu’un gosse courut à lui. C’était l’un des fils Killian. On comptait une bonne douzaine de Killian, habitant une ferme délabrée d’élevage de poulets près de la limite entre Chester’s Mill et Tarker’s Mill. Aucun des gamins n’était bien brillant — ce qui n’était déjà pas si mal, si l’on considérait les parents minables dont ils étaient issus — mais tous étaient des membres ponctuels de l’église du Christ-Rédempteur ; en d’autres termes, ils étaient tous sauvés. Celui-ci, c’était Ronnie…, semblait-il à Rennie, car c’était difficile d’en être sûr. Ils avaient tous la même tête ronde aux sourcils saillants et au nez aquilin.

Le garçon portait un T-shirt en lambeaux de WCIK et tenait une note à la main. « Hé, Mr Rennie ! Sans blague, j’ai fait tout le tour de la ville pour vous trouver.

— J’ai bien peur de ne pas avoir le temps de parler, Ronnie », répondit Big Jim. Il regardait toujours le trio assis sur les marches de l’hôtel de ville. Les trois maudits comparses. « Demain peut…

— C’est Richie, Mr Rennie — Ronnie, c’est mon frère.

— Bien sûr, Richie. Si tu veux bien m’excuser, maintenant. »

Big Jim s’éloigna.

Andy prit la note des mains du garçon et rattrapa Rennie avant qu’il ait atteint les marches. « Tu ferais mieux de regarder ça. »

Ce que Big Jim vit tout d’abord fut la figure d’Andy, plus crispée et inquiète que jamais. Puis il prit la note.

James,

Il faut qu’on se voie ce soir même. Dieu m’a parlé. Je dois maintenant te parler à toi avant de parler à la ville. Je t’en prie, réponds. Richie Killian me portera ton message.

Révérend Lester Coggins

Il n’avait signé ni Les, ni même Lester. Mais Révérend Lester Coggins. Ça ne lui disait rien de bon. Pourquoi, mais pourquoi bon sang tout devait-il arriver en même temps ?

Le garçon se tenait devant la librairie, l’air d’un pauvre petit orphelin avec son T-shirt délavé et déchiré, son jean trop grand qui pochait et lui tombait sur les fesses. Big Jim lui fit signe. Le garçon accourut vivement. Le deuxième conseiller prit son stylo (sur lequel était écrit BIG JIM LE ROI DES BONNES AFFAIRES) et griffonna trois mots en réponse : Minuit. Chez moi. Il replia la note et la tendit au garçon.

« Porte-lui ça. Et ne lis pas.

— Je ne lirai pas ! Promis-juré ! Dieu vous bénisse, Mr Rennie.

— Toi aussi, fiston. »

Il regarda le gamin partir en courant.

« Qu’est-ce que ça veut dire ? » demanda Andy. Et avant que Big Jim ait le temps de répondre, il ajouta : « La fabrique ? est-ce que c’est la métha…

— La ferme. »

Andy recula d’un pas, choqué. Big Jim ne lui avait encore jamais parlé sur ce ton. C’était très mauvais signe.

« Une chose à la fois », dit Big Jim.

Sur quoi il repartit au pas de charge vers le problème suivant.

3

En regardant Rennie s’approcher, la première idée qui vint à l’esprit de Barbie fut : il marche comme un malade qui ne sait pas qu’il l’est. Il marchait aussi comme un homme qui avait passé sa vie à botter des fesses. Il arborait également son sourire mondain le plus carnivore lorsqu’il prit les mains de Brenda et les serra. Elle se laissa faire avec calme et de bonne grâce.

« Brenda, dit-il, mes plus sincères condoléances. Je serais passé vous voir plus tôt… et bien sûr j’assisterai aux funérailles… mais j’ai été un peu pris. Comme tout le monde.

— Je comprends, répondit Brenda.

— Duke nous manque tellement.

— C’est vrai, renchérit Andy, s’alignant derrière Big Jim tel un remorqueur derrière un transatlantique. Terriblement vrai.

— Je vous remercie beaucoup, tous les deux.

— Et je ne demanderai pas mieux que de parler de tout ce qui vous inquiète… je vois bien ce qu’il en est… » Le sourire de Big Jim s’élargit, mais n’approcha pas ses yeux d’un millimètre. « Nous avons une réunion très importante. Andrea, je me demande si tu ne pourrais pas aller devant et préparer les dossiers. »

Bien qu’approchant la cinquantaine, Andrea avait l’air d’une enfant surprise à voler un morceau de la tarte qui refroidit sur le bord de la fenêtre. Elle fit mine de se lever (la douleur dans son dos la faisant grimacer), mais Brenda la prit par le bras, fermement. Andrea se rassit.

Barbie se rendit compte que Grinnell comme Sanders étaient morts de frousse. Pas à cause du Dôme, du moins pas en ce moment ; mais à cause de Rennie. Et une fois de plus il pensa, Et on n’a pas encore vu le pire.

« Je crois qu’il faut que vous nous laissiez un peu de temps, James, dit Brenda d’un ton courtois. Vous comprendrez certainement que si ce n’était pas important — très important — je serais chez moi, à pleurer mon mari. »

Big Jim se trouva pour une (rare) fois à court de mots. Les gens restés dans la rue pour regarder le coucher de soleil observaient à présent la rencontre impromptue. Attribuant peut-être une importance qu’il n’avait pas à Barbie simplement parce qu’il était assis entre le troisième conseiller et la veuve du feu chef de la police. Les trois se passaient un document comme si c’était une bulle du pape lui-même. Qui avait eu l’idée de cette démonstration publique ? La petite mère Perkins, pardi ! Andrea n’était pas assez maligne pour ça. Ni assez courageuse pour le provoquer aussi publiquement.

« Bon, on peut peut-être vous laisser quelques minutes. Eh, Andy ?

— Bien sûr, dit Andy. Pour vous, on peut certainement attendre quelques minutes, Mrs Perkins. Je suis vraiment désolé pour Duke.

— Et je suis désolé pour votre femme », répondit Brenda d’un ton grave.

Leurs yeux se rencontrèrent. Ce fut un Instant de Tendresse Authentique, qui donna à Big Jim envie de lui arracher les cheveux. Il n’ignorait pas qu’il n’aurait pas dû se laisser envahir par de tels sentiments — c’était mauvais pour sa tension artérielle, et ce qui était mauvais pour sa tension artérielle était mauvais pour son cœur — mais c’était dur parfois. En particulier quand on venait de recevoir un mot d’un type qui en savait infiniment trop et qui s’imaginait que Dieu voulait qu’il parle à la ville. Si jamais Big Jim ne se trompait pas sur ce que Coggins s’était fourré dans la tête, le problème qu’il avait en ce moment n’était que roupie de sansonnet à côté.

Sauf que ce n’était peut-être pas de la roupie de sansonnet. Parce que Brenda Perkins ne l’avait jamais aimé et que Brenda Perkins était la veuve d’un homme considéré par tout Chester’s Mill comme un héros maintenant, sans la moindre raison valable. La première chose qu’il devait faire…

« Entrons, dit-il. Nous serons mieux pour parler dans la salle de conférences. » Son regard se posa un instant sur Barbie. « Vous avez quelque chose à voir dans cette histoire, Mr Barbara ? Parce que, ma vie dût-elle en dépendre, je ne comprends pas pourquoi.

— Ceci vous aidera peut-être », répondit Barbie en lui tendant les documents qu’il tenait. « J’étais dans l’armée, autrefois. Lieutenant. Il semble que l’on m’ait fait rempiler. Et qu’on m’ait donné une promotion. »

Rennie prit les feuilles de papier, les tenant par un coin comme s’il craignait de se brûler. La lettre était considérablement plus élégante que la note chiffonnée que Richie Killian lui avait donnée, et provenait d’un correspondant nettement plus connu. L’en-tête disait simplement : DE LA MAISON BLANCHE. Elle portait la date du jour.

Rennie tâta le papier. Un profond sillon vertical s’était creusé entre ses sourcils broussailleux. « Ce n’est pas le papier de la Maison Blanche. »

Bien sûr que si, débile, fut tenté de rétorquer Barbie. Il a été livré il y a une heure par la brigade des elfes de la FedEx. Ces braves petits branleurs l’ont téléporté à travers le Dôme, pas de problème.

Pourtant il répondit en essayant de garder un ton enjoué :

« Non, bien sûr que non. Elle est arrivée par Internet, en dossier PDF. C’est Ms Shumway qui l’a reçue et qui l’a imprimée. »

Julia Shumway. Encore une enquiquineuse.

« Lisez-la, James, dit Brenda d’un ton calme. C’est important. »

Big Jim la lut.

4

Benny Drake, Norrie Calvert et Joe McClatchey dit l’Épouvantail se tenaient devant les bureaux duDemocrat, le journal de Chester’s Mill. Ils avaient tous une lampe torche. Benny et Joe tenaient la leur à la main ; celle de Norrie était au fond d’une vaste poche sur le devant de son sweat-shirt à capuche. Ils étaient tournés vers le haut de la rue et l’hôtel de ville devant lequel plusieurs personnes — dont les trois conseillers et le cuistot du Sweetbriar Rose — paraissaient tenir une réunion.

« Je me demande ce qui se passe, dit Norrie.

— Les bouffonneries habituelles des adultes », répondit Benny avec un manque absolu d’intérêt, avant de frapper à la porte du journal. En l’absence de réaction, Joe passa devant lui et essaya la poignée. La porte s’ouvrit. Il comprirent sur-le-champ pourquoi Ms Shumway ne les avait pas entendus ; sa photocopieuse tournait à plein régime et elle-même s’entretenait avec son journaliste chargé des sports et le type qui, dans la journée, avait pris des photos de la ferme Dinsmore.

Julia vit les gamins et leur fit signe d’avancer. Les feuilles dégringolaient rapidement dans le bac de la photocopieuse. Pete Freeman et Tony Guay se chargeaient tour à tour de les prendre et de les empiler.

« Ah, vous voilà, dit-elle. J’avais peur que vous ne puissiez pas venir. Nous sommes presque prêts. Si la foutue machine ne chie pas dans les draps, bien sûr. »

Joe, Benny et Norrie approuvèrent silencieusement ce délicieux bon mot*, chacun bien résolu à l’employer à la première occasion.

« Avez-vous l’autorisation de vos parents ? reprit Julia. Je ne tiens pas à voir débouler une bande de papas furieux.

— Oui madame. Nous l’avons tous », répondit Norrie.

Freeman colisait un paquet de feuilles avec de la ficelle. S’y prenant plutôt mal, observa Norrie. Elle était capable de faire cinq nœuds différents. Et de fabriquer des mouches pour la pêche. Son père lui avait montré. En échange, elle lui avait appris deux ou trois figures de base de skate. Elle considérait qu’elle avait le papa le plus génial au monde.

« Vous voulez que je le fasse ? demanda-t-elle à Pete.

— Si tu peux t’en sortir mieux que moi, bien volontiers », répondit-il en lui laissant la place.

Elle s’avança, suivie de ses deux copains et vit alors l’énorme manchette noire qui barrait la page de l’édition spéciale à une seule feuille. « Bon Dieu de merde ! »

Les mots à peine sortis de sa bouche, elle porta vivement les mains dessus, mais Julia se contenta d’un hochement de tête. « Et même un bon Dieu de merde garanti d’origine, indiscutablement. J’espère que vous avez pris vos bicyclettes et qu’elles ont toutes des paniers. Ce serait difficile de transporter ces trucs sur des planches à roulettes.

— Vous nous l’avez demandé, et c’est ce que nous avons fait, répondit Joe McClatchey. La mienne n’a pas de panier, seulement un porte-bagages.

— Mais c’est moi qui attacherai son paquet dessus, dit Norrie.

— Je veux, que ce soit toi, dit Pete Freeman qui regardait, admiratif, la gamine ficeler les piles (employant un nœud papillon coulissant, lui semblait-il). Tu t’en sors plus que bien.

— Ouais, je me débrouille, répondit Norrie sur le ton du constat.

— Vous avez vos torches ? demanda Julia.

— Oui, répondirent-ils en chœur.

— Parfait. The Democrat n’a plus de petits distributeurs de journaux depuis trente ans, et je ne voudrais pas que, pour fêter la réintroduction de cette pratique l’un de vous se faisant écraser au coin de Main Street et de Prestile.

— Ce serait la grosse tuile, sûr, dit Joe.

— Un exemplaire pour chacune des maisons et chacun des commerces de ces deux rues, d’accord ? Plus Morin et Saint-Anne Avenue. Après ça, à vous de voir. Faites pour le mieux mais à neuf heures, rentrez chez vous. Laissez ce qui vous restera au coin d’une rue. Avec un caillou dessus pour les retenir. »

Benny relut la manchette :

CHESTER’S MILL, ATTENTION !
TIR D’EXPLOSIF CONTRE LA BARRIÈRE !
LANCEMENT D’UN MISSILE DE CROISIÈRE
ÉVACUATION DE LA FRONTIÈRE OUEST RECOMMANDÉE

« Je parie que ce truc-là ne marchera pas », dit Joe d’un air sombre tout en examinant la carte, dessinée à la main, au bas de la page. La ligne de démarcation entre Chester’s Mill et Tarker’s Mill avait été surlignée en rouge. Il y avait un X noir à l’endroit où Little Bitch Road franchissait la limite. Avec écrit point d’impact sous le X.

« Fais gaffe à ce que tu dis, le gosse », lui lança Tony Guay.

5

DE LA MAISON BLANCHE


À l’attention des CONSEILLERS MUNICIPAUX DE CHESTER’S MILL


Andrew Sanders

James P. Rennie

Andrea Grinnell


Chère Madame, chers Messieurs,

Avant toute chose, je tiens à vous adresser mes meilleurs sentiments et à vous exprimer la profonde inquiétude de notre nation et tous les vœux qu’elle forme pour vous. J’ai déclaré la journée de demain journée nationale de prière ; sur tout le territoire, les églises seront ouvertes afin que les personnes de toutes confessions puissent prier pour vous et pour ceux qui travaillent à comprendre ce qui s’est passé aux limites de votre communauté et à y mettre un terme. Permettez-moi de vous assurer que nous ne connaîtrons pas le repos tant que la population de Chester’s Mill n’aura pas été libérée et que les responsables de son confinement n’auront pas été retrouvés et châtiés. Cette situation sera réglée, et réglée rapidement, c’est la promesse solennelle que je vous fais, ainsi qu’à la population de Chester’s Mill. Je parle ici avec toute l’autorité que me confère mon titre de commandant en chef.


En second lieu, cette lettre a pour but de vous présenter le colonel Dale Barbara, de l’armée des États-Unis. Le colonel Barbara a servi en Irak où il a été décoré de l’étoile de bronze, de la médaille du mérite militaire, et de deux Purple Hearts. Il a été rappelé dans les rangs de l’armée et promu afin de servir de lien entre vous et nous et entre nous et vous. Je ne doute pas qu’en citoyens loyaux, vous lui apporterez tous votre concours. De même que vous l’aiderez, nous vous aiderons.


Mon intention initiale, en accord avec les avis donnés par les chefs de l’état-major général, le secrétaire à la Défense et la Sécurité intérieure du territoire, était de proclamer la loi martiale à Chester’s Mill et de nommer le colonel Barbara gouverneur militaire par intérim. Le colonel Barbara m’a assuré, cependant, que cela ne serait pas nécessaire. Il m’a dit qu’il s’attendait à une pleine coopération de la part des conseillers municipaux et de la police locale. Il considère que son poste consistera à « conseiller et approuver ». J’ai accepté son avis, me réservant le droit d’y revenir.


En troisième lieu, je sais que vous trouvez cruel et angoissant de ne pouvoir appeler parents et amis. Nous comprenons vos sentiments, mais il est impératif que nous maintenions un « blocus téléphonique » pour contrer le risque que des informations confidentielles circulent entre Chester’s Mill et l’extérieur, dans un sens ou dans l’autre. Vous estimerez peut-être que l’argument est spécieux ; je vous assure que ce n’est pas le cas. Il est très possible que quelqu’un, dans Chester’s Mill, ait des informations concernant la barrière qui vous entoure. Les appels locaux seront maintenus.


En quatrième lieu, nous continuerons à maintenir le black-out sur la presse, position qui pourra être revue à tout instant. Un moment viendra peut-être où il sera utile que les officiels de la ville et le colonel Barbara tiennent une conférence de presse, mais notre point de vue est qu’une fin rapide de la crise devrait rendre cette conférence inutile.


Mon cinquième point touche aux liaisons Internet. L’État-major général était très majoritairement en faveur d’un blocus temporaire des courriels et j’étais enclin à être d’accord avec eux. Le colonel Barbara, cependant, a vigoureusement plaidé en faveur d’un maintien du lien Internet avec l’extérieur, faisant valoir que le trafic électronique peut être légalement mis sous surveillance par le gouvernement par l’intermédiaire de la National Security Agency, la NSA, et qu’à toutes fins pratiques cette circulation peut être interrompue plus facilement que les communications par téléphone cellulaire. Étant donné qu’il est notre représentant sur le terrain, j’ai cédé sur ce point, en partie pour des raisons humanitaires. Cette décision pourra toutefois être soumise à révision et des changements de stratégie pourront avoir lieu. Le colonel Barbara sera toujours consulté dans ces cas-là et nous espérons bien que les relations entre lui et les autorités locales seront cordiales et confiantes.


En sixième lieu, je dois vous faire savoir qu’il est fortement possible que votre calvaire prenne fin dès demain à treize heures, heure locale. Le colonel Barbara vous expliquera l’opération militaire qui doit avoir lieu à ce moment-là et il m’a assuré que, grâce aux bons offices du conseil municipal et de Ms Shumway, qui possède et dirige le journal local, vous serez en mesure d’informer vos concitoyens de ce à quoi ils doivent s’attendre.


Enfin, je tiens à rappeler que vous êtes citoyens des États-Unis et que nous ne vous abandonnerons jamais. Notre promesse la plus ferme, se fondant sur nos plus grands idéaux, est simple : on ne laissera pas un homme, pas une femme, pas un enfant. Toutes les ressources nécessaires pour mettre un terme à votre confinement seront employées. Chaque dollar qu’il faudra dépenser sera dépensé. Ce que nous attendons de vous, en échange, est votre confiance et votre coopération. Je vous en prie, accordez-nous les deux.


Toutes nos prières et tous nos bons vœux vous accompagnent et je reste sincèrement votre


Président des États-Unis.

6

Quel qu’ait été le larbin de service qui avait griffonné ce truc, le salopard avait signé de son nom complet — son patronyme et ses deux prénoms, dont celui du terroriste, au milieu. Big Jim n’avait pas voté pour lui et, en cet instant, s’il avait par quelque miracle été téléporté en face de lui, il avait l’impression qu’il l’aurait étranglé avec jubilation.

Comme Barbara.

Le désir le plus violent du deuxième conseiller aurait été de pouvoir siffler Pete Randolph et de lui faire jeter le colonel Cuistot-de-mes-deux au fond d’une cellule. De lui dire qu’il pouvait mettre en œuvre sa fichue loi martiale à la noix depuis le sous-sol de la Casa Flicos avec Sam Verdreaux comme aide de camp. Sam le Poivrot serait peut-être même capable de contenir assez longtemps son delirium tremens pour saluer sans se foutre le pouce dans l’œil.

Mais pas maintenant. Pas encore. Certaines phrases du Négro-commandant en chef lui sautaient à la figure :

De même que vous l’aiderez, nous vous aiderons.

… les relations entre lui et les autorités locales seront cordiales et confiantes.

Ce que nous attendons de vous, en échange, est votre confiance et votre coopération.

Cette décision pourra toutefois être soumise à révision.

Cette dernière était la plus révélatrice. Big Jim était certain que ce fils de pétasse pro-avortement n’y connaissait rien en foi — pour lui, ce n’était qu’un mot — mais que lorsqu’il parlait de coopération, il savait exactement ce qu’il voulait dire, tout comme Jim Rennie : une main de fer dans un gant de velours, ne l’oubliez pas.

Le Président offrait sa sympathie et son soutien (il vit que cette droguée de mère Grinnell avait les larmes aux yeux en lisant la lettre), mais entre les lignes, on devinait la vérité. C’était une lettre de menace, purement et simplement. Coopérez, sinon on vous coupe Internet. Coopérez, parce que nous allons dresser la liste de ceux qui se comportent bien et de ceux qui se comportent mal, et vous n’aurez pas envie d’être dans la deuxième catégorie lorsque nous entrerons. Parce que nous ne l’oublierons pas.

Coopérez, les gars. Sinon…

Rennie pensa : Pas question que je laisse ma ville à un cuistot qui a osé porter la main sur mon fils et remettre ensuite mon autorité en question. Ça n’arrivera jamais, espèce de macaque. Jamais.

Il pensa aussi : Du calme, en douceur.

Laissons le colonel Cuistot-de-mes-deux expliquer le grand plan des militaires. S’il marche, parfait. S’il ne marche pas, le tout nouveau colonel de l’armée américaine va découvrir un sens inédit à l’expression : faire une incursion profonde en territoire ennemi.

Big Jim sourit et dit, « Entrons, voulez-vous ? On dirait qu’il y a beaucoup de choses dont nous devons parler. »

7

Junior s’assit dans le noir avec ses petites amies.

C’était étrange, même lui y pensait ainsi, de plus c’était apaisant.

Quand, avec les autres nouvelles recrues, Junior était revenu au poste de police après le colossal merdier à la ferme Dinsmore, Stacey Moggin (encore en uniforme et l’air fatigué) leur avait dit qu’ils pouvaient prendre un autre tour de service de quatre heures, s’ils en avaient envie. Il allait y avoir des heures sup comme s’il en pleuvait, au moins pour un temps, et quand le moment des comptes viendrait, avait ajouté Stacey, elle était sûre que la ville accorderait aussi des bonus… probablement de la part d’un gouvernement des États-Unis reconnaissant.

Carter, Mel, Georgia Roux et Frank DeLesseps, tous avaient accepté de faire ces heures sup. Ce n’était pas tellement pour l’argent ; le boulot les branchait. Il branchait aussi Junior, mais il couvait une nouvelle migraine. C’était déprimant, après s’être senti en pleine forme toute la journée.

Il dit à Stacey qu’il préférait laisser tomber, si elle était d’accord. Elle lui assura que oui, mais qu’il devrait se présenter au poste le lendemain matin à sept heures. « Il va y avoir beaucoup de boulot. »

Sur les marches, Frankie remonta sa ceinture et dit, « Je crois que je vais faire un tour par la maison d’Angie. Elle est probablement allée quelque part avec Dodee, mais je déteste l’idée qu’elle aurait pu glisser dans sa douche — et qu’elle soit là paralysée, ou un truc comme ça. »

Junior sentit un élancement lui traverser le crâne. Un petit point blanc se mit à danser devant son œil gauche. Il paraissait battre au rythme de son cœur, lequel venait juste d’accélérer.

« Je vais y passer, si tu veux, dit-il à Frankie. C’est sur mon chemin.

— Vraiment ? Ça t’embête pas ? »

Junior secoua la tête. Le point blanc s’agita en tous sens, démentiellement, lui donnant mal au cœur. Puis il revint à sa place.

Frankie reprit, un ton plus bas : « Sammy Bushey s’est foutue de ma gueule aujourd’hui, à la ferme Dinsmore.

— Cette conne.

— Un peu. Elle m’a dit, tu vas faire quoi, tu vas m’arrêter ? »

Frankie avait parlé d’une voix de fausset grinçante qui racla les nerfs de Junior. Le point blanc dansant parut devenir rouge et, pendant un instant, il fut pris de l’envie de mettre les mains autour du cou de son vieil ami et de serrer, jusqu’à ce que mort s’ensuive, pour ne plus jamais avoir à entendre cette voix de fausset.

« Ce que je me disais, continua Frankie, c’est qu’on pourrait y aller quand j’aurais terminé. Histoire de lui donner une leçon. Du genre Faut respecter sa police locale.

— C’est une salope. Doublée d’une gouine.

— Ça pourrait être encore plus marrant. » Frankie s’arrêta, regardant le coucher de soleil bizarre. « Ce truc du Dôme a peut-être un bon côté. On peut faire presque tout ce qu’on veut. Pour le moment, en tout cas. Pense à ça, mon pote. »

Il s’empoigna l’entrejambe.

« C’est vrai, reconnut Junior, mais je ne suis pas particulièrement excité. »

Sauf qu’à présent, il l’était. Plus ou moins. Non pas qu’il allait les baiser, ou leur faire des trucs, mais…

« Mais vous êtes toujours mes petites amies », dit Junior dans l’obscurité du placard. Il s’était éclairé avec sa lampe torche, au début, puis il l’avait éteinte. C’était mieux dans le noir. « Pas vrai ? »

Elles ne répondirent pas. Si ça arrivait, se dit Junior, c’est un sacré miracle que j’aurais à raconter à mon paternel et au révérend Coggins.

Il était assis adossé à un mur sur lequel couraient des étagères de boîtes de conserve. Il avait installé Angie à sa droite et Dodee à sa gauche. Ménage à trois[18], comme ils disent dans le forum de Penthouse. Elles n’avaient pas eu très bonne mine quand il avait braqué le rayon de sa torche sur elles, ses petites amies, avec leur bouille enflée et leurs yeux exorbités, partiellement cachés par leurs cheveux, mais une fois dans l’obscurité… hé ! Elles auraient pu être deux poulettes bien vivantes !

L’odeur mise à part, évidemment. Un mélange de vieille merde et de début de décomposition. Mais ce n’était pas si terrible parce qu’il y avait d’autres odeurs, agréables celles-ci, dans l’arrière-cuisine : café, chocolat, mélasse, fruits secs et — peut-être — sucre brun.

Ainsi que de légers arômes de parfum. Celui de Dodee ? D’Angie ? Il ne savait pas. Ce qu’il savait, c’est qu’il avait moins mal à la tête et que le désagréable point blanc avait disparu. Il tendit une main et y prit l’un des seins d’Angie.

« Ça ne t’embête pas, hein, Angie ? D’accord, je sais que t’es la petite amie de Frankie, mais vous avez plus ou moins rompu et, bon, c’est juste un petit pelotage. Sans compter — ça m’emmerde de te le dire mais je crois qu’il a l’intention de te faire un enfant dans le dos, ce soir. »

Il tâtonna et trouva la main de Dodee. Elle était glacée, mais il la posa néanmoins sur son entrejambe. « Oh bon sang, Dodee, tu manques pas d’air. Mais tu fais comme tu le sens, ma cocotte ; libère ton côté mauvais. »

Il allait devoir les enterrer, bien sûr. Et vite. Le Dôme pouvait exploser n’importe quand comme une bulle de savon, ou les savants pouvaient trouver comment le dissoudre. Ce jour-là, la ville serait envahie d’enquêteurs. Et si le Dôme restait en place, il y aurait un truc dans le genre comité alimentaire qui passerait de maison en maison pour recenser les réserves.

Bientôt. Mais pas tout de suite. Parce que c’était apaisant.

Et aussi plus ou moins excitant. Les gens ne pourraient pas comprendre, bien entendu, mais ils n’auraient pas besoin de comprendre. Parce que…

« C’est notre secret, murmura Junior dans le noir. Pas vrai, les filles ? »

Il resta assis, les bras passés autour des épaules des filles qu’il avait assassinées, et finit par sombrer dans le sommeil.

8

Lorsque Barbie et Brenda Perkins quittèrent l’hôtel de ville à onze heures, la réunion se poursuivait encore. Ils descendirent Main Street à pied jusqu’à Morin Street sans beaucoup parler, au début. Il y avait encore quelques exemplaires de l’édition spéciale duDemocrat au coin de Main Street et Maple Street. Barbie en dégagea un du caillou qui les retenait. Brenda avait une petite lampe-stylo dans son sac et elle braqua le rayon sur la manchette.

« On devrait le croire plus facilement en le voyant imprimé noir sur blanc, mais non, dit-elle.

— En effet, admit Barbie.

— Vous et Julia, vous vous êtes entendus pour faire en sorte que James ne puisse pas cacher ce truc, hein ? »

Barbie secoua la tête. « Il ne l’aurait pas fait, de toute façon, parce que c’est impossible. Quand le missile va frapper, ça va faire un sacré boucan. Julia voulait seulement que Rennie n’aille pas raconter l’histoire à sa façon, quelle qu’elle soit. » Il tapota la feuille. « Pour être parfaitement franc, je vois cela comme une assurance. Le conseiller Rennie doit se dire, si Barbie est en avance sur moi là-dessus, sur quoi d’autre l’est-il aussi ?

— James Rennie peut être un adversaire très dangereux, mon ami. »

Ils reprirent leur marche. Brenda replia le journal et le mit sous son bras. « Mon mari faisait une enquête sur lui.

— À propos de quoi ?

— Je ne sais pas trop ce que je peux vous dire. J’ai l’impression que soit je vous dis tout, soit je ne peux rien vous dire. Et Howie ne détenait aucune preuve absolue — je sais au moins cela. Mais il n’en était pas loin.

— Ce n’est pas une question de preuves, lui fit remarquer Barbie. Il s’agit que je ne me retrouve pas en prison demain, si jamais les choses tournent mal. Si ce que vous savez peut m’aider…

— Si ne pas aller en prison est votre seul souci, vous me décevez, Barbie. »

Ce n’était pas le seul, et Barbie se doutait que la veuve Perkins le savait. Il avait écouté attentivement pendant la réunion, et Rennie avait eu beau faire beaucoup d’efforts pour se montrer charmant et des plus raisonnables, Barbie en était ressorti glacé. Il pensait qu’en dépit de tous ses substituts gentillets de gros mots, l’homme était un vrai rapace. Il garderait le contrôle jusqu’à ce qu’on le lui arrache ; il prendrait ce dont il avait besoin jusqu’à ce qu’on l’arrête. Ce qui le rendait dangereux pour tout le monde, pas seulement pour Dale Barbara.

« Mrs Perkins…

— Brenda, vous avez oublié ?

— Oui, Brenda. Voici comment je vois les choses, Brenda : si jamais le Dôme reste en place, cette ville va avoir besoin de l’aide de quelqu’un d’autre que celle d’un revendeur de voitures d’occasion pris de la folie des grandeurs. Je ne pourrai aider personne si je suis en cabane.

— Howie soupçonnait fortement Big Jim de s’en mettre plein les poches.

— Comment ? Par quel biais ? Et dans quelles proportions ?

— Voyons d’abord ce qui se passe avec le missile. S’il ne fait pas sauter le Dôme, je vous dirai tout. Sinon, j’irai voir le procureur général quand la poussière sera retombée. Et, pour reprendre le refrain de Ricky Ricardo, James Rennie aura quelques s’plications à donner.

— Vous n’êtes pas la seule à attendre ce qui va arriver avec le missile. Ce soir, Rennie a fait son numéro de charme. Si le missile rebondit au lieu de passer au travers, je crois que nous verrons le vrai Big Jim. »

Brenda éteignit sa lampe et leva les yeux. « Regardez les étoiles, dit-elle. Tellement brillantes… les Pléiades… la Grande Ourse… Cassiopée… Rien n’a changé. Je trouve cela réconfortant. Pas vous ?

— Si. »

Ils restèrent quelques instants sans rien dire, contemplant l’arc lumineux de la Voie lactée. « Mais elles me font toujours sentir très petite et très… très fugace. » Elle rit, puis ajouta — assez timidement : « Puis-je prendre votre bras, Barbie ?

— Bien sûr. »

Elle lui prit le coude. Il mit sa main sur la sienne, et il la raccompagna chez elle.

9

Big Jim suspendit la réunion à vingt-trois heures trente. Pete Randolph souhaita une bonne nuit à tout le monde et partit. Il prévoyait de commencer l’évacuation de l’ouest de la ville à sept heures précises, espérant avoir dégagé tout le secteur de Little Bitch Road vers midi. Andrea le suivit, marchant lentement, se tenant le bas du dos à deux mains. Une position que chacun lui connaissait bien.

Bien que très soucieux à l’idée de son rendez-vous avec Lester Coggins (et il avait sommeil aussi ; il aurait bien aimé pouvoir dormir un peu), Big Jim lui demanda si elle ne pouvait pas rester quelques minutes de plus.

Elle le regarda, l’air interrogatif. Derrière Big Jim, Andy Sanders rangeait ostensiblement les dossiers dans la grande armoire métallique grise.

« Et ferme la porte », ajouta Big Jim d’un ton jovial.

Inquiète à présent, elle fit ce qu’on lui demandait. Andy terminait ses rangements de fin de réunion, mais il se tenait les épaules voûtées, comme dans l’attente d’un coup. Quelle que fût la question que Big Jim voulait aborder, Andy était déjà au courant. Et son attitude n’augurait rien de bon.

« Qu’est-ce que tu as en tête, Jim ? demanda-t-elle.

— Rien de sérieux. » Ce qui voulait dire que ça l’était. « Mais j’ai eu l’impression, Andrea, que tu faisais pas mal copain-copain avec ce Barbara, avant la réunion. Et aussi avec Brenda, d’ailleurs.

— Avec Brenda ? Mais c’est… », elle commença à dire ridicule, mais cela lui parut un peu trop fort. « … c’est idiot. Je connais Brenda depuis trente ans…

— Et Mr Barbara depuis trois mois. Si tu considères, en plus, que manger ses gaufres et son bacon est une façon de le connaître.

— Je crois que c’est le colonel Barbara, à présent. »

Big Jim sourit. « C’est un peu difficile à prendre au sérieux, pour un type dont l’uniforme se réduit à un blue-jean et un T-shirt.

— Tu as vu la lettre du Président.

— J’ai vu quelque chose que Julia Shumway a très bien pu fabriquer sur son fichu ordinateur. Pas vrai, Andy ?

— Absolument », répondit Andy sans se retourner.

Il finissait son rangement. En fait, rangeait de nouveau ce qu’il venait de ranger.

« Et à supposer que cela vienne du Président ? » reprit Big Jim. Le sourire qu’elle haïssait se répandit sur le gros visage joufflu. Andrea se rendit compte, avec une certaine fascination, qu’elle voyait un début de chaume sur ses joues — peut-être pour la première fois ; et elle comprit pourquoi il se rasait aussi soigneusement. Cette barbe naissante lui donnait un sinistre air nixonien.

« Eh bien… » Son inquiétude virait à la panique. Elle aurait voulu dire à Big Jim qu’elle n’avait fait que se montrer polie, mais il y avait eu un peu plus que cela, et quelque chose lui disait que Big Jim s’en était rendu compte. Il se rendait compte de beaucoup de choses. « Eh bien, c’est le commandant en chef, tu sais. »

Big Jim eut un geste méprisant. « Tu veux savoir ce que c’est qu’un commandant, Andrea ? Je vais te le dire. Un commandant, c’est quelqu’un qui mérite la loyauté et l’obéissance parce qu’il est capable de procurer des ressources à ceux qui en ont besoin. En principe, c’est un accord honnête.

— Oui ! s’écria-t-elle. Des ressources comme le missile de croisière !

— Et si ça marche, ce sera parfait.

— Comment ça ne pourrait pas marcher ? Il a dit qu’il y avait une charge de mille livres !

— Étant donné le peu de choses qu’on sait sur le Dôme, qui peut en être sûr ? Comment savoir s’il ne fera pas exploser le Dôme et ne creusera pas un cratère d’un kilomètre de profondeur à l’emplacement de Chester’s Mill ? »

Elle le regarda, l’air affligé. Ses mains dans le bas de son dos pétrissaient le siège de la douleur.

« Eh bien, c’est entre les mains de Dieu, dit-il. Et tu as raison, Andrea, ça marchera peut-être. Mais dans le cas contraire, nous nous retrouverons tout seuls et un commandant en chef qui est dans l’incapacité d’aider ses concitoyens ne vaut pas un jet de pisse chaude dans un pot de chambre froid, de mon point de vue. Si ça ne marche pas, et s’ils ne nous expédient pas tous dans la gloire de Dieu, quelqu’un va devoir prendre les commandes dans cette ville. Est-ce que tu veux que ce soit je ne sais quel vagabond que le Président aura touché de sa baguette magique, ou les représentants déjà élus du peuple ? Tu vois où je veux en venir ?

— Le colonel Barbara m’a paru très capable, murmura-t-elle.

— Arrête de l’appeler comme ça ! » cria Big Jim.

Andy laissa tomber un dossier et Andrea recula d’un pas en poussant un petit cri apeuré.

Puis elle se redressa, retrouvant quelques instants un peu de cette résolution typiquement yankee qui lui avait donné le courage de se présenter au poste de conseiller municipal. « Tu n’as pas à élever la voix, Jim Rennie. Je te connais depuis la maternelle, quand tu découpais des images dans le catalogue Sears & Roebuck pour les coller sur tes constructions en papier, alors ne crie pas !

— Oh, nom d’un chien, elle est offensée ! » Le sourire féroce s’étalait à présent d’une oreille à l’autre, transformant la partie supérieure de sa figure en un masque de fausse jovialité dérangeant. « Est-ce que c’est pas mignon, ça ? Mais il est tard, je suis fatigué et j’ai épuisé toutes mes réserves de pommade pour la journée. Alors tu vas m’écouter, maintenant, et ne m’oblige pas à me répéter (il consulta sa montre). Il est onze heures trente-cinq et je veux être chez moi à minuit.

— Je ne comprends pas ce que tu attends de moi ! »

Il leva les yeux au ciel comme s’il n’arrivait pas à croire qu’elle soit aussi stupide. « En deux mots ? En deux mots, je veux savoir si tu es de mon côté — le mien et celui d’Andy — au cas où cette idée de missile sortie d’un cerveau de piaf ne marcherait pas. Et pas de celui d’une arsouille d’arrière-cuisine qui vient de débarquer. »

Elle redressa les épaules. Elle fit l’effort de croiser le regard de Big Jim, mais ses lèvres tremblaient. « Et si j’estime que le colonel Barbara — ou Mr Barbara, si tu préfères — est mieux qualifié pour gérer les choses en situation de crise ?

— On dirait qu’il va falloir faire avec Jiminy Cricket, ma parole, dit Big Jim. D’accord, que ta conscience soit ton guide. » Sa voix s’était réduite à un murmure mais contenait plus de menaces que ses cris. « Mais pense un peu aux pilules que tu prends. Tes OxyContin. »

Andrea sentit sa peau se glacer. « Quoi, mes pilules ?

— Andy en a tout un stock de côté pour toi, mais si jamais tu misais sur le mauvais cheval dans cette course, elles pourraient disparaître, ces pilules. Pas vrai, Andy ? »

Andy avait entrepris de nettoyer la machine à café. Il paraissait malheureux et il évita de regarder les yeux pleins de larmes d’Andrea, mais il répondit sans hésiter. « Oui. Dans un cas comme celui-ci, je me verrai peut-être obligé de les balancer dans les toilettes. C’est dangereux d’avoir un tel stock dans une ville coupée du monde et tout le bazar.

— Tu n’as pas le droit de faire ça ! J’ai une ordonnance ! »

Big Jim intervint d’un ton patelin : « La seule ordonnance que tu dois respecter, c’est de te tenir aux côtés des personnes qui connaissent le mieux la ville, Andrea. Pour le moment, c’est la seule qui peut te faire du bien.

— J’ai besoin de mes pilules, Jim. » Elle se rendit compte qu’elle avait adopté un ton geignard — si semblable à celui de sa mère pendant ses dernières années, quand elle était clouée au lit — et eut horreur de ça. « J’en ai besoin !

— Je sais, dit Big Jim. Dieu t’a infligé un lourd fardeau de souffrances. » Sans parler du bon gros singe que tu te trimbales sur le dos[19].

« T’as qu’à faire ce qu’il faut », intervint Andy. On lisait de la tristesse et du sérieux dans ses yeux cernés de noir. « Jim sait mieux que personne ce qui est bon pour la ville. Comme toujours. Nous n’avons pas besoin qu’un étranger vienne se mêler de nos affaires.

— Et je pourrai toujours avoir mes pilules ? »

Le visage d’Andy s’éclaira légèrement. « Tiens, pardi ! Je pourrai peut-être même prendre sur moi d’augmenter un peu la dose. Disons cent milligrammes de plus par jour. Ça te conviendrait ? Tu n’as pas l’air d’aller très fort.

— Je suppose que ça me ferait du bien, oui », répondit Andrea d’un ton morose.

Elle baissa la tête. Elle n’avait pas bu d’alcool, pas même un verre de vin, depuis la soirée de remise des diplômes, à l’université, quand elle avait été malade ; elle n’avait jamais fumé un seul joint de sa vie et la seule cocaïne qu’elle avait jamais vue, c’était à la télé. Elle était une bonne personne. Une très bonne personne. Alors comment s’était-elle retrouvée coincée dans une situation pareille ? En faisant une mauvaise chute pendant qu’elle allait chercher son courrier ? C’était tout ce qu’il fallait, pour devenir accro à la drogue ? Dans ce cas, quelle injustice ! Quelle horreur… « Mais seulement quarante milligrammes. Quarante milligrammes de plus devraient suffire, je crois.

— Tu en es sûre ? » demanda Big Jim.

Elle ne s’en sentait pas sûre du tout. C’était ça qui était infernal.

« Peut-être quatre-vingts », dit-elle, essuyant les larmes de son visage. Et dans un murmure, elle ajouta : « Vous me faites chanter. »

Elle avait parlé très bas, mais Big Jim l’avait entendue. Il tendit une main vers elle. Andrea eut un mouvement de recul, mais il se contenta de lui prendre la main. Avec douceur.

« Non, dit-il, ce serait un péché. Nous t’aidons. Et tout ce que nous voulons, en échange, c’est que tu nous aides. »

10

Il y eut un coup sourd.

Sammy se retrouva parfaitement réveillée dans son lit, en dépit de la moitié du pétard qu’elle avait fumé et des trois bières de Phil qu’elle avait ingurgitées avant de sombrer à dix heures. Elle avait toujours deux packs de six dans le frigo et pour elle c’était « les bières de Phil », même si Phil avait disparu depuis avril. Elle avait entendu dire qu’il était encore en ville, mais elle n’y croyait pas. S’il était resté dans le secteur, elle l’aurait forcément rencontré à un moment ou un autre au cours des six derniers mois, non ? C’était juste une petite ville, comme dans la chanson.

Boum !

Elle se dressa brusquement sur son séant, s’attendant à entendre Little Walter se mettre à brailler. Comme rien ne venait, elle se dit, Oh, mon Dieu ! ce foutu berceau s’est renversé ! Et s’il ne peut pas pleurer…

Elle rejeta les couvertures et courut jusqu’à la porte. Au lieu de cela, elle se cogna contre le mur, juste à gauche, et faillit tomber. Foutue nuit noire ! Foutue compagnie d’électricité ! Foutu Phil, qui l’avait laissée en plan comme ça, avec personne pour l’aider quand des types comme Frank DeLesseps étaient méchants avec elle et lui faisaient peur et…

Boum !

Elle chercha à tâtons sur la commode et trouva la lampe torche. Elle l’alluma et se précipita hors de la pièce. Elle voulut tourner à gauche, vers la chambre de Little Walter, mais il y eut encore un coup, qui ne venait pas de la gauche, mais du séjour devant elle. Il y avait quelqu’un à la porte du mobile home. Il y eut un rire étouffé. Ils étaient plusieurs et on aurait bien dit qu’ils avaient un coup dans l’aile.

Elle s’avança dans la pièce encombrée, le T-shirt qui lui servait de chemise de nuit battant sur ses cuisses potelées (elle avait pris un peu de poids depuis le départ de Phil, dans les dix-huit kilos, mais quand cette connerie du Dôme serait terminée, elle avait bien l’intention de suivre le régime NutriSystem et de retrouver le poids qu’elle avait à dix-huit ans) et ouvrit la porte.

Quatre lampes torches puissantes se braquèrent sur elle. On entendait d’autres rires. L’un d’eux était du genre nyuck-nyuck-nyuck, comme celui de Curly dans les Trois Stooges[20]. Celui-là, elle le reconnut pour l’avoir assez entendu pendant tout le secondaire : Mel Searles.

« Regarde-toi, dit Mel. Toute prête et personne à sucer. »

Nouveaux rires. Sammy leva un bras pour s’abriter les yeux, mais cela ne servit à rien ; ceux qui tenaient les lampes torches n’étaient que des silhouettes. L’un des rires lui parut féminin. C’était probablement bon signe.

« Éteignez-moi ça, vous m’aveuglez ! Et fermez-la, vous allez réveiller le bébé ! »

Les rires reprirent, plus forts que jamais, mais trois des lampes s’éteignirent. Elle braqua sa propre torche sur le groupe et ne fut pas rassurée par ce qu’elle vit : Frankie DeLesseps et Mel Searles, flanqués de Carter Thibodeau et de Georgia Roux. Georgia, la fille qui lui avait écrasé un néné l’après-midi même et l’avait traitée de gouine. Une femme, mais pas plus rassurante pour autant.

Ils portaient tous leur badge. Et étaient tous ivres, effectivement.

« Qu’est-ce que vous voulez ? Il est tard.

— De la dope, dit Georgia. Tu en vends, alors on veut t’en acheter.

— J’ai envie de me péter la tronche et de me sentir monter au ciel, ajouta Mel, avant de se mettre à rire : nyuck-nyuck-nyuck.

— J’en ai pas, répondit Sammy.

— Déconne pas. Ça empeste, chez toi, dit Carter. Vends-nous-en un peu. Fais pas ta salope.

— Ouais », dit Georgia Roux. Dans la lumière de la lampe torche de Sammy, ses yeux prenaient un reflet argenté. « T’occupe pas si on est des flics. »

Ils hurlèrent tous de rire à cette saillie. Ils allaient réveiller le bébé, à tous les coups.

« Non ! » dit Sammy en voulant refermer la porte. Thibodeau repoussa le battant. Il s’y prit simplement avec le plat de la main — aussi facilement que ça —, mais Sammy, déséquilibrée, partit à reculons, trébucha sur un foutu jouet de Little Walter (le petit train) et tomba sur les fesses pour la seconde fois de la journée. Son T-shirt remonta.

« Ooh, une petite culotte rose — t’attends une de tes petites copines ? » demanda Georgia — ce qui les fit de nouveau tous éclater de rire. Ils rallumèrent leurs lampes et braquèrent les rayons sur elle.

Sammy tira si fort sur son T-shirt pour le rabattre qu’il faillit se déchirer au cou. Puis elle se remit debout, maladroitement, tandis que les rayons de lumière se promenaient sur son corps.

« Montre-toi une bonne hôtesse et invite-nous à entrer, dit Frankie en s’avançant carrément à l’intérieur. Merci. » Le rayon de sa lampe explora la pièce. « Quelle porcherie !

— Une porcherie pour une cochonne ! » s’écria Georgia, et tous éclatèrent une fois de plus de rire. « Si j’étais Phil, je serais capable de revenir des bois rien que pour te botter tes sales fesses ! »

Elle brandit le poing, et Carter Thibodeau lui fit un high five.

« Il est toujours planqué dans la station de radio ? demanda Mel. À se shooter au rock et à devenir complètement parano pour Jésus ?

— Je ne sais pas de quoi vous… » Elle n’était plus furieuse ; elle avait seulement peur. Tels étaient les discours sans suite que tenaient les gens dans les cauchemars, quand on fumait de l’herbe saupoudrée de PCP. « Phil est parti ! »

Ses quatre visiteurs se regardèrent et se mirent à rire. Le nyuck-nyuck-nyuck idiot de Mel dominait les autres.

« Parti ! L’a fait sa valise ! s’exclama Frankie.

— Sa putain de valise ! » ajouta Carter, et les deux garçons se firent un high five.

Georgia Roux s’empara d’une poignée de livres de poche, sur une étagère, et les examina. « Nora Roberts ? Sandra Brown ? Stephanie Meyer ? Tu lis ces trucs ? Tu connais pas le règlement Harry Potter ? » Elle tendit la main et laissa tomber les livres au sol.

Le bébé n’était toujours pas réveillé. C’était un miracle. « Si je vous vends de la came, vous partirez ?

— Bien sûr, dit Frankie.

— Et grouille-toi, ajouta Carter. On attaque de bonne heure, demain matin. De service pour l’éva-cua-tion. Alors bouge ton gros cul.

— Attendez ici. »

Elle passa dans la kitchenette et ouvrit le congélateur — à température ambiante à présent, tout devait être dégelé, ce qui lui donnait envie de pleurer — et en sortit un sac de dope. Il y en avait trois autres.

Elle voulut se retourner, mais des mains l’empoignèrent avant qu’elle en ait eu le temps et on lui arracha le sac. « J’ai bien envie de revoir cette petite culotte rose, lui souffla Mel dans l’oreille. Je voudrais voir s’il y a pas écrit PLEINE LUNE sur ton cul. » Il lui remonta le T-shirt jusqu’à la taille. « Non, je crois pas.

— Arrête ça ! Dégage ! »

Mel rit : nyuck-nyuck-nyuck.

Un rayon de lumière lui tomba dans les yeux, mais elle reconnut la tête étroite, derrière la torche : celle de Frankie DeLesseps. « Tu m’as mal parlé, aujourd’hui. En plus, tu m’as cogné et tu as fait mal à ma petite main. Alors que tout ce que j’ai fait, c’est ça. » Il lui empoigna de nouveau un sein.

Elle essaya de se dégager. Le rayon éclaira un instant le plafond puis redescendit rapidement. Une douleur lui explosa dans la tête. Il l’avait frappée avec sa lampe torche.

« Aïe, aïe ! Ça fait mal ! Arrête ça !

— Mais non, c’est rien, bordel. T’as déjà de la chance que je t’arrête pas pour vente de drogue. Tiens-toi tranquille si tu ne veux pas en avoir un deuxième.

— Cette came sent la cage aux singes », constata Mel d’un ton calme.

Il était derrière elle, tenant toujours le T-shirt relevé.

« Comme elle, dit Georgia.

— Faut qu’on te confisque ton herbe, ma cocotte, dit Carter. Désolé. »

Frankie s’en était de nouveau pris à son sein. « Bouge pas. » Il en pinça le bout. « Bouge surtout pas. » Sa voix devenait rauque. Sa respiration s’accélérait. Elle savait où cela conduisait. Elle ferma les yeux.Pourvu que le bébé ne se réveille pas, pensa-t-elle. Et pourvu qu’ils n’aillent pas plus loin. Qu’ils ne fassent pas pire.

« Vas-y, dit Georgia. Montre-lui ce qu’elle a manqué depuis que Phil est parti. »

Frankie indiqua le séjour d’un mouvement de la lampe torche. « Va sur le canapé. Et écarte-les.

— Tu veux pas lui lire ses droits, avant ? » demanda Mel — et il rit : Nyuck-nyuck-nyuck.

Sammy se dit que si elle devait encore entendre ce rire, sa tête allait éclater. Mais elle se dirigea vers le canapé, la tête basse, le dos voûté.

Carter l’attrapa au passage et braqua le rayon de sa lampe sur sa propre figure, ce qui lui fit une tête d’épouvantail. « T’as pas l’intention de raconter ça, Sammy ?

— N-n-non. »

L’épouvantail hocha la tête. « N’oublie pas. Parce que de toute façon, personne ne te croira. Sauf nous, évidemment, et on serait alors obligés de revenir, et cette fois-ci tu serais doublement baisée. »

Frankie la poussa sur le canapé.

« Baise-la, dit Georgia d’un ton excité, dirigeant son rayon sur Sammy. Baise-moi cette salope ! »

Les trois hommes passèrent l’un après l’autre. Frankie le premier. Il lui murmura : « T’as intérêt à la fermer sauf quand t’es à genoux », tandis qu’il s’enfonçait en elle.

Carter passa en second. Pendant qu’il la chevauchait, Little Walter se réveilla et commença à pleurer.

« La ferme, le môme, ou va falloir que je te dise tes droits ! » hurla Mel Searles avant de partir de son rire habituel.

Nyuck-nyuck-nyuck.

11

Il était presque minuit.

Linda Everett était profondément endormie dans sa moitié du lit ; elle avait eu une journée épuisante, elle devait se lever tôt demain matin (éva-cua-tion !) et même son inquiétude pour l’état de santé de Janelle n’avait pu la tenir éveillée. Elle ne ronflait pas, pas exactement, mais émettait un bruit léger, un peu sibilant, de respiration régulière.

Rusty avait eu lui aussi une journée épuisante, mais il ne pouvait pas dormir, et ce n’était pas seulement sa fille qui l’inquiétait. Il pensait qu’elle irait bien, au moins pendant un moment. Il était possible de juguler les crises, si elles en restaient à ce stade. S’il se trouvait à court de Zarontin au dispensaire de l’hôpital, il pourrait toujours s’en procurer à la pharmacie Sanders.

C’était au Dr Haskell qu’il pensait. Et au petit Rory Dinsmore, bien sûr. Rusty n’arrêtait pas de voir l’orbite déchiquetée, privée de son œil. N’arrêtait pas d’entendre Ron Haskell dire à Ginny, Je ne suis pas mour… sourd, je veux dire.

Sauf que mort, il l’était. Il se tourna dans le lit, s’efforçant de chasser ces images ; mais ce qui vint à la place fut Rory murmurant, C’est Halloween. Se mêlant à la voix de sa fille s’écriant, C’est la faute de la Grande Citrouille ! Il faut arrêter la Grande Citrouille !

Sa fille avait eu une crise d’épilepsie. Le petit Dinsmore, lui, avait pris le ricochet d’un fragment de balle en pleine tête. Comment interpréter cela ?

Je ne vois vraiment pas. Qu’est-ce que dit déjà l’Écossais, dans la série Les Disparus ? « Ne confonds pas une coïncidence avec le destin. »

Possible. C’était peut-être ça. Mais Les Disparus, ça remontait à un bon moment. L’Écossais avait peut-être dit,Ne confonds pas le destin avec une coïncidence.

Il se tourna une fois de plus pour voir, cette fois-ci, la manchette en gros caractères noirs de l’édition spéciale du Democrat :

TIR D’EXPLOSIF CONTRE LA BARRIÈRE !

C’était sans espoir. Plus question de dormir pour le moment, et rien de pire, dans ce genre de situation, que de vouloir retourner à toute force au pays des rêves.

Il restait, dans la cuisine, une portion du célèbre pain aux airelles et à l’orange de Linda ; il l’avait vue sur le comptoir en arrivant. Rusty décida d’aller en manger un morceau tout en feuilletant le dernier numéro de l’American Family Physician[21]. Si un article sur la coqueluche n’arrivait pas à l’endormir, rien ne le pourrait.

Il se leva, grand et costaud dans la tenue d’hôpital bleue qu’il portait en guise de pyjama, et quitta la chambre sans bruit, pour ne pas réveiller Linda.

Au milieu de l’escalier il s’arrêta, tête inclinée.

Audrey gémissait, un grondement sourd et continu. Dans la chambre des filles. Rusty descendit et ouvrit la porte. Le golden retriever, simple forme entre les lits des deux filles, tourna la tête vers lui et poussa à nouveau un petit gémissement.

Judy était allongée sur le côté, une main sous la joue, la respiration profonde et lente. Jannie, ce n’était pas la même histoire. Elle roulait nerveusement d’un côté et de l’autre, donnait des coups de pied dans les draps et marmonnait. Rusty enjamba la chienne et s’assit sur le lit, sous le dernier poster de boys band de sa fille.

Elle rêvait. Un rêve qui n’était pas agréable, à voir la façon dont elle se débattait. À quoi s’ajoutaient des marmonnements qui faisaient penser à des protestations. Rusty essaya de distinguer ses paroles, mais elle s’arrêta avant qu’il l’ait pu.

Audrey gémit à nouveau.

La chemise de nuit de Jannie était tout entortillée. Rusty l’arrangea, remonta les couvertures et repoussa les cheveux du front de sa fille. Ses yeux bougeaient rapidement sous ses paupières closes, mais ses membres n’étaient pas agités, ses doigts ne pianotaient pas, elle ne claquait pas des lèvres de manière caractéristique. Un moment de sommeil paradoxal plutôt qu’une crise, il en était à peu près certain. Ce qui soulevait une question intéressante : les chiens pouvaient-ils aussi sentir les mauvais rêves ?

Il se pencha et l’embrassa sur la joue. Les yeux de la fillette s’ouvrirent à cet instant, mais il eut l’impression qu’elle ne le voyait pas. On aurait pu considérer cela comme un symptôme du petit mal, mais il n’y croyait pas. Audi aurait aboyé, il en était sûr.

« Rendors-toi, ma chérie.

— Il a une balle de baseball en or, papa.

— Je sais ma chérie, rendors-toi.

— C’est une mauvaise balle.

— Non. Elle est bonne. Les balles de baseball sont bonnes, en particulier quand elles sont en or.

— Oh, dit-elle.

— Rendors-toi.

— Oui, papa. »

Elle se tourna sur le côté et ferma les yeux. Elle s’agita encore un peu pour s’installer sous les couvertures, puis ne bougea plus. Audrey, qui était restée couchée mais avait levé la tête pour les regarder, la posa de nouveau sur sa patte et se rendormit à son tour.

Rusty resta assis encore quelques instants, écoutant la respiration de ses filles, se disant qu’il n’y avait rien d’inquiétant, en réalité, qu’il était fréquent que les gens parlent en rêvant. Il tâcha de se convaincre que tout allait bien — il n’y avait qu’à voir la chienne endormie sur le sol, s’il en doutait — mais il était difficile d’être optimiste au beau milieu de la nuit. Lorsqu’on est à quelques heures de l’aube, les pensées angoissantes prennent chair et se mettent à aller et venir. Au milieu de la nuit, les pensées deviennent des zombies.

Il décida qu’en fin de compte il n’avait pas envie de pain aux airelles. Ce dont il avait envie, c’était de se glisser contre le corps tiède de sa femme endormie. Mais avant de quitter la chambre, il caressa la tête soyeuse d’Audrey. « Fais bien attention, ma fille », murmura-t-il. La chienne ouvrit brièvement les yeux et le regarda.

Il pensa, golden retriever, le chien « doré ». Et tout de suite après, la balle de baseball dorée. Une mauvaise balle de baseball.

Cette nuit-là, malgré le récent souci d’intimité des filles, il laissa leur porte entrouverte.

12

Lester Coggins était assis sur les marches du porche lorsque Rennie arriva chez lui. Il lisait sa bible à la lumière d’une lampe de poche. Ce qui, loin de remplir Big Jim de dévotion pour le révérend, ne fit que le rendre de plus méchante humeur encore qu’il n’était.

« Dieu te bénisse, Jim », dit Coggins en se levant. Lorsque Big Jim lui tendit la main, le pasteur la serra dans un poing fervent et l’agita longtemps.

« Qu’il te bénisse aussi », répondit courtoisement Rennie.

Coggins secoua sa main une dernière fois et la lâcha. « Je suis ici parce que j’ai eu une révélation, Jim. J’en ai demandé une la nuit dernière — ouais, parce que j’étais affreusement troublé — et elle est venue cet après-midi. Dieu m’a parlé, à travers Ses Écritures et par l’intermédiaire de ce jeune garçon.

— Le petit Dinsmore ? »

Coggins donna un baiser retentissant à ses mains jointes et les tendit vers le ciel. « Lui-même. Rory Dinsmore. Puisse Dieu l’avoir en Sa sainte garde pour l’éternité.

— Il dîne avec Jésus en cette minute même », répondit Big Jim automatiquement.

Il examinait le révérend à la lumière de sa lampe torche et ce qu’il voyait ne lui plaisait pas. Alors que la nuit fraîchissait rapidement, Coggins était couvert de sueur. Il avait les yeux exorbités et les cheveux dressés sur la tête en mèches et boucles hirsutes. Dans l’ensemble, il avait l’air d’un type en train de perdre les pédales, et même sur le point d’aller carrément au tapis.

Mauvais, ça, pensa Big Jim.

« Oui, dit Coggins, j’en suis sûr. Assis au grand festin… enveloppé dans les bras divins pour l’éternité… »

Big Jim pensa qu’il devait être difficile de faire les deux à la fois, mais ne fit pas part de ses doutes.

« Et cependant sa mort servait une intention, Jim. C’est ce que je suis venu te dire.

— Tu me raconteras ça à l’intérieur », répondit Big Jim qui ajouta, avant que le pasteur puisse répondre : « Tu n’aurais pas vu mon fils ?

— Junior ? Non.

— Depuis combien de temps es-tu ici ? » demanda Big Jim en allumant dans l’entrée, bénissant son générateur par la même occasion.

« Une heure. Peut-être un peu moins. Je suis resté assis sur les marches… j’ai lu… prié… médité… »

Rennie se demanda si quelqu’un ne l’aurait pas vu, mais il ne poussa pas plus loin son interrogatoire. Coggins était déjà bien assez bouleversé comme ça, et une telle question ne ferait que le bouleverser un peu plus.

« Allons dans mon bureau », dit-il en ouvrant la marche, tête baissée, avançant lentement en dépit de ses grandes enjambées. De dos, il avait un peu l’allure d’un ours habillé en homme, un ours qui serait vieux et lent mais encore dangereux.

13

Outre le tableau représentant le Sermon sur la Montagne derrière lequel se dissimulait le coffre, les murs du bureau de Big Jim s’ornaient de toute une collection de plaques commémoratives célébrant ses hauts faits au service de la communauté. Il y avait une photo encadrée du maître des lieux serrant la main de Sarah Palin, et une autre en compagnie du Grand Numéro 3, Dale Earnhardt, quand celui-ci avait organisé une collecte de fonds pour un organisme charitable s’occupant d’enfants, lors du Crash-A-Rama[22] annuel d’Oxford Plains. Il y en avait même une troisième où il serrait la main de Tiger Woods, qui lui avait paru un Nègre tout à fait sympathique.

Le seul souvenir que l’on voyait sur son bureau était une balle de baseball plaquée or reposant sur un pied en Lucite. Dessous, sur une plaque (également en Lucite), on lisait cette dédicace : À Jim Rennie, en remerciement pour son aide dans l’organisation du tournoi 2007 de softball de la Société de bienfaisance du Maine ! C’était signé ; Bill « Spaceman » Lee.

Une fois assis dans le fauteuil à haut dossier, derrière son bureau, Big Jim prit la balle et commença à la lancer d’une main à l’autre. C’était un geste machinal agréable à faire, en particulier quand on était un peu énervé : pesante, la belle balle dorée épousait agréablement la paume de la main. Big Jim se demandait parfois l’effet qu’elle ferait si elle avait été en or massif. Il s’intéresserait peut-être à la question quand l’affaire du Dôme serait terminée.

Coggins s’installa de l’autre côté du bureau, dans le fauteuil des clients. Le fauteuil des suppliants. Là où Big Jim voulait qu’il fût. Les yeux du révérend allaient et venaient comme s’il suivait un match de tennis. Ou peut-être le pendule d’un hypnotiseur.

« Bon, de quoi s’agit-il, Lester ? Mets-moi au courant. Mais tâche de faire court, hein ? J’ai besoin de me reposer. Va y avoir beaucoup à faire demain.

— Veux-tu prier d’abord avec moi, Jim ? »

Big Jim sourit. De son sourire féroce, mais le thermostat pas encore réglé sur froid intense. Pour le moment, du moins. « Pourquoi ne pas me raconter ça d’abord ? J’aime savoir pourquoi je prie, avant de m’agenouiller. »

Lester ne fit pas court, mais Big Jim s’en rendit à peine compte. Il l’écouta avec une consternation grandissante, de plus en plus proche de l’horreur. Les explications du révérend étaient erratiques et bourrées de citations bibliques, mais la teneur en était claire : il avait décidé que leur petite entreprise avait tellement déplu au Seigneur qu’Il avait retourné un grand bol de verre sur tout le territoire de la commune. Lester avait prié pour savoir ce qu’il devait faire, se flagellant pendant qu’il priait (Big Jim espéra qu’il parlait métaphoriquement) et le Seigneur l’avait conduit à un verset de la Bible sur la folie, l’aveuglement, les remords et ainsi de suite.

« Le Seigneur a dit qu’Il me manderait un signe, et…

— Qu’il te manderait ? »

Jim haussa ses sourcils broussailleux.

Mais Lester ignora l’interruption et plongea, transpirant comme dans un accès de malaria, les yeux suivant toujours la balle d’or. Droite… gauche.

« C’était comme quand j’étais ado et que j’éjaculais dans mon lit.

— Voyons, Les, c’est… un peut trop personnel, comme information. »

La balle changea de main.

« Dieu m’a dit qu’Il me montrerait l’aveuglement, mais pas mon aveuglement. Et cet après-midi, dans le champ, Il l’a fait ! N’est-ce pas ?

— Eh bien, c’est une interprétation…

Non ! » Coggins bondit sur ses pieds. Il se mit à tourner en rond sur le tapis, tenant sa bible d’une main. De l’autre, il se tirait les cheveux. « Dieu m’a dit que lorsque je verrais le signe, je devrais raconter à ma congrégation exactement tout ce que tu as fait…

— Juste moi ? » demanda Big Jim. Il avait parlé d’un ton méditatif.

La balle circulait un peu plus vite entre ses deux mains. Tac. tac. tac. Allant et venant entre deux paumes charnues mais encore dures.

« Non », grogna Lester. Il se mit à marcher un peu plus vite, ne regardant plus la balle. Il agitait la bible de la main qui n’était pas occupée à s’arracher les cheveux jusqu’à la racine. Il lui arrivait de faire la même chose quand il prêchait, les fois où il était vraiment lancé. C’était très bien à l’église, ce truc ; mais ici, c’était tout simplement exaspérant. « Il y avait toi, et moi, et Roger Killian, et les frères Bowie, et… » Il baissa la voix : « L’autre, là, le chef. Je crois que cet homme est fou. S’il ne l’était pas quand tout a commencé, au printemps dernier, il l’est certainement maintenant. »

Regarde donc qui parle, mon pote, pensa Big Jim.

« On est tous impliqués, mais c’est toi et moi qui devons nous confesser, Jim. C’est ce que m’a dit le Seigneur. C’était ce que voulait dire l’aveuglement du garçon ; c’est pour cela qu’il est mort. Nous nous confesserons et nous brûlerons cette Grange de Satan, derrière l’église. Alors Dieu nous laissera aller.

— Te laissera aller… sans aucun doute, Lester. Tout droit à la prison d’État de Shawshank.

— J’accepte le châtiment que Dieu m’infligera. Avec joie.

— Et moi ? Et Andy Sanders ? Et les frères Bowie ? Et Roger Killian ? Il a neuf gosses à nourrir, si je me souviens bien ! Et si ça ne nous rendait pas si joyeux que ça, Lester ?

— Je ne peux rien y faire. » Lester se mit à se frapper les épaules avec sa bible. D’un côté, puis de l’autre. Big Jim se surprit à lancer sa balle en or au même rythme que les coups que se portait le révérend. Tac… tac… tac… tac. « C’est triste, pour les petits Killian, bien sûr, mais… Exode, 20, verset 5 : Car moi, ton Seigneur Dieu, je suis un Dieu jaloux, reportant l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération. Nous devons nous incliner devant cela. Nous devons vider cet abcès, aussi douloureux que cela soit ; réparer ce que nous avons fait de mal. Ce qui signifie confession et purification. La purification par le feu. »

Big Jim leva la main qui, à cet instant-là, ne tenait pas la balle en or. « Houlà, houlà, houlà ! Pense un peu à ce que tu dis. Cette ville dépend de moi — et de toi, bien sûr — en temps ordinaire, mais en temps de crise, elle a besoin de nous. » Il se leva, repoussant son fauteuil. La journée avait été longue, avait été terrible, il était fatigué — et maintenant, ça. De quoi mettre quelqu’un en colère, non ?

« Nous avons péché », s’entêta Coggins en se frappant toujours avec sa bible. Comme s’il pensait que traiter le Saint Livre de Dieu ainsi était parfaitement convenable.

« Ce que nous avons fait, Lester, a été d’empêcher des milliers de petits Africains de mourir de faim. Nous avons même payé pour traiter leurs infernales maladies. Nous t’avons aussi bâti une nouvelle église et nous avons créé la station de radio chrétienne la plus puissante de la région.

— En nous remplissant les poches au passage, n’oublie pas ! » rétorqua Coggins d’une voix qui s’étranglait. Cette fois-ci, il se frappa en plein visage avec le Saint Livre. Un filet de sang suinta d’une de ses narines. « Nous les avons remplies avec l’argent immonde de la drogue ! (Il se frappa à nouveau.) Et la station de Radio-Jésus est entre les mains d’un cinglé qui fabrique le poison que les enfants injectent dans leurs veines !

— En réalité, je pense qu’ils le fument, pour la plupart.

— Essaierais-tu d’être drôle, Jim ? »

Big Jim fit le tour de son bureau. Une veine battait sur ses tempes tandis qu’une rougeur de brique envahissait ses joues. Il essaya cependant une fois de plus, parlant doucement, comme on s’adresse à un enfant qui pique une colère : « Lester, cette ville a besoin de moi pour la diriger. Si tu ouvres ta gueule, je ne pourrai plus assumer ce rôle. Même si je suis sûr que personne ne te croira…

— Ils me croiront tous ! cria Coggins. Quand ils verront quel atelier du diable je t’ai laissé installer derrière mon église, ils le croiront tous ! Et Jim, comment tu peux ne pas voir que lorsqu’on aura extirpé le péché… qu’une fois que ce chancre aura été nettoyé… Dieu enlèvera sa barrière ! La crise sera terminée ! Ils n’auront plus besoin que tu les diriges ! »

C’est à cet instant que James P. Rennie péta les plombs. « Ils en auront toujours besoin ! » rugit-il, balançant son poing fermé — celui qui tenait la balle.

Elle entailla Lester à la tempe gauche au moment où celui-ci se tournait pour faire face à Big Jim. Du sang se mit à dégouliner sur tout le côté du visage du pasteur. Son œil gauche brillait au milieu. Il avança d’un pas vacillant, mains tendues. La bible vint s’abattre dans un bruissement de feuilles contre Big Jim, telle une bouche bavarde. Du sang tomba sur le tapis. Toute l’épaule gauche du chandail de Lester était déjà imbibée de sang. « Non, ce n’est pas la volonté du Sei…

— C’est ma volonté, espèce de casse-pompons ! »

Big Jim frappa à nouveau, atteignant cette fois le pasteur en plein front. Big Jim sentit l’impact remonter jusqu’à son épaule. Lester n’en continua pas moins à avancer de sa démarche vacillante, agitant sa bible. On aurait dit qu’il essayait de parler.

Big Jim baissa le bras qui tenait la balle. Son épaule lui faisait mal. À présent un flot de sang coulait sur le tapis et, cependant, ce fils de garce ne s’effondrait toujours pas ; il continuait à avancer, l’air de vouloir à tout prix parler en recrachant une écume de postillons écarlates.

Coggins heurta le devant du bureau — du sang vint maculer le buvard du sous-main, jusqu’ici intact — et se mit à glisser le long du meuble. Big Jim essaya de brandir de nouveau la balle mais n’en fut pas capable.

Je savais bien qu’un jour ou l’autre je serais rattrapé par tous ces lancers que j’ai fait au lycée, pensa-t-il.

Il prit la balle dans la main gauche et la balança de côté et vers le haut. Elle entra en contact avec la mâchoire de Lester et la lui déboîta, faisant jaillir un peu plus de sang dans la lumière incertaine qui tombait du lustre. Quelques gouttes atteignirent même le verre opaque.

« Deu ! » gargouilla Lester. Il essayait toujours de contourner le bureau. Big Jim battit en retraite derrière le meuble.

« Papa ? »

Junior se tenait dans l’encadrement de la porte, les yeux écarquillés, bouche bée.

« Deu ! » répéta Lester, qui entreprit de se tourner vers cette nouvelle voix. Il brandit sa bible. « D-d-d-dieu !

— Ne reste pas planté là ! Viens m’aider ! » rugit Big Jim à l’intention de son fils.

Lester partit en titubant vers Junior, agitant sa bible en grands moulinets extravagants. Son chandail était entièrement imbibé et poisseux ; son pantalon avait pris des nuances marron sale ; son visage avait disparu, noyé de sang.

Junior se précipita. Lorsque Lester commença à s’effondrer, il le rattrapa et le redressa. « Je vous tiens, révérend Coggins, je vous tiens, ne vous en faites pas. »

Sur quoi, Junior referma ses mains sur le cou ensanglanté du pasteur et se mit à serrer.

14

Cinq interminables minutes plus tard.

Big Jim était assis dans son fauteuil — effondré dans son fauteuil —, la cravate qu’il avait mise spécialement pour la réunion dénouée, sa chemise déboutonnée. Il massait son volumineux sein gauche. Dessous, son cœur galopait encore, se cabrait souvent (troubles du rythme), mais ne semblait pas vouloir passer au point mort.

Junior sortit. Rennie pensa tout d’abord que son fils allait chercher Randolph, ce qui aurait été une erreur, mais il était trop hors d’haleine pour le rappeler. Finalement il revint, portant la bâche du camping-car. Big Jim regarda Junior la déployer sur le sol — avec des gestes étrangement précis, comme s’il l’avait déjà fait des milliers de fois. C’est tout ces fichus films policiers qu’il regarde à la télévision, pensa Big Jim. Frottant toujours ses chairs molles jadis si fermes et dures.

« Je… je vais t’aider, dit-il d’une voix sibilante, sachant qu’il ne le pourrait pas.

— Reste assis où tu es et reprends ton souffle. »

Son fils, à genoux, lui adressa un regard sombre et indéchiffrable. Il y avait peut-être de l’amour dans ce regard — Big Jim l’espérait certainement — mais il dissimulait aussi autre chose.

Je te tiens maintenant ? Je te tiens maintenant, cela faisait-il partie de ce regard ?

Junior fit rouler Lester sur la bâche. La bâche craqua. Junior observa le corps, le roula un peu plus loin, puis rabattit un pan dessus. La bâche était verte. Big Jim l’avait achetée au Burpee’s. En solde. Il se rappelait que Toby Manning lui avait dit, Vous faites une sacrée bonne affaire avec celle-là, vous savez, Mr Rennie.

« La bible », souffla Big Jim. Il haletait toujours mais il se sentait un peu mieux. Les battements de son cœur ralentissaient, grâce à Dieu. Qui aurait cru que la grimpette allait être aussi raide, passé cinquante ans ? Il pensa : Il faut que je reprenne l’entraînement. Que je retrouve la forme. Dieu ne donne qu’un seul corps.

« Ouais, très juste, bon plan », murmura Junior. Il prit la bible ensanglantée, la coinça entre les cuisses du révérend et commença à rouler le corps.

« Il a débarqué comme ça, fiston. Il était fou.

— Bien sûr. » Junior ne paraissait pas intéressé, ce qui paraissait l’intéresser était de rouler le corps… comme il fallait.

« C’était lui ou moi. Il va falloir… » Nouveau petit bim-bada-boum dans sa poitrine. Jim hoqueta, toussa, se cogna la poitrine. Son cœur se calma. « Il va falloir que tu le transportes à l’église du Christ-Rédempteur. Quand on le trouvera, il y a un type… peut-être… » C’était au Chef qu’il pensait, mais s’arranger pour faire porter le chapeau au Chef, dans cette histoire, était peut-être une mauvaise idée. Chef Bushey savait trop de choses. Bien entendu, il ne se laisserait sans doute pas arrêter comme ça. Auquel cas il ne serait peut-être pas pris vivant.

« J’ai un meilleur endroit », dit Junior. Il avait parlé d’un ton serein. « Et si tu cherches quelqu’un à qui faire porter le chapeau, j’ai une meilleure idée.

— Qui ça ?

— Dale Ducon Barbara.

— Tu sais que je n’approuve pas les écarts de langage… »

Le regardant par-dessus la bâche, l’œil brillant, Junior répéta : « Dale… Ducon… Barbara.

— Comment ?

— Je ne sais pas encore. Mais tu ferais mieux de nettoyer ta fichue balle en or si tu as l’intention de la garder. Et de te débarrasser de ton sous-main. »

Big Jim se leva. Il se sentait mieux. « Tu es un bon garçon, Junior. Aider ton père de cette façon…

— Si tu le dis », répondit Junior. Il y avait à présent un grand rouleau de printemps sur le tapis. D’où dépassaient des pieds. Junior rabattit la bâche dessus, mais elle ne voulait pas y rester. « Il me faudrait du ruban adhésif.

— Si tu ne veux pas le laisser à l’église, alors où…

— T’occupe. C’est sûr. Le révérend attendra qu’on ait trouvé comment introduire Barbara dans le tableau.

— Faut voir ce qui va se passer demain avant de faire quoi que ce soit. »

Junior le regarda avec une expression de mépris froid que Big Jim ne lui avait jamais vue. Il prit conscience que son fils disposait maintenant d’un grand pouvoir sur lui. Mais tout de même, son propre fils…

« Il va aussi falloir enfouir ton tapis. Heureusement, ce n’est pas la moquette que tu avais autrefois ici. L’avantage est qu’il a absorbé presque tout le sang. » Sur quoi il souleva le gros rouleau de printemps et le porta jusqu’à l’entrée. Quelques minutes plus tard, Rennie entendit le camping-car démarrer.

Big Jim contempla sa balle de baseball plaquée or. Je devrais aussi me débarrasser de ça, songea-t-il, sachant qu’il n’en ferait rien. Il s’agissait pratiquement d’un souvenir de famille.

Sans compter que… qu’est-ce qu’il risquait ? Qu’est-ce qu’il risquait, si elle était propre ?

Lorsque Junior revint, une heure plus tard, la balle plaquée or reposait à nouveau, bien brillante, sur son socle de Lucite.

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