L’avion et la marmotte

1

À deux mille pieds d’altitude, Claudette Sanders prenait une leçon de pilotage. La petite ville de Chester’s Mill étincelait dans la lumière du matin, pimpante comme si elle venait juste d’être créée. Des voitures roulaient au pas dans Main Street, renvoyant les clins d’œil du soleil. Le clocher de la première église congrégationaliste paraissait assez effilé pour transpercer le ciel sans nuages. Le soleil courait à la surface de la Prestile, suivant la progression du Seneca V ; avion et cours d’eau coupaient la ville selon la même diagonale.

« Hé, Chuck, il y a deux garçons à côté du pont, on dirait ! En train de pêcher ! » Claudette en riait de ravissement. Les leçons de pilotage étaient un cadeau de son mari, premier conseiller de la ville[1]. Si Dieu avait voulu que l’homme volât, il lui aurait donné des ailes, estimait Andy, mais comme c’était un type facile à convaincre, Claudette avait fini par obtenir ce qu’elle voulait. Elle y avait pris plaisir dès le début. Aujourd’hui, cependant, ce n’était plus simplement du plaisir, mais de la jubilation. Pour la première fois, elle comprenait vraiment ce qu’il y avait de sensationnel à voler. Ce qui rendait l’expérience géniale.

Chuck Thompson, son instructeur, effleura le manche à balai, puis indiqua les instruments du tableau de bord. « Oui, c’est vrai, dit-il, mais il faut tout de même garder le cap, Claudie — d’accord ?

— Désolée, désolée.

— Mais non. »

Cela faisait des années que Chuck donnait des leçons de pilotage et il aimait avoir des élèves comme Claudie, des élèves ayant envie d’apprendre des choses nouvelles. Voilà qui risquait de coûter fort cher à Andy ; elle adorait le Seneca et avait exprimé le désir d’en posséder un identique, mais neuf. Cela devait aller chercher pas loin du million de dollars. Sans être exactement une femme gâtée, Claudie Sanders avait incontestablement des goûts de luxe qu’Andy, l’heureux homme, paraissait ne pas avoir de mal à satisfaire.

Chuck aimait aussi des journées comme celle-ci : visibilité totale, pas de vent, des conditions parfaites pour enseigner. Le Seneca oscilla néanmoins un peu quand elle corrigea son cap.

« Restez concentrée. C’est indispensable. Prenez au vingt et un. Direction la Route 119. Et descendez à neuf cents pieds. »

Elle fit la manœuvre, et le Seneca reprit docilement son assiette. Chuck se détendit.

Il passèrent au-dessus de l’établissement de Jim Rennie (voitures d’occasion), puis la petite ville fut derrière eux. Il y avait des champs de part et d’autre de la Route 119 et des arbres couleur d’incendie. L’ombre cruciforme du Seneca courait sur le macadam, et une aile jeta un instant son voile sur un homme-fourmi avec un sac sur le dos. L’homme-fourmi leva les yeux et les salua de la main. Chuck lui répondit, tout en sachant que le type ne pourrait pas le voir.

« La journée est absolument magnifique ! » s’exclama Claudie.

Chuck rit.

Il leur restait quarante secondes à vivre.

2

La marmotte se dandinait sur le bas-côté de la Route 119 en direction de Chester’s Mill, alors que la ville était encore à plus de deux kilomètres et que le parc de voitures d’occasion de Jim Rennie se réduisait à des alignements de reflets brillants, là où la route tournait à gauche. La marmotte avait prévu (si tant est qu’une marmotte puisse prévoir quoi que ce soit) de retourner dans les bois bien avant la banlieue. Pour l’instant, le bas-côté lui allait très bien. Elle s’était éloignée de son terrier plus qu’elle n’en avait eu l’intention, mais le soleil était chaud sur son dos et les odeurs fraîches dans ses narines, suscitant des images rudimentaires — mais étaient-ce vraiment des images ? — dans son cerveau.

Elle s’arrêta et se redressa un instant sur ses pattes arrière. Ses yeux n’étaient plus aussi bons qu’avant, mais assez, tout de même, pour distinguer une silhouette humaine qui se dirigeait dans sa direction, sur l’autre bas-côté.

La marmotte décida néanmoins de continuer encore un peu. Il arrivait que les humains abandonnent derrière eux des choses excellentes à manger.

Plus toute jeune, elle était grassouillette. Elle avait fait de nombreuses descentes dans les poubelles, au cours de sa vie, et connaissait aussi bien le chemin conduisant à la décharge de Chester’s Mill que les tunnels de son terrier ; et il y avait toujours de bonnes choses dans la décharge. Elle avançait de son pas tranquille, alourdi par l’âge, surveillant l’homme qui marchait de l’autre côté de la chaussée.

L’homme s’arrêta. La marmotte comprit qu’elle avait été repérée. Sur sa droite, juste devant elle, il y avait un bouleau tombé au sol. Elle allait attendre qu’il soit passé, puis partirait à la recherche d’un morceau…

La marmotte n’alla pas plus loin dans ses pensées — même si elle avança encore de trois pas — car elle venait d’être coupée en deux. Elle s’effondra sur le bas-côté. Du sang jaillit par à-coups ; ses entrailles se répandirent sur le sol ; ses pattes postérieures s’agitèrent rapidement deux fois, puis s’immobilisèrent.

Sa dernière pensée, avant de plonger dans les ténèbres où nous sombrons tous, marmottes comme êtres humains, fut : Qu’est-ce qui s’est passé ?

3

Toutes les aiguilles des instruments de contrôle s’immobilisèrent net.

« Qu’est-ce que… ? » dit Claudie Sanders. Elle se tourna vers Chuck ; elle avait les yeux écarquillés, mais on n’y lisait pas de panique, seulement de la stupéfaction. Elle n’eut pas le temps d’avoir peur.

Chuck ne vit même pas le tableau de bord. Ce qu’il vit, ce fut le nez du Seneca lui foncer dessus. Puis les deux hélices se désintégrèrent.

Il n’eut pas le temps d’en voir davantage. Plus de temps du tout. Le Seneca explosa au-dessus de la Route 119 et retomba en pluie de feu dans le paysage. Il y avait aussi des fragments de corps dans cette pluie. Un avant-bras fumant — celui de Claudette — atterrit avec un bruit sourd à côté de la marmotte impeccablement coupée en deux.

C’était le 21 octobre.

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