Prières

1

Barbie et Julia Shumway ne parlèrent pas beaucoup ; il n’y avait pas grand-chose à dire. Leur voiture, pour autant que Barbie pût en juger, était la seule sur la route ; cependant, lorsqu’ils eurent quitté l’agglomération, il vit que toutes les fenêtres des fermes étaient éclairées. Dans la campagne, où il fallait s’occuper tous les jours des animaux et où les gens n’accordaient qu’une confiance limitée à la compagnie d’électricité Western Maine Power, presque tout le monde avait un générateur. Lorsqu’ils passèrent non loin de l’antenne de WCIK, les deux lumières rouges, à son sommet, clignotaient comme toujours. La croix électrique au-dessus du petit studio de la station était aussi allumée, telle une balise éclatante dans la nuit. Au-dessus, les étoiles constellaient le ciel avec leur extravagante profusion ordinaire, cataracte d’énergie n’ayant nul besoin d’un générateur pour fonctionner.

« Il m’arrivait de venir pêcher par ici, dit Barbie. L’endroit est tranquille.

— Ça mordait ?

— Oui, beaucoup, mais parfois l’air empestait les sous-vêtements sales des dieux. Les fertilisants, ou un truc comme ça. Je n’ai jamais osé manger ce que je pêchais.

— C’était pas les fertilisants — connerie. C’était l’odeur de sainteté.

— Pardon ? »

Elle lui montra la silhouette sombre d’un clocher qui cachait les étoiles. « L’église du Christ-Rédempteur, dit-elle. Ils possèdent la station WCIK, un peu en arrière de la route. Connue aussi sous le nom de Radio-Jésus. Ça ne vous dit rien ? »

Il haussa les épaules. « Si, j’ai vu le clocher. Et je connais la station. Le contraire serait difficile quand on habite ici et qu’on a la radio. Des fondamentalistes ?

— À côté d’eux, les baptistes radicaux sont des petits rigolos. Je vais moi-même à la Congo. Peux pas supporter Lester Coggins et son baratin — ha-ha, vous irez tous en enfer et pas nous. Caresses dans le sens du poil pour des poils différents. Mais je me suis tout de même souvent demandé comment ils ont pu se payer une radio qui émet à cinquante mille watts.

— Dons des fidèles ? »

Elle eut un petit reniflement. « Je devrais peut-être poser la question à Jim Rennie. Il y est diacre. »

Julia roulait dans une pimpante Prius Hybrid, un choix de véhicule qui étonnait de la part d’une républicaine affirmée, propriétaire d’un journal (mais, supposa Barbie, la Prius convenait peut-être assez bien à une paroissienne de la première église congrégationaliste, dite la Congo). La voiture roulait en silence, radio branchée. Le seul problème était que WCIK émettait un signal si puissant, de ce côté-ci de la ville, qu’il effaçait toutes les autres stations de la bande FM. Et ce soir, la station diffusait il ne savait quelle sainte connerie jouée à l’accordéon qui lui donnait mal à la tête. On aurait dit des polkas massacrées par un orchestre se mourant de la peste bubonique.

« Essayez la bande AM, voulez-vous ? » demanda-t-elle.

Ce qu’il fit, mais il tomba sur les habituels baratineurs nocturnes avant de trouver une station de sport, près de la fin de la bande passante. On y racontait qu’avant le match entre les Red Sox et les Mariners, à Fenway Park, tout le monde avait observé une minute de silence à la mémoire des victimes de ce que le présentateur appela « l’événement du Maine occidental ».

« L’événement, reprit Julia. Typique du vocabulaire des commentateurs sportifs. Autant arrêter ça. »

À un ou deux kilomètres de l’église, ils commencèrent à voir les premières lueurs entre les arbres. Et en débouchant d’un virage, ils furent inondés de lumière par des projecteurs presque aussi imposants que ceux de la défense antiaérienne. Deux pointaient dans leur direction ; deux autres étaient braqués à la verticale. Le moindre nid-de-poule de la route ressortait de manière démesurée. Les troncs des bouleaux faisaient penser à des spectres efflanqués. Barbie avait l’impression de se retrouver dans un film noir des années 1940.

« Stop, stop, stop ! dit-il. Il vaut mieux ne pas s’approcher davantage. On dirait qu’il n’y a rien en face de nous, mais croyez-moi sur parole, il y a quelque chose. Ça bousillerait toute l’électronique de votre petite voiture, pour commencer. »

Elle s’arrêta et ils descendirent. Ils restèrent un moment devant la Prius, plissant les yeux tant la lumière était puissante. Julia leva une main en visière.

Au-delà des lumières, garés nez à nez, on devinait deux camions militaires bâchés. On avait disposé en travers de la chaussée, pour faire bonne mesure, des chevaux de frise calés par des sacs de sable. Des moteurs tournaient sur un mode régulier dans la pénombre — pas un générateur, mais plusieurs. Barbie vit des câbles électriques serpenter depuis les projecteurs jusque dans les bois, où d’autres lumières brillaient entre les arbres.

« Ils vont éclairer tout le périmètre », dit-il en faisant tourner un doigt en l’air, tel un arbitre de baseball signalant un point marqué. Il va y avoir des lumières tout autour du territoire de Chester’s Mill, braquées sur nous et braquées vers le ciel.

— Vers le ciel ? Pourquoi ?

— Pour le trafic aérien, si jamais un appareil s’aventurait jusqu’ici. Je crois que c’est surtout pour cette nuit qu’ils sont inquiets. Dès demain, tout l’espace aérien au-dessus de Chester’s Mill sera aussi hermétique que les sacs d’argent d’Oncle Picsou. »

Dans la pénombre qui régnait derrière les projecteurs, mais visibles grâce à leur réfraction, se tenaient une demi-douzaine de soldats l’arme au pied, en position de repos, leur tournant le dos. Ils avaient dû entendre arriver la voiture, aussi silencieuse qu’elle fût, mais pas un seul ne se retourna.

Julia les interpella :

« Hé, les gars ! »

Aucun ne bougea. Barbie ne s’attendait pas à ça. En chemin, Julia lui avait rapporté ce que lui avait dit Cox, mais il fallait tout de même essayer. Et comme il distinguait leurs insignes, il savait comment il devait s’y prendre. C’était peut-être l’armée qui avait la responsabilité du spectacle (ce que suggérait la participation de Cox) mais ces gaillards-là n’appartenaient pas à l’armée.

« Hé, les marines ! » lança-t-il à son tour.

Rien. Barbie s’avança un peu plus. Il vit une ligne horizontale noire suspendue en l’air, mais l’ignora pour le moment. Il était plus intéressé par les hommes en faction devant la barrière. Le Dôme, plutôt. Shumway avait dit que Cox l’appelait le Dôme.

« Hé, les gars des forces de reconnaissance, quelle surprise de vous voir sur le territoire national, dit-il en se rapprochant. Est-ce qu’il serait par hasard réglé, votre petit problème en Afghanistan ? »

Rien. Il fit deux pas de plus. Le crissement des gravillons, sous ses chaussures, lui parut amplifié.

« C’est fou le nombre de gonzesses qu’on trouve dans les forces de reconnaissance — c’est du moins ce que j’ai entendu dire. C’est un soulagement, en vérité. Si la situation avait été vraiment mauvaise, on nous aurait envoyé les Rangers.

— Cause toujours », marmonna l’un d’eux.

Ce n’était pas grand-chose, mais Barbie se sentit encouragé. « Vous énervez pas, les gars. Vous énervez pas et parlons tranquillement de tout ça. »

Rien, une fois de plus. Et il se tenait aussi près de la barrière (ou du Dôme) qu’il osait s’en approcher. La chair de poule ne lui hérissa pas la peau et ses cheveux ne se dressèrent pas sur sa nuque, mais il savait que la chose était là. Il la sentait.

De plus, il était possible de la visualiser : la bande noire suspendue en l’air. Il ne savait pas de quelle couleur elle serait à la lumière du jour, mais il aurait penché pour le rouge, la couleur du danger. Elle était peinte à la bombe, et il aurait parié toutes ses économies à la banque (qui s’élevaient à un peu plus de cinq mille dollars) qu’elle faisait tout le tour de la barrière.

Comme une rayure horizontale sur une manche de chemise, songea-t-il.

Il ferma son poing et cogna de son côté de la bande, produisant un bruit d’articulations contre du verre, comme la première fois. L’un des marines sursauta.

« Je ne suis pas certaine que ce soit une bonne… », commença Julia.

Barbie l’ignora. Il sentait la colère monter. Il y avait en lui quelque chose qui avait attendu de se mettre en colère depuis le début de la journée, et voici que l’occasion se présentait. Il savait que ça ne servirait à rien de s’en prendre à ces types — ils n’étaient que des hallebardiers — mais c’était dur de ne pas relâcher un peu la soupape. « Hé, les marines ! Donnez donc un coup de main à un frère.

— Va donc, branleur ! »

Celui qui avait répondu ne s’était pas tourné, mais Barbie comprit qu’il s’agissait du chef de ce joyeux petit détachement. Il avait reconnu le ton. Il l’avait lui-même employé. Souvent. « Nous avons nos ordres, alors c’est toi qui nous donnes un coup de main. Ailleurs, un autre jour, je demanderais pas mieux que te payer une bière ou te botter les fesses. Mais pas ici, pas ce soir. Qu’est-ce que t’en dis ?

— Je dis d’accord, répondit Barbie. Mais quand je vois que nous sommes tous du même bord, me demande pas en plus que ça me plaise. » Il se tourna vers Julia. « Vous avez votre téléphone ? »

Elle le sortit. « Vous devriez en avoir un. C’est à la mode.

— J’en ai un. Un Best Buy jetable spécial. Je ne m’en suis presque jamais servi. Il est resté dans un tiroir quand j’ai essayé de quitter la ville. J’ai pas vu de raison de ne pas l’y laisser ce soir. »

Elle lui tendit le sien. « Faudra composer le numéro vous-même, j’en ai peur. J’ai du boulot, moi. » Elle éleva la voix pour que les soldats qui se tenaient au-delà de la lumière aveuglante puissent l’entendre. « Je suis la rédactrice en chef du journal local, après tout, et j’ai besoin de quelques clichés. » Elle éleva encore la voix. « En particulier d’une photo de soldats montant la garde en tournant le dos à une communauté en détresse.

— Madame, j’aimerais autant que vous vous absteniez », dit le chef du détachement.

C’était un type trapu au dos large.

« Venez m’en empêcher, l’invita Julia.

— Je crois que vous savez que c’est impossible, répondit le marine. Pour ce qui est de nos dos tournés, ce sont les ordres.

— Marine, rétorqua Julia, prenez vos ordres, roulez-les bien serrés penchez-vous en avant et collez-vous-les là où la qualité de l’air laisse à désirer. »

Dans la lumière brillante, Barbie vit quelque chose de remarquable : Julia Shumway implacable, les lèvres serrées, les yeux embués de larmes.

Tandis que Barbie composait le numéro au code zone bizarre, elle prit son appareil photo et commença à mitrailler. Le flash n’était pas très puissant, comparé aux projecteurs alimentés par les générateurs, mais Barbie vit les soldats tressaillir chaque fois. Ils doivent sans doute espérer que leurs foutus insignes n’apparaîtront pas.

2

Le colonel de l’armée américaine James O. Fox avait dit qu’il attendrait, la main sur le téléphone, à vingt-deux heures trente. Barbie et Julia avaient pris un peu de retard et Barbie ne l’appela qu’à onze heures moins vingt, mais la main de Cox n’avait pas dû bouger car le téléphone ne sonna qu’une fois, avant que l’ancien patron de Barbie ne lançât : « Allô, Ken à l’appareil. »

Barbie était toujours furieux, mais ça ne l’empêcha pas de rire. « Yes, sir. Et je suis toujours la garce qui ramasse la mise. »

Cox rit aussi, pensant sans aucun doute qu’ils partaient d’un bon pied. « Comment allez-vous, capitaine Barbara ?

« Sir, je vais très bien, sir. Mais sauf votre respect, je suis juste Dale Barbara, maintenant. La seule compagnie que je commande à l’heure actuelle, ce sont les grils et les friteuses du restaurant du coin, et je ne suis pas d’humeur à plaisanter plus longtemps. Je suis perplexe, colonel, et étant donné que je contemple les dos d’une bande de marines à la noix qui refusent de se retourner et de me regarder dans les yeux, je vous avoue que j’en ai ras le bol.

— Ça peut se comprendre. Mais de mon point de vue il y a une chose que vous devez aussi comprendre. S’il y avait quoi que ce soit que ces hommes puissent faire pour vous aider ou mettre un terme à cette situation, ce seraient leurs yeux que vous regarderiez et non leurs culs. Vous admettez ça ?

— Je vous ai bien entendu, colonel. »

Ce n’était pas exactement une réponse.

Julia continuait à mitrailler. Barbie se déplaça vers le bord de la route. De là, il apercevait des tentes, au-delà des camions. Également ce qui pouvait être la guitoune d’un mess et un parking avec d’autres camions. Les marines étaient en train d’installer un camp, et probablement d’autres plus importants sur les Routes 119 et 117, là où elles quittaient la ville. Ce qui suggérait une situation permanente. Son cœur se serra.

« La femme du journal est ici ? demanda Cox.

— Oui. Elle prend des photos. Et, colonel, je vais être franc avec vous : quoi que vous me disiez, je le lui rapporterai. Je suis de son côté, maintenant. »

Julia s’arrêta, le temps d’adresser un sourire à Barbie.

« Bien compris, capitaine.

— Colonel, vous ne gagnez rien à m’appeler ainsi.

— Très bien. Ce sera juste Barbie. Ça vous va ?

— Oui monsieur.

— Et en ce qui concerne ce que la dame en question décidera de publier… pour le bien des habitants de votre patelin, j’espère qu’elle a assez de bon sens pour faire des choix judicieux.

— Il me semble que c’est le cas.

— Et si jamais elle envoie des photos à qui que ce soit à l’extérieur — à un hebdomadaire ou au New York Times, par exemple —, vous risquez de vous retrouver avec une liaison Internet dans le même état que vos lignes téléphoniques terrestres.

— Ça c’est vraiment dégueu…

— La décision serait prise à un échelon supérieur. Je ne fais que transmettre. »

Barbie soupira. « Je le lui dirai.

— Vous me direz quoi ? demanda Julia.

— Que si vous essayez de transmettre des photos, ils useront de représailles contre la ville en fermant l’accès au réseau Internet. »

Julia eut un geste de la main que Barbie n’aurait jamais pensé voir faire par une charmante dame républicaine. Il revint à la communication.

« Qu’est-ce que vous pouvez me dire ?

— Tout ce que je sais, répondit Cox.

— Merci, monsieur. »

Barbie doutait cependant que le colonel tînt parole. L’armée ne fait jamais état de tout ce qu’elle sait. Ou croit savoir.

« Nous l’appelons le Dôme, reprit Cox, mais ce n’est pas un dôme. Du moins, nous ne pensons pas que c’en soit un. Nous pensons qu’il s’agit d’une capsule dont les limites respectent exactement celles du territoire communal de Chester’s Mill. Et quand je dis exactement, c’est exactement.

— Savez-vous jusqu’à quelle altitude il s’élève ?

— Apparemment, à quinze mille mètres environ. Nous ignorons si le sommet est rond ou plat. Pour le moment. »

Barbie ne dit rien. Il était sidéré.

« Et quant à la profondeur… qui sait ? Tout ce que nous pouvons dire, pour le moment, est qu’elle dépasse trente mètres. C’est la profondeur de l’excavation que nous sommes en train de creuser sur la ligne de démarcation entre Chester’s Mill et la zone sans statut au nord.

— Le TR-90. »

Barbie sentit le ton déprimé, sinistre de sa voix.

« Peu importe. Nous sommes partis d’une gravière qui était déjà profonde d’une dizaine de mètres. J’ai vu des images spectrographiques qui m’ont laissé sans voix. Notamment de grands pans de roches métamorphiques qui ont été coupés en deux. Il n’y a pas de rupture, mais on voit un léger changement de direction là où la plaque rocheuse plonge au nord. Nous avons vérifié les relevés sismiques de la station météo de Portland, et bingo : on a constaté une secousse à onze heures quarante-quatre. De 2,1 sur l’échelle de Richter. C’est à ce moment-là que ça s’est produit.

— Génial », dit Barbie.

Il se voulait sarcastique, mais il était trop stupéfait et perplexe pour être sûr de l’avoir été.

« Rien de tout cela n’est très concluant, mais c’est persuasif. D’accord, les explorations ne font que commencer, mais pour le moment, on dirait que le truc s’enfonce autant qu’il monte. Et s’il s’élève à plus de cinq nautiques…

— Et ça, comment le savez-vous ? Le radar ?

— Négatif. Ce truc-là n’apparaît pas sur les écrans radar. Il n’y a aucun moyen de savoir que c’est là tant qu’on ne le heurte pas, ou qu’on en est pas tellement proche qu’on ne peut l’éviter. Les victimes humaines, au moment où ce machin s’est mis en place, sont remarquablement peu nombreuses, mais pour les oiseaux ç’a été un vrai massacre. Aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur.

— Je sais. Je les ai vus. »

Julia avait terminé de prendre des photos. Elle se tenait à côté de Barbie, écoutant la conversation. « Dans ce cas, comment savez-vous l’altitude à laquelle il monte ? Laser ?

— Non. Les lasers passent aussi au travers. Nous nous servons de missiles dépourvus de tête explosive. Nous avons fait effectuer plusieurs sorties à des F-15A, depuis la base de Bangor, à partir de seize heures. Je suis étonné que vous ne les ayez pas entendus.

— Je les ai peut-être entendus, mais j’avais l’esprit occupé à autre chose. »

L’avion de tourisme, par exemple. Le camion de grumes. Les morts sur la Route 117. Faisaient partie du nombre remarquablement réduit de victimes.

« Les missiles rebondissaient dessus… puis à un peu plus de quinze mille mètres, plus rien, ils sont passés comme dans du beurre et ont filé de l’autre côté. Entre vous et moi, je suis surpris que nous n’ayons pas perdu un seul de nos acrobates.

— A-t-il été déjà survolé ?

— Oui. Il y a moins de deux heures. Mission réussie.

— Qui a fait ce truc, colonel ?

— Nous ne savons pas.

— Ce n’est pas nous ? Une expérience qui aurait mal tourné ? Ou bien, Dieu m’en garde, une sorte de test ? Vous me devez la vérité. Vous devez la vérité à cette ville. Les gens sont fichtrement terrifiés, ici.

— Je comprends. Mais ce n’était pas nous.

— Le sauriez-vous, si c’était le cas ? »

Cox hésita. Quand il reprit la parole, ce fut à voix plus basse : « Nous avons d’excellentes sources, dans mon département. Quand quelqu’un pète à la NSA, nous l’entendons. Pareil pour le Group Nine de la CIA, à Langley, et pour une ou deux autres cellules du même genre dont vous n’avez même pas entendu parler. »

Il était possible que Cox dît la vérité. Il était possible qu’il ne la dît pas. Le personnage était fidèle à sa vocation : aurait-il été en faction ici, en compagnie des autres clowns de marines, que Cox lui aurait tourné le dos. Cela ne lui aurait pas plu, mais les ordres sont les ordres.

« Est-ce qu’il pourrait s’agir d’un phénomène naturel ?

— Un phénomène naturel qui respecterait exactement la frontière arbitraire, tracée par les hommes pour délimiter le territoire d’une agglomération ? Jusque dans ses moindres recoins ? À votre avis ?

— Je devais poser la question. La barrière est-elle perméable ? Le savez-vous ?

— L’eau passe. Au moins un peu.

— Comment est-ce possible ? »

Il avait posé la question alors qu’il avait lui-même constaté avec Gendron le comportement bizarre de l’eau.

« Nous n’en savons rien — comment pourrions-nous le savoir ? répondit Cox d’un ton exaspéré. Cela fait moins de douze heures que nous travaillons sur la question. Nos grosses têtes se donnent des claques dans le dos rien que pour avoir découvert à quelle altitude le phénomène s’interrompait. Nous allons peut-être le découvrir, mais pour le moment, nous l’ignorons.

— Et l’air ?

— L’air passe un peu mieux. Nous avons installé un système de contrôle là où votre patelin a sa frontière avec… mmm… » Barbie entendit, lointain, le froissement de feuilles que l’on tournait. « … Harlow. Ils ont conduit ce qu’ils ont appelé des tests de bouffées. Je crois qu’ils mesurent la proportion d’air qui passe par rapport à celle qui rebondit. Bref, l’air passe, et beaucoup plus facilement que l’eau, mais pas complètement, d’après les scientifiques. Voilà qui va sérieusement foutre le bordel dans le temps qu’il fera chez vous, mon vieux, sauf que personne ne peut dire dans quelle mesure ni comment il sera bouleversé. Si ça se trouve, Chester’s Mill va se retrouver avec le climat de Palm Spring. »

Il rit, mais sans conviction.

« Et les particules ?

— Non. Les particules de matière ne passent pas. Du moins, c’est ce qui nous semble. Et cela vous intéressera de savoir que ça vaut pour les deux sens. Si les particules de matière n’entrent pas, elle ne sortent pas non plus. Ce qui signifie que les polluants émis par les autos…

— Personne ne va bien loin, ici. Chester’s Mill ne fait pas plus de six kilomètres à l’endroit le plus large. Si l’on prend la diagonale… » Il regarda Julia.

« Huit, maximum », dit-elle.

Cox reprit : « Nous ne pensons pas que les polluants issus de la combustion de produits pétroliers vont constituer un gros problème. Je suis sûr que tout le monde a chez soi une magnifique chaudière — ces temps-ci, ils ont des autocollants sur leurs bagnoles, en Arabie Saoudite, où on lit J’aime la Nouvelle-Angleterre —, mais les chaudières à gazole modernes ont besoin d’électricité pour faire fonctionner leur brûleur. Vos réserves de gazole sont sans doute importantes, si l’on considère que la saison du chauffage n’a pas encore commencé, mais je ne crois pas qu’elles vous seront d’une grande utilité. À long terme, c’est peut-être une bonne chose, du point de vue de la pollution.

— Ah, vous pensez ? Venez donc par ici quand il fait moins quinze et que le vent souffle à… » Il s’interrompit un instant. « Est-ce que le vent va souffler ?

— Nous n’en savons rien, dit Cox. Redemandez-le-moi demain matin, j’aurai peut-être au moins une hypothèse là-dessus.

— Nous pouvons brûler du bois, intervint Julia. Dites-le-lui.

— Ms Shumway dit que nous pouvons brûler du bois.

— Va falloir que les gens se montrent prudents avec ça, capitaine Barbara-Barbie. Certes, ce ne sont pas les bois qui vous manquent et là, pas besoin d’électricité pour allumer un feu et continuer à le faire brûler, mais le bois produit des cendres, des particules cancérigènes.

— On commence à chauffer ici… »

Barbie regarda Julia.

« Vers le 15 novembre.

— Vers la mi-novembre, me dit Ms Shumway. J’aimerais vous entendre dire que le problème sera réglé d’ici là.

— Tout ce que je peux vous répondre, c’est que nous allons nous battre comme de beaux diables pour qu’il le soit. Ce qui m’amène au point important de cette discussion. Les grosses têtes — du moins celles que nous avons pu réunir jusqu’ici — sont toutes d’accord pour dire que nous avons à faire à un champ de force…

— Exactement comme dans Star Trek, dit Barbie. Téléporte-moi, Snotty.

— Pardon ?

— Rien. Continuez, colonel.

— Mais aussi pour dire qu’un champ de force n’apparaît pas comme ça, ex nihilo. Il doit y avoir quelque chose de proche du champ, ou à l’intérieur, pour le générer. Nos grosses têtes pensent que l’hypothèse du centre est la plus probable. Comme la poignée d’un parapluie, a dit l’un d’eux.

— Vous pensez que ça vient de l’intérieur ?

— Nous pensons que c’est une possibilité. Et il se trouve justement que nous avons un soldat décoré dans ce patelin… »

Un ex-soldat, pensa Barbie. Quant aux décorations, elles sont au fond du golfe du Mexique depuis dix-huit mois. Quelque chose lui disait cependant que son temps de service venait d’être prolongé, que cela lui plût ou non. À la demande générale, comme le dit la sagesse populaire.

« … dont la spécialité en Irak était de repérer les usines de bombes d’al-Qaida. De les repérer et de les fermer. »

Bon. En gros, rien qu’un générateur de plus. Il pensa à tous ceux devant lesquels Julia et lui étaient passés, rien que pour venir ici, ronronnant dans l’obscurité pour produire chaleur et électricité. Consommant pour cela du propane. Il prit soudain conscience que le propane et les batteries, encore plus que la nourriture, allaient devenir le nouvel étalon-or de Chester’s Mill. Une chose était certaine : les gens allaient brûler du bois. Bois dur, résineux, bois de récup. Et rien à foutre des cancérigènes.

« Ce truc n’aura rien à voir avec les générateurs qui tournent ce soir dans votre petit paradis, reprit Cox. L’engin capable de produire ça… nous n’avons aucune idée de ce à quoi il peut ressembler, ou de qui pourrait construire un truc pareil.

— Mais l’Oncle Sam aimerait bien mettre la main dessus », dit Barbie. Il serrait tellement fort le téléphone qu’il était sur le point de le broyer. « En réalité, c’est ça la priorité, n’est-ce pas, colonel ? Vu qu’une pareille machine pourrait changer le monde. Les habitants de ce patelin — leur sort est strictement secondaire. Rien que des dommages collatéraux.

— Oh, ne soyez pas aussi mélodramatique, répliqua Cox. Sur ce point, nos intérêts coïncident. Trouvez le générateur, s’il en existe un. Trouvez-le de la même manière que vous trouviez les usines de bombes et arrêtez-le. Problème résolu.

— S’il y en a un.

— S’il y en a un, exact. Allez-vous essayer ?

— J’ai le choix ?

— Pas que je sache, mais je suis militaire de carrière. Pour nous, le libre arbitre n’est pas de mise.

— Ken, c’est une mission foutrement pourrie. »

Cox mit du temps à répondre. En dépit du silence qui régnait sur la ligne (exception faite d’un léger bourdonnement aigu, signifiant peut-être que la conversation était enregistrée), Barbie l’entendait presque réfléchir. « C’est vrai, dit finalement le colonel, mais c’est toi qui auras la part belle, ma garce. »

Barbie se mit à rire. Il ne put s’en empêcher.

3

Sur le chemin du retour, alors qu’ils passaient devant la masse sombre de l’église du Christ-Rédempteur, il se tourna vers Julia Shumway. Dans l’éclairage du tableau de bord, elle paraissait fatiguée et soucieuse.

« Je ne vais pas vous demander le silence sur tout ça, dit-il, mais je pense qu’il y a une chose que vous ne devriez pas publier.

— L’histoire du générateur qui est ou n’est pas dans Chester’s Mill. »

Sa main gauche quitta le volant et alla caresser la tête d’Horace, à l’arrière, pour le rassurer.

« Oui.

— Parce que s’il existe un générateur qui produit le champ qui crée ce que votre colonel appelle le Dôme, il y a alors quelqu’un qui le fait fonctionner. Quelqu’un ici.

— Cox ne l’a pas dit, mais je suis sûr que c’est ce qu’il pense.

— Je n’en parlerai pas. Et je n’enverrai pas mes photos par Internet.

— Bien.

— Elles paraîtront de toute façon en primeur dans The Democrat, bon Dieu. » Julia continua à caresser son chien. Les gens qui conduisaient d’une main avaient tendance à rendre Barbie nerveux, mais pas ce soir. Ils avaient le chemin de Little Bitch et la 119 pour eux tout seuls. « De plus, j’estime que, parfois, le bien général est plus important qu’un article retentissant. Contrairement au New York Times.

— Et toc.

— Et si vous trouvez le générateur, je n’aurai pas besoin d’aller faire trop longtemps mes courses au Food Center. Je déteste ce supermarché. » Elle parut soudain prise de court. « Vous croyez qu’il sera ouvert, demain ?

— Je dirais que oui. Les gens peuvent mettre un certain temps à comprendre toutes les implications de cette nouvelle situation.

— Je crois que je serais bien inspirée en faisant quelque courses dominicales, dit-elle, songeuse.

— Donnez le bonjour de ma part à Rose Twitchell. Elle aura probablement son fidèle Anson Wheeler en remorque. » Se souvenant du conseil qu’il avait donné à Rose un peu plus tôt, il se mit à rire et dit : « De la viande, de la viande, de la viande.

— Pardon ?

— Si vous avez un générateur dans votre maison…

— Évidemment, j’habite au-dessus du journal. Ce n’est pas une maison, seulement un appartement, mais il est superbe. J’ai pu déduire le générateur de mes impôts, ajouta-t-elle avec fierté.

— Alors, achetez de la viande. De la viande et des conserves, des conserves et de la viande. »

Cela la fit réfléchir. Ils approchaient du centre de l’agglomération. Il y avait beaucoup moins de lumières que d’ordinaire, mais il en restait encore pas mal. Pour combien de temps ? s’interrogea Barbie. Sur quoi Julia lui demanda : « Est-ce que votre colonel vous a donné une idée sur la manière de mettre la main sur ce générateur ?

— Non. Trouver ce genre de conneries était mon boulot, autrefois. Il le sait. » Il se tut un instant. « Pensez-vous que nous pourrions dégoter un compteur Geiger dans Chester’s Mill ?

— Je sais où il y en a un. Dans le sous-sol de l’hôtel de ville. Dans le deuxième sous-sol, pour être précise. Il y a un abri antiatomique là-dessous.

— Sans déconner ! »

Elle rit. « Sans déconner, Sherlock. J’ai même fait un article dessus, il y a trois ans. Pete Freeman a pris les photos. Dans le sous-sol, on trouve une grande salle de conférences et une petite cuisine. La demi-volée de marches qui descend dans l’abri part de la cuisine. Il est d’assez belle taille. Il a été construit dans les années 1950, quand on consacrait tout notre fric à trouver le moyen de faire sauter la planète.

On the Beach, dit Barbie.

— Ouais, faut voir ça — on se croirait plutôt dans Alas Babylon[9]. C’est plutôt déprimant. Les photos de Pete faisaient penser au bunker du Führer peu de temps avant la fin. Il y a une sorte de réserve — des étagères et des étagères de conserves — et une demi-douzaine de couchettes. Ainsi que du matériel fourni par le gouvernement. Dont un compteur Geiger.

— Les trucs en boîte doivent être délicieux, au bout d’un demi-siècle.

— En fait, les conserves sont remplacées régulièrement. On a même ajouté un petit générateur après le 11 Septembre. Si vous consultez le rapport des comptes de la ville, vous verrez une dotation pour l’abri tous les quatre ans, quelque chose comme ça. Elle se montait autrefois à trois cents dollars. Elle est de six cents aujourd’hui. Vous l’avez, votre compteur Geiger. » Elle lui jeta un bref coup d’œil. « Bien entendu, James Rennie considère que tout ce qui se trouve dans l’hôtel de ville, du grenier au deuxième sous-sol, est sa propriété personnelle et il va donc vouloir savoir pourquoi vous en avez besoin.

— Big Jim Rennie ne sera pas mis au courant… »

Elle accepta cela sans faire de commentaire. « Voulez-vous venir avec moi au bureau ? Pour regarder le discours du Président pendant que je commence à composer le journal ? Le boulot va être fait à la va-vite, je peux vous le dire. Juste un article, une demi-douzaine de photos pour la consommation locale et pas de pub pour les soldes d’automne au Burpee’s. »

Barbie réfléchit à la proposition. Il serait occupé, demain, et pas seulement en cuisine ; il aurait des questions à poser. Il allait reprendre le bon vieux collier, revenir à son ancien boulot. Par ailleurs, s’il retournait chez lui, au-dessus de la pharmacie, arriverait-il à dormir ?

« D’accord. Et je ne devrais peut-être pas vous le dire, mais je suis assez doué comme homme à tout faire. Et je fais du bon café.

— Cher monsieur, vous êtes engagé. »

Elle leva la main droite et il lui claqua la paume.

« Est-ce que je peux vous poser une autre question ? Strictement confidentielle ?

— Bien sûr.

— Ce générateur de science-fiction… pensez-vous que vous le trouverez ? »

Barbie réfléchit à la question pendant qu’elle se garait devant l’immeuble qui abritait les bureaux duDemocrat.

« Non, dit-il finalement. Ce serait trop facile. »

Elle soupira et acquiesça. Puis elle lui prit la main.

« Cela aiderait-il, croyez-vous, si je priais pour votre réussite ?

— Ça peut pas faire de mal », répondit Barbie.

4

Il n’y avait que deux églises sur le territoire de Chester’s Mill, le Jour du Dôme ; l’une et l’autre fortifiaient les bonnes âmes protestantes (bien que de manière très différente). Quand ils éprouvaient un besoin de consolation spirituelle, les catholiques devaient aller à Notre-Dame-des-Eaux-Sereines, à Motton, et la douzaine (environ) de juifs que comptait la ville se rendaient à la synagogue Beth Shalom de Castle Rock. Il y avait eu autrefois une église unitarienne, mais elle était morte de sa belle mort au cours des années 1980. Tout le monde reconnaissait qu’elle avait eu un petit côté hippie déjanté, de toute façon. Son bâtiment abritait aujourd’hui la seule librairie de Chester’s Mill, Mill New & Used Books — neuf et occasion.

Les deux pasteurs de Chester’s Mill étaient ce soir tous deux genoux en terre, comme aimait à le dire Big Jim Rennie, mais leur manière de prier, leur état d’esprit et leurs attentes étaient très différents.

La révérende Piper Libby, qui admonestait son troupeau depuis la chaire de la première église congrégationaliste, ne croyait plus en Dieu, une information qu’elle n’avait pas encore partagée avec ses paroissiens. Lester Coggins, de son côté, vivait cette variante de la foi qui conduit au martyre ou à la folie (les deux termes voulant peut-être dire la même chose).

La révérende Libby, encore dans sa tenue décontractée du samedi — et toujours fort jolie, à quarante-cinq ans — était agenouillée devant son autel dans une obscurité presque totale (la Congo était dépourvue de générateur) ; Clover, son berger allemand, couché derrière elle, se tenait museau sur les pattes avant, l’œil des plus vagues.

« Salut, l’Absent », dit Piper. L’Absent, ou Le Grand Absent, était depuis peu sa manière personnelle d’appeler Dieu. Un peu auparavant, à la fin de l’été, il avait été le Grand Peut-Être. Au début de l’été, l’Omnipotentiel. Elle avait bien aimé celui-là ; il sonnait bien. « Tu sais dans quelle situation je suis — Tu devrais, je t’ai assez corné aux oreilles à ce propos — mais ce n’est pas de ça que je veux Te parler ce soir. Ce qui doit être un soulagement pour Toi. »

Elle soupira :

« Nous sommes dans la panade, mon Ami. J’espère que Tu y comprends quelque chose, parce que moi, pas. Rien. Nous savons cependant tous les deux que ce lieu sera plein de monde demain matin, plein de gens à la recherche d’un secours céleste devant ce désastre. »

Le calme régnait à l’intérieur de l’église, le calme régnait à l’extérieur. « Un calme inquiétant », comme on disait dans les vieux films. Un tel silence avait-il jamais régné sur Chester’s Mill un samedi soir ? Il n’y avait pas de circulation, et les coups assourdis de la rythmique, quel que fût l’orchestre qui jouait au Dipper’s (toujours présenté comme EN DIRECT DE BOSTON !), ne résonnaient pas.

« Je ne vais pas Te demander de me dire Ta volonté, n’étant plus du tout convaincue que Tu disposes d’une volonté, en réalité. Mais dans l’hypothèse peu vraisemblable où Tu existerais — car c’est encore une possibilité, je suis plus qu’heureuse de le reconnaître —, je T’en prie, aide-moi à trouver quelque chose d’intelligent à dire. Pas pour dans l’Au-delà, mais pour ici-bas, sur terre. Parce que… » Elle se rendit compte, sans surprise, qu’elle pleurait. Elle fondait souvent en larmes, ces temps-ci, mais toujours en privé. Les citoyens de la Nouvelle-Angleterre réprouvent fermement les manifestations de ce genre de la part des ministres du culte et des politiciens.

Clover, sentant sa détresse, se mit à gémir. Piper lui dit de la fermer, puis revint à l’autel. Elle pensait souvent au symbole de la croix comme étant la version religieuse du Bowtie, le logo cruciforme de la marque Chevrolet, lequel devait son existence à la fantaisie d’un type qui disait l’avoir vu sur un papier peint à Paris et qu’il lui avait plu. Pour trouver quelque chose de divin à ce genre de symbole, il fallait être cinglé, non ?

Malgré tout, elle persévérait :

« Parce que, comme je suis certaine que Tu le sais, la Terre est tout ce que nous avons. La seule chose dont nous sommes sûrs. Je veux aider mes paroissiens. C’est mon boulot, et je tiens à continuer à le faire. En supposant que Tu sois là et que cela Te préoccupe — des pétitions de principe bien faibles, je l’admets —, alors aide-moi. Amen. »

Elle se releva. Elle n’avait pas de lampe torche, mais ne pensait pas avoir du mal à retrouver son chemin vers la sortie sans se cogner les tibias. Elle connaissait tous les recoins de cet endroit, tous ses obstacles. Elle l’aimait aussi. Elle ne se faisait aucune illusion sur son manque de foi, ni sur son amour entêté de l’idée elle-même.

« Viens, Clover, dit-elle. Le Président parle dans une demi-heure. L’autre Grand Absent. On l’écoutera sur la radio de la voiture. »

Clover la suivit, placide, nullement troublé par des questions de foi.

5

Du côté de la route de Little Bitch (que les ouailles de l’église du Christ-Rédempteur n’appelaient que la Numéro 3), se déroulait une scène infiniment plus dynamique, éclairée, de plus, par de puissantes lumières électriques. Le lieu du culte de Lester Coggins possédait un générateur d’un modèle tellement récent que les étiquettes de transport étaient encore collées sur son flanc d’un orange brillant. L’engin disposait de son propre cabanon, également peint en orange, à côté de la remise, à l’arrière de l’église.

Lester avait la cinquantaine très bien conservée — grâce à la génétique, mais aussi à ses efforts acharnés pour prendre soin du temple qui abritait son âme (quoique de judicieuses applications sur ses cheveux de la teinture Just For Men ne fussent pas non plus sans effet à cet égard). Il ne portait sur lui, ce soir-là, qu’un short de gym avec ORAL ROBERTS GOLDEN EAGLES imprimé sur la cuisse gauche ; presque tous les muscles de son corps saillaient.

Pendant les services religieux (il en conduisait cinq par semaine), Lester priait avec dans la voix des trémolos extatiques de télévangéliste, transformant le nom du Grand Costaud en quelque chose qui paraissait sortir tout droit d’une pédale wah-wah en surchauffe : non pas Dieu, mais DI–I-EUUH ! Dans ses prières privées, il retombait parfois dans le même genre de travers sans même s’en rendre compte. Mais lorsqu’il était profondément troublé, lorsqu’il avait vraiment besoin de prendre conseil auprès du Dieu de Moïse et d’Abraham, Lui qui voyageait tel un pilier de fumée de jour et tel un pilier de feu la nuit, Lester formulait ses répliques d’une voix de basse grondante qui n’était pas sans rappeler les grognements d’un chien prêt à se jeter sur un intrus. Il n’en avait pas conscience, car il n’y avait personne, dans sa vie, pour l’entendre prier. Piper Libby était veuve depuis qu’elle avait perdu son mari et leurs deux jeunes fils dans un accident de voiture, trois ans auparavant ; Lester Coggins était depuis toujours célibataire ; adolescent, il avait connu les affres de la masturbation et vu Marie-Madeleine se profiler dans l’encadrement de sa porte.

L’église, construite en coûteux érable rouge, était presque aussi récente que le générateur. Elle était par ailleurs si sobre qu’elle frisait l’austérité. Derrière le dos nu de Lester, s’alignaient trois rangées de bancs sous un plafond de poutres apparentes. En face de lui, la chaire, réduite à un lutrin sur lequel était posée une bible, se dressait devant une grande croix en séquoia avec pour fond une draperie de pourpre royale. La tribune du chœur se trouvait à mi-hauteur sur la droite, les instruments de musique — comprenant la guitare Stratocaster dont Lester jouait lui-même — étaient regroupés à l’une de ses extrémités.

« Dieu, entends ma prière », psalmodiait Lester de sa voix chevrotante spéciale prières. Il tenait à la main une lourde corde comportant douze nœuds, un par disciple. Le neuvième — Judas — était peint en noir. « Dieu, entends ma prière, je T’en prie au nom de Jésus Ton Fils crucifié et ressuscité. »

Il se mit à se fouetter le dos avec la corde, une fois par-dessus l’épaule gauche, une fois par-dessus l’épaule droite, son bras se levant et fléchissant sans peine. Ses biceps bien développés et ses deltoïdes commencèrent à se couvrir de sueur. Lorsqu’elle frappait sa peau déjà couturée de cicatrices, la corde à nœuds produisait le bruit d’un tapis que l’on bat. Il s’était déjà souvent soumis à cet acte de contrition, mais jamais avec autant de force.

« Dieu, entends ma prière ! Dieu, entends ma prière ! Dieu, entends ma prière ! Dieu, entends ma prière ! »

Vlan ! et vlan ! et vlan ! et vlan ! Cela brûlait comme du feu, comme des orties. S’enfonçait dans les boulevards et les chemins secondaires de son misérable système nerveux humain. À la fois terrible et terriblement satisfaisant.

« Seigneur, nous avons péché dans cette ville et je suis le premier de tous ces pécheurs. J’ai écouté Jim Rennie et j’ai cru en ses mensonges. Ouais, j’y ai cru et voici que nous en payons le prix, et il en est maintenant comme il en était jadis. Ce n’est pas seulement le coupable qui paie pour son péché, mais la multitude. Tu retardes le moment de Ta colère, mais quand elle se déchaîne, Ton courroux est comme la tempête qui balaie un champ de blé, ne couchant pas seulement une tige ni même une dizaine, mais les abattant toutes. J’ai semé le vent et récolté la tempête, non pas pour un seul mais pour la multitude. »

Il y avait d’autres péchés et d’autres pécheurs à Chester’s Mill — il le savait, il n’était pas naïf, ils juraient, dansaient, copulaient et se droguaient, il ne le savait que trop — et ils méritaient sans aucun doute d’être punis, d’être flagellés, mais cela était vrai de n’importe quelle ville, certainement, or celle-ci était la seule et unique à devoir subir cette malédiction divine.

Et cependant… et cependant… était-il possible que cette étrange malédiction ne fût pas la conséquence de ses péchés ? Oui. C’était possible. Mais peu probable.

« Seigneur, j’ai besoin de savoir ce que je dois faire. Me voici à la croisée des chemins. Si c’est par Ta volonté que je vais me tenir devant ce lutrin demain matin et confesser les actes que cet homme m’a poussé à faire — les péchés que nous avons commis ensemble, les péchés que j’ai commis seul — alors, je le ferai. Mais cela signifierait la fin de mon ministère et il m’est difficile de croire que cela soit Ta volonté, en un moment aussi crucial. Si c’est Ta volonté que j’attende… que j’attende et que je voie ce qui se passe… que j’attende et prie avec mes ouailles que ce fardeau nous soit ôté… alors, je le ferai. Que Ta volonté soit faite, Seigneur. Aujourd’hui et à jamais. »

Il interrompit sa flagellation (il sentait de chauds et réconfortants filets de sang couler dans son dos nu ; plusieurs nœuds de la corde étaient rougis) et tourna son visage mouillé de larmes vers les poutres du plafond.

« Parce que ces gens ont besoin de moi, Seigneur. Tu sais qu’ils ont besoin de moi, maintenant plus que jamais. Alors… si c’est Ta volonté que cette coupe soit éloignée de mes lèvres… je T’en prie, envoie-moi un signe. »

Il attendit. Et voyez ! Le Seigneur Dieu s’adressa à Lester Coggins : « Je vais t’envoyer un signe. Fais ce que tu faisais quand tu étais un enfant, après un de tes mauvais rêves, va consulter ta bible.

— Tout de suite, dit Lester. À l’instant ! »

Il suspendit la corde à nœuds à son cou ; elle imprima un fer à cheval sanglant sur son torse et ses épaules. Il passa derrière le lutrin tandis que du sang coulait encore le long de sa colonne vertébrale et venait imbiber l’élastique de son short.

Il se tint devant le pupitre comme s’il allait prêcher (bien que même dans ses pires cauchemars il ne se fût jamais vu prêchant dans une telle tenue), referma la bible restée ouverte et ferma les yeux. « Seigneur, que Ta volonté soit faite — je Te le demande au nom de Ton fils, crucifié dans la honte et élevé dans la gloire. »

Et le Seigneur répondit : « Ouvre Mon Livre, et vois ce que tu vois. »

Lester fit ce qui lui était prescrit (prenant soin de ne pas ouvrir la grosse bible trop près du milieu — pour être sûr de tomber sur l’Ancien Testament). Il plongea le doigt dans une page sans regarder, puis rouvrit les yeux et se pencha sur le texte. Il était tombé sur le deuxième chapitre du Deutéronome, 28e verset. Il lut :

L’Éternel te frappera de délire, d’aveuglement, d’égarement d’esprit.

L’égarement d’esprit, ça il arrivait à comprendre, mais dans l’ensemble, ce n’était pas encourageant. Ni clair. Sur quoi le Seigneur prit à nouveau la parole, et dit : « Ne t’arrête pas, Lester. »

Lester lut le verset suivant :

…et tu tâtonneras en plein midi…

« Oui, Seigneur, oui », dit-il dans un souffle, continuant à lire.

… comme l’aveugle dans l’obscurité, tu n’auras point de succès dans tes entreprises, et tu seras tous les jours opprimé, dépouillé, et il n’y aura personne pour venir à ton secours[10].

« Vais-je être frappé de cécité ? » demanda Lester, sa voix grondante s’élevant quelque peu. « Oh, mon Dieu, je T’en prie, ne fais pas ça — bien que, si c’est Ta volonté… »

Et le Seigneur lui parla de nouveau, disant : « Te serais-tu par hasard levé du pied gauche, ce matin, Lester ? »

Il écarquilla brusquement les yeux. Toujours la voix de Dieu, mais l’une des sentences préférées de sa mère. Un vrai miracle. « Non, Seigneur, non.

— Alors regarde encore. Qu’est-ce que je te montre ?

— Il est question de folie. Ou d’aveuglement.

— D’après toi, lequel des deux est le plus probable ? »

Lester parcourut les deux versets. Le seul mot répété était « aveugle ».

« Est-ce que… Seigneur, est-ce que c’est mon signe ? »

Le Seigneur répondit et dit : « Oui, en vérité, mais non celui de ta cécité ; car tes yeux voient à présent plus clairement. Va et cherche l’aveugle qui est devenu fou. Quand tu l’auras vu, tu devras dire à ta congrégation à quoi Rennie s’est livré là-bas, et le rôle que tu y as joué. Vous devrez le dire tous les deux. Nous en reparlerons mais pour le moment, Lester, va te coucher. Tu salis le plancher. »

Lester obéit, mais commença par nettoyer les gouttes de sang qui avaient éclaboussé le parquet, derrière le lutrin. Il le fit à genoux. Il ne pria pas en travaillant, mais il médita les versets. Il se sentait beaucoup mieux.

Pour le moment, il ne parlerait qu’en termes généraux des péchés qui avaient pu provoquer l’installation de cette barrière entre Chester’s Mill et le monde extérieur ; mais il chercherait le signe. Un homme ou une femme aveugle et devenu fou, ouais, en vérité.

6

Brenda Perkins écoutait WCIK parce que son mari aimait bien cette radio (l’avait bien aimée), mais jamais elle n’aurait mis les pieds dans l’église du Christ-Rédempteur. Elle était Congo jusqu’à la moelle et veillait à ce que son mari vînt avec elle.

Avait veillé. Howie allait se retrouver dans l’église de la Congo une dernière fois. Il serait là, gisant, sans plus rien savoir, pendant que Piper Libby prononcerait son éloge funèbre.

Cette prise de conscience — avec ce qu’elle avait de brutal et définitif — fit mouche. Pour la première fois depuis qu’elle avait appris la nouvelle, Brenda s’effondra et éclata en sanglots. Peut-être le pouvait-elle maintenant. Maintenant, elle était seule.

À la télévision, le Président — la mine solennelle et paraissant terriblement vieux — était en train de dire : « Mes chers compatriotes, vous voulez des réponses. Je m’engage à vous les donner dès que je les aurai. Il n’y aura aucun secret autour de cette question. Mon éclairage sur ces évènements sera votre éclairage. Je m’y engage solennellement. »

« Ouais — et vous n’auriez pas aussi un pont à me vendre ? » dit Brenda qui se mit à pleurer de plus belle, car c’était l’une des plaisanteries favorites de Howie.

Elle coupa la télé, puis laissa tomber la télécommande à terre. Elle fut prise de l’envie de la piétiner et de la démolir mais s’en abstint, avant tout parce qu’elle imaginait Howie secouant la tête et lui disant de ne pas faire l’idiote.

Elle alla dans son petit bureau, désirant, en quelque sorte, le toucher pendant que sa présence était encore palpable. Elle en avait besoin. Dehors, le générateur ronronnait. Repu et content, aurait dit Howie. Elle avait jugé cette dépense scandaleuse lorsque Howie l’avait commandé, après le 11 Septembre (par simple souci de sécurité, lui avait-il dit), mais elle regrettait à présent toutes les critiques acerbes auxquelles elle s’était livrée. Devoir vivre son deuil dans le noir aurait été encore plus terrible, l’impression de solitude aurait été encore plus grande.

Sur le bureau de Howie, il n’y avait que l’ordinateur portable, resté ouvert. Une photo, prise il y avait longtemps, lors d’une partie de baseball de la Petite Ligue, servait de fond d’écran. Howie et Chip (alors âgé de onze ou douze ans) portaient le maillot des Sanders Hometown Drug Monarchs ; le cliché avait été pris l’année où Howie et Rusty Everett avaient permis à l’équipe des Sanders d’atteindre les finales de l’État. Chip avait les bras autour de la taille de son père et Brenda les siens autour des deux. Une bien belle journée. Mais les choses sont tellement fragiles. Aussi fragiles que le cristal. Comment aurait-on pu le savoir, à l’époque, quand il aurait peut-être été possible de la prolonger un peu ?

Elle n’avait pas encore pu joindre Chip et la seule idée de ce coup de téléphone — en supposant qu’elle puisse le donner — l’acheva. Sanglotant de plus belle, elle tomba à genoux à côté du bureau de son mari. Elle ne se serra pas les mains ni ne les joignit comme elle le faisait lorsqu’elle était enfant, agenouillée dans son pyjama en flanelle à côté de son petit lit et répétant comme un mantra : Dieu bénisse maman, Dieu bénisse papa, Dieu bénisse mon poisson rouge qui n’a pas encore de nom…

« Mon Dieu, c’est Brenda. Je ne Te demande pas de le ressusciter… enfin, si, mais je sais que Tu ne peux pas le faire. Donne-moi seulement la force de supporter tout ça, d’accord ? Et je me demande si Tu ne pourrais pas, peut-être… je ne sais pas si c’est blasphémer ou non, sans doute que oui, mais je me demande si Tu ne pourrais pas le laisser me parler une dernière fois. Peut-être le laisser me toucher une dernière fois, comme il a fait ce matin. »

À cette idée — les doigts de Howie sur sa peau, dans la lumière du soleil —, elle pleura encore plus fort.

« Je sais que les esprits, c’est pas Ton truc, sauf le Saint-Esprit, bien sûr, mais dans un rêve, peut-être, hein ? Je sais que c’est demander beaucoup, mais… oh, mon Dieu, il y a un tel vide en moi, ce soir. Jamais je n’aurais pensé qu’on puisse avoir un tel vide en soi, j’ai peur de tomber dedans. Si Tu fais cela pour moi, je ferai quelque chose pour Toi. Il Te suffira de me le demander. Je T’en prie, mon Dieu, rien qu’un effleurement. Ou un mot. Même si c’est dans un rêve. » Elle eut un grand soupir enchifrené. « Merci, mon Dieu. Que Ta volonté soit faite, bien sûr. Qu’elle me plaise ou non. » Elle eut un tout petit rire. « Amen. »

Elle ouvrit les yeux et se leva, s’appuyant de la main sur le bureau. Ce faisant, elle poussa légèrement l’ordinateur et l’écran s’éclaira aussitôt. Il oubliait toujours de l’éteindre, mais au moins le laissait-il toujours branché sur le secteur, pour que la batterie reste chargée. Et son bureau était nettement mieux rangé que celui de son portable à elle — constamment encombré de fichiers qu’elle avait téléchargés et de notes électroniques. Sur l’écran de Howie, on ne voyait jamais que trois dossiers, sous l’icône du disque dur : le premier, intitulé COURANT, concernait les rapports sur les enquêtes en cours ; le deuxième, TRIBUNAL, établissait la liste de tous ceux (lui-même compris) qui devaient aller témoigner devant les tribunaux, avec le lieu et la date. Le troisième dossier, MORIN STREET, comprenait tout ce qui touchait à la maison. Il lui vint à l’esprit que si elle l’ouvrait, elle trouverait peut-être quelque chose sur le générateur ; il fallait qu’elle sache comment le faire tourner le plus longtemps possible. Certes, Henry Morrison changerait volontiers la bonbonne de propane, mais si elle n’en avait pas en réserve ? Si tel était le cas, elle allait devoir en acheter une au Burpee’s ou au Gas & Grocery avant qu’il n’y en ait plus une seule.

Elle posa un doigt sur le tapis de souris, puis s’arrêta. Il y avait une quatrième icône sur l’écran, rôdant dans le coin, en bas à gauche. Elle ne l’avait jamais vue auparavant. Brenda essaya de se rappeler à quand remontait la dernière fois qu’elle avait regardé l’écran de cet ordinateur, mais en vain.

VADOR — tel était le nom du dossier.

Il n’y avait qu’une seule personne en ville que Howie surnommait Vador, comme dans Dark Vador : Big Jim Rennie.

Sa curiosité éveillée, elle plaça le curseur de la souris dessus et fit un double clic, se demandant si le dossier ne serait pas protégé par un mot de passe.

Il l’était. Elle essaya WILDCATS, celui qui protégeait le dossier COURANT (Perkins n’avait pas pris la peine de protéger TRIBUNAL). Le dossier contenait deux fichiers. L’un avait pour titre ENQUÊTE EN COURS et l’autre était un document en PDF, une lettre intitulée SMAG. En Howie-Perkins dans le texte, SMAG était l’acronyme de State of Maine Attorney General (Procureur général du Maine). Elle cliqua dessus.

Brenda parcourut la lettre du procureur général avec une stupéfaction grandissante, tandis que les larmes séchaient sur ses joues. La première chose sur quoi tomba son œil fut la formule de politesse : non pas Cher chef Perkins, mais Mon cher Duke.

Bien que la lettre eût été rédigée en jargon judiciaire plutôt qu’en Howie-Perkins, certaines phrases lui sautèrent aux yeux comme si elles étaient imprimées en gras. Détournement de biens et de services de la ville fut la première. L’implication du premier conseiller Sanders semble être certaine fut la deuxième. Puis il y eut Ces malversations sont plus vastes et vont plus loin que ce que l’on aurait pu imaginer il y a trois mois.

Et près de la fin, cette fois-ci lui paraissant non pas écrit seulement en gras, mais aussi en capitales :

FABRICATION ET VENTE DE DROGUES ILLÉGALES

Sa prière n’était pas restée sans réponse, apparemment, et d’une manière totalement inattendue. Brenda s’assit dans le fauteuil de Howie, cliqua sur ENQUÊTE EN COURS dans le dossier VADOR, et laissa feu son époux lui parler.

7

Le discours du Président — disert en propos rassurants, maigre en informations — se termina à minuit vingt et un. Rusty Everett le suivit depuis la salle de garde, au deuxième étage de l’hôpital, consulta une dernière fois les graphiques et rentra chez lui. Il avait terminé certaines journées encore plus fatigué, au cours de sa carrière médicale, mais jamais aussi découragé ou inquiet pour l’avenir.

La maison était plongée dans l’obscurité. Il avait discuté avec Linda de l’éventuel achat d’un générateur, l’année dernière (et les années précédentes), car Chester’s Mill connaissait quatre ou cinq pannes de courant chaque hiver, sans parler d’une ou deux de plus, en général, pendant la belle saison ; Western Maine Power n’était pas une compagnie d’électricité des plus fiables. Le résultat de ces discussions avait toujours été le même : ils n’en avaient pas les moyens. Si Linda prenait un poste de flic à plein temps, cet achat serait peut-être possible, mais elle ne le voulait pas tant que les filles étaient petites.

Au moins, nous avons un bon poêle et une sacrée réserve de bois. Si nécessaire.

Il avait une lampe torche dans la boîte à gants ; mais lorsqu’il l’alluma, elle n’émit qu’un rayon faiblard qui mourut au bout de cinq secondes. Rusty marmonna une obscénité et nota de se procurer des piles neuves demain — ou plutôt aujourd’hui. En supposant que les magasins soient ouverts.

Si je suis pas fichu de trouver mon chemin ici au bout de douze ans, c’est que je suis un singe.

Oui, tiens. Il se sentait un peu comme un singe ce soir — un singe qui viendrait d’être capturé et jeté dans la cage d’un zoo. Et il en avait incontestablement l’odeur. Peut-être que s’il prenait une douche avant de se coucher…

Mais non : pas d’électricité, pas de douche.

La nuit était claire et, en l’absence de lune, il y avait un milliard d’étoiles au-dessus de la maison, des étoiles qui avaient le même aspect que d’habitude. La barrière n’existait peut-être pas au-dessus de leurs têtes. Le Président n’avait pas abordé cette question, si bien que les responsables de l’enquête ne le savaient peut-être pas eux-mêmes. Si Chester’s Mill se trouvait au fond d’un puits récemment créé et non pas complètement sous cloche — une cloche de verre démentielle —, les choses pourraient peut-être s’arranger. Le gouvernement pourrait les approvisionner par la voie des airs. Un pays qui avait les moyens de dépenser des centaines de milliards de dollars pour renflouer ses banques devait tout de même pouvoir larguer un peu de bouffe et quelques foutus générateurs.

Il escalada les marches du porche et sortit ses clefs, mais lorsqu’il arriva à la porte, il vit quelque chose pendre au loquet. Il se pencha, plissant les yeux, et sourit. C’était une mini-lampe torche. Lors des grands soldes de fin d’été, au Burpee’s, Linda en avait acheté six pour le prix de cinq. Il avait trouvé sur le moment que la dépense n’avait pas de sens, et se rappelait même avoir pensé,Les femme achètent des trucs en solde pour la même raison que les hommes escaladent les montagnes — parce qu’ils sont là.

Il y avait un petit anneau métallique à l’autre extrémité de la lampe torche. Un lacet provenant d’une de ses vieilles paires de tennis était passé dedans. Un mot était accroché au lacet. Il le prit et braqua le rayon de la torche dessus.

Salut beau gosse. J’espère que tu vas bien. Les deux J sont finalement au lit. Étaient inquiètes et bouleversées toutes les deux, mais elles ont fini par s’écrouler. Je suis de service demain toute la journée, et quand je dis toute la journée, c’est de 7 à 19 h, d’après Peter Randolph (notre nouveau chef, GRRRR). Marta Edmunds est d’accord pour prendre les filles demain — Dieu bénisse Marta. Essaie de ne pas me réveiller. Sauf que pas sûr que je dorme. On va avoir des journées difficiles, mais on surmontera ça. On a plein de réserves, Dieu merci.

Mon cœur, je sais que tu es fatigué, mais peux-tu sortir Audrey ? Elle n’arrête pas de pousser ces gémissements bizarres qu’elle fait des fois. Est-il possible qu’elle ait vu ce truc venir ? On dit que les chiens sentent l’arrivée d’un tremblement de terre, alors peut-être… ?

Judy et Jannie disent qu’elles aiment leur papa. Moi aussi.

On trouvera bien un moment pour parler demain, d’accord ? Pour parler et évaluer la situation.

J’ai un peu la frousse.

Lin.

Il avait peur, lui aussi, et il n’était guère enchanté à l’idée que sa femme travaillait douze heures d’affilée demain, alors que de son côté l’attendait une journée de travail de seize heures, sinon plus. Pas enchanté non plus à l’idée que Judy et Janelle passent toute la journée avec Marta alors qu’elles aussi étaient certainement effrayées.

Mais ce qui l’enchantait moins que tout, c’était d’avoir à sortir leur golden retriever. À son avis il était possible que leur chienne ait senti venir la barrière ; il savait les chiens sensibles à nombre de phénomènes sur le point de se produire, et pas seulement les tremblements de terre. Sauf que, si c’était le cas, comment se faisait-il qu’Audrey n’ait pas arrêté de pousser ce que Linda appelait ses gémissements bizarres, hein ? Les autres chiens de la ville avaient été muets comme des tombes tout le long du chemin du retour, cette nuit. Pas un aboiement, pas un hurlement. Et il n’avait pas entendu parler d’autres chiens pris d’une crise de gémissements.

Elle dort peut-être dans son coin, près du poêle, se dit-il pendant qu’il tournait la clef dans la serrure de la cuisine.

Audrey ne dormait pas. Elle vint tout de suite à lui, non pas en bondissant de joie, comme elle le faisait d’habitude — T’es à la maison ! T’es à la maison ! Grâce à Dieu, t’es à la maison ! — mais en marchant de côté, rampant presque, la queue entre les pattes comme si elle s’attendait à recevoir un coup (ce qui ne lui était jamais arrivé) et non pas une caresse sur la tête. Et oui, elle poussait encore ses gémissements bizarres. Cela avait en fait commencé bien avant l’installation de la barrière. Puis elle s’était arrêtée pendant deux semaines, et Rusty avait espéré qu’on n’en reparlerait plus, après quoi elle avait remis ça, parfois doucement, parfois plus fort. Ce soir, le gémissement était sonore — ou peut-être était-ce seulement une impression, à cause de l’obscurité de la cuisine : les écrans numériques de la cuisinière et du micro-ondes étaient éteints et la veilleuse que Linda laissait allumée pour lui au-dessus de l’évier aussi.

« Arrête, ma fille, dit-il, tu vas réveiller toute la maison. »

Mais Audrey ne s’arrêta pas. Elle cala doucement sa tête contre le genou de Rusty et leva les yeux vers lui, dans l’étroit mais brillant faisceau de lumière qui partait de sa main droite. Il aurait juré que c’était un regard suppliant.

« Très bien, dit-il, très bien. On va faire un tour. »

La laisse était accrochée à une cheville, juste à côté de la porte de la réserve. Lorsqu’il voulut aller la chercher (laissant la lampe torche pendre autour de son cou, au bout du lacet), Audrey se faufila devant lui, d’un mouvement plus félin que canin. Sans le rayon de la lampe tournée vers le bas, il aurait pu trébucher sur elle. Voilà qui aurait mis un point final grandiose à cette journée de merde. « Juste une seconde, juste une seconde, attends un peu. »

Elle aboya vers lui et recula.

« Tais-toi, Audrey, tais-toi ! »

Mais au lieu de se taire, elle aboya à nouveau, bruit qui paraissait d’autant plus fort dans le silence de la maison endormie. Rusty en sursauta de surprise. Audrey se jeta sur lui, le saisit par son pantalon et recula, comme pour l’entraîner dans le couloir.

Soudain intrigué, Rusty se laissa faire. Quand elle vit qu’il la suivait, la chienne le lâcha, courut jusqu’à l’escalier, monta deux marches, regarda derrière elle et aboya à nouveau.

Une lumière s’alluma à l’étage, dans leur chambre. « Rusty ? » C’était Linda, la voix ensommeillée.

« Ouais, c’est moi, répondit-il, s’efforçant de ne pas parler trop fort. En fait, c’est Audrey. »

Il suivit la chienne dans l’escalier. Au lieu de se livrer à ses gambades habituelles, Audrey se retournait constamment pour regarder derrière elle. Les propriétaires de chien savent en général très bien déchiffrer les attitudes de leur animal, et c’était de l’anxiété que Rusty lisait chez elle. Audrey avait les oreilles couchées, la queue entre les pattes. S’il s’agissait de la même chose que les gémissements, le phénomène venait de passer à un stade supérieur. Rusty se demanda soudain s’il n’y aurait pas un intrus dans la maison. La cuisine était fermée à clef et Linda faisait en général bien attention à tout barricader, en particulier quand elle était seule avec les filles. Mais…

Linda arriva en haut des marches, serrant la ceinture de sa robe de chambre en tissu-éponge. Audrey la vit et aboya à nouveau. Genre, sors de mon chemin.

« Arrête ça, Audrey ! » Mais la chienne passa en force, heurtant suffisamment fort la jambe droite de Linda pour la repousser contre le mur. Puis le golden retriever courut jusqu’au bout du couloir, vers la chambre des filles où tout était encore calme.

Linda prit la lampe torche miniature qu’elle avait dans la poche de sa robe de chambre. « Mais au nom du ciel, qu’est-ce que…

— Je crois que tu ferais mieux de retourner dans la chambre, dit Rusty.

— Compte là-dessus ! » répliqua-t-elle, courant devant lui dans le couloir tandis que dansait le rayon brillant de sa lampe.

Les filles avaient sept et cinq ans et venaient d’entrer récemment dans ce que Linda appelait « la période de l’intimité féminine ». Audrey, arrivée à leur porte, se dressa sur ses pattes arrière et commença à gratter avec les pattes avant.

Rusty rattrapa Linda au moment où celle-ci ouvrait. Audrey bondit à l’intérieur, sans même jeter un coup d’œil vers le lit de Judy. La cadette dormait profondément, de toute façon.

Janelle, elle, ne dormait pas. Mais n’était pas éveillée non plus. Rusty comprit ce qui se passait dès l’instant où les rayons des deux lampes convergèrent sur elle et il se maudit de ne pas avoir pris conscience plus tôt de ce qui arrivait ; le phénomène avait dû commencer vers le mois d’août, peut-être même de juillet. Parce que le comportement d’Audrey — ses crises de gémissements — lui était parfaitement connu. Il n’avait tout simplement rien compris à ce qui se passait sous son nez.

Janelle avait les yeux ouverts, mais on n’en voyait que le blanc ; elle n’était pas prise de convulsions — Dieu merci — mais elle tremblait de tout son corps. Elle avait repoussé les couvertures à ses pieds, probablement dès le début et, dans le double rayon de lumière, on voyait la tache plus sombre qui mouillait le fond de son pyjama. Elle agitait les doigts comme si elle s’apprêtait à jouer du piano.

Audrey s’assit à côté du lit, contemplant sa jeune maîtresse avec une attention intense.

« Mais qu’est-ce qui se passe ? » s’écria Linda.

Dans l’autre lit, Judy bougea et marmonna : « Maman ? Faut se lever ? J’ai manqué le bus ?

— Elle a une crise d’épilepsie, répondit Rusty.

— Eh bien, fais quelque chose ! Aide-la ! Elle va mourir, c’est ça ?

— Non. »

La partie de son esprit qui restait froide et analytique lui disait qu’il s’agissait presque certainement d’une crise de petit mal[11] — comme avaient dû être les autres, sans quoi il aurait compris depuis longtemps. Mais nos réactions sont différentes quand il s’agit des nôtres.

Judy s’assit toute droite dans son lit, envoyant balader toutes ses peluches. Elle ouvrait de grands yeux terrifiés et ne fut pas particulièrement rassurée quand sa mère l’eut arrachée aux draps pour la serrer dans ses bras.

« Calme-la, Rusty ! Calme-la ! »

Si c’était une crise de petit mal, elle s’arrêterait toute seule.

Mon Dieu, je vous en prie, faites que ça s’arrête tout de suite, pensa-t-il.

Il prit le visage tremblant et frissonnant de sa fille entre ses mains et essaya de faire pivoter sa tête vers le haut, voulant s’assurer que ses voies aériennes n’étaient pas obstruées par sa langue. Au début, dans le mauvais éclairage, il ne vit rien, gêné de surcroît par le foutu oreiller. Il le jeta sur le plancher. L’oreiller toucha Audrey au passage, mais elle ne broncha même pas, continuant à regarder la fillette avec la même intensité.

Rusty put renverser légèrement la tête de sa fille en arrière et l’entendre respirer. Une respiration normale ; aucune raucité anormale comme quand on cherche désespérément son oxygène.

« Maman, qu’est-ce qu’elle a, Jan-Jan ? demanda Judy en fondant en larmes. Elle est folle ? Elle est malade ?

— Non, elle n’est pas folle, juste un peu malade, répondit Rusty, étonné lui-même par le calme dont il faisait preuve. Je crois qu’il vaut mieux que tu laisses maman t’amener…

Non ! s’exclamèrent-elles d’une seule voix.

— Bon, mais taisez-vous. Ne lui faites pas peur quand elle va se réveiller, parce qu’il y a des chances pour qu’elle ait déjà peur. Au moins un peu peur, se corrigea-t-il. Audrey, t’es un bon chien, un très bon chien, tu sais. »

Ce genre de compliment lançait d’ordinaire la chienne dans d’exubérantes manifestations de joie, mais pas ce soir. Elle n’agita même pas la queue. Puis, soudain, elle émit un simple « ouah » et s’allongea, le museau sur une patte. Deux secondes plus tard, les tremblements de Janelle cessaient et ses yeux se fermaient.

« J’veux bien être pendu, dit Rusty.

— Quoi ? demanda Linda, qui s’était assise sur le bord du lit de Judy, tenant toujours la fillette contre elle. Qu’est-ce qu’il y a ?

— C’est fini », dit Rusty.

Pas tout à fait, cependant. Quand Janelle rouvrit les yeux, ils étaient revenus à leur place habituelle mais elle ne le voyait pas.

« La Grande Citrouille ! s’exclama-t-elle. C’est la faute de la Grande Citrouille ! Il faut arrêter la Grande Citrouille ! »

Rusty la secoua doucement. « C’est juste un rêve, Jannie. Tu viens de faire un mauvais rêve, j’en ai peur. Mais c’est terminé et tout va bien. »

Pendant quelques instants encore, Janelle ne fut pas totalement là, même si ses yeux bougeaient et qu’elle le voyait et l’entendait, il s’en rendait bien compte. « Il faut arrêter Halloween, papa ! Il faut que tu arrêtes Halloween !

— D’accord, ma chérie, je vais l’arrêter. Halloween, c’est terminé. Complètement. »

Elle cilla, puis leva une main pour repousser la masse de cheveux, collés par la sueur, qui retombait sur son front. « Quoi ? Pourquoi ? J’allais être la princesse Leia ! Pourquoi il faut que tout tourne mal dans ma vie ? » Elle se mit à pleurer.

Linda s’approcha — Judy accrochée à elle par la robe de chambre — et prit Janelle dans ses bras. « Tu peux toujours devenir la princesse Leia, mon amour. Je te le promets. »

La fillette regarda ses parents, tout d’abord l’air étonné, soupçonneux, puis comme prise d’une peur croissante. « Qu’est-ce que vous faites ici ? Et pourquoi elle est debout ? ajouta-t-elle avec un geste vers sa petite sœur.

— T’as fait pipi au lit », dit Judy d’un ton suffisant qui donna envie à Rusty de la gifler.

Il se considérait en règle générale comme un père éclairé (en particulier s’il se comparait à ceux qu’il voyait se couler en rasant les murs dans le centre de santé, avec leur gosse au bras cassé ou à l’œil au beurre noir), mais pas ce soir.

« Ça ne fait rien, dit Rusty en prenant Janelle dans ses bras. Ce n’est pas ta faute. Tu as eu un petit problème, mais c’est terminé maintenant.

— Il va falloir qu’elle aille à l’hôpital ? demanda Linda.

— Non, seulement au centre, et pas ce soir. Demain matin. Je vais arranger ça avec le bon médicament.

— JE VEUX PAS DE PIQÛRE ! » hurla Janelle en se mettant à pleurer plus fort que jamais.

Voilà qui fit plaisir à Rusty. C’était un bruit qui respirait la santé. Puissant.

« Mais non, pas de piqûre, mon cœur. Juste des pilules.

— Tu es sûr ? » demanda Linda.

Rusty regarda leur chienne, à présent tranquillement allongée le museau sur la patte, oublieuse du drame.

« Audrey en est sûre, elle, en tout cas. Mais il vaut mieux qu’elle dorme ici ce soir, avec les filles.

— Ouais ! » s’écria Judy.

Elle se mit à genoux et serra Audrey dans ses bras de manière extravagante.

Rusty passa un bras autour des épaules de sa femme qui posa sa tête contre lui comme si elle était trop lourde et qu’elle ne pouvait plus la porter.

« Pourquoi maintenant ? demanda-t-elle. Pourquoi aujourd’hui ?

— Je ne sais pas. C’est déjà bien que ce ne soit que le petit mal. »

Sur ce point, ses prières avaient été entendues.

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