VII Septembre 1348 Apparition de Notre-Dame de la Merci

En découvrant les plaies qu’avaient infligées à leur prêtre ceux-là même qu’il souhaitait assister, certains villageois se déclarèrent prêts à chasser les « lépreux » de Grosswald ; mais Herr Manfred von Hochwald déclara que nul n’entrerait dans la forêt sans son autorisation. Il plaça un peloton de gens d’armes sur la route du Bärental afin de barrer le passage à quiconque chercherait à gagner le lazaret, par esprit de vengeance ou par simple curiosité. Durant les jours qui suivirent, ils refoulèrent Oliver, le fils du boulanger, ainsi que d’autres garçons, mais aussi Theresia Gresch, porteuse de son panier à simples, et, au grand étonnement de Dietrich, frère Joachim de Herbholzheim.

Les motivations d’Oliver et de ses amis étaient faciles à deviner. Ces jeunes gens ne rêvaient que de chevalerie. Oliver se laissait pousser les cheveux pour imiter les nobles et portait son poignard à la façon d’une épée. Rien ne les excitait tant que la perspective d’un pugilat, et l’infortune de leur pasteur leur fournissait une excuse idéale. Dietrich leur passa un savon et leur dit que, s’il avait pu pardonner à ses tortionnaires, ils pouvaient en faire autant.

Si Theresia avait voulu se rendre à Grosswald, c’était pour des raisons à la fois plus transparentes et plus opaques, car, outre de la rue, de l’achillée et du souci, elle avait glissé dans son panier certains champignons vénéneux et le couteau qui lui servait à faire des saignées. Dietrich l’interrogea sur ce point après que les hommes de Schweitzer l’eurent reconduite au presbytère, et elle lui répondit en citant le Physica de l’abbesse Hildegarde ; mais Dietrich se demanda si elle ne destinait pas ces produits à un usage autre que médicinal. Cette pensée le troubla, mais il ne pouvait la questionner sur ses motivations dans la mesure où il n’avait pu déterminer son but.

Quant à Joachim, il se contenta de lui dire que les pauvres et les paysans sans terre avaient grand besoin de la parole de Dieu. Quand Dietrich lui répliqua que des lépreux avaient besoin de soins plutôt que de sermons, le moine se contenta de rire.


Lorsque Max et Hilde se rendirent au lazaret le jour de la Saint-Eustache, Dietrich, plaidant des douleurs encore vives, se retira au réfectoire de son presbytère, où il mangea une bouillie d’avoine préparée par Theresia. Celle-ci était assise en face de lui, absorbée par son ouvrage. Il avait agrémenté son repas d’un blanc de gélinotte bouilli, accommodé au vin, au pain et à la sauge. Malgré cela, la viande demeurait relativement sèche et, chaque fois qu’il mordait dedans, sa mâchoire endolorie se rappelait à son bon souvenir et l’une de ses dents tremblait sur sa racine.

— Une teinture de clou de girofle soulagerait votre douleur, lui dit Theresia, mais les clous de girofle sont trop chers.

— Quel plaisir d’apprendre l’absence d’un traitement, marmonna-t-il.

— Le temps vous guérira, répliqua-t-elle. En attendant, vous devez vous contenter de bouillie et de potage.

— Oui, ô Doctor Trotula.

Theresia laissa passer le sarcasme.

— Je me contente d’administrer des simples et de redresser des os.

— Et de pratiquer quelques saignées, lui rappela Dietrich.

Elle sourit.

— Le sang a parfois besoin de couler. (Voyant le regard que lui jetait Dietrich, elle ajouta :) Cela équilibre les humeurs.

Dietrich était incapable d’interpréter cette déclaration. Avait-elle souhaité se venger des Krenken ? Œil pour œil, dent pour dent ? Prends garde à la colère du placide, car elle couve longtemps après que sont éteintes les flammes les plus vives.

Il mâcha une autre bouchée de gélinotte et se palpa la mâchoire.

— Les Krenken frappent fort.

— Laissez votre cataplasme en place. Il réduira l’hématome. Pour vous traiter de cette manière, mon père, ces Krenken doivent être d’horribles gens.

Ces mots lui serrèrent le cœur.

— Ils sont égarés et effrayés. De tels hommes sont souvent violents.

Theresia revint à son ouvrage.

— Je pense que frère Joachim a raison. Je pense qu’ils ont besoin d’une autre forme d’aide que celle que vous leur dispensez, la femme du meunier et vous.

— Si je puis leur pardonner, vous le pouvez aussi.

— Vous leur avez donc pardonné ?

— Naturellement.

Theresia posa son ouvrage sur son giron.

— Il n’est pas si naturel que cela de pardonner. Ce qui est naturel, c’est la vengeance. Frappez un chien et il vous mordra. Touchez à un nid de guêpes et elles vous piqueront. C’est pour cela qu’il fallait quelqu’un comme Notre-Seigneur pour nous enseigner le pardon. Si vous avez pardonné à ces gens, pourquoi n’êtes-vous pas retourné les voir avec le soldat et la femme du meunier ?

Dietrich renonça à finir son blanc de gélinotte. Buridan affirmait qu’on ne pouvait pas agir à distance, et le pardon est une action. Pouvait-on pardonner à distance ? Jolie question que celle-là. Comment pourrait-il persuader les Krenken de partir s’il n’allait pas à eux ? Mais leur férocité le terrifiait.

— Encore quelques jours de repos, temporisa-t-il. Allez, apportez les douceurs près du feu et je vous lirai des passages du De usu partium.

Sa fille adoptive rayonna.

— J’adore vous entendre lire, surtout des livres de médecine.


Le jour de la fête de Notre-Dame de la Merci, Dietrich alla en boitillant inspecter ses terres – dont il confiait la gérance à Félix, à Herwyg le Borgne et à quelques autres. On venait d’entamer les secondes semailles et ce n’était que meuglements et hennissements, auxquels se mêlaient les cliquetis des harnais et des palonniers, les jurons des laboureurs et les coups saccadés de pioche et de mailloche. Herwyg avait creusé la terre en avril et la labourait aujourd’hui en profondeur. Dietrich s’entretint brièvement avec lui et se déclara satisfait de son travail.

Il remarqua que Trude Metzger maniait la charrue dans le champ voisin. Melchior, son fils aîné, guidait le bœuf de tête avec une longe tandis que son cadet, encore tout jeune, tenait une pioche presque aussi grande que lui. Herwyg, qui venait de faire exécuter un demi-tour à son attelage, émit l’opinion que le labourage était un travail d’homme.

— C’est dangereux pour un enfant de conduire les bœufs, opina Dietrich. C’est ainsi que son époux a trouvé la mort.

Un lointain roulement de tonnerre descendit du Katharinaberg et Dietrich jeta un regard curieux au ciel vide de nuages.

Herwyg cracha par terre.

— L’orage s’annonce, dit-il. Pourtant, je ne sens pas la pluie. C’est un cheval qui a piétiné Metzger, pas un bœuf. Ce grippe-sou abusait de la pauvre bête. Il la faisait même travailler le dimanche, mais il ne faut pas dire du mal des défunts. Un bœuf, c’est docile, mais un cheval, ça rue dans les brancards sans prévenir. C’est pour ça que je préfère les bœufs. Hai ! Jakop ! Heyso ! Tirez !

La femme de Herwyg aiguillonna Heyso, le bœuf de tête, et les six bêtes tirèrent de plus belle. La terre lourde et argileuse retombait du versoir, bordant le sillon de deux crêtes parallèles.

— Je lui donnerais bien un coup de main, reprit Herwyg en désignant Trude d’un mouvement du menton. Mais elle n’est pas plus aimable que ne l’était son mari. Et j’ai mes propres champs à labourer une fois que j’en aurai fini avec les vôtres, pasteur.

Cette invitation à prendre congé était des plus courtoises ; Dietrich franchit l’accotement pour gagner le champ de Trude, où son aîné s’efforçait toujours de faire tourner l’attelage. Dietrich s’attendait à le voir piétiné chaque fois que le bœuf changeait de position. Le cadet s’était effondré sur le billon et pleurait d’épuisement ; la pioche avait échappé à ses petits doigts en sang. Trude ne ménageait ni le fouet à ses bœufs, ni les invectives à ses enfants.

— Tire-le par les naseaux, fainéant ! ordonna-t-elle. À gauche, petit crétin, à gauche !

Apercevant Dietrich, elle tourna vers lui un visage maculé de boue.

— Qu’est-ce que vous venez faire ici, le prêtre ? Dispenser des conseils aussi inutiles que ceux du Borgne ?

Feu Metzger était un homme renfermé, porté sur la boisson et excessif en tout, mais c’était un bon laboureur. Trude partageait sa méchante humeur, mais point son habileté.

— J’ai un pfennig pour vous, dit Dietrich en fouillant dans sa bourse. Vous pourrez engager un jardinier pour vous aider.

Trude releva son bonnet et passa une main sur son front cuit par le soleil, y laissant une nouvelle traînée de boue.

— Et pourquoi partagerais-je ma richesse avec un paysan sans terre ?

Dietrich s’étonna de la rapidité avec laquelle elle s’enrichissait de son pfennig.

— Nickel Langerman a besoin d’argent et il est assez fort pour labourer la terre.

— Alors pourquoi personne ne l’a encore embauché ?

Parce qu’il est aussi méchant que toi, faillit dire Dietrich.

Trude, craignant sans doute de le voir retirer son offre, lui arracha le pfennig des doigts, déclarant :

— J’irai le voir demain. Il vit dans une hutte près du moulin, c’est ça ?

— Oui. Klaus emploie ses services quand il en a besoin.

— On verra s’il est aussi fort que vous le dites. Melchior ! Alors, tu as réussi à les faire tourner ? Tu ne feras donc jamais rien de bien ?

Lâchant les mancherons, Trude rejoignit son fils en quelques pas et lui arracha la longe des mains. Elle eut tôt fait d’exécuter la manœuvre souhaitée et rendit la longe à Melchior.

— Voilà comment il faut faire ! Non, attends que j’aie repris la charrue en main. Dieu du Ciel, qu’ai-je donc fait pour mériter de pareils demeurés ? Peter, tu as laissé quelques mottes. Ramasse cette pioche !

Le petit garçon se releva avant que sa mère ait eu le temps de l’y obliger en lui tirant les cheveux.

Dietrich rejoignit la route et prit la direction du village. Il se demanda s’il ne devait pas aller prévenir Nickel.

— Vous avez l’air bien malheureux, lui lança Gregor comme il passait devant son atelier.

Gregor avait placé une grosse pierre sur un tréteau et ses fils et lui s’affairaient à la dégrossir.

— Je viens de parler à Trude, expliqua Dietrich.

— Ah ! Je me demande parfois si le vieux Metzger ne s’est pas jeté sous les sabots de son cheval afin de lui échapper.

— Je pense plutôt qu’il était saoul.

Le tailleur de pierre eut un sourire dénué d’humour.

— La cause première est la même dans les deux cas.

Il attendit que Dietrich commente son emploi du langage philosophique, puis éclata de rire. S’ils ignoraient ce qu’était une cause première, ses fils n’en comprirent pas moins qu’il venait de faire une blague et rirent en chœur avec lui.

— Au fait, reprit Gregor, Max est à votre recherche. Le Herr souhaite vous parler, au Hof.

— Savez-vous à quel sujet ?

— Au sujet de la léproserie.

— Ah.

Gregor attaqua la pierre avec son ciseau. De chacun de ses coups précis naissait une gerbe d’éclats. Puis il s’accroupit pour examiner son travail, caressant la surface plane de la main.

— Ce n’est pas dangereux d’avoir des lépreux à proximité ? demanda-t-il.

— La pourriture se transmet si on les touche, à en croire les anciens. C’est pour cela qu’ils doivent vivre à l’écart.

Ach, pas étonnant que Klaus soit si agité. (Gregor se redressa et s’épongea le front avec un chiffon glissé sous son tablier de cuir.) Il craint que Hilde ne le touche. C’est du moins ce que l’on m’a dit. (Le tailleur de pierre fixa sur lui des yeux surmontés de sourcils broussailleux.) Tout le monde redoute la même chose. Pauvre femme, personne ne l’a montée ce mois-ci.

— Est-ce un mal ?

— La moitié du village risque d’exploser. N’est-ce pas saint Augustin qui dit qu’un moindre mal peut parfois prévenir un mal plus grave ?

— Gregor, je ferai de vous un scolastique.

Le tailleur de pierre se signa.

— Le Ciel nous en préserve.


Le soleil de l’après-midi ne frappait pas encore la meurtrière et le scriptorium de Manfred était plongé dans une pénombre que les torches ne parvenaient pas à dissiper. Dietrich s’assit devant la table tandis que Manfred coupait une pomme en deux et lui en offrait une moitié.

— Je pourrais vous ordonner de retourner au lazaret, dit le seigneur.

Dietrich mordit dans sa pomme et en savoura l’acidité. Il considéra les bougeoirs, l’encrier d’argent, les bêtes grimaçantes décorant la chaise curule de Manfred.

Celui-ci patienta quelques instants, puis posa son couteau et se pencha vers lui.

— Mais votre esprit m’est plus précieux que votre obéissance, dit-il avec un petit rire. Cela fait si longtemps qu’ils séjournent dans ma forêt que je devrais leur demander un loyer.

Dietrich essaya d’imaginer Everard encaissant ledit loyer auprès de Herr Gschert. Il répéta à Manfred ce que lui avait confié le serviteur : leur chariot était cassé et ils ne pouvaient pas partir. Le Herr se frotta le menton.

— Cela vaut peut-être mieux.

— Je pensais que vous souhaitiez leur départ, dit prudemment Dietrich.

— Je le pensais aussi, répondit Manfred. Mais ne précipitons pas les choses. Il faut que j’en apprenne davantage sur ces gens. Avez-vous entendu le tonnerre ?

— Durant tout l’après-midi. L’orage approche.

Manfred secoua la tête.

— Non. C’est un pot-de-fer qui produit ce bruit. Les Anglais en avaient à Calais, je n’ai pas oublié leur fracas. Max est d’accord avec moi. Je pense que vos « lépreux » ont de la poudre noire, ou à tout le moins qu’ils en connaissent le secret.

— Mais il n’y a pas de secret. Frère Berthold l’a éventé à Fribourg, à l’époque de Bacon. Ce dernier connaissait déjà tous les ingrédients, et il a déterminé leurs justes proportions par la méthode des essais et des erreurs.

— Ce sont justement ces erreurs qui m’inquiètent, fit remarquer Manfred.

— Si Berthold fut surnommé « le Noir », c’est parce qu’il lui arrivait souvent d’être brûlé par sa poudre.

Guillaume d’Occam avait offert à Buridan une copie du traité de Bacon, produite par les moines de Merton à partir de l’original du maître, et Dietrich l’avait également lue avec passion.

— Si je me souviens bien, reprit-il, la poudre noire est composée de salpêtre, le produit le plus violent, ainsi que de soufre, qui assure la combustion, et…

Il se tut et fixa Manfred du regard.

— … Et de charbon de bois, acheva Manfred d’un air neutre. Le bois de saule est le plus efficient, me dit-on. Et nous avons récemment perdu nos charbonniers, n’est-ce pas ?

— Et vous souhaiteriez que ces Krenken fabriquent de la poudre noire pour votre compte. Mais pourquoi ?

Manfred se redressa. Il joignit les mains sous son menton, laissa reposer ses coudes sur les accoudoirs de son siège.

— Parce que le défilé constitue une voie naturelle entre Rhin et Danube et que Falkenstein la bloque comme un bouchon dans un conduit. Le commerce est en train de péricliter… ainsi que la taxe qu’il est censé me rapporter. (Sourire.) J’ai l’intention de prendre Falkenstein.


Dietrich était le premier à convenir que von Falkenstein, ce détrousseur de nonnes et de pèlerins, méritait d’être châtié. Mais il se demandait si Manfred s’était rendu compte d’un détail : la quantité de poudre noire nécessaire pour anéantir le château Falkenstein suffirait amplement à oblitérer le château Hochwald. Il se consola en se rappelant que la fabrication de ladite poudre était un art des plus délicats. Si les Krenken pouvaient manipuler le mélange sans danger, et si Manfred s’en était aperçu, la chrétienté tout entière ne tarderait pas à le savoir. C’en serait alors fini des châteaux comme des armées.

Il vit en esprit des bataillons de paysans déchaînant sur le champ de bataille les « lances de feu » de Bacon pendant que de gigantesques pots-de-fer montés sur les chars blindés de da Vigevano projetaient des rochers de toutes parts. Bacon avait décrit les petits tubes de parchemin rapportés de Cathay par son ami Guillaume de Rubrouck, qui explosaient avec moult éclairs et fracas. « Si l’on pouvait fabriquer un appareil semblable de grande taille, avait écrit le franciscain dans son Opus tertium, personne n’en supporterait le bruit ni la lumière aveuglante, et si l’on remplaçait le parchemin par du métal, la violence de l’explosion serait bien plus grande. » Bacon avait des visions aussi saisissantes que troublantes. Si de telles armes apparaissaient sur le champ de bataille, cela détruirait la chevalerie de toute une nation.

En entrant dans ses quartiers, Dietrich vit que la chandelle horaire était éteinte. Il plaça un peu d’amadou dans une poêle et l’alluma avec un silex. Un jour, peut-être, un artisan parviendrait à concevoir une horloge assez petite pour entrer dans une chambre. Au lieu d’oublier d’allumer la chandelle, il oublierait alors de remonter les contrepoids. Il ralluma la chandelle horaire en s’aidant d’un cierge. La lumière chassa les ombres dans les recoins de la pièce. Dietrich se pencha pour lire l’heure et constata avec soulagement qu’il n’avait guère perdu de temps, à en juger par la position du soleil. La chandelle devait être éteinte depuis peu.

Il se redressa… et découvrit en face de lui les yeux globuleux d’un Krenk où se reflétait une flamme reproduite au centuple. Il poussa un hoquet de surprise et recula d’un pas.

Le Krenk tendit son bras démesuré, au bout duquel pendait un harnais comme en portaient leurs serviteurs. Voyant que Dietrich ne bougeait pas, le Krenk secoua l’objet avec vigueur et désigna son crâne, coiffé d’un semblable appareil. Puis il posa le harnais sur la table et recula d’un pas.

Dietrich avait compris. Il attrapa le harnais et, après avoir examiné son visiteur pour voir comment il devait le disposer, le plaça sur son chef.

Les Krenken avaient un crâne relativement petit, aussi la chose était-elle malaisée. Par ailleurs, les oreilles des créatures n’étaient pas correctement positionnées, si bien qu’une fois que Dietrich eut inséré dans son oreille le « bouton auditif » – imitant en cela le Krenk –, le mikrofoneh était trop éloigné de sa bouche. Le Krenk sauta par-dessus la table et l’empoigna par les épaules.

Dietrich tenta de se dégager, mais la créature était trop forte. Elle effectua une série de gestes vifs, mais ce n’étaient pas des gifles et, lorsqu’elle s’écarta de lui, Dietrich vit que le harnais lui allait désormais à la perfection.

— Comment le harnais est-il assis – question, demanda une voix dans son oreille.

Dietrich tourna la tête par réflexe. Puis il comprit que le bouton auditif devait contenir un Heinzelmännchen encore plus petit que celui de la boîte parlante. Il fit face à son visiteur.

— Vous parlez dans votre mikrofoneh et je vous entends par l’entremise de ce bouton.

Doch, fit la créature.

Vu que toute action à distance était impossible, l’impetus devait se propager à travers un médium. Mais si la voix de la créature avait traversé l’air, il en aurait perçu le son de façon directe et non via cette machine. Par conséquent, il existait bien un éther. Dietrich abandonna ses réflexions à contrecœur.

— Vous êtes venu me porter un message, devina-t-il.

Ja. Celui que vous appelez Kratzer demande pourquoi vous n’êtes pas revenu. Herr Gschert s’agite parce qu’il pense le savoir. Ils refusent l’explication que je propose.

— Vous êtes le serviteur. Celui qu’ils ont essayé de battre.

Il y eut un silence durant lequel le Krenk formula sa réponse.

— Peut-être pas un « serviteur » selon votre usage, dit-il finalement.

Dietrich ne releva pas.

— Et quelle raison donnez-vous à mon absence ?

— Vous avez peur de nous.

— Et Kratzer est tombé des nues à cette idée ? Ce n’est pas lui qui panse ses plaies.

— « Tombé des nues »…

— C’est l’une de nos expressions. Cela signifie « être surpris », comme un ange tombé des nuages.

— Votre langage est étrange, mais l’image est forte. Écoutez. Kratzer remarque votre… votre statut ? Oui. Vous êtes un philosophe naturel, comme lui. Donc il écarte ma suggestion.

— Amie sauterelle, vous pensez de toute évidence avoir expliqué quelque chose, mais je ne saurais dire quoi.

— Ceux qui sont frappés acceptent la grâce des coups – comme le savent tous les philosophes naturels.

— C’est donc si courant chez vous ? Je connais des grâces plus clémentes.

Le Krenk écarta cette objection d’un geste.

— Peut-être que « grâce » n’est pas le bon mot. Vous avez des termes étranges. Gschert dit que nous sommes peu et que vous êtes beaucoup. Il a dans sa tête la phrase disant que vous allez nous attaquer – et c’est pour cela que vous ne venez plus.

— Si nous ne venons pas, comment pouvons-nous attaquer ?

— Je lui dis que nos cafards n’ont pas observé de préparatifs de guerre. Mais il répond que tous les cafards placés dans le château ont été enlevés, ce qui permet de soupçonner des préparatifs secrets.

— À moins que Manfred ne déteste être espionné. Non, loin de vouloir vous attaquer, le Herr souhaite vous proposer de devenir ses vassaux.

Le Krenk hésita.

— Que signifie « vassaux » – question.

— Il est prêt à vous accorder un fief et le revenu qui l’accompagne.

— Vous expliquez un inconnu par un autre. C’est donc si courant chez vous – question. Vos mots ne cessent de tourner en rond, comme ces grands oiseaux dans le ciel.

Le Krenk frotta lentement ses bras l’un contre l’autre. En signe d’irritation ? se demanda Dietrich. D’impatience ? De frustration ?

— Le fief est le droit d’user ou de posséder ce qui appartient au Herr en échange d’un loyer, d’une somme d’argent ou de services. En retour, il… il vous protège des coups de vos ennemis.

Le Krenk demeura immobile pendant que les ombres se creusaient dans les recoins de la pièce et que le ciel oriental, visible à travers la fenêtre, virait au rouge violacé. Le sommet du Katharinaberg étincelait au soleil, en attendant d’être recouvert par l’ombre du Feldberg. Dietrich commençait à se faire du souci lorsque la créature se dirigea lentement vers la fenêtre pour regarder… quoi donc ? Qui aurait pu dire dans quelle direction se pointaient ces yeux si étranges ?

— Pourquoi faites-vous ceci – question.

— Nous estimons qu’il est bon de secourir les faibles et que c’est un péché que de les opprimer.

La créature tourna vers lui ses yeux dorés.

— Stupidité.

— À la façon dont le monde mesure les choses, peut-être.

— « Les cadeaux rendent esclave », c’est un de nos dictons. Un seigneur secourt les faibles pour montrer sa force et sa puissance, et obtenir les services de ses sujets. Les faibles offrent des cadeaux au fort pour obtenir sa tolérance.

— Mais qu’est-ce que la force ?

Le Krenk frappa du bras le rebord de la fenêtre.

— Vous jouez avec vos mots, murmura le Heinzelmännchen à l’oreille de Dietrich, qui aurait pu croire qu’un esprit désincarné était perché sur son épaule. La force est la capacité de broyer autrui.

Le Krenk tendit vers l’avant son bras gauche et forma lentement une boule avec ses six doigts, puis leva le poing et le laissa vivement retomber vers le sol.

Puis il leva la tête pour fixer Dietrich, qui se retrouva incapable de bouger comme de parler face à une telle véhémence. Il n’avait pas besoin de retourner au lazaret pour courir le risque d’être à nouveau battu par ces êtres furibonds. Les Krenken étaient parfaitement capables de venir au village, et ils ne s’en étaient abstenus jusqu’à présent que parce qu’ils se croyaient trop faibles. S’ils prenaient conscience de leur puissance, quelles brutalités seraient-ils alors capables d’infliger aux villageois ?

— Il existe… commença-t-il – mais il ne put poursuivre face à ce regard de basilic, et il se tourna vers le crucifix de Lorenz, au-dessus de son prie-dieu. Il existe une autre sorte de force. La capacité de vivre face à la mort.

Le Krenk fit cliqueter ses mâchoires, un geste plein d’emphase.

— Vous vous moquez de nous.

Dietrich comprit ce que lui rappelait ce cliquetis : le bruit d’une paire de ciseaux coupant quelque chose. La dernière fois qu’il avait vu une créature produire ce bruit, celle qui lui faisait face avait dénudé sa gorge. Dietrich porta une main à son cou et se réfugia derrière la table.

— Je n’avais aucune intention de moquerie. Dites-moi en quoi je vous ai offensé.

— Et là encore, dit le Krenk, dont la voix semblait dangereusement proche en dépit de la distance qui les séparait. Là encore – et je ne sais pas pourquoi –, vous me semblez insolent. Je dois constamment me rappeler que vous n’êtes pas un Krenk et ignorez par conséquent comment bien vous conduire. Je vous l’ai dit. Notre chariot est cassé et nous sommes perdus, et nous devons mourir ici, en ce lieu lointain. Et vous nous dites de « vivre face à la mort ».

— Alors nous devons réparer votre chariot ou vous en trouver un autre. Zimmerman est un très bon charron et Schmidt est capable de forger toutes les pièces métalliques dont vous aurez besoin. Les chevaux n’aiment pas votre odeur et les villageois ne peuvent vous prêter leurs bœufs en ces temps de semailles ; mais si vous avez de l’argent, nous pouvons acheter d’autres animaux de trait. Sinon, eh bien, une fois que la route sera connue, une longue marche sera nécessaire pour…

Dietrich laissa sa phrase inachevée, car le Krenk s’était mis à frapper le mur de ses bras.

— Non, non, non. Nous ne pouvons pas marcher jusqu’à notre demeure et vos chariots ne peuvent pas supporter le voyage.

— Eh bien, Guillaume de Rubrouck est allé à pied jusqu’à Cathay, et il en est revenu, et Marco Polo et ses oncles en ont fait autant après lui, et nulle contrée de la terre n’est plus éloignée que Cathay.

Le Krenk lui fit face une nouvelle fois et Dietrich eut l’impression que ses yeux jaunes luisaient avec une intensité toute particulière. Mais c’était une illusion due aux ombres et à l’éclat de la chandelle.

— Nulle contrée de la terre, répéta la créature, mais il existe d’autres terres.

— En effet, mais on ne peut y voyager par des moyens naturels.

Le Krenk, déjà raide par nature, sembla le devenir encore plus.

— Vous… connaissez de tels voyages – question.

Le Heinzelmännchen ne parvenait pas encore à maîtriser l’expression. Kratzer avait expliqué à Dietrich que la langue krenk utilisait le rythme plutôt que la tonalité afin de traduire le mode humoristique, ironique ou interrogatif. Dietrich ne pouvait donc être sûr d’avoir perçu une note d’espoir dans la traduction donnée par la machine.

— Le voyage vers le paradis… suggéra Dietrich, qui voulait être sûr d’être bien compris.

Le Krenk pointa un doigt vers le plafond.

— Le paradis est là-haut – question.

Ja. Par-delà le firmament des étoiles fixes, par-delà même l’orbe cristallin ou le primum mobile, l’immuable empyrée. Mais ce sont nos êtres intérieurs qui font ce voyage.

— Comme il est étrange que vous sachiez ceci. Comment dites-vous « tout-ce-qui-est » : la terre, les étoiles, tout – question.

— Nous employons le mot « kosmos ».

— Alors, entendez. Le kosmos est courbe et les étoiles… je dois plutôt dire « les familles d’étoiles » sont enchâssées en lui, comme dans un fluide. Mais dans une autre… direction, qui n’est ni la longueur, ni la largeur, ni l’épaisseur, se trouve l’autre côté du firmament, que nous comparons à une membrane, ou à une peau.

— Une tente, suggéra Dietrich – qui dut définir ce terme au Heinzelmännchen, vu qu’il ne l’avait jamais entendu avant ce jour.

Le Krenk reprit la parole.

— La philosophie naturelle progresse de façon différente dans des arts différents, et il est possible que votre peuple ait maîtrisé « l’autre monde » alors qu’il demeurait… simple de bien des façons. (Il se tourna de nouveau vers la fenêtre.) Notre salut est-il donc possible…

Dietrich soupçonnait ce dernier commentaire de ne pas lui être destiné.

— Le salut est possible pour tous, dit-il avec prudence.

Le Krenk leva son long bras pour lui faire signe de s’approcher.

— Venez, je vais vous expliquer, bien que la tête parlante ne connaisse peut-être pas tous les mots. (Une fois que Dietrich l’eut rejoint d’un pas hésitant, il désigna le ciel qui s’assombrissait.) Là-bas se trouvent d’autres mondes.

Dietrich hocha lentement la tête.

— Aristote jugeait cela impossible, car chaque monde se déplacerait naturellement vers le centre de l’autre ; mais l’Église a déclaré que Dieu pouvait créer bien des mondes s’il le voulait, ainsi que mon maître l’a montré dans sa dix-neuvième question sur le ciel.

Le Krenk se frotta lentement les bras.

— Vous devez me présenter à votre ami Dieu.

— Je n’y manquerai pas. Mais dites-moi : pour qu’il existe d’autres mondes, il doit y avoir un vide par-delà le monde, et ce vide doit être infini pour contenir la multiplicité de centres et de circonférences nécessaires pour donner à ces mondes leurs emplacements. Mais « la nature a horreur du vide » et s’empresserait de le combler, comme avec un siphon ou une ventouse pour saignée.

Le Krenk mit un long moment à répondre.

— Le Heinzelmännchen hésite. Il me donne la multiplicité des centres, mais que signifie… circonférences – question. À moins que… ce ne soit ce que nous appelons… l’arête du soleil. Au sein de l’arête du soleil, les corps chutent vers l’intérieur et tournent autour du soleil ; hors d’elle, ils chutent vers l’extérieur jusqu’à ce qu’ils soient capturés par un autre soleil.

Dietrich éclata de rire.

— Mais il faudrait pour cela que chaque corps ait deux mouvements naturels, ce qui est impossible.

Toutefois, il s’interrogeait. Un corps placé au-delà de la circonférence convexe du primum mobile posséderait-il une résistance à sa tendance naturelle à la chute ? Par ailleurs, la créature suggérait également que le soleil était au centre du monde, ce qui était impossible, car on observerait dans ce cas une parallaxe parmi les étoiles fixes en les regardant depuis la Terre, ce qui était contraire à l’expérience.

Mais une idée plus troublante lui vint à l’esprit.

— Vous dites que vous avez subi une chute vers l’extérieur depuis l’un de ces mondes parce que vous étiez hors de l’arête du soleil ?

C’était exactement ainsi que s’était déroulée la chute de Satan et des anges rebelles. Ces Krenken ne sont pas surnaturels, se rappela-t-il. De cela, sa tête était convaincue, bien que ses tripes demeurassent dubitatives.

La suite de leur dialogue éclaircit certains points mais en obscurcit d’autres. Les Krenken n’étaient pas tombés depuis un autre monde, ils avaient voyagé d’une façon non précisée par-delà l’empyrée. Les espaces situés derrière le firmament étaient comme un océan, et leur insula, tout en étant une sorte de chariot, était aussi un grand navire. Dietrich ne pouvait le concevoir, car elle n’était équipée ni de rames ni de voiles. Mais il comprenait que ce n’était ni une cogue ni une galère, qu’elle était semblable à une cogue ou à une galère ; et elle ne voguait pas sur la mer mais sur quelque chose de semblable à la mer.

— L’éther, dit Dietrich, émerveillé. (Voyant que le Krenk inclinait la tête, il expliqua :) Certains philosophes supposent qu’il existe un cinquième élément dans lequel se meuvent les étoiles. D’autres, et notamment mon maître, doutent de la nécessité d’une quinte essence et enseignent que les mouvements célestes peuvent s’expliquer au moyen des mêmes éléments présents dans les régions sublunaires.

— Vous êtes ou bien très sage, ou bien très ignorant.

— Ou encore les deux, admit Dietrich en souriant. Mais ce sont les mêmes lois naturelles qui s’appliquent, n’est-ce pas ?

La créature orienta à nouveau son attention vers le ciel.

— Certes, notre véhicule se déplace à travers un monde insensible. On ne peut ni le voir, ni le humer, ni le toucher. Nous devons le traverser afin de pouvoir rentrer chez nous dans le ciel.

— Il en va ainsi pour nous tous, acquiesça Dietrich, chez qui la peur cédait la place à la pitié.

Le Krenk secoua la tête et produisit avec ses lèvres supérieure et inférieure une sorte de claquement répété tout à fait différent du bruit correspondant au rire. Au bout de quelques minutes, il dit :

— Mais nous ne savons pas quelle étoile est celle de notre demeure. Vu la façon dont nous avons voyagé parmi les directions tordues vers l’intérieur, nous ne pouvons le savoir, car l’apparence du firmament change d’un lieu à l’autre et une même étoile peut présenter une autre couleur et se situer dans un autre endroit du ciel. Le fluide qui déplace notre navire a sauté d’une façon imprévue et n’a pas coulé dans le bon bief. Certaines choses ont brûlé. Ach ! (Il se frotta les bras de plus belle.) Je n’ai pas les mots pour le dire ; et vous n’avez pas les mots pour l’entendre.

Dietrich était intrigué par ces déclarations. Comment les Krenken pouvaient-ils venir d’un monde différent tout en affirmant venir d’une étoile enchâssée dans la huitième sphère de ce monde ? Il se demanda si le Heinzelmännchen avait correctement traduit le mot « monde ».

Mais un bruit de pas sur le gravier l’arracha à ses pensées.

— Mon hôte revient. Il vaudrait mieux qu’il ne vous voie point.

Le Krenk gagna d’un bond le rebord de la fenêtre.

— Gardez ceci, dit-il en désignant son harnais. Grâce à lui, nous pourrons parler à distance.

— Attendez. Comment dois-je vous appeler ? Quel est votre nom ?

Les grands yeux jaunes se tournèrent vers lui.

— Appelez-moi comme vous voulez. Votre choix ne manquera pas de m’amuser. Le Heinzelmännchen m’a dit ce que signifiaient « gschert » et « kratzel » mais je ne l’ai pas autorisé à employer ces termes dans nos discours conformément à leur sens véritable.

Dietrich éclata de rire.

— Ainsi, vous jouez avec vos mots, vous aussi.

— Ce n’est pas un jeu.

Et, ce disant, la créature s’en fut, bondissant en silence depuis la fenêtre pour gagner la forêt de Kleinwald sous la colline de l’église.

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