VIII Octobre 1348 De la Saint-Michel à la fête des Vendanges

Vint le jour de la Saint-Michel, où le Herr tenait sa cour de justice annuelle en plein air, sous un antique tilleul dont les feuilles viraient au jaune pâle. Une brise automnale caressait ses frondaisons et les femmes s’emmitouflaient dans leurs châles. Au sud-est, de lourds nuages noirs se massaient au-dessus du Wiesental, mais l’atmosphère n’était pas à la pluie et le vent soufflait dans la mauvaise direction. L’hiver serait sec, prophétisa Volkmar Bauer, et on se mit alors à parler semailles. Tous les villageois avaient revêtu leurs plus beaux habits en l’honneur de la cour mais, si les chausses et les sarraus étaient impeccables, ils paraissaient bien ternes comparés aux atours de Manfred et de son entourage.

Everard présidait la séance assis sur un banc au pied du grand arbre, flanqué des jurés chargés de veiller au respect des coutumes seigneuriales. Richart, le prévôt du village, était dépositaire du Weistümer, le registre des lois, un épais volume relié aux feuilles de parchemin, et il le consultait de temps à autre pour proclamer les droits et privilèges sur lesquels portaient les débats. Ce n’était pas une mince affaire, car ceux-ci comme ceux-là s’étaient accumulés au fil des années, et il était possible qu’un homme détienne des droits différents sur plusieurs parcelles de terre.

Jürgen, le bailli, produisit ses ficelles nouées et ses bâtons de comptage afin d’évaluer la récolte seigneuriale de l’année écoulée. Les vilains l’écoutèrent avec attention, comparant les bénéfices du Herr aux leurs en usant de la subtile arithmétique de ceux qui ne savent compter que sur leurs doigts. Wilimer, le clerc du seigneur, lui-même à peine sorti de la condition de manant, transcrivait l’intégralité de la séance de son écriture minutieuse, travaillant sur un rouleau de parchemin fait de feuilles collées les unes aux autres. Après avoir effectué des calculs sur son abaque, il annonça que le Herr devait verser vingt-sept pfennigs à Jürgen pour équilibrer les comptes.

Puis le vieux Friedrich, le clerc de l’intendant, procéda au décompte des redevances et des amendes. Tout comme Wilimer, il utilisait les chiffres arabes de Fibonacci pour ses calculs, mais recopiait les résultats en chiffres romains. Ce qui augmentait considérablement les risques d’erreur, le vieux Friedrich étant aussi peu doué pour l’arithmétique romaine que pour la grammaire latine et confondant souvent le datif et l’ablatif. « Si j’écris les mots en latin, avait-il expliqué un jour, je dois aussi écrire les nombres dans la même langue. »

La première redevance à verser était celle des héritiers du vieux Rudolf Pforzheimer, décédé le jour de la Saint-Sixte. Le Herr eut droit à sa plus belle bête, une cochette du nom d’Isabella – ce qui entraîna moult débats dans l’assistance, où les opinions étaient fort partagées quant à la qualité de cette truie.

Félix Ackermann aurait dû payer une redevance suite au mariage de sa fille, mais Manfred, qui suivait la séance depuis son siège sous le tilleul, annonça qu’il en serait dispensé, « eu égard aux pertes subies lors de l’incendie ». Cette décision suscita des murmures approbateurs dans l’assemblée, mais Dietrich ne fut pas dupe. Vu la modicité de la somme, le Herr pouvait se permettre d’être généreux.

Trude Metzger stupéfia l’assistance en demandant à payer une redevance afin d’avoir la permission d’épouser qui bon lui semblerait. Les femmes se mirent aussitôt à papoter et les hommes célibataires à échanger des regards inquiets. Le Herr accéda à sa requête avec un sourire amusé.

Et les choses suivirent leur cours sous le soleil montant. Heinrich Altenbach se vit infliger quatre pfennigs de chevage pour avoir vécu dans le domaine sans la permission du seigneur. Petronella Lürm avait été surprise à glaner dans les terres seigneuriales « en violation des prohibitions automnales ». Le fils de Fulk Albrecht avait volé des grains à Trude durant la moisson. Après avoir soumis les témoins à un interrogatoire poussé, les jurés, qui connaissaient bien les parties concernées, approuvèrent les amendes.

Oliver Becker avait crié haro sur Bertram Unterbaum le premier jour de mai, jaloux de l’affection que lui témoignait Anna Kohlmann. Reinhardt Bent s’était approprié trois sillons dans toutes les parcelles adjacentes à la sienne. Ce crime lui valut les huées de l’assistance, car, aux yeux d’un paysan, il n’y a pire offense que de voler la terre de son voisin.

Manfred avait déposé plainte contre douze jardiniers qui, lors des moissons de juillet, avaient refusé de charger les meulons sur les chariots. Nickel Langermann argua que, s’ils avaient accompli cette tâche les années précédentes « par amour pour leur Herr », rien dans le Weistümer ne leur en donnait l’obligation. Il demanda à ce que les vilains étudient la question, et Everard confia à certains jurés le soin de mener une enquête.

Puis la cour interrompit ses débats pour que tous savourent le pain et la bière offerts par le Herr.

— Langermann se prend pour un homme de loi, dit Lorenz tandis que la foule se dispersait. Il n’a pas son pareil pour dénicher un texte le dispensant de travailler.

— Au bout d’un certain temps, répliqua Dietrich, plus personne ne voudra l’embaucher, puisqu’il ne fera plus rien.

Max Schweitzer vint le chercher pour l’entraîner à l’écart.

— Le Herr aimerait savoir où nous en sommes à propos de la poudre noire, murmura-t-il.

— Leur alchimiste a reconnu le charbon à partir de mes spécimens et le soufre grâce à sa description et ses propriétés, mais comme le Heinzelmännchen n’a pu déterminer la traduction du mot salpêtre, nous sommes dans l’impasse. Je lui ai dit que l’on trouvait cette substance dans le fumier, mais leur merde est différente de la nôtre.

— Peut-être dégage-t-elle une odeur plus douce, suggéra Max. Et si nous leur en donnions un spécimen ? De salpêtre, bien sûr. Un alchimiste devrait pouvoir identifier une matière qui lui est inconnue, non ?

Ja, mais les Krenken ne semblent pas enclins à faire des efforts.

Max pencha la tête sur le côté.

— Ce n’est pas une affaire d’inclination, il me semble.

— Ils tiennent avant tout à réparer leur navire afin de rentrer chez eux.

Dietrich se tourna vers l’endroit où se tenaient Manfred et son entourage. Les hommes riaient de quelque plaisanterie et Kunigund, vêtue d’une robe dont la ceinture était ornée d’orfrois représentant des scènes de chasse, hésitait entre conserver sa dignité de dame devant Eugen et courir après sa sœur cadette, qui venait de lui chiper sa coiffe. Manfred souhaitait retenir les Krenken contre leur volonté afin de découvrir leurs secrets occultes.

— Le Herr serait bien inspiré de ne pas insister, conclut-il.

— Pourquoi ? Ils se trouvent sur ses terres.

— Parce qu’il est malavisé de menacer des gens que l’on soupçonne de posséder de la poudre noire.


Au cours de l’après-midi, les villageois élurent goûteurs de bière, jurés, contremaîtres et autres officiels pour l’année à venir. Comme Jürgen ne souhaitait pas renouveler son mandat – le statut de bailli avait sa part d’honneur, mais aussi de dépense –, Volkmar Bauer fut élu pour le remplacer. Klaus fut reconduit dans ses fonctions de maire.

Seppl Bauer fut le premier à lever une main timide, et les autres vilains l’imitèrent. Seule Trude Metzger manifesta bruyamment sa réticence, votant en faveur de Gregor.

— Le tailleur de pierre est peut-être un crétin, déclara-t-elle, mais il n’est pas homme à mouiller sa farine.

Gregor se tourna vers Dietrich et lui dit :

— Si elle me flatte ainsi, c’est pour conquérir mon affection.

En face de lui, Lorenz agita l’index dans sa direction.

— Si vous souhaitez vous remarier, Gregor, rappelez-vous qu’elle a déjà payé la redevance et que cela fait d’elle un parti très bon marché.

— Et dont chaque pfennig a son prix.

— Le corps n’est qu’une enveloppe, et celle-ci ne brille que si elle recèle une beauté intérieure, déclara Theresia, rompant le silence qu’elle observait depuis le lever du jour. Cette femme semble donc plus laide qu’elle ne l’est.

— Peut-être est-ce à vous d’allumer sa flamme, dit Lorenz à Gregor.

Celui-ci grimaça, inquiet de voir que ses amis conspiraient afin qu’il se remarie.

— Il faudrait un feu de joie pour parvenir à un tel résultat, grommela-t-il.

Dietrich avait baptisé son visiteur nocturne du nom de Johann von Sterne – Jean des Étoiles. Il recommença à se rendre au lazaret, recouvrant peu à peu son assurance. À son arrivée, les Krenken se contentaient de lui jeter un bref coup d’œil, puis ils retournaient à leurs occupations. Aucun d’eux ne fit mine de le menacer.

Certains s’affairaient sur le navire. Dietrich les regarda jouer du feu sur certaines de ses jointures, asperger sa surface de fluides et y répandre de la terre colorée. Selon toute évidence, l’air jouait aussi un rôle dans ces réparations, car il entendait souvent un sifflement de gaz issu des profondeurs de la structure.

D’autres se consacraient à la philosophie naturelle, procédant par sauts et gambades ou par promenades solitaires, quand ils ne se laissaient pas aller à l’oisiveté. Il y en avait même pour se percher sur les branches comme des oiseaux ! À mesure que la forêt se parait de somptueuses couleurs automnales, ils usaient de leurs merveilleux instruments – des fotografia – pour capter des images miniatures des feuilles. Un jour, Dietrich surprit l’alchimiste, reconnaissable à ses vêtements caractéristiques, qui s’était accroupi dans leur étrange posture, les genoux au-dessus de la tête, pour fixer le ruisseau dévalant un escarpement rocheux. Il le salua, mais sans obtenir de réaction tant l’être était abîmé dans sa contemplation, et, le supposant en prière, il s’éloigna sur la pointe des pieds.

La paresse des Krenken ne laissait pas de l’irriter. Il s’en ouvrit un jour à Kratzer.

— J’ai vu vos charpentiers abandonner leurs tâches sur ordre de vos philosophes pour aller collecter des fleurs et des scarabées. D’autres jouent à la balle, d’autres encore se mettent à bondir sans rime ni raison, et vont même jusqu’à se mettre tout nus. Votre tâche primordiale est de réparer votre navire, pas de vous demander pourquoi nos arbres changent de couleur.

— Tous ceux qui travaillent font leur travail, répliqua Kratzer.

Sans doute voulait-il signifier par là que les philosophes n’étaient guère doués pour la construction navale, ce qui n’avait rien d’une révélation, se dit Dietrich.

— Mais ne pourraient-ils effectuer des tâches d’apprenti à la portée de tous ?

À ces mots, les antennes de Kratzer se raidirent, prenant des allures de verges, et ses traits, d’ordinaire inexpressifs, semblèrent se pétrifier. Dans son coin, Jean, concentré sur le catalogue de plantes qu’il avait pour mission de dresser, ne semblait pas suivre la conversation, mais il se redressa soudain sur son siège, les mains figées au-dessus de la grille de signes par laquelle il donnait ses instructions au Heinzelmännchen. Les yeux de Kratzer clouèrent Dietrich sur son fauteuil et, saisi par la terreur, il se cramponna aux accoudoirs.

— Un tel labeur, dit finalement Kratzer, est réservé à ceux qui accomplissent de tels labeurs.

Cette sentence sonnait comme un proverbe et, à l’instar de bien des proverbes, souffrait d’une concision qui en faisait une tautologie. Dietrich repensa à ces philosophes qui, s’étant récemment toqués des Anciens, manifestaient de criants préjugés à l’encontre du travail manuel. Si jamais il s’était retrouvé naufragé, pas un instant il n’aurait ainsi mesuré son aide à ses camarades d’infortune. Dans de telles circonstances, même un noble accepterait de se salir les mains.

— Le labeur a sa propre dignité, fit-il remarquer. Notre-Seigneur était un charpentier et appelait à Lui pêcheurs, fabricants de tentes et autres petites gens. Le pape Benoît, qu’il repose en paix, était fils de meunier.

— Ai-je bien entendu ce que vous proférez, dit Kratzer. Un charpentier devenant un seigneur. Bwa-wa-wa. Une pierre peut-elle devenir oiseau – question. Ou bien vos seigneurs sont-ils tous de basse extraction – question.

— Un homme parvient rarement à s’élever au-dessus de sa condition, je vous l’accorde, mais nous n’en méprisons pas pour autant les travailleurs.

— Alors votre peuple et le mien ne sont guère différents, dit Kratzer. Chez nous aussi, notre condition est écrite… « dans les atomes de notre chair », diriez-vous sans doute. Nous avons un dicton : « Nous sommes comme nous sommes. » Mépriser un être pour ce qu’il est relève d’une absence de pensée.

— « Les atomes de la chair »… ?

Dietrich n’eut pas le temps de finir sa phrase, car le Heinzelmännchen lui demanda :

— Rarement signifie plus souvent que jamais – question, exclamation.

Kratzer adressa à Jean une série de craquètements saccadés, à l’issue de laquelle l’autre lui montra son cou et se pencha à nouveau sur sa grille. Lorsque le philosophe reprit la parole, ce fut pour s’enquérir « de ce curieux changement de couleur chez les arbres. En connaissez-vous la raison – question ».

Dietrich, ignorant sur quoi portait leur querelle et peu désireux d’encourir la colère de Kratzer, répondit que Herr Dieu avait conçu cette transformation pour prévenir les hommes de la venue de l’hiver, les arbres à feuilles persistantes affirmant quant à eux la promesse d’un prochain printemps, de sorte qu’un peu d’espoir venait éclairer cette saison vouée au chagrin. Cette explication déconcerta Kratzer, qui lui demanda si le suzerain de Manfred était un maître forestier, question incongrue qui plongea Dietrich dans le désespoir.


L’Église célébrait officiellement le début de chaque nouvelle saison, priant pour que les semailles soient bonnes, qu’il pleuve pendant l’été et que les moissons soient abondantes. La feriae messis servait de prélude aux vendanges, si bien que la messe Exultáte Deo rassembla plus de fidèles que d’ordinaire. Sur les flancs sud du Katharinaberg poussaient des vignes dont le produit se vendait bien dans les marchés de Fribourg, occasionnant l’une des rares rentrées d’argent d’Oberhochwald. Mais l’année écoulée avait été plutôt froide et on s’inquiétait de ce qui allait sortir des pressoirs.

Au moment de l’offertoire, Klaus présenta à Dietrich quelques grappes bien mûres provenant de sa vigne, et le prêtre pressa l’une d’elles lorsque vint la consécration afin de verser son jus dans le calice, où il se mélangea au vin. En règle générale, les fidèles bavardaient sans se gêner, préférant souvent s’attarder dans le vestibule jusqu’à ce que retentisse l’appel de la clochette. Aujourd’hui, ils suivaient la cérémonie d’un air concentré, obnubilés non par le sacrifice du Christ mais par les vendanges à venir – comme si la messe, loin d’être une célébration en mémoire de la Passion, était un rituel de sorcellerie.

Comme il levait le calice au-dessus de sa tête, Dietrich aperçut les yeux jaunes et luisants d’un Krenk sous les chevrons du clair-étage.

Il resta un moment ainsi figé, les bras tendus, jusqu’à ce que les murmures approbateurs de ses ouailles le ramènent à lui. À en croire une superstition de fraîche date, les portes du purgatoire s’entrouvraient sur le paradis pendant l’élévation du pain et du vin, et il arrivait que des fidèles se plaignent lorsque leur pasteur passait trop vite sur cet instant. En restant sans bouger pendant un tel laps de temps, Dietrich avait sûrement assuré la délivrance de quantité d’âmes, ce qui ne pouvait que sanctifier les futures vendanges.

Il reposa le calice sur l’autel, s’agenouilla et expédia la fin de la cérémonie dans un murmure, ayant tout oublié du sens des mots qu’il prononçait. Joachim, qui se tenait à genoux à côté de lui, l’ourlet de sa chasuble dans une main et la clochette dans l’autre, jeta lui aussi un coup d’œil vers le plafond mais, s’il aperçut la créature, il n’en laissa rien paraître. Lorsque Dietrich trouva assez de courage pour lever les yeux, le visiteur imprévu s’était retiré dans l’ombre.


Une fois la messe achevée, Dietrich resta à genoux devant l’autel, serrant les poings de toutes ses forces. Au-dessus de lui, sculpté tout d’une pièce dans du bois de chêne rouge, encore assombri par un siècle de fumée de cierges, se tenait le Christ cloué à Sa croix. Son corps martyrisé – avec un simple pagne pour le préserver de l’indécence, avec des membres tordus par la souffrance, avec une bouche ouverte sur une ultime et pitoyable accusation : Pourquoi m’as-tu abandonné ? – émergeait du bois même de la croix, si bien que la victime et l’instrument de son supplice semblaient issus l’un de l’autre. Quelle façon brutale et humiliante de mourir ! Le bûcher, la corde ou la hache du bourreau d’aujourd’hui auraient été bien plus cléments.

Dietrich n’entendait que vaguement le fracas des charrettes, le cliquetis des serpes et des cisailles, les braiments des ânes, les cris et les jurons des hommes, les claquements de fouet, les grincements des roues, bref la rumeur signalant le départ pour les vignobles des serfs et des vilains. Le calme descendit lentement sur l’église, où l’on n’entendit plus que le gémissement des murs antiques et, dans le lointain, les cognements métalliques provenant de la forge de Lorenz, au pied de la colline.

Lorsqu’il fut assuré que Joachim ne s’était pas attardé dans les parages, Dietrich se leva.

— Jean, murmura-t-il une fois qu’il eut coiffé le harnais krenk et pressé le sceau qui éveillait le Heinzelmännchen. Est-ce vous que j’ai vu dans le clair-étage pendant la messe ? Comment avez-vous pu arriver là sans être vu ?

Une ombre se mut sous les chevrons et une voix lui répondit à l’oreille :

— Je porte un harnais qui me permet de voler et je suis entré par le clocher. Dans ma tête était la phrase commandant d’observer votre cérémonie.

— La messe ? Pourquoi ?

— La phrase affirme que vous détenez la clé de notre salut, mais elle fait rire Kratzer et Gschert refuse de l’écouter. Tous deux prétendent que nous devons trouver tout seuls la voie des cieux.

— Croire que l’on peut monter au ciel sans aide, c’est une hérésie à laquelle nombre de gens ont succombé, admit Dietrich.

Le serviteur krenk observa une longue pause.

— Je pensais que ce rituel compléterait l’image de vous que j’ai dans la tête, dit-il finalement.

— Et l’a-t-il fait ?

Dietrich entendit un craquement au-dessus de lui et se tordit le cou pour repérer l’endroit où le Krenk venait de se percher.

— Non, dit la voix dans son oreille.

— L’image de Dietrich que j’ai dans ma tête est elle aussi incomplète, avoua-t-il.

— Là est le problème. Vous voulez nous aider, mais je ne vois pas ce que vous y gagnez.

Les ombres se mouvaient à la lueur vacillante des cierges, dont l’éclat rouge et jaune empêchait la venue de ténèbres absolues. Deux points lumineux apparurent parmi les chevrons. S’agissait-il des yeux du Krenk renvoyant la lueur des flammes ou de simples tasseaux fixés à une poutre ?

— Dois-je nécessairement rechercher un gain pour agir ? demanda Dietrich aux ténèbres.

Il se sentait un peu mal à l’aise, car il savait que le gain le plus précieux à ses yeux n’était autre que sa propre solitude, qui seule pouvait tenir la terreur à l’écart.

— Un être vivant n’agit jamais sans penser en retirer un gain quelconque : se procurer de la nourriture, stimuler ses sens, être accepté au sein d’un groupe, réduire les efforts nécessaires à l’obtention de tels gains.

— Je ne puis vous donner entièrement tort, ami sauterelle. Tous les hommes recherchent le bonheur, et la bonne chère, les plaisirs de la chair et l’allégement de la fatigue y contribuent grandement, car sinon nous ne les rechercherions pas avec constance. Mais je ne puis non plus vous donner entièrement raison. Quels gains Theresia retire-t-elle de ses herbes ?

— L’acceptation, répondit le Krenk du tac au tac. Elle gagne grâce à eux sa place dans le village.

— Là n’est pas l’essentiel. Un homme affamé est capable d’assécher un marais – ou de voler le sillon de son voisin ; un homme cherchant le plaisir peut aimer sa femme – ou baiser celle de son voisin. Ce n’est pas le bien-être qui montre la voie du Ciel, mais le bien tout court. Aider son prochain, c’est un acte qui se suffit à lui-même. Jacques, le cousin de Notre-Seigneur, a écrit : « Dieu résiste aux orgueilleux, mais se montre favorable aux humbles. », et aussi ceci : « La religion pure et sans tache, la voici : visiter les orphelins et les veuves dans leur détresse[6]. »

— Le cousin de Manfred ne pèse pas sur le sort des Krenken. Il n’est pas… notre… seigneur, et Manfred est moins puissant que ne le craignait Gschert. Lorsque ses sujets l’ont défié à propos des meulons, il ne les a pas frappés ainsi qu’ils le méritaient mais les a laissés – ses propres serviteurs – régler la question à sa place. C’est là agir en faible. Et ses domestiques ont eu l’audace de dire que les jardiniers avaient raison. Leur devoir leur commande d’entasser le foin pour faire des meulons, mais pas de charger ces meulons dans les chariots.

Dietrich acquiesça.

— C’est ce qui est écrit dans le Weistümer. C’est ce que dit notre coutume.

Le Krenk tambourina sur une solive et se tendit vers la lumière des cierges, si bien que Dietrich crut qu’il allait tomber de son perchoir.

— Mais cela signifie que, l’année prochaine, les meulons resteront dans les champs tandis que les serfs attendront dans la haute-cour des chariots qui ne viendront pas. Voilà qui est… manquer de pensée.

Dietrich esquissa un sourire en se remémorant les arguties qui avaient suivi les conclusions de l’enquête.

— Les paradoxes comme celui-ci nous procurent un certain amusement. C’est une forme de distraction, comme le chant ou la danse.

— Le chant…

— Je vous expliquerai cela une autre fois.

— Il est dangereux pour un dirigeant de montrer sa faiblesse, insista Johann. Si votre Langermann avait fait une telle demande à Herr Gschert, il serait maintenant réduit à l’état de carcasse.

— Je ne conteste point que Gschert soit parfois d’humeur colérique, commenta Dietrich non sans ironie.

Privés de vrai sang comme ils l’étaient, les Krenken n’avaient pas d’humeur sanguine leur permettant de compenser leur colère. En lieu et place de sang, ils n’avaient qu’un ichor d’un jaune tirant sur le vert ; mais, n’étant pas docteur en médecine, Dietrich ignorait quelle humeur gouvernait cet ichor. Peut-être une humeur inconnue de Galien.

— Ne vous inquiétez pas, dit-il à Jean. Les jardiniers chargeront les meulons dans les chariots la saison prochaine, mais ils ne le feront pas par devoir mais par charité – ou encore moyennant une honnête rétribution.

— Charité.

Ja. Chercher le bien d’autrui plutôt que le sien.

— C’est ce que vous faites – question.

— Pas aussi souvent que l’ordonne le Seigneur ; mais, oui. Nous en retirons du mérite une fois au Ciel.

— Le Heinzelmännchen a-t-il bien interprété cela – question. Un être supérieur est venu du Ciel, il est devenu votre seigneur et vous a ordonné d’accomplir cette « charité ».

— Je ne le formulerais pas ainsi, mais…

— Alors tout se tient.

Dietrich attendit, mais Jean ne poursuivit point. Le silence se prolongea, devenant de plus en plus oppressant, et, alors qu’il se demandait si son visiteur ne s’était pas tout simplement éclipsé – les Krenken n’étaient guère enclins à la politesse quand il s’agissait de prendre congé –, celui-ci reprit la parole.

— Je vais vous dire une chose, quoiqu’elle montre notre faiblesse. Nous sommes un peuple mélangé. Certains d’entre nous appartiennent au navire, et son capitaine était leur Herr. Le capitaine est mort lors de l’accident et Gschert règne maintenant sur nous. D’autres forment une école de philosophes dont la tâche est d’étudier les nouvelles terres. Ce sont eux qui ont loué le navire. Kratzer n’est pas leur Herr, mais les autres philosophes l’autorisent à parler en leur nom.

Primus inter pares, suggéra Dietrich. Le premier entre ses égaux.

— Ah. Expression fort utile. Je la lui répéterai. Le troisième groupe est composé de ceux qui voyagent afin de voir d’étranges et lointains spectacles, des lieux où ont vécu des personnes célèbres et où se sont produits de grands événements… Comment appelez-vous de tels gens ?

— Des pèlerins.

— Ah. Le navire devait visiter plusieurs endroits aimés des pèlerins avant de transporter les philosophes sur une terre récemment découverte. La compagnie propriétaire du navire et l’école des philosophes affirment toutes deux que de tels voyages dans l’inconnu sont parfois sans retour. « Cela s’est produit ; cela se produira encore. »

Ja, doch, opina Dietrich. Du temps de mon père, des lettrés franciscains ont accompagné les frères Vivaldi en partance pour l’Inde, laquelle, à en croire la carte de Bacon, ne se trouvait qu’à une courte distance de l’Espagne, mais on ne les a plus revus après qu’ils eurent doublé le cap Bon.

— Alors la même phrase est dans votre tête : Un nouveau voyage est parfois sans retour. Mais dans la tête des pèlerins, il y a bien un retour, et si nous avons échoué à trouver le bon ciel, c’est peut-être à cause du… du « péché » de quelqu’un, diriez-vous. Ainsi donc, certains pèlerins attribuent notre échec au péché de Gschert, et parmi ceux qui appartiennent au navire, il en est qui disent qu’il n’est rien comparé à celui qui était capitaine. L’un de ceux qui se jugent plus forts que lui cherchera sans doute à le remplacer. Et, dans ce cas, Gschert décidera probablement de lever le cou, car dans ma tête est l’idée qu’il pense la même chose.

— C’est une grave décision que de renverser l’ordre établi, répliqua Dietrich, car qui sait si l’ordre nouveau ne sera pas encore pire ? Nous avons connu un tel soulèvement il y a douze ans. Une armée de paysans a ravagé la contrée, brûlant les châteaux et tuant les seigneurs, les prêtres et les juifs.

Et Dietrich se rappela, avec une acuité aussi soudaine qu’insoutenable, l’ivresse que l’on ressent en se découvrant partie de quelque chose de plus grand, de plus puissant et de plus juste que soi-même, l’assurance et l’arrogance que confère le nombre. Il se rappela les familles de nobles immolées dans leurs demeures ; les usuriers juifs remboursés par la corde et le bûcher. Il y avait un prêcheur parmi eux, un homme de quelque érudition, et il avait exhorté la meute avec les paroles de Jacques :


Alors, vous les riches, pleurez à grand bruit sur les malheurs qui vous attendent ! Votre richesse est pourrie, vos vêtements rongés des vers ; votre or et votre argent rouillent et leur rouille servira contre vous de témoignage ! Voyez le salaire des ouvriers qui ont fait la récolte dans vos champs : retenu par vous, il crie et les clameurs des moissonneurs sont parvenues aux oreilles du Seigneur. Vous avez eu sur terre une vie de confort et de luxe, vous vous êtes repus au jour du carnage[7] !


Et l’armée des Armleder – car ils se prenaient pour une armée, avec des capitaines autoproclamés et des brassards de cuir en guise d’uniformes –, suant, bavant, avides de pillage, reprenaient ses mots en écho dans un cri rauque, si bien que les dernières paroles qu’entendirent quantité de juifs et de riches seigneurs étaient souvent les suivantes : « Jour de carnage ! » Les châteaux en feu éclairaient la nuit, tant et si bien qu’on pouvait traverser la Rhénanie comme en plein jour. On pillait les caravanes de marchands, abandonnant au bord des routes chariots et cadavres. On criait haro sur le moindre colporteur, qui se voyait qualifié d’usurier juif cosmopolite et aussitôt massacré. Les bourgeois des villes franches se calfeutraient derrière leurs antiques murailles, regardant depuis les parapets leurs halls et leurs entrepôts qui brûlaient.

Mais les Burgen avaient résisté à cette piétaille indisciplinée, dont la rage s’était dissipée à l’idée du gibet qui l’attendait. Des citadelles de pierre avait déferlé un fleuve d’acier : Herren et chevaliers ; hommes d’armes, miliciens et conscrits ; lances, hallebardes et arbalètes, transperçant les chairs et fracassant les os. Messagers plus rapides que le plus rapide des lévriers. On voyait s’amonceler au bord des routes des armes de paysan : gourdins, couteaux et serpettes. Des chevaliers en cotte de mailles chargeaient des manants qui ne portaient même pas de chausses, laissant sur la chaussée un sillage de merde et de pisse, offrant à tous le spectacle de leurs génitoires quand ils se balançaient au bout d’une corde, décorant tous les arbres de l’Alsace et du Brisgau.

Dietrich prit conscience du silence.

— Ils ont été des milliers à périr, dit-il au Krenk d’une voix brusque.

La créature resta muette. On entendait grincer les poutres de l’église.

— Jean… ?

— Kratzer s’est trompé. Nos deux peuples sont très différents.

Sautant de solive en solive, il gagna le fond de l’église puis le clair-étage, où une fenêtre était grande ouverte.

— Attendez ! lança Dietrich. Que voulez-vous dire ?

La créature fit halte devant la fenêtre et se tourna vers lui.

— Vos paysans ont tué leurs seigneurs. Cela est… contre nature. Nous sommes comme nous sommes. Nous tenons cette phrase dans nos têtes des animaux qui étaient nos ancêtres.

Stupéfié par cette déclaration, Dietrich ne recouvra sa voix qu’avec difficulté.

— Vous… vous comptez des animaux parmi vos ancêtres ?

Il imagina d’horribles accouplements bestiaux. Des femmes couchant avec des chiens. Des hommes couvrant des ânesses. Qu’est-ce qui avait pu naître de ces unions ? Quelque chose d’indicible. De monstrueux.

— Dans les temps anciens, répondit le Krenk. Ils étaient semblables à vos abeilles en ce qu’ils pratiquaient la division du travail. Ils n’avaient pas de phrases dans leur tête pour leur donner leurs devoirs. Ces phrases étaient écrites dans les atomes de leur chair, des atomes que sires et dames transmettaient à leurs rejetons, et ainsi de suite jusqu’à nous, à l’issue d’une ère entière. C’est ainsi que chacun de nous connaît sa place dans la grande toile. « Il en a toujours été ainsi ; il en est toujours ainsi. »

Dietrich trembla. Tous les êtres désirent la fin qui leur est propre et progressent vers elle par nature. Ainsi, une pierre, qui est terre, progresse par nature vers la terre ; un homme, qui aime faire le bien, progresse par nature vers Dieu. Mais les appétits de l’animal sont déterminés par l’estimative, une puissance qui règne sur lui en despote, alors que, chez l’homme, ils sont mus par la puissance cognitive, qui les gouverne de façon policée. Ainsi donc, le mouton juge que le loup est son ennemi et le fuit sans réfléchir ; mais un homme peut décider de fuir ou de résister, en fonction de ce que suggère la raison. Et cependant, si les Krenken étaient assujettis à l’instinctus, l’appétit rationnel n’aurait pu exister en eux, car il va de soi qu’un appétit supérieur gouverne toujours un inférieur.

Ce qui signifiait que les Krenken étaient des bêtes.

Dietrich se remémora des histoires d’ours et de loups doués de la parole entraînant des enfançons vers la mort. L’idée que l’être naguère perché sur une poutre fut une simple bête parlante le plongeait dans une terreur sans nom, et il s’empressa de fuir Jean.

Et Jean le fuyait lui aussi.

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