I Août 1348 Commémoraison de Sixte II et de ses compagnons, matines

Dietrich se réveilla avec au cœur une impression de malaise, comme une voix de basse montant d’un chœur enténébré. Ouvrant les yeux, il fouilla vivement la pièce du regard. Une chandelle crachotant sur son bougeoir projetait des ombres mouvantes sur la table et la bassine, le prie-dieu et le psautier, et on eût dit que le Christ se convulsait pour s’arracher à sa croix. Dans les coins et les recoins, les ombres se gonflaient d’imposants secrets. À l’est, derrière la fenêtre, un éclat rouge terne, aussi tranchant que le fil du couteau sur la gorge, enluminait la crête du Katharinaberg.

Il respira lentement pour se calmer. De toute façon, à en juger par la chandelle, c’était l’heure des matines ; repoussant la couverture, il troqua sa chemise de nuit contre sa soutane. Ses bras se couvrirent de chair de poule et ses cheveux se dressèrent sur sa nuque. Dietrich frissonna et se prit à bras-le-corps. Il va se passer quelque chose aujourd’hui.

Près de la fenêtre se trouvait une petite table en bois où étaient posés un bol et une aiguière en forme de coq. Celle-ci était en cuivre repoussé, ornée de plumes que l’artisan avait façonnées avec dextérité. Lorsqu’il l’inclina, l’eau coula du bec sur ses mains, et le bol la recueillit.

— Seigneur, purifie-moi de mes péchés, murmura-t-il.

Puis il plongea les deux mains dans le bol et s’aspergea le visage d’eau froide. Rien de tel qu’une bonne toilette pour chasser les terreurs nocturnes. Il rompit le pain de savon et se frictionna les mains et le visage. Il va se passer quelque chose aujourd’hui. Ach ! quelle prophétie était-ce là ? Il sourit de ses propres craintes.

En regardant par la fenêtre, il aperçut une lueur mouvante au pied de la colline. Elle ne cessait d’apparaître et de disparaître, se déplaçant légèrement lorsqu’elle était visible. Il plissa le front et s’interrogea sur sa nature. Serait-ce une salamandre ?

Non : c’était un forgeron. Dietrich ne prit conscience de sa tension qu’au moment où elle se dissipa. La forge était sise au pied de la colline, à côté de la maison du forgeron. Cette lueur n’était autre qu’une chandelle tenue par une personne qui faisait les cent pas, tel un fauve en cage.

Ah. Ainsi, Lorenz – ou son épouse – était également réveillé, également nerveux.

Dietrich voulut attraper l’aiguière pour se rincer les mains, et une aiguille se planta dans sa paume.

Sancta Katherina !

Il recula d’un pas, faisant choir sur le sol le bol et l’aiguière, et l’eau savonneuse se répandit entre les dalles. Cherchant une plaie sur sa main, il n’en trouva aucune. Puis, après avoir hésité un instant, il se mit à genoux et ramassa l’aiguière, la manipulant avec précaution de crainte d’être mordu une nouvelle fois.

— Tu es un coq bien hardi, de vouloir me piquer ainsi.

Indifférent à cette admonestation, l’animal fut reposé en place.

Alors qu’il s’essuyait les mains, Dietrich remarqua que ses poils se hérissaient, comme ceux d’un chien hargneux. En lui, la curiosité le disputait à l’angoisse. Il releva la manche de sa soutane et constata que le phénomène s’étendait à son bras tout entier. Cela lui évoqua un lointain souvenir, sans qu’il parvienne à préciser lequel.

Se rappelant ses devoirs, il chassa cette énigme de son esprit et se dirigea vers le prie-dieu, près duquel la chandelle se mourait en crachotant. Il s’agenouilla, se signa et, joignant les mains, fixa la croix de fer accrochée au mur. C’était Lorenz, ce même forgeron faisant les cent pas au pied de la colline, qui avait fabriqué cet objet sacré à partir d’un assortiment de clous et de pointes, et, bien qu’il ne ressemblât guère à un crucifix, il incitait le regard à voir en lui un homme sur une croix. Récupérant son bréviaire sur l’étagère du prie-dieu, il l’ouvrit à la page idoine, qu’il avait marquée la veille avec un ruban.

— Même vos cheveux sont tous comptés, lut-il, entamant la prière des matines. Soyez sans crainte, vous valez mieux que tous les moineaux[1].

Pourquoi cette prière-ci en ce jour-ci ? Elle était bien trop appropriée. Il jeta un nouveau coup d’œil au dos de sa main, où les poils demeuraient hérissés. Un signe ? Mais un signe de quoi ?

— Que les fidèles exultent en rendant gloire, que sur leurs nattes ils crient de joie[2], enchaîna-t-il. Donne-nous la joie de communier avec Sixte et ses compagnons dans une béatitude éternelle. Ainsi nous Te prions, par Notre-Seigneur Jésus-Christ. Amen.

Évidemment. On fêtait aujourd’hui le pape Sixte II, de sorte que la prière pour les martyrs s’imposait d’elle-même. Toujours à genoux, il médita en silence sur la résolution de cet homme, inébranlable face à la mort. Un homme d’un tel cœur qu’on se souvenait encore de lui onze siècles après sa mort – décapité alors même qu’il célébrait la messe. Sur la tombe de Sixte, que Dietrich avait eu l’occasion de voir au cimetière de Calliste, le pape Damase Ier avait par la suite fait graver un poème ; et, bien que sa qualité ne fut pas digne de ce saint homme, il racontait son histoire de façon satisfaisante.

Nous avions des papes d’une autre trempe en ce temps-là, se dit Dietrich, qui se morigéna aussitôt. Qui était-il pour juger son prochain ? L’Église d’aujourd’hui, quand elle n’était pas persécutée par des souverains soi-disant chrétiens, était devenue le jouet du royaume de France. Son asservissement constituait une forme de persécution des plus subtiles, aussi devait-elle faire preuve d’un courage qui ne l’était pas moins. Si les Français n’avaient pas tué Boniface, là où les Romains avaient martyrisé Sixte, le pape n’avait cependant pas survécu à sa gifle.

Boniface VIII était un homme bouffi de morgue et d’arrogance, sans un seul ami en ce bas monde ; mais n’était-il pas aussi un martyr ? Mais si Boniface était mort, ce n’était pas pour avoir proclamé la Bonne Parole, mais pour avoir rédigé la bulle Unam sanctam, déchaînant l’ire de Philippe le Bel et de sa cour, alors que Sixte était un homme de Dieu dans un âge païen.

Dietrich jeta un vif regard par-dessus son épaule, puis s’en voulut de son agitation. Craignait-il lui aussi qu’on vienne l’appréhender ? Cette supposition n’avait rien de déraisonnable. Mais pour quelle raison le margrave Frédéric le ferait-il arrêter ?

Ou plutôt : quelle raison de l’arrêter pourrait-il découvrir ?

Soyez sans crainte, ordonnait la prière de ce jour, et, entre toutes les paroles divines, celle-là était la plus fréquemment prononcée. Il repensa à Sixte. Si les anciens n’avaient point tremblé devant la mort, pourquoi son cœur, nourri de sagesse moderne, était-il pris d’une terreur irraisonnée ?

Il examina les poils sur le dos de sa main, les lissa et les vit se hérisser à nouveau. Comment Buridan, ou encore Albert le Grand, auraient-ils posé le problème ? Il referma le livre en marquant la page des laudes ; puis il plaça sur le bougeoir une chandelle neuve, conçue pour brûler pendant une heure, en tailla la mèche et l’alluma avec une bougie fine, enflammant celle-ci à la chandelle qui achevait de se consumer.

Experimentum solum certificat in talibus, avait écrit Albert le Grand. L’expérience est le seul guide digne de confiance.

Il leva la manche de sa soutane pour l’examiner à la lueur de la chandelle et un sourire lui creusa lentement les joues. Il éprouvait ce curieux sentiment de satisfaction qui l’emplissait chaque fois qu’il résolvait un problème par la raison et arrachait une réponse au monde.

Les fibres laineuses de sa manche étaient également hérissées. Ergo, se dit-il, l’impetus imposé à ses poils était à la fois extérieur et matériel, car une soutane de laine, étant dénuée d’esprit, ne peut être effrayée. Donc, la profonde angoisse qui le troublait ne pouvait plus être considérée comme un reflet sur son âme de cette impression matérielle.

Mais, si satisfaisant fût-il pour l’intellect, ce savoir ne fit rien pour l’apaiser.


Plus tard, alors que Dietrich gagnait l’église pour célébrer la messe du matin, un geignement attira son attention sur un coin d’ombre près des marches et il vit, à la lueur incertaine de sa torche, un chien jaune et noir couché par terre, les pattes sur la truffe. Les taches de sa fourrure, qui se confondaient avec les ombres, lui conféraient l’apparence de quelque chimère, mi-chien, mi-gruyère. Il contempla Dietrich avec des yeux mouillés d’espoir.

Une fois au sommet de la colline où se dressait l’église, Dietrich vit que la forêt de Grosswald, au fond de la vallée, était baignée d’un éclat lustré, pareil à la pâleur qui colorait le ciel matutinal. Mais il était trop tôt – et le ciel n’était pas le bon. Au sommet de la flèche, des feux Saint-Elme bondissaient autour de la croix. Est-ce que la terreur avait éveillé les défunts eux-mêmes ? Mais ce signe-là ne devait se manifester qu’à la fin du monde.

Il se hâta de réciter une prière contre les dangers occultes et de tourner le dos aux étranges phénomènes, se fixant sur les murs de l’église afin de se réfugier dans leur spectacle familier.

Ma cathédrale de bois, ainsi aimait-il à appeler Sainte-Catherine, car, au-dessus de ses fondations de pierre, elle était composée de murs, de colonnes et de portails en bois, dont plusieurs générations d’artisans avaient fait une collection de saints, de bêtes et de créatures mythiques.

Flanquant la porte, la silhouette sinueuse de sainte Catherine posait une main sur la roue par laquelle on avait cherché à la briser. Qui a triomphé ? demandait son pauvre sourire. Ceux qui ont tourné la roue ont disparu, mais je demeure. Sur les jambages, un lion, un aigle, un homme et un bœuf tendaient leurs formes torturées vers le tympan, où l’on avait gravé une Cène.

Partout ailleurs : des gargouilles penchées au bord du toit, aux cornes et aux ailes fantasmagoriques. Le printemps venu, leurs gueules dégorgeaient les flots de neige fondant sur le toit en pente raide. Sous l’avant-toit, les kobolds faisaient tonner leurs marteaux. Sur les linteaux et les montants des fenêtres, sur les lambris et les piliers, le bois donnait forme à des créatures encore plus fabuleuses. Des basilics au regard de feu, des griffons et des chimères aux muscles puissants. Des centaures bondissants ; des panthères au souffle lénifiant. Ici, un dragon fuyait des chevaliers amales ; là, un sciapode se dressait sur son pied unique et démesuré. Des blemmyes acéphales fixaient le passant de leurs yeux ventraux.

Sur les poteaux d’angle en chêne étaient sculptés des géants des montagnes qui semblaient porter le toit. Les villageois les appelaient Grim, Hilde, Sigenot et Ecke ; le nom de ce dernier semblait particulièrement approprié à sa fonction. Un artisan malicieux avait donné à chaque piédestal la forme d’un nain épuisé et irascible, qui supportait tout le poids du géant et adressait au passant un regard résigné.

Ce fabuleux bestiaire, qui émergeait du bois sans jamais s’en dissocier, semblait en être une partie intégrante. Quelque part, songea-t-il, il existe des créatures comme celles-ci.

Lorsque le vent soufflait ou que la neige pesait sur le toit, cette ménagerie était prise de grognements et de gémissements. Ce n’étaient que les chevrons et les solives qui travaillaient, mais on avait souvent l’impression que Sigenot grondait, que le nain Alberich couinait, que sainte Catherine fredonnait en sourdine. La plupart du temps, ces murmures issus des murs l’amusaient, mais pas ce jour-là. Toujours en proie à un malaise indéfinissable, Dietrich redoutait de voir les Quatre Géants se libérer soudain de leur fardeau, faisant choir sur lui la totalité de l’édifice.

On voyait plus d’une chandelle briller aux fenêtres des maisons en contrebas et, à l’autre bout de la vallée, le veilleur de nuit posté au sommet du donjon de Manfred faisait les cent pas à vive allure, scrutant l’horizon tantôt par-ci, tantôt par-là, en quête de quelque ennemi invisible qui oserait s’approcher.

Une silhouette s’avança vers lui en titubant depuis le village, se redressa puis glissa, et la brise matinale porta un sanglot jusqu’à ses oreilles. Dietrich leva sa torche et attendit. Était-ce la menace qu’il avait pressentie qui marchait sur lui avec audace ?

Mais avant même qu’elle soit tombée à genoux devant lui, à bout de souffle, il avait identifié Hildegarde, la femme du meunier, les pieds nus et les cheveux en bataille, encore vêtue de sa chemise de nuit sur laquelle elle avait passé une cape. La lueur de la torche éclairait à peine son visage crasseux. C’était peut-être une menace, mais d’une tout autre sorte, familière qui plus est.

Ach, pasteur ! s’écria-t-elle. Dieu a découvert mes péchés.

Dieu n’avait pas eu besoin de chercher très loin, songea Dietrich. Il aida la femme à se relever.

— Dieu connaît tous nos péchés depuis le commencement des temps, déclara-t-il.

— Alors pourquoi m’a-t-il réveillée ce matin en m’affligeant d’une telle terreur ? Vous devez me confesser et m’absoudre.

Impatient de s’abriter des sinistres miasmes qui imprégnaient le monde, Dietrich conduisit Hildegarde dans l’église ; il fut déçu, sinon surpris, de constater que son inquiétude persistait. Peut-être qu’une terre consacrée tenait le surnaturel à l’écart jusqu’à la fin des temps, mais elle n’arrêtait pas une intrusion naturelle.

Il perçut au sein du calme une sorte de doux murmure, pareil à celui d’une brise ou d’un ruisseau. Portant une main à son front pour bloquer l’éclat de sa torche, il discerna une petite ombre tapie au pied de l’autel. Joachim le franciscain gisait là, prononçant précipitamment des prières jaculatoires, si bien que ses mots s’entremêlaient en un susurrement indistinct.

Interrompant son oraison, il se leva avec souplesse. Il était vêtu d’une robe usée et élimée, maintes fois reprisée avec soin. Le capuchon dissimulait ses traits sèchement dessinés : un petit homme noiraud, aux lourdes arcades sourcilières, aux yeux sombres. Il s’humecta les lèvres d’un vif mouvement de langue.

— Dietrich… ? fit-il, sa voix tremblant sur la dernière syllabe.

— N’ayez pas peur, Joachim. Nous l’avons tous senti. Les bêtes aussi. Ce n’est qu’un phénomène naturel, un trouble dans l’air, comme un tonnerre muet.

Joachim secoua la tête, et une mèche noire lui tomba sur le front.

— Un tonnerre muet ?

— Je ne vois pas d’autre façon de le décrire. Comme un jeu d’orgue de basse qui ferait vibrer le verre.

Il fit part à Joachim du raisonnement qu’il avait développé à partir de sa soutane.

Le franciscain jeta un coup d’œil à Hildegarde, qui s’était attardée à l’entrée de l’église. Il se frictionna les bras sous sa robe et regarda à droite, puis à gauche.

— Non, cette angoisse, c’est la voix de Dieu qui nous appelle au repentir. Elle est trop terrible pour qu’il en soit autrement !

Il avait prononcé ces mots avec les accents d’un prédicateur, si bien qu’ils semblaient issus des statues qui les observaient depuis leurs niches.

Les prêches de Joachim se caractérisaient par l’emphase et la gesticulation, alors que les sermons raisonnés de Dietrich avaient souvent sur ses ouailles un effet soporifique. Il enviait parfois au moine ce talent pour exalter le cœur des hommes ; mais parfois seulement. Un cœur exalté est souvent capable du pire.

— Dieu peut très bien nous appeler par des moyens purement matériels, déclara-t-il à son cadet.

D’un geste plein de douceur, il l’amena à se retourner.

— Allez garnir l’autel. Prenez la nappe rouge. Aujourd’hui, nous célébrons des martyrs.

Un homme difficile à vivre, se dit Dietrich comme Joachim s’éloignait, et difficile à comprendre. Le jeune moine portait ses guenilles avec autant de fierté que le pape en Avignon sa couronne dorée. Les dissidents spirituels vantaient la pauvreté de Jésus et de Ses apôtres et vitupéraient contre la richesse du clergé ; toutefois, le Seigneur n’avait pas béni les pauvres, mais les pauvres en esprit – « Beati pauperes spiritu ». Une distinction des plus subtiles. Ainsi que l’avaient noté Augustin et Thomas d’Aquin, la pauvreté est un but trop facile à atteindre pour être récompensée par le paradis.

— Que fait-il ici ? demanda Hildegarde. Il n’est bon qu’à s’asseoir par terre, à mendier et à divaguer.

Dietrich ne répondit point. La présence de Joachim était due à certaines raisons. Des raisons coiffées de tiares et de couronnes de fer. Il le regrettait un peu, car le moine ne faisait pas grand-chose, excepté attirer l’attention. Mais le Seigneur avait dit : « J’étais un étranger, et vous m’avez recueilli[3] », et il n’était pas prévu d’exception à cette règle. Cesse de penser aux événements du monde par-delà ces bois, se rappela-t-il. Ils ne te concernent plus. Quant à savoir si le monde par-delà ces bois cesserait de penser à lui, c’était une autre hypothèse, bien plus hasardeuse.


Une fois dans le confessionnal, Hildegarde lui avoua toute une litanie de péchés véniels. Elle mouillait la farine sur les sacs de grains qu’on livrait à son époux, ce qui était le secret le moins bien gardé d’Oberhochwald, ou quasiment. Elle avait volé la broche de l’épouse de Bauer. Elle négligeait son vieux père, qui demeurait à Niederhochwald. Apparemment, elle était résolue à parcourir l’ensemble du Décalogue.

Mais c’était cette même pécheresse qui, deux ans auparavant, avait recueilli un misérable pèlerin en route pour l’église du Saint-Sépulcre à Jérusalem. Venu d’Hibernie, cette île au bord du monde, Brian O’Flainn avait traversé sans encombre des terres en plein tourment – car, cette année-là, le roi d’Angleterre avait massacré tous les chevaliers de France – pour se faire dépouiller par le seigneur de Falkenstein, la Roche-aux-Faucons. Hilde Müller avait recueilli le malheureux sous son toit, pansant ses plaies et ses ampoules, lui offrant des vêtements neufs que son époux n’avait cédés qu’à contrecœur, et l’avait vu repartir guéri et rassasié. De quoi faire pencher une balance dont un plateau était lourd de ladrerie, de jalousie et de cupidité.

Le péché est dans l’intention autant que dans l’acte. La litanie que récitait cette femme dessinait les contours du péché mortel dont ses médiocres transgressions n’étaient que les signes. On peut rendre une broche ou aller voir un parent ; mais si l’on ne cherche pas à soigner son âme, tout repentir – si sincère soit-il, du moins sur le moment – se flétrit comme la graine semée dans un sol ingrat.

— Et j’ai connu des hommes en dehors des liens sacrés du mariage.

Le voilà, le secret le moins bien gardé d’Oberhochwald. Hildegarde Müller traquait les hommes avec la même volonté froide que Herr Manfred mettait à traquer les cerfs et les sangliers, qui ornaient ensuite les murs de Hof Hochwald. Dietrich eut la soudaine et déconcertante vision de la salle des trophées qu’aurait pu se constituer Hildegarde.

Des trophées ? Ach ! C’était cela, son péché. L’orgueil et non la luxure. Longtemps après que la jouissance charnelle s’était estompée, le souvenir de la traque et de la capture du gibier réaffirmait sa capacité à toujours obtenir ce qu’elle désirait, où et quand elle le désirait. Quant à sa tendresse envers le pèlerin irlandais… ce n’était pas un paradoxe, mais une confirmation. Elle avait agi au vu et au su de tout le monde, afin que l’on puisse admirer sa générosité. Et cette litanie de péchés véniels était également une manifestation de son orgueil. Elle se vantait.

Pour chaque faiblesse, une force ; pour l’orgueil, l’humilité. Il allait lui infliger les pénitences convenues. Elle devrait restituer la broche, restaurer la farine, rendre visite à son père. Renoncer à l’adultère. Traiter les pèlerins, si humbles fussent-ils, avec la même charité qu’elle avait réservée au noble irlandais. Mais, afin d’apprendre l’humilité, elle devrait en outre récurer le sol pavé de la nef.

Et accomplir ces tâches en secret, de crainte qu’elle ne s’enorgueillisse aussi de ses pénitences.


Peu après, alors qu’il s’habillait pour la messe dans la sacristie, Dietrich se figea au moment de nouer le cordon autour de sa taille. Un bruit pareil à un bourdonnement étouffé parvenait à ses oreilles. Il se planta devant la fenêtre et vit dans le lointain des nuées de pouillots siffleurs et de geais des chênes, tournoyant au-dessus du point où il avait aperçu une pâle luminescence. Soit celle-ci avait disparu, soit le jour éclatant la rendait désormais imperceptible. Mais il y avait dans le paysage une indéfinissable étrangeté. Ce qu’il avait devant lui paraissait confiné, comme si la forêt avait été froissée et repliée sur elle-même.

Au pied de la colline de l’église s’agitait un groupe de personnes, aussi perturbées que les oiseaux dans le ciel. Devant la forge, Gregor et Theresia discutaient avec Lorenz. Ils avaient les cheveux en bataille, voire hérissés, et leurs vêtements étaient plaqués à leur peau, comme s’ils étaient tout mouillés. D’autres villageois étaient déjà levés, mais on n’apercevait aucun signe de l’activité coutumière. Le feu n’était pas allumé dans la forge, les moutons dans leur enclos bêlaient pour appeler les bergers. Le plumet de fumée qui montait d’ordinaire de la charbonnière installée dans la forêt brillait par son absence.

Le bourdonnement se faisait plus intense à mesure qu’on s’approchait de la vitre. En touchant celle-ci du bout du doigt, Dietrich la sentit vibrer. Surpris, il recula d’un pas.

Comme il se passait une main dans les cheveux, il eut l’impression de la plonger dans un nid de serpents. La cause de tous ces phénomènes gagnait en force, tel le fracas d’un cheval lancé au galop – une analogie tendant à prouver que la source de l’impetus se rapprochait. Un corps ne peut être en mouvement si une personne ne lui a pas communiqué un impetus, affirmait Buridan. Dietrich se renfrogna, troublé à cette idée. Quelque chose approchait.

Il s’écarta de la fenêtre pour continuer de s’habiller et s’immobilisa en posant une main sur la chasuble rouge.

L’ambre !

Il venait de se le rappeler. L’ambre – êlektron en grec – que l’on frottait sur une fourrure imprimait à celle-ci un impetus qui conduisait les poils à se hérisser comme le faisaient ses cheveux. Buridan en avait fait la démonstration à Paris, alors que Dietrich suivait son enseignement. Le maître était si ravi d’instruire son prochain qu’il avait renoncé à son doctorat, devenant grâce à ses honoraires une espèce d’oiseau rare : un lettré ignorant la misère. Dietrich le revoyait en esprit, frottant vigoureusement un bout d’ambre sur une peau de chat, souriant de toutes ses dents sans même s’en rendre compte.

Dietrich examina son reflet sur la vitre. Dieu frottait un bout d’ambre sur le monde. Cette idée l’excitait sans qu’il sache pourquoi, comme s’il était sur le point de découvrir une forme jusque-là jugée occulte. Le vertige le saisit, semblable à celui qu’il aurait éprouvé en haut du clocher. Dieu ne frottait pas le monde, bien entendu. Mais il se passait quelque chose évoquant l’effet de l’ambre sur une fourrure.

Dietrich alla sur le seuil de la sacristie, depuis lequel il observa le franciscain qui s’affairait à préparer l’autel. Joachim avait rabattu son capuchon et les boucles noires entourant sa tonsure dansaient au rythme du même impetus invisible. Il se déplaçait avec cette grâce et cette souplesse qui sont l’apanage de la noblesse. Jamais il n’avait connu la hutte d’un vilain, ni les libertés d’une ville franche. On ne manquait pas de s’étonner lorsqu’un homme tel que lui, héritier présomptif de quelque fief d’importance, vouait sa vie à la pauvreté. Joachim se tourna légèrement et la lumière de la claire-voie sculpta ses traits fins, presque féminins, que gâchaient des sourcils broussailleux se rejoignant sur la glabelle. Pour ceux qui se souciaient de la beauté des hommes, Joachim était sans doute très avenant.

Joachim et Dietrich échangèrent un regard bref mais intense, puis le moine se tourna vers la crédence afin d’y attraper deux cierges utilisés pour la messe basse. Comme les mains du franciscain effleuraient les flambeaux de cuivre, des étincelles en jaillirent et dansèrent sur ses doigts.

Joachim sursauta et leva le bras.

— C’est Dieu qui maudit ces richesses !

Dietrich le rejoignit et lui enserra le poignet.

— Soyez raisonnable, Joachim. Cela fait des années que je possède ces flambeaux, et jamais ils n’ont mordu personne. S’ils déplaisent tant au Seigneur, pourquoi attendre aujourd’hui pour le montrer ?

— Parce que Dieu a fini par perdre patience, parce que Son Église s’est donnée à Mammon.

— À Mammon ?

D’un geste, Dietrich embrassa l’église de bois. Sur les poutres et les solives, des visages grimaçants les contemplaient. Sur les fenêtres en ogive, des saints filiformes en verre coloré leur adressaient sourires et rictus, quand ils ne levaient pas la main pour les bénir.

— Nous ne sommes pas à Avignon, conclut-il.

Il fixa les flambeaux en métal ouvragé : le chrisme et le pélican. Il tendit vers eux un index hésitant. Lorsqu’il ne fut plus qu’à un pouce de la base du premier flambeau, on entendit un claquement et une étincelle apparut dans l’espace qui les séparait. Bien qu’il s’attendît à ce qui allait se passer, il sursauta aussi vivement que l’avait fait Joachim. On eût dit qu’on lui avait percé le doigt avec une aiguille portée au rouge. Il le suçota pour apaiser sa douleur et se tourna vers le franciscain.

— Hum, fit-il, puis il examina son index. Une douleur fort infime, annonça-t-il, accrue par le seul effet de surprise.

Nettement plus vive, en fait, que celle que lui avait infligée l’aiguière. Signe que le responsable de l’impetus se rapprochait.

— Mais une douleur purement matérielle, enchaîna-t-il. Il y a quelques instants, je me suis rappelé un effet similaire, obtenu grâce à de l’ambre et à une peau de bête.

— Mais ces petits éclairs…

— Des éclairs, coupa Dietrich.

Il venait d’avoir une nouvelle idée. Il se frotta les doigts d’un air distrait.

— Joachim ! Et si cette essence était de la même espèce que la foudre ?

Un large sourire aux lèvres, il tendit à nouveau le doigt vers les flambeaux, y faisant à nouveau naître un arc. Du feu surgi de la terre ! Il éclata de rire et le franciscain s’écarta de lui.

— Imaginez une roue gainée de fourrure, se frottant à des plaques d’ambre, dit-il au moine. Nous pourrions avec elle engendrer cette essence, cette elektronikos, et, si nous apprenions à la contrôler, nous pourrions commander à la foudre elle-même !

Et la foudre frappa sans prévenir !

Dietrich sentit le feu le parcourir de part en part. Près de lui, le franciscain se cambra, les yeux exorbités et les lèvres retroussées. Des étincelles ne cessaient de jaillir entre les deux flambeaux.

Une vague de lumière déferla à travers les vitraux des fenêtres à ogive, bariolant d’arcs-en-ciel l’intérieur de l’église. Saints et prophètes étincelaient de toute leur gloire : la Vierge Marie, saint Léonard, sainte Catherine, sainte Marguerite, tous plus radieux les uns que les autres. La lumière issue de leurs formes transperçait la pénombre, mouchetant statues et colonnes d’or et de blanc, de rouge et de jaune, donnant l’impression qu’elles se mouvaient. Joachim tomba à genoux et courba la tête, se protégea les yeux des vitraux aveuglants. Dietrich s’agenouilla, lui aussi, mais ses yeux fouillaient tous les coins et les recoins de l’église, désireux de ne rien manquer de ce prodige.

Une avalanche de tonnerre ponctua ces éclairs ; puis les cloches se mirent à sonner, produisant une cacophonie sans rythme ni mélodie. Les poutres de l’église grincèrent et geignirent, et le vent s’engouffra dans les combles, ululant comme une bête sauvage. Les dragons et les griffons hurlèrent. Les nains sculptés gémirent. Les vitres criaillèrent et se fendirent en de multiples craquelures.

Puis, aussi soudainement qu’elle avait surgi, la lumière s’atténua, et le tonnerre et le vent s’estompèrent. Dietrich attendit un peu, mais plus rien ne se passa. Il inspira profondément et constata que son angoisse s’était également dissipée. Murmurant une brève action de grâces, il se releva. Il jeta un bref coup d’œil à Joachim, qui s’était roulé en boule sur le pavé, les bras enveloppés autour du crâne, puis se tourna vers la crédence et toucha l’un des flambeaux.

Rien ne se produisit.

Il considéra les vitres fendillées. Ce qui approchait était arrivé.

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